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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

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Troisième partie : plaidoyer pour un dépassement ou une redéfinition de l'utilité : l'utilité n'a rien d'utilitaire

Chapitre VI : l'esthétique est la mise en oeuvre d'un dépassement de l'utile
détour vers une réalité non ustensile : l'oeuvre d'art est une manifestation de l'Esprit vivant chez Hegel

C'est certainement à travers l'art que l'homme est capable de déplacer et son centre de gravité et de sublimer son ancrage dans le monde de l'utilité. L'art est la sphère de la représentation qui permet de transformer nos besoins et nos intérêts pour les satisfaire grâce à une réflexion. La représentation du monde de l'utilité n'est déjà plus le monde de l'utilité et ce qui était utile du point de vue naturel devient utile du point de vue spirituel. Ce dépassement de la sphère de l'utile ne constitue pas une négation abstraite de l'utile mais une transformation de ce concept qui acquiert ainsi une valeur pleinement spirituelle. Autrement dit, l'utilité n'est plus utilitaire, elle devient d'autant plus utile qu'elle se débarrasse de cet utilitarisme qui la fixe à une naturalité. L'oeuvre d'art purifie l'utilité. "On peut déplorer que notre attention soit absorbée par de mesquins intérêts et des points de vue utilitaires, ce qui a fait perdre à l'âme la sérénité et la liberté qui seules rendent possible la jouissance désintéressée de l'art"118(*). L'utilitarisme est, à travers cette phrase, contraire à la jouissance dans la liberté artistique c'est-à-dire la liberté de l'esprit. La vie ne doit pas se limiter à cette sphère naturelle mais au contraire s'accomplir dans une liberté spirituelle : l'oeuvre d'art participe de la vie et concrétise les images produites par l'imagination. L'art utilise la grande richesse de son contenu pour compléter l'expérience que nous avons de la vie.

Ceci dit, l'art ne sauve pas forcément l'homme de sa pression du monde fini : il peut aussi bien élever l'homme que le rendre encore plus égoïste ; il peut le fixer au monde sensible comme l'attirer vers les sphères sublimes de la spiritualité. Hegel, dans son introduction à l'Esthétique, met en garde l'homme contre cette sophistique de l'art. Il faut un véritable effort d'arrachement pour mériter cet apaisement de l'Esprit et l'homme cherche dans cet arrachement une région de vérité substantielle. Cet effort d'arrachement ne perd pas de vue la réalité et implique le dépassement d'une attitude théorique passive. Si on considère que l'ustensilité désigne ici la réflexion de l'utile dans le monde utilitaire, alors on peut dire que l'esthétique est un détour vers la réalité non ustensile. L'esthétique sera essentiellement utile à l'homme dans la mesure où elle lui permettra de se réapproprier un monde et de faire en sorte que ce monde soit véritablement son monde et non seulement un monde extérieur. Cette vérité de l'appropriation est différente de l'appropriation du monde de l'utilité telle qu'elle s'exprime dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l'Esprit. Cette vérité de l'appropriation suppose un acte même de l'Esprit. L'homme ne doit pas seulement utiliser et adapter la nature à ses besoins, il doit la transformer : d'une certaine manière, l'esthétique exhibe une vérité de l'utilité. Cette transformation est bien plus utile à l'homme que l'adaptation de la nature à ses besoins. L'oeuvre d'art expose un conflit entre ces besoins naturels et ces besoins spirituels : l'homme est le seul être qui peut s'élever par l'Esprit pour satisfaire ses besoins spirituels. Il est le seul être qui ait des besoins spirituels. "La liberté est essentiellement un attribut de l'Esprit ; la nécessité est la loi de la volonté naturelle"119(*). Cette liberté spirituelle présuppose une libération par la négation du monde de la nécessité. C'est dans l'oeuvre d'art que l'Esprit vit et qu'il se manifeste pleinement comme Esprit vivant : les hommes qui s'élèvent à cette hauteur ont un véritable plaisir qui n'a plus rien à voir avec la jouissance sensible. "Nous voyons, d'une part, l'homme emprisonné dans la vulgaire réalité et la temporalité terrestre, accablé par les besoins et les tristes nécessités de la vie, enchaîné à la matière, courant après des fins et des jouissances sensibles, dominé et entraîné par des penchants naturels et des passions ; d'autre part, nous le voyons s'élever jusqu'à des idées éternelles, vers le royaume de la pensée et de la liberté..."120(*). L'opposition est ici fortement soulignée : les participes "emprisonné", "accablé", "enchaîné", "dominé" et "entraîné" et les adjectifs "vulgaire" et "triste" évoquent une certaine pesanteur du monde de la nécessité naturelle. L'homme doit véritablement s'arracher de cet engloutissement et enlisement dans la matière et pour cela, il doit transformer cette même matière, l'élévation spirituelle étant une élévation véritablement concrète.

Hegel conçoit les principes de l'esthétique de la manière suivante : il faut à la fois que l'objet s'affranchisse de son extériorité et libère le Moi de sa passivité, en manifestant en ce qu'il est, tel qu'il est, la présence du concept et que le sujet lève les limites de l'ustensilité objective et du savoir-faire subjectif, pour reconnaître devant lui sa fin parfaitement réalisée. Cet acte libre du sujet, libérateur de l'objet, est l'oeuvre de l'Esprit absolu c'est-à-dire l'Esprit complètement délié et libéré (c'est le sens d'absolutus). Le problème est de s'inscrire dans une véritable démarche esthétique. "On peut dire à ce propos que la question du but final implique souvent la fausse conception, d'après laquelle le but existerait en soi et que l'art remplirait à son égard l'office d'un moyen. Ainsi comprise, la question du but devient une question d'utilité"121(*). La retombée dans l'utilité est possible si on conçoit que le but final de l'art est un but extérieur. La pensée artistique diffère de la pensée de l'utile car cette dernière pose un but extérieur et envisage les moyens de parvenir à ce but. Or, pour la pensée esthétique comme pour la pensée dialectique d'ailleurs, le but ne doit pas être extérieur comme un Ziel mais comme un Zweck c'est-à-dire une fin interne. L'élévation spirituelle à atteindre n'est pas quelque chose de mystique et un détachement du sensible, elle est plutôt un autre regard du sensible qui s'effectue du point de vue de l'Esprit. Cette élévation se réalise dans la création artistique d'une véritable beauté qui ne se trouve pas dans la nature. "Le beau artistique n'existe pas dans la nature"122(*) c'est-à-dire que seul l'art est capable d'une expression de l'intérieur par l'extérieur, de l'Idée par la forme que l'existence réelle ne donne qu'imparfaitement. L'Esprit vivant s'exprime pleinement dans cette beauté artistique parce qu'il est créateur et qu'il est capable de créer des objets qui n'existent pas dans la nature.

intégration de l'utilité dans l'oeuvre d'art : l'oeuvre d'art transforme le monde, le rend plus réel que le monde de l'utilité chez Hegel

L'art permet de dépasser une appropriation de la nature par l'homme, il permet de créer un monde proprement humain, et parce qu'humain et réel. Il est infiniment plus réel que le monde puisqu'il recentre l'homme dans sa dimension humaine, il dépasse alors le monde. Heidegger rejoint ici Hegel lorsqu'il montre que l'oeuvre d'art est un conflit entre la Terre et le Monde, la Terre en tant qu'élément éternel, immuable et le Monde, en tant qu'élément contingent. L'oeuvre d'art s'enracine dans la Terre, elle devient intemporelle d'une certaine façon. Mais j'aimerais montrer ici à travers l'exemple de la peinture hollandaise qu'Hegel développe dans ses Cours d'esthétique, que l'oeuvre d'art nous fait porter un regard neuf vers un monde transformé et rendu plus réel que le monde de l'utilité. "La peinture nous introduit dans un monde présent, qui nous est proche, puisque c'est le monde même où évolue notre vie quotidienne ; mais elle coupe en même temps toutes nos attaches à ce présent"123(*). La peinture est une anamorphose substantielle en ce qu'elle nous met en présence du monde quotidien c'est-à-dire du monde de nos habitudes et en même temps le modifie, le déforme et ainsi le transforme. La peinture hollandaise nous peint le monde de la quotidienneté sans le dépeindre, elle lui ajoute une saveur particulière. En effet, si nous nous détournons de ses thèmes qu'elle évoque, c'est que nous les considérons sous leur aspect existentiel et que nous prenons tel ustensile de ménage comme ce qu'il est, un ustensile de ménage, alors que le passage par l'art consiste précisément pour l'objet à se dépouiller de son ustensilité ; à se rendre digne en soi d'exister et d'être admiré. On ne regarde plus utilitairement le monde de l'utilité mais on le regarde dans sa nudité et dans ce qu'il évoque pour nous. Ainsi, l'homme prend conscience que l'utilité n'est pas dans les choses mais qu'elle est subjective c'est-à-dire contenue dans un comportement qui assigne une fonction aux choses. La peinture hollandaise n'est pas un reflet de la quotidienneté car elle nous réintroduit dans ce quotidien en l'épurant de toute relation utilitaire. Elle nous retire du présent pour mieux nous y plonger et c'est en ce sens que l'art est un détour. Nous savons que chez Heidegger, le monde de l'utilité se retourne grâce à la nouvelle évaluation, en particulier dans l'art, de l'essence de l'utilité. Chez Hegel, il ne s'agit pas d'un retournement comme on aurait pu s'y attendre mais un détour. Hegel insiste sur le fait que dans la peinture hollandaise et allemande, en plus de la ferveur et de la foi, le monde profane c'est-à-dire le monde de l'utilité qui ne bénéficie d'aucune intention spirituelle, est représenté. Nous voyons les individus "se débarrassant avec le tracas de l'existence et acquérant, dans ce dur travail, vertu, loyauté, constance, droiture, solidité chevaleresque et mérite bourgeois"124(*). La correspondance entre la prosaïque réalité et le domaine des valeurs est explicite. Hegel rappelle que les frères Van Eyck, Hubert et Jan sont les inventeurs de la peinture à l'huile : ce nouveau type de peinture influe sur les représentations de notre quotidien qui n'est pas le doublement de la réalité au sens de re-présentation mais une nouvelle présentation de celle-ci.

La réussite de cet art tient justement à "la complète et intime appropriation du monde profane et quotidien, et l'éclatement corrélatif de la peinture en modes de représentation extrêmement variés"125(*). La peinture change le regard que nous portons sur ce monde d'ustensiles que nous dévalorisons souvent à tort puisque nous l'identifions à nos préoccupations utilitaires, préoccupations que nous estimons nécessaires et auxquelles nous n'attribuons aucune valeur. Ce qui nous fascine dans cette peinture hollandaise, c'est cette corrélation et cette adéquation entre le monde spirituel et le monde profane des ustensiles : cette"intime appropriation" exprime à la fois une correspondance et une fracture entre ces deux mondes. L'objet utilitaire ne reflète plus une ustensilité mais est empreint d'un regard spirituel : il devient transfiguré parce qu'il est regardé pour la première fois en tant qu'objet. Ces objets ne reflètent pas les conditions d'existence d'une époque, ils sont eux-mêms investis d'une existence. La peinture les fait exister en les présentant et non pas en les représentant puisque la première présentation a été occultée par une visée utilitaire. L'objet existe, il a une place et il est présenté dans sa relation à l'existence humaine. "Et c'est justement ce sens de l'existence honnête, sereine dont les maîtres hollandais font bénéficier les objets naturels ; dans toutes leurs productions picturales, la liberté et la fidélité de la conception, l'amour pour ce qui est apparemment insignifiant et instantané, la fraîcheur éveillée de l'oeil et l'immersion concentrée de l'âme tout entière en ce qu'il y a de plus clos et de plus limité, s'allient désormais, en même temps avec la plus haute liberté de la composition artistique et la délicatesse du sentiment, y compris pour les détails et la finition soignée de l'exécution"126(*). Par la peinture, la prosaïque réalité devient un miracle d'idéalité : l'apparence et anodine et éphémère présente à travers les termes "insignifiant", "instantané" est brisée. L'acuité picturale ("délicatesse", "fraîcheur éveillée de l'oeil") donne une certaine valeur au tableau. La peinture hollandaise est empreinte d'une spiritualité qui n'est pas austère mais plutôt caractérisée par une simplicité et une sérénité. L'Esprit s'exprime pleinement à travers cette liberté artistique, une souplesse de la création qui se joue des choses que la nature ou l'homme n'eussent produites qu'au terme d'un long labeur. Elle se moque même parfois de façon comique du monde de l'utilité jugé trop laborieux pour imposer son éclat. L'expression "fraîcheur éveillée" résonne dans la conscience du lecteur comme une alliance fine entre une spontanéité et une éducation artistique : la spontanéité est domptée mais elle ne disparaît pas, elle est associée au processus de création.

Le message de cette peinture est le suivant : même dans ce qu'il y a de plus humble, de plus petit, de plus anodin, il y a de la vie. On regarde le quotidien d'une autre façon et on s'extasie devant celui-ci. L'art est un réinvestissement de notre quotidienneté, un réinvestissement qui nécessite une mise en parenthèse d'une relation à la chose. L'art hollandais creuse la phénoménalité du phénomène et lui donne une valeur absolue. On pourrait dire que cet art est imitatif puisqu'il n'a pour objet que de montrer le côté le plus superficiel des choses, "toute l'accidentalité des formes et des rapports"127(*) ; or, ce serait injuste de le réduire à un tel rapport. Pour cela, il faut observer les techniques mises à l'oeuvre : la réduction du volume à la surface et l'utilisation de la lumière comme élément physique de la représentation donnent un aspect particulier à cette peinture. L'art utilise ces potentialités et l'habileté de l'artiste permet de singulariser une individualité et de la faire survivre à travers un trait furtif.Le travail de l'artiste donne une spiritualité au phénomène. En outre, l'art hollandais exprime le contenu de l'esprit du peuple hollandais avec ce "cachet de robuste nationalité"128(*) qu'on trouve dans la Ronde de nuit de Rembrandt ou dans certaines peintures de Van Dyck. La lumière qui traverse tous ces tableaux hollandais, gomme l'obscurité car le hollandais refuse la dimension mauvaise de la vie, la refuse en la réfutant. "C'est le dimanche de la vie, qui nivelle tout et éloigne tout ce qui est mauvais"129(*). Cet art est donc utile en ce sens qu'il exprime le Volksgeist hollandais. Le hollandais est celui qui fait attention à tous les secrets de la vie et celui qui s'intéresse à l'essence de la phénoménalité. Pour lui, le monde de l'utilité n'est pas un monde de la futilité et c'est pourquoi il faut apprendre à le regarder tel qu'il est et non tel que nous le voyons. C'est dans l'orientation de ce regard que consiste la fonction pédagogique de l'art. Laissons conclure Hegel, même si ses cours n'étaient qu'oraux et que sa parole ait pu être transformée dans les notes de ses élèves : "dans leurs oeuvres, on peut étudier et découvrir la nature humaine, et des hommes en particulier"130(*).

* 118 G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979, p.26.

* 119 G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. Franç. Samuel JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979, p.53.

* 120 G.W.F HEGEL, Introduction à l'esthétique, Trad. Samuel JANKÉLÉVITCH, éditions Garnier Flammarion, Paris, 1979, p.51.

* 121 Ibid., p.84.

* 122 G.W.F HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome I, p.127.

* 123 G.W.F HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.238.

* 124 Ibid., tome III, p.113.

* 125 Ibid., tome III, p.116.

* 126 G.W.F.HEGEL, Cours d'esthétique, Trad. Franç. Jean-Pierre LEFEBVRE et Veronika VON SCHENCK, éditions Aubier, Paris, 1995, tome III, p.118.

* 127 Ibid., tome II, p.351.

* 128 Ibid., tome I, p.227.

* 129 Ibid., tome III, p.314.

* 130 Ibid., tome III, p.119.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry