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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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1.2 Le refus d'une « médecine pénitentiaire » : histoire d'une lutte pour la reconnaissance

La loi du 18 janvier 1994 s'explique avant tout par la nécessité de réformer une médecine malade. Celle-ci souffrait d'un manque flagrant de considération comme en témoigne l'état de pauvreté qui l'a pendant longtemps caractérisé. Mais c'est avant tout de son manque de prestige dont était victime cette discipline. La réforme de 1994 a alors constitué pour les soignants pénitentiaires l'opportunité de revaloriser leur pratique médicale en réinscrivant la médecine pénitentiaire dans la médecine de droit commun.

1.2.a Une médecine de second rang

La réforme de 1994 a constitué la réponse apportée au manque de moyen de la médecine pénitentiaire au début des années quatre-vingt-dix. Un rapport établi par le Haut comité national de la santé publique (HCNSP) réalisait en 1993 un état des lieux des carences dont souffrait l'organisation des soins en milieu carcéral. Il soulevait notamment le manque de personnel, la vétusté des locaux mis à disposition par l'administration pénitentiaire, le manque de matériel médical, pour les soins dentaires par exemple, l'insuffisance de la rémunération des vacations (soixante-dix francs de l'heure) et le manque, voire l'absence d'intervention de spécialistes sur plusieurs établissements86(*). Le rapport du Conseil national du Sida a réalisé également en 1993 un constat accablant de l'organisation sanitaire de certains établissements :

« Dans tel établissement, dont le cas n'est sans doute pas exceptionnel, les moyens sont limités [...] Cet établissement ne dispose d'aucun psychologue ou psychiatre [...] De l'avis général, ce système ne semble pas répondre aux besoins médicaux et psychologiques des détenus, et ne satisfait à l'évidence aucun des responsables de l'établissement. Un toxicomane écroué un dimanche ne peut recevoir aucun médicament, puisqu'il n'y a pas de permanence médicale [...] Le médecin généraliste, particulièrement mal rétribué, ne continue à venir que par amitié pour son directeur »87(*)

Les personnes interrogées reconnaissent volontiers le manque de moyen patent dont souffrait la médecine pénitentiaire avant la réforme de 1994. Une psychologue qui travaillait à l'Antenne toxicomanie durant les années quatre-vingts qualifie les soins de « primaires »88(*). Une employée des services sociaux pénitentiaires, le Service Pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP), raconte son expérience à la maison d'arrêt de Meaux en 1993 où le manque de personnel soignant, dont le local se limitait à une cellule, ne permettait pas d'assurer plus que les soins ou de développer des projets de prévention ou d'insertion89(*). A ce manque de moyens, s'ajoutait une absence de considération de la médecine pénitentiaire en tant que discipline médicale. La prison demeurait un milieu peu valorisant pour les médecins qui percevaient l'exercice en milieu carcéral comme une activité dépréciative90(*). Cette charge était d'ailleurs souvent occupée par des médecins de « second ordre » qui choisissait cette voie en l'absence d'autres choix. La profession de « médecin de prison » offrait à cette époque peu de perspectives de carrières, comme le rapporte un ancien médecin pénitentiaire :

« Si vous voulez, qu'est-ce que c'était en 1970 qu'un médecin pénitentiaire ? C'était un médecin vacataire, en général un médecin généraliste, qui acceptait à titre philanthropique [...] de venir une fois ou deux fois par semaine de passer une demi-journée dans un établissement pénitentiaire. Il était donc totalement seul avec une infirmière [...] Il pouvait faire vingt ans ou vingt-cinq ans, il avait toujours le même statut, toujours la même rémunération, aucune perspective de carrière.»91(*)

La médecine en prison a donc été pendant longtemps en France « une médecine de seconde zone pour des individus de seconde zone »92(*). La situation italienne fournit également une bonne échelle de comparaison, où même si les conditions ne sont pas similaires à l'ancienne médecine pénitentiaire française, elles demeurent largement insuffisantes dans plusieurs établissements. Une psychologue regrette par exemple le manque de moyens disponibles au centre de détention pour mineurs où le seul médecin en fonction ne dispose pas du matériel suffisant pour réaliser la visite des entrants de façon satisfaisante :

« Le problème c'est qu'il n'y a pas de véritables vérifications. Il y a un médecin qui regarde en cinq minutes un détenu. Ce ne sont pas des visites qui sont très bien faites [...] Et si un détenu a un problème visible à l'oeil nu alors il s'en rend compte mais il n'y a pas d'examens plus approfondis. Il n'y a pas un discours de dépistage des maladies en général. »93(*)

En confrontation avec les besoins, le manque de moyens accordés à la médecine pénitentiaire s'expliquerait par une double, voire une triple, discrimination : la santé n'a toujours occupée qu'une place marginale au sein d'une administration qui elle-même ne représente qu'une part réduite du budget de fonctionnement du ministère auquel elle est rattachée. Agnès Olive écrit qu'« il n'est pas exagéré d'affirmer que financièrement la prison est le secteur délaissé de la Justice qui elle-même ne bénéficie pas de crédits suffisants (le budget de la Justice représente 1,5% du budget de l'Etat), alors la santé en prison... »94(*). Un pionnier de la médecine pénitentiaire en France remarque que l'administration pénitentiaire était trop faible pour pouvoir assurer l'organisation des soins, ce qui justifiait le transfert des activités sanitaires au ministère de la Santé : « Donc nous avons dit qu'il s'agit plutôt d'une mission de santé publique et qu'elle était peu compatible avec la dépendance à l'administration pénitentiaire. En effet [...] l'administration pénitentiaire se situait au fond d'un entonnoir de pauvreté qui la coinçait et la figeait dans ces pauvres moyens du droit »95(*).

La seconde critique fréquemment adressée à l'ancienne organisation des soins est la mauvaise gestion des fonds mis à disposition de la médecine pénitentiaire. Une psychologue constate le manque de planification avec lequel l'administration pénitentiaire gérait l'organisation des soins : « Parce que les soins étaient quand même plus que dramatiques. C'était pas structuré. Pas assez structuré, pas assez suivi [...] Il y en avait pour des sommes faramineuses. Rien n'était vraiment géré. Il y a eu des déficits, des choses comme ça. Il fallait tout restructurer »96(*). Le choix de rattacher la médecine pénitentiaire au système hospitalier français s'explique probablement en vertu de l'organisation hospitalière qui a été l'objet au cours des vingt-dernières années d'un important processus de rationalisation des dépenses97(*). La réforme de 1994 semble avoir permis d'améliorer fortement la gestion des ressources, comme en témoigne la nouvelle gestion des médicaments98(*). En Italie, la mauvaise intendance semble beaucoup plus généralisée. Le budget de la médecine pénitentiaire a été jusqu'à la réforme de 1999 géré au sein du ministère par un petit groupe de fonctionnaires sans qu'aucun contrôle ne soit effectué sur les coûts, comme le constate le responsable du Sert de Rebbibia. Les surfacturations, pratique courante selon certains enquêtés, constituerait même un moyen pour l'administration pénitentiaire italienne de « fidéliser » les médecins à leurs exigences :

« La médecine pénitentiaire en Italie c'était auparavant trois personnes qui géraient à elles seules un budget de 220 milliards de lires par année. Elles géraient cet argent sans aucuns contrôles [...] Un psychiatre dit par exemple qu'il a fait vingt visites dans une matinée mais elles sont assez expéditives [...] Il y a encore par exemple une personne à Rebbibia qui gagne encore aujourd'hui un milliard de lires [330.000 francs] par année. Pour les personnes qui dépendaient de l'administration pénitentiaire, venir travailler en prison était une énorme opportunité car elles pouvaient faire ce qu'elles voulaient. Toutes les facturations étaient illégales [...] Parce que quand tu achètes l'opérateur et que cet opérateur a été acheté, tu le contrôles [...] Cela crée un lien de dépendance entre l'administration et le personnel. »99(*)

La médecine pénitentiaire était, du fait de son manque de moyens et de sa mauvaise gestion, dans un état de crise au début des années quatre-vingt-dix. Certains personnels médicaux ont alors affirmé l'échec d'un « véritable statut de la médecine pénitentiaire »100(*) et ont exigé leur reconnaissance en tant que personnel soignant. Faire renter la médecine pénitentiaire dans un statut de droit commun requérait son intégration au système sanitaire national.

* 86 Haut comité de la santé publique (HCSP), Santé en milieu carcéral, op.cit., p.19.

* 87 Conseil national du Sida, Rapport sur les situations médicales sans absolue confidentialité dans l'univers pénitentiaire, op.cit., p.6.

* 88 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 89 Entretien n°11, S. Combe et C. Misto, agents d'insertion et de probation (SPIP) des prisons de Lyon.

* 90 Cette difficulté était accentuée en zone rurale où le préfet devait auparavant désigner un médecin d'office ou « décisionnaire ». Une charge qui était très mal vécue comme en témoigne un médecin généraliste : « Moi, je sortais de mes études, je voulais me consacrer entièrement à la médecine de campagne, et cette idée de faire des consultations à la centrale ne me disait rien du tout, cela me semblait de la sous-médecine... Et puis, j'ai été désigné par le préfet, je ne pouvais pas refuser. C'est là que mes clients ont commencé à me regardé d'un sale oeil quand je passais les voir un peu tard et à me dire : « Et bien sûr, nous, on passe après les détenus ». Entretien cité in Marchetti A-M., Combessie P., La prison dans la Cité, op.cit., p.107.

* 91 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 92 Marchetti A-M., Combessie P., La prison dans la Cité, op.cit., p.111.

* 93 Entretien n°23, Alessandra Costa, psychologue au Centre de détention pour mineurs de Rome.

* 94 Olive Agnès, « Le Sida en prison (ou le bilan de la santé publique en milieu carcéral) », Revue pénitentiaire, n°2/4, 1998, pp.10-16.

* 95 Entretien n°8, Pierre Barlet, responsable de l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 96 Entretien n°6, Mme Vacquier, psychologue dans l'unité d'hospitalisation pour détenus de l'hôpital Lyon Sud.

* 97 Les hôpitaux sont, en effet, traversés depuis la fin des années soixante-dix par une restructuration qui passe notamment par une modification des modalités de financement, avec l'adoption du budget global en 1983, une meilleure planification sanitaire, par le biais du Schéma régional d'organisation sanitaire (SROS) établi en 1991 et l'instauration d'une culture de l'évaluation des pratiques, par la mise en place, par exemple, d'une Programmation médicale des systèmes informatique (PMSI). Lambert Marie-Thérèse (dir.), Politiques sociales, op.cit., p.499.

* 98 C'est ce que relève un rapport d'évaluation de la réforme : « Ce sont les pharmaciens hospitaliers qui ont été chargés de l'application de la réforme de 1994. Avec eux, c'est l'ensemble des pharmacies hospitalières, de leur personnel, de leurs pratiques, de leurs procédures, de leurs contrôles internes, qui sont entrés dans la prison, permettant à terme une remise à niveau du système ». IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.33.

* 99 Entretien n°18, Sandro Libianchi, directeur du Sert de l'institut de Rome-Rebbibia.

* 100 Ferrier Bernard, « Pour un véritable statut de la médecine pénitentiaire », Revue pénitentiaire et de droit pénal, 1986, p.29.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore