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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

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3) pour la pensée d'un espace de l'utilité

Ces différentes figures évoquées ci-dessus permettent de constituer un espace propre, l'espace de l'utilité en tant qu'espace potentiellement utilisable et donc en tant qu'espace utilitaire uniformisé. Cet espace est un espace public qui n'est pas propre au Dasein mais disponible à tous les étants qui sont en mesure de l'utiliser. C'est l'espace de la quotidienneté, du "on », l'espace de l'usure et de la consommation où tout est fonctionnel. L'être-là a perdu sa "mienneté" (Jemeinigkeit), il n'est plus qu'un point physico-mathématique, point repérable grâce au dispositif technologique sur cet échiquier de la consommation. S'il y a un espace de l'utilité, il existe aussi un temps de l'utilité, temps qui se caractérise essentiellement par la vitesse. Le développement technologique est un processus de réduction universalisé : on veut réduire l'espace à une proximité dénaturalisée et le temps à l'instant et à la vitesse de l'instant. Cet espace est marqué de manière négative chez Heidegger, c'est un espace inauthentique, réducteur et indifférencié. Il n'existe plus de spatialité possible dans cet espace.

Si je définis la spatialité par l'ouverture de l'espace et la spatialisation par l'activation de cette spatialité, je constate que l'espace utilitaire est une fermeture calculée de cette spatialité. La technique exige la destruction de la terre et son remplacement par un espace neutre uniforme et universel. La technique réalise la spatialisation c'est-à-dire la maîtrise absolue de l'espace (dont la conquête de l'espace cosmique n'est qu'une conséquence). La spatialisation annule non seulement la spécificité du lieu mais la capacité des choses de rassembler elles-mêmes l'espace et de révéler à partir d'elles des lieux. La spatialisation, l'uniformisation et la calculabilité de toutes les relations introduit ce que Heidegger appelle le "sans-distance », ce qui abolit toute forme de distance. La spatialité aurait pu être une ouverture décisive sur la question de l'Être mais l'homme préfère la fermer, pour se rassurer et rester prisonnier à l'intérieur d'un espace clos. Pour prendre le contrepied de la formule d'Alexandre Koyré, nous ne sommes pas passés du monde clos à l'univers infini mais de l'univers infini au monde clos ou pour le dire de manière plus extrême, du monde au non-monde. Le processus destructeur de la spatialité est semblable au processus de destruction de la temporalité. Le temps ordinaire réduit la temporalité, il est un temps nivelé, rabattu à une série uniforme, infinie, irréversible de "maintenant" identiques, assimilés à des points mathématiques. En effet, la temporalité est marquée par sa tension interne vers une limite, elle-même trace de mon rapport à la mort. Or, le temps objectivé de la science est dispersion pure : il n'a aucune unité intrinsèque, ni commencement, ni fin, il est illimité, mais il n'est ainsi que par la transposition ou l'objectivation de la temporalité du "On", qui lui-même ne meurt jamais et se perpétue indéfiniment sans pouvoir commencer, ni finir. Ainsi, l'espace et le temps sont des identités vides répétées indéfiniment : l'espace est la répétition du point indifférencié et le temps est la répétition de l'instant indifférencié. Comme le dirait Hegel, l'identité qui n'est pas passée par la différence et la différenciation, est une mauvaise identité, une identité abstraite et vide de contenu car ce contenu est apporté par la différence. Le règne utilitaire n'est pas seulement un règne de l'indifférenciation mais un règne de la répétition neutre. Tout se calcule en termes de distance et de vitesse : or, plus on se rapproche de la chose qu'on veut utiliser, plus on force ce rapprochement et plus son essence se voile et s'occulte. C'est bien la preuve que l'espace de l'utilité n'est pas un espace ontologique et que ce dernier, que nous étudierons ultérieurement, a d'autres caractéristiques. L'essence reste un éloignement car plus on s'éloigne d'elle, plus en fait on se rapproche d'elle : l'essence se joue des distances, elle se moque de la précision des calculs scientifiques, elle est indifférente à l'indifférence scientifique car elle est différence. L'essence exprime sa différence ontologique. L'utilité déracine le rapport que nous avons à l'essence en le remplaçant par une distance : l'utilité utilitaire est un processus de réduction, une réduction qui n'est pas eidétique au sens husserlien, mais une réduction qui est une restriction et une borne : elle est un écran. Elle est un écran parce qu'elle nous masque notre rapport à la chose et en même temps elle est un écran électronique qui permet de repérer tous les êtres-utiles. On a une coexistence du distancement calculé et de la proximité des choses ; l'espace de l'utilité est l'espace objectivé par le sujet, l'espace galiléen, l'espace physico-mathématique, espace d'aplanissement et d'annulation de toute profondeur. L'espace physico-mathématique est géométrisé, il est une objectivation incessante du sujet et une neutralisation du Dasein.

Mais quel est le rapport de l'homme à cet espace ? Or, pour cela, il nous faudrait quitter le Heidegger de l'après-guerre, c'est-à-dire le Heidegger de la critique de la technique pour revenir vers le Heidegger d'Être et Temps. L'homme a d'abord un rapport spatial au complexe d'ustensiles constitué par le monde. La proximité de l'ustensile est déjà suggérée par le terme qui en exprime l'être : être-à-portée-de-main (Vorhandenheit). Cet étant "à portée de la main" possède toujours une proximité variable. La place d'un ustensile se détermine, en tant que place de cet ustensile pour..., à partir de la totalité des places, orientées les unes par rapport aux autres, du complexe des ustensiles à portée de main dans le monde ambiant. Le terme "main" est très important car c'est la main qui concrétise l'espace, c'est la main qui spatialise mon rapport au monde. "L'étant disponible de la praxis quotidienne possède un caractère de proximité. Cette proximité de l'outil se trouve aussi indiquée par le terme allemand qui exprime son être-disponible, à savoir Zuhandenheit". 64(*) La Zuhandenheit est le propre de ce qui est zur Hand c'est-à-dire sous la main. Heidegger montre que la relation à l'espace est sous-entendue par la langue allemande car elle est présupposée. La Zuhandenheit présuppose une relation spatiale, elle convoque d'emblée l'homme dans cet espace ustensilier. Mais Heidegger dit que "l'étant disponible" a un "caractère de proximité", ce qui veut dire que la "proximité" elle-même ne se réduit pas à ce "caractère". Ce "caractère de proximité" est la première détermination ontico-catégoriale de la "proximité" mais la "proximité" d'une chose ne se résume pas à ce "caractère". À l'homme d'essayer de se rapprocher de cette proximité dans une approximation ontologique ; à lui de s'ouvrir à l'essence de la proximité qui caractérise l'essence de la chose. À l'homme de se réorienter et d'affirmer un là (Da) qui ne soit pas empêtré dans le domaine ontique, mais un là qui assume son origine ontologique. L'homme ne doit pas seulement se positionner dans le monde, il doit s'orienter et parfois se réorienter, sinon il serait au même niveau que les outils. Car l'outil a une place et "la place est l'ici et là où un outil doit se trouver". 65(*) Si cet outil "doit se trouver", c'est qu'on peut calculer sa place et la repérer logiquement. L'espace utilitaire s'enracine dans un espace de l'ustensilité qui est le premier rapport au monde en tant qu'il est spatial : l'être-là se trouve toujours déjà orienté en un monde qui lui est disponible. "L'être-là, est spatial par le fait que, dans la préoccupation prévoyante, il découvre l'espace, en telle sorte qu'il se rapporte constamment aux étants en les é-loignant". 66(*) L'être-là est dans "la préoccupation prévoyante" c'est-à-dire qu'il est ouverture sur l'espace et le temps, la prévoyance déterminant un futur proche. Pour découvrir l'espace, l'être-là est obligé de différencier ce qui constitue cet espace et pour différencier, il éloigne. L'éloignement est une caractéristique essentielle de la différenciation et nous comprenons pourquoi la différenciation ontologique à laquelle Heidegger nous invite pour nous rapprocher d'une chose et de son essence, passe par l'é-loignement (Entfernung) de cette chose. Le Dasein se caractérise par cet "éloigner" (Entfernen) et ce "situer" (Ausrichten) car tout Dasein commence par se situer dans le monde. Les existants intramondains composent un ensemble de relations modifiables, un tout de références plastiques susceptibles d'être saisis par le Dasein de façons très diverses, ils peuvent soutenir entre eux des rapports extrêmement variés. Ainsi offrent-ils au Dasein un champ qui permet à son action de se réaliser utilement. L'é-loignement (Entfernung) n'est pas une distance et la discrimination rigoureuse de la distance et de l'éloignement est primordiale à l'herméneutique de la spatialité : l'éloignement reste un "existential", il regarde le plan ontologique ; la distance demeure une catégorie, qui donne sur le plan ontique. On comprend à présent que le règne de la technique est un oubli de cette première différenciation spatiale et on peut dire que si l'espace de l'utilité s'enracine dans un espace de l'ustensilité, il n'empêche qu'il en est une déformation très dangereuse. La spatialité est présente dans l'espace de l'ustensilité, elle est absente de l'espace de l'utilité et remplacée par une spatialisation qui est processus de réduction spatiale. Cette spatialisation se traduit concrètement par un aménagement du territoire, c'est-à-dire une disposition des êtres-utiles sur un espace donné. L'espace de l'utilité devient une perte et non un gain ; on n'a plus affaire à un complexe d'ustensiles mais à des objets indifférents qui ne renvoient plus à rien, si ce n'est le tout de la technologie. Nous sommes obligés de réevaluer le rapport de l'utilité à l'ustensilité : l'utilité constitue non seulement une perte mais une perversion de l'ustensilité.

L'utilité convertit une spatialité en un espace où l'existence humaine ne peut s'exprimer que par la satisfactions des besoins vitaux. L'existence se trouve en fait résorbée dans la vie et les besoins. Je ne regarde plus l'objet comme un ustensile mais comme une réponse possible à la quête que j'effectue : l'objet n'est plus utilisé comme il doit l'être, il est absorbé, consommé et annihilé. Son "être-ustensile" disparaît dans la frénésie de la consommation. Mais l'utilité ne doit-elle se comprendre que dans un rapport à la chose ? Ne faudrait-il pas envisager un autre aspect de ce concept problématique?

* 64 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAELHENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.130.

* 65 Ibid., p.131.

* 66 Ibid., p.137.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld