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La liberté du sujet éthique chez Kant et Fichte

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par Christophe Premat
Université Paris I - DEA d'Histoire de la Philosophie 2000
  

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INTRODUCTION :

"Le concept de liberté, en tant que réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison pure"1(*) écrit Kant dans sa préface à la Critique de la Raison pratique.

"Mon système est le premier système de la liberté.(...). La Doctrine de la Science est née dans les années où la Nation française faisait triompher, à force d'énergie, la liberté politique"2(*) proclamait pour sa part Fichte dans sa lettre à Baggessen d'avril 1795. Qu'elle soit "clef de voûte", c'est-à-dire ce qui parachève l'architecture de la raison pure comme elle l'est chez Kant ou qu'elle soit l'unique objet du système philosophique comme c'est le cas chez Fichte, la problématique de la liberté est au coeur de ces deux pensées.

Or, la liberté n'est ni un concept uniforme ni une notion vague dont le contenu serait déterminé suivant le contexte mais elle est un fonds originaire dont l'homme dispose et qu'il doit actualiser s'il veut être pleinement libre : elle n'a de sens que dans un monde humain et pourtant elle ne relève pas de ce monde. Ses effets sont sensibles mais son origine reste intelligible et donc inassignable en tant que telle : elle se présente comme l'exigence d'une norme intelligible que l'homme n'est pas forcé d'accueillir, mais qui lui est nécessaire s'il veut s'élever au plus haut degré de sa liberté et donc de sa vie. Il ne s'agit pas de déterminer les aspects de cette liberté dus à cet entrelacement infini entre son origine intelligible et ses effets sensibles, mais de caractériser la liberté d'un type de sujet, le sujet éthique. Le sujet éthique n'est pas seulement l'individu moralisé ou en voie de moralisation, il signifie plutôt la manifestation de l'esprit communautaire en son sein. Des problèmes de vocabulaire sont immédiatement à relever puisque le terme éthique n'a pas un sens proche de celui auquel nous nous référons aujourd'hui. Chez Kant, la morale ne se limite pas aux normes qu'un sujet doit respecter dans son agir autrement dit à la moralité subjective, mais inclut la moralité objective, c'est-à-dire le droit, alors que Fichte maintient une séparation entre droit et morale, la morale se constituant comme un système normatif dont le domaine du droit est une effectuation pratique. Le sujet éthique signifie chez Kant le sujet moral, et la morale contient deux formes qui sont le droit et l'éthique, car il écrit, à propos des lois de la liberté : "on appelle morales ces lois de la liberté, pour les distinguer des lois de la nature. Dans la mesure où elles ne portent que sur des actions purement extérieures et leur légalité, elles sont dites juridiques, mais si de plus, elles (qui sont des lois) exigent d'être elles-mêmes les principes de détermination des actions, alors elles sont éthiques et l'on dit ainsi que l'accord avec les lois juridiques est la légalité de l'action, tandis que l'accord avec les lois éthiques en est la moralité."3(*) . Chez Fichte, l'autonomie de la morale est rigoureusement sauvegardée et l'éthique désigne la philosophie pure pratique, à savoir ce qui concerne la connexion morale des subjectivités.

Poser le problème de la liberté du sujet éthique au sein de ces deux systèmes, ce n'est pas uniquement évoquer la problématicité d'un accomplissement moral de la liberté, mais c'est plutôt examiner comment l'homme peut accéder au degré le plus haut de sa liberté. Le sujet éthique désigne alors le sujet en tant qu'il s'est radicalement humanisé. Quelles sont les conditions de cette humanisation et que met-elle en évidence? La liberté du sujet éthique reflète véritablement la présence d'une nouvelle communauté, présence qui n'est pas une tendance mais une tâche à constituer et à substantifier ce lien éthique. Cette nouvelle communauté, appelée "communauté éthique" chez Kant, ou "monde des esprits" - c'est-à-dire monde de sujets libres - chez Fichte, permet d'opérer la transfiguration d'un lien juridico-politique en un lien éthico-religieux chez Fichte alors qu'elle parachève un lien éthico-politique en un lien éthico-religieux chez Kant. Les deux auteurs ont bien insisté sur le fait que la finalité de notre existence résidait en la possibilité de créer un monde intelligible, autrement la liberté n'aurait aucun sens, puisqu'elle se réduirait à un mécanisme naturel infaillible ; mais les modalités d'assise de ce nouveau monde sont conçues différemment dans les deux systèmes.

Notre recherche s'attachera à examiner cette destination éthique de l'homme sous trois volets. Le premier concerne la gestation de l'éthicité humaine, c'est-à-dire la préparation de l'homme à devenir libre: on n'est pas libre, on le devient car on se fait libre. La liberté ne réside pas dans une pure facticité mais l'homme possède en lui une disposition à la liberté qu'il est capable de mettre en oeuvre. La préparation de cette mentalité éthique s'effectue grâce à l'éducation qui est véritablement une propédeutique à la vie éthique. Chez Kant, cette éducation est d'abord une discipline négative avant d'être une culture du libre-arbitre pour transfigurer cette liberté illusoire dans la nécessité de la loi alors que chez Fichte, l'éducation est plutôt une éducabilité, c'est-à-dire non pas un conditionnement extérieur, mais un éveil à la liberté par une éducation réciproque. L'éducation n'est pas seulement ce qui permet d'affirmer les manifestations de cette pulsion morale et de faciliter son accès, elle est un vaste programme de réorganisation nationale, puisque la communauté prend sens d'abord dans l'élément éthique qu'est le peuple. Il semble que l'éducation ait une portée beaucoup plus politique chez Fichte que chez Kant et qu'elle prépare directement à l'éthicité, puisque le monde ne peut être transformé qu'à partir d'un fond éthique et l'éducation doit être ce qui incite les hommes à transformer leur avenir et ainsi à se déterminer suivant le plus haut degré de moralité. L'éducation est un éveil à une vie en communauté parce qu'elle consacre un effort, celui d'accepter la liberté de l'autre tout en limitant la mienne.

Le deuxième volet de notre étude visera à montrer la nécessité de l'organisation effective de la liberté afin de donner une configuration à cette communauté humaine. La liberté du sujet éthique se traduit concrètement par l'installation d'un espace politico-juridique de communication entre les différents sujets. Il s'agit de régler les échanges au sein de cet espace pour instaurer le primat d'une éthique de responsabilité communautaire. Chez Kant, la liberté au sens éthique passe d'abord par une autonomie de droit, le droit étant le système de normes que chacun doit vouloir suivre pour assurer sa liberté de mouvement en consentant à sa limitation par celle d'autrui. Ce point de vue du droit est l'obligation que les citoyens doivent observer, il est alors sous-tendu par une métaphysique des moeurs qui doit être conçue comme un ensemble de devoirs. Si l'éthicité se réalise à travers le système du droit, c'est parce que le droit est aussi une Idée de la raison pratique qui norme l'engagement réel de la liberté au sein du monde. Fichte conçoit la sphère juridico-politique uniquement comme une médiation qui n'est pas réglée à partir d'une Idée de la raison pratique, mais qui doit ménager l'accès de l'homme à une vie éthique : une fois que la sécurité maximale de l'homme du point de vue de sa liberté première est assurée, la cohérence juridico-politique tombe comme une coquille extérieure pour dévoiler l'harmonie d'une synthèse libre de tous les sujets humains. La sphère juridico-politique se présente néanmoins comme un passage obligé qui a pour fin de nettoyer la gangue sensible qui entoure la liberté, afin de faire advenir son noyau intelligible.

La troisième partie de ce travail consistera à dégager l'avènement d'une communauté éthique qui devient le véritable sujet éthique, le lien vers lequel il faut tendre. Le passage d'un état juridico-civil à un état éthico-civil pour enfin arriver à cette communauté éthique chez Kant sacralise l'autonomie morale du sujet qui arrive à s'élever au niveau des autres : sa destination est religieuse non pas dans le sens où la religion viendrait lui prescrire ce qu'il faut faire mais dans le sens où cette communauté vivrait son lien de manière sacrée parce qu'il est précieux. La communauté éthique kantienne est cette forme intelligible qui n'aura jamais un contenu pleinement déterminé mais qui n'est pas séparée de ce contenu pour autant. La liberté du sujet éthique ne signifie-t-elle pas le dépassement de la moralité par elle-même ? L'organisation des libertés chez Fichte doit être totalement efficace pour permettre un dépassement vers une moralité supérieure et l'intersubjectivité juridico-politique doit faire place à une interpersonnalité qui réunit les hommes en une communauté de corps spirituels. Chez nos deux auteurs, le lien communautaire est un lien idéalisé qui s'accomplit dans une téléologie éthique. L'homme est libre mais il doit se faire encore plus libre parce qu'il est destiné à réaliser le degré le plus haut de sa liberté.

PREMIÈRE PARTIE :

Les modalités d'acquisition d'une mentalité éthique : formation d'un caractère de l'homme qui le rende digne de sa liberté.

Chapitre 1 : Rôle fondamental de l'éducation : toute éducation a un sens éminemment moral.

L'éducation n'est pas seulement une question de pratique mais est véritablement une question d'origine puisqu'elle concerne l'appréhension réelle de ce qu'est l'être humain. L'homme n'est pas libre par nature, la nature a simplement disposé les germes de la liberté dans son être, mais c'est à lui qu'il revient de faire éclore cette disposition. L'éducation a pour tâche de faire prendre conscience à l'enfant de la valeur de la liberté et de sa liberté, qu'il est appelé à concrétiser en s'humanisant. L'éducation n'est pas une science de l'humain parce que la liberté lui interdit de se constituer comme telle, et c'est donc parce que la liberté est son objet, que l'éducation est problématique. Si l'éducation était une science, c'est-à-dire une connaissance indépendante de l'expérience, cela pourrait signifier ou bien que l'homme n'est pas libre et que son être est a priori connaissable, ou bien que la raison est capable de s'élever à la raison divine qui seule détermine la connaissance des êtres libres. Dans les deux cas, l'homme échapperait à son humanité pour y être en deçà ou au-delà, soit chose soit Dieu. Or, l'homme est le seul être capable de se représenter comme sujet et de se penser comme libre, Kant écrivant au début de L'Anthropologie "Que l'homme puisse disposer du Je dans sa représentation : voilà qui l'élève à l'infini au-dessus de tous les autres êtres vivant sur la terre."4(*) Cette possibilité d'élévation est inscrite dans la nature humaine, elle n'est cependant pas nécessairement saisie ; elle suggère cependant la finalité de l'éducation qui n'est autre qu'une destination éthique. L'homme peut disposer de son Je au plus haut point comme au plus bas, car c'est à lui qu'il revient de s'éduquer le mieux possible, pour qu'il puisse amorcer une élévation éthique essentielle. Le problème n'est donc pas de savoir ce qu'est l'éducation, mais plutôt de savoir qui est l'homme qu'on éduque, Kant substituant la question "Qui éduque-t-on?" à celle de "Comment éduquer?", car ce qu'il questionne réellement, ce sont les fondements de l'éducation et non pas sa forme. "L'homme ne peut devenir homme que par l'éducation. Il est ce que l'éducation fait de lui."5(*) L'éducation ne repose pas sur des problèmes techniques de pédagogie, même si ceux-là interviennent nécessairement, mais consiste à déterminer ce qu'elle fait de l'homme parce qu'elle n'est pas un moyen, elle est une culture de l'homme pour que celui-ci se pense comme libre au sein de la communauté, elle est donc une préparation essentielle à une vie éthique. Comme l'écrit Paul Mathias, "Devenir homme n'est pas sortir de soi, c'est plutôt finir par entrer en soi-même, et plus exactement encore, ne jamais finir d'y entrer, et laisser inévitablement inachevée cette production de soi par soi."6(*) L'épanouissement est fondamentalement intérieur car le but de l'éducation doit être de permettre à l'homme de se forger un caractère.

1) L'éducation chez Kant comme discipline négative de la passion pour la liberté afin de la cultiver.

a) Le travail permet à l'homme de maîtriser sa liberté au lieu de se faire maîtriser par elle : concept synthétique qui lie obéissance et liberté.

L'homme ne naît pas libre mais naît avec la prétention à être libre, et le fait qu'il ne puisse pas réaliser immédiatement ce dont il a envie, représente pour lui une grande frustration. "Et si l'enfant, qui vient d'être arraché au sein de sa mère, fait son entrée dans le monde, à la différence des autres animaux, en poussant un cri violent, ce semble être pour cette seule raison qu'il perçoit comme une contrainte son incapacité à se servir de ses membres et proclame ainsi, aussitôt, sa prétention à la liberté (dont aucun autre animal ne possède une représentation)."7(*) La liberté se présente d'abord comme une velléité de briser tout obstacle naturel et comme une exigence de perfection immédiate, l'homme se la représente négativement comme une libération par rapport au donné naturel, elle est donc une volonté de soumission de l'extériorité. Or, si ce sentiment de la liberté est un sentiment naturel à éprouver les limites de notre nature humaine, il n'empêche qu'il devient dangereux quand il passe de l'affection à la passion. Dans la remarque générale du §29 de la Critique de la faculté de juger, Kant entérine cette distinction : "Or tout affect est aveugle, soit dans le choix de son but, soit lorsque ce but a été donné par la raison, dans sa réalisation ; il s'agit en effet de ce mouvement de réflexion sur les principes afin de se régler sur eux."8(*) L'affect constitue l'état d'un se sentir immédiat, dépourvu de tout calcul rationnel de fin, alors que la passion est une sorte d'inclination rationnelle au sens où cette dimension du calcul y est intégrée. Dans une note du même paragraphe, Kant précise à propos de la différence spécifique des affects et des passions, que "ceux-ci sont tumultueux et sans préméditation, celles-là durables et réfléchies ; c'est ainsi que l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient haine (désir et vengeance), c'est une passion."9(*) La passion s'enracine dans la durée, parce qu'elle est calculée en vue d'une fin, elle solidarise l'impact de l'affect à un dessein soigneusement prévu (le terme "préméditation" a une connotation négative, il indique d'une part l'ouverture vers l'avenir qui fonde la durée et d'autre part signale, en certaines circonstances, un désir de posséder la liberté d'autrui).

La liberté se caractérise avant tout dans la représentation première qu'en a l'homme, elle n'est pas encore un concept pour ce dernier : "Ainsi n'est-ce pas seulement le concept de la liberté, dans sa soumission aux lois morales, qui éveille un affect qu'on appelle enthousiasme, mais la représentation purement sensible de la liberté extérieure exalte l'inclination à s'y attacher ou à l'étendre, par analogie avec le concept de droit, et jusqu'à susciter la violence de la passion."10(*) L'affect n'est pas à détruire puisqu'il est inhérent à notre nature mais il est à contrôler. De même que plus tard, le concept de liberté engendre un sentiment intelligible de respect qui se schématise par l'attachement aux devoirs, de même la liberté doit être représentée sous une légalité (c'est le sens de l'expression "par analogie avec le concept de droit"). L'éducation a alors pour rôle de maîtriser cet affect, de le discipliner afin de le cultiver et de le produire d'une autre façon : elle permet à l'homme de s'élever au concept de liberté produit par la raison et de le schématiser d'une manière qui diffère fondamentalement de la représentation première de la liberté. Le véritable conflit, qui se traduit d'abord dans une psychomachie c'est-à-dire un combat interne, auquel est confronté l'éducation n'est pas entre la raison et l'affect mais entre la raison et la passion car chez l'enfant, c'est la passion qui est encore dominante et qui l'empêche d'accéder à une majorité. C'est celle-ci qui menace la liberté en son essence, dans la mesure où elle peut verrouiller définitivement toute élévation éthique et faire de l'homme un être soumis et passif : "dans l'affect la liberté de l'esprit est certes entravée, mais elle est supprimée dans la passion."11(*) L'éducation a une destination morale mais elle passe d'abord par une discipline intellectuelle, car la liberté d'esprit est le socle minimal et nécessaire pour qu'une élévation éthique puisse s'accomplir. L'affect constitue un obstacle, mais un obstacle qui permette de lancer l'homme dans une conquête de son autonomie, tandis que la passion élimine purement et simplement toute formation du jugement, elle est donc à éviter d'où la double tâche négative et disciplinaire de l'éducation consistant d'une part à manier les affects, et d'autre part à éviter de tomber dans les passions qui sont comme des ombres de la raison, mais qui risquent d'empêcher l'homme de se construire comme être libre. Dans l'Anthropologie, Kant prend l'exemple de trois passions dangereuses, qui sont "la manie des honneurs", le "pouvoir", et la "possession"12(*) : "Dans le mesure où elles sont des inclinations qui visent uniquement à posséder les moyens permettant de satisfaire toutes les inclinations qui touchent immédiatement à la fin concernée, elles ont l'apparence extérieure de la raison : de fait, elles tendent vers l'idée d'un pouvoir associé à la liberté, grâce auquel seulement pourraient être atteints de quelconques buts qu'on poursuit."13(*) La passion est perverse dans la mesure où elle nous détourne subtilement de la liberté en nous faisant croire que la possession est l'état pleinement accompli et la réalisation effective de la liberté, car ces trois passions sont les degrés d'une passion primitive qui est le désir de possession. La passion obscurcit l'idée même de liberté et éloigne l'homme de son vrai sens : voilà pourquoi l'éducation doit être d'abord négative pour être préventive. C'est elle qui oriente l'homme vers le sens véritable de cette liberté sans imposer ce sens, cette orientation s'accomplissant dans le deuxième volet de l'éducation que constitue la culture.

L'aspect négatif de l'éducation est essentiel et premier puisqu'il permet d'éviter un détournement fatal à l'être humain ; il faut qu'elle soit une discipline de l'élève : "le caractère négatif de l'instruction, qui ne sert qu'à nous préserver des erreurs, a beaucoup plus d'importance que mainte leçon positive par où nous pourrions acquérir un surcroît de connaissance. La contrainte qui réduit et finit par extirper le penchant persistant qui nous porte à nous écarter de certaines règles s'appelle discipline. La discipline se distingue de la culture, qui doit simplement procurer une aptitude sans en supprimer inversement une autre déjà existante."14(*) L'homme a alors la possibilité, grâce à une discipline établie, de dominer ses penchants naturels et de les ramener vers des règles en les soumettant. "La discipline transforme l'animalité en humanité. Par son instinct, un animal est déjà tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde <pour ainsi dire> à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui."15(*) L'homme est un être imparfait et c'est cette imperfection qui fait sa perfectibilité parce qu'il peut toujours s'améliorer. Le problème vient du fait que l'autodiscipline est quelque chose d'impossible dans l'état d'enfance, la discipline nécessitant la présence d'un éducateur, c'est-à-dire d'un adulte qui a conquis sa majorité. L'adulte a cet avantage sur l'enfant du fait qu'il est sorti de sa minorité, mais cela ne signifie pas qu'il a une personnalité achevée puisque la construction de la personnalité est un processus infini, il est simplement plus avancé que l'enfant. L'adulte éduque l'enfant, lui apprend à maîtriser sa passion pour la liberté, pour l'éloigner de l'égoïsme, cet éloignement étant alors le premier pas d'une éducation morale et s'acquérant dans la discipline. Apprendre à se discipliner par une contrainte extérieure n'est donc pas simplement négatif, c'est aussi une vertu et une première façon de se forger un caractère. C'est en ce sens que l'éducation devient non pas une science mais une expérience dirigée, en une double acception puisque l'expérience de l'enfant s'enrichit de l'expérience et de la maturité acquise de l'adulte. L'éducation à l'éthicité nécessite un dressage qui est une partie négative de l'instruction, mais qui n'est pas que négatif en soi, puisque c'est dans la discipline que l'homme commence à saisir son être réel.

Le dressage n'est pas synonyme de souffrance, parce que la contrainte ne s'entend pas au sens d'une répression psychologique, il faut le comprendre comme une orientation fondamentale. C'est d'ailleurs ce que précise Kant, dans une lettre à Heinrich Wolke du 28 mars 1776, à propos du fils de M. Robert Motherby qui suit les démarches du manuel de pédagogie de WOLKE, dont le titre évocateur est Philanthropin : "Son éducation n'a été jusqu'à présent que négative, -la meilleure, à mon avis, qu'on ait pu lui donner pour son âge. On a laissé se développer sans contrainte sa nature et son bon sens, conformément à son âge, et on n'a empêché que ce qui pouvait leur donner, ainsi qu'à sa sensibilité, une mauvaise orientation. Il a été élevé dans la liberté, sans devenir pour autant insupportable."16(*) Le dressage n'est pas un étouffement de la nature humaine et de ce point de vue, il est "ohne Zwang" ; il est la préparation de la culture de l'être humain en lui évitant "eine falsche Richtung". Voilà pourquoi dressage et culture sont les aspects solidaires d'un même processus où l'enfant devient autre, mais l'éducation morale a pour fin de nier le premier aspect négatif car comme l'écrit Kant, "la culture morale doit se fonder sur des maximes, et non sur la discipline. Celle-ci empêche les défauts, celle-là cultive la manière de penser."17(*) Le dressage ne vise pas à l'élimination complète des penchants, parce que ceux-ci sont utiles à une correction qui prépare la moralité : "la punition est morale lorsqu'on heurte les penchants à être honoré et aimé, qui sont les auxiliaires de la moralité, par exemple lorsqu'on fait honte à l'enfant et qu'on le traite avec une froideur glaciale. Ces penchants doivent autant que possible être entretenus. C'est pourquoi cette manière de penser est la meilleure, puisqu'elle vient en aide à la moralité."18(*) L'éducation est la prise de conscience de soi de la raison, un passage progressif et indéfini de l'absence à la présence de soi et les penchants sont nécessaires pour que s'opère un progrès dans cette éducation, progrès qui s'accomplit dans leur maîtrise. L'enfant est Homme, l'adulte est Homme d'une autre manière, mais ils sont l'un et l'autre absents à cette humanité qui transpire de leur être, et ne peuvent, l'un et l'autre, qu'apprendre avec peine à revenir à eux-mêmes. S'éduquer, c'est apprendre à être et apprendre à reconnaître la valeur de ce qui n'est plus pathologique, à vivre son humanité sans être vécu par la nature : sujet et fin de soi-même, et non à soi-même objet et moyen. L'homme doit se produire, c'est-à-dire vivre réellement dans l'antagonisme irréductible de ses penchants et de la raison, tâchant sans cesse de supprimer un conflit que sa réalité ne rend pas supprimable. L'éducation découvre dans la liberté son principe régulateur, car c'est par la liberté que l'homme refuse d'être manié comme une chose.

La notion de dressage n'est pas une notion synthétique, ce n'est qu'une notion unilatérale. Or, seul un concept synthétique liant obéissance et liberté, contrainte et volonté, peut fonder réellement l'éducation. Ce concept est celui de travail, car l'homme ne peut se produire lui même sans un effort rythmé. L'éducation corporelle et l'éducation intellectuelle doivent faire partie d'un programme où l'enfant se constitue comme homme en apprenant des règles minimales de vie en société, règles d'habileté et de prudence certes, mais règles nécessaires dans l'optique d'une moralisation. Le travail sur soi doit permettre de révéler une disposition naturelle à la liberté, non pas que la liberté soit en nous complètement naturelle, mais parce que l'homme a une vocation à la liberté qu'il est libre de réaliser, il a comme un choix entre la liberté et la non-liberté : soit il assume sa condition de sujet et fait en sorte de devenir sujet moral, soit il se vit comme objet naturel, soumis à ses penchants. Le travail fonde une certaine autonomie et aide l'enfant à devenir majeur, puisqu'être majeur, c'est avoir du caractère, c'est-à-dire être à soi-même la source de son activité. C'est en obéissant que l'enfant prend peu à peu conscience de l'Idée de la liberté, mais avant que cette obéissance soit interne et fonde en droit une autonomie, il faut qu'elle s'effectue par rapport à une extériorité, à savoir un maître. Comment s'assurer que le maître est un "bon maître" puisque lui-même est un homme?

b) Aporie de l'éducation : pour éduquer convenablement, il faudrait avoir déjà été correctement éduqué.

Nous touchons une aporie au sein de l'éducation, qui en transpose une autre plus fondamentale et qui est à l'oeuvre dans l'histoire sous forme d'un antagonisme entre la passion pour la liberté et les exigences de la réalisation de l'Idée de liberté. Ainsi lit-on dans la sixième proposition de l'ouvrage Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique : "l'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître.[...] Il a donc besoin d'un maître qui brise sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, afin que chacun puisse être libre."19(*) Ce noeud se traduit dans l'éducation dans une relation entre le professeur et l'élève. De même le rapport au maître implique le problème de l'élaboration d'une constitution civile la plus parfaite possible, de même le rapport entre l'élève et le professeur sous-tend celui d'une organisation administrative adéquate. Cela implique une attention réciproque entre les hommes et le produit de cette attention est une constitution qui doit tendre dans la pleine reconnaissance des droits de chacun même si cette constitution ne sera jamais achevée. Il faut trouver un système éducatif approprié qui permette aux enfants d'apprendre à penser par eux-mêmes, cette liberté d'esprit étant indispensable pour faire advenir une liberté morale. Ce système ne peut pas ignorer les maximes du sens commun que sont : "1.penser par soi-même ; 2. penser en se mettant à la place de tout être humain ; 3. penser toujours en accord avec soi-même. La première est la maxime de la pensée sans préjugé, la deuxième celle de la pensée ouverte, la troisième celle de la pensée conséquente."20(*) Si l'institution contredit ces maximes minimales, alors la raison sera passive et donc hétéronome, l'enfant ne sera pas cultivé mais asséné de préjugés qui écartent définitivement tout terrain moral. On s'enlise dans l'aporie si on présuppose un système éducatif librement organisé, qui a pour tâche d'éveiller l'enfant à sa propre liberté. Nous devons repenser d'une autre manière la relation entre l'éducation et l'institution et reconduire rigoureusement la distinction entre le point de vue de l'homme et celui de l'espèce, car l'homme est capable de sortir de son état de minorité sans que pour autant l'espèce en soit sortie. L'éducation ne dépend donc pas originairement de l'institution politique même si elle en est nécessairement affectée. La liberté de penser n'a pas attendu la liberté civile et par un paradoxe historique, un moindre degré de liberté civile est plus favorable au développement de l'esprit du peuple : Frédéric II fournit le schème d'une séparation radicale de la pensée libre et du pouvoir. Le peuple obéit alors que le public est libre dans le domaine de la raison, Kant entendant par public l'ensemble des gens qui lisent. "Un degré supérieur de liberté civile paraît avantageux pour la liberté de l'esprit du peuple, mais il lui oppose des barrières infranchissables ; un degré moindre de liberté civile, en revanche, procure à l'esprit l'espace où s'épanouir selon toutes ses capacités."21(*) Plus la liberté civile est comprimée et plus l'espace pour la liberté de penser est grand parce que le sujet a un besoin de se créer un lieu où il ne peut être contrôlé, ce lieu étant occupé par la raison. On peut raisonner tant que l'on veut du moment que l'on obéisse, l'obéissance étant ici corrélative à un travail de sa pensée. Si l'éducation avait été plus libérale, c'est-à-dire si l'institution qui incarne cette éducation avait été plus souple dans sa législation et avait eu de la distance par rapport au pouvoir politique, on n'aurait peut-être pas eu les conditions nécessaires pour que cet espace de la raison soit cultivé. L'éducation est donc prise dans un antagonisme moteur entre la liberté civile et la liberté de penser, d'autant que cet antagonisme a des effets réflexifs qui exhibent une dynamique de progrès : "cette tendance influe en retour, progressivement, sur la mentalité du peuple et, finalement, sur les principes mêmes du gouvernement".22(*) L'homme doit sortir de sa minorité pour aider les autres à s'en sortir, tout comme il a eu besoin des autres pour devenir majeur et se forger un caractère. Sa mentalité se forme grâce à l'aide précieuse des autres, et elle se forme aussi pour les autres et c'est en ce sens que la mentalité éthique surgit, puisqu'il n'y a de mentalité éthique que si les exigences communautaires sont prises en compte en l'homme. Pour autant, le public (celui qui lit) ne doit pas être traité comme peuple pas plus que le peuple comme public, c'est-à-dire que le politique ne doit pas légiférer ce qui relève de la raison, tout comme la raison ne doit pas se faire propagandiste dans le domaine de la politique.

Cela est primordial, spécialement dans les derniers degrés de l'éducation que constitue l'Université. La Faculté de Philosophie ne doit pas être offusquée dans son prestige, lorsqu'elle est placée après les Facultés de théologie, droit et médecine, ceci en vertu de cette séparation entre Raison et législation politique. Il n'empêche qu'elle a une supériorité sur les autres Facultés qui tient à son indépendance d'esprit, son autonomie étant la liberté. "Il faut absolument, pour la république savante, qu'il y ait à l'Université encore une faculté qui, indépendante des ordres du gouvernement pour ce qui est de ses enseignements, ait la liberté non de donner des ordres, mais pourtant de les juger tous, une faculté qui ait affaire à l'intérêt scientifique, c'est-à-dire à la vérité, où la raison doit avoir droit de parler publiquement"23(*). Si la séparation des domaines de la raison et de la politique est nécessaire, il n'empêche que l'éducation appelle dans le même temps une réforme institutionnelle pour permettre de donner une assise à cet espace de la liberté de penser. Une fois que l'institution reconnaît la place à part entière de cette Faculté, alors celle-ci peut participer à la formation du jugement des étudiants. La faculté de Philosophie joue alors un rôle prépondérant dans l'accomplissement d'une éducation, elle devient un des grands lieux de la transmission non pas du savoir, mais d'une attitude de liberté essentielle. C'est peut-être ce concept de transmission qui nous fait sortir de l'aporie de l'éducation, transmission qui est à l'oeuvre dans les relations entre les professeurs et les élèves, et ce dès le plus jeune âge de l'enfant. Cette transmission est celle du bien le plus riche en l'homme, à savoir celui de l'Idée de liberté appelant une réalisation infinie. Plus cette transmission est convenablement assurée, plus une vocation de l'élève s'esquisse, vocation signant l'acquisition d'une certaine mentalité.

2) Nécessité d'une nouvelle éducation qui forme la volonté morale chez Fichte.

L'éducation chez Fichte a exclusivement pour finalité l'épanouissement moral de l'individu, elle possède un sens spirituel. Dans le troisième discours des Discours à la Nation allemande, texte de 1808, il écrit à propos de l'éducation : « elle est l'art de former l'élève à la pureté morale. »24(*) Le terme « pureté » indique qu'elle ne peut souffrir aucun mobile extérieur, aucun élément étranger qui viendrait corrompre l'enfant puisque si la pureté n'est pas à la base de l'homme, elle ne pourra jamais être atteinte. Il faut une éducation nouvelle qui prenne en considération cette pureté dès le départ et non pas une éducation grossière, faite d'artifices pédagogiques qui en fin de compte font de l'élève une chose naturelle plutôt qu'un être qui s'éveille. Pour Fichte, l'ancienne éducation était « impuissante à développer chez les élèves le sens moral »25(*), elle niait donc la spécificité de l'être humain en tant qu'il est appelé à se dépasser dans une vie éthique. Il est impossible de dissocier l'éducation de l'éducation morale car l'éducation est fondamentalement la formation de la volonté morale de l'élève.

a) Contradiction de cette volonté morale avec la libre volonté : l'éducation n'est pas la culture du libre-arbitre.

L'ancienne éducation a le mérite d'être un exemple parfait de ce qu'il ne faut pas faire puisqu'elle n'a fait qu' « enraciner et [...] développer en [l'élève] tout le contraire du sens moral et [...] mettre tous ses intérêts sous la dépendance de mobiles et de stimulants essentiellement amoraux. »26(*) L'élève a été vidé de toute humanité et son être a été corrompu radicalement, le rendant à jamais inapte à la communauté, c'est-à-dire incapable de s'inscrire dans une collectivité qui n'assure pas ses intérêts. Fichte est contre une forme de ruse de l'éducation qui viserait à montrer à l'élève l'intérêt qu'il a à privilégier la collectivité pour exprimer son individualité parce que cette démarche est contraire au sens moral. L'amour-propre corrompt tout véritable amour, Fichte amplifiant certaines analyses de la Critique de la raison pratique de Kant. L'éducation doit être la formation d'une nécessité proprement morale et doit susciter un amour de la loi morale. En ce sens, elle a pour objet la liberté éthique et surtout pas le libre-arbitre. « Or, l'éducation nouvelle devra, au contraire, s'appliquer, sur le terrain qu'elle aura à labourer, à détruire totalement la libre volonté et à éduquer la volonté dans le sens de la rigoureuse soumission à la nécessité et de l'incapacité d'accepter le contraire. »27(*) L'emploi des futurs montre la vraie tâche de cette nouvelle éducation dans l'avenir : il s'agira de « détruire » la libre volonté pour que la liberté puisse advenir, l'éducation étant alors une forme de violence originelle qui ne correspond pas à un simple dressage. La libre volonté désigne la volonté en tant qu'elle se manifeste comme spontanéité naturelle des penchants, elle n'est surtout pas une libre détermination.

L'éducation soumet à une tendance de fait et qui est première (« Notre nature »28(*)), une tendance de droit, qui est seconde mais première en vérité (« notre nature »). La nature proprement morale doit dépasser la nature immédiate, la liberté n'étant pas une seconde nature mais une nouvelle nature. Cette nouvelle nature de l'homme ne contredit pas la première, puisque nous avons un corps, mais la dirige et la maîtrise complètement. « L'autodétermination, la moralité, a pour condition la conservation et le plus grand perfectionnement possible de mon corps ; il me faut donc subordonner la première fin à la seconde, ne conserver et ne former mon corps que comme instrument de l'action morale et non pas comme s'il était par lui-même une fin. »29(*) La liberté n'est possible que si la tendance première est contrôlée par la tendance seconde, car la liberté pratique pure est une rigoureuse soumission à la nécessité et elle produit un changement de la volonté qui passera du statut de libre volonté à celui de volonté libre, l'éducation étant une libération du libre-arbitre. Cette volonté libre est ferme parce qu'elle est une autodétermination. Plus l'homme s'écarte du libre arbitre, plus sa volonté s'affermit car elle ne dépend plus alors de mobiles extérieurs.

Pour l'éducation, « faire naître une nécessité est également une nécessité. »30(*) Cette phrase est intéressante parce qu'elle indique une deuxième naissance de l'homme comme homme, elle adhère pleinement au point de vue kantien du §1 de l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique. L'homme se recrée dans l'éducation et se montre capable de créer du fixe, du permanent parce qu'il a des valeurs, cette renaissance différant de la naturalité première qui elle, est contingente. Ces valeurs sont réunies synthétiquement dans un foyer réel que constitue l'amour du bien et cet amour doit être suscité en premier lieu parce que « cela aura pour effet nécessaire la formation chez l'élève d'une bonne volonté également invariable. »31(*) C'est la forme de sa volonté qui est fixée, quelle que soit la matière à laquelle elle s'applique. L'apprentissage est une contrainte positive, Fichte concevant l'éducation comme une relation réciproque, une coordination de plusieurs volontés. Nous avons en fait une coéducation entre plusieurs personnes et cette coéducation est ce qui fait vivre l'élément éthique présent chez l'élève et le professeur, chacun s'appropriant sa propre force spirituelle. Fichte distingue trois stades dans l'éducation, le premier étant la conscience de la possibilité de créer, le deuxième consistant dans la liberté de penser et le troisième dans la prise de conscience de la liberté éthique, car c'est en sujet éthique que le sujet s'accomplit véritablement. Il faut agir sur la forme de l'apprentissage à laquelle sera soumise la matière de l'apprentissage, l'amour de l'élève pour ce qu'il fait devant être suscité. « Et nous avons découvert que le seul moyen d'allumer cet amour consiste à stimuler, à encourager le travail personnel, l'activité libre de l'élève, à en faire la base de toute connaissance, l'apprentissage de ce qui doit être appris. »32(*) La stimulation et la motivation de l'élève, bref le goût de la culture sont essentiels et sur ce point également, Fichte rejoint Kant.

b) Sens politique de l'éducation : situation de la liberté au sein d'un contexte éthique concret.

Cette éducation nouvelle ne peut être rendue possible que par une réforme politique puisqu'il s'agit de doter l'institution d'une véritable force spirituelle, cette force spirituelle étant la « Nation ». Seule la Nation peut donner une cohésion à cette éducation en la transformant en une éducation nationale, valable pour des individus qui partagent les mêmes racines et donc les mêmes valeurs. Cette éducation, de par sa force saura résister pleinement à tout égoïsme et fera prendre conscience à l'élève de son enracinement culturel et des devoirs qu'il a envers les siens car cette éducation vise « la formation d'un nouveau moi, d'un moi qui, jusqu'à présent, n'avait existé chez les individus qu'à titre d'exception mais jamais comme un moi général et national . »33(*) Le sujet n'est pas l'individu, c'est la nation et le peuple en tant qu'il est l'expression concrète de la nation. La formation de ce nouveau moi est essentiel pour chaque individu, elle met en évidence la pensée d'une intersubjectivité, non pas en tant qu'elle serait une relation entre les divers moi empiriques, mais en tant qu'elle conférerait une nouvelle unité à la communauté. Ce « moi général » a une culture, une historicité, parce qu'il est construit. Cette historicité demeure un repère fondamental pour l'individu car si elle n'advient pas, ce dernier reste dans la naturalité pure. Le « moi général » est une nouvelle idée de l'intersubjectivité, il ne désigne pas seulement la nation, ou le peuple ou une communauté quelconque qui se serait hypostasiée en un principe unificateur, ce n'est donc pas un autre nom mais bel et bien le fondement d'une intersubjectivité éthique, fondement qui doit être construit car il n'est pas déjà là.

Fichte parle au-delà des classes et des rangs sociaux, il s'adresse aux forces vives de la nation qui doivent préparer l'avenir de générations qui porteront au plus haut la force spirituelle de la nation allemande. L'éducation doit être confiée à des hommes de la nation qui souhaitent voir naître cette génération : l'éducation doit assurer la transmission de caractères nationaux car elle est « commune à tous. »34(*) Elle indique fondamentalement ce que le peuple veut faire de lui-même et sa détermination à maintenir en vie l'élément éthique qui lie tous les individus au corps de cette nation face à ce qui est étranger (das Fremde) et qui risque de faire disparaître l'authenticité de cette nation. Fichte redéfinit le peuple dans le huitième discours : « Voilà ce qu'est, au sens élevé du mot, un peuple vu dans la perspective d'un monde spirituel : c'est un ensemble d'hommes vivant en société, se reproduisant sans cesse par eux-mêmes, spirituellement et naturellement, obéissant à une certaine loi particulière d'après laquelle le divin peut s'épanouir au sein de cette communauté. C'est l'universalité de cette loi qui relie cette masse d'hommes, dans le monde éternel, comme aussi dans le temporel, en un tout naturel se suffisant à lui-même. »35(*) Dans cette phrase sont reliés les concepts de « société », « communauté » et « universalité » indiquant la réalité d'un peuple en tant qu'il exprime l'Universel à partir d'un enracinement géographico-culturel particulier. Le peuple accède alors à une réalité intelligible qui transfigure ses actions dans le monde sensible et le rend « éternel » : si on ne maintient pas cette éternité qui est présente dans l'élément éthique qui fait la cohésion et la force de la communauté, alors le peuple n'exprime plus l'Universel et n'a plus de sens à exister. Seule une éducation rigoureusement nationale peut préserver cet élément éthique et en ce sens l'éducation a une vocation éternelle.

Si cette éducation n'est pas maintenue, la spécificité de la nation est niée au profit de l'étranger et d'une autre nation. « Ainsi, les hommes, victimes de cet engouement pour l'étranger [...] ne croient pas à l'existence du primitif et à la nécessité d'en poursuivre le développement, mais uniquement au cycle perpétuel de vie sensible. »36(*) La perpétuité naturelle est contraire à l'éternité, elle ne prépare qu'un retour cyclique alors que le peuple a la possibilité de s'élever jusqu'au divin en le reflétant, l'image du divin s'incarnant dans la vie spirituelle du peuple. Les Discours à la Nation allemande s'inscrivent dans un contexte politique particulier, celui de la non-existence de l'Allemagne comme État. Or, le peuple allemand se trouve investi d'une mission, celle de régir spirituellement l'humanité future, l'Allemagne étant destinée à assurer la relève de la France révolutionnaire, trahie par la France napoléonienne. La nation est en fait redéfinie par l'éducation et non pas uniquement par son génie ou le contrat social qu'elle met en oeuvre. Alain Renaut écrit dans sa présentation des Discours que « le signe visible de l'inscription d'une liberté au sein d'une culture et d'une tradition consiste dans la capacité d'être éduqué, dans l'éducabilité aux valeurs de cette liberté et de cette tradition. De là, son insistance sur l'éducation nationale comme éducation à la nation. »37(*) L'éducation nationale est comme le produit du processus éducatif, elle indique que l'homme est en train de se former en direction d'une éthicité, elle est comme le signe visible d'une régénération intelligible de l'homme qui devient capable de s'élever au sens d'une liberté éthique au sein d'un contexte culturel. Cette éducation crée alors un enthousiasme des hommes du peuple qui ont envie de faire vivre les forces spirituelles de la nation. « [Chez le peuple allemand], l'enthousiasme provoque l'enthousiasme et l'élève sans peine à toute vérité claire, et cet enthousiasme persiste toute sa vie et la forme à son image. »38(*) Les Allemands doivent avoir envie de se former et d'affirmer une spécificité culturelle, l'éducabilité est comme une aspiration intérieure capable d'affronter tout obstacle temporel et extérieur.

c) La liberté a un langage.

Si la nation allemande n'est pas encore constituée en entité politique autonome et reconnue comme telle, alors son unité ne peut être faite que de deux façons, par sa langue et sa race, l'adéquation entre les deux achevant l'enracinement culturel de la liberté humaine. La langue est ce qui fait exister la réalité spirituelle du peuple et vivifie son élément éthique car sans la langue, le peuple et l'individu n'ont plus de racines, leur liberté devient illusoire parce que sans plan et sans armature. « Car les hommes sont formés par la langue, plus que la langue ne l'est par les hommes. »39(*) La langue est nécessaire pour une coordination de l'intersubjectivité éthique, car la langue est avant tout une mise en rapport entre une culture spirituelle et une culture sensible. « c'est, en effet, grâce à cette correspondance que nous sommes à même de désigner par le langage la place de l'organe sensible dans l'organe suprasensible. Sous ce rapport, la langue ne peut rien de plus ; elle donne une image sensible du suprasensible »40(*). La langue devient l'instrument de désignation symbolique de la réalité spirituelle du peuple, elle est l'organe médiateur entre la vie spirituelle du peuple et sa vie sensible, elle exprime le plus haut degré de liberté de l'individu et est ce qui signifie et vise l'élément éthique constitutif de la réalité spirituelle du peuple. En tant qu'elle est un rapport, elle ne peut être qu'une, car le suprasensible ne peut se dire de multiples façons. « Cette partie suprasensible contient les symboles qui synthétisent en unité parfaite l'ensemble de la vie nationale, matérielle et spirituelle, telle qu'elle est réalisée dans la langue ; et elle exprime alors une notion qui, loin d'être arbitraire, dérive nécessairement de toute la vie passée de la nation, de sorte qu'en remontant dans le passé il devient possible à un oeil exercé de reconstituer par là toute l'histoire de la civilisation du peuple. »41(*) La langue est le fondement de l'unité nationale, car c'est elle qui réalise le processus de formation d'un peuple, elle n'est pas informée par les individus mais les façonne, les situe concrètement. La liberté, qui fonde l'adhésion à une nation n'est pas une liberté métaphysique abstraite, elle est au contraire une liberté en situation qui doit s'inscrire dans une tradition et une culture pour lesquelles les valeurs spirituelles ont un sens. La réalité suprasensible que la langue exprime n'est autre que celle de l'universalité de la loi morale et donc de la manifestation de la liberté, car la liberté n'est pas un phénomène sensible mais possède un caractère nouménal. Ne pas faire advenir cette nouménalité en ne l'exprimant pas, c'est s'en éloigner définitivement.

La langue est véritablement l'organe de la liberté, le terme « organe » revenant très souvent chez Fichte, notamment dans La destination de l'homme et les Discours à la Nation allemande. « Le brouillard qui m'aveuglait se dissipe à mes yeux. Je reçois un nouvel organe, et c'est, en lui, un monde nouveau qui s'ouvre à moi. Il s'ouvre à moi exclusivement par le commandement de la raison et ne se rattache en mon esprit qu'à ce commandement. »42(*) L'organe permet l'ouverture à un nouveau monde, il est un accès essentiel parce qu'il permet de nommer ce qui ne peut être nommé, à savoir la réalité intelligible. Cet organe n'est pas une partie mais une articulation entre deux mondes dont la cohésion donne un sens éternel à l'existence et une destination véritable. Il est l'expression de la conscience morale parce que la conscience morale s'incarne dans une proximité vocale, celle qui me prédispose à autrui en m'inculquant les principes éthiques, c'est-à-dire celle qui détermine mon être comme activité d'un devoir-être. Or, le sujet réel, c'est le sujet éthique, non pas dans le sens où le sujet est pour l'autre, mais dans le sens où le sujet éthique est celui qui se détermine suivant le devoir-être. Le devoir-être constitue la table des concepts de la liberté, Fichte redéfinissant une génétique des concepts : « je m'attribue une force réelle, efficace, la force de produire un être, qui est tout autre chose que la simple faculté des concepts. Ces concepts, que l'on appelle concepts de fins, ne doivent pas l'être à l'instar des concepts de la connaissance, des images reproduisant après coup un donné, mais plutôt des images préfigurant ce qui doit être produit. »43(*) La destination de l'homme n'est pas de savoir ou d'agir mais d'agir selon un savoir et ce à l'aide de concepts de fin bien définis. Parce que la langue est l'organe de la liberté, il existe un langage éthique.

Chapitre 2 : L'effort réunit les préoccupations communautaires à un individualisme moral.

1) La loi morale comme « document de la liberté » chez Kant.

L'expérience nous révèle que l'être humain a le pouvoir de se déterminer par la raison, indépendamment des mobiles de la sensibilité et que l'on appelle ainsi pratique ce qui est possible par liberté, mais elle nous révèle également que ce pouvoir de la raison donne naissance à des prescriptions de devoir-être (Sollen), la liberté se joue donc dans le passage d'un pouvoir à un devoir, passage s'effectuant grâce à l'existence de la loi morale. Celle-ci est la ratio cognoscendi de la liberté qui, elle, est sa ratio essendi. Comme l'écrit Kant, « le principe fondamental de la moralité n'est pas un postulat. »44(*) En effet, « les lois pratiques sont, à l'exemple des postulats mathématiques, indémontrables et pourtant apodictiques. »45(*) La loi morale se présente à nous sous la forme d'un commandement ; or, sans la liberté, la loi morale ne se trouverait nullement en nous, mais sans la loi morale, la liberté nous demeurerait totalement inconnue. Les deux concepts s'impliquent réciproquement, car la liberté fonde la loi morale et la loi morale prouve la liberté. La loi est à elle-même sa propre justification : la loi morale n'est pas prouvée (bewiesen), elle "prouve sa réalité" (beweist seine Realität)46(*). Nous n'avons pourtant de la liberté aucune intuition, ni sensible ni intellectuelle et la loi morale n'existe pas pour combler cette lacune et donner de la liberté une détermination théorique. Certes, elle peut se saisir à travers des schèmes, mais son rôle est déterminant pour la volonté, parce qu'elle justifie l'idée de liberté.

La loi morale n'a pas besoin de déduction parce qu'elle est un fait de la raison, tandis que la liberté a besoin d'une déduction, bien qu'elle soit un fait de la raison. La déduction de cette dernière est cependant immédiate et c'est pour cela qu'elle se confond avec ce fait. La liberté est finalement déduite en son plus haut point de la conscience de la loi morale : "la raison pure peut être pratique, c'est-à-dire, déterminer la volonté par elle-même, indépendamment de tout élément empirique et elle l'établit à vrai dire par un fait (Factum), dans lequel la raison pure se prouve elle-même (sich beweist) comme effectivement (in der That) pratique en nous, à savoir par l'autonomie dans le principe fondamental de la moralité, au moyen duquel elle détermine la volonté à l'action (That)."47(*) Le fait de la raison révèle la présence en nous de la raison pure pratique, raison autonome qui pose la loi morale. Aussi bien le fait de la raison est-il moins un fait donné à la raison que la raison elle-même considérée comme fait. "La loi morale est le fait unique de la raison pure, qui s'annonce par là comme originairement législative."48(*) La liberté est alors conçue tantôt comme un fait de la raison, tantôt comme déduite immédiatement à partir d'un fait de la raison.

Si la liberté est un fait, elle n'est cependant pas un fait d'expérience, mais un fait dans l'expérience parce que ce que nous saisissons dans l'expérience, ce n'est pas la liberté elle-même, mais des actions réelles qui manifestent cette liberté. Autrement dit, la liberté se manifeste dans le monde, mais ne relève pas de celui-ci : nous savons que nous sommes libres mais nous ne connaissons pas en elle-même notre liberté. La loi morale, en manifestant l'idée de liberté, nous appelle à devenir membre du monde intelligible. En effet, par la raison, je connais la loi morale et, par là même, "je me reconnais lié par une connexion universelle et nécessaire."49(*) Je deviens membre législateur au sein de ce monde ; l'acte législateur n'est cependant pas laissé à l'arbitraire du sujet car la position de la loi morale est tout aussi inconditionnée que cette loi elle-même.

La volonté libre, en effet, ne peut agir sans loi, c'est à la fois librement et nécessairement qu'elle pose la loi morale, mais c'est précisément parce qu'elle est libre qu'elle se donne nécessairement à elle-même, comme loi, la forme universelle de toute loi. Ici intervient alors la distinction entre volonté pure législatrice (Wille) qui est une volonté objective intelligible, et la volonté du libre-arbitre (Willkür) qui est la volonté subjective affectée par le sensible. Il existe donc des degrés de liberté et la liberté éthique constitue le plus haut degré. L'être vertueux doit s'efforcer de réduire au maximum la contingence de l'action morale et tendre à la rendre nécessaire, l'effort impliquant un progrès vers une sainteté de la liberté et une détermination supérieure de la liberté. Cet effort n'est pas une soumission au sens usuel du terme, mais une obéissance qui marque la liberté du sujet. "Comme sujet de la législation morale, procédant du concept de liberté, et suivant laquelle l'homme est soumis à une loi qu'il se donne à lui-même (homo noumenon), l'homme est un autre être que l'homme sensible doué de raison, mais cette considération n'a de sens qu'à un point de vue pratique."50(*) La liberté est donc un devoir pour l'homme. Les deux degrés de la volonté entrent en jeu dans la conscience morale, puisque lorsque la loi morale se manifeste à nous dans l'expérience de l'obligation, elle nous révèle tout ensemble la liberté de la volonté autonome qui pose la loi et la liberté de la volonté arbitraire qui peut choisir pour ou contre la loi, d'où l'existence et la possibilité du mal. Nous avons une liberté de choix, car soit nous sommes pour la loi morale, soit nous sommes contre, il n'y a pas d'intermédiaire. L'homme a le pouvoir de déterminer le fondement de ses maximes en fonction de la loi morale, il devient responsable. Si la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté du libre arbitre, la liberté du libre arbitre est la ratio essendi de notre responsabilité morale.

Ce qu'il y a de libre dans notre libre arbitre ne tient pas à notre puissance d'agir contre la raison, mais au contraire à la faculté d'agir conformément à la loi. Plus nous agissons en fonction de cette loi, plus nous nous forgeons un caractère intelligible qui ne change pas avec les circonstances extérieures. Quand nous parlons de caractère, "il n'est pas question de ce que la nature fait de l'homme, mais de ce que l'homme fait de lui-même."51(*) Que ce caractère soit bon ou mauvais, ce n'est certes pas à la nature qu'il faut en attribuer le mérite ou la faute. Il existe cependant une disposition naturelle, qui fait de l'homme un être moral capable d'admettre dans ses maximes le respect de la loi comme mobile déterminant de son action. Pour se réaliser pleinement et manifester son autonomie authentique, la liberté humaine n'a donc pas à s'opposer à la nature, mais à la dépasser en actualisant par un acte de liberté une potentialité déjà inscrite dans la nature elle-même, en choisissant effectivement (in der That) comme mobile cette loi morale, c'est-à-dire en faisant en sorte qu'à la "disposition au bien"52(*) constitutive de la nature s'ajoute un "penchant au bien"53(*) qui serait alors l'indice que la Willkür a décidé de devenir Wille. L'acquisition d'un caractère est primordial pour la constitution de la personnalité morale car cette dernière "n'est pas autre chose que la liberté d'un être raisonnable soumis à des lois morales."54(*) Le caractère intelligible est le fondement d'un choix intemporel qui détermine la totalité de mes actions dans l'ordre phénoménal : il s'affirme dans l'effort fourni par le sujet pour déterminer ses maximes en fonction de la loi morale.

2) Définition d'une éthique du projet chez Fichte ayant pour objet une infinie connexion des intersubjectivités.

"Nous n'agissons pas parce que nous connaissons ; nous connaissons au contraire parce que nous sommes destinés à agir ; la raison pratique est la racine de toute raison. Les lois qui régissent les actes des êtres raisonnables sont d'une certitude immédiate : leur monde n'est certain que parce que ces lois sont certaines."55(*) Le monde se présente comme l'objet d'une transformation à réaliser ; ce ne sont pas les lois naturelles qui déterminent passivement notre raison ; au contraire, notre liberté remodèle le monde grâce à une éthique du projet définie selon les fins de l'homme libre. Cette éthique est au coeur de l'idéalisme car comme l'écrit Jean-Marie Vaysse, "Face à l'idéalisme, qui est une philosophie de la liberté et de l'agir, le dogmatisme est une philosophie de la nature et un réalisme de l'être, une ontologie."56(*) Alors que la philosophie dogmatique hypostasie le sensible pour en faire un intelligible en soi, l'idéalisme transcendantal définit une véritable ontologie de la praxis. "Le fondement de l'affection du Moi étant situé dans le Moi lui-même, celui-ci n'a rien à saisir au-delà de lui."57(*) L'essence de la liberté, qui est antérieure à la liberté, est présente dans le Moi et c'est le pouvoir pratique qui révèle cette dernière, ce pouvoir impliquant une confrontation avec le monde sous la forme d'une résistance. "Une chose ne possède une réalité indépendante que dans la mesure où elle est mise en relation avec le pouvoir pratique du moi."58(*) Sans cette relation, elle n'est rien puisqu'elle ne peut être reconnue comme chose. Fondé par la liberté pratique du sujet, le monde n'est pas un pur spectacle, il est objet d'action et sollicite toutes les libertés. Le sujet doit se dépasser constamment dans l'effort de son action morale, il s'ouvre ainsi à la communauté grâce à l'infinité de son effort et de sa tâche (Aufgabe).

La catégorie de communauté est une catégorie pratico-politique qui articule la substantialité égologique à la liberté d'agir, elle est emblématique de l'ontologie de la praxis en tant qu'elle est l'horizon indépassable de notre effort. Il reste à accorder la loi morale à la spéculation qui avait mis en évidence l'absoluité du Moi fini : or, pour concilier le Moi et la communauté, il faut concevoir le concept d'une totalité qui n'est rien d'autre que l'objectivation de la loi morale. Cette totalité est Dieu, elle fonde la nécessité d'une action pratique infinie. La catégorie de communauté permet d'articuler les rapports entre individus par l'action réciproque. L'éthique fichtéenne repose à la fois sur une morale de la conviction individuelle et une morale sociale, chaque membre trouvant en lui-même le principe de la moralité, mais ce dernier n'étant effectuable que dans une communauté. L'Absolu est toujours à réaliser, il laisse un espace libre pour l'imagination : la communauté prend son sens dans la manière dont les sujets éthiques envisagent et imaginent son avenir. Ici, on a un exemple de l'effectivité pratique de l'imagination, dont le pouvoir "flottant" (Schweben) avait été affirmé sur le plan théorique.

L'acquisition d'une mentalité éthique est nécessaire pour la formation d'un caractère libre et intelligible, où l'homme choisit son être et ce qu'il veut devenir. Seul ce caractère intériorise les exigences communautaires et rend possible un effort incessant d'ouverture aux autres. L'homme est donc pleinement responsable, il s'agit maintenant de coordonner l'espace réel de ces libertés au sein d'un ordre juridico-politique qui soit le plus adéquat à leur expression, c'est-à-dire qui les garantisse.

DEUXIÈME PARTIE :

Exigence d'un ordre juridico-politique stable permettant l'organisation des libertés.

Chapitre 3 : Caractéristiques de l'état de nature juridico-politique

1) La garantie d'une sphère de liberté individuelle chez Kant.

L'éducation s'était présentée ainsi comme le terrain qui donnait une place et un sens au concept d'anthropologie pratique, parce qu'en formant son caractère, l'homme s'est peu à peu rendu apte à la vie en communauté. La tâche de l'éducation était d'explorer les moyens d'une médiation entre les mobiles naturels et la pure intentionnalité morale. Il s'agit maintenant de réaliser la coexistence des libertés au sein d'une société civile, sachant que cette société doit garantir la liberté de l'individu pour ne pas devenir caduque. On passe de l'éducation, qui a préparé l'homme à ces nouveaux défis, à l'organisation efficace des droits, normée par l'Idée de la liberté. La réalisation de la liberté des individus dans l'histoire n'est pas spontanée, elle nécessite le recours à des médiations juridico-civiles : la société est alors l'instrument privilégié de la rectification des moeurs et de l'union des individus. Elle est le moyen par lequel la nature les force à sortir de l'isolement et à entamer une civilisation progressive. L'état civil est la fin dernière de la nature qui contraint les hommes à se civiliser ; cette contrainte unificatrice est nécessaire et montre la naissance de tout État dans la force. Cette forme primitive de l'unité humaine est politique, l'exercice de la contrainte précédant inévitablement la fondation juridique d'une autorité qui puisse être librement acceptée. Les hommes doivent se trouver sous une contrainte réciproque afin que la liberté de l'un limite celle de l'autre, et ce jusqu'à atteindre la plus grande liberté générale selon l'image des arbres dans la forêt : "un arbre isolé dans la campagne pousse de travers, il étend largement ses branches; en revanche, un arbre qui se dresse en pleine forêt pousse droit parce que les arbres voisins lui résistent."59(*) Cette image est intéressante parce qu'elle signifie que la friction des égoïsmes équivaut à un redressement réciproque des courbures naturelles des individus, au moyen de la légalisation forcée.

La liberté s'entend alors en deux sens : ou bien elle désigne ce qui est permis, ou bien elle renvoie à ce qui est obligatoire. Le premier sens renvoie à l'autodétermination individuelle, le deuxième sens à l'autonomie, à savoir l'autodétermination collective. Le contrat originaire, à la base de l'état civil, montre que le deuxième sens est le plus conforme à l'Idée de liberté, car la liberté ne se réalise pas dans un bonheur égoïste, elle advient au contraire suivant le droit. Or, les droits de l'individu se comprennent suivant trois concepts-clés, dont le premier est celui d'impératif qui est "une règle pratique, par laquelle une action en elle-même contingente est rendue nécessaire."60(*) Dire que les devoirs juridiques, comme les devoirs moraux, obéissent à l'impératif catégorique de la raison, c'est dire qu'ils répondent à une règle pratique dont la représentation rend nécessaire une action qui, par elle-même, ne serait que subjective et contingente. Devoir de droit et devoir moral sont donc de l'ordre du Sollen. Le deuxième concept est justement celui de devoir défini comme "l'action à laquelle chacun est obligé."61(*) L'obligation renferme une nécessité pratique rationnelle et, en même temps englobe une contrainte par laquelle l'idée de devoir est un mobile de l'action. Le devoir arrache l'individu à l'existence empirique ; il est la loi par laquelle la moralité signifie que l'homme n'atteint sa vérité d'homme qu'en s'ouvrant à l'intelligible dont il participe. Ainsi, tout devoir -devoir de droit ou devoir de vertu- est un pas accompli vers la liberté. C'est le troisième concept préliminaire de la métaphysique des moeurs qui exprime au mieux la normativité des droits de l'individu, ce concept étant celui d'imputation. "Un fait (Tat) est une action, pour autant qu'elle est considérée sous les lois de l'obligation, par conséquent pour autant que le sujet en celle-ci est considéré au point de vue de la liberté de son arbitre."62(*) L'imputation désigne précisément le rapport qui lie l'action à l'agent, dans la mesure où l'agent est responsable autant de l'acte, que des conséquences engendrés par cet acte. Kelsen a fait une distinction entre causalité et imputation qui permet de préciser les contours de ce concept : "l'imputation est établie par un acte de volonté, dont une norme est la signification, tandis que la causalité (c'est-à-dire la relation entre une cause et un effet, décrite par une loi naturelle) est indépendante d'une telle intervention."63(*) C'est la norme qui lie l'action à celui qui en est responsable, l'acte de volonté signifiant l'acte par lequel la norme est posée, l'acte posant la norme. En ce qui concerne la liberté individuelle, il faut parler de normes individuelles au sens où Kelsen les définit : "Une norme a un caractère individuel si elle pose comme obligatoire un comportement déterminé pour un individu dans une circonstance particulière et unique."64(*) Le fait de normer le comportement de l'individu, fait que celui-ci est réellement traité comme une personne morale et non plus comme une simple chose.

La légalisation forcée ne peut cependant pas s'imposer immédiatement en réprimant toute liberté individuelle car alors elle serait vouée à l'échec. C'est par une philosophie de l'éducation qu'un accord entre légalité et moralité est possible, mais d'un accord qui soit capable de promouvoir une conception de la légalité qui ne soit pas dépourvue de toute valeur pratique. C'est dans la civilisation que peut se cultiver cette conception de la légalité, la civilisation devant s'offrir comme le moyen de son propre dépassement. En effet, la destination de l'humanité n'est pas la civilisation mais la moralisation et c'est la culture qui désigne clairement le besoin d'un passage à la moralisation.

On remarque une divergence profonde dans la présentation du rôle de la culture, dans la Critique de la raison pure et dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Alors que dans le premier ouvrage, Kant soutient que les habitudes de dissimulation dans les manières ont "non seulement civilisé" les hommes, "mais [les] ont encore moralisés dans une certaine mesure"65(*), on constate dans le second ouvrage qu'il met en concurrence les termes de civilisation et de moralisation, parce qu'il écrit que "nous sommes hautement cultivés dans le domaine de l'art et de la science. Nous sommes civilisés au point d'en être accablés, pour ce qui est de l'urbanité et des bienséances sociales de tout ordre. Mais, quant à nous considérer comme déjà moralisés, il s'en faut encore de beaucoup."66(*) La civilisation est un procès qui affine l'individu mais ne le rend cependant pas moral. Elle constitue une amélioration ou un perfectionnement légal, qui doit être normé par un progrès moral qui sert de fil directeur d'une continuité historique. Ce n'est plus l'individu qui doit se créer un caractère, comme c'était le cas dans l'éducation, mais c'est l'humanité elle-même qui doit se forger un caractère dans la civilisation. La civilisation est donc bien le passage obligé de l'espérance de moralisation. Elle est un mouvement culturel qui ne s'arrête pas, et qui se dirige progressivement vers une moralisation. Le caractère de l'espèce se manifeste dans l'éclosion des talents individuels qui se complètent. La culture a une double fonction, d'une part dans la formation d'un caractère de l'individu dans l'éducation, et d'autre part dans la transformation de l'égoïsme en talent au niveau de l'espèce.

Le dispositif étatique a pour but d'assurer par un minimum de contrainte la coexistence extérieure des libertés individuelles, il doit veiller à ce que les droits de chaque individu soient respectés. Il a une fonction technique car l'état civil kantien n'a pas de fins à prescrire aux individus, sa fin propre étant d'abord de permettre que chaque individu puisse atteindre ses buts. Il n'a pas à établir ce que doivent faire les individus, mais il doit garantir une sphère de liberté permettant à chacun de suivre les fins qu'il se propose selon ses talents et ses mérites. L' État se fait pour l'homme libre, il sert ses intérêts à condition que celui-ci respecte la liberté des autres. L'organisation de l'appareil juridique permet d'instaurer un système de normes que chacun doit vouloir suivre pour assurer sa liberté de mouvement en consentant à sa limitation par celle d'autrui. À son propre niveau d'objectivité, le rapport juridique fait du consentement à sa normativité une obligation qui sanctionne la contrainte. La réciprocité entre droit et devoir se traduit par la soumission nécessaire à la contrainte que chacun peut simultanément exiger. La contrainte a alors une fonction structurelle, puisqu'elle restaure comme force juste la liberté menacée d'être niée.

L'État n'a pas seulement une fonction technique, il a aussi une dimension éthico-politique en ce qu'il éduque la violence des individus qui vient de l'insociable sociabilité, il réprime les penchants égocentriques en exploitant leur vitalité contradictoire. Le dispositif juridico-étatique est comme le schème technique d'une législation pratique, dont la représentation d'une volonté universellement valable constitue la norme fondatrice de l'exigibilité des règles. Il est nécessaire ici de rappeler la séparation rigoureuse entre le droit et la morale, la contrainte relevant de la sphère du droit. "Le droit et la faculté de contraindre sont une seule et même chose."67(*) La sphère du droit est celle de la légalité distinguée de la moralité. Cette dernière désigne une législation intérieure alors que la première se réfère à une législation extérieure. Kant précise que "la législation intérieure fait de tous les autres devoirs des devoirs indirectement éthiques."68(*) La coordination des libertés extérieures se fait sous l'égide d'une Idée de la liberté qui est régulatrice et qui trace la destination de l'humanité. Le droit révèle alors sa force pratique : il est à la fois forme de réalisation des dispositions technico-pragmatiques et moment de la raison pratique, impératif que l'espèce humaine se donne à elle-même de se constituer à la fois en fin de la nature et fin en soi. Le dispositif juridico-étatique ne peut donc pas être une simple coercition empirique et politique, il lui faut une valeur éthique dans son rattachement à des fins morales. La morale doit être voulue comme une fin, mais non utilisée comme une cause empirique ou politique.

2) Le sujet comme "organe de la liberté" chez Fichte.

Le sujet réel est celui qui a une responsabilité éthique et c'est cette responsabilité qui motive ses actions dans l'ordre juridico-civil. Sinon il n'est qu'un rouage passif et mort d'un grand Tout, c'est-à-dire un simple mécanisme, dénué de liberté. Dans l'ordre juridico-civil, l'homme est aussi responsable des autres que de lui-même. "Chaque pas en avant que fait un homme, c'est la nature humaine tout entière qui le fait. Là où le petit "soi" étriqué des personnes est déjà anéanti par la constitution politique, chacun aime tous les autres comme soi-même, en tant qu'ils sont chacun une partie intégrante de ce grand Soi qui est l'unique objet de son amour et dont il n'est lui-même qu'un simple partie qui ne peut rien gagner ni rien perdre qu'avec le Tout et en même temps que lui."69(*) L'ordre juridico-politique a pour fonction de réprimer les penchants égocentriques, pour cultiver l'autonomie des sujets et les préparer à une communauté spirituelle qui dépasse cet ordre qui n'est qu'une médiation. Le sens de cette communauté spirituelle se prépare déjà au sein de cet ordre où les libertés extérieures sont coordonnées. Le sujet éthique est un sujet vivant dans la mesure où il est éthique, parce que l'éthicité implique un respect des lois et des autres. Le sujet éthique est à cheval entre deux mondes, celui de l'action régi au sein d'un ordre juridico-civil, et celui de la volonté qui définit un monde purement éthique. "Je me trouve au centre de deux mondes directement opposés l'un à l'autre : un monde visible, dans lequel c'est l'action qui décide, un monde invisible et absolument inconcevable, dans lequel c'est la volonté qui décide. Je suis une des forces originaires pour ces deux mondes. C'est ma volonté qui les embrasse tous deux. Cette volonté est déjà elle-même, en soi et pour soi, une partie constitutive du monde suprasensible."70(*) Le monde visible et le monde invisible sont deux cercles concentriques dont le centre est le sujet. Plus le sujet est éthique, plus il est capable de s'élever au niveau du monde invisible et ainsi de déterminer volontairement l'efficacité de l'ordre juridico-civil. C'est la même force qui agit, mais cette force est d'autant plus forte quand elle est enracinée dans la volonté. C'est au sujet qu'il revient de modeler les institutions juridico-politiques de manière volontaire, afin qu'elles correspondent aux exigences d'une vie raisonnable sur terre. Le sujet doit prendre en charge l'avenir de son espèce : "Dès lors qu'une génération humaine existe sur terre, elle ne doit certes pas mener une existence contraire à la raison, mais une existence raisonnable, et doit devenir tout ce qu'elle peut devenir sur terre."71(*) Contrairement au point de vue kantien, il n'y a pas de générations sacrifiées au nom d'une moralisation en gestation dans la civilisation, mais des générations qui s'améliorent et qui tentent de se doter des meilleures institutions pour réaliser leur existence raisonnable.

C'est dans ce cadre précis que le sujet est organe de la liberté, c'est-à-dire élément incontournable pour que s'organise l'ordre juridico-civil. "Je ne dois me considérer corps et âme, et en toute ma personne, que comme un instrument du devoir et ne dois me soucier que de l'accomplir, et de pouvoir l'accomplir, pour autant que cela tient à moi."72(*) La liberté n'utilise ni ne manipule le sujet mais l'incarne fondamentalement. Il devient le vecteur de la liberté au sein de la société, il porte la responsabilité d'accomplir son sens. L'éthicité devient la présentation de cette liberté humaine et l'incitation à poursuivre et à engager son sens au sein de l'ordre juridico-politique. Être organe de la liberté signifie concrétiser son sens dans un rapport éthique, en prenant en compte les exigences des autres sujets. Je suis "instrument du devoir", utilisé par la liberté sans pour autant être traité comme un être-utile. Tout se passe comme si l'instrument était dénué de sa fonction instrumentale et doté d'une fonction symbolique, signifiante. Cette fonction symbolique rend possible une communication qui est au centre du rapport intersubjectif, l'articulation des libertés rendant caduque toutes les fins égoïstes. Cette communication diffère de celle qui était présentée dans la Critique de la raison pratique de Kant puisque ce dernier la fondait de manière indirecte dans l'action : une conscience s'accorde et communique idéalement avec toutes les autres par la médiation de la loi morale, dont elle veut être le sujet. Pour Kant, l'acte du sujet accomplissant son devoir, s'universalise nécessairement dans la mesure où l'action est effectivement voulue conformément à la loi et peut s'exprimer dans une maxime valable pour tous les êtres raisonnables. Comme l'écrit Alexis Philonenko, chez Fichte, "l'idée de communication conserve la même importance, mais, considérée en sa forme directe, elle acquiert une valeur constitutive et s'incarne dans les relations juridiques et communautaires. La communauté humaine fondée dans la communication ne trouve plus sa vérité dans le monde de la beauté, humain certes, mais, si l'on peut s'exprimer ainsi, imaginaire ; elle peut et elle doit se fonder effectivement et réellement."73(*) L'idée de communication a donc un sens beaucoup plus concret chez Fichte que chez Kant, parce qu'elle est au centre de la normativité des rapports juridico-politiques. Quand Philonenko évoque "le monde de la beauté", c'est pour montrer que cette idée trouve son sens chez Kant dans l'esthétique et dans la communauté de goût telle qu'elle est présentée dans la Critique de la faculté de juger.

Cependant, la liberté reste un risque car si l'ordre juridico-politique se constitue de manière autonome, sans son enracinement dans une volonté intelligible, alors le mal peut être institutionnalisé et c'est ainsi que Fichte interprète l'histoire de l'humanité. "Mais ce n'est pas la nature, c'est la liberté elle-même qui cause dans notre espèce la plupart des désordres, et les plus terribles d'entre eux."74(*) En effet, il analyse le passage des hordes sauvages au peuple civilisé comme le passage d'une violence barbare à une violence légalisée, et ce avec des accents nettement rousseauistes. Ces peuples s'agressent avec la puissance que leur ont donnée l'union et la loi. La fin de la violence n'est possible uniquement que si les individus redeviennent responsables de leur avenir communautaire, en prenant conscience du caractère intelligible de cette liberté, et en écoutant la voix de leur conscience morale qui les guide et leur prescrit l'installation d'un ordre civil adéquat à l'éclosion de la liberté. Il s'agira de déterminer la forme de cet ordre juridico-politique et de voir dans quelle mesure elle garantit les droits de chacun, tout en fondant un véritable rapport intersubjectif qui ne soit pas un rapport cantonné aux intérêts de chaque individu. C'est ici que la différence entre droit et éthique a toute sa pertinence, car si les obligations juridiques sont réciproques, le devoir reste un problème personnel que l'on doit résoudre, abstraction faite de la question de savoir si autrui sera ou non de bonne volonté. L'ordre juridico-politique se fonde nécessairement sur une reconnaissance qui n'est pas forcément requise du point de vue éthique. Si le sujet éthique est l'organe de la liberté, il reste que le rapport éthique qu'il construit repose sur un rapport juridique qui présuppose la validité de la reconnaissance (Anerkennung). Comme l'écrit Philonenko en soulignant cette difficulté, "d'une part le droit fonde le passage du monde de la nature au monde de la liberté, dans le droit -la raison sortant de la nature- s'exprime une communauté d'êtres libres et raisonnables, objectivement liés dans et par un contrat qui garantit la liberté de tous. D'autre part le droit est la condition de possibilité du monde par la liberté ; on ne saurait espérer une éthique légitimement fondée si dans la sphère qui leur erst assignée par le contrat social les consciences n'étaient pas assurées de jouir d'une liberté incontestée."75(*) C'est le contrat qui assure le principe de la reconnaissance, c'est à lui que se réfèrent tous les sujets politiques, il est alors l'expression de la communication intersubjective.

3) L'État comme force d'éthicisation c'est-à-dire de moralisation publique chez Kant : analyse de la publicité du droit.

Le droit est une réalité à double face, puisqu'il appartient à la fois à un ordre technico-pragmatique concernant l'ensemble des faits du droit et à l'ordre des dispositions morales, sa normativité se gère par conséquent suivant cette double appartenance, car comme l'écrit André Tosel, nous avons le "droit-fait" et le "droit-Idée"76(*). Le droit est un moment de la raison pratique qui révèle sa force dans la réalisation des dispositions technico-pragmatiques, dispositions qui prennent en charge le devenir de l'espèce humaine : le droit est nécessaire pour l'ensemble des conditions rendant possible la coexistence d'individus. Il est alors la mise en oeuvre d'une contrainte qui s'accorde avec la liberté selon des lois universelles. "Si un certain usage de la liberté même est un obstacle à la liberté suivant des règles universelles (c'est-à-dire est injuste), alors la contrainte, qui lui est opposée, en tant qu'obstacle à ce qui fait obstacle à la liberté, s'accorde avec cette dernière suivant des lois universelles, c'est-à-dire qu'elle est juste; par conséquent une faculté de contraindre ce qui lui est nuisible est, suivant le principe de contradiction, liée en même temps au droit."77(*) La contrainte, loin de s'opposer à la liberté, s'oppose à ce qui s'oppose à la liberté : liberté et contrainte sont complémentaires dans l'aire juridique. Tout comme pour Fichte, la contrainte est l'auxiliaire de la liberté (Zwang zur Freiheit), la finalité du droit étant la justice, à savoir la juste détermination de la coexistence des libertés individuelles. La contrainte caractéristique de l'ordre juridique indique donc la prévalence du droit politique sur le droit naturel, et du droit public sur le droit privé et est une manière d'arracher le juridique à la sphère de l'individualisme sans qu'il y ait de répression de la liberté individuelle au sens d'autonomie. Simplement, le sujet individuel ne peut pas créer un ordre normatif par lui-même, son autonomie n'est valable que s'il reconnaît un ordre juridique extérieur à lui, donc hétéronome. Comme l'écrit Hans Kelsen au chapitre 19 de la Théorie générale des normes, "seule la norme d'un ordre hétéronome peut être reconnue ; car de la part d'un sujet qui crée la norme le tout premier, cette norme n'a pas besoin de reconnaissance."78(*) La moralité a besoin pour se constituer du secours du droit, la liberté du sujet éthique ne se comprend pas dans une transcendance par rapport à la sphère du droit et on peut dire que, dans une certaine mesure, le dualisme du droit et de la morale n'empêche nullement un phénomène de complémentarité entre eux. L'ordre juridique n'est pas une simple médiation puisque obligation juridique et obligation morale ont tous deux une vocation pratique. Il s'agit de la collaboration entre deux ordres normatifs, qui permet la complémentarité entre le point de vue de la morale de la conscience individuelle et celui du droit étatique.

La contrainte est ce qui rend possible l'affirmation de l'autonomie au sein d'un ordre hétéronome. Kant insiste beaucoup sur cet aspect, notamment dans ses Réflexions et notes sur l'anthropologie puisqu'il écrit : "Nécessité de la contrainte civile à cause de la méchanceté des hommes. La méfiance réciproque rend possible et durable la contrainte d'une autorité supérieure. La violence rend nécessaire la contrainte civile. La contrainte sociale. La contrainte de la conscience : d'ordre moral. Le principal effet de l'état civil est de contraindre à l'activité."79(*) La contrainte canalise la violence issue de l'insociable sociabilité, elle évite l'éclosion de la passion pour la liberté au détriment de la liberté des individus. Il y a une analogie structurante entre la contrainte morale et la contrainte juridique, l'ordre juridico-politique assumant au niveau collectif la même tâche que l'éducation pour l'individu. Les relations intersubjectives doivent être gouvernées par des principes juridiques. L'efficacité de la contrainte doit être corrélative à une validité des normes et c'est cette corrélation qui définit un bon ordre juridico-politique. À l'égalité créée par une sujétion commune doit succéder la liberté, fondatrice des principes de toute constitution conforme au droit : le statut de sujet se complète par celui de citoyen. L'État n'est pas simplement un moyen technique, dépendant de l'efficacité d'un appareil répressif, il doit se régler sur une constitution, dont la réalisation devient sa règle et sa fin.

L'éthicité n'implique pas une suppression de l'État mais une sublimation de celui-ci ; il devient une instance éducative, une force d'éthicisation c'est-à-dire de moralisation publique. Cela n'est possible que s'il y a une publicité du droit. "Toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes."80(*) Le droit, par la formule de la publicité, se détermine comme mise en accord de la morale et de la politique. La publicité est au coeur de la médiation nature-liberté, c'est-à-dire de la médiation juridique elle-même, elle est ce qui confère une assise véritable à la philosophie du droit et ce qui permet de réévaluer les rapports entre droit et morale. Car "ce principe n'est pas seulement moral et essentiel à la doctrine de la vertu ; il est aussi juridique et se rapporte également au droit des hommes."81(*) Si je refuse de publier une maxime, cela signifie qu'elle est irrecevable et entachée d'injustice : "une telle maxime ne peut devoir qu'à l'injustice dont elle les menace cette opposition infaillible et universelle dont la raison prévoit la nécessité absolue."82(*) Une maxime montre sa faiblesse et anticipe son rejet dans le refus même d'être publiée. Il n'y a plus lieu d'évoquer une opposition entre la politique et la morale car la compatibilité des maximes avec la publicité assure à la communauté une cohésion juridique et une assise éthique : "Toutes les maximes qui pour avoir leur effet ont besoin de publicité, s'accordent avec la morale et la politique combinées."83(*) Le droit public ne s'oppose pas au droit privé, il est au contraire son accomplissement, la différence n'étant qu'une différence formelle et non de contenu.

Le droit révèle sa forme propre dans le droit public et c'est en ce sens qu'on peut parler d'un ordre éthico-politique. Le droit public n'est pas seulement au centre de la philosophie du droit, il est au centre du rapport entre légalité et moralité : en effet, le droit est à la fois anticipation et réalisation partielle d'une vie morale qui le déborde : demeurant empirico-intelligible, il reste toujours affecté par le besoin et le désir, alors que la loi morale lui trace une perspective d'un royaume intelligible de volontés unies de l'intérieur. On passe d'un ordre juridico-politique à un ordre éthico-politique, parce que le droit réalise son essence qui est cette connexion entre une dimension empirique et une dimension intelligible.

4) L'articulation des libertés par le souci premier de leur sécurité chez Fichte.

a) La liberté a un corps propre.

L'être humain est un produit organisé de la nature. Or, en se contractant dans un point d'unité, la liberté formelle se détermine matériellement comme liberté personnelle. Cette identité personnelle, stable, la liberté la rattache au corps propre comme à la totalité articulée ou la sphère de ses actions possibles, en laquelle elle se pose comme exerçant une causalité immédiate. Il y a une incarnation de la liberté, et c'est même la liberté qui façonne le corps. En d'autres termes, ce n'est pas l'homme qui se fait libre, mais la liberté qui se fait homme, comme si la liberté était au fond plus originaire que l'être humain. Dans le §18 du Système de l'éthique, Fichte écrit : "on doit former le corps aussi bien que possible dans tous les cas, afin de le rendre apte à toutes les fins possibles de la liberté."84(*) Chaque partie du corps articulé est en effet à la fois étroitement unie à toutes les autres parties à l'intérieur de l'ensemble qu'elles composent, solidaire des changements internes à cet ensemble, et parfaitement séparable comme partie simple susceptible d'un libre mouvement autonome. L'articulation des libertés exprime l'organicité de la sphère éthico-politique. La liberté éthique est une liberté incarnée, c'est toujours une liberté pour, le corps prolongeant son action dans celle des autres corps. Je ne suis pas une substance libre, je suis plutôt l'articulation d'une liberté qui prend son sens dans son rapport à d'autres libertés. Cette notion de corps est essentielle dans la déduction de l'applicabilité du concept de droit du Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science de Fichte. Le corps est la sphère propre de la liberté : "le corps matériel ainsi déduit est posé comme ce qui englobe toutes les actions libres possibles de la personne."85(*) Le corps contient la sphère des actions libres, il est la détermination matérielle d'un vouloir. Fichte détermine peu après les concepts de "partie", "organe" et "articulation", car "le corps articulé de l'homme est sens."86(*) Le corps n'est pas qu'un support matériel de la liberté, il trace son sens et en est un vecteur sensible, susceptible d'influencer les actes des autres corps : la sphère juridico-civile a pour fonction de régler ces influences et de faire que l'articulation des volontés de ces corps ne se fasse pas au détriment de certains. En effet, le corps n'est corps que parce qu'il est mû par une volonté, sinon il serait une simple masse, un simple agrégat composé de parties qui ne s'articuleraient pas entre elles.

La formation d'une communauté de corps n'est possible qu'à la condition qu'il y ait une juste interpénétration de ces corps, celle-ci ne peut donc pas se faire sans règles. "La loi juridique en tant que loi en général est déterminée. On a rendu manifeste qu'elle n'est aucunement une loi mécanique de la nature, mais au contraire une loi pour la liberté."87(*) Le corps obéit aux lois naturelles, mais il est aussi un mécanisme utilisé par la liberté au sein d'une dynamique d'inter-relations réglée par une éthicité. Rappelons que la détermination du concept de corps dans le Fondement du droit naturel intervient dans une section où l'inapplicabilité du concept de droit naturel n'a pas encore été montré. La liberté organise les corps sans que ceux-ci soient forcément conscients de sa présence, ce qui met en jeu une ruse de la liberté : "il est physiquement tout autant possible que des êtres raisonnables se traitent les uns les autres par la pure force de la nature, sans attention réciproque pour leur liberté, et que chacun limite sa force par l'intermédiaire de la loi juridique."88(*) La loi juridique n'est pas un mécanisme, mais elle peut être conçue mécaniquement pour ceux qui ne la reconnaissent pas par manque d'attention. La liberté n'est pas un fait donné et naturel mais un fait humainement incarné.

Les principes du droit et de l'éthique ne sont pas seulement formels, car le concept de corps prouve qu'ils sont également matériels. Ce qu'il y a de curieux dans le système fichtéen, c'est que le droit est déduit avant la morale contrairement à l'ordre traditionnel qui place systématiquement la morale avant le droit et déduit le droit de la morale. Cela est dû au fait que la doctrine du droit est la science qui tient le milieu entre la philosophie théorique et la philosophie pratique, le droit appartenant à deux législations différentes, celui de la raison pratique et celui de l'entendement théorique. Cette position intervient chez Fichte en 1796, car dans ses oeuvres de jeunesse, il maintenait une subordination du droit à l'éthique, et faisait comme Kant de la loi morale une source unique des droits de l'homme et du droit politique, notamment dans ses Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française. C'est dans le Fondement du droit naturel, qu'il entreprend de déduire le concept de droit et le distingue radicalement de la morale, ce qui ne signifie en aucun cas que le droit est supérieur à la morale mais seulement qu'il est différent d'elle. La rupture avec la critique kantienne est consommée : Fichte a modifié une première position individualiste et en rencontrant le problème d'autrui, a saisi la spécificité du droit par rapport à la morale. La doctrine du droit est théorique parce qu'elle parle d'un monde tel qu'il doit être trouvé. Le monde juridique doit exister si la raison pratique doit pouvoir atteindre la fin qui est la sienne dans le monde moral. Le monde juridique constitue la condition que suppose la réalisation de la fin ultime de notre raison pratique. À la différence du monde sensible, le monde juridique est le monde que nous devons produire, et c'est en sens que la doctrine du droit est également pratique. La réalisation du droit ne dépend pas de ma seule volonté dans son rapport à elle-même, mais des relations extérieures qu'entretiennent ces volontés. L'ordre juridico-civil a pour fonction de placer les volontés libres dans un certain rapport de connexions mécaniques et d'influences réciproques médiatisées par la contrainte. Un tel mécanisme n'existe pas comme un donné, il dépend de la liberté car c'est à nous de le produire, et c'est la raison pour laquelle nous parlons de fait incarné parce que c'est la volonté objectivée dans le droit qui meut les relations entre les différents corps.

b) L'espace juridico-politique coordonne ces différents corps.

Avant d'examiner la fonction propre de l'État, il faut mettre en évidence l'impossibilité d'une applicabilité du droit naturel. Or, la loi juridique d'action réciproque a été déduite en tant que condition de possibilité, et les conditions qui permettent que telle loi soit également applicable ont été également déduites. Les corps apparaissant les uns aux autres, font que chacun limite sa liberté en fonction du concept de la possibilité d'autrui. Une loi est en vigueur aussi longtemps qu'elle est voulue, mais comment puis-je avoir la garantie que les autres en feront autant ? Une relation juridique n'a de sens que si les autres la veulent aussi. Les actes de l'autre peuvent me montrer qu'il ne veut pas d'une relation juridique avec moi, et ainsi son comportement peut me libérer de la loi juridique parce qu'il rend inapplicable la loi. Il faudrait que je connaisse la totalité des actes à venir de l'autre pour savoir si j'entre avec lui en relation juridique. Par ailleurs, je ne peux juger l'ensemble des actes d'autrui qu'à la condition que je lui restitue sa liberté d'agir, c'est-à-dire que je cesse d'exercer sur lui ce droit de contrainte. Le droit de contrainte est un droit naturel de tout être raisonnable dès lors qu'un autre être raisonnable ne le traite pas comme tel, ce droit naturel est inapplicable car son applicabilité renferme une contradiction ; il n'existe pas de droit naturel, puisque la réponse au fait de savoir s'il est applicable ou non, suppose qu'on cesse de l'appliquer. Le droit de contrainte n'est applicable que par un tiers auquel l'un et l'autre remettent le pouvoir de juger de l'application. Le droit naturel ne devient applicable qu'en cessant d'être naturel, il devient un droit politique que les hommes remettent entre les mains d'une puissance qui leur est supérieure, à savoir l'État. "Il n'y a donc absolument aucune application possible du droit de contrainte, sauf dans une communauté : sinon, la contrainte est toujours seulement problématiquement légitime"89(*). Le droit naturel repose sur l'insécurité des actes d'autrui, son application est impossible parce que je suis incertain quant au respect des lois juridiques par autrui. Le droit est fait pour être appliqué, il requiert l'existence du corps sans laquelle la causalité de la volonté ne peut se manifester. Il requiert également, afin de garantir et de maintenir la réciprocité dans la liberté, un ordre de contrainte qui n'a pas d'équivalent dans le domaine moral. L'État a pour rôle d'assurer la sécurité de ses sujets et de coordonner l'activité des différents corps.

C'est grâce à une sécurité que la liberté des différents sujets peut pleinement se réaliser et sortir d'une indétermination. Cette sécurité correspond à la normativité des droits de chacun, l'interprétation de la norme étant uniquement l'affaire de l'État. Ce dernier n'a pas de valeur propre, il n'est qu'un moyen nécessaire mais qui ne doit pas subsister pour soi. La troisième section de la première partie du Fondement du droit naturel présente la réalité de l'État à travers des métaphores organologiques en le comprenant davantage comme unité d'une totalité rationnelle. L'individu accepte de rentrer dans un État quand il approuve sa constitution, parce qu'il la juge apte à obtenir une sécurité maximale. "C'est uniquement sous la garantie offerte par cette constitution déterminée pour sa sécurité que chaque individu est entré dans l'État."90(*) C'est par un contrat que l'individu accepte d'être membre de l'État, il lui doit obéissance, et s'il se démet de ses droits et ne reconnaît plus l'État, il doit alors choisir l'exil. Schottky, dans un article concernant la philosophie politique de Fichte, montre que le Fondement du droit naturel est construit sur un divorce entre une tendance libérale (l'individu n'est pas soumis complètement au Tout) et une tendance absolutiste (l'État comme stade nécessaire et incontournable du processus dans lequel la raison retourne à soi). L'État est une réalité nécessaire, mais à la différence des théories universalistes, l'individu n'est pas tout entier membre de l'État. L'évolution de la pensée politique de Fichte entre 1793 et 1796 est importante car en 1793, Fichte croyait à un intelligible pour tous, se déduisant immédiatement de la loi morale et obligeant inconditionnellement les particuliers, indépendamment de tout rapport à l'État. Or, en 1796, la déduction du droit est effectuée à partir de l'intersubjectivité, le concept de droit étant toujours rapporté à une relation réciproque et réelle entre les personnes dans un monde réel ; le concept de droit trouve sa réalisation non plus dans un simple système de normes ou dans un vouloir individuel conforme à la norme, mais exclusivement dans la communauté juridique réelle.

La force de l'État est de réaliser une certaine prospérité des citoyens, en assurant une sécurité maximale, le lien réel entre les individus étant l'intérêt commun. Il n'y a pas tant un divorce entre un point de vue libéral et un point de vue absolutiste qu'une correction réciproque de ces points de vue, car comme le dit Schottky "comme sphère de coercition possible, la vie juridique et politique est par essence déterminée par l'autre côté négatif de la communauté originaire : par le moment du laisser-libre réciproque. Garantir la sphère du libre-arbitre pour chaque individu est l'ultime fin immédiate de l'État."91(*) Les deux points de vue sont en fait solidaires, le divorce n'est qu'apparent, la fin du Fondement du droit naturel montrant que le concept de l'unité de l'État est conçu comme moment d'une métaphysique de l'unité, car la véritable unité est celle décrite dans la Sittenlehre de 1798, c'est-à-dire celle de toute l'humanité, l'unité morale, suprapolitique. L'État est un moyen qui vise sa suppression dans la réalisation d'une unité éthique en l'annonçant. Je ne dois pas me soumettre à ce dernier parce qu'il assure ma conservation (sinon on affirmerait le point de vue de Hobbes) mais surtout parce qu'il est la promotion de la fin idéale exprimée dans la loi morale, à savoir l'absolue souveraineté de la raison dans le monde sensible. La coexistence des corps dans l'ordre juridique est nécessaire en vue de la coexistence des corps spirituels dans l'ordre éthique.

Chapitre 4 : L'éthicité comme avènement de la liberté dans l'histoire.

1) La réorganisation de la réalité de l'histoire en tant que système de la liberté dans la nature chez Kant.

La philosophie de l'histoire s'inscrit dans la recherche plus générale de la possibilité de l'insertion de la moralité dans la nature, et de la réalisation d'une vocation à laquelle l'espèce humaine est appelée du fait même des dispositions que la nature a déposées en elle, encore que cette vocation ne s'accomplisse en définitive que par la liberté. Par la seule expansion des tendances naturelles à l'homme, se constitue un ordre qui prépare les voies à la moralité et fournit en même temps le point d'application que la raison transfigurera et animera d'une signification universelle. La finalité de la nature a sa fin hors de soi, dans les fins de la liberté ; elle prépare l'avènement de ces dernières, parce qu'elle engendre une structure et une organisation de la vie sociale propres à symboliser, mais aussi à appeler le règne de la raison. La vie éthique se déploie chez Kant entre l'organisation d'une société politique et juridique qui en est le soutien naturel et une république morale subordonnée à la libre adhésion des personnes.

La fin de l'histoire est justement la réalisation du droit et le problème essentiel dégagé par Kant est celui de la réalisation d'une société civile administrant le droit de façon universelle avec un maximum de liberté et un minimum de contrainte, société "qui possède la plus grande liberté, par suite aussi un antagonisme général de ses membres, et cependant la détermination et la garantie les plus exactes des limites de cette liberté afin qu'elle puisse coexister avec celle des autres"92(*). Il s'agit de l'Idée d'une communauté politique où la subordination disparaît parce qu'elle est consentie. Grâce à cette Idée, Kant articule les déterminismes naturels et la réalisation de la morale dans l'histoire. La morale est à la fin de l'histoire, il faut une téléologie naturelle pour que l'idée d'une fin morale de l'histoire se réalise. Nous devons nous fier au mécanisme de la nature pour contraindre les hommes à réaliser des fins morales avant d'avoir atteint la fin du processus. Tout se passe comme si la nature garantissait la paix perpétuelle par le mécanisme même des penchants.

La représentation pure d'un horizon permet de donner au progrès un terme qui est la fin naturelle de l'humanité. L'Idée d'une constitution civile parfaite est désigné comme un "Idéal platonicien (respublica noumenon)"93(*), c'est-à-dire la norme éternelle pour une constitution politique en général. Tout s'ordonne dans la nature par rapport à cette destination d'une humanité capable d'une liberté morale qui transforme, tout en l'accomplissant, une finalité impliquée dans la nature elle-même. La fin dernière de la nature, quand elle favorise la création d'une société civile qui maîtrise l'incohérence des penchants, c'est de se prêter à l'avènement de la moralité et d'un règne des fins. "La condition formelle sous laquelle la nature seule peut atteindre cette intention finale qui est la sienne est cette disposition dans le rapport des hommes entre eux, où, au préjudice que se portent les libertés en conflit mutuel, s'oppose au pouvoir légal dans un tout, qui s'appelle la société civile ; car c'est seulement en elle que peut se réaliser le plus grand développement des dispositions naturelles."94(*) Il n'y a de garantie suprême que dans l'action de la liberté, et, à cet égard, nulle prévision n'est, en toute rigueur, assurée. La nature s'autorise à espérer qu'il n'est pas vain de chercher dans l'ordre juridique l'expression la plus prochaine d'un rapport de la liberté et de la nature où celle-ci, par le jeu de ses seules forces, s'offre à l'influence du suprasensible et de la raison.

La constitution civile parfaite ne sera jamais atteinte, il y aura toujours une marge entre l'Idée et sa réalisation, car "Les Idées sont des concepts de la raison auxquels il ne peut se présenter dans l'expérience d'objet adéquat" parce que ce sont "des concepts d'une perfection dont on peut toujours approcher sans jamais l'atteindre pleinement."95(*) Il faut alors trouver une constitution juridique qui soit l'approximation phénoménale la plus précise de l'Idée d'une constitution parfaite, le sens de l'histoire étant la recherche de cette approximation. Il faut penser une formule institutionnelle adéquate à la réalisation de la liberté : la forme de la liberté prend place dans un rapport entre la formule de la loi morale et la formule politique qui puisse garantir un socle rigide à cette liberté. La forme institutionnelle la plus apte à approcher l'Idée de constitution civile parfaite est la République (Die Republik). La constitution républicaine ne désigne pas une forme de gouvernement mais plutôt une manière de gouverner, avec la prise en considération d'une séparation des pouvoirs. La République est à distinguer soigneusement de la démocratie, où c'est le peuple qui s'administre le droit, sans qu'il y ait une séparation effective des pouvoirs. Le peuple est souverain en démocratie, il exécute et juge ses propres décisions, cette façon de gouverner étant par essence despotique. C'est ce que Fichte relève, quand il commente le Projet de paix perpétuelle de Kant, car il écrit : « La République doit être soigneusement distinguée de la démocratie. Cette dernière est la constitution dans laquelle le pouvoir (Gewalt) exécutif et est par suite toujours juge de ses propres affaires ; ce qui manifestement une forme de gouvernement non conforme au droit. Le républicanisme est la constitution dans laquelle le pouvoir (Macht) législatif et le pouvoir exécutif sont séparés (ce dernier pouvant être confié à une ou plusieurs personnes) ; il instaure par suite le système représentatif. »96(*) La démocratie est incompatible avec le principe de représentation puisque le peuple ne peut être représenté que par lui-même. Il faut une séparation des pouvoirs et une représentation politique différente. L'approximation phénoménale de l'Idée d'une constitution civile parfaite n'est pas pour autant une république mondiale ou un ordre cosmopolitique unique, Kant ménage toujours un ensemble de pouvoirs et de contrepouvoirs pour éviter tout risque de despotisme. Il préfère alors l'idée d'une fédération d'États indépendants, qui ne proscrivent la guerre que s'ils sont républicains. Comme Fichte le note, « il ne peut pour des États, afin de sortir dans un rapport réciproque hors de l'état de guerre sans loi, y avoir aucun autre moyen que celui qui existe pour les individus : de même que ceux-ci se réunissent en vue d'un État civil, ils doivent le faire en vue d'un État des nations (Völkerstaat) au sein duquel leurs conflits sont tranchés selon des lois positives. »97(*) Cette fédération aurait pour but de maintenir la paix ; la volonté de paix a justement pour principe la liberté de paix et non le bonheur. Kant écrit dans la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la raison pure les lignes suivantes : « une constitution ayant pour but la plus grande liberté humaine d'après des lois qui permettraient à la liberté de chacun de pouvoir subsister de concert avec celle des autres (je ne parle pas du plus grand bonheur possible, car il en découlera de lui-même), c'est là au moins une idée nécessaire, qui doit servir de fondement non seulement aux premiers plans que l'on esquisse d'une constitution politique mais encore à toutes les lois. »98(*) La liberté nous commande de vivre en accord avec les autres hommes, qui sont eux-mêmes des hommes libres, c'est-à-dire de nous reconnaître réciproquement en tant qu'êtres libres, mais non pas seulement en tant que nous avons tels ou tels intérêts. Le droit pose dans le monde, dans l'extériorité, la liberté par laquelle nous avons une valeur absolue, la liberté morale. La liberté de l'homme en tant qu'être raisonnable, suprasensible, est le principe de la contrainte des lois. L'Idée d'une constitution civile parfaite est l'exigence des hommes en tant qu'ils sont des personnes et non des choses, et le principe d'un accord entre politique et moral.

La philosophie de l'histoire se constitue alors dans l'articulation d'un système de la nature et d'un système de la liberté, c'est-à-dire entre un système des fins dernières et la fin ultime de l'humanité qui est sa destination. Elle n'est pas seulement médiatrice entre l'intelligible et le sensible ; elle ne préfigure pas seulement le règne de la raison ; elle indique à la liberté les fins qu'il lui appartient de poursuivre, puisque la sagesse de la nature a commencé de réaliser ce qui, du point de vue de la raison pure et de l'Idée, aurait pu apparaître comme une utopie. L'histoire de l'homme est bien toujours l'histoire de la liberté, mais c'est d'abord celle d'une liberté contrainte, pressée par la nécessité, avant d'être celle d'une liberté qui, par la reprise de cette nécessité, la transcende, et l'utilise pour des fins supérieures. L'Idée d'une constitution civile parfaite est une Idée régulatrice centrale pour la liberté du sujet éthique car l'éthicité, en tant que ce qui joint la morale et la politique, permet de préciser la finalité libre. Cette Idée correspond à une architecture de la liberté inachevée, architecture qui est en mouvement, et c'est d'abord la nature qui nous pousse à construire cet ensemble architectural. L'Idée de la liberté n'est pas une norme abstraite, mais une norme concrète qui exprime l'interaction entre deux ordres, celui de la nature et celui de la liberté.

2) Progrès de la liberté comme indication d'une possibilité de vie suprasensible chez Fichte.

Si nous nous plaçons du point de vue de la moralité supérieure, en lequel le sujet détermine le rapport du sujet à l'objet, nous sentons alors l'exigence du progrès qui nous conduit au-delà du monde du progrès, vers une vie future, suprasensible où la volonté pure, "fin dernière de la raison" pourra enfin régner. 99(*) L'histoire est l'histoire de la formation du sujet en sujet éthique, cette transformation nécessitant des médiations efficaces et certaines. Il s'agit en fait de dépasser le seul point de vue subjectif en posant un monde intelligible. Le sujet éthique est un nouveau sujet, qui diffère du sujet politique : la transformation du sujet en sujet éthique s'effectue par la transformation du concept même de sujet, que nous verrons dans la troisième partie de notre travail. Cette transformation accompagne un dépassement de la moralité par rapport à elle-même, qui implique une révolution de la philosophie fichtéenne et un accès au point de vue de la religion où l'objet absolu qu'est Dieu, détermine le sujet-objet pratique par une volonté infinitisée. Cette volonté infinie se détermine à l'aide d'une lecture du progrès dans le monde sensible, lecture significative en ce sens que les signes de ce progrès nous indiquent la possibilité d'une vie future dépassant le progrès lui-même. Le progrès est infini dans son essence, il ne se caractérise pas par la différenciation de sa forme, mais plutôt comme l'indication de sa négation suprasensible. Il n'est pas une visée d'instauration du futur, il signe en fait la possibilité d'une autre vie radicalement différente. "C'est alors que le monde éternel se lève plus éclatant face à moi et que la loi fondamentale de son ordre apparaît clairement à mon oeil spirituel. En ce monde la volonté, inaccessible à tout oeil mortel, la volonté telle qu'elle est dans l'obscurité secrète de mon âme, est purement et simplement le premier terme d'une chaîne de conséquences qui court à travers tout le royaume invisible des esprits -de même que, dans le monde terrestre, l'action, c'est-à-dire un certain mouvement de la matière, est le premier terme d'une chaîne matérielle s'écoulant à travers le système entier de la matière"100(*). Je suis à la fin de la chaîne matérielle et au début de la chaîne éthique, il n'y a pas continuité entre ces deux chaînes mais rupture, la fin de la première indiquant simplement la possibilité de la deuxième. Le progrès de la liberté indique une promesse, l'homme se définissant par l'espoir. Nous ne sommes pas libres mais nous devenons libres, la liberté n'est jamais un acquis. La liberté prend son sens dans l'orientation du vouloir vers un idéal éthique. Il y a comme un appel à la liberté pour que l'homme surmonte sa nécessité dans la vie éthique. Comme l'écrit Jean-Christophe Goddard, la liberté "rapporte ce qu'elle voit, les possibles, à son voir déterminé, les appréhende comme siens, c'est-à-dire ce par quoi il lui échoit de se déterminer dans une réalisation, qui, bien que partielle à l'égard de l'infini ouvert par la possibilisation du réel en quoi elle consiste, engage la totalité de son être"101(*). La liberté est un engagement dans l'avenir, et l'histoire correspond à la détermination progressive de celle-ci. C'est l'imagination, en tant que faculté du flottement (Schweben), qui permet d'ouvrir infiniment cet avenir : les hommes, dans l'ordre juridico-politique, ont à imaginer un avenir commun et cet avenir commun ne peut être qu'éthique, car la réalisation éthique est la détermination véritable de la liberté. L'éthique est toujours de l'ordre de l'avenir, car comme l'écrit Jean-Christophe Goddard, "l'éthique ne formule pas originairement ses questions par rapport à une réalité préexistante face à laquelle le sujet aurait à déterminer sa place et son comportement."102(*) Le sujet est toujours tendu, dans un effort constant, vers la réalisation progressive de sa liberté dans l'éthicité.

L'ordre juridico-politique assure un socle rigide permettant au lien éthique de s'affirmer mais il n'a pas la même signification chez Kant et chez Fichte puisque pour le premier, cet ordre se sublime pour faire advenir une pureté éthique alors que pour le deuxième, cet ordre vise sa propre négation pour qu'un espace véritablement éthique se réalise. Il est une médiation qui indique une rupture chez ce dernier. L'histoire elle-même prend un nouveau sens, parce qu'elle prépare les conditions d'un avènement d'un ordre éthique ; cela ne signifie pas qu'elle soit une éthicité en gestation ou en incubation, mais un progrès vers une détermination éthique de la liberté qui redéfinisse le sujet en sujet de la communauté éthique. Il s'agit alors de caractériser cette communauté et de saisir pleinement ses contours.

TROISIÈME PARTIE :

Mise en oeuvre d'une communauté spirituelle qui signe le dépassement de la moralité par elle-même.

Chapitre 5 : L'idéal de la moralité nous élève pour nous inscrire au sein d'une "communauté éthique" chez Kant.

1) Cet idéal de la moralité est une idée de la religion : rapport entre Église invisible et Église visible.

La religion doit être au principe de la communauté éthique universelle, dont l'unité est assurée par un législateur commun. Kant définit l'Église invisible de la manière suivante : "une cité éthique sous la législation morale de Dieu est une Église qui, en tant qu'elle n'est pas l'objet d'une expérience possible, se nomme une Église invisible."103(*) Une telle Église n'est cependant compréhensible que schématisée, c'est-à-dire grâce à une Église visible, statutaire et historique. L'idéal de la moralité est une idée de la religion qui s'incarne dans cette Église visible, structurée par l'Église invisible. Les hommes sont toujours déjà unis dans des croyances d'église comme ils sont toujours déjà soumis, par ailleurs, à un pouvoir sous une loi de contrainte. Or, pas plus que la raison ne peut former par elle-même un gouvernement, pas plus elle ne peut produire le schème de la religion, c'est-à-dire une foi d'église statutaire. Le schème sensible d'une pure foi religieuse existe pourtant bien, c'est le christianisme. Le principe de la foi chrétienne n'est autre que la loi morale et la béatitude promise par lui n'est que la conséquence de la volonté sainte. La promesse d'un royaume de Dieu, hors du monde, alors que cependant la seule sainteté des moeurs est ordonnée en cette vie, est la seule solution historique jamais donnée au problème du Souverain Bien. La révélation de ce qu'est Dieu permet de fonder l'espérance et jamais le devoir comme tel. Il ne faut cependant pas oublier que le christianisme historique a donné prise à de nombreuses illusions et à de nombreux despotismes. Le rapport entre Église invisible et Église visible est un rapport qui montre la difficulté de l'élévation de l'homme au niveau de la communauté éthique.

Il faut pour cela, rappeler les distinctions essentielles faites entre état de nature juridique, état de nature éthique et communauté éthique, distinctions qui figurent dans La religion dans les limites de la simple raison. Nous devons d'abord faire la différence entre un état juridique civil et un état éthique et civil, car "un état juridique civil (politique) est un rapport réciproque des hommes entre eux, dans la mesure où ils sont soumis à des lois de droit publiques (qui sont toutes des lois de contrainte). Un état éthique et civil est celui où ils sont unis sous des lois qui ne contraignent pas, c'est-à-dire de pures lois de la vertu."104(*) Or, de même qu'on distingue de l'état juridico-civil, un état juridique, de même on distingue de l'état éthico-civil, un état éthique. Dans ces deux derniers cas, chacun se donne sa propre loi, le devoir ne pouvant pas être imposé par une autorité publique. Une société éthico-civile est une république morale, elle peut parfaitement se fonder dans une société juridique existante et comprendre les mêmes membres qu'elle. En fait, elle ne peut se constituer que si cette autre société existe déjà. Or, dans une société politique, les citoyens se trouvent déjà dans un état de nature éthique et le passage de l'état de nature éthique à une communauté éthique, délivrée de la contrainte, ne peut pas se faire sous l'égide de la société civile, autrement dit, la société civile n'est pas programmée pour réaliser ce passage. "En effet, que la société civile puisse obliger ses citoyens à entrer dans une communauté éthique, ce serait une contradiction puisque celle-ci implique en son concept la liberté par rapport à la contrainte."105(*) Un législateur ne peut pas imposer par la contrainte une constitution qui devrait réaliser des fins éthiques. L'homme doit impérativement sortir de l'état de nature éthique s'il veut accéder à la communauté éthique et en être un membre, parce que "l'état de nature éthique est un état d'incessantes attaques du mal, qui se trouve en l'homme et chez ses semblables et qui fait qu'ils pervertissent réciproquement leur disposition morale."106(*) L'instabilité de cet état de nature ruine la possibilité d'un établissement même de la liberté. Or, la communauté éthique, ou le "corps éthique" comme le nomme Kant, ne peut pas être légiféré de la même manière que le corps politique. Alors que la législation du corps politique vise à "restreindre la liberté d'un chacun aux conditions sous lesquelles elle peut coexister avec la liberté d'autrui suivant une loi universelle"107(*), la législation du corps éthique instaure positivement des lois qui réalisent la moralité. Le législateur d'une telle communauté ne peut pas être le peuple mais Dieu, car lui seul sait ce que sont les vrais devoirs. Les lois éthiques ne peuvent émaner que de sa perfection, ces lois réalisant le Bien. La communauté éthique peut être saisie sous le schème du peuple de Dieu, elle est l'Idéal auquel doivent parvenir les hommes. Cet Idéal n'est jamais complètement réalisable, il est la destination et la définition de l'Église visible : "L'Église visible est l'union effective des hommes en un tout qui s'accorde avec cet Idéal."108(*) Seul Dieu est capable de rendre un peuple moral, les hommes devant s'approcher indéfiniment de cette moralité. Une république morale sous des lois divines est une Église qui, dans sa conception pure, n'est pas objet d'expérience, qui est donc l'Église invisible, modèle de l'Église visible. L'Église visible est la société effective des hommes en vue de faire arriver sur la terre autant que possible le règne de Dieu. Ses caractéristiques sont les suivantes : premièrement, l'universalité, c'est-à-dire que si elle est divisée en des confessions différentes, elle doit accorder ses principes universellement dans une Église unique ; deuxièmement, la pureté, parce qu'elle ne peut admettre que des mobiles moraux puis troisièmement, la liberté, qui se manifeste dans l'indépendance par rapport au pouvoir politique et dans l'absence d'une domination quelconque d'un individu qui s'approprierait les relations intimes des membres ; quatrièmement, elle doit avoir une immutabilité dans sa constitution, parce qu'elle ne doit pas s'opposer aux changements exigés par les circonstances, du fait qu'elle se réfère toujours à des principes certains, déterminés par l'idée de sa fin. Il n'y a que la foi religieuse pure qui puisse fonder une Église universelle, car elle est une foi de la raison, et à ce titre elle est communicable à tout homme, tandis qu'une foi historique, reposant sur des faits, ne peut valoir que dans des limites de temps et de lieu. Le rapport entre la communauté éthique et sa schématisation sensible implique un effort constant des hommes pour atteindre une solidarité morale. Il faut une communauté éthique, au-dessus de la paix civile et internationale, reposant sur elle mais la fondant. Ne perdons jamais de vue l'image de la clé de voûte : la clé de voûte ne peut être placée au sommet de l'édifice qu'elle fait tenir debout qu'en dernier lieu ; c'est pourquoi l'ouvrage qui traite de la communauté éthique est tardif et, s'il vient à la fin, il ne bouleverse pas le système mais l'achève, permettant alors seulement de comprendre la véritable paix de l'humanité, pensée comme peuple de Dieu.

2) L'éthicité dépasse la religion, elle solidarise les êtres raisonnables autonomes : l'espace éthique est de nature religieuse mais ne se réduit pas à elle.

a) Dignité du sujet éthique qui ne doit sa perfection qu'à lui-même.

L'accès à la communauté éthique implique une contrainte morale, celle qui me détermine à agir par respect pour la loi morale et par soumission au devoir. La dignité du sujet dépend de cet effort à persévérer dans la moralité. La dignité (die Würdigkeit) n'a rien à voir avec l'illusion du mérite, où l'homme vit dans une autosatisfaction ; elle est plutôt proche d'une humilité respectueuse, où l'homme prend conscience de son rang. "Nous sommes sans doute des membres législateurs d'un royaume moral, qui est possible par la liberté et qui nous est représenté par la raison pratique comme un objet de respect, mais en même temps nous en sommes les sujets et non le souverain, et méconnaître notre position inférieure comme créatures, rejeter présomptueusement l'autorité de la loi sainte, c'est déjà faire défection à la loi en esprit, quand même on la remplirait à la lettre."109(*) Notre dignité consiste à reconnaître notre position dans une hiérarchie et à respecter ce qui nous est supérieur, ce respect fondant notre humanité même. Avoir conscience de cette position inférieure, c'est aussi prendre en considération les devoirs qui nous lient à ce qui nous est supérieur. Nous prendre pour les souverains de ce monde serait la pire erreur que nous pourrions faire, elle ruinerait la possibilité même d'une vie morale commune, elle serait une intrusion de l'amour de soi, qui n'a plus aucun respect, parce qu'il ne reconnaît rien de supérieur à lui. L'illusion du mérite est justement inspirée par cet amour de soi, qu'une bonne éducation doit savoir réprimer. « C'est le devoir, et non le mérite, qui doit avoir sur l'esprit non seulement l'influence la plus déterminée, mais encore, s'il est représenté dans toute la lumière de son inviolabilité, l'influence la plus pénétrante. »110(*) Cette dignité est rendue possible par la culture du devoir et de l'effort, ce que Kant appelle une « méthodologie » pratique, qui diffère de toute méthode spéculative. « On entend plutôt par cette méthodologie la façon dont on peut donner aux lois de la raison pure pratique un accès dans l'esprit humain, de l'influence sur ses maximes, c'est-à-dire la façon de rendre la raison objectivement pratique également subjectivement pratique. »111(*) Il s'agit de fonder une attitude et de cultiver les intentions morales du sujet, pour qu'il ait une force d'impulsion vers le Bien et qu'il regarde vers cette communauté éthique qui est toujours à venir.

L'éducation, par la contrainte, arrachait le sujet à ses penchants sensibles pour l'orienter vers cette éthicité, mais nous avons vu que cet effort d'arrachement, l'élève ne le devait qu'à lui-même ; on peut le guider, et c'est le rôle fondamental du professeur, mais jamais lui imposer un caractère de l'extérieur. « L'attention de l'élève reste fixée sur la conscience de sa liberté, et, quoique ce renoncement excite au début un sentiment de douleur, il lui annonce pourtant, en le soustrayant à la contrainte même des vrais besoins, une délivrance à l'égard des diverses formes de mécontentement où le plongent tous ces besoins, et rend l'esprit capable d'éprouver un sentiment de satisfaction vers d'autres sources. »112(*) L'élève se convertit au degré le plus haut de sa liberté, il tourne son regard vers elle, et « les autres sources » constituent un appel (au sens de Beruf, vocation) à devenir membre de cette communauté, qui n'est en aucun cas un cercle fermé. Cette conversion est de nature religieuse, au sens où elle engage notre liberté vers quelque chose d'infini, mais dépasse le religieux lui-même, pour fonder un espace purement éthique. La religion devient une schématisation de cette éthicité, qui accomplit le degré le plus haut de la liberté et qui montre un dépassement de la moralité par elle-même, dans la mesure où cette dernière transcende le point de vue religieux. Kant cherche à fonder une science pratique pure, qui concerne un choix de vie qui met l'homme sur le chemin de cette communauté. « En un mot, la science (recherchée de manière critique et engagée avec méthode) est la porte étroite qui conduit à la doctrine de la sagesse, si l'on entend par là non seulement ce qu'on doit faire, mais aussi ce qui doit servir de règle aux maîtres pour bien tracer et faire connaître le chemin de la sagesse. »113(*) Cette doctrine de la sagesse est l'autre nom pour une science éthique pure, qui examine les principes pour bien mener sa vie, conformément à la morale. Cette « porte » est « étroite », c'est-à-dire qu'elle est difficile d'accès, le chemin est donc périlleux, l'homme est ce pèlerin éthique qui doit toujours veiller à rester sur ce chemin.

Heidegger fut très sensible à ce concept de « chemin » puisqu'il le reprend, pour commenter Kant, en évoquant les deux chemins de la liberté, celui de la liberté transcendantale et celui de la liberté pratique. C'est ce second chemin qui est d'ailleurs essentiel, car « il ne vise plus la liberté comme un mode possible de causalité dans le monde, mais comme privilège spécifique de l'homme en tant qu'être raisonnable. »114(*) C'est ce pèlerinage qui constitue l'homme comme être essentiellement libre. Ce deuxième chemin oriente l'homme uniquement vers une praxis éthique, il est pour ainsi dire proprement humain : « le premier chemin traite de la liberté possible d'un étant sous-la-main en général, le deuxième de la liberté effective d'un étant sous-la-main déterminé, de l'homme comme personne. »115(*) Dans ce deuxième chemin, nous ne sommes plus dans l'ordre des conditions de possibilité de cette liberté, à « possible » s'oppose « effective » et à « général » s'oppose « déterminé ». L'homme se détermine comme humain dans la praxis éthique, sa liberté est « effective », c'est-à-dire qu'elle se concrétise dans la recherche de l'éthicité. L'homme passe du genre humain, du « général » à ce qui lui est directement spécifique, et c'est pourquoi ce deuxième chemin est une « porte étroite », parce que nous avons une détermination beaucoup plus précise que sur le premier chemin. C'est la responsabilité de l'homme comme personne, qui fonde sa dignité.

b) Sens de cette communauté d'êtres colégislateurs.

La communauté éthique se structure autour de l'Idée d'un Être souverain et moral parfait mais les membres participent à sa législation, car ils en sont les corps indissolubles. Comme l'écrit Heidegger, « la liberté pratique est à soi-même législation, volonté pure, autonomie. »116(*) C'est cette législation qui exprime fondamentalement l'essence de la liberté, car la liberté pratique est en fin de compte cette essence. Les membres de la communauté éthique sont des membres auto-responsables qui sont en rapport les uns les autres au sein d'une praxis éthique. Ils ne sont pas liés de façon contingente mais de manière universelle et nécessaire. C'est une communauté d'êtres intelligibles qui ont dépassé leur finitude pour s'infinitiser dans l'éthicité : je « me représente dans un monde qui possède une infinitude véritable »117(*). Le concept de sujet est alors transformé, Kant parlant également de « mon invisible moi »118(*). La communauté éthique ne peut être qu'une communauté de personnes, réalisant ainsi l'essence de la liberté. Le sujet s'infinitise, il ne se situe plus entre une série sensible et une série intelligible, c'est-à-dire qu'il ne se caractérise plus dans une finitude résignée à cause d'une impossible coïncidence entre ces deux séries. Il retrouve le point de vue univoque de la loi morale, qui s'applique autant à Dieu qu'à lui-même, puisque pour Dieu, la loi morale est une loi de sainteté, alors qu'elle est une loi du devoir pour l'homme. Les membres de cette communauté se constituent uniquement comme des fins en soi. On peut affirmer, dans une certaine mesure, que le véritable sujet éthique est cette communauté, tant les liens des membres entre eux sont indissolubles. Chaque membre est comme l'expression et le reflet propre de cette communauté spirituelle. La liberté a alors un fondement ontologique authentique dans l'existence de cette communauté, qui dépasse en son sens sa schématisation sensible. L'idée d'une communauté éthique ne peut s'accomplir que d'une manière religieuse dans le monde, à travers le rapport d'une Église visible et d'une Église invisible, mais cela ne signifie pas que le lien éthique ait une nature uniquement religieuse. La religion est nécessaire pour schématiser ce lien éthique et pour placer l'homme dans la direction de sa véritable humanité, c'est-à-dire sur le second chemin de la liberté, car l'homme ne peut pas se passer de la religion pour l'accomplissement de son éthicité.

Chapitre 6 : Transfiguration de l'intersubjectivité en interpersonnalité chez Fichte.

1) Le monde des êtres libres dépasse l'impérativité catégorique formelle : mise en présence de l'Absolu.

a) Liberté du sujet éthique : manifestation de l'image de l'Absolu.

En posant le suprasensible comme fin de la raison, nous sommes passés du côté de l'objet, qui n'est plus monde mais volonté divine produisant et ordonnant immédiatement ce suprasensible. La moralité nous a alors conduit au point de vue de la religion, où Dieu, l'objet absolu, détermine le sujet. C'est à nous qu'il revient de travailler à produire ici-bas « une grande communauté, Une, libre et morale. »119(*) qui soit à l'image de cette volonté. L'objet absolu ne détermine plus simplement le sujet mais bien le rapport de ce sujet à l'objet. Dieu est acte, et la philosophie de la religion ne peut nier l'acte qu'elle pose. Elle doit faire retour de la position de l'acte vers l'activité pure en laquelle le sujet agissant se trouve enveloppé. Le dépassement de la moralité implique la position d'une philosophie de la religion qui substantifie le contenu moral, sachant que la philosophie de la religion n'est pas la religion elle-même. La philosophie de la religion traite du postulat de la philosophie pratique, elle est l'interprétation de la raison à la fin de la moralité, lorsqu'un ordre moral du monde s'est constitué. Elle correspond à l'implantation d'une moralité supérieure qui n'est pas une loi ordonnatrice, mais une loi créatrice d'une réalité spirituelle. C'est une morale de l'aspiration qui s'oppose à une morale de l'obligation, qui régnait au sein du monde juridique. L'éthicité conduit le sujet vers une morale pleinement créatrice où il y a une saisie de plus en plus appropriée de l'acte comme acte pur. Ce n'est pas dans un agir individuel mais universel qu'on appréhende cette activité pure. Le sujet fichtéen est un sujet dialectique, il s'appréhende comme fini et comme Moi pratique, visant et se visant lui-même, c'est-à-dire le Moi Absolu. Le sujet n'est pas le Moi absolu, parce que ce dernier correspond à un acte pur qui échappe fondamentalement à la conscience.

L'éthicité nous met en présence d'une réalité spirituelle nouvelle : « la liberté, au sens d'une hésitation flottante entre plusieurs choses possibles, n'est pas la vie, mais seulement un préliminaire ou une introduction à la vie réelle. Il faut bien, à un moment donné, s'arracher à l'indécision pour se décider et agir, et c'est alors que commence la vie. »120(*) Il faut passer d'une liberté de choix (on retrouve le flottement propre à l'imagination, où plusieurs avenirs possibles sont imaginés) à une vie selon la liberté, une vie spirituelle où l'éthicité est accomplie. La vie selon la moralité est une vie à l'image de l'Absolu, et c'est ici que nous saisissons le centre génétique de l'élaboration définitive de l'éthique de Fichte. La décision volontaire pour cette vie, nous met en contact avec l'essence divine, car « c'est l'essence même qui seule existe et peut exister, qui ne doit son existence à rien d'autre, c'est l'essence divine qui se manifeste dans le phénoménal et se rend directement visible ; en conférant au phénomène un caractère originel et libre, elle s'impose à la foi. »121(*) L'éthicité nous conduit vers une vie rigoureusement autonome, cette autonomie étant l'image de l'Absolu qui n'a besoin de rien pour subsister. Cette vie est éternelle, elle est une activité du devoir-être, tournée éternellement vers un horizon qu'elle ne peut atteindre. La vie divine « ne se manifeste [...] jamais comme un être existant et donné, mais comme quelque chose qui doit être et qui, une fois devenu ce qu'il doit être, se manifestera de nouveau comme devant être éternellement, si bien que cette vie divine échappe toujours à la mort de l'être déterminé. »122(*) La vie divine n'est pas une vie indéterminée mais une vie qui se détermine toujours plus, la détermination étant toujours à venir et c'est pour cela qu'elle fonde une espérance.

b) Orientation vers une science philosophique de l'éthique : action du sujet éthique vécue depuis son enracinement métaphysique.

Consistant dans une perpétuelle reprise et dans une invention de tous les instants, notre vie est l'accomplissement de la création du monde par le Verbe divin, non pas comme la création d'un ordre figé, mais d'un ordre actif et lui-même vivant, qui passe par la liberté et sollicite toutes les libertés en vue de l'édification d'une société spirituelle qui est le point le plus élevé auquel tend la liberté. Fondé par la liberté, ce monde n'est pas l'objet d'un pur spectacle, ce n'est pas un monde à contempler, mais un monde à façonner et à remodeler en permanence, l'éthicité ne nous amenant jamais vers un état achevé. La science philosophique de l'éthique désigne cette science qui fonde un système transcendantal du monde intelligible ; le but de l'humanité, au cours de sa vie sur terre, est de régler avec liberté tous les rapports en son sein sur le modèle de la raison, afin de ménager un accès à ce monde intelligible. Ainsi, l'accès à ce monde intelligible nécessite la renaissance du sujet comme sujet éthique, et cela n'est possible que s'il y a soumission pratique de l'être à la liberté. Comme l'écrit Bernard Bourgeois, « l'idéalisme éthique démontre dans son contenu même la légitimité, le droit de la présupposition à laquelle il doit son existence de fait : l'absoluité de la liberté qui fonde tout le reste. Il ne se contente pas d'affirmer que seule la croyance en la liberté peut amener à penser que le Moi pose l'être, mais établit que le Moi ne pose l'être que parce qu'il est liberté. »123(*) Cette science philosophique de l'éthique s'enracine dans une vie spirituelle constamment tournée vers l'activité morale et rendue possible par l'affirmation originaire de cette liberté, qui n'est pas une condamnation, mais une promesse. Cette science permet au sujet d'effectuer un recommencement absolu dans sa vie, recommencement qui l'ouvre à un monde nouveau. « Le brouillard qui m'aveuglait se dissipe à mes yeux. Je reçois un nouvel organe, et c'est, en lui, un monde nouveau qui s'ouvre à moi. Il s'ouvre à moi exclusivement par le commandement de la raison et ne se rattache en mon esprit qu'à ce commandement. »124(*) Le sujet regarde un monde nouveau, car la liberté éthique a modifié son oeil et l'a transformé en oeil spirituel. L'éthicité donne au sujet de nouveaux organes pour voir ce monde et y agir, car ce monde n'est pas seulement l'objet d'une contemplation.

L'intention de Fichte est double, puisqu'il veut d'une part fonder l'unité du Savoir en deçà de la disjonction du théorique et du pratique, et d'autre part dépasser l'éthique telle que l'avait établie Kant dans une doctrine supérieure du savoir « moralement » qualifiée, puisque par elle-même, elle devait ouvrir la perspective d'une moralité supérieure. Cette science philosophique de l'éthique reconsidère le concept de devoir-être qui, comme impératif, est un principe immédiat de la moralité. Celui-ci est déterminé par lui-même dans une doctrine de la morale, mais dans une doctrine supérieure du savoir, il est déterminé par la réalité interne de Dieu. Or, celui qui ne sait décrire le concept moral que comme loi morale, c'est-à-dire comme impératif catégorique et postulat, ne le connaît qu'en image et à travers un représentant. La raison se sait image de la positivité infinie de l'Être absolu, elle est destinée à être adéquatement ce qu'elle est à l'origine. La science de l'éthique doit manifester le sens ultime de la vie de la raison et mettre en lumière le contenu réel et définitif de toute action rationnelle. Le devoir-être avait chez Kant un sens primordialement formel ; l'impérativité fut sa seule façon d'être, grâce à laquelle il reposait sur lui-même en autonomie fermée. Fichte veut dépasser cette dimension formelle et s'orienter vers une doctrine réelle de la morale (Sittenlehre). La science philosophique de l'éthique met en évidence que le devoir-être n'est pas un simple impératif catégorique et formel, sa réalité venant du fait qu'il est l'image de l'Absolu. L'auto-réalisation de la raison comme image de l'Absolu constitue le sens et le contenu définitifs auxquels sont ordonnés tout devoir et toute action morale concrète. On aurait alors une différenciation entre une moralité inférieure, qui aurait une fonction positive dans la régulation des actions quotidiennes mais qui ne répondrait pas pleinement aux exigences d'une science philosophique de l'éthique et une moralité supérieure, dans laquelle l'action humaine serait comprise et vécue depuis son enracinement métaphysique. La science philosophique de l'éthique va beaucoup plus loin que le criticisme radical kantien qui, comme le dit Manzana, « malgré son orientation vers l'universalité de la loi morale ne peut pas fonder une éthique de responsabilité ordonnée à la communauté humaine réelle, mais seulement une éthique de l'intention et de l'intériorité, orientée aussi, en réalité et en dernière instance, vers le salut personnel. »125(*) Ce qui lie et donne un véritable contenu à cette éthique de la responsabilité, c'est l'image de l'Absolu. Kant en est resté à l'auto-responsabilité éthique de la personne comme condition préalable pour devenir membre du corps éthique, sans assumer jusqu'au bout la transformation radicale de l'individu dans la communauté éthique.

2) La réalité du « nous » comme sujet transformé.

Le passage d'un ordre juridico-civil à un ordre purement éthique implique la transformation d'une intersubjectivité en interpersonnalité, c'est-à-dire que l'on passe d'une communauté de corps à une communauté de corps spirituels, retrouvant ainsi un sens monadique ; le corps n'est plus la déduction matérielle de la liberté, il revêt une dimension de réceptivité qui soutient l'activité infinie de l'homme. Je suis à la fois émetteur et récepteur, la vie de ce grand corps qu'est la communauté spirituelle étant animée par la transmission du contenu éthique. L'intersubjectivité était le premier stade où les corps libres interagissaient entre eux, l'éthicité, elle, désigne le stade supérieur dans le resserrement des libertés. Le contenu éthique concentre les valeurs qui coordonnent les différents corps : « éthique » n'est pas un adjectif qualifiant l'état du sujet ou un état postulé et souhaité par le sujet, mais est ce qui réalise le sujet. L'interpersonnalité ne permet plus de définir le sujet comme personne mais expose la réalité d'un « nous », dans la mesure où Je est pour les autres : « je ne mourrai absolument pas pour moi, mais seulement pour les autres. »126(*) La mort est l'occasion d'une renaissance, elle est l'abolition d'une vie sensible, soumise à la réalité du Moi, pour une vie suprasensible exprimant la réalité d'un Nous. Dans l'élaboration de l'intersubjectivité, l'autre pouvait être réduit à un alter ego posé par moi, à quelque chose qui doit être posé devant moi, afin que soit possible mon auto-position comme Je, et que je dois accepter pour l'unité et la cohérence avec moi-même. Cela pouvait suffire à déterminer l'assise des relations juridiques qui constituait le but de cette intersubjectivité. Dans l'espace intersubjectif juridique, chaque sujet avait conscience de son être-limité et en même temps de sa relation aux autres libertés et en la possibilité d'un nous. L'imagination avait un rôle fondamental en ce qu'elle délivrait une intentionnalité éthique et autorisait une ouverture sur un avenir de la communauté. Les sujets pouvaient imaginer l'avenir de leur communauté et ainsi pressentir cette nouvelle forme d'intersubjectivité que constitue l'interpersonnalité. L'intersubjectivité n'est pas encore la mise en oeuvre de la réalité d'un « nous », elle est la relation entre un toi et un moi « comme si le principe même de l'intersubjectivité, avant toute rencontre effective, habitait au coeur de la conscience, était constitutif du rapport même du moi à soi-même, le moi se dédoublant originairement en un moi et un toi, tutoyant la vie qui l'habite, l'épousant et la voulant dans la ligne qu'il trace et qu'elle laisse en lui. »127(*) L'intersubjectivité avait marqué une évolution très nette de la philosophie de Fichte puisque dans le Fondement du droit naturel, le droit était déduit à titre de condition de possibilité de l'intersubjectivité, celle-ci étant elle-même la condition de possibilité de la subjectivité, c'est-à-dire de la conscience de soi et de la conscience morale. C'était grâce à l'initiative de l'autre, qui m'appelait à l'activité, que je prenais conscience de moi-même comme sujet libre et fini.

Or, l'interpersonnalité est la théorie supérieure de l'intersubjectivité et repose sur la compréhension du monde des esprits (du « nous ») comme mise en présence de l'Absolu. L'Autre et la communauté sont devant moi comme quelque chose qui est bon et qui doit être absolument. Le but dernier de l'action morale est une réalité interpersonnelle, une communauté des je et des tu constitués intersubjectivement, réciproques et libres. Ce monde des sujets libres est alors le seul monde qui soit à la mesure de la raison et qui manifeste l'Absolu. Voilà la configuration dernière de la communauté suivant le concept de liberté et qui doit être la base de la téléologie éthique au sein de la philosophie de l'histoire. Le concept de l'agir moral s'approfondit alors en même temps que le concept de l'Absolu. L'interpersonnalité n'est pas seulement la communication entre le vouloir fini et le vouloir infini mais est l'unité, la communion entre la vie finie et la vie infinie. La vie infinie n'est pas le terme inaccessible de l'effort, l'au-delà visé par le sujet ; elle est là dans la présence de l'amour qui l'accueille. C'est le concept d'amour qui prouve la réalité du nous au sein de l'interpersonnalité, concept nécessaire qui n'était pas requis pour la fondation d'un ordre intersubjectif juridique.

CONCLUSION :

L'interpersonnalité ouvre de nouvelles perspectives à l'éthique, elle permet l'auto-réalisation de l'individu en même temps qu'une éthique de responsabilité communautaire et sociale. L'impératif prend alors un nouveau sens, car l'homme en s'y soumettant, le réeffectue de manière positive en saisissant son authenticité, celle qui s'inscrit dans une relationnalité subsistante. On atteint de ce fait la vérité d'un vouloir moral qui désigne le passage de l'idéalité à la réalité à travers la constitution d'un monde selon le concept de liberté. La liberté du sujet éthique transforme le sujet et l'installe dans un espace réel de communication et d'interaction non-répressive et positivement libre. Chez Kant, la liberté du sujet éthique s'accomplit dans un lien communautaire idéalisé, cet accomplissement restant purement formel et normatif, ce qui fait par ailleurs sa force. Si la philosophie fichtéenne s'oriente vers une doctrine réelle de la morale en donnant un contenu au devoir-être, il ne faut cependant pas oublier que la liberté chez Kant reste enracinée dans sa factualité. Dire qu'elle est un fait, c'est affirmer qu'elle est un objet pour un concept, dont la réalité objective peut être prouvée. Elle est d'autre part une Idée et « parmi toutes les Idées de la raison pure, c'est la seule dont l'objet soit un fait et qui doive être comptée parmi les scibilia. »128(*) La réalité objective de la liberté présente une objectivité différente de celle des choses naturelles, car elle requiert une effectivité purement pratique. C'est en effet dans l'agir pratique que la réalité de la liberté est expérimentable : la liberté du sujet éthique constitue le mode privilégié de l'effectivité de la factualité de cette liberté, son accomplissement prouve par là même son essence. L'essence de la liberté ne précède pas la liberté, elle est à réaliser et c'est dans cette réalisation que l'homme est interpellé comme homme, c'est-à-dire comme personne, fin en soi et donc membre de la communauté éthique. Le sujet devient un maillon essentiel dans la chaîne du monde spirituel, la volonté de la communauté influant sur lui par la voix de la conscience, et lui indiquant comment il doit agir pour influer à son tour sur elle par sa libre obéissance.

BIBLIOGRAPHIE :

A) Ouvrages concernant Kant :

1) OEuvres de Kant :

-OEuvres philosophiques de Emmanuel Kant, sous la direction de Ferdinand Alquié, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard, Volumes I, II et III. Toutes les citations concernant cette édition indiquent la référence à l'édition de l'Académie de Berlin (Ak.), suivie de la page et du volume de l'édition française.

-Réflexions sur l'éducation, Trad. franç. Alexis Philonenko, éditions Vrin, Paris, 1966.

-Critique de la raison pure, Trad. franç. Tremesaygues et Pacaud, troisième édition, éditions PUF, Paris, 1963.

-Vers la paix perpétuelle, Trad. franç. JF Poirier et Françoise Proust, éditions GF Flammarion, Paris, 1991.

-Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Trad. franç. Luc Ferry, éditions Gallimard, Paris, 1985.

-Qu'est-ce que les Lumières ?, Trad. franç. Heinz Wismann, éditions Gallimard, Paris, 1985.

-Critique de la raison pratique, Trad. franç. François Picavet, éditions PUF, Paris, 1960.

-Critique de la raison pratique, Trad. franç. Luc Ferry et Heinz Wismann, éditions Gallimard, Paris, 1985.

-Critique de la faculté de juger, Trad. franç. collective, éditions Gallimard, Paris, 1985.

-Doctrine du Droit, Trad. franç. Alexis Philonenko, éditions Vrin, Paris, 1971.

-La religion dans les limites de la simple raison, Trad. franç. Gibelin, éditions Vrin, Paris, 1952.

-Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Trad. franç. Alain Renaut, éditions GF-Flammarion, Paris, 1993.

-Lettres sur la morale et la religion, Trad. franç. Jean-Louis Bruch, éditions Aubier Montaigne, Paris, 1969.

2) Études sur Kant consultées :

-CARNOIS B., La cohérence de la doctrine kantienne de la liberté, éditions Seuil, Paris, 1973.

-CASTILLO M., Kant et l'avenir de la culture, éditions PUF, Paris, 1990.

-GOYARD-FABRE S., Kant et le problème du droit, éditions Vrin, Paris, 1975.

-DELBOS Victor, La philosophie pratique de Kant, éditions PUF, Paris, 1969.

-KRÜGER G., Critique et morale chez Kant, Trad. franç. Éric Weil, éditions Beauchesne, Paris, 1961.

-PHILONENKO A., Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et de Fichte en 1793, éditions Vrin, Paris, 1968.

-TOSEL André, Kant révolutionnaire, Droit et politique, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris, 1988.

-VIALATOUX Joseph, La morale de Kant, éditions PUF, coll. « Initiation philosophique », Paris, 1960.

-VLACHOS G., La Pensée politique de Kant, huitième édition, éditions PUF, Paris, 1962.

3) Articles sur Kant :

-BOBBIO N., « deux notions de la liberté dans la pensée politique de Kant », Annales de philosophie politique, Paris, 1962.

-MUGLIONI Jean-Michel, « La paix selon Kant », L'Enseignement philosophique, Paris, juillet-août 1995.

-MUGLIONI Jean-Michel, « Kant et les Lumières », L'Enseignement philosophique, Paris, septembre-octobre 1987.

-WILFERT J., « Kant, l'Aufklärung et l'ironie de la raison », L'Enseignement philosophique, Paris, septembre-octobre 1987.

B) Ouvrages concernant Fichte :

1) OEuvres de Fichte :

- OEuvres choisies de philosophie première, Trad. franç. A. Philonenko, éditions Vrin, Paris, 1964.

- Discours à la Nation allemande, Trad. franç. S. Jankélévitch, éditions Aubier, Paris, 1981.

- Discours à la Nation allemande, Trad. franç. A. Renaut, Imprimerie nationale, 1992.

- Le système de l'éthique d'après les principes de la doctrine de la science, Trad. franç. Paul Naulin, éditions PUF, Paris, 1986.

- Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, Trad. franç. A. Renaut, éditions PUF, Paris, 1984.

- La destination de l'homme, Trad. franç. Jean-Christophe Goddard, éditions GF-Flammarion, Paris, 1995.

-Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, Trad. franç. Luc Ferry et Alain Renaut, éditions Payot, Paris, 1981.

2) Ouvrages sur Fichte :

- BOURGEOIS B., L'idéalisme de Fichte, éditions PUF, Paris, 1968.

-DELBOS V., De Kant aux postkantiens, éditions Aubier, Paris, 1992.

- GODDARD J-C, La philosophie fichtéenne de la vie, le transcendantal et le pathologique, éditions Vrin, Paris, 1999.

- GUEROULT M., Études sur Fichte, éditions Aubier, Paris, 1974.

-PHILONENKO A., La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions Vrin, Paris, 1980.

-VAYSSE Jean-Marie, Totalité et subjectivité, Spinoza dans l'idéalisme allemand, éditions Vrin, Paris, 1994.

3) Articles sur Fichte :

- MANZANA J., « L'unité de la doctrine du savoir et de la philosophie pratique dans la dernière pensée de J.G. Fichte », Revue de métaphysique et morale, t.86, éditions Armand Colin, Paris, juillet-septembre 1981.

-RENAUT A., « La fondation fichtéenne de l'idéalisme critique », Cahiers philosophiques, décembre 1988.

-SCHOTTKY R., « La Grundlage des Naturrechts de Fichte et la philosophie politique de l'Aufklärung », Archives de philosophie, Paris, 1962.

- VINCENTI Luc, « L'oeuvre de Fichte et La destination de l'homme », L'Enseignement philosophique, Paris, janvier-février 1996, 46e année, numéro 3.

C) Autres ouvrages :

1) Ouvrages consultés :

-FISCHBACH Franck, Fichte et Hegel, la reconnaissance, éditions PUF, coll. « Philosophies », Paris, 1999.

-HEIDEGGER Martin, De l'essence de la liberté humaine, Trad. franç. Emmanuel Martineau, éditions Gallimard, Paris, 1987.

-KELSEN Hans, Théorie générale des normes, Trad. franç. Olivier Beaud et Fabrice Malkani, éditions PUF, Paris, 1996.

-VINCENTI, Éducation et liberté Kant et Fichte, éditions PUF, Paris, 1992.

2) Articles consultés :

-MATHIAS Paul, « L'éducation introuvable », Cahiers philosophiques, Paris, mars 1987.

-RICOEUR P., « Sympathie et respect : phénoménologie et éthique de la deuxième personne », Revue de métaphysique et morale, numéro 4, éditions A. Colin, octobre-décembre 1954.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION : 1

PREMIÈRE PARTIE : 6

Chapitre 1 : Rôle fondamental de l'éducation : toute éducation a un sens éminemment moral. 6

1) L'éducation chez Kant comme discipline négative de la passion pour la liberté afin de la cultiver. 8

a) Le travail permet à l'homme de maîtriser sa liberté au lieu de se faire maîtriser par elle : concept synthétique qui lie obéissance et liberté. 8

b) Aporie de l'éducation : pour éduquer convenablement, il faudrait avoir déjà été correctement éduqué. 14

2) Nécessité d'une nouvelle éducation qui forme la volonté morale chez Fichte. 17

a) Contradiction de cette volonté morale avec la libre volonté : l'éducation n'est pas la culture du libre-arbitre. 18

b) Sens politique de l'éducation : situation de la liberté au sein d'un contexte éthique concret. 21

c) La liberté a un langage. 24

Chapitre 2 : L'effort réunit les préoccupations communautaires à un individualisme moral. 26

1) La loi morale comme « document de la liberté » chez Kant. 26

2) Définition d'une éthique du projet chez Fichte ayant pour objet une infinie connexion des intersubjectivités. 30

DEUXIÈME PARTIE : 33

Chapitre 3 : Caractéristiques de l'état de nature juridico-politique 33

1) La garantie d'une sphère de liberté individuelle chez Kant. 33

2) Le sujet comme "organe de la liberté" chez Fichte. 38

3) L'État comme force d'éthicisation c'est-à-dire de moralisation publique chez Kant : analyse de la publicité du droit. 42

4) L'articulation des libertés par le souci premier de leur sécurité chez Fichte. 45

a) La liberté a un corps propre. 45

b) L'espace juridico-politique coordonne ces différents corps. 48

Chapitre 4 : L'éthicité comme avènement de la liberté dans l'histoire. 52

1) La réorganisation de la réalité de l'histoire en tant que système de la liberté dans la nature chez Kant. 52

2) Progrès de la liberté comme indication d'une possibilité de vie suprasensible chez Fichte. 56

TROISIÈME PARTIE : 60

Chapitre 5 : L'idéal de la moralité nous élève pour nous inscrire au sein d'une "communauté éthique" chez Kant. 60

1) Cet idéal de la moralité est une idée de la religion : rapport entre Église invisible et Église visible. 60

2) L'éthicité dépasse la religion, elle solidarise les êtres raisonnables autonomes : l'espace éthique est de nature religieuse mais ne se réduit pas à elle. 64

a) Dignité du sujet éthique qui ne doit sa perfection qu'à lui-même. 64

b) Sens de cette communauté d'êtres colégislateurs. 67

Chapitre 6 : Transfiguration de l'intersubjectivité en interpersonnalité chez Fichte. 68

1) Le monde des êtres libres dépasse l'impérativité catégorique formelle : mise en présence de l'Absolu. 68

a) Liberté du sujet éthique : manifestation de l'image de l'Absolu. 68

b) Orientation vers une science philosophique de l'éthique : action du sujet éthique vécue depuis son enracinement métaphysique. 70

2) La réalité du « nous » comme sujet transformé. 73

CONCLUSION : 76

BIBLIOGRAPHIE : 78

* 1 KANT Emmanuel, Critique de la raison pratique, trad. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.20.

* 2 FICHTE Johann Gottlieb, Lettre à Baggessen, cité par Franck FISCHBACH dans Fichte et Hegel, la reconnaissance, éditions PUF, coll. "Philosophies", Paris, 1999, p.16.

* 3 Emmanuel KANT, Métaphysique des Moeurs, Ak.VI, 214, p.458, La Pléiade, tome III.

* 4 Emmanuel KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Ak. VII, 127, éditions Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986, tIII, p.945.

* 5 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'Éducation, trad. A. PHILONENKO, éditions Vrin, Paris, 1966, p.74.

* 6 Paul MATHIAS, "L'éducation introuvable", in Cahiers philosophiques, Paris, mars 1987, pp. 43-69.

* 7 Emmanuel KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, paragraphe 82, trad. Alain RENAUT, éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p.240.

* 8 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, traduction collective, éditions Gallimard, Paris, 1985, p. 217.

* 9 Ibid., p.217.

* 10 Emmanuel KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, éditions Garnier-Flammarion, Paris, 1993, p.241.

* 11 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, traduction collective, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.217.

* 12 Emmanuel KANT, Op. cit., p.242.

* 13 Emmanuel KANT, Ibid., p.242.

* 14 E. KANT, Critique de la raison pure, "Théorie transcendantale de la méthode", III, 467, Ak. A710/B378, p.1295, t.I.

* 15 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, Trad. Alexis PHILONENKO, éditions Vrin, Paris, 1961, p.70.

* 16 Emmanuel KANT, Lettres sur la morale et la religion, Trad. Jean-louis BRUCH, éditions Aubier Montaigne, Paris, 1969, p.45.

* 17 Emmanuel KANT, Réflexions sur l'éducation, Trad. Alexis PHILONENKO, éditions VRIN, Paris, 1966, p.124.

* 18 Emmanuel KANT, Op.cit, p.127.

* 19 Emmanuel KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Trad. Luc FERRY, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.485.

* 20 Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, § 40, Trad. Collective, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.245.

* 21 Emmanuel KANT, Qu'est-ce que les Lumières?, Trad. Heinz WISMANN, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.505.

* 22 Ibid., p.505.

* 23 Emmanuel KANT, Le Conflit des facultés, Ak. VII, 20, Trad. A. RENAUT, La Pléiade, tome III, p.816.

* 24 J.G. FICHTE, Discours à la Nation allemande, Trad. S. JANKÉLÉVITCH, éditions Aubier, Paris, 1981, p.93.

* 25 Ibid., p.86-87.

* 26 J.G. FICHTE, Op.cit., p.86-87.

* 27 Ibid., p.78.

* 28 J.G.FICHTE, Le Système de l'éthique d'après les principes de la doctrine de la science, Trad. Paul NAULIN, éditions PUF, Paris, 1986, p.206.

* 29 Ibid., p.206.

* 30 J.G.FICHTE, Discours à la Nation allemande, Trad. S. JANKÉLÉVITCH, éditions Aubier, Paris, 1981, p.79.

* 31 Ibid., p.81.

* 32 Ibid., p.83.

* 33 Ibid., p.71.

* 34 Ibid., p.311.

* 35 Ibid., p.170-171.

* 36 Ibid., p.171.

* 37 Alain RENAUT, traduction et présentation des Discours à la Nation allemande, Imprimerie nationale, 1992, p.42.

* 38 J.G.FICHTE, Op.cit., p.

* 39 Ibid., p.109.

* 40 Ibid., p.112.

* 41 Ibid., p.119.

* 42 J.G. FICHTE, La destination de l'homme, Trad. J-C GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.186.

* 43 Ibid., p.154.

* 44 KANT, Critique de la raison pratique, Ak.V.238, p.141.

* 45 Ibid., Ak.VI 225, p.100.

* 46 Ibid., Ak.V 83, p.48.

* 47 Ibid., Ak.V 72, p.41.

* 48 Ibid., Ak.V 56, p.31.

* 49 Ibid., Ak.V 289, p.173.

* 50 KANT, Doctrine de la Vertu, § 13, Ak.VI 439, p.113.

* 51 KANT, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Ak.VII 292, p.140.

* 52 KANT, La Religion dans les limites de la simple raison, Ak.VI 47, p.67.

* 53 Ibid., Ak.VI 28, p.44.

* 54 KANT, Doctrine du Droit, Ak.VI 223, p.470.

* 55 J.G. FICHTE, Destination de l'homme, Trad. J-C GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.167-168.

* 56 Jean-Marie VAYSSE, Totalité et subjectivité, Spinoza dans l'idéalisme allemand, éditions VRIN, Paris, 1994, p.71.

* 57 J.G. FICHTE, Principes de la Doctrine de la Science, in OEuvres choisies de philosophie première, Trad. Alexis PHILONENKO, éditions VRIN, Paris, 1964, p.80.

* 58 Ibid., p.146.

* 59 KANT, Propos de pédagogie, Ak.IX, 448, p.1156 (t.III).

* 60 KANT, Doctrine du Droit, Trad. A.PHILONENKO, éditions VRIN, Paris, 1971, p.96.

* 61 Op.cit, p.97.

* 62 Ibid., p.98.

* 63 Hans KELSEN, Théorie générale des normes, Trad. Olivier BEAUD et Fabrice MALKANI, éditions PUF, Paris, 1996, p.32.

* 64 Ibid., p.9.

* 65 KANT, Critique de la raison pure, Ak.III, 489, p.512.

* 66 KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, prop.7, Ak.VIII, 26, p.72.

* 67 KANT, Doctrine du droit, Introduction E, Ak.VI, 232, p.106.

* 68 KANT, Métaphysique des moeurs, Introduction III, Ak.VI, 221, p.95.

* 69 FICHTE, La destination de l'homme, Trad. Jean-christophe GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.182.

* 70 Ibid., p.188.

* 71 Op.cit, p.184

* 72 Ibid., p.219.

* 73 Alexis PHILONENKO, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions VRIN, Paris, 1980, p.40-41.

* 74 Op.cit, p.173.

* 75 Alexis PHILONENKO, La liberté humaine dans la philosophie de Fichte, éditions VRIN, Paris, 1980, p.41.

* 76 André TOSEL, Kant révolutionnaire Droit et politique, éditions PUF, coll. Philosophies, Paris, 1988, p.35.

* 77 KANT, Doctrine du Droit, §D, Trad. PHILONENKO, éditions VRIN, 1971, Paris, p.105.

* 78 Hans KELSEN, Théorie générale des normes, Trad. Olivier BEAUD et Fabrice MALKANI, éditions PUF, Paris, 1996, p. 105.

* 79 KANT, Réflexions sur l'anthropologie, 1499, cité par Monique CASTILLO, in L'avenir de la culture, éditions PUF, Paris, 1990, p. 258.

* 80 KANT, Projet de paix perpétuelle, Ak. VIII, 381, coll La Pléiade, tIII, p.377.

* 81 Ibid., p.377.

* 82 Ibid., p.378.

* 83 KANT, Projet de paix perpétuelle, Appendice II, Ak.VIII, 386, p.382 (tIII).

* 84 FICHTE, Système de l'éthique, Trad. Paul NAULIN, éditions PUF, Paris, 1986, p.207.

* 85 FICHTE, Fondement du droit naturel, Trad. A.RENAUT, éditions PUF, Paris, 1984, p.74.

* 86 Ibid., p.80.

* 87 Ibid., p.106.

* 88 Ibid., p.106.

* 89 Ibid., p.162.

* 90 Ibid., p.197.

* 91 R.SCHOTTKY, La Grundlage des Naturrechts de Fichte et la philosophie politique de l'Aufklärung in "Archives de philosophie", 1962, p.481.

* 92 KANT, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Cinquième proposition, Ak.VIII, 22, p.194 (t.II).

* 93 KANT, Le conflit des facultés, Deuxième section, §8, Ak.VII, 51, p.902 (t.III).

* 94 KANT, Critique de la faculté de juger, §83, Ak.V, 433, p.1236 (tII).

* 95 KANT, Anthropologie au point de vue pragmatique, Première partie, §43, Ak.VII, 199, p.1017 (tIII).

* 96 FICHTE, Compte rendu du Projet de paix perpétuelle de Kant, Trad. Luc FERRY, in Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807, éditions PAYOT, Paris, 1981, p.189.

* 97 Ibid., p.190-191.

* 98 KANT, Critique de la raison pure, « Dialectique transcendantale », Ak.III, 248, p.1028 (tI).

* 99 FICHTE, La destination de l'homme, Trad. J-C GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.193.

* 100 Ibid., p.188.

* 101 Jean-Christophe GODDARD, La philosophie fichtéenne de la vie, le transcendantal et le pathologique, éditions VRIN, Paris, 1999, p.109.

* 102 Ibid., p.132-133.

* 103 KANT, La religion dans les limites de la simple raison, Trad. GIBELIN, éditions VRIN, Paris, 1952, p.136.

* 104 KANT, La religion dans les limites de la simple raison, Ak.VI, 95, (tIII), p.115.

* 105 Ibid., Ak.VI, 95, (tIII), p.116.

* 106 Ibid., Ak.VI, 97, (tIII), p.117.

* 107 Ibid., Ak.VI, 98, (tIII), p.119.

* 108 Ibid., Ak.VI, 101, (tIII), p.122.

* 109 KANT, Critique de la raison pratique, Trad. Franç. François PICAVET, éditions PUF, Paris, 1960, p.87.

* 110KANT, Critique de la raison pratique, Trad. Franç. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.206.

* 111 Ibid., p.199.

* 112 Ibid., p.210.

* 113 Ibid., p.214.

* 114 Martin HEIDEGGER, De l'essence de la liberté humaine, Trad. Emmanuel MARTINEAU, éditions Gallimard, Paris, 1987, p.243.

* 115 Ibid., p.246.

* 116 Ibid., p.272.

* 117 KANT, Critique de la raison pratique, Trad. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éditions Gallimard, Paris, 1985, p.212.

* 118 Ibid., p.212.

* 119 FICHTE, La destination de l'homme, Trad. Jean-Christophe GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.215.

* 120 FICHTE, Discours à la Nation allemande, Trad. S.JANKÉLÉVITCH, éditions Aubier, Paris, 1981, p.159.

* 121 Ibid., p.161.

* 122 Ibid., p.100-101.

* 123 Bernard BOURGEOIS, L'idéalisme de Fichte, éditions PUF, Paris, 1968, p.24.

* 124 FICHTE, La destination de l'homme, Trad. Franç. Jean-Christophe GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.186.

* 125 J.MANZANA, « L'unité de la doctrine du savoir et de la philosophie pratique dans la dernière philosophie de J.G Fichte », in Revue de métaphysique et de morale, tome 86, Juillet-septembre 1981, éditions A.COLIN, p.295-296.

* 126 FICHTE, La destination de l'homme, Trad. Franç. Jean-Christophe GODDARD, éditions GF, Paris, 1995, p.224.

* 127 Jean-Christophe GODDARD, La philosophie fichtéenne de la vie, le transcendantal et le pathologique, éditions VRIN, Paris, 1999, p.69.

* 128 KANT, Critique de la faculté de juger, §91, Ak.V468, p.1279, (tII).






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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon