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L'utilité chez Hegel et Heidegger

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par Christophe Premat
Université Paris I - Mémoire de philosophie 1998
  

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l'ambiguïté métaphysique n'est pas levée : tendance à une purification ontologique de la métaphysique chez Heidegger

Quand Heidegger parle de dépassement de la métaphysique, ces termes ont tendance à devancer sa propre pensée qui reste encore étroitement mêlée à la métaphysique. Bien évidemment, la dichotomie classique entre noumènes et phénomènes n'a pas lieu d'être puisqu'il écrit au début d'Être et temps que "derrière les phénomènes de la phénoménologie, il n'y a donc en vérité rien, mais il peut se faire que soit caché ce qui devra devenir phénomène"149(*). L'abolition de la séparation entre phénomènes et noumènes est déclarée et consumée mais curieusement le dévoilement du phénomène chez Heidegger s'accompagne toujours d'un voilement. Pour penser cela, il s'inspire de l'ontologie grecque qu'il a commentée abondamment toute sa vie. "l'ontologie grecque et son histoire prouvent que l'être-là se comprend lui-même et l'être en général à partir du monde"150(*) et ce "monde" présente un jeu de l'apparaître, de la présence et du retrait. On a l'impression qu'Heidegger essaie inconsciemment de restaurer une métaphysique plus proche de celle des Grecs et d'une certaine manière plus pure, métaphysique qui serait une métaphysique du monde. Heidegger avouera lui-même que le langage d'Être et Temps demeure encore prisonnier de la métaphysique. Il sent que la transition entre une pensée métaphysique et une pensée non métaphysique ne peut pas se faire immédiatement. Or, c'est grâce à la pensée de l'utile que ce dépassement peut s'effectuer. En effet, la pensée de l'utile, en tant qu'absence de pensée libre et ouverte à l'essence de la chose, amène nécessairement l'homme à poser les conditions d'un autre type de pensée. L'appel d'une véritable pensée surgit au sein même de la pensée de l'utile.

Heidegger veut réeffectuer le départ de la pensée et c'est pourquoi il s'intéresse aux Grecs : il préfère faire ein Schritt zurück c'est-à-dire prendre du recul pour mieux envisager la pensée dans son développement. Ce dépassement n'a donc rien d'une Aufhebung hégélienne puisqu'il est un retour et non un progrès avec conservation du moment précédent. Or, ce Schritt zurück, Heidegger l'effectue du côté des Grecs : on a l'impression que pour dépasser le règne métaphysique et utilitariste, il souhaiterait revenir à une forme de la pensée antérieure à l'époque de l'utilité. Dans son séminaire consacré à Parménide (Leçon du semestre d'hiver 1942-1943), il insiste sur le rôle important de l'"Anfang" du "Denken". "Anaximander, Parmenides und Heraklit sind die anfängliche Denker [...]. Jene sind anfängliche Denker, weil sie den Anfang denken"151(*). La relation entre l'"Anfang", le "Denken" et le "Denker" est située : le départ de la pensée se pense comme départ car la pensée ne surplombe pas le départ, elle part avec lui. Un peu plus loin, pour expliciter ces phrases, Heidegger écrit : "Die Denker sind die von An-fang an-gefangen"152(*). Le commencement est commencé par ces penseurs en même temps que ceux-ci sont requis de penser ce commencement. Heidegger essaie de repenser comment ce départ a été pensé et donc comment le départ de la pensée a été donné. Ce départ, il s'agit de l'envisager dans tout son éclat : "Hier können wir entweder nur uns auf den Weg machen zur Anfang, oder aber ihm ausweicht"153(*). Dans cette alternative exprimée à travers les conjonctions "entweder...oder", Heidegger fait clairement son choix : il s'inscrit dans la première possibilité, celle qui donne l'accès au commencement de la pensée et à l'essence même de la pensée. Il traque le sens grec de la pensée car pour lui ce sens est le sens de toute pensée philosophique en même temps qu'il en est la source. On observe une pregnance absolue de l'ontologie grecque dans l'oeuvre heideggérienne puisqu'il a écrit des cours sur Parménide, il a fait un séminaire célèbre sur Héraclite ; il a également beaucoup commenté Le Sophiste de Platon et la Physique d'Aristote. Et dans tous ses écrits, il s'appuie pour la plupart du temps sur un exemple grec. Sa meilleure définition du Grec est certainement celle qu'il donne dans La parole d'Anaximandre, texte admirable qui figure dans Chemins qui ne mènent nulle part. "Grec, cela ne signifie pas, dans notre façon de parler, une propriété ethnique (Völkisch), nationale, culturelle ou anthropologique ; grec est le matin du destin sous la figure duquel l'être même s'éclaircit au sein de l'étant et en appelle à une futurition de l'homme qui, en tant qu'historial, a son cours dans les différents modes selon lesquels elle est maintenue dans l'être ou délaissé par lui, sans pourtant jamais en être coupée"154(*). Il existe bien un rapport de l'Être à l'homme chez les Grecs même si ce n'est pas encore le rapport véritable. L'époque grecque constitue l'aurore de la pensée (l'expression "matin" est d'ailleurs très poétique) mais aussi l'aurore de l'oubli de l'Être et qui est d'une certaine manière le destin de la pensée.

Les Grecs pensent le rapport de l'être au monde à partir de la présence, ou pour employer un néologisme de Jan Patocka, la "présenteté" c'est-à-dire l'essence de la manifestation de toute présence. La présence désigne ce qui se présente, ce qui s'ouvre et qui s'avance dans la présence ; Heidegger essaie de concrétiser le rapport à l'Être à partir de cette présence. Or, dans le règne de l'utilité, la présence véritable est occultée par une immédiateté des rapports qui annule toute profondeur du temps. Le contenu de la philosophie grecque peut être résumée dans ces quelques lignes : "l'energeia, pensée par Aristote comme trait fondamental de la présence, de l'éon ; l'idea, pensée par Platon comme trait fondamental de la présence ; le logos pensé par Héraclite comme trait fondamental de la présence ; la Moïra, pensée par Parménide comme trait fondamental de la présence ; le kréôn, pensé par Anaximandre comme ce qui se déploie dans la présence, nomment le même. Dans la richesse du Même est pensée, par chacun des penseurs en sa guise propre, l'Unité de l'Un unissant, le En"155(*). Voilà tous les concepts principaux des penseurs grecs importants qui gravitent autour de la présence du Même qui peut s'absenter également. Or, quand Heidegger, dans sa conférence sur La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, évoque la clairière de l'Être et la présence (Anwesenheit) de celui-ci, ceci nous apparaît comme une méditation sur l'Être qui possède un ancrage grec indéniable. Le thème de l'Ereignis est le moment où l'homme, acculé par l'utilitarisme et l'oubli de l'Être, pose la question du sens de l'Être ; cet Ereignis convoquel'homme devant la présence de l'Être comme la philosophie chez Hegel convoque la pensée zur Sache selbst c'est-à-dire à son affaire propre. D'ailleurs, Heidegger ne manque pas de faire cette référence à Hegel, tirée de la Phénoménologie de l'Esprit.

Cet Ereignis, comme avènement d'un événement non advenu a quelque chose de métaphysique même s'il se veut un événement non métaphysique. Heidegger, bien loin de déconstruire la métaphysique, a tendance à la purifier ontologiquement de tout ce qui l'enveloppe et cette purification s'effectue sous la forme d'un retour aux Grecs. D'autre part, il ne prend absolument pas en compte l'apport du christianisme et il reste de ce fait dans ce que François Marty nomme une "illumination profane" en pensant le monde de façon grecque. Hegel, au contraire, s'est intéressé aux Grecs mais n'a pas pour autant ignoré l'apport du christianisme. La pensée dialectique implique et impose une totalisation et un développement de tous les moments de la pensée ; c'est une pensée de vérité qui se doit d'éclairer tous les moments du parcours de l'Esprit jusqu'au Savoir absolu alors que la pensée heideggérienne recule au moment crucial.

* 149 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.54.

* 150 Martin HEIDEGGER, SuZ, Trad. Franç. Rudolf BOEHM et Alphonse DE WAEHLENS, éditions Gallimard, Paris, 1964, p.38.

* 151 Martin HEIDEGGER, Gesamtausgabe, éditions Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 1982, tome LIV, p.10. Nous traduisons : "Anaximandre, Parménide et Héraclite sont des penseurs qui inaugurent [...]. Ce sont des penseurs qui inaugurent, parce qu'ils pensent le commencement."

* 152 Ibid., p.11. Nous traduisons : «Les penseurs sont inaugurés par le commencement.»

* 153 Ibid., p.12.

* 154 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.405.

* 155 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Trad. Franç. Wolfgang BROKMEIER, éditions Gallimard, Paris, 1962, p.447.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams