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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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1.1.b Le modèle italien de prise en charge de la toxicomanie par délégation

En l'absence d'un système de surveillance épidémiologique ou d'enquêtes nationales auprès des entrants, la part des toxicomanes au sein des prisons italiennes est évaluée de façon approximative à près de 30% de l'ensemble des détenus, chiffre resté stable depuis 1990814(*). Bruno Bertelli note la part croissante des immigrés au sein de la population des toxicomanes incarcérés. Ceux-ci représentaient 14% des toxicomanes écroués en 1992, puis 23,4% en 1996 et 31,5% en 1998815(*). Cette augmentation s'explique en partie par un durcissement de la législation sur les stupéfiants qui a eu lieu en 1993. La principale réglementation dans le soin des détenus toxicomanes est établie par le Testo Unico n.309 de 1990, apparu suite à la loi Jervolino-Vassali, qui confie au monde carcéral de nouvelles responsabilités en matière de traitement des toxicomanes (art.90 à 96). L'article 30 de la loi 162/90 prévoit la création de structures thérapeutiques spécifiques pour toxicomanes au sein des prisons ou encore une coopération entre l'institution pénitentiaire et les services sanitaires publics. Les Serts sont ainsi dès 1990 tenus de façon explicite par la loi à prendre en charge les toxicomanes détenus ou condamnés. Cette nouvelle réglementation demeura cependant lettre morte en raison des réticences des opérateurs sanitaires publics à travailler en milieu carcéral, souvent considéré comme répressif, et du refus de l'administration pénitentiaire de les laisser rentrer. C'est seulement la réforme de 1999 qui inaugure l'uniformisation du dispositif de soin des toxicomanies entre l'intérieur et l'extérieur.

Outre les obstacles culturels, le retard dans la mise en place d'un système de prise en charge des addictions dans les prisons italiennes s'explique avant tout par l'existence d'un système de mesures alternatives aux poursuites judiciaires original qui permet l'annulation du recours en justice à condition que le toxicomane soit intégré au sein d'un programme thérapeutique. Malgré l'introduction de ce système dès 1975, ce n'est que le Testo unico du 9 octobre 1990 qui donne une importance cruciale aux procédures alternatives816(*). Le législateur décrit alors le toxicomane comme un malade devant être soigné et poussé par tous les moyens (même coercitifs) afin d'entreprendre un programme thérapeutique. Les institutions publiques (prisons, tribunaux, services sociaux) ont la possibilité d'envoyer le toxicomane, en alternative à la réclusion in affidamento, c'est à dire en mise sous tutelle, auprès d'une communauté thérapeutique (art.94)817(*). Bruno Bertelli affirme qu'il s'agit d'une  mesure juridique « à travers laquelle apparaît de manière évidente la soumission du principe pénal face à l'objectif thérapeutique »818(*). Le Testo unico de 1990 permettrait de résoudre le conflit entre la logique pénale et la logique thérapeutique qui traverse l'ensemble des politiques de lutte contre les toxicomanies819(*). Le recours massif à ces mesures a constitué un moyen pour le législateur italien de désamorcer en partie le problème de la sur-représentation des toxicomanes en milieu carcéral, d'autant plus préoccupant en l'absence d'un système de prise en charge sanitaire adéquat820(*). Plusieurs questions méritent cependant d'être soulevées. Un premier problème d'ordre thérapeutique est la faible motivation des détenus qui bénéficient d'une telle mesure821(*). En effet, comme le souligne le responsable d'une communauté thérapeutique,  « leur motivation est au début toujours la même c'est-à-dire ils ne veulent pas rester en prison. Ce qui les motive c'est avant tout cela »822(*). Cet opportunisme, dont sont conscients de nombreux intervenants, rend difficile l'élaboration d'un programme thérapeutique et laisse craindre une déstabilisation de l'ensemble de la communauté823(*):

« Il y a un problème de motivation car un toxicomane en prison qui décide d'aller en communauté a très souvent une motivation plus forte de partir de prison plutôt qu'une motivation d'interrompre sa toxicomanie [...] Le comportement peu collaborateur [...] peut-être communiqué aux autres éléments de la communauté qui peuvent être des personnes très motivées par le soin car ils ont des filtres de motivation avant de venir. »824(*)

C'est en raison de ce risque que beaucoup de communautés choisissent de ne pas dépasser le seuil de 30% des usagers respectant ainsi un équilibre entre toxicomanes détenus et toxicomanes non détenus825(*). Cette règle informelle n'est cependant pas toujours vérifiée puisque plusieurs communautés sont constituées presque exclusivement de toxicomanes ayant bénéficiés de mesures alternatives. C'est par exemple le cas d'une communauté située à Rome qui dépasse le seuil de 90%. Son responsable regrette cette trop forte proportion qui rapproche le travail des opérateurs de celui de celui des surveillants et qui aboutit parfois à une atmosphère délétère au sein de la communauté: « Cela rend le travail un peu plus difficile car en réalité nous ne devons pas seulement avoir un travail de thérapie mais aussi de surveillance. Et de toute façon il faut être lucide, ce sont des personnes qui sortent de prison et qui ont un rapport biaisé. Par exemple, il y a beaucoup de gens qui ont fait plus de dix ans de prison et qui ont donc forcément au début un rapport avec nous qui est très similaire à celui qu'ils avaient en prison »826(*). Les missions de soin et de contrôle semblent parfois se recouper au sein des communautés thérapeutiques. Bien que le contrôle soit effectué par le Centro dei servizi sociali per adulti (CSSA) du ministère de la Justice, la séparation entre les fonctions judiciaires et thérapeutiques est cependant très formelle comme le rappelle Luca Morici827(*). Les discours des intervenants des communautés oscillent entre, d'une part, l'affirmation du rôle de soignant dans une logique de démarcation du milieu carcéral  et, d'autre part, la conscience d'exercer une fonction de contrôle similaire à celle des prisons.

« Nous, nous sommes des thérapeutes, nous sommes ici pour soigner, nous ne sommes pas là pour réprimer. Si quelqu'un veut s'en aller, nous cherchons à le convaincre mais nous n'allons pas le retenir, il peut s'en aller [...] Nous ne voulons pas reproduire une prison. Certains de nos secteurs sont des reproductions de la prison dans une version "libre" [...] Les mêmes mécanismes qu'en prison, de pouvoir par exemple, se reproduisent ici. »828(*)

La procédure d'affidamento permet de déléguer un nombre considérable de toxicomanes aux structures de soin leur permettant d'éviter ainsi la prison, facteur de précarisation accrue. Luca Morici souligne cependant l'ambiguïté de ces mesures qui s'apparentent à une volonté de « punir en soignant » par le biais d'une délégation du système pénal au système soignant829(*). Certains opérateurs critiquent cette délégation de la fonction de contrôle qui fait des communautés les sous-traitants du ministère de la Justice : « La police effectue des contrôles très réguliers [...] Pour eux c'est beaucoup plus pratique et c'est beaucoup plus contrôlable. Je pense qu'actuellement pour le futur en Italie, cela peut devenir une des nouvelles formes de prison. Parce qu'un détenu coûte en Italie 120 euro par mois alors qu'ici il ne coûte que 40 euro, c'est peut-être une forme de prison privée à l'américaine... »830(*).

Le second problème du dispositif actuel est la quasi-absence des services de soin publics aux toxicomanes, pourtant habilités par la loi à recevoir les personnes bénéficiant de mesures alternatives à la détention. Outre les réticences du personnel soignant, cette difficulté est liée au mode de fonctionnement des Serts qui ne disposent pas de programmes communautaires (diurnes ou nocturnes) mais qui réalisent uniquement des soins ambulatoires ponctuels. La prise en charge d'un toxicomane au sein d'un Sert se résume le plus souvent à la distribution d'un produit de substitution et à quelques séances de psychothérapie. Les magistrats sont très réticents à accorder l'envoi de toxicomanes auprès de structures où ils ne bénéficieront souvent pas d'une réelle prise en charge : « Les Serts offrent beaucoup moins de places disponibles pour ce genre de mesures [...] Les juges préfèrent très souvent les communautés thérapeutiques où le contrôle du toxicomane [et] où les toxicomanes vont tous les jours plutôt que dans un Sert où ils ne vont que deux fois par semaine »831(*). Malgré plusieurs expérimentations de collaboration entre les structures privées et publiques, la plupart des mesures alternatives à l'incarcération des détenus toxicomanes sont réalisées au bénéfice du secteur privé associatif832(*). Enfin, plusieurs dépendances demeurent mal prises en charge. C'est le cas des mineurs qui ne bénéficient de l'intervention d'aucun service spécialisé et qui peuvent rarement profiter des mesures alternatives faute de places qui leur sont réservées dans les communautés thérapeutiques833(*). Ce problème s'explique en partie par une sous évaluation des problèmes d'héroïnomanie chez les mineurs. L'alcoolisme et la cocaïnomanie demeurent également mal pris en charge faute d'une certification possible834(*). Les immigrés sont enfin très rarement bénéficiaires des mesures alternatives à l'incarcération, notamment par manque d'une structure sociale ou familiale qui puisse les accueillir à leur libération835(*).

Les dispositifs français et italiens de prise en charge des toxicomanies en milieu carcéral sont très distincts. Tandis que le système français se singularise par la présence de nombreux intervenants spécialisés, l'Italie a largement recourt aux associations afin de leur déléguer le soin des détenus toxicomanes. Il semblerait que l'on puisse discerner, outre les spécificités qui caractérisent chaque pays, un facteur explicatif commun : plus le dispositif soignant intervenant en milieu carcéral est fortement développé et moins il entretiendrait de liens avec le secteur associatif extérieur, à l'inverse moins le système de prise en charge des détenus est consolidé et plus il aurait tendance à recourir à des acteurs associatifs836(*). Cette hypothèse permettrait de rendre compte du retard dans la mise en place d'un dispositif de soin aux toxicomanes en Italie mais aussi du manque d'interventions des acteurs extérieurs au milieu carcéral français837(*). Les spécificités nationales des dispositifs de prise en charge des addictions en prison vont se répercuter sur l'émergence, plus ou moins rapide, des traitements de substitution. Ceux-ci vont profondément modifier la conception soignante de la toxicomanie en réhabilitant la notion de réinsertion.

* 814 Source : Ministero Giustizia, Dipartimento Amministrazione Penitenziaria. Cité dans Bertelli Bruno, « Le politiche penitenziarie », in Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, Luca Fazzi, Antonio Scaglia, FrancoAngeli, Milan, 2001, p.161.

* 815 Bertelli Bruno, « Le politiche penitenziarie », art.cit., p.151.

* 816 Les premières mesures de peines alternatives à la détention carcérale sont introduites par la loi de réforme pénitentiaire L.354 de 1975. Cette mesure, qualifiée de « révolution culturelle du milieu carcéral » par Bruno Bertelli, était d'autant plus innovante que la majorité des pays européens adoptaient alors des politiques strictement répressives. Mais si le principe a été établit, l'application demeure faible en raison d'un manque de directives. La cadre d'application de la loi n'apparaît qu'en 1984, d'abord pour les incarcérations préventives puis pour les peines allant jusqu'à deux ans et demi (1985) puis jusqu'à trois ans (loi 663 de 1986 connue comme loi Gozzini). Bertelli Bruno, « Le politiche penitenziarie », in Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, op.cit., p.144

* 817 Ce régime est applicable pour les peines inférieures à quatre ans et ne peut être utilisé que deux fois pour une même personne. Le toxicomane s'engage à entreprendre et à mener à terme un programme thérapeutique. Cette attribution temporaire aux services sociaux s'accompagne de la suspension provisoire de 5 ans (art.90) de l'exécution de la peine (d'une durée maximale de quatre ans). Celle-ci est classée en cas de réussite du programme thérapeutique entrepris. L'étendue de ces mesures est bien sûr décidée en considération de la gravité des faits imputés au toxicomane.

* 818 Ibid., p.142.

* 819 Luca Morici estime dans ce sens : « Le système pénal résout ainsi l'oscillation paradoxale entre une définition sociale de la toxicomanie comme déviance ou comme maladie, considérant la personne toxicomane comme déviante pour la traiter par la suite comme malade». Morici Luca, « Tossicodipendenza e carcere : tra punizione e cura », art.cit., p.155.

* 820 Le recours aux mesures alternatives a été massif à partir de 1990. Le nombre de toxicomanes bénéficiant de telles mesures est passé de 2 386 en 1992 (soit 41,9% de l'ensemble des mesures prononcées) à 4 541 en 1994 (soit 38,4%) puis à 5 985 en 1997 (34,2%), ce chiffre est redescendu à 3 746 en 1999 (25,1). Source : Ministero della Giutizia- Dipartimento Amministrazione penitenziaria. Extrait de Bertelli Bruno, « Le politiche penintenziarie », in Tossicodipendenze e politiche sociali in Italia, op.cit., p.152.

* 821 La toxicomanie serait désormais devenue au sein du système pénal italien une « circonstance atténuante » incitant par ailleurs certains détenus à recourir aux stupéfiants. Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ».

* 822 Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome.

* 823 Luca Morici évoque un sentiment d'instrumentalisation de la part des intervenants en communautés thérapeutiques. Morici Luca, « Tossicodipendenza e carcere : tra punizione e cura », art.cit., p.156.

* 824 Entretien n° 20, Ignazio Marconi, responsable de l'Agence pour les toxicomanies de Rome.

* 825 Entretien n° 20, Ignazio Marconi, responsable de l'Agence pour les toxicomanies de Rome.

* 826 Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome.

* 827 Morici Luca, « Tossicodipendenza e carcere : tra punizione e cura », art.cit., p.153.

* 828 Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ».

* 829 Ce constat est d'autant plus pertinent que les magistrats sont d'ailleurs plus favorables aux communautés thérapeutiques qui représenteraient la forme de conjugaison la plus réussie entre le principe thérapeutique et le principe de discipline. C'est ainsi qu'une communauté telle que San Patrignano, fortement marquée par un mode de fonctionnement coercitif, bénéficie fréquemment de la préférence des magistrats en raison des garanties de sécurité qu'elle représente. Morici Luca, « Tossicodipendenza e carcere : tra punizione e cura », art.cit., p.160.

* 830 Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ».

* 831 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 832 La communauté Villa Maraini située à Rome constitue un bon exemple de ce genre d'expérimentation malgré les nombreuses difficultés qu'elle a dû affronter durant ses quinze années de fonctionnement : « Villa Maraini est également une communauté assez spécifique dans le sens où une partie du personnel est rattachée au Sert et une partie fonctionne en tant que communauté. C'était une situation pilote en Italie car ils sont les premiers à avoir adopté cette intégration. [...] Cette intégration était très difficile car le public a cherché à plusieurs reprises à retirer son personnel ». Entretien n° 20, Ignazio Marconi, responsable de l'Agence pour les toxicomanies de Rome.

* 833 Entretien n°23, Alessandra Costa, psychologue au Centre de détention pour mineurs de Rome.

* 834 La phase la plus importante du soin de la toxicomanie en milieu carcéral, afin de bénéficier d'un soin spécifique en détention ou de l'application des mesures alternatives, constitue la certification de la toxicomanie. Celle-ci s'effectue à partir de l'observation de l'état d'abstinence du détenu et de ses manifestations physiques ou selon les traitements de substitution qu'a pu éventuellement suivre le détenu à l'extérieur auprès d'un Sert. En l'absence d'une définition valable d'un état d'abstinence pour l'alcoolisme et la cocaïnomanie ou de traitements de substitution qui leur correspondent, leur certification demeure souvent problématique. Entretien n°21, Marco Brucci, responsable d'une communauté thérapeutique située à Rome.

* 835 Entretien n°28, Eugenio Iaffrate, responsable du projet « prison » de la communauté « Villa Maraini ».

* 836 On peut tenir pour preuve de cette hypothèse le fait que les petits établissements français qui ne disposent pas d'un dispositif sanitaire très développé ont tendance à recourir plus volontiers au système associatif, comme en témoigne une assistante sociale qui souligne le contraste entre les prisons de Lyon et le précédent établissement où elle travaillait, où le service médical était quasi-inexistant : « A Meaux il n'y avait personne de spécialisé dans la prise en charge. J'étais en lien avec une association extérieure qui s'occupait des détenus pour les problèmes de toxicomanie. Après j'étais en lien avec une association qui s'occupait des gens qui avaient des problèmes d'alcool [...] C'était surtout dans le but de créer des liens avec des structures extérieures dans un objectif de préparation à la sortie ». Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 837 Cette hypothèse ne serait pas seulement valable en matière de prise en charge de la toxicomanie mais également pour l'ensemble du dispositif sanitaire en prison, bien qu'elle semble davantage visible dans le soin des addictions.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille