Mémoire de licence
présenté
à la Faculté des Lettres de
l'Université de Fribourg
La mort
au singulier pluriel
L'assistance médicale au décès
en Suisse
réalisé
sous la direction du Prof. Dr. M.-H. Soulet
Département Travail Social et Politique
Sociale
Garin Gbedegbegnon
Berne (BE)
Octobre 2005
La mort
au singulier pluriel
L'assistance médicale au décès
en Suisse
Remerciements
Je tiens à remercier
Toutes les personnes interviewées dans le cadre de ce
travail qui ont acceptés de partager leur expérience et leur
intime conviction
Les Prof. Michel Valotton et Rudolf Ritz de
la Commission centrale d'Ethique de l'Académie Suisse des Sciences
Médicales
Le Prof. Frédéric Stiefel et la
Société Suisse de Médecine et de Soins Palliatifs
Le Dr. Jérôme Soebel et l'Association Exit-ADMD
Suisse Romande
Le pasteur Werner Kriesi et EXIT- Suisse Alémanique
M. Georges Neuhaus et la Ligue Suisse contre le Cancer
Sans le soutien et la collaboration de qui, l'enquête
auprès des médecins n'aurait pas été possible.
Ma gratitude va aussi
Au Prof. Marc-Henri Soulet pour sa direction précise,
critique et exigeante
Au Prof. Dominique Sprumont pour ses conseils quant aux
aspects juridiques de la présente recherche
A Kerralie Oeuvray pour sa patience durant
l'élaboration du projet de recherche
A Laurence Defago pour son « oeil de
lynx » et sa lecture critique
A Gisèle Jaccoud pour son aide précieuse durant
la retranscription
Un remerciement particulier
A Lenia pour sa présence quotidienne et son soutien
moral
A Mmes Jaccoud et Schilling, mères de mes deux
enfants
A Melchior et à Zachary
Aux miens
Aux défunts dont le souvenir m'accompagne :
Anani, Pierre, Béatrice, Cédric et les
résidents du HMS
Pour m'avoir appris à vivre et à aimer sans
craindre la mort
La Table des matières
INTRODUCTION
6
I. LA DÉSILLUSION
THÉRAPEUTIQUE
14
1. DE LA VOCATION À LA TECHNIQUE
MÉDICALE : L'APPROPRIATION DU « CLINIQUE »
19
1.1. LA VOCATION MÉDICALE : LE PARTAGE DU CLINIQUE
20
1.2. LA TECHNICITÉ MÉDICALE OU L'AVÈNEMENT
DE LA CLINIQUE
22
2. LA CRITIQUE DE L'ACHARNEMENT
THÉRAPEUTIQUE
26
2.1. LES LIMITES DE LA RATIONALITÉ MÉDICALE ET
L'IMPUISSANCE MÉDICALE
27
2.2. LA CRITIQUE DE LA MÉDICALISATION ET LA RELATIVISATION
DU POUVOIR MÉDICAL
31
3. L'ÉPUISEMENT DU SENS
THÉRAPEUTIQUE
36
3.1. L'EXIGENCE DE SIGNIFIER L'EXPÉRIENCE SUBJECTIVE DE LA
MORBIDITÉ
38
3.2. L'ABSENCE DE SENS ALTERNATIF AU RÔLE
THÉRAPEUTIQUE
42
II. LE PROJET THANATOLOGIQUE
46
1. SIGNIFIER LA MORT
48
1.1. SIGNIFICATION ET DIFFÉRENCIATION PAR LA RELATION
THANATOLOGIQUE
51
1.2. LES MULTIPLES ACCEPTIONS DE LA DIGNITÉ
61
2. PRÉSENTER LE MORT
66
2.1. LA TRANSACTION MÉDICALE
67
2.2. LES ENJEUX DE LA TRANSACTION MÉDICALE
70
2.3. LES MODALITÉS DE LA TRANSACTION MÉDICALE
89
2.4. LES RISQUES DE LA TRANSACTION MÉDICALE
103
3. L'INTÉGRITÉ
MÉDICALE À L'ÉPREUVE DE LA MORT
110
3.1. LE PRINCIPE D'INTÉGRITÉ ET L'AGIR
MÉDICAL
112
3.2. L'AFFIRMATION DE L'IDENTITÉ MÉDICALE
119
4. SCHÉMA : LA GESTION
TRANSACTIONNELLE DE L'IDENTITÉ PROFESSIONNELLE
130
III. LA MORT LÉGITIME
131
1. DE LA MORT CLINIQUE À
L'HUMANISATION DE LA MORT LÉGITIME
134
2. LA MORT NATURELLE VS LA MORT
AUTODÉLIVRANCE
137
2.1. LA MORT NATURELLE
137
2.2. LA MORT AUTODÉLIVRANCE
141
3. LA MORT AUTONOME VS LA MORT
SINGULIÈRE
143
3.1. LA MORT AUTONOME
144
3.2. LA MORT SINGULIÈRE
147
4. SCHÉMA : LA GENÈSE
DE LA MORT LÉGITIME PAR LA JUSTIFICATION
150
CONCLUSION
151
BIBLIOGRAPHIE
156
ANNEXES
164
ANNEXE 1
165
FICHE MÉTHODOLOGIQUE
165
ANNEXE 2
169
L'ÉCHANTILLON DE RÉFÉRENCE
169
Introduction
La diffusion à la télévision suisse
romande du documentaire « Le choix de Jean1(*) » au printemps 2005 a
profondément marqué les esprits, provoquant des réactions
diverses dans les médias, à la télévision et dans
la presse écrite. Il suscita bien plus de discussions que le film
espagnol diffusé en salle obscure à la même époque,
« Mar Adentro2(*) », qui pourtant abordait le même
sujet, à savoir la résolution de Ramon Sampedro à mettre
un terme à sa vie après que sa requête pour un droit de
mourir dans la dignité ait été déclaré
irrecevable. Sa demande visait à obtenir que son médecin ait le
droit de « lui administrer les substances nécessaires pour
mettre fin à ses jours sans encourir de poursuite
pénale »3(*).
Le particularité du reportage diffusé sur la
TSR, était non seulement de montrer les raisons de la décision de
Jean, mais d'en filmer jusqu'au dernier instant, l'ultime, sa mort. Un
décès saisissant par sa simplicité. Librement choisi,
tellement paisible, il était en contraste avec les multiples
interrogations dont Jean Aebischer avait fait part tout au long du
reportage.
Et pourtant, les minutes précédant son
décès, il les qualifia lui-même
d'« étrange ». Mourant, futur défunt, il
était assis entre sa compagne et son frère, dans un certain
mutisme, signe d'un temps suspendu, tendu comme un fil tiré vers cette
fin inexprimable. Fil, que son frère rompit pourtant. Ainsi une phrase
incongrue, presque anachronique, vint briser le silence :
« Où sont les clés de ta voiture ? »
Replongé dans la continuité de la vie, Jean lui-même s'en
étonna dans un premier temps. Puis, prenant acte de la volonté de
son frère de rétablir une pérennité, il indiqua
calmement l'endroit tout proche où il les avait déposées.
Tout cela en la présence discrète d'une dame, l'accompagnatrice
d'Exit, qui, ayant amené le pentobarbital et la solution de
préparation, veillait à ce que tout se passe dans de bonnes
conditions.
L'étrangeté de la situation résidait dans
cette subtile tension entre une vie non encore écoulée et une non
mort non encore déclarée. Sa singularité ne se limitait
pas à ces minutes qui s'égrainaient dans le vide, elle
s'étendait au déroulement même de ce trépas
chimiquement induit sur ordonnance médicale. Elle ressemblait plus
à un sommeil qu'à un décès. Une mort
annoncée, mais dépourvue de tout signe apparent de
morbidité, donc d'autant plus inhabituelle qu'imperceptible.
« Le choix de Jean » sortait donc de
l'ordinaire, et ce à double titre. D'une part, sa mort était un
choix propre, autonome, donc expressive de sa subjectivité, d'autre
part, elle restait redevable de l'implication des différentes personnes
présentes dans cet espace devenu restreint, non moins familier
cependant, qu'était son salon. Initialement singulière, son
agonie devenait tout à coup plurielle, d'un côté, sujette
à de multiples interventions, de multiples ajustements, de l'autre,
révélatrice de la diversité des morts possibles. Il
s'éteignait finalement dans les bras de sa compagne, dans sa dimension
d'homme, unique, dignité et intimité retrouvées enfin.
Mourant, il était enfin devenu défunt, sans un râle, sans
un cri, simplement par une longue et paisible expiration, et cela sous le
regard différé des spectateurs.
De la confrontation du vécu de Jean Aebischer en Suisse
et de celui de Ramon Sampedro en Espagne, apparaissent des divergences. Le
premier est un patient incurable, dont la mort est inéluctable. Sa
tumeur au cerveau implique qu'il procède à l'assistance au
suicide avant qu'il ne perde sa capacité de discernement, il entend donc
agir tant qu'il le peut encore légalement. Il meurt entouré des
siens.
Le second est tétraplégique depuis près
de 28 ans. A défaut d'être incurable, il est certain que son
état ne va subir aucune amélioration notable. Il est en
possession de ses facultés mentales et intellectuelles. Il meurt seul,
de façon douloureuse, le seul témoin s'étant
réfugié dans la salle de bain, car la vue de l'agonie lui
était devenue insupportable. Las du combat juridique, il avait
décidé d'agir par ses propres moyens.
Alors que l'exemple suisse montre la réalisation du
choix, la préparation de l'acte, « Mar
Adentro » retrace la lutte de Ramon Sampedro. Montrant comment
il mène à bien son projet, face aux siens, face à sa
famille, face à ses amis, à l'État, à la Justice et
à l'Église, les convaincant tour à tour de sa
détermination. Finalement, le projet du citoyen espagnol aboutit,
certes, mais dans la souffrance et la solitude. Étrange confrontation
que celle de ces deux destins.
Dire sa volonté de ne plus vivre et organiser sa mort
prochaine n'est donc pas anodin. Pour se justifier, il ne suffit pas de se
disculper de ce désir funeste vis-à-vis de ses proches, d'en
énumérer les raisons comme autant de motifs du choix singulier.
Il est nécessaire de réitérer sa décision sans
cesse, de le socialiser, comme résultat d'une vision du monde
subjective, mais non moins valable, pour pouvoir faire aboutir son projet de
mort. Une même volonté de mourir unit ces deux hommes, mais une
issue bien différente les départage.
L'expérience de Jean Aebischer et de Ramon Sampedro
divergent sur un menu, mais au combien important détail : la
présence médicale. Dans le cas de Jean, il y eut la brève
incursion d'un médecin, celui-là même qui avait
délivré l'ordonnance pour le pentobarbital, venant constater
médicalement le futur décès et annoncer l'arrivée
de la police. Cette apparition brève, mais décisive, dans ce
contexte pourtant si intime, rappelait l'omniprésence des institutions
publiques et de leur contrôle, dont l'intervention médicale
n'était en somme que la première manifestation. Il est
légitime de s'interroger au vu de cette confrontation de cas, quant
à la contribution médicale à la différenciation
entre une mort rassurante, douce, voire facile4(*) (du moins en apparence), et une mort tragique,
douloureuse et solitaire. Répondre par l'affirmative implique
premièrement d'admettre que la médecine est devenue essentielle
à la gestion sociale de la mort, dans une société
occidentale tournée vers la jeunesse, le mirage de
l'éternité, le plaisir et l'hédonisme, fuyant la
présence de la mort et du mourant. Deuxièmement, cela voudrait
dire que la mort ne se présente que sous deux formes, l'une
« euthanasique » médicalisée et l'autre
« agonique », dramatique. Ce qui n'est pas tout à
fait exact non plus.
Il peut être suffisant de se satisfaire de cette
affirmation positive, dans la mesure où elle concorde avec le discours
ambiant pour lequel tout le monde s'accorde à dire qu'il est devenu
naturel de mourir à l'hôpital, que cela s'est fait presque par
hasard, sans volonté précise, si ce n'est celle tout à
fait légitime de repousser les limites de la vie, donc de repousser la
mort. Se satisfaire de l'évidence sur un sujet aussi délicat que
de l'assistance au décès relève de la désinvolture.
Penser la mort de façon duale, qu'elle soit par ailleurs médicale
ou non, en se limitant aux perspectives opposées et inconciliables
qu'offre le débat politisé sur l'euthanasie s'avère
largement insuffisant.
La première partie de ce travail va montrer comment la
gestion sociale de la mort est essentielle à la médecine, et non
le contraire, contrairement aux idées reçues. Comment d'objet
à part entière de l'expertise médicale, elle est devenue
cette « spécialité encombrante mais exclusive des
médecins5(*) ». La mort, une réalité
tellement gênante que cela explique peut-être le silence des
médecins praticiens et hospitaliers à son propos, eux qui sont
pourtant confrontés au cours de leur carrière à la
morbidité. Il est vrai que beaucoup parlent en leur nom, que ce soit
leur fédération, leur association, le comité
éthique de l'Académie Suisse des Sciences Médicales
(ASSM), les militants que compte leur rang ou encore l'opinion publique. Aussi
comment ne pas cautionner la réaction d'un médecin
français qui s'interroge sur les raisons qui devrait l'amener à
prendre « le temps de se faire une opinion sur ces sujets6(*) », de militer, alors
qu'il considère que son travail consiste à guérir et
à sauver des vies, et quand il est dans l'impossibilité de le
faire, de veiller à la dignité et à l'absence de
souffrance.
Si justifier son choix singulier n'est déjà pas
une mince affaire pour le mourant lui-même, à fortiori cela ne
l'est pas pour le médecin. En tant que tiers, justifier une quelconque
intervention qui aille dans le sens d'une facilitation de la mort, ne va pas de
soi. Agir en contradiction avec son identité professionnelle, à
l'opposé de l'attendu implicite au rôle social qui lui incombe,
exige un travail conséquent sur soi et sur les autres.
Pour preuve, l'échec du projet d'assistance au suicide
ou d'euthanasie peut conduire à l'intervention d'un tiers
médecin, comme en témoigne le Dr. Frédéric
Chaussoy. Impliqué dans la tragique histoire de Vincent Humbert,7(*) un jeune
tétraplégique aveugle et muet d'une vingtaine d'années, ce
médecin procéda à une euthanasie active, après
l'avoir pourtant réanimé à deux reprises.
Conformément à son devoir médical, une première
fois, trois ans auparavant, il l'avait sorti du coma suite à un accident
de la route, et une seconde fois pour le sauver de l'empoisonnement induit par
le pentobarbital injecté à la demande du
tétraplégique par sa mère.
Le témoignage du Dr. Frédéric Chaussoy
montre bien que la justification du médecin, concernant son intervention
dans le cadre d'une assistance au décès, va bien au-delà
de l'affirmation de soi, d'un voeu singulier. Elle suppose une implication
particulière, une mise en jeu non seulement de soi, de ses convictions
personnelles, mais aussi de son identité personnelle, professionnelle et
sociale. La justification ne sert donc plus seulement à se disculper,
mais aussi à affirmer le résultat de sa propre
réflexivité et à construire une identité
alternative ou au moins à rétablir une cohérence
identitaire. Ce processus de justification fera l'objet de la seconde partie de
ce travail.
Pour revenir au contexte suisse de la pratique médicale
de l'assistance au décès, suite à la diffusion du
documentaire consacré à Jean Aebischer, le médecin qui y
avait fait une courte apparition, participait à un débat
télévisé8(*) consacré à l'assistance au suicide. Son
premier constat fut l'absence de réaction de la part de ses
collègues médecins. Ce mutisme contrastait avec les nombreuses
réactions recueillies auprès des personnes privées et des
médias.
Il faut noter que la profession médicale n'avait sans
doute aucune raison de s'en émouvoir particulièrement.
Malgré le renouvellement de la non reconnaissance de l'assistance au
suicide comme activité médicale9(*), les directives médico-éthiques les plus
récentes indiquent tout de même la marche à suivre pour
mener à bien le projet. Ainsi, à demi-mot et s'alignant sur le
code pénal en vigueur, le code déontologique ne condamne plus la
pratique de l'assistance au suicide, mais la régule. Selon la situation
et le patient, il préconise l'abstention ou le retrait
thérapeutique (l'euthanasie passive), les soins palliatifs (qui
recourent aussi à l'euthanasie active indirecte), et interdit
formellement le meurtre à la demande de la victime (l'euthanasie active
directe volontaire).
L'assistance au suicide étant socialement
légitime et médicalement tolérée, le
désengagement explique peut-être la réticence des
médecins à nourrir la polémique alors qu'ils peuvent agir
en toute impunité, selon leur libre appréciation de la situation
du patient, dès lors qu'ils respectent la loi. Donc ils n'ont rien
à craindre d'un code pénal suisse qui autorise l'assistance au
suicide pour autant que ce ne soit pas pour des « mobiles
égoïstes »10(*) et que la personne soit en capacité de
discernement. Cependant au-delà de cette forme de mort
délibérément choisie, comme le montre le cas du Dr.
Frédéric Chaussoy d'autres situations-limites subsistent, pour
lesquelles il est alors question d'euthanasie active directe ou indirecte,
selon que le produit utilisé soit létal ou non, étant
admis théoriquement que les produits usités dans les deux cas
sont différents.
S'agit-il d'un silence entendu, d'une confusion entretenue, en
somme d'une « hypocrisie11(*) » qui vise à créer une zone
grise, autrement dit une marge de manoeuvre régie par l'incertitude? Un
médecin interviewé, pratiquant l'euthanasie active directe et
volontaire, désigne explicitement ce flou expliquant qu'en
réalité « on est toujours sur des zones limites, et
bien malin celui qui peut vraiment faire une différence tranchée
entre les deux situations12(*) ». En effet, les même produits (des
mélanges de barbiturique et d'antalgique) sont utilisés dans le
cadre de la sédation13(*) propre aux soins palliatifs et dans le cadre des
euthanasies actives14(*)
(avec ajout parfois d'un curarisant), et la question ne se limite donc parfois
qu'à une question de posologie. Trois constats peuvent être
tirés.
Premièrement le silence des médecins intrigue en
somme non pas tant par ce qu'il pourrait dissimuler, mais par ce qu'il
tait : la difficulté à différencier les pratiques
licites et illicites. Une régulation de l'assistance au
décès à partir du cadre légale actuel semble
effectivement fort improbable, car la part de subjectivité et
d'intersubjectivité dans l'interprétation des actes est
simplement trop grande pour que suffisent les critères objectifs. Le
contenu des nouvelles directives étonne donc, de par ce qui est
ignoré et non de par son contenu.
Ainsi, deuxièmement, alors même que
l'accès au produit létal est sous contrôle médical
et que l'activité des associations offrant une assistance au suicide
à leurs membres, est soumise au contrôle des instances cantonales
de santé publique, il semble incongru que l'assistance au suicide ne
soit pas reconnue comme activité médicale.
Troisièmement, le fait que les directives
médico-éthiques citent la terminologie des « soins
de la période terminale de la vie15(*) », mais sans adopter la typologie
communément définie entre la FMH (la Fédération des
Médecins Suisses) et l'ASI (l'Association Suisse des Infirmières
et Infirmiers) est également surprenant. Ainsi se devinent
derrière le mutisme médical des enjeux et des
intérêts professionnels que tente probablement aussi de
réguler l'ASSM par le biais de ses directives.
Ces trois constats sont significatifs des contradictions et
des divergences qui traversent le champ médical et thérapeutique.
La gestion sociale de la mort semble y provoquer des conflits
d'intérêts, créant des dissensions au sein du corps
médical, mais également une différenciation entre ce
dernier et le corps soignant. Ceci explique peut-être que la
reconnaissance de l'assistance médicale au suicide ne soit que partielle
et que la terminologie commune pourtant ratifiée par la FMH et l'ASI ne
soit pas reprise.
Quoi qu'il en soit, l'assistance médicale au
décès soulève bien plus de questions en ce qui concerne le
« bien mourir » qu'elle ne fournit de réponses,
malgré le constant débat éthique et politique qu'elle
nourrit inlassablement. C'est pourquoi la dernière partie du
présent document abordera la question de la mort légitime, en
interrogeant de façon systématique les différentes
pratiques de l'assistance médicale au décès pour saisir ce
qu'il est possible de considérer aujourd'hui comme une mort
légitime, compte tenu de l'impact du champ médical sur la
définition et la gestion sociale de la mort, alors que sa pratique n'est
plus unifiée. Il s'agira donc de voir ce que préfigure la
situation actuelle concernant l'acception sociale de la mort ces prochaines
années.
La désillusion
thérapeutique
Dur
constat que celui du Dr. Frédéric Chaussoy, pour qui la mort est
devenue cette « spécialité encombrante et exclusive des
médecins ». Il reflète le désabusement, cette
fatigue qui parfois caractérise le rapport médical à la
mort. Maurice Abiven corrobore ce discours lorsqu'il note que la
société tente vainement de confiner la mort dans le champ
thérapeutique, poussant par contre les médecins dans leurs
retranchements, aux limites de leurs compétences16(*). Cantonnée aux
structures hospitalières et médico-sociales, la mort incommode le
médecin qui ne sachant pas qu'en faire, évacue le mourant, ou du
moins sa dépouille. Cela lui évite une confrontation permanente
avec sa propre impuissance à gérer le sens de l'expérience
morbide.
La notion de « désillusion
thérapeutique » se rapporte à la distance que prennent
les médecins vis-à-vis des modalités de leur engagement
professionnel et de leur expertise, suite à leur prise de conscience des
limites de leur fonction, de leur rôle thérapeutique. La recherche
menée montre que cette distanciation est primordiale à leur
adhésion à la pratique de l'assistance au suicide et de
l'euthanasie active.
Cependant, les causes de cette distanciation peuvent
être multiples. Il convient donc de les explorer. Trois hypothèses
peuvent être émises. La première est liée au
changement du rapport qu'établit la médecine au champ social, la
seconde est consécutive aux modifications du positionnement du
médecin dans son propre domaine d'activité, la dernière
peut être liée à des expériences personnelles.,
La troisième piste semble pourtant être
décisive au vu des interviews, car le plus souvent la mort d'un proche
conduit le médecin a reconsidérer la mort du patient selon une
approche plus subjective, ne serait-ce que par une implication plus importante
de sa part au niveau affectif et émotionnel. Ainsi ce médecin qui
se réfère aux conditions de la mort de son père pour
expliquer son propre désir d'accéder à une mort librement
choisie et de le permettre à ses patients également:
« Si on me disait demain, que j'ai un début d'Alzheimer,
je m'en irai avant la démence, quand je suis dément, on ne peut
plus m'aider, parce qu'il faut encore que je puisse prendre la
responsabilité sur moi-même ».
La mort d'un proche représente un
événement certes déclencheur de la prise de conscience que
rapporte un médecin ayant réalisé des années
après la mort de sa grand-mère, que celle-ci attendait de sa part
une aide concrète sous la forme d'une assistance au décès,
alors qu'il était jeune médecin en formation :
« Aide-moi à aller retrouver grand-papa, aide-moi à
aller retrouver le Bon Dieu. Elle se sentait dépérir et elle
clairement me faisait un appel. Moi je ne comprenais pas ce que cela signifiait
et j'aurais été dans l'incapacité de le faire
absolument17(*). ».
Mais la désillusion thérapeutique ne consiste
pas seulement en l'expérience d'une mort vécue de façon
plus personnelle et plus personnalisée, elle semble aussi prendre la
forme d'une remise en question du rapport au corps, à la
morbidité, à la mort, entretenu et intériorisé
durant la formation et l'initiation de la carrière médicale en
milieu hospitalier. Une expérience-clé, comme la mort d'une
proche, la confrontation à une demande euthanasique claire et
précise, constitue certainement un événement
déclencheur. Cependant elle ne suffit pas pour autant pour engendrer une
prise de conscience telle que le médecin modifie du jour au lendemain la
perception de son rôle.
La désillusion thérapeutique prend la forme
d'une profonde remise en question de l'équilibre entre
l'intériorisé et le vécu, voire même d'une rupture
du statut d'évidence accordé par le médecin à la
réalité thérapeutique. Cette réalité
clinique ne semble plus aller de soi, alors qu'elle implique au travers du
rôle thérapeutique, la maîtrise des expériences, des
manifestations et des émotions liées à la mort du patient,
au deuil de ses proches, ainsi que de celui du personnel soignant.
L'expérience des limites de son expertise et des moyens qui lui sont
donnés pour manier la mort et la souffrance, semble le ramener à
la dimension subjective de la mort.
La proximité affective du mourant ou sa
proximité sociale de ce dernier, semblent favoriser un processus
d'identification ou de projection du médecin au son patient,
réhabilitant en même temps la dimension personnelle de
l'expérience. Cette irruption du subjectif peut conduire le
médecin à réviser l'équilibre entre l'acception
professionnelle et personnelle de la mort, à revoir la distance
émotionnelle et objectivante qu'il a construite vis-à-vis de son
patient.
Le terme de « désillusion » est
préféré à celui de
« désenchantement », car il ne s'agit pas au
départ d'un processus collectif, mais bien d'un processus personnel,
durant lequel le voile d'évidence qui entoure l'exercice du jugement
médical se rompt. Alors que le désenchantement se rapporte
plutôt au processus de désacralisation d'une pratique ou d'une
institution, à la perte de la dimension mythique, la désillusion
thérapeutique touche le médecin dans son identité
même, dans sa façon d'engager son rôle et de s'y inscrire en
tant que personne.
Qu'en ferait-il d'ailleurs de la mort ? Sa vocation est
de soigner son patient, de croire en sa guérison, de compatir au sort de
ce dernier, mais jamais d'abandonner face à la mort. Du moins c'est ce
qu'il pense. Ou, si ce n'est pas la vocation qui le meut, il vibre à
l'évocation du progrès biotechnique, des avancées de la
médecine, fasciné par les prouesses de guérison, de
réanimation, de substitution des fonctions vitales par des machines et
des prothèses18(*).
Comment reconnaître alors que tout ce qui fonde, a fondé et
contribuera à fonder son identité professionnelle et à
forger son ascension sociale, en somme tout ce qui l'anime et donne sens
à sa présence auprès du patient, est vain face à la
mort ? Il est remarquable que les médecins ne se souviennent que
rarement du moment où ils ont pris conscience que la mort ne
représente pas l'échec de leur expertise, qu'ils ne s'en sentent
plus, dès lors, ne serait-ce que de façon imperceptible,
coupables. Par contre, le souvenir de leur première désillusion
thérapeutique, le plus souvent la perte du premier patient, persiste
comme une expérience traumatisante, même après des
années de carrière.
La société ne manque pas de leur rappeler qu'ils
doivent gérer la mort de leurs patients que, n'ayant pas réussi
à les guérir, ils en portent la responsabilité. Entrer en
médecine, c'est être un individu forcément à part
qui s'il n'est pas infaillible, doit veiller à l'être autant que
possible en sachant faire la part de l'objectif et du subjectif, de la
réalité et de l'intime. Il s'agit de minimiser les risques, car
la vie qui lui est remise est un bien communément reconnu comme
inaliénable, dont il faut préserver l'intégrité.
Ainsi, pour ceux qui croient en la vocation médicale, l'euthanasie
active et l'assistance au suicide apparaissent comme une trahison de leur
profession de foi. Pour ceux qui croient en la technique médicale, c'est
faire aveu d'impuissance et anticiper le fait que le patient ne peut faire
autre chose que mourir. Comment alors ne pas stigmatiser les médecins
qui adoptent ces pratiques alternatives ?
Depuis l'avènement de la médecine en tant que
biotechnologie de pointe, le médecin est formé à
reconnaître la mort, à en évaluer les risques de survenance
et à prendre des mesures thérapeutiques qui permettent de
l'éloigner. Il dispose de tous les outils scientifiques, techniques et
objectifs pour le faire.
Pourtant, depuis quelques années, le médecin
paraît tout simplement inapte face à la mort. Incapable, non
seulement de la circonscrire, mais aussi de la vaincre, il semble même
ignorant de son maniement symbolique. Il en subit les assauts, au travers des
manifestations de la souffrance du mourant (les cris, les râles, les
épanchements liquides). Et, démuni, il sombrerait,
paraît-il, dans une fatigue sans fin, s'épuisant vainement
à donner sens à l'expérience subjective du patient. Le
« burn-out » le guette alors, tapi dans le silence des
équipes de soins surmenées et impuissantes, qui, incapables de
verbaliser cette souffrance tellement omniprésente, lui laissent alors
le champ libre.
La souffrance... Implicite, elle n'en devient que plus
oppressante encore, insupportable même, tout simplement invivable.
Lorsque le médecin cède alors, à bout de force, il commet
l'irréparable, il tue son patient à défaut de pouvoir
l'accompagner. L'euthanasie devient alors le signe de l'abandon médical,
de la perte du sens éthique et déontologique. Peut-être
même du sens clinique, qui sait ? De gré ou de force, devenu
spécialiste de la mort, le médecin est considéré
comme le seul responsable de l'échec thérapeutique et curatif, de
son propre échec en quelque sorte.
Sombre tableau que celui qui vient d'être dépeint
en clair obscur, digne d'un Caravage, et pourtant la réalité
dévoile toujours des facettes qu'un premier regard ne suffit pas
à appréhender. En effet, l'autorité médicale sur la
mort est particulière, jamais vraiment revendiquée, mais toujours
protégée, toujours dénoncée, mais jamais
éconduite. Elle semble se nourrir d'elle-même, s'imposer en une
évidence naturelle. D'où vient alors le malaise des
médecins face à la mort ? La désillusion des
médecins ne peut pas être élucidée s'il n'est pas
pris le temps de poser les questions de fond.
Premièrement, malgré l'appropriation par le
champ médical de la gestion socio-institutionnelle de la mort, la prise
en charge médicale du mourant au quotidien ne semble pas
évidente. Le maniement de l'objectivation clinique de la situation
particulière du patient est une activité dont le médecin
est spécialiste, elle est le résultat d'une
intériorisation progressive dès le début de la formation
médicale. Mais au delà de cette maîtrise objective, le
médecin reste humainement, symboliquement incapable de répondre
la question la plus simple que puissent lui poser les proches du patient, voire
même l'équipe soignante : A quoi sert la mort ? Quelle
utilité peut bien avoir l'expérience singulière, le plus
souvent pénible, d'un être cher à l'agonie ?
Deuxièmement la place occupée par le
médecin auprès du mourant et le caractère invasif de son
intervention suscitent de constantes critiques. La logique thérapeutique
de la médecine allopathique, le plus souvent fondée sur
l'urgence, domine de fait et par conséquent ignore le plus souvent dans
un premier temps, les autres logiques sociales, relationnelles,
économiques. Ainsi, la rationalité technique scientifique se
substituerait à la dimension communautaire, reléguant la
dimension humaine de la mort au rang de circonstances de l'intervention
médicale. Du moins, c'est ainsi qu'est justifié le discours
critique de la domination médicale sur la gestion sociale de la mort. Ce
discours est-il toujours actuel et valide ? La société a
énormément évolué durant les trente
dernières années, l'individualisme et l'accès de plus en
plus privatif aux biens communs que sont la santé, la connaissance, le
bien-être social, etc. , implique de reconsidérer les rapports de
force entre le médecin et son patient. La médecine, en effet, est
désacralisée.
Troisièmement, si l'hypothèse de la
fragilisation de la position médicale se confirme, il est
nécessaire d'introduire la question de son rétablissement,
notamment en ce qui concerne le traitement social de la mort et
l'accompagnement médical du mourant. En effet, comment justifier sa
présence auprès du mourant quand l'impuissance à manier,
à gérer la mort est évidente, incontestable ? Faut-il
dès lors justifier sa présence, l'expliquer ? Et si oui
comment le faire ? C'est à ces questions de fond qu'est
consacrée la première partie de ce mémoire.
1. De
la vocation à la technique médicale : l'appropriation du
« clinique »
Comme évoqué en filigrane
précédemment, la médecine et la mort entretiennent un
rapport conflictuel. La première tentant de s'approprier la seconde,
alors que cette dernière lui échappe constamment par
l'incertitude de son procès. Actuellement les médecins sont
impliqués dans tous les stades du processus de la mort. Ils se
prémunissent de sa survenance, par les mesures de santé publique
(la prévention, les campagnes d'information, etc.) et en
déterminent l'occurrence de façon probabiliste, en terme de
risques. Ils contrôlent l'accès aux produits toxiques et
létaux. Ils la conjurent par les soins thérapeutiques et
curatifs. Ils la désignent par la notion de « mort
clinique » et contribuent à sa déclaration en
délivrant le certificat de décès. Si, à posteriori,
un doute subsiste quant aux causes de la mort, c'est le médecin
légiste qui autopsie la dépouille. Toutes les interventions
sociales liées, de près ou de loin, à la morbidité
s'articulent par le champ médical et thérapeutique.
Le médecin est donc présent à tous les
niveaux du réseau institutionnel qui touchent à la maîtrise
de la mort ou à la protection de l'intégrité physique ou
psychique du citoyen. Ce qui fait dire à Jean Ziegler19(*) que le médecin est un
« thanatocrate », en somme un technocrate de la
mort, à la fois relais du pouvoir de l'État et agent de
contrôle sur la mort et la vie, jouissant d'une position de
centralité au sein de son champ d'activité.
La socialisation de la disparition de l'individu, le cas
échéant du citoyen, la légitimation du contexte de sa
disparition est toujours d'une façon ou d'une autre soumise à
l'intervention médicale. L'imbrication complète entre le champ
médical, civique, étatique en ce qui concerne la mort, laisse
penser que la relation qui lie le médecin à la mort et le cas
échéant au mourant est en grande partie
institutionnalisée, judiciarisée. L'hypothèse est donc que
ce rapport est le résultat d'un habitus social au sens où le
définit Pierre Bourdieu20(*).
En effet, le concept d'habitus permet de rendre compte de la
récurrence des deux figures médicales que sont le médecin
par vocation et le médecin-technicien. Les médecins s'y
réfèrent constamment quand ils racontent leur adhésion
à la profession médicale, leur motivation initiale et finalement
la façon dont ils expliquent la prise d'importance progressive de la
dimension relationnelle dans leur rapport au patient mourant, au
détriment de la fascination qu'exerçait sur eux initialement la
dimension thérapeutique et biotechnique de leur profession. Par
ailleurs, il permet aussi de concevoir que le rapport que construit le
médecin au mourant n'est pas le fruit du hasard, mais aussi celui d'une
lente et certaine incorporation de l'habitus médical issu de
l'institutionnalisation du champ thérapeutique en organisation
hospitalière et clinique.
1.1. La vocation médicale : le partage du
clinique
Lorsque l'identité professionnelle du médecin
repose sur la « vocation médicale », il
conçoit on activitécomme une profession de foi, la situe en
prolongement de son engagement religieux. Ainsi sa foi et son engagement
professionnel sont « Moi, quand j'ai dû faire un choix
professionnel, j'ai demandé à Dieu en fait ce qu'il attendait de
moi. Et j'ai senti que je devais faire un travail où j'étais
proche des gens » 21(*). Cette perspective influe passablement sur le
positionnement du médecin face au mourant, car il s'aligne sur
l'éthique chrétienne qui lui interdit toute ingérence dans
le procès de la mort22(*). Ainsi L'euthanasie passive est acceptée.
Selon Jean-Paul II, elle correspond en effet à « une
acceptation de la condition humaine devant la mort ». Le recours
à des soins palliatifs pouvant abréger la vie l'est aussi, pour
autant que le mourant ne soit pas privé sans raisons graves de la
conscience de soi. En effet un être humain doit être
« en mesure de pouvoir satisfaire à ses obligations
morales et familiales ... et se préparer en pleine conscience à
sa rencontre avec Dieu23(*) ».
En conséquence, la figure de la vocation
médicale consiste en un compromis entre le monde mystique et le monde
médical. Ce compromis se traduit par une coexistence des principes y
relatifs. Cette proximité n'est pas nouvelle. Danièle Carricaburu
et Marie Ménoret montrent la proximité du monde religieux et du
champ médical. Selon elles, ces derniers se structurent en organisation
hospitalière à partir des hôtels-Dieu, des institutions
à vocation religieuses où il s'agissait en premier lieu de
recueillir les pauvres, les miséreux et les mourants pour leur porter
assistance. Ainsi, le médecin et le prêtre cohabitent dans
l'espace du mourant. Le premier lui apporte des soins, le second le remettant
à Dieu. Cette remise à Dieu passe par les sacrements du
baptême (si le moribond ne l'était pas encore) et de
l'Extrême-onction, dans le but de soulager spirituellement et
corporellement le mourant.
Il apparaît donc que le médecin dans ce cadre
là, n'était pas en mesure, ni en droit, de définir la
mort. Il se retirait face au prêtre qui signifiait par
l'Extrême-onction que le mourant allait accéder au statut de
défunt. Le médecin quittait le chevet du mourant lorsqu'il
constatait l'imminence de la mort, qu'il ne lui appartenait pas de signifier,
de symboliser et encore moins de définir. D'ailleurs, le terme
« clinique », du point de vue étymologique, vient du
mot latin « clinicus » : « celui qui se
fait baptiser sur son lit de mort ou à un âge
avancé24(*) ». Ce terme aujourd'hui usité pour
décrire l'activité médicale au chevet du malade,
désignait tout d'abord celui qui avant de mourir s'en remettait à
la Grâce divine pour être délivré de ses souffrances.
Cette petite digression sémantique illustre
l'appropriation du « clinique » par le champ médical
et simultanément la naturalisation de cette appropriation. Michel
Foucault ne relève pas ce déplacement de sens dans son ouvrage
consacré à la « Naissance de la Clinique25(*) ». Pourtant, ce
transfert du clinique de l'autorité religieuse au pouvoir médical
explique partiellement l'incapacité actuelle du médecin à
socialiser et à symboliser la mort. Cette attente vis-à-vis du
médecin est récente. Jamais il n'a été du ressort
du médecin de le faire, si l'on considère les habitus que
trahissent les figures médicales auxquelles se réfèrent
les médecins.
Ceci montre également par quelle substitution s'est
déroulée ce que Jean Remy appelle la
« sacralisation » de l'activité médicale. Il
explique que le champ thérapeutique s'est autonomisé du social,
car l'activité médicale consistait avant tout à manier la
marge d'incertitude liée à la maladie et à la mort. La
ritualisation du rapport thérapeutique servant en quelque sorte à
stabiliser la relation du patient au médecin, en créant les
conditions nécessaires à l'établissement d'un rapport de
confiance. La sacralisation de l'activité médicale ne peut pas se
substituer à la sacralité et à la symbolique de l'acte
religieux, mais elle contribue à l'établissement de
l'autorité médicale dans le traitement social de la mort.
Dès lors la médecine aura tout le loisir de la définir, de
l'analyser, sans pour autant pouvoir remplacer le pouvoir symbolique du
religieux.
1.2. La technicité médicale ou
l'avènement de la clinique
La figure du médecin technicien se fonde sur ce que
Michel Foucault appelle la clinique26(*), c'est-à-dire une forme organisationnelle qui
conjugue dans un même espace d'activité un certain discours
médical, la production scientifique du savoir médical, la
socialisation professionnelle du médecin et l'objectivation du malade en
tant que cas clinique.
Le médecin technicien exerce son jugement en se basant
sur une interprétation probabiliste des signes et symptômes
annonciateurs de la maladie et de la morbidité. À une pratique de
la médecine plutôt nosologique, où il s'agissait plus
d'observer et de classer les phénomènes morbides, se substitue un
exercice du jugement plus sémiologique.
Le progrès industriel et technologique propre au
vingtième siècle, favorise la technicisation de la
médecine, lui offrant les moyens de ses ambitions de maîtrise de
la vie et en quelque sorte de la mort. La fascination engendrée
par la médecine en tant que discipline scientifique universitaire va
contribuer à reléguer la question de la symbolique et de la
socialisation de la mort. La logique probabiliste de la clinique conduit
à appréhender la mort comme un risque.
Au lieu de la circonscrire et de la maîtriser, cette
définition va entraîner une perte de maîtrise. Ce, pour deux
raisons ; premièrement comprise comme un risque, la
définition de la mort se voit démultipliée comprise et
interprétée comme un phénomène physiologique et non
plus mystique. La mort ne consiste plus en un seul trépas, mais en une
succession de morts partielles, organiques. Michel Foucault décrit bien
ce phénomène lorsqu'il dit de la mort qu'elle est
« multiple et dispersée dans le temps »
n'étant plus « ce point absolu et
privilégié, à partir duquel les temps s'arrêtent
pour se renverser27(*) ».
Cette démultiplication s'explique par la
nécessité de conceptualiser la mort, d'en définir les
critères en fonction des évolutions techniques et de leur
perfectionnement, ne serait-ce par exemple que dans le domaine de la
réanimation et de la transplantation, comme l'explique Jocelyne
Saint-Arnaud28(*). Ainsi
la définition clinique de la mort se révèle mouvante et
bientôt trop complexe pour qu'elle permette la socialisation, la
médiatisation de la mort auprès des profanes que sont les proches
des mourants. Paradoxalement, le champ médical s'étant
constitué par l'appropriation du clinique, sécularisant du
même coup le traitement social de la mort, échoue à la
manier car la définition médicale du risque qu'est la mort tend
à rendre celle-ci d'autant plus insaisissable.
Tout habitus se caractérise par un sens pratique qui
lui est spécifique, celui du médecin est le « sens
clinique ». Il ne se limite pas seulement à la
considération de la justesse de l'expertise médicale, en somme au
juste exercice de la sémiologie, mais s'étend aussi à
l'expérience acquise durant la formation hospitalière du
médecin. Plus le médecin rencontre de cas cliniques, plus il se
développe. Toutefois certains médecins expliquent que le sens
clinique relève aussi du « don », car c'est
aussi « flairer les choses quand il n'y a pas encore
d'éléments objectifs clairs29(*) ». En somme, c'est une sensibilité
accrue qui d'une certaine façon obéirait à
l'économie de la grâce.
Malgré l'avènement des institutions
hospitalières universitaires et de la technicité médicale,
il subsiste donc dans l'habitus médical, plus précisément
dans son sens pratique, une dimension d'incertitude fondant le compromis avec
le monde mystique. Le sens clinique n'est pas exempt de la dimension
religieuse. Il rend possible l'appropriation du clinique, du mourant, de telle
façon que son objectivation en cas clinique oriente sa prise en charge
et sa trajectoire hospitalière, tout en affranchissant le médecin
de la tâche de signifier symboliquement l'expérience subjective du
mourant.
Ainsi, le « sens clinique », tout autant
qu'une compétence professionnelle, désigne aussi le compromis
particulier établi socialement entre le pouvoir médical et le
pouvoir religieux autour du mourant. Cependant plus la société
s'est orientée vers le progrès technologique, moins
l'Église a exercé de pouvoir sur ses fidèles et plus la
rationalité médicale est devenue seule dominante dans le champ
thanatologique.
L'économie des risques, propre à la
société post-industrielle, telle que la décrit Ulrich
Beck, apporte un autre éclairage sur le rapport que peut établir
le champ médical à la mort. Il montre en effet que la gestion
scientifique des risques s'accompagne de divers effets pervers qu'il est
particulièrement difficile de juguler30(*).
La mort clinique traitée elle aussi en tant que risque
n'échappe donc pas à ces effets pervers. Mis à part la
démultiplication de la définition du risque initial,
déjà abordée sous couvert de la reconceptualisation
incessante de la mort en relation à l'expansion des connaissances
scientifiques, une désocialisation de la mort est également
relevée, en cela qu'elle ne s'inscrit plus dans le quotidien des
personnes, dans la réalité vécue. Le retrait du social
dans le traitement sociétal de la mort résulte de plusieurs
phénomènes.
Premièrement, la logique médicale
prévalant sur la logique sociale, la mort échappe à la
prise en charge des proches. Le mourant, en tant que cas clinique, est
soustrait à son contexte de vie ; sa présence, à
défaut d'être signifiée socialement, devient insignifiante.
Son existence se confond avec la temporalité physiologique du corps, au
détriment de la temporalité sociale. Ainsi, devenu inutile au
champ médical, le mourant est exclu de toute réalité.
Deuxièmement, la mort en tant que risque devient un
objet du pronostic médical. Celui-ci, par sa dimension anticipatrice
nourrit l'idée d'une maîtrise qui n'en demeure pas moins
illusoire, mais reste suffisante à justifier l'urgence, donc la
primauté de la logique médicale. Urgence au-delà de
laquelle le corps perd alors toute substance, toute humanité. Le patient
devenu « malade objet31(*) », sa dépouille « part
à la poubelle32(*) » comme s'en offusque un médecin qui
à l'époque des faits exerçait en tant que chef de clinique
en médecine interne. Il témoigne de la disparition brutale, sous
forme d'un transfert immédiat de la salle d'opération à la
morgue, du corps d'un patient, touriste suédois
décédé d'une rupture d'anévrisme, dont les reins
venaient d'être prélevés à des fins de
transplantation. Il note donc l'absence de transition entre le
décès à l'hôpital et la disparition du corps,
subtilisé au regard et au deuil des proches.
2. La
critique de l'acharnement thérapeutique
A la lumière de ce qui précède,
l'acharnement thérapeutique peut être vu comme la
résultante de ce que certains auteurs appellent la médicalisation
du social, de la société. En quelque sorte, à
défaut d'alternatives symboliques et signifiantes, la rationalité
médicale prend le pas sur toute autre logique d'action et de
causalité. La critique de l'acharnement thérapeutique va
consister essentiellement à dénoncer la centralité de la
fonction médicale dans le champ de la mort, comme dans d'autres champs
d'activités sociales par ailleurs, comme l'a fait Jean Ziegler33(*), mais également Louis
Vincent Thomas34(*). Le
concept de « iatrogenèse sociale35(*) » dont fait
usage Ivan Illich est de loin celui qui décrit avec le plus d'exactitude
l'influence de la médecine sur le traitement social de la santé,
de la mort et de la maladie. C'est dans la description précise de la
« schizoalgie36(*) », nommant ainsi l'incapacité de
l'individu à gérer sa souffrance et à l'exprimer. En somme
cette situation un peu particulière où la souffrance rompt toute
capacité à établir des relations à autrui et
surtout à soi-même.
Tous les acteurs sociaux, les Églises, les
médecins, les patients, indépendamment de leur position
religieuse et de leur engagement pour ou contre l'euthanasie, s'accordent
à critiquer l'acharnement thérapeutique, admettant implicitement
qu' « aujourd'hui nous aidons pas mal de gens à vivre trop
longtemps » et qu' « au fond on aide les gens à
vieillir jusqu'à un âge où la vie n'est plus tellement
vivable ». Cependant, les implications pratiques de ce constat
à priori évident n'en constituent pas moins un dilemme pour le
médecin. Constater d'un côté que les gens vivent trop
longtemps en tenant compte du critère subjectif de la qualité de
vie, du bien-être personnel, voire même de la « joie de
vivre37(*) », équivaut de l'autre à
admettre qu'aujourd'hui déjà il est possible de renoncer à
maintenir quelqu'un en vie en fonction d'aspects relationnels et sociaux, et
plus seulement médicaux.
2.1. Les limites de la
rationalité médicale et l'impuissance médicale
Si les limites objectives de l'activité médicale
en matière d'assistance au décès sont fixées par le
code pénal, il en est d'autres qui sont de nature cognitives,
liées aux compétences du médecin, et de nature
personnelles, en termes de capacités à affronter la mort. Rares
sont les étudiant(e)s en médecine ou les médecins
assistant(e)s qui, avant leur stage pratique, ont déjà
été confrontés à la mort. Qu'il s'agisse du
décès d'un proche ou d'une connaissance, assister à
l'agonie d'une personne ou veiller un défunt n'est plus chose courante.
Dès lors, la première question qu'il est légitime de poser
est celle de la compétence médicale à exercer un jugement
sur les aspects psychosociaux et socio-affectifs de la situation du mourant,
lorsque le médecin n'est pas lui-même psychiatre, encore moins
théologien et qu'il n'a pas suivi de formation sociale
spécifique. La pratique médicale s'éloigne de plus en plus
de l'approche holistique que pouvait avoir un généraliste jusque
dans les années mille neuf cents soixante-dix. Depuis, la
spécialisation de plus en plus accrue de l'activité
médicale est telle qu'il paraît difficilement concevable que, par
sa seule évaluation, un médecin puisse se faire une idée
précise et globale de la situation du mourant.
Investi du pouvoir de protéger la vie du patient, de
guérir et de soulager la souffrance, et d'assister le mourant durant ces
dernières heures38(*), le médecin n'est pas censé induire le
processus de mort. Toutefois, son expertise étant soumise à
l'exigence d'objectivité, de rationalité et de
l'adéquation des mesures qu'il décide, il n'échappe pas
à des considérations qui, si elles ne sont pas de nature
eugénique, n'en demeurent pas moins étroitement liées
à l'attribution des ressources en fonction du pronostic vital, de
l'espérance de vie et de la qualité de vie dont dispose son
patient.
Cette appréciation du contexte
socio-économico-relationnel dans lequel est ancré le mourant est
très subjective, liée au cas particulier d'un patient et
dépendante de la vision du médecin. Aussi l'évaluation de
la souffrance est toujours relative au contexte relationnel et affectif de vie
du patient. Par conséquent, le tableau nosologique de la souffrance en
fin de vie est essentiellement subjectif et n'est pas de la même nature
que les douleurs symptomatiques, prises comme manifestations d'une pathologie
parfaitement connue et identifiée, donc parfaitement isolables et
propres à l'exercice de la médecine allopathique.
Le Dr Jan von Overbeck, chef des médecins-conseils
auprès de SwissRe, décrit ce hiatus entre la souffrance du
patient et l'acceptation objective que peut en avoir le médecin. Le sens
que donne le médecin à la douleur dans son diagnostic, ne
correspond pas à la souffrance du patient : celle-ci a une
dimension relationnelle et contextuelle, que n'a pas la première. Ce
décalage implique donc que le médecin, lorsqu'il exerce son
expertise, n'est pas forcément à même d'évaluer les
conséquences psycho-socio-affectives de son diagnostic sur le patient,
donc sur la souffrance de ce dernier. Pourtant il doit agir et
décider.
Cependant, comme le précise le Dr. Jan von Overbeck,
les médecins tiennent de plus en plus compte « des
conditions psychiques et sociales, ainsi que de leurs effets pour attester
d'une atteinte à la santé39(*) », mais sans disposer pour autant des
connaissances nécessaires pour le faire, car il leur manque
d'importantes informations quant au contexte de vie socioprofessionnelle de
leur patient, tout comme les moyens et les outils pour les obtenir. Ils ne sont
donc pas aptes à poser un diagnostic social adéquat, car cela
demande bien plus que les seules compétences médico-techniques.
Ce décalage, les médecins le relèvent aussi.
Par conséquent, il n'est pas rare de constater
qu'à l'expertise sociale professionnalisée de la situation du
mourant, se substituent tout simplement le bon sens et l'évidence, des
moyens d'évaluation totalement subjectifs, comme le rapportent Marcel
Druhle et Serge Clément dans une étude consacrée à
la prise de décision en gérontologie40(*). Les deux auteurs illustrent
leur propos par l'exemple de la décision d'autoriser le transfert
à domicile d'un mourant. L'équipe soignante et le médecin
tirent des conclusions parfois hâtives quant à la présence
ou non de la famille au chevet du patient, au lieu d'une évaluation
objective du réseau familial dont dispose le mourant, des ressources
dont est pourvue la famille et de l'autonomie relative du patient.
Un médecin rapporte indigné la discussion qu'il
a suivie étant assistant dans un hôpital. Il s'agissait de
décider d'un retrait thérapeutique, l'arrêt d'un traitement
dialytique pour une jeune femme d'origine indienne atteinte de
poliomyélite, ne pouvant plus se déplacer et totalement
dépendante, dont les seuls proches avaient été ses parents
adoptifs qui, au moment des faits étaient déjà
décédés. Sans famille, ne pouvant plus vivre sans dialyse
et n'étant plus du tout autonome, un collège de médecins
avait alors décidé de renoncer à tout traitement, mais
sans demander l'avis de la jeune femme. Ne considérant pas qu'elle se
satisfaisait de son état, car elle avait commencé à
peindre et à broder dans son lit, mais voyant plutôt que
« cela aurait coûté trop cher de la dialyser et de
la redialyser, et de la maintenir, de s'en occuper et de mobiliser un tas de
personnes autour d'elle41(*) » alors qu'elle était
« impotente et improductive42(*) ».
Même lorsqu'il s'agit de formes licites d'assistance au
décès comme dans le cas présent d'un retrait
thérapeutique, la prise en compte de la réalité sociale du
mourant peut engendrer des décisions absurdes, au mépris de la
personne humaine, lorsque la décision n'est pas posée de
façon professionnelle, mais au contraire fondée sur des à
priori et de fausses évidences.
S'il y a la volonté explicite de laisser libre cours
à la « décision morale personnelle43(*) » du médecin,
pour autant qu'il s'agisse de pratique légale de l'assistance au
décès, il ne peut pas être fait l'économie des
connaissances spécifiques que suppose un accompagnement non plus
seulement médical, mais aussi essentiellement psychosocial lorsqu'il
s'agit de fin de vie. Par exemple, même avec une formation
adéquate en soins palliatifs, la mise en pratique des acquis n'est pas
facile, car comme le dit un médecin généraliste ayant
suivi un cours en soins palliatifs : « dans nos livres, dans
nos manuels de soins palliatifs, presque tout est bien, tout est beau, mais
dans la réalité ce n'est pas comme ça44(*) ». La
confrontation à la réalité du mourant, de son
accompagnement et de celui de sa famille, exige de la part du médecin
des connaissances et des expériences spécifiques du relationnel
qui, lorsqu'elles font défaut, le laissent démuni face au mourant
et à sa famille.
La centralité de sa position conjuguée à
l'impuissance symbolique expose le médecin à de virulentes
critiques, non seulement de la part de la société civile, mais
également des instances médico-éthiques. En effet,
l'incapacité à signifier la mort et la souffrance est souvent
attribuée au seul médecin. En partie, parce qu'il est
légalement responsable du bien-être du patient, mais aussi parce
qu'il « est apprécié que ce soit le médecin
qui décide à la fin45(*) », car en définitive dans les
situations limites, éprouvantes pour les proches et le personnel
soignant, le fait qu'une personne doive trancher, délivre les autres du
poids de la décision difficile.
Pourtant, le médecin n'échappe pas à la
stigmatisation lorsqu'il recourt à l'euthanasie active, car la technique
médicale ne résout pas tout. Cette stigmatisation passe par une
criminalisation de l'acte euthanasique et par une psychologisation du recours
médical à cette forme d'assistance au décès, comme
le montre l'ouvrage du Dr. Maurice Abiven. Ce dernier évoque le terme d'
« acting out46(*) » soit de « passage à
l'acte » pour décrire les motifs qui peuvent mener un
médecin à avoir recours à l'euthanasie active. Cette
pratique aux confins du champ médical fait l'objet d'un discours
psychologisant, à l'image de Marie de Hennezel pour qui
« l'euthanasie est un aveu d'impuissance, (...) : manque de
compétence, manque de formation, pas d'autres solutions à offrir
et pression de l'entourage47(*) ». Cette prise de position empreinte d'un
engagement indéniable, si l'on peut en saluer la clarté, vise
plus à lancer l'anathème contre certains médecins - pour
lesquels le libre arbitre du patient quant à sa mort est une
liberté qu'il faut défendre - qu'à véritablement
ouvrir un débat de société sur le sujet.
Cela n'exclut pas pour autant que face à la mort les
médecins ne soient pas démunis ou qu'ils n'adoptent pas des
attitudes de défense, voire de déni de la mort. Cependant, mais
les raisons de ces comportements sont multiples, comme le précise un
médecin ayant mené toute sa carrière en milieu
hospitalier : « çà peut vouloir dire qu'ils
estiment que leur compétence n'est pas nécessaire ou bien qu'ils
estiment que le patient ne vaut plus la peine ou bien qu'ils ne veulent pas
être confrontés à une fin de vie48(*) ». Mais quelles que
soient les explications données jusqu'alors, les raisons sont toujours
individuelles, liées au médecin, à sa pratique, à
ses défauts ou à ses manques.
Le Dr. Maurice Abiven ouvre cependant une piste de
réflexion intéressante, lorsqu'il établit un lien entre la
société civile et l'impuissance médicale en expliquant que
« la souffrance des soignants témoigne de
l'impossibilité même de la mission de relégation de la mort
que leur confie tout le corps social49(*) ». Autrement dit, il indique que la
désillusion thérapeutique est aussi le résultat de
transformations sociétales, d'un processus de mise en marge des
questions et des événements liés à la mort, qui
mettent le médecin en incapacité d'agir.
2.2. La critique de la médicalisation et la
relativisation du pouvoir médical
Dans une société inexorablement orientée
vers le bien-être, où la santé est un bien non plus
seulement collectif, mais aussi privatif, considérer la
médicalisation de la mort du seul point de vue des théories de la
domination sociale semble passéiste. Il convient donc d'expliciter les
mécanismes de la médicalisation qui ont permis l'émergence
de la question de la libéralisation de l'accès
individualisé à la mort aux dépens du pouvoir
médical.
La médicalisation est comprise à tort comme un
phénomène uniforme, constant, reflétant le pouvoir d'une
fonction médicale constamment en expansion. Cette vision repose en
grande partie sur une perception de la profession médicale comme un tout
monolithique invariant. Alors que comme le montre Olivier Faure, la
médicalisation désigne au moins trois processus
différents50(*).
D'abord, il s'agit d'une augmentation quantitative et d'une diversification de
la demande sociale en santé. Ensuite, elle décrit une
institutionnalisation de l'activité thérapeutique en structure
organisée selon des tâches hautement spécialisées
dont la répartition fonde une hiérarchisation particulière
du champ thérapeutique. Finalement, elle indique l'extension du champ
des compétences médicales aux questions sociales et culturelles
(y compris la gestion de la mort et de la souffrance).
C'est le dernier volet de la médicalisation qui nous
intéresse plus particulièrement. Il renvoie à ce que
Pierre Aïach dénomme la « médicalisation de la
vie51(*) ».
Elle se caractérise par une généralisation de la
« préoccupation de santé » dans l'ensemble du
corps social. Expliquant que la définition de la santé d'abord
étroitement liée à la connaissance médicale, s'en
détache pour s'étendre au champ social. Faisant de la
santé une notion élastique, que tout un chacun s'approprie selon
des critères subjectifs de bien-être, de bonheur, de
capacité d'agir.
Initialement, la préoccupation de santé a
été induite par le volet préventif des activités
médicales de santé publique, qui visait à responsabiliser
la population en ce qui concerne les comportements à risques. Le but
était de promouvoir un rapport individuel et responsabilisé
à la santé. Ainsi, celle-ci n'est plus uniquement comprise comme
absence de maladies, mais aussi comme bien-être physique, social et
moral. Néanmoins l'intégration et l'appropriation par la
société civile de cette acception de la santé a conduit au
développement d'un marché de biens et de services y relatifs,
faisant de celle-ci un bien privatif.
Aussi, la médicalisation ne peut plus seulement
être considérée comme un processus idéologique et
politique visant à la mise en place d'un ordre médical
prôné par une élite sociopolitique52(*), mais aussi en tant que
« manifestation parmi d'autres de ce vaste mouvement qui porte
sans cesse le corps au centre des préoccupations individuelles et
collectives53(*) ».
Cette économie du bien-être qu'évoque
Georges Vigarello par ce qu'il appelle une « attente du
mieux-être, renforçée, (...), par les pratiques
consommatoires et les inquiétudes sécuritaires54(*) » se traduit par une
vulgarisation des savoirs médicaux au travers des magazines
spécialisés et par un accès libéralisé aux
connaissances médicales. Dès la santé devient un devoir
individuel et non plus seulement une lutte contre le mal menée par les
médecins. La fonction sociale de ces derniers est donc
relativisée au profit de la responsabilité du citoyen.
Ainsi, le corps est le siège non seulement de la
conscience de soi, mais sert de support à l'autonomie et à l'agir
social. Le corps compris comme prolongation de soi vers le monde n'est plus
seulement outil de travail, mais aussi support d'identification dont dispose
librement l'individu, aux yeux de la loi, car ce dernier est
considéré comme responsable de lui-même et de sa
participation à la société, in extenso à
l'État55(*).
D'ailleurs son corps fait l'objet d'une protection particulière, qui
prend la forme dans la Constitution de la garantie au citoyen de sa
liberté personnelle, étant entendue, entre autres, son
intégrité psychique et physique56(*).
Dans ce contexte, la relation thérapeutique ne peut
plus être un rapport fonctionnel, tel que pouvait le décrire
Talcott Parsons57(*),
où le médecin détient l'ensemble du pouvoir aux
dépens du patient. Elle n'est même plus seulement cette relation
à double entrée où, comme le décrit Nicolas
Dodier58(*), la pratique
médicale se partage entre expertise et sollicitude. L'expertise soutient
l'objectivation des douleurs du patient, alors que la sollicitude prend en
compte la dimension subjective du malade qui échappe au jugement
médical.
La relation thérapeutique se mue en relation de service
sanitaire59(*), où
le paternalisme médical fait place au clientélisme, où
l'expert n'est plus confronté à un profane ignorant de son
état, mais à un individu autonome expert de son propre
bien-être. Le médecin versé dans une relation de service
sanitaire et membre à part entière de la société
civile, ne comprend plus forcément lui-même les raisons de
l'asymétrie relationnelle que lui impose son expertise et son
activité, lorsqu'il s'agit de juger de la souffrance du patient
au-delà des douleurs symptomatiques liées à la pathologie.
C'est cette incompréhension qui génère le malaise et
l'ambivalence éprouvés par un médecin-conseil d'Exit qui,
tout en insistant sur la nécessité de la présence
médicale, concède que « c'est également une
pression de dire non, quand le patient aimerait du pentobarbital60(*) ».
L'accès au produit létal étant
juridiquement soumis à la décision médicale, dans
certaines situations le médecin se perçoit et est perçu
comme « un obstacle » à l'autodétermination
du patient, car il est « le seul à décider si oui
ou non61(*) » le patient peut accéder à
une assistance au suicide. Cette position de force est cependant très
relative, car le clientélisme que suppose une relation sanitaire de
service, conduit le patient déterminé à s'adresser
à un autre médecin pour obtenir une ordonnance sans autre forme
particulière de contrôle.
Au-delà des considérations objectives, il y a
également une dimension interpersonnelle au malaise du médecin.
En effet, la souffrance et la douleur étant ressenties de façon
subjective par le patient, le praticien ne se sent pas en droit de juger de
l'intensité de la souffrance d'autrui. Il est plus aisé pour lui
de guérir une personne ou de trouver un traitement plus adéquat
qui soulage finalement le patient de ses douleurs, car dans ces cas les
personnes renoncent à une assistance au suicide.
Au final à y regarder de plus près, on peut
constater que ce sont des médecins qui portent et soutiennent les
démarches menées par les associations défendant le droit
à l'autodétermination des patients, comme Dignitas ou Exit-ADMD.
Ce sont également des médecins qui militent pour une
dépénalisation, voire une légalisation, de l'euthanasie
active, comme Franco Cavalli, parlementaire socialiste à l'origine de
l'initiative du même nom en septembre 2000.
L'engagement des médecins pour un accès
libéralisé à la mort témoigne en somme d'une
transformation profonde du rapport entre la société civile et le
corps médical. L'hypothèse qui peut être formulée
ici en ce qui concerne la gestion sociétale de la mort est que la
médecine contribue à une individuation du rapport social à
la mort. Le soutien médical à la pratique de l'assistance au
décès traduit une perception différente du patient en tant
que personne autonome, disposant d'elle-même, et dont la liberté
individuelle prévaut sur la garantie de protection que lui offre
l'État.
La médicalisation du traitement social de la mort, plus
qu'un simple contrôle thanatocrate, participerait de la mise en place
d'une nouvelle corporéité, à l'image de ce qui a pu
être observé dans le cadre du débat sur l'avortement,
où les femmes, en s'appropriant leur corps, ont donné une
dimension autre à leur participation à la vie sociale. Ceci
influence les processus sociaux de signification de l'expérience
subjective de la mort et de définition sociale de l'appartenance
sociale.
3.
L'épuisement du sens thérapeutique
Le contexte suisse de l'assistance médicale au
décès, comme dans toutes les sociétés occidentales,
se caractérise par l'absence de rites liés à la mort (mis
à part dans quelques cantons fortement catholiques), par une
désacralisation de cette dernière et finalement par une
sécularisation de sa gestion sociale et hospitalière. L'absence
de poursuites pénales en cas d'assistance médicale au suicide
laisse même entrevoir que la Suisse jouit d'un contexte légal et
social assez libéral en matière d'assistance au
décès.
Cette réalité conjuguée au cantonnement
de la mort dans l'univers hospitalier définit un cadre normatif
relativement peu contraignant pour les médecins en matière de
gestion de la mort et de la fin de vie, la pratique de l'euthanasie active
étant mise à part. Pourtant, cette liberté se
révèle relative tant pour le mourant que pour le médecin,
eu égard à la contrainte d'autodétermination qu'elle
suppose quant au sens qu'il faut donner à une expérience aussi
difficile, voire dramatique que peut l'être l'agonie d'un proche,
respectivement d'un patient.
L'accompagnement médical du mourant s'inscrit dans un
référentiel normatif plurinormé. La mort ne fait plus
l'objet de rites prédéfinis, susceptibles de guider
indubitablement les conduites individuelles, mais d'une
ritualité62(*) qui
vise à la construction collective d'un sens commun à
l'expérience subjective de la mort, au rétablissement d'un monde
commun, d'une appartenance pour les vivants. Le personnel hospitalier, au
même titre que la société civile, ne dispose pas de normes
de conduite et, le plus souvent, « de formation spécifique
pour tenir son rôle dans le drame de la mort. Et (...) chacun a une
opinion divergente sur la façon dont le malade doit affronter la
mort63(*) ». Par conséquent, le médecin
autant que le patient sont démunis face à une mort à
laquelle ils n'ont d'ailleurs jamais été confrontés avant
d'entrer dans le milieu hospitalier.
Concernant les étudiants entrant dans la phase clinique
de leur formation, un médecin déclare même qu'
« ils sont médecins, presque, et ils n'ont jamais vu un
mort. Ici en Suisse. Cela dépend encore du canton, s'ils sont
fribourgeois, ils ont vu, s'ils sont lausannois, ils n'ont pas vu. Cela
dépend des religions et ce que l'on fait des corps. Après je leur
demande, bon maintenant qui de vous a déjà vu mourir quelqu'un.
Et là en moyenne, il y en a deux et il y en a dix qui se disent ouh,
là, là celle-là qu'est-ce qu'elle nous
embête64(*). ».
Ainsi au-delà du sens thérapeutique de son
activité, le médecin est dans l'impossibilité d'agir
lorsque par la volonté du patient ou par l'inéluctabilité
de la mort de ce dernier, le sens de son activité vient à faire
défaut et que son intervention thérapeutique perd sa pertinence.
Formé à guérir, à soigner, à exercer une
médecine objective et objectivante, à poser un regard expert sur
le patient, le médecin vit mal la perte de son patient. Il se voit
inutile, voire même coupable de n'avoir pu le sauver. Ce n'est souvent
qu'avec l'expérience que le sentiment de responsabilité
illimitée, voire même l'impression diffuse de culpabilité
se résorbe, comme l'explique ce médecin pourtant ancré
dans le modèle professionnel de la vocation : « quand
tu es débutant tu te dis que tu ne connais pas assez et que tu ne fais
pas assez bien les choses. Tu te responsabilises pour des choses qui sont de
l'ordre de la vie, quoi. Et puis au fur et à mesure que tu as de
l'expérience, tu te rends compte qu'à un moment donné les
gens doivent partir, soit qu'ils partent en bonne santé ou qu'ils
partent à cause d'une maladie. C'est l'histoire de chacun65(*). ».
La responsabilité du médecin traitant
vis-à-vis de la santé de son patient se maintient aussi longtemps
que ce dernier vit. Son expertise oriente le patient au sein de l'institution
hospitalière, en définit la trajectoire de malade. Cependant
lorsque la fin de vie se présente, à défaut de rites,
c'est la dimension particulière qui reprend le dessus.
« C'est l'histoire de chacun ». Le maintien de la
présence médicale auprès du patient mourant suppose donc
un rôle, une présence signifiante pour autrui, et à la fois
sensée pour le médecin, particulièrement lorsque le sens
thérapeutique fondateur de son identité professionnelle
s'épuise.
3.1. L'exigence de signifier
l'expérience subjective de la morbidité
L'expérience subjective de la souffrance peut
être particulièrement déroutante en fin de vie. Elle
réduit la communication, malmène les relations affectives. Elle
ébranle les certitudes qui ont permis l'ancrage social du patient tout
comme en témoigne un médecin généraliste faisant
ses premiers pas dans la pratique des soins palliatifs, dans des
établissements médicaux sociaux de sa région :
« c'est que de toute façon on peut pas effacer
(silence prolongé) la colère de la maladie qui prend les
gens trop tôt ... la souffrance, la séparation d'avec leur
famille. On peut pas effacer l'angoisse de la mort quand même et puis
ça, comme médecin, on est parfois ... disons peut-être la
personne qui allons pouvoir accompagner la personne là dedans, mais
parfois pas du tout66(*). ».
Du point de vue du médecin, l'accompagnement
médical du mourant n'est pas toujours possible, car il reconnaît
que ce qui importe est « le besoin de chacun de trouver des
réponses face à la souffrance, donc en fait des réponses
personnelles67(*) ». Il concède donc que son
autorité et son intervention ne peuvent se substituer à la
détermination par le patient mourant de sa propre expérience. Son
pouvoir institutionnel et symbolique ne peut pas remplacer la signification
subjective de l'expérience, car le patient a besoin de se
réapproprier son histoire et son parcours.
Ces considérations nous renvoient aux propos de Patrick
Baudry concernant la ritualité funéraire. Selon lui, l'enjeu de
la ritualité est « celui d'un positionnement de soi dans
un espace-temps qui permet le rapport au défunt68(*) ». En somme
selon lui, les interventions sociales autour du mourant ont valeur de
justification, car elles ont pour but de dire et de construire
l'identité sociale des survivants en dehors de celle du mort, devenu le
défunt69(*).
Si l'apport de cet auteur à la compréhension des
rites funéraires est indéniable, la question qui subsiste est
celle de la construction du statut de défunt à partir du moment
où la mort à venir est annoncée. Les déclarations
des médecins laissent penser que le processus de justification -
étant entendu ici qu'il s'agit de la genèse du statut de
défunt et de la recomposition du tissu social en l'absence du mort -
débute d'ores et déjà durant l'accompagnement du mourant
en phase terminale. En effet, pourquoi la détermination des conditions
subjectives du décès, qu'elle soit initiée par le patient
ou son médecin, ne participerait-elle pas non pas seulement d'une mise
en scène de la mort, mais aussi de l'anticipation, de
l'énonciation de l'appartenance passée et des appartenances
à venir ? Pour répondre à cette question, il est
nécessaire de comprendre comment d'une part le mourant se
réapproprie son histoire, d'autre part comment l'intervention
médicale contribue à la construction de cette continuité
biographique et in fine sociale.
3.1.1. L'accès au statut de défunt
Il est intéressant que les médecins, quelle que
soit finalement la forme d'assistance au décès qu'ils
soutiennent, soulignent tous la nécessité pour le futur mourant
de s'approprier son histoire. Comme si la reconstitution d'un
enchaînement biographique permettait au patient de retrouver la dimension
sociale de son identité, de la refonder indépendamment de son
identité de malade.
Ils ne cachent d'ailleurs pas que le résultat de ce
« travail biographique70(*) » que fait le mourant avant de
décéder leur échappe en grande partie. Ainsi, un
médecin s'étonne de la réaction d'un jeune homme d'une
trentaine d'années confronté au choix de devoir ou non recourir
à un retrait thérapeutique, affirmant que « lui a
pris une option qui était absolument surprenante pour quelqu'un qui
voulait mourir, il a décidé qu'il voulait
réfléchir. Il a réfléchi, il a
réfléchi avec son amie, et il a décidé de se marier
et donc on a célébré aux soins intensifs avec la
présence d'un prêtre et de la famille, le mariage. Ils n'avaient
pas eu le temps de le faire. Ils se sont mariés et deux jours
après, la famille, l'amie lui ont dit on est prêts et maintenant
on va arrêter la machine. Et on a arrêté la machine71(*) ».
Le patient, atteint d'une sclérose en plaque
amyotrophique, doit décider s'il veut ou non maintenir une assistance
respiratoire dont il ne voulait pas au départ, mais dont il est devenu
dépendant. Le patient se sachant proche de la mort, mais s'étant
présenté aux urgences hospitalières dans un état
respiratoire l'empêchant simplement de parler, les médecins
urgentistes la lui avaient posée dans l'ignorance involontaire de ses
directives anticipées. Finalement, le patient fait le choix de se
marier, en somme d'accomplir un acte d'appartenance, un acte conscient,
réflexif, lui permettant de réaffirmer son lien familial, son
amour, comme si cet acte facilitait en somme le départ,
l'expérience de la fin inexorable. Le souci du patient semblait
être, autant que possible, de ne pas laisser derrière lui un
sentiment d'inachevé.
Le statut de « défunt » est un
état d'aboutissement, qui entérine l'achèvement d'une vie
sociale. Ce qui étonne dans la situation présentée, c'est
que le mourant participe par la réalisation de sa volonté, de ses
propres désirs, à la construction de ce statut, alors que dans le
passé cette détermination des conditions auxquelles une vie
pouvait être considérée comme réalisée,
achevée était uniquement déterminée par le
clergé, le monde religieux. Dans le cas de ce patient atteint de
myopathie, la fin n'aurait pas été possible sans le concours de
la médecine qui, en différant la mort immédiate par un
certain contrôle du corps et de la souffrance, a créé un
espace-temps durant lequel le malade pouvait subjectivement aménager son
décès et construire son futur statut.
Ce qui est intéressant est que le médecin semble
pourtant considérer l'issue comme satisfaisante. Le problème
initialement posé par le recours erroné à l'assistance
respiratoire et par le retrait thérapeutique induit par cette erreur,
s'estompe au profit du rétablissement d'une identité sociale,
d'une continuité biographique conforme à la situation personnelle
de l'individu.
L'échec thérapeutique et
l'inéluctabilité de la mort sont donc acceptables pour le
médecin et le patient à condition que ce dernier retrouve son
identité sociale, son « identité narrative72(*) », dont la
maladie, la souffrance l'ont partiellement privé.
3.1.2. Le rétablissement de l'intentionnalité du
patient
L'exigence de signifier l'expérience subjective de la
morbidité est donc en lien direct avec le pouvoir de la maladie et de la
souffrance de priver l'individu de ses liens à autrui, de remettre en
doute son appartenance. En portant atteinte à son
intégrité physique et psychique, le privant parfois de sa
conscience, la souffrance prive le mourant de son intentionnalité. La
« perte d'intentionnalité73(*) », soit la perte d'emprise sur
soi-même, sur le monde, sur la réalité sociale, conduit
à ce que Jean Foucart appelle une « rupture
transactionnelle », c'est-à-dire à la perte du
rapport de confiance non seulement en soi, mais aussi à autrui, qui
prive le sujet de sa propre réflexivité, de sa capacité
à agir et à entrer en relation avec autrui.
L'épuisement du sens thérapeutique sanctionne
donc non seulement l'incapacité du médecin à guérir
le malade, mais aussi l'impossibilité de le réhabiliter par
l'intervention thérapeutique dans son environnement social, familial,
professionnel initial. Il met donc le patient en situation de
« rupture transactionnelle74(*) », vis-à-vis non seulement du
monde thérapeutique, mais aussi du monde social, en cela qu'il provoque
« un éclatement identitaire, une insécurité
existentielle ou angoisse d'une fermeture sur soi75(*) ».
Le médecin qui constate son échec
thérapeutique, n'échappe pas non plus à la cassure
transactionnelle : vu son implication dans la relation
thérapeutique qui le lie au patient, le rapport de confiance qui peut
s'être établi entre les deux peut être rompu. Qu'elle soit
ou non de l'initiative du patient, l'assistance au décès, quelle
que soit sa forme, introduit toutes les parties prenantes dans un processus de
positionnement identitaire.
3.2. L'absence de sens alternatif
au rôle thérapeutique
Ayant pour objet les états pathologiques du corps et le
contrôle des manifestations de la douleur, l'expertise médicale
est partie prenante du rapport que le mourant établit avec son propre
corps. La corporéité étant l'un des support de
l'identité narrative76(*), il est envisageable que l'assistance médicale
au décès participe du processus de subjectivation inhérent
à la construction du statut de défunt. Il s'agit dès lors
de saisir les tenants et les aboutissants de la contribution médicale
à ce processus de justification et ce que ce dernier implique pour le
médecin traitant.
C'est ce qu'explique un médecin pratiquant
l'euthanasie, qui considère que le praticien ne peut échapper
à une remise en question de son propre rôle, celui-ci étant
relatif à la position du mourant. « Dès lors que
l'on remet le patient au centre de sa propre histoire, et qu'on lui accorde le
droit de dire, je, d'être donc le sujet, un partenaire, un sujet de
santé et non un objet de soins dont les soignants disposent et bien
alors le médecin doit se repositionner en face de ce patient-là,
qui dans sa propre conception des choses demande ou non d'être
accompagné par un médecin.77(*) »
Il est intéressant que le praticien interviewé,
au-delà de la réflexivité du patient, n'omette pas celle
du médecin confronté à la demande euthanasique, en effet
il poursuit : « alors le médecin est effectivement en
position de se poser la deuxième question, est-ce que moi aujourd'hui,
ou demain ou cette semaine, suis-je capable d'accéder à une
demande d'un patient, fut-elle une demande d'euthanasie78(*) ».
3.2.1. La réflexivité médicale
L'épuisement thérapeutique requiert du praticien
un travail de recomposition identitaire vis-à-vis du patient et du
contexte social de leur relation thérapeutique, car il n'a plus de
raisons particulières d'être à son chevet à partir
du moment où il ne peut plus le guérir. Les soins de
proximité et de confort ne relèvent pas directement de sa
responsabilité, si l'on tient compte de la répartition des
tâches en clinique, en hôpital, voire même en
établissement médico-social. Les raisons susceptibles de fonder
une présence médicale sont alors plus relationnelles que
médicales. Cependant, l'accompagnement du mourant ne s'improvise pas et
ne peut se fonder uniquement sur le caractère
« humanitaire » de l'activité médicale.
Un médecin relate une expérience marquante d'un
patient ayant rejeté toute présente médicale dans sa
chambre, parce que les médecins selon lui ne lui étaient plus
d'aucune utilité, ne pouvant même pas l'aider à mourir dans
de meilleures conditions : « Un moment donné, ce
monsieur nous a dit à mon chef de clinique et à moi -
écoutez vous êtes très gentils, mais je ne veux plus vous
voir. Vous viendrez dans ma chambre si vous m'apportez ce qu'il faut pour que
je puisse mourir, sinon je préfère voir les infirmières,
elles sont bien plus jolies que vous et pour moi c'est bien plus sympathique et
il nous a interdit sa chambre, et ce monsieur est mort un mois plus tard des
suites de son cancer. Une demande claire.79(*) ».
Le renouvellement du rôle médical auprès
du patient ne va pas de soi. Il suppose que le médecin réalise
l'obsolescence de son rôle initial au chevet du patient. Qu'il se
défasse de son sentiment d'échec et d'inutilité, tout en
ayant admis la situation de rupture. Ce sentiment d'inutilité peut
être récurrent, car il réapparaît avec chaque patient
mourant. S'il veut maintenir sa présence auprès du patient,
garder un rôle signifiant et significatif, le médecin est
contraint de se construire une identité alternative donnant un sens
à sa présence auprès de l'agonisant. Ce processus
identitaire ne se déroule pas sans heurts, comme l'illustre le
témoignage susmentionné.
La confrontation répétée du
médecin à la mort suppose donc une seconde rupture
identitaire80(*) pour
qu'il puisse adopter une identité alternative qui fasse sens
auprès du mourant et de ses proches, au-delà de la seule
réalité thérapeutique. Cette rupture suppose un
rééquilibrage non plus seulement entre l'identité profane
et professionnelle, mais également entre l'identité
professionnelle initialement apprise et le rôle tel que le médecin
l'incarne au quotidien, en fonction de sa propre perception de la
réalité. Comme évoqué auparavant, en fin de vie, le
patient, mais aussi le médecin, recourent à leur propre
réflexivité pour signifier une expérience dans laquelle
ils sont tous les deux impliqués, sans pour autant disposer d'un cadre
symbolique et rituel préétabli leur offrant des modèles de
conduite clairs, en somme des supports pour légitimer les actions qu'ils
vont entreprendre. Ainsi, ils sont soumis à la contrainte de devoir
juger par eux-mêmes de la nature de la situation où ils se
trouvent, pour convenir non seulement d'une stratégie adéquate,
mais aussi d'une manière convenable d'agir.
3.2.2. Les prémisses de la justification
médicale
Le questionnement auquel est confronté le
médecin qui désire accompagner un patient mourant le conduit
inexorablement à réévaluer son rôle comme nous
l'avons vu. Cependant, si son évaluation personnelle le conduit à
adopter des formes illégales d'assistance médicale au
décès, le questionnement laisse place à une
réflexion plus approfondie sur le sens de son accompagnement. A ce stade
de la réflexion personnelle, il n'est alors plus question de
légalité, encore moins de légitimité, mais surtout
de normalité.
Avoir commis un acte illégal projette le médecin
dans un monde où les choses sont implicites, non dites et non
formulées, comme le montre le témoignage suivant d'un
médecin ayant procédé à des euthanasies actives en
milieu hospitalier : « heureusement que j'ai eu aussi des
autres confrères où je sais que quelques situations se sont
passées aussi, parce que j'entends que je ne suis pas toujours là
vingt quatre heures sur vingt quatre. On savait donc qu'il y avait quelques
possibilités de, (silence) ..., mais je n'ai pas été
l'unique81(*) ». Ainsi la conscience qu'il n'a pas
été un cas à part et le silence entendu qui entourait sa
pratique au sein de l'établissement, lui permettent d'imaginer que son
acte s'inscrit tout de même dans une certaine normalité.
Cette dernière ne peut pas faire office de
règle, elle permet simplement au médecin de se situer par rapport
à un référentiel normatif, de règles de conduite.
Qu'il adhère ou non à ce référentiel importe peu,
il s'agit avant tout de pouvoir subjectivement inscrire son action dans un
univers de sens, de poser subjectivement la validité de son jugement.
Cette univers de sens permet notamment de faire la distinction entre l'acte
pathologique et le geste normal, et fonde l'identité alternative
élaborée par le médecin. Au-delà de cette
normalité, la légitimité sociale et juridique de la
pratique alternative ne sont pas encore acquises, car elles supposent aussi un
travail préalable de légitimation. La justification du
médecin « devient la forme subjective de la
normalité82(*) », mais elle a aussi une dimension
collective en cela qu'elle « crée les conditions d'une
bonne et d'une mauvaise inclusion83(*) » dans son champ d'activité et
dans le monde social, selon que la validité subjectivement construite
sera socialement acceptée et institutionnellement
légitimée. Contrairement à ce qu'en dit Goffman, il ne
s'agit donc pas ici de « réparer l'offense84(*) » par la
justification, mais avant tout de déterminer la nature de la norme de
référence et d'évaluer ensuite si nécessaire, dans
quelle mesure elle a été offensée ou non.
Au final, il peut être dit que l'assistance
médicale au décès va pousser le praticien à devoir
situer son rôle, son identité, au même titre que les
ritualités funéraires qui entourent le mourant en positionnant ce
dernier dans une temporalité et dans un univers de sens pour en faire un
défunt. Ainsi la confrontation à la mort du patient conduit le
médecin à devoir considérer les limites de l'univers
thérapeutique, ses insuffisances. Il y a « désillusion
thérapeutique », car l'univers de sens de la médecine
ne permet pas au praticien de répondre à toutes les situations et
les questions qui se présentent à lui, d'où la
nécessité de créer un rôle, une identité
adéquate au sens qu'il aura lui-même défini comme juste,
mais qu'il s'agira aussi de justifier.
Le
projet thanatologique
Comme mis en évidence dans la première partie,
l'accompagnement médicale du mourant est une activité
médicale dont les conditions-cadres ne sont pas forcément
données au départ. D'une part, le sens thérapeutique
n'oriente pas les conduites des différents acteurs impliqués dans
la relation au mourant, d'autre part, les rites funéraires qui entourent
les morts ne sont pas indicatifs de la marche à suivre pour construire
le statut de défunt. La ritualité mortuaire se préoccupe
plutôt du mourant à titre posthume que de son vivant.
L'effondrement de leur cadre habituel de référence et d'action,
la relation thérapeutique, suppose de la part du médecin et de
son patient qu'ils définissent leur intentionnalité ainsi que les
conditions de réalisation de celle-ci pour être à
même d'agir et d'orienter leur conduite.
Considérant donc que les supports de
légitimation font défaut, il est nécessaire de comprendre
comment les médecins parviennent à fonder leur pratique de
façon rationnelle, selon leur propre intentionnalité. Et ce , en
particulier lorsqu'ils envisagent à la demande du patient une forme
illégale d'assistance au décès, comme une euthanasie
active directe. La légitimation de l'acte peut devenir un enjeu. C'est
en cela que la notion de justification est centrale, car elle constitue le
prélude à la légitimation. Elle consiste en effet en
l'identification, l'élaboration et l'évaluation des objets qui
participent à la construction d'un accord ou d'une entente qui rendent
la réalisation d'une action collective possible85(*).
Décider dans un contexte normatif incertain
d'entreprendre une assistance au décès suppose du médecin
et du patient qu'ils interprètent la situation sociale dans laquelle
s'inscrit leur relation, avant qu'ils puissent donner sens à leur
expérience. Cette interprétation est non seulement indispensable
à la construction d'une intelligibilité commune du monde, mais
sert aussi à justifier leur « agir ». C'est ainsi
que l'un et l'autre, au travers de la justification, deviennent sujets de
l'élaboration de leur propre statut social.
Le lien qui peut être établi entre le cheminement
symbolique d'un patient préparant son décès et la
légitimation de l'accompagnement médical du mourant exige une
attention particulière. Il convient de distinguer le processus de
transition du mourant vers le statut de défunt de la trajectoire
thérapeutique du patient, pour mieux en saisir les
caractéristiques et les enjeux. Le qualificatif de
« thanatologique » désignera donc non seulement la
relation entre le médecin et son patient dans le cadre de l'assistance
au décès, mais également toute l'étendue du
processus de clarifications des intentions, des prises de décisions et
d'actions, allant donc de l'émergence de la demande euthanasique en
passant par le constat de la mort du patient, en aboutissant au traitement
social de cette dernière. La dénomination de
« projet » s'applique à l'ensemble du procès
susmentionné afin de rendre perceptible sa malléabilité,
tant au niveau de son issue qu'à celui de sa temporalité,
dépendantes l'une et l'autre de l'interaction des acteurs
impliqués.
La seconde partie de ce travail vise à présenter
la justification médicale et sa portée pratique, par une
compréhension approfondie du projet thanatologique et cela en trois
étapes. En premier lieu, il convient de comprendre comment les
médecins jugent la situation dans laquelle ils se trouvent avec leur
patient et les conclusions qu'ils tirent de leur évaluation pour
définir les buts du projet thanatologique et pour mener leur assistance
au décès.
En second lieu, une fois les intentions fixées, il est
nécessaire de comprendre comment les médecins transigent des
actes à poser et comment ils conduisent alors le projet, selon quels
principes et selon quelles modalités pour mener à bien leur
dessein ou celui de leur patient dans la mise en place de la forme d'assistance
au décès choisie. Les façons dont le médecin
interagit avec les différents acteurs de l'accompagnement du mourant
sont ici au centre de l'analyse.
En fin de compte, il est nécessaire de comprendre
comment la manière de mener les transactions va contribuer au
façonnage d'une identité professionnelle propre à chaque
médecin, en cela qu'ils exercent leur expertise d'une façon
personnalisée et en considération de la situation
particulière du mourant.
1. Signifier la mort
Le prochain extrait d'entretien illustre bien le besoin du
médecin, du mourant et des proches, de se mettre en projet pour garder
une certaine maîtrise de la mort à venir, pour inscrire
l'événement dans une certaine temporalité, un univers de
sens commun aux différents interlocuteurs, dans le cas présent,
le monde religieux.
« C'est la première fois où d'une
façon très concrète, on m'a demandé en tant que
médecin traitant l'autorisation pour un grand-père de 84 ans ou
de 85 ans, insuffisant cardiaque si on pouvait le laisser partir en
pèlerinage à Lourdes. Et j'ai l'impression que c'est quelque
chose du même ordre, et j'ai dû discuter avec la famille des
risques que l'on prenait en le laissant partir, mais aussi de ceux que l'on
prenait à ne pas le laisser partir. Et l'on a eu une discussion comme on
pourrait l'avoir autour de l'euthanasie, à savoir le sens de ce que l'on
va faire, quel est le sens de l'autorisation, et l'on s'est tous mis d'accord
en famille, que s'il mourait pendant le transport vers Lourdes ou en revenant,
comme l'on avait exaucé un de ses voeux les plus chers, il mourrait en
paix avec lui-même. Et la famille s'est mis d'accord avec ça et
l'on a pu admettre que le risque majeur c'était un risque
mortel86(*). »
Ce qui frappe dans ce témoignage est le
parallèle à priori surprenant que tire le médecin entre le
projet de pèlerinage du mourant et la question de l'euthanasie. Sans
rompre un certain nombre d'évidences sur cette dernière, il est
en effet difficile de saisir le sens de son propos. Aussi, il est important
d'en relever les implications.
Premièrement, il apparaît que l'enjeu principal
n'est pas tant le risque qu'implique la réalisation du projet de
pèlerinage pour la santé du mourant. Les différents
interlocuteurs identifient rapidement le bénéfice symbolique du
projet, en tenant plus compte du contexte présent que de l'avenir. Le
but semble moins celui de gérer le devenir du mourant, que de
déterminer les conditions de son accession au statut de défunt.
L'expertise médicale ne consiste pas essentiellement en une
évaluation de l'instant précis de la mort, de sa
probabilité, mais vient légitimer son inscription dans un univers
de sens communément défini, dans une temporalité
partagée. La décision médicale vient en somme
entériner la dimension symbolique du projet du mourant, au
détriment peut-être de l'aspect purement biomédical.
En effet, le médecin ajoute par la suite :
« Tout le monde était clairement au courant et tout le
monde a pris la position de dire : il le souhaite, et même s'il
devait mourir de ce voyage, c'est un voyage vers quelque chose, vers Dieu en
quelque sorte. Ce n'est pas rien. S'il meurt en faisant un voyage pieux,
où est le mal ? S'il revient, il va vivre de ça, ça va
l'illuminer. Donc le bénéfice était nettement plus grand,
que l'inconvénient du risque supplémentaire.87(*) »
Deuxièmement, le sens de la mort n'est pas donné
d'emblée, mais il semble se clarifier au fur et à mesure des
discussions menées. La reconnaissance du désir subjectif de
voyage semblent atténuer la souffrance des uns et des autres, sans doute
parce que cette acceptation familiale du projet singulier rétablit
l'appartenance et l'intentionnalité du mourant, par le biais du
pèlerinage, autrement dit par la dimension symbolique.88(*)
Troisièmement, le risque majeur n'est pas tant que la
mort survienne, mais plutôt qu'elle arrive à un moment où
le mourant et sa famille n'ont pas encore eu la possibilité de la
signifier, à un moment où l'attribution du statut de
défunt n'a pas pu se faire. Ainsi, il devient plus important de laisser
le mourant initier le projet, se mettre en chemin, quelle que soit l'issue.
C'est donc plutôt l'intention, le processus qui importent, que le
résultat, la fin en elle-même.
Quatrièmement, il apparaît que l'autorisation
médicale et le soutien de la famille semblaient primordiaux pour la
réalisation du projet singulier du mourant. Ils lui permettaient en
effet d'accomplir sa vie en fonction de ses propres souhaits, de sa propre
acception de la vie et de la mort. En quelque sorte, au travers des discussions
menées, le statut de défunt subjectivement défini
était entériné.
Finalement, selon le médecin, le consensus
intersubjectivement produit semble être le gage de la contribution de
chacun des acteurs au projet, mais aussi la garantie de la continuité de
leurs rôles respectifs. Le travail de deuil initié de la sorte
semble avoir rendu possible la reconnaissance et la préservation des
identités respectives au travers des transactions menées au sein
de ce projet de voyage.
Ces différentes remarques conduisent au constat que
pour ce médecin, l'enjeu de l'assistance médicale au
décès, n'est pas le risque qu'il meure, mais
l'élaboration, la réalisation d'un processus permettant
d'annoncer, de dire et à la fois de conjurer la mort à venir. Au
centre de la question de l'accompagnement du mourant et de l'assistance au
décès, il y a finalement le la signification et la conduite du
projet « thanatologique89(*) ».
Tout en apportant un éclairage intéressant sur
les enjeux de l'accompagnement médical en fin de vie, ce cas
précis n'en illustre pas moins dans une certaine mesure que le
côté idéal. La différence essentielle réside
dans le fait que toutes les formes d'assistance médicales au
décès ne disposent pas de la même légitimité.
Certaines sont légales (comme l'euthanasie passive et active indirecte),
d'autres jouissent de l'impunissabilité à certaines conditions
(comme l'assistance au suicide). L'euthanasie active directe demeure interdite
et reste donc clandestine.
L'extrait choisi met en évidence le fait que le soutien
médical au projet du patient participe de sa reconnaissance et de sa
légitimation. Dans le cas présent, cette contribution
paraît évidente, car le projet ne soulève pas d'objection
particulière, il n'y a aucun risque pour le médecin. A partir du
moment où le dessein du patient est par exemple une euthanasie active,
ce qui suppose un acte illégal, la question se pose différemment
pour le médecin.
1.1. Signification et
différenciation par la relation thanatologique
Selon la façon dont le médecin conçoit
son rôle, sa position diffère dans la relation à son
patient. L'énumération à laquelle se livre un
médecin exprimant son opposition à l'usage de l'euthanasie active
est parlante. « Finalement c'est facile à dire alors. Un,
les médecins pensent qu'on a les soins palliatifs, deux que
personnellement je n'encourage pas une euthanasie active, et puis trois, je
n'ai pas le droit de la faire. Je suis les trois fois dans le même cas de
figure, ça m'est très facile pour moi de dire je ne peux pas
répondre à cette attente. Et après quatre, il y a une
décision des hôpitaux concernant Exit (ndlr :
l'assistance au suicide) qui serait une euthanasie autorisée quand
même, alors la prise de position des hôpitaux et du canton est de
dire : on ne pratique pas Exit en milieu hospitalier90(*). »
Il apparaît ici que l'opinion du médecin aussi
claire et univoque qu'elle soit, repose sur la distinction qu'il fait entre les
dimensions personnelle, professionnelle et sociale de la réalité
perçue. Ainsi, il présente son avis personnel, l'enracinant dans
un cadre religieux familial, pour le confronter ensuite au code
déontologique de sa profession et finalement au cadre légal du
code pénal. Il différencie donc entre la dimension
singulière, intersubjective et objective de la situation qui s'offre
à lui pour prendre position. Cela dit, il ne manque pas de
préciser que pour lui cet exercice est facile, soulignant la
cohérence des réalités perçues. Quel que soit
effectivement le niveau considéré, sa réflexion aboutit
aux mêmes conclusions, ce qui n'est pas le cas de tous les
médecins interrogés.
L'intervention d'un autre médecin, farouchement
opposé à une dépénalisation de l'euthanasie active,
vient conforter cette première intuition. Il déclare en effet
(à la condition que son témoignage ne soit pas
enregistré), qu'à titre personnel, il n'envisagerait pas de
dénoncer un collègue qui, dans le cadre d'un relation
privée et singulière à un patient et à la demande
de ce dernier, lui avouerait avoir accepté de procéder à
une euthanasie active.
Ainsi, selon que le médecin investisse la dimension
singulière, intersubjective ou objective de la relation qu'il entretient
avec son patient, les éléments de la réalité
considérés comme pertinents pour la justification de son choix de
soutenir ou non le patient dans son dessein d'assistance au
décès, varient. Pour la clarté de la présentation,
il sera rendu compte des différentes modalités de signification
du projet thanatologique en considération des trois registres de
l'interaction entre le médecin et le mourant. Ainsi la communauté
d'expérience correspond à la dimension singulière, la
compagnie d'investissement mutuel au niveau intersubjectif et le rapport
institutionnel se rapporte aux aspects objectifs de la relation
thanatologique.
1.1.1. La communauté
d'expérience
La communauté d'expérience désigne cette
situation particulière où le patient et le médecin sont
pris dans un rapport structurel qui à la fois les lie de façon
étroite et les exclut par rapport au contexte social. Ainsi, la
dimension singulière de l'expérience thanatologique se voit
renforcée au détriment des autres dimensions.
Cette exclusion, qu'elle soit subie ou volontaire selon les
cas, aboutit à une confrontation de leur perception subjective du monde
dans le but de construire un vision commune susceptible d'orienter leur projet,
le plus souvent indépendamment du contexte extérieur.
Confinés dans un espace restreint, autonomisés par la force des
choses, ils sont obligés de signifier par eux-mêmes leur
quotidien. Cette situation est particulièrement observable dans les
unités-mouroirs, qui ne sont pas spécifiquement attribuées
à l'accompagnement de fin de vie ou à la gériatrie, mais
qui constituent en somme un point de non-retour en fin de parcours
thérapeutique, lorsque le pronostic de mort inéluctable est
posé.
Pour le médecin, elle se traduit le plus par une
responsabilisation accrue, car il est seul face à son patient, celui-ci
n'étant plus pris en charge par le collège de médecins et
par l'institution thérapeutique. L'extrait suivant illustre ce cas de
figure.
« Et puis on avait évoqué avec
cette personne avec ce malade la situation, et puis il m'avait dit quand cela
va être l'heure, il m'avait écrit, quand cela va être
l'heure et que cela va commencé à mal aller, vous faites la
piqûre. Il s'adressait à moi, dans la mesure où
j'étais le dernier de la chaîne de tous les traitements
radiothérapie, chimiothérapie et autres, et on me l'avait
confié quelque part et j'étais le médecin responsable de
cette personne91(*). »
Lorsque la communauté d'expérience n'est pas
induite par une mise à l'écart du champ thérapeutique,
mais délibérément choisie par le médecin et son
patient, il en va différemment. En effet, la communauté
d'expérience résulte alors d'un choix conscient à un
moment déterminé de créer un espace clos où la
pratique d'une euthanasie active devient alors possible, car non
élucidable. Par exemple, le choix d'un accompagnement médical
à domicile permet non seulement de se soustraire de l'emprise
hospitalière, mais également de laisser la famille
constituée de profanes dans l'ignorance d'accepter l'euthanasie active
projetée par le mourant.
Le patient et le médecin produisent en somme un espace
où l'exclusivité devient possible. L'exclusion n'est pas subite,
mais induite pour créer un monde à part, afin que la
démarche d'assistance au décès active ne souffre d'aucune
contrariété, car tous les proches ne sont pas à même
de supporter le choix du mourant de mettre délibérément un
terme à sa vie.
« Cet homme-là avait souhaité que
ses proches ne soient pas informés qu'il y avait un acte actif
d'euthanasie, cela aussi, c'est le patient qui le décide, du comment les
choses soient exprimées vis-à-vis de ses proches. Lui voulait
lui-même. C'est donc resté entre lui et moi, le jour dit, le soir
j'ai été faire ma visite. Il avait encore parlé à
ses filles et j'ai rajouté certains médicaments dans sa
perfusion, donc il s'est endormi, il est mort. Donc d'une manière douce,
ce n'est pas que l'on pique et qu'il meure en une seconde, vous voyez ce que je
veux dire. Il s'endort et bien sûr je suis restée là, et
puis j'ai constaté le décès, mais ces proches n'ont pas
été mis au courant qu'il avait reçu ce soir-là,
plus de produit.92(*) »
Dans le cadre de la communauté d'expérience,
indépendamment qu'elle soit le résultat d'une exclusion ou de
l'exclusivité, la communication entre le médecin et son patient
se fait sur le mode de la confidence.
La confidence permet aux protagonistes de créer dans un
délai de temps relativement court et pour une période
donnée, celle de la relation thanatologique, les conditions
nécessaires à l'expression de leur vision subjective du monde, au
partage de leur expérience, afin de signifier l'assistance au
décès à venir. L'authenticité est une condition de
la réciprocité qui s'installe dans le cadre de la
communauté d'expérience. Cette égalité de position
qu'implique la confidence autorise le dévoilement de soi au-delà
des rôles sociaux thérapeutiques de patient et de médecin.
Et c'est sur cette réciprocité que se fonde alors le choix du
médecin d'accomplir un acte d'euthanasie active à la demande de
son patient.
« Par rapport à mes patients, à
quelque part on a peut-être aussi la chance d'avoir à un moment
donné des patients qui nous ressemblent. Moi, je fais pour mon patient
ce que j'aimerais que l'on fasse pour moi93(*) »
Comme l'explique Claire Bidart la confidence naît de la
similitude de l'expérience vécue, mais se révèle
aussi en période de crise, en situation d'incertitude ou de
recomposition des rôles, lorsque les identités sont mises à
mal et ébranlées dans leur cohérence94(*). La confidence permet en effet
la redéfinition d'une situation, la signification singulière
d'une expérience par l'invocation de ce que l'auteure appelle
« une dimension d'exception95(*) » qui sert de justification à
l'acte illégal indépendamment des contingences objectives (le
code pénal et la déontologie) et intersubjectives (le
contrôle des pairs et de la famille).
La vision communément partagée du monde qui
émerge de la communauté d'expérience peut être
comprise comme un univers symbolique interpersonnellement construit, qui
procède à la fois de l'identification à l'autre (entendue
comme reconnaissance de la similitude entre l'autre et soi, de
l'humanité intrinsèque), de la projection (entendu comme le fait
de prêter à l'autre des intentions qui sont également
propres à soi) et de l'affirmation de soi (car au final, il y a
ajustement par la confidence entre l'identifié et le projeté).
La signification du projet thanatologique dans ce cadre repose
alors sur la considération des convictions personnelles du patient et du
médecin. Cette forme de relation sert de caution au mourant afin que son
décès se déroule dans les conditions qu'il souhaite. La
communauté d'expérience repose en partie sur le principe du don,
dans le sens où le médecin contracte vis-à-vis du patient
une dette, car il est censé agir en son nom au moment où celui-ci
n'aura plus la maîtrise de soi. Mais la réciprocité
n'étant que partielle, il n'y a aucune équivalence entre la
position du médecin et celle du patient. L'échange repose donc
entièrement sur la reconnaissance réciproque de la
subjectivité de l'un et de l'autre et fonctionne sur le mode du
« je fais pour toi, ce que j'espère que l'on fera pour
moi » au moment venu.
1.1.2. La compagnie d'investissement
mutuel96(*)
Tous les médecins ne conçoivent pas que la
relation thanatologique puisse se construire sans reposer sur le rapport de
confiance d'une longue relation thérapeutique, comme l'illustre
l'extrait suivant tiré du témoignage d'un spécialiste
pratiquant exclusivement en cabinet et offrant la possibilité d'une
euthanasie active à ses patients pour autant qu'une demande claire ait
été formulée.
« Et je trouve dommage que le médecin de
proximité, les médecins traitants, avec lesquels les patients
sont aussi censés avoir une relation de confiance durable, dans le fond
se défilent, et alors que le patient doive recourir à quelqu'un
aussi honnête et empathique qu'il soit, comme Léon Schwarzenberg,
mais qu'il ne connaît pas97(*). »
L'idée sous-jacente à cette prise de position
est que le médecin traitant ou de famille entretiennent avec le temps un
rapport privilégié avec le patient, qui non seulement rend plus
facile la confidence, mais permet aussi un accompagnement plus
personnalisé, en respect de l'individualité du mourant et de
celle de ses proches.
L'investissement médical ne se limite pas uniquement au
suivi de la santé, mais la qualité de la relation est telle que
le praticien et le patient nouent une relation très intime. Leur
engagement dépasse de loin les seules considérations
thérapeutiques. Le statut social, la vie familiale, la biographie de
l'un et de l'autre se confrontent au fil des années.
Chacun d'eux y investit donc son capital social de
façon différenciée de manière à en tirer un
bénéfice propre qui n'est pas identique, mais non moins
indispensable. Pour le patient, il s'agit en premier d'obtenir le soutien de
son médecin tout au long de sa trajectoire biographique, afin que la
maladie n'altère pas son insertion sociale. Pour le médecin, il
s'agit de pouvoir faire la preuve de la justesse et de l'excellence de son
expertise. L'échange symbolique dans ce cas engendre une
réciprocité immédiate.
« Ce sont des relations intensives qui durent
des années (...) . Il y a une forme d'amitié qui s'installe avec
certains patients dont la perte n'est alors pas facile. Sur le moment, j'ai un
sentiment de soulagement pour la personne qui part après des
années de souffrance, de maladie, car dans le temps écoulé
jusqu'alors était difficile. C'est le sentiment des proches d'ailleurs.
C'est plus difficile si le patient est jeune.98(*) »
L'intensité et la durée de la relation
créent en somme une complicité, tel que le médecin
n'arrive pas à se résoudre à provoquer la mort des
personnes qui en définitive lui sont devenues proches. L'investissement
dans la lutte pour la survie du patient le mène donc à accepter
la mort du patient, mais sans pour autant vouloir la provoquer, d'où le
choix de ce médecin généraliste de suivre une formation
continue en soins palliatifs.
La compagnie d'investissement mutuel diffère de la
communauté d'expérience en cela qu'elle n'est pas exclusive, mais
bien au contraire inclusive. En effet la dyade initiale que forment le
médecin et le patient s'élargit à la prise en
considération de la famille, du contexte socioprofessionnel du patient.
Le médecin traitant ou de famille, en tant que praticien de
proximité, est en effet plus impliqué dans la vie quotidienne de
son patient, que ne peut l'être un spécialiste ou un
médecin hospitalier qui ne voient leur patient que dans un laps de temps
très court.
« Et puis, ils ont eu de très bons
contacts, ils ont discuté et puis j'avais aussi l'impression que
c'était important autant pour le père que le fils qu'ils aient pu
vivre encore ça. Tu vois. Donc quand je sais des choses au niveau
familial, comme ça, je les encourage, à ce qu'ils puissent se
voir et discuter des problèmes. Ça me paraît important,
mais j'ai plus, je ne porte plus le souci médical à ce
moment-là. Je porte encore le souci relationnel99(*) »
Ce qui importe ici est le rapport de confiance. Il n'implique
ni réciprocité, ni égalité, mais avant tout une
reconnaissance mutuelle des appartenances respectives, des rôles
différents. Il y a une dimension contractuelle à la compagnie
d'investissement mutuel, car les deux protagonistes n'y engagent pas seulement
leur personnalité, mais aussi leur identité sociale.
L'enjeu de cet investissement différencié du
capital social et relationnel du médecin est la construction d'un
« rapport d'humanité ». Il s'agit en effet de poser
de façon intersubjective la reconnaissance immédiate du statut de
pair, d'humain à part entière, sans aucune autre forme de
procès ou de légitimation institutionnelle. La dimension
intersubjective de la relation thanatologique sert avant tout à
rétablir autour du mourant et du futur défunt le lien social et
familial, l'appartenance en somme.
Mais pour que le médecin puisse faire ce travail
symbolique une certaine distance est tout de même requise comme le
signale le médecin précité ayant contribué au
rapprochement d'un père et de son fils. Pour lui, en effet,
l'implication totale dans la problématique du mourant empêche
d'agir. À la question de la façon dont il peut préserver
une certaine distance, il répond comme suit. « En tant que
professionnel, tu dois garder une certaine distance, parce que si tu te laisses
prendre par la problématique du patient et que tu te perds dedans, tu ne
peux plus agir, tu es paralysé, donc tu dois toujours, tout en
étant proche du patient, tu dois toujours garder une certaine distance
qui te permet après d'analyser et puis de prendre des
décisions.100(*) »
La signification de l'expérience morbide tient à
la fois compte des intérêts du patient et de ceux du
médecin. Dans le cas de la compagnie d'investissement mutuel, le
bénéfice recherché n'implique pas uniquement le mourant,
à la différence de la communauté d'expérience
où la position du patient face à son expérience prime.
1.1.3. Le rapport institutionnel
La dimension institutionnelle de la relation thanatologique
renvoie au niveau formel du rapport que le médecin entretient avec son
patient. Le médecin ne considère plus seulement son
identité et celle de patient, mais aussi leur position vis-à-vis
des institutions. Ces dernières, qu'elles soient hospitalières,
judiciaires ou sociales constituent le cadre objectif indépendamment de
la qualité et de l'intensité du lien interpersonnel
préétabli.
Dans le cadre d'un hôpital public, le médecin ne
peut pas orienter l'accompagnement médical du mourant ou une assistance
au décès sans tenir compte de la mission publique de son
établissement. Le témoignage suivant est en ce sens
éloquent. Évoquant la nécessité pour
l'équipe soignante d'avoir un credo pour survivre en quelque sorte au
patient, afin que la continuité du service puisse être
assurée aux autres patients, un chef de clinique précise pourtant
que « ce credo, il doit être autant que possible en
conformité avec la mission d'un établissement public. Si vous
êtes une entreprise privée, vous faites ce que vous voulez. Si
vous êtes une clinique privée, vous faites ce que vous voulez, je
veux dire, ce que vous avez envie de proposer, ce que vous avez le droit ou pas
le droit c'est égal, vous êtes votre entreprise.101(*) ».
Sachant que le credo de l'équipe soignante et
médicale définit sa position vis-à-vis des
différentes pratiques d'assistance au suicide, il est aisément
compréhensible, en suivant le raisonnement du médecin, que dans
le cadre d'un établissement public dont la mission est de tenir compte
de l'intérêt publique, la pratique de formes illégales
d'assistance au décès est vivement déconseillée.
Cela ne veut pas dire pour autant que le médecin soit
totalement soumis au cadre institutionnel. Le rôle médical et la
mission de l'établissement se confondent en effet dans la fonction de
médecin-chef, de sorte qu'une décision médicale devient
aisément une prise de position institutionnelle. Cela est
illustré par l'issue d'une violente discussion entre un
médecin-chef et un représentant d'une autorité religieuse
qui soutenait la démarche d'une patiente voulant
bénéficier d'une assistance au suicide à
l'hôpital.
« Et on a donc expliqué notre point de
vue, qu'on n'avait pas le droit de le faire dans cet hôpital, et qu'il
n'y avait pas à se fâcher pour faire changer les choses, ça
ne servirait à rien du tout, on a expliqué nos soins palliatifs
et puis, la personne a renoncé à l'idée de partir avec
Exit. Mais on a eu une discussion assez véhémente avec cette
personne qui militait pour une personne qui n'était même pas
convaincue, puisque la personne a choisi autre chose. C'est à la suite
de quoi, l'institution s'est positionnée en fait. Nous n'adhérons
pas à cette technique. C'est une décision
d'institution.102(*) »
Dans le cas de l'assistance au suicide, le contexte objectif
de la relation thanatologique joue un grand rôle. En effet, le
médecin pratiquant dans un établissement médicosocial ou
dans un institution hospitalière ne s'inscrit pas dans le même
contexte qu'un praticien exerçant en cabinet ou d'un médecin
conseil auprès d'Exit, où le cadre de son activité est
plus libéral. La considération de ce contexte et de la marge de
manoeuvre dont il dispose vis-à-vis de l'institution joue donc aussi un
rôle dans la décision médicale de soutenir ou non cette
pratique.
Eu égard à la volonté du mourant, mais
également à ses droits légaux, certains médecins
n'hésitent pas à dénoncer ce qu'ils désignent comme
un abus de pouvoir institutionnel. « A propos de l'article du
Temps concernant cette femme qui avait du quitter l'EMS pour aller dans un
camping pour qu'Exit puisse, disons remplir son contrat. Bon, j'ai
énormément de critiques à faire à l'égard de
l'EMS qui est un lieu de vie, donc qui est sensé être le domicile
de cette dame, et je ne vois pas pourquoi quelqu'un d'adulte, de majeur et de
vacciné qui est à son domicile ne peut pas
bénéficier de l'aide d'Exit par exemple. C'est un abus de pouvoir
de l'institution sur la personne.103(*) »
L'opposition de ce médecin n'est pas sans fondement. Le
rapport institutionnel entre le médecin et le mourant implique
effectivement non seulement de tenir compte du champ thérapeutique en
tant qu'entité institutionnelle et instituante, mais aussi de
considérer les droits spécifiques du malade et de la personne en
tant que citoyen.
Selon que le mourant est hospitalisé ou résident
dans un établissement médicosocial, ses droits ne sont pas tout
à fait identiques. En principe, pris en charge par un hôpital, il
est soumis aux règles et aux normes hospitalières, autrement dit
à la mission de protection de la vie de l'institution, sous
réserve cependant des directives anticipées qu'il pourrait avoir
remises à son médecin de famille, un proche ou une
association104(*). S'il
est résident dans un EMS, c'est son statut de citoyen qui
prévaut, étant donné que l'établissement est son
domicile légal. Il y dispose de tous ses droits, notamment de celui de
pouvoir disposer de sa personne105(*).
Les trois formes de relation thanatologique mises en
évidence montrent finalement que selon leur nature, les
éléments de réalité pris en considération
divergent. Et par conséquent la prise de position médicale
vis-à-vis d'un projet d'assistance au décès ou
d'assistance au suicide ne se déroule pas du tout de la même
façon et n'implique pas les mêmes interactions. Le rapport de
force entre le médecin et le patient n'est pas le même selon la
qualité, l'intensité et le cadre de la relation
thanatologique.
Considérant que la position du mourant n'est pas la
même, il peut être déduit que sa capacité d'agir ne
le sera pas non plus. Par conséquent la marge de manoeuvre dont il
disposera pour accéder à son voeu ne sera pas la même. Il
ressort des différents témoignages recueillis que l'acception
médicale de la dignité du mourant varie fortement. Au vu de ce
qui précède, il paraît légitime d'établir un
lien entre non seulement les modalités de la signification du projet
thanatologique et la nature de la relation thanatologique, mais
également entre cette dernière et la façon dont le
médecin perçoit la dignité du mourant.
1.2. Les multiples acceptions de la
dignité
Consacrer un chapitre à la signification de
l'expérience morbide sans aborder la question de la dignité est
tout simplement impensable, à partir du moment où il est question
de l'assistance médicale au décès. En effet si l'on
considère les discours militants, la dignité du mourant est
très souvent citée comme objectif du recours à l'une ou
l'autre forme d'euthanasie.
Il semble important d'y revenir pour deux raisons. D'abord
dans un souci de clarification de la notion, car malgré leur position
parfois tranchée, les médecins interrogés semblent manier
avec parcimonie ce mot dont le sens devient de plus en plus imprécis car
trop connoté. Et ensuite, parce qu'étant plus nuancé que
les prises de positions politiques et militantes, les propos
révèlent la coexistence au quotidien de multiples acceptions de
la dignité. Leurs préoccupations et leurs discours montrent
qu'au-delà des débats éthiques, dans sa dimension
opératoire, la notion de dignité mobilise des valeurs et des
attentes divergentes.
1.2.1. Une dignité multiforme
À la question de ce que représente pour lui une
mort digne, un médecin généraliste pratiquant les soins
palliatifs met en évidence deux aspects de la dignité.
« C'est le sentiment que quelqu'un a pu préserver son
autonomie, même dans un contexte aussi réduit et contraint, et ne
perde pas le contrôle sur elle-même. Par exemple qu'elle doive
pleurer continuellement, qu'elle ne peut plus contrôler les agressions,
bref qu'elle n'arrive plus à contrôler les émotions, les
sentiments. L'autre aspect est que quelqu'un puisse accepter à
quelque part la maladie, le décès et la mort, ainsi que ses
proches par la suite. En fait que les choses sont bien ainsi. Il me semble
difficile de définir ce qu'est une mort digne.106(*) »
D'un côté, la dignité se traduit par la
maîtrise de soi qu'a pu conserver le mourant. De l'autre, elle renvoie
plutôt au fait que ce dernier, ainsi que ces proches, arrivent à
accepter la rupture qu'implique la mort. Comme si l'acceptation de
l'inéluctable, passant par la reconnaissance de la condition humaine du
mourant, permettait finalement l'installation du rapport d'humanité,
reproduisant le lien social au-delà de la mort.
Ce témoignage montre que la dignité est
étroitement liée à la préservation de la
capacité d'agir du mourant et de ses proches, malgré le pouvoir
annihilant de la souffrance. Pour reprendre le propos de Hans Joas, la
dignité nous renvoie donc au maintien de l'intentionnalité de la
personne. Ainsi la notion de dignité ramène le propos au
départ de la réflexion menée sur la
nécessité pour le mourant de rétablir son
intentionnalité par le biais du projet thanatologique. En ce sens, il
peut être admis que la dignité soit en somme la raison et l'objet
du projet. Cependant, la dignité se rapporte aussi au lien social,
à l'appartenance générée par le travail de deuil
des proches et de l'agonisant. De ce point de vue, elle peut être
considérée comme l'aboutissement du projet thanatologique.
Il est particulièrement intéressant de relever
que les médecins qui pratiquent l'assistance au suicide,
perçoivent la dignité dans sa dimension subjective. Ils sont
particulièrement préoccupés par le fait qu'une personne
puisse perdre son autonomie, la maîtrise de son corps. « Je
ne vois pas où est la dignité quand l'on doit être
mobilisé, tourné, quand on ne peut pas aller soi-même
à selle. Je trouve en tant que personne, et non pas en tant que
médecin, que ce serait plus digne de pouvoir choisir si l'on veut mourir
ainsi ou non. Personnellement je ne le veux pas, j'aimerais partir avant. Je
préfère choisir, c'est de ma propre responsabilité, de mon
propre choix.107(*) » Ainsi ils justifient leur soutien
au projet du patient par le fait que ce dernier puisse garder la maîtrise
de sa vie.
La maîtrise de soi ne suppose pas seulement que la
personne agisse d'elle-même, mais aussi qu'elle puisse accéder
à son voeu de mourir en ayant la maîtrise de son environnement par
le biais d'un lien particulier à son médecin par exemple. C'est
le cas de figure qui se présente dans les situations d'euthanasie
active, où le médecin et le patient, par l'intermédiaire
de la communauté d'expérience conviennent ensemble que le premier
agisse selon l'intention du second. C'est en somme ce que met en lumière
la critique émise par un médecin à la pratique de
l'assistance au suicide. « Moi, je pense qu'Exit, ça me
fait le même effet, la même réserve que j'avais
exprimé par rapport à Léon Schwarzenberg. Pourquoi on doit
tellement prendre sur soi ? Pourquoi la vieille dame ne pouvait pas être
gentiment entourée par son médecin de confiance, dans son milieu
de vie habituel.108(*) » Il se réfère à
une situation rapportée par le journal le Temps, où une dame
âgée avait pu accédé à son voeu, mais
à condition de le faire hors de l'établissement où elle
résidait. Finalement l'assistance au suicide avait eu lieu en
présence de ses filles, dans un minibus sur un parking. Il
privilégie l'euthanasie active, car selon lui cela permet au patient
d'une part de vivre plus longtemps, mais aussi d'autre part à ne pas
être seul responsable de son choix.
De façon assez singulière, dans le cadre de la
communauté d'expérience, le maintien de l'intentionnalité
passe une maîtrise médiatisée de soi (le médecin
agit au nom du patient) et par une reconnaissance interpersonnelle des
aspirations individuelles, ainsi que par le maintien dans le cadre de vie
habituel, le domicile. Ainsi quelle que soit la forme d'assistance au
décès ou d'accompagnement médical du mourant, les deux
dimensions de la dignité subjective et collective sont toujours
présentes. Elles sont cependant articulées et mises en oeuvre de
façon sensiblement différente. La mise en évidence de la
dualité109(*)
inhérente à la notion de dignité montre aussi pourquoi la
dignité peut désigner à la fois l'objectif (le maintien de
l'intentionnalité de l'individu) et le produit (le rétablissement
du lien social) du projet thanatologique, sans que pour autant les deux aspects
ne soient finalement de la même nature.
Si la définition de la dignité que donnent Luc
Boltanski et Laurent Thévenot vient corroborer notre conclusion, ils
apportent un autre éclairage important. En effet, dans leur ouvrage
consacré au thème de la justification et des économies de
la grandeur, ils expliquent la construction et la dynamique de chacun des
univers symboliques qui structurent la réalité sociale. C'est
ainsi qu'ils distinguent six mondes (marchand, domestique, civique, industriel,
de l'opinion et de l'inspiration), chacun orientant les interactions entre les
personnes et se caractérisant entre autre par une interprétation
propre de la dignité. Par conséquent, il est tout à fait
imaginable que la dignité ne soit pas seulement de nature duale, mais de
plus qu'en fonction du monde social considéré, sa dualité
trouve une expression différente. Ainsi, il peut être
déduit de l'apport théorique de ces deux auteurs, que les acteurs
sociaux, selon le monde duquel ils tirent leur statut social ou auquel ils se
réfèrent normativement, vont avoir une certaine vision de la
dignité.
1.2.2. La dignité comme attente
sociale
La question qui subsiste encore est celle de l'utilité
de ce concept dans le discours éthique et militant. Fonder à
priori le recours à l'assistance au décès sur la
dignité revient à anticiper le sens du projet thanatologique,
à le poser comme à priori à toute action, en somme en tant
que bien commun, que valeur à poursuivre. De ce fait,
l'omniprésence de la notion dans le débat éthique sur
l'euthanasie montre qu'il s'agit aussi d'une attente sociale.
Anselm L. Strauss explique en effet qu'à défaut
de rituels symboliques signifiant la mort et susceptibles d'orienter les
conduites, les équipes soignantes reportent sur le mourant l'exigence de
se maîtriser soi-même et si possible de se confronter par
soi-même à la mort à venir. Plus le mourant arrive à
maîtriser son angoisse de la mort, à communiquer avec son
entourage, à maintenir le lien par lui-même avec les vivants, leur
montrant finalement comment il faut mourir, plus son attitude face à la
mort est considérée comme convenable110(*).
La déception qu'exprime un médecin
généraliste et des proches face à l'incapacité d'un
mourant à verbaliser ses angoisses, ses peurs vis-à-vis de sa
famille est parlante. « Un petit peu ma souffrance et celle de la
famille, c'était que l'on n'a pas eu des moments où l'on a pu
vraiment parler de la mort, de ce qu'il ressentait, de la façon dont il
avait envie de vivre ça...pas de dialogue profond, pas de choses
profondes...sur ce qu'il vivait.111(*) ». De façon implicite, il est
attendu du mourant qu'il se maintienne un tant soit peu, ne serait-ce que pour
faciliter le deuil des vivants qui sont à son chevet.
1.2.3. La dignité dans le cadre
de la relation thanatologique
Il apparaît que la définition de la
dignité passe par la détermination des conditions auxquelles
l'appartenance de l'individu à la communauté est
avérée et que sa production sociale implique de penser comment
l'individu mourant peut rester en interaction avec son entourage social,
familial, malgré la souffrance, jusqu'à son
décès.
La réflexion menée quant aux différentes
formes de relation thanatologique qui peuvent s'établir entre le
médecin et le mourant, permet intuitivement de poser la question de la
possibilité que les modalités selon lesquelles la dignité
est déterminée et produite ne soient pas toujours identiques.
D'une certaine façon, dans le cadre de la
communauté d'expérience, la construction d'une vision commune du
monde permet au médecin et à son patient de poser les conditions
d'accès à la dignité de façon interpersonnelle,
sans aucune forme d'organisation ou d'institution intermédiaire pour les
légitimer. Dans ce cas, la dignité est perçue de
façon immédiate et réciproque, indépendante de
toute médiation sociale.
Dans le cas de la compagnie d'investissement mutuel, la
dignité passe par la reconnaissance des multiples appartenances des deux
interlocuteurs. La construction du rapport d'humanité correspond en
quelque sorte à la détermination et à la production de la
dignité par tous les acteurs impliqués dans l'accompagnement du
mourant. Dans ce cas de figure, la dignité est médiatisée
de façon intersubjective, donc elle est d'ores et déjà
médiate.
Finalement, dans le rapport institutionnel, la dignité
du mourant est intimement liée à un ensemble de dispositifs
sociétaux (juridiques et éthiques) qui déterminent
l'appartenance sociale de l'individu tout en posant les conditions auxquelles
l'individu a une capacité d'agir qui lui est reconnue. Ici, la
dignité est complètement médiatisée. La
dignité de l'individu passe en somme par l'établissement de son
statut de citoyen, qui implique dès lors protection de l'État,
tout en lui permettant à certaines conditions de disposer librement de
lui-même.
Les différentes acceptions de la dignité
semblent donc dans une certaine mesure être en lien avec la forme de
relation thanatologique que le médecin investit de façon plus
particulière. Il est vraisemblable que la perception qu'a le
médecin de la dignité influe sur sa façon d'investir la
relation qu'il construit avec le mourant, selon l'univers symbolique dont il se
sert comme référence. Donc selon qu'il la définit comme
dépendante en principe de la reconnaissance d'un tiers voire de la
légitimation d'une institution, ou alors comme essentiellement
dépendante de la perception subjective des individus, sa réponse
à la demande euthanasique ne sera pas la même.
2. Présenter le mort
Le premier chapitre nous a conduit au constat que le projet
thanatologique vise à générer l'identité du
défunt en générant la dignité du mourant de telle
façon que l'intentionnalité, la capacité d'action de ce
dernier soient préservées et que le lien social soit
réaffirmé. Pour ce faire, il a été montré
que la relation thanatologique servait en quelque sorte de plateforme à
ce travail symbolique impliquant les différents acteurs de
l'accompagnement du mourant et en particulier le médecin.
Un médecin explique la nécessité
d'humaniser le patient au travers d'une procédure collective, en
montrant finalement que c'est justement l'un des enjeux de l'assistance
médicale au décès : « Il n'y avait pas
d'étapes, qu'il est mort maintenant et que la famille peut vivre la
mort, et que peut-être à la fin de la matinée ou du soir,
etc., finalement à la fin du processus, le corps serait
transféré à la mort. Alors vous voyez, cela par exemple,
on a l'air d'être éloigné de l'euthanasie. On est en fait
en plein dans le sujet par rapport à quelles réflexions, de quels
médecins par rapport à la mort et comment ça peut se
dérouler.112(*) ». Mais tout en soulignant le
défaut de temps pour médiatiser le mort dans un contexte
hospitalier, son propos montre la nécessité de construire une
temporalité, rythmée par des étapes et une démarche
impliquant la famille. En somme pour ce médecin, le malade reste objet
car une procédure de transition au statut de défunt fait
défaut.
A présent, il convient d'abord de comprendre comment le
médecin contribue à la genèse de la dignité, en
défendant les souhaits de son patient. Ensuite, il s'agit de saisir par
quels moyens les conditions d'accès à celle-ci sont
définies de façon interactive entre les différents acteurs
de l'accompagnement médical du mourant, pour finalement être
traduites en des décisions concrètes, susceptibles d'orienter et
d'organiser une assistance médicale au décès.
Deux constats peuvent être posés de façon
préliminaire. Premièrement, l'issue du projet thanatologique peut
être considérée comme la résultante des discussions
menées par le médecin avec le patient, ses proches et
l'équipe soignante, et des contingences liées au contexte social.
Il est donc plus que vraisemblable que l'issue du projet ne puisse être
totalement fixée au départ, d'où la présence d'une
certaine incertitude. Deuxièmement, les différentes interactions
que supposent de la part du médecin, (mais également des autres
acteurs) la conduite et la réalisation du projet thanatologique, doivent
d'une façon ou d'une autre se différencier les unes des autres en
fonction des différentes formes d'assistance au décès. En
effet, ces dernières ne disposant pas toutes de la même
légitimité, le médecin implique nécessairement les
tiers selon des modalités distinctes.
Pour rendre compte de la conduite par le médecin du
projet thanatologique, il est indispensable de saisir en quoi consiste son
expertise et son activité professionnelle. Cependant avant de s'atteler
à cette tâche, il convient de clarifier les bases
théoriques qui sous-tendent la suite de la réflexion.
2.1. La transaction médicale
Dans le cadre du projet thanatologique, les interactions
inhérentes au projet ont pour but de construire le statut de
défunt, en objectivant le sens donné à l'expérience
du mourant de façon à ce que sa dignité soit
instituée.
Ceci n'est possible que si, au préalable, le
référentiel symbolique de cette objectivation est
déterminé et que les conditions de participation de chacun des
acteurs sont fixés. De ce fait, il est nécessaire de choisir une
notion qui permette à la fois de présenter et d'articuler des
mécanismes aussi divers que celui de signification de
l'expérience morbide, du choix interactif d'un ordre de grandeur
communément admis, mettant fin à la confrontation des
différents mondes symboliques engagés, ou encore celui de
l'organisation concrète de l'activité par l'entremise de
discussions et d'évaluations successives de la réalité
vécue.
Jürgen Habermas apporte un éclairage
intéressant sur les interactions nécessaires à
l'établissement d'une nouvelle norme par l'obtention d'un accord sur une
pratique et de la fixation des règles auxquelles elle est sujette. Il
explique comment l'intercompréhension, soit la validation par tous les
acteurs du contenu d'un accord définitif ou d'une entente provisoire
peut être obtenu par ce qu'il nomme l' « agir
communicationnel113(*) ».
Il s'agit d'un mode d'interactions qui consistent en des
actions langagières qui visent à ce que tous les interlocuteurs
conviennent d'une définition commune de la situation, en somme de
l'établissement d'une vérité, selon laquelle ils peuvent
alors convenir d'une norme de conduite.
Cependant Jürgen Habermas part de l'idée que
l'« intercompréhension » implique que tous
les interlocuteurs soient au courant des tenants et des aboutissants de
l'action envisagée, pour que l'accord soit valable114(*). En prenant position quant
au bien fondé de la décision médicale en fin de vie, un
médecin vient confirmer ce point de vue, lorsqu'il souligne qu'un
consensus minimal est nécessaire afin que les proches du patient ne
viennent pas dénoncer par la suite la décision.
« Donc quand cela se passe bien, on a un consensus autour de la
personne. Et un consensus sincère et pas seulement sur les
lèvres. Car si avec beaucoup de persuasions, vous arrachez un oui pour
une limitation de souffrance en fin de vie à quelqu'un, de la famille,
vous êtes sûr qu'après vous avez des ennuis, donc cela doit
vraiment être quelque chose d'authentique115(*). ».
L'intercompréhension sert donc de garantie à ce que l'accord ne
soit pas rompu.
Cependant, ce type de consensus n'est pas possible dans tous
les contextes, car il suppose des relations égalitaires entre les
différents acteurs, autour d'un objet qui ne suscite pas de conflits. Ce
qui selon les formes d'assistance au décès n'est pas toujours
possible vu leur nature clandestine ou vu que les proches, à la demande
du patient, ne doivent pas être informés de l'acte projeté,
à titre d'exemple. Ainsi, les concepts d' « agir
communicationnel » et d'
« intercompréhension », en tant que
principes explicatifs dans le cadre de la présente réflexion,
s'avèrent inopérants, par exemple pour la pratique de
l'euthanasie active ou de l'assistance au suicide pratiqué
clandestinement à domicile116(*) avec le soutien d'un médecin, pour des
personnes psychiquement malades notamment.
La notion de « transaction
sociale » qu'utilise Jean Remy permet de dépasser le
cadre d'une interaction idéale, où les acteurs disposent d'une
connaissance complète des enjeux et des mobiles de l'interaction, pour
envisager la construction de l'accord et des normes dans un contexte de
conflits et de négociation stratégique. En conclusion d'un
ouvrage collectif consacré à la sociologie de la
transaction117(*), il
met en évidence que les transactions sociales menées par les
acteurs supposent la définition d'un référentiel commun
d'action, afin que puissent être menées des négociations.
Celles-ci consistent en des échanges de nature multiple (implicite ou
explicite) qui relèvent à la fois des rapports de domination et
de structuration entre les sujets, mais reposent aussi sur
l'intersubjectivité, alliant la dimension affective et rationnelle de
l'intentionnalité des acteurs.
L'utilité du concept est qu'il est assez souple pour
permettre d'articuler différentes modalités d'interactions
induites mises en évidence par les stratégies identitaires
qu'adoptent les médecins par le biais de la justification de leur
pratique. La transaction sociale permet aussi de mettre en évidence que
l'action peut être à la fois orientée en fonction du but
poursuivi, mais également d'après l'actualisation du
bénéfice supposé. Elle devient particulièrement
intéressante lorsqu'il s'agit de mettre en évidence que la
résultante des interactions ne peut être que rarement
anticipée, et que les protagonistes sont confrontés à
l'incertitude et au risque.
Ainsi la « transaction sociale »
se prête bien à l'exercice qui consiste à vouloir rendre
compte d'une activité aussi complexe et variée que celle de la
conduite médicale du projet thanatologique. Au-delà d'un
processus décisionnel et de choix rationnel, la réalisation d'une
euthanasie exige de la part du médecin qu'il procède à des
transactions, selon des modalités différentes, selon sa position,
celle de ses interlocuteurs et en fonction d'un contexte toujours mouvant, donc
très incertain. Il pourra être montré que la production de
la dignité du mourant et par conséquent du statut de
défunt, implique de multiples arrangements obtenus de différentes
façons.
2.2. Les
enjeux de la transaction médicale
Partant du constat que la dignité du mourant est
à la fois la résultante et l'objet du projet thanatologique, il
est facile d'imaginer que les enjeux des transactions menées dans le
cadre de l'assistance médicale au décès soient intimement
liés à la détermination des conditions nécessaires
à ce que le mourant puisse accéder à cette dignité
et, ce faisant, transiter vers le statut de défunt.
Il est aisé de comprendre que chacun des acteurs
présents dans le cadre de l'accompagnement du mourant ne participent pas
de la même réalité, en cela que les mondes sociaux qui
orientent leur intervention auprès du mourant et desquels leurs
identités participent, ne sont pas identiques. Ces mondes
diffèrent non seulement en fonction de leur acception de la
dignité, mais aussi par leur temporalité et la logique selon
laquelle les acteurs y agissent.
Ainsi la famille et les proches relèvent du monde
domestique, alors que les religieux et certains accompagnants
appartiennent au monde de l'inspiration. De ce fait même le
personnel soignant et le personnel médical opérant dans le
même champ thérapeutique, n'ont pas auprès du mourant la
même position, car l'espace autour du mourant fait l'objet d'une division
du travail particulière entre ces deux corps de métier. Les
premiers entretiennent leur relation au mourant sur le mode intersubjectif,
alors que les autres relèvent plutôt du monde technique,
industriel. Les institutions de santé publique, que ce soient les
hôpitaux ou les établissements médicosociaux appartiennent
au monde civique. Au chevet du mourant, chacun des acteurs
établit avec lui un rapport différencié, obéissant
à des règles différentes et étant soumis à
des contraintes spécifiques.
La réalisation d'une assistance médicale au
décès exige donc du médecin, qu'il prenne en
considération la façon dont le mourant participe également
à ces différents mondes, étant entendu que
l'identité du mourant est plurielle118(*). Ceci est indispensable s'il entend transiger avec
les différents acteurs sur une dignité communément
acceptée, et ce faisant favoriser la construction d'une identité
cohérente du défunt.
Si l'idée d'une
« intercompréhension119(*) » chère à Jürgen
Habermas est inopérante, la notion d' « entente120(*) » en tant que
forme initiale et préalable à l'accord, présente ici son
intérêt. En effet, l'entente présuppose que les acteurs
puissent convenir d'un arrangement qui soutienne un ordre commun transitoire et
qui oriente leurs interactions dans le présent, en fonction d'une
vérité communément définie. En somme, l'entente
rejoint la figure du « compromis121(*) » entre
plusieurs mondes que présentent Luc Boltanski et Laurent
Thévenot. Les deux notions rendent possible une formalisation partielle
et provisoire des rapports.
Elles permettent même d'envisager que les
différents acteurs puissent convenir d'une suspension momentanée
des différentes temporalités sociales en présence,
relatives aux différents mondes, de façon à ce qu'autour
du mourant se crée un espace hors monde, transitoire, à partir
duquel ce dernier puisse accéder au statut de défunt. De la
même manière, il est possible d'imaginer qu'à défaut
d'entente entre tous les acteurs, le médecin doive transiger en
traduisant, voire en masquant le sens de son intervention, de façon
à ce que le mourant puisse participer des différentes
temporalités en présence.
La transaction médicale, nous l'avons vu est
essentielle, en cela que le rôle de médecin dans le domaine de la
gestion sociétale de la mort, est tout simplement incontournable. C'est
au travers des différents objets de l'expertise médicale, que
sont entre autres l'évaluation de la douleur et des ressources
présentes, le choix de l'antalgie, du lieu de prise en charge, qu'il est
possible d'en appréhender les enjeux. La transaction médicale
doit en effet pouvoir s'appuyer sur des univers symboliques reconnus comme
légitimes pour fonder la pratique de l'assistance médicale au
décès, l'identification des éléments de
réalité pris en compte dans la transaction révèle
en somme les différentes formes de compromis en présence.
2.2.1. L'évaluation des atteintes
à l'intégrité de la personne
L'intégrité de l'individu se décline en
deux formes, la préservation de sa santé mentale et physique. La
notion d' « intégrité » renvoie au
devoir de protection de l'État vis-à-vis du citoyen.
L'intégrité physique et psychique est effectivement un droit du
citoyen, dans la mesure où elle est nécessaire à sa
participation au monde civique.
L'intégrité physique
En premier lieu, le propos va porter sur
l'intégrité physique de la personne. L'évaluation de
l'intégrité physique ne participe pas du même compromis que
celle des conséquences sur l'apparence physique de la pathologie
morbide. Le corps humain dans une société industrialisée
est un bien de production, son altération implique en quelque sorte
qu'il ait perdu de son utilité socioéconomique, c'est pourquoi le
mourant est alors pris en charge par le système de santé
publique, qui lui relève du monde civique, où les droits du
citoyen lui assurent la protection de sa vie jusqu'à son
décès. C'est plutôt cette forme de compromis entre le monde
civique et domestique qu'illustre la position d'un médecin qui ne voit
pas en l'altération de l'apparence physique de raisons suffisantes
à ce que soit menée une euthanasie active, mais qui par contre
envisage que les soins palliatifs offrent une alternative à
l'euthanasie.
« Je pense que les structures qu'on peut mettre
en place répondent à la grande majorité des situations que
ce soit une fin de vie avec défiguration ou pas. Je pense pas qu'il y
ait des situations de médecine palliative qui soient
dépassées, au point que l'on doive pratiquer une euthanasie
active. Mais, c'est mon avis personnel. Je pense qu'il y a des situations
très difficiles, ici on a par exemple, une atteinte physique vraiment
dure pour la famille et pour l'entourage. Je pense que là on est dans
une situation où c'est pas que de la morphine, c'est pas que des
anxiolytiques, etc. »
Dans une société de plus en plus
hédoniste et soucieuse du bien-être corporel, l'évaluation
de l'intégrité physique tend à devenir de plus en plus
subjective. Il apparaît au travers des différents
témoignages que les atteintes à l'apparence physique du mourant
induites par les pathologies sévères, constituent pour les
médecins un point d'attention. En effet, selon la gravité des
atteintes, la vue du mourant peut devenir insupportable, autant pour
lui-même que pour ses proches.
C'est en somme comme si l'altération radicale de
l'apparence physique, par exemple du visage, venait à remettre en
question la capacité du mourant à entrer en relation avec le
monde qui l'entoure. La préservation de son visage malgré la
souffrance constituerait en somme le dernier refuge de sa dignité.
Aussi, dans le cadre de la communauté d'expérience, le
médecin et le patient peuvent être amenés à
considérer l'altération radicale de l'apparence physique comme un
motif d'agir.
« Il s'agit d'un patient qui m'avait
été confié, qui avait eu différentes interventions
chirurgicales pour un cancer et tous les traitements possibles et qui avait
récidivé, et son cancer progressait et on me l'avait
confié pour l'aider, parce que son cancer progressait encore et on ne
savait pas où le mettre, comment faire et tout. C'était un
immense cancer de la bouche qui avait détruit une grande partie de la
mâchoire, qui avait envahi une bonne partie de la langue, il y a avait eu
des rayons, il y avait eu une nécrose de l'os. L'os sortait par la joue.
On avait essayé de reconstruire et le tout récidivait et en fait
sa tumeur. Ce qu'il se passe dans certaines tumeurs, c'est que les vaisseaux
sont atteints et le patient meure d'hémorragie, et puis elle va pouvoir
se voir mourir. Si c'est un gros vaisseau, elle va mourir très vite, si
c'est des petits vaisseaux, cela va commencer à suinter pendant quelques
jours jusqu'au moment où un gros vaisseau est atteint.122(*) »
Dans les situations extrêmes, la conscience qu'a le
mourant de la destruction de sa propre apparence et de l'effet de celle-ci sur
les autres, peut le conduire à considérer une assistance au
décès. Dans le cas présent il s'agit d'une euthanasie
active, comme un moyen de mettre un terme à ce qu'il considère
comme un « état de déchéance 123(*)», dans la mesure
où privé de son visage, le patient se sent privé de son
image et perd son amour propre. Or, dans le monde de l'opinion
fortement médiatisée et centré sur l'amour
propre, la perte de l'image équivaut à ne plus
exister.
Il est souvent fait référence au
caractère inéluctable et irréversible de la maladie comme
seuil d'accès au recours à une assistance au décès.
Il est utile de relever que l'énonciation du caractère
inéluctable de la mort consiste finalement à signifier le moment
où un compromis entre les mondes peut entrer en ligne de compte pour
soutenir une assistance au décès. Lorsque le médecin pose
ce constat, il signifie au patient que celui-ci peut ou doit envisager sa
propre mort.
L'intégrité psychique
Contrairement à l'intégrité physique, les
atteintes portées à l'intégrité psychique ne sont
d'une part pas visibles, d'autre part leur irréversibilité n'est
jamais vraiment prouvée. Pour beaucoup de médecins, c'est
l'état des connaissances qui détermine si une atteinte psychique
est réversible ou non. En conséquence, nombre de médecins
éprouvent des réticences à mener une assistance au
décès pour des personnes atteintes de maladies psychiques. Cette
attitude est illustrée par les propos d'un médecin pratiquant
pourtant l'euthanasie active.
« Par rapport au malade psychiatrique, c'est ma
tendance qu'est-ce que l'on pourrait encore faire, qu'est-ce que l'on peut
encore imaginer qui prime. J'arrive pas à me résigner que pour
eux, il n'y a aucune issue, une thérapeutique. Vous voyez, c'est cela la
différence. Après je dis effectivement, je ne peux pas renoncer
à vous, je ne peux renoncer à l'idée, que peut être
l'année prochaine, l'on trouve quelque chose pour vous et c'est
peut-être trop me demander, je ne sais pas.124(*) »
L'intégrité psychique constitue un enjeu majeur
car elle conditionne la capacité de discernement de l'individu, donc
l'usage de son libre-arbitre et de son autonomie. Selon la nature de l'atteinte
psychique, l'individu n'a pas accès à une assistance au
décès car il n'est plus considéré comme responsable
de ses actes d'une part, d'autre part son incapacité de discernement le
prive du droit à disposer de lui-même. Ainsi, l'assistance
médicale au suicide pour les malades psychiques peut être à
l'heure actuelle pénalement poursuivie, sous réserve que leur
capacité de discernement puisse être prouvée.
Médicalement parlant, le champ psychiatrique est très
réservée en la matière.
« Et en principe, on accompagne pas aujourd'hui
des maladies psychiques. C'est toujours assez dangereux. Naturellement, il y a
les changements et la psychiatrie officielle suisse est absolument contre.
Quoiqu'il y a des cas où on comprend très bien... les
schizophrènes chroniques qui sont vraiment tombés dans le social,
qui en ont marres parce qu'ils n'ont plus d'amis, ils ont plus de famille, etc
(...) mais on n'ose pas pour l'instant. Ce sera peut-être une question de
futur125(*). »
Dans le cadre de la pratique de l'assistance au suicide,
lorsque les médecins sont en présence d'une pathologie psychique
et somatique chez le même patient, certains préfèrent
attendre que l'avancement de la maladie somatique soit telle que la mort soit
inéluctable, avant d'envisager la remise d'une ordonnance pour le
pentobarbital. Ce qui montre que le statut de l'affection psychique n'est pas
le même que celui de l'affection somatique.
L'évaluation de l'intégrité psychique ne
semble par conséquent jamais acquise et elle pose d'autant plus
problème qu'une atteinte psychique grave et chronique se traduit le plus
souvent par l'incapacité de la personne à entretenir des
relations sociales dans la continuité. Ainsi, l'état de
déchéance auquel le malade psychique tente de remédier par
le biais de la dignité attendue de l'assistance au suicide est tout
simplement la mort sociale, l'isolement. Du point de vue de la dignité
de la personne, l'atteinte psychique pose un problème pour tous les
mondes, mais en particulier pour le monde civique et le monde
domestique. Pour y être partie prenante, l'individu doit
effectivement pouvoir satisfaire aux conditions minimales de l'exercice de sa
liberté personnelle et pouvoir entretenir des relations sociales, soit
son autonomie et sa réflexivité.
Si l'on considère le cas particulier de la pratique de
l'assistance au suicide, l'assimilation de cette pratique au suicide
pathologique indique qu'à son propos, il n'est pas facile de trouver un
compromis avec le monde de l'inspiration, autrement dit avec les institutions
religieuses qui en relèvent.
2.2.2. L'expertise de la douleur et de
la souffrance
Les médecins s'accordent à dire que l'expertise
de la douleur ressentie par le patient est difficile à évaluer.
Aussi l'appréciation médicale de la douleur est à la fois
objective, liée aux lésions corporelles, donc à des
phénomènes physiologiques, et subjective, liée aux
émotions, à la psyché du patient. La douleur dans
l'approche allopathique fait l'objet de mesures diverses qui orientent la
décision médicale. Le médecin décide alors de la
stratégie à suivre pour ce qui est du traitement antalgique.
« Il est également important de savoir
quelle est l'intensité de la douleur, le type de douleur, par exemple
une douleur liée à une inflammation ou une douleur liée au
système nerveux. Il y a des douleurs qui sont difficiles à
supporter, qu'il faut aborder différemment, les conditions sont
différentes. L'étendue de la douleur pour laquelle on peut
déterminer une échelle. Il y a aussi les douleurs chroniques, il
est important de déterminer quelles doses d'antalgique sont
nécessaires. Il faut aller des antalgiques les plus simples aux
antalgiques agissant sur le système nerveux central.126(*) »
D'un premier abord, l'expertise du médecin semble se
concentrer essentiellement sur les seules considérations
médicales pour orienter sa décision quant à la pertinence
d'une assistance au décès. Ayant une meilleure maîtrise des
aspects objectifs de la maladie, ils ne peuvent pas pour autant ignorer la part
subjective du vécu de la douleur, en particulier dans le cadre de
l'assistance médicale au décès, lorsqu'ils sont
amenés à refuser leurs services au patient, comme l'indique cet
extrait tiré du témoignage d'un médecin-conseil d'Exit.
« C'est grave, il vient quelqu'un qui dit que je
souffre tant et que personne ne peut rien faire. Je dois lui dire alors, que
malgré tout je ne peux pas lui donner l'ordonnance. Ensuite j'ajoute que
ce n'est pas vrai vous ne souffrez pas autant, ce n'est pas aussi grave que
vous le pensez. C'est ce qui est fou. La souffrance et la douleur sont
subjectives. Mais il y a aussi des éléments objectifs, la
pathologie de la maladie, par exemple la sclérose multiple, se
caractérise par des crises qui se traduisent par une aggravation ou non,
passagère ou durable, dont la fréquence peut augmenter ou
non.127(*) »
La difficulté réside dans le fait qu'il faille
faire comprendre au mourant que sa souffrance, sa douleur ne sont pas
suffisantes pour qu'il puisse accéder à sa demande d'assistance
au décès. Le fait que la détermination de la douleur soit
soumise à l'avis médical, donc à des critères
scientifiques considérés comme objectifs, signale donc la
présence d'un compromis entre le monde industriel et le monde civique en
ce qui concerne l'accessibilité du mourant à disposer de son
corps.
Il y a aussi une part intersubjective au vécu de la
douleur et de la souffrance du mourant. En effet l'impact que peuvent avoir les
manifestations sonores, physiques de l'agonie sur l'entourage du mourant, qu'il
s'agisse des soignants ou de la famille, n'est pas à négliger.
Ainsi, l'accompagnement médical du mourant à son
domicile familial suppose que la gestion de la douleur et de la souffrance
subissent parfois quelques aménagements pas uniquement au
bénéfice du mourant, mais aussi pour celui de la famille. En
effet, les manifestations de l'agonie (les cris, les râles, les crises
d'angoisse) ne sont pas toujours supportables pour les proches. Aussi,
l'intervention médicale vise à faire en sorte que la
dignité du mourant, mais aussi celle de ses proches, soient
préservées dans le monde domestique. En effet il s'agit
que chacun des acteurs impliqués, les proches et le mourant, puissent
conserver la maîtrise de soi et qu'ainsi l'équilibre de la
sphère familiale ne soit pas remis en question.
A la question de savoir qui se trouve au centre de son
évaluation, un médecin généraliste, offrant des
soins palliatifs, répond très clairement. « En
principe le patient, mais je ne peux pas le dissocier de son contexte, de sa
parenté. Et je pense aussi qu'il y a aussi des situations où il
faut également considérer la situation du point de vue de la
parenté. Car je pense que le mourant lui peut gérer la situation,
mais pas la parenté. Dans une situation pareille, je donne de la
morphine qui ne serait pas nécessaire pour des raisons médicales
pour la personne concernée. Ce que l'on ne sait pas de façon
absolue, c'est si la personne ressent la douleur ou non.128(*) »
L'évaluation de la douleur et le traitement
médical de la douleur ne se limitent donc pas aux seules
considérations dites objectives. La part subjective et intersubjective
de la situation vécue faisant partie intégrante du contexte du
projet thanatologique, le médecin en tient également compte dans
sa conduite, et notamment dans ses choix de traitement antalgique.
2.2.3. Le choix du produit et
l'état de conscience du patient
Le choix médical du produit nécessaire à
la réalisation de l'assistance au décès ne constitue pas
un enjeu en soi. En effet, selon la pathologie et l'état
général du patient, un produit antalgique d'utilisation courante
en milieu hospitalier peut devenir létal à partir d'une dose peu
importante. L'expertise médicale consiste en une connaissance
approfondie de la posologie et des effets nocifs de différentes
substances conjuguées entre elles.
Sans pour autant revenir sur une typologie exacte des
antalgiques, l'idée que l'on peut retenir ici est que certains
antalgiques agissent en périphérie sur les terminaisons nerveuses
et d'autres directement sur le système nerveux central. Le choix est
déterminé par le type de douleurs induits par la maladie et selon
la pathologie. Selon l'état psychologique du patient, le traitement
antalgique est accompagné par la prescription d'antidépresseurs,
de somnifères ou de calmants.
Dans ce contexte, c'est moins le produit en lui-même et
son dosage, que son utilité qui constitue un enjeu pour le
médecin. Le témoignage du généraliste accompagnant
des mourants en home et à domicile concernant son usage de la morphine
est parlant : « Lorsque qu'un être humain supporte
bien la morphine, il n'y a pas de limites, dans la mesure où les
douleurs sont massives. On a eu des patients, aussi de façon ambulatoire
qui ont eu plusieurs centaines de milligrammmes par jour129(*). ». Pour ce
médecin le but recherché idéalement est que la douleur
soit circonscrite de façon à ce que le patient puisse maintenir
un niveau de communication avec son entourage qui soit assez satisfaisant, mais
il ajoute que ceci n'est pas toujours possible. Les phases finales de certaines
pathologies conduisent à des états de somnolence ou à des
démences.
Le médecin, face au profane qu'est le patient, peut
choisir de l'impliquer ou non dans la démarche antalgique. Le plus
souvent, il y est obligé, car son jugement de l'évolution de la
douleur dépend étroitement des dires du patient et, lorsque
celui-ci est inconscient des observations des soignants ou de la famille. Selon
la relation qu'établit le médecin avec le patient, l'implication
de ce dernier peut aller au-delà de la simple vérification de
l'adéquation du traitement antalgique et consister en une participation
active dans le choix de l'élaboration du traitement antalgique.
Dans ce cas cependant, il s'agira le plus souvent d'obtenir
son adhésion, car de la confrontation entre la vision de l'expert et les
appréhensions du profanes, les premières sont le plus souvent
plus convaincantes, comme l'illustrent les propos d'un médecin assistant
relatant une discussion liée à une demande de retrait
thérapeutique venant d'une patiente âgée :
« Ce qu'on a discuté, c'est les
médicaments. Parce qu'elle a dit que cela ne faisait pas de sens.
Là on explique que c'est beaucoup plus dur pour mourir, si on laisse
tomber le médicament cardiaque par exemple, parce que c'est tout
à coup le coeur qui arrête de battre. Mais en ce moment, vous
êtes en pleine forme dans le cerveau. Et vous remarquez encore que le
coeur ne bat plus, que c'est fini, et vous avez encore quelques minutes durant
lesquelles vous savez que c'est fini. Et c'est un moment qui je pense n'est pas
très agréable. Mais si vous prenez le médicament
cardiaque, ce sont les reins qui travaillent mal. Et les produits toxiques
augmentent gentiment, ils vous endorment et vous vous en allez. Alors c'est
beaucoup plus agréable pour vous.130(*) »
Le produit sert avant tout à modifier l'état de
conscience du patient dans le but de lui rendre la maîtrise de son corps
en atténuant la douleur ou de lui ôter la sensation de souffrance
durant son agonie. En dernier recours, il peut servir aussi à tuer le
patient. L'usage de barbituriques combinés à des produits
à base de morphine peut aider à masquer l'intervention
médicale dans une euthanasie active, car le cocktail létal
diffère l'instant du décès, de telle façon qu'un
lien direct ne puisse être établi entre l'acte médical et
le décès.
« Comme je l'ai dit avec ce patient, je lui ai
donné une haute dose de barbiturique et il est mort dans la nuit. Ce qui
m'a permis de rentrer (ndlr : chez lui !), et l'on m'a
annoncé son décès durant la nuit. Si j'avais fait
l'injection avec le barbiturique et le curarisant, je serais sorti de la
chambre et il serait mort. Donc ce que j'ai fait là, c'est une
euthanasie clandestine en sachant qu'il allait mourir dans la nuit et puis
comme cela j'ai pu dire, il est mort des complications de ...131(*). »
Contre toute attente le produit peut même servir de
moyen de contrôle par la procédure y donnant accès. C'est
le cas par exemple dans le cadre de l'assistance au suicide, où
l'accès au produit létal, le pentobarbital, est remis sous
ordonnance médicale. Or, les décisions médicales en la
matière doivent être justifiées et les dossiers
médicaux des mourants y ayant recours sont soumis au contrôle du
médecin cantonal. Ce qui fait dire à un médecin-conseil
d'Exit que « c'était beaucoup plus simple qu'aujourd'hui
où nous utilisons le pentobarbital de sodium. Tout doit aller par nous,
par Exit ou par le médecin traitant. C'est plus compliqué. Et je
ne suis pas mécontent, parce que ça donne un contrôle un
petit peu sur toute la ... comment dirai-je... sur les abus. Parce que chaque
fois que j'accompagne un malade, je dois faire un rapport et ce rapport, il est
là. C'est contrôler plus tard.132(*) ».
Le produit en lui-même n'est pas un enjeu. Au fur et
à mesure des témoignages, il apparaît que ce sont les
même substances dont il est fait usage dans les différentes formes
d'assistance au décès (mise à part l'assistance au suicide
prodiguée par les associations). Les propos du Dr. Marylène
Filbet mettent en évidence la proximité entre la sédation
totale, qui consiste à induire un coma chez le patient présentant
des symptômes réfractaires à tout traitement et des signes
aigüs de morbidité, et l'euthanasie active133(*). Ces deux pratiques reposent
sur l'usage des même produits, à des dosages différents.
Finalement, que les formes d'assistance médicale au décès
soient clandestines ou officialisées importe peu du point de vue de la
substance active. Par contre, l'utilisation du produit et l'effet
escompté permettent de dire si l'acte médical était
conforme ou non à la loi et au code déontologique. De ce fait,
seules les déclarations des médecins peuvent faire foi dans ce
domaine.
2.2.4. Le lieu de la prise en charge du
mourant
La recherche d'un compromis entre les différents
acteurs du projet thanatologique implique aussi la détermination du lieu
de prise en charge du mourant. En effet, à chaque monde
considéré correspond aussi un espace social, institutionnel, dans
lequel les transactions entre les acteurs sont réglées de
façon spécifique, en fonction de leur position institutionnelle,
de leur pouvoir et des normes de conduite. La détermination du lieu est
donc décisive, en cela qu'elle détermine la marge de manoeuvre
dont dispose le médecin dans sa conduite du projet thanatologique.
La mort médicalement accompagnée peut survenir
en différents lieux : dans les hôpitaux ou les centres de
soins palliatifs, dans les établissements médicaux sociaux,
à domicile, ou dans les chambres des associations comme Exit ou
Dignitas. Dans chacun de ces espaces, l'activité médicale
s'organise différemment de sorte que le médecin y jouit d'une
marge de manoeuvre différente et que son rapport au patient y
diffère.
Le choix du lieu de prise en charge dépend de plusieurs
facteurs. A la question de la différence entre la prise en charge des
mourants qu'il suit en EMS ou à domicile, un médecin
généraliste répond de la façon suivante :
« Il s'agit d'organiser et de considérer
dans quelle mesure les parents, si c'est à domicile, le personnel
soignant, si c'est dans un home, peuvent être mis à contribution.
Il faut identifier les possibilités, les ressources de la
parenté. Peuvent-ils voir leurs limites. J'observe que même si la
volonté est là souvent ils ne voient pas leurs limites. Je ne
peux pas être présent tout le temps 365 jours par année, 24
heures sur 24. donc de façon prophylactique, il faut déterminer
qui sont les personnes disponibles, pour combien de temps, à quelle
fréquence des relèves, les possibilités de repos. Ceci
peut prendre plus de temps que l'accompagnement du mourant en
lui-même.134(*) »
Il apparaît que le souhait du mourant de mourir à
domicile n'est pas le facteur décisif. Le médecin évalue
au préalable l'état physiologique du mourant et en
conséquence évalue les ressources disponibles, voire à
mobiliser. Les ressources considérées sont autant
financières, psychoaffectives, matérielles (lits, appareillage),
qu'humaines (en personnel soignant, en soutien et en disponibilité
horaire). Dans la mesure où le lieu constitue le cadre objectif du suivi
médical, il a une incidence sur la position du médecin
vis-à-vis des autres acteurs et sur son implication dans le suivi du
mourant, comme en témoigne un des médecins faisant de
l'euthanasie active à domicile.
« Le médecin entre et sort de la famille.
Il est dedans et il est dehors. Et il est clair que c'est un espèce de
continuum. Il est évident que le médecin va s'en aller à
un moment donné, car il y aura encore une partie qui sera tout à
fait privée de la famille. Mais c'est à géométrie
variable. Le médecin que je suis, je suis assez impliqué
émotionnellement avec mes patients et leurs proches, mais j'entre et je
sors de leur histoire. Il y a des limites. Vous voyez. Et ces limite, elles
vont être très souples en fonction des besoins.135(*) »
Le domicile du mourant, dans le cas présent, est
présenté comme un espace relationnel particulier dans lequel le
médecin se meut et nourrit des rapports privilégiés. Il
participe activement de ce monde. Cette implication est d'autant plus facile
que, dans le cadre familial, il dispose d'une certaine autorité, car il
est en principe le seul médecin présent auprès du mourant.
Il dispose donc de plus de marge de manoeuvre médicalement parlant, mais
en même temps tout acte de sa part suppose qu'il établisse un
consensus avec la famille et le mourant, si ce dernier est conscient.
Néanmoins, l'envers du décor est que la présence à
domicile du mourant suppose une présence et une participation intense
des proches. « De ce fait à la maison, c'est plus simple,
par le simple fait que l'on a alors plus d'autorité. Cela existe encore.
En tant que médecin on a une autorité, même sous-jacente.
Mais on peut aussi agir de façon différente, car on a à
faire avec le patient et la parenté, et on peut obtenir dans ce contexte
plus facilement un consensus. Mais il y a aussi eu des situations où
j'ai dû hospitaliser le patient, non pas pour des raisons
médicales, parce que l'accompagnement et les soins à domicile
étaient possibles, mais simplement parce que la parenté ne l'a
plus supporté, elle était dépassée. Cela je le
respecte, ce n'est pas une question.136(*) »
L'évaluation médicale des ressources disponibles
dans le monde domestique peut mener à la décision médicale
d'une hospitalisation pour que le mourant y décède. Dans un
univers hospitalier, le suivi médical n'est de loin pas le même.
La prise en charge hospitalière du mourant est fortement
collectivisée. Le médecin y partage la responsabilité et
l'autorité avec le collège des médecins, en fonction de sa
position de son statut, de son champ de responsabilité. La phase
terminale correspond aussi au terme de la chaîne thérapeutique, de
la trajectoire du malade au sein de la structure. Selon que le médecin
soit le médecin de famille ou le médecin hospitalier, la position
auprès du mourant n'est pas la même. Ainsi certains
généralistes ou psychiatres représentent les
intérêts de leur patient au sein de la structure, pour ce qui est
de leurs directives anticipées. Toutefois l'implication du
médecin traitant auprès de son patient, en milieu hospitalier,
dépend en général de la qualité de la compagnie
d'investissement sur laquelle repose leur relation thanatologique. Il faut en
effet que la demande du mourant ait été explicite ou que
l'attachement du médecin au patient soit telle que ce dernier le
soutienne.
« Quand je vais à l'hôpital en
visite, je ne vais plus tellement comme médecin, c'est par amitié
que j'y vais. Ça dépend de la relation que l'on avait avant et
puis des discussions qu'on avait avant. C'est clair que si l'on avait des
discussions d'un certain niveau, ça se prolonge quand je vais faire des
visites à l'hôpital, pour autant que je ne tombe pas juste au
milieu du repas, pas quand il y a d'autres personnes, enfin. Je n'ai pas
forcément les moments privilégiés que j'ai au cabinet,
quand je sais que je peux parler avec elle et que je sais qu'il n'y a personne
qui va me déranger, peut-être de temps en temps un
téléphone137(*). »
Les transactions considérées dans chacun des
lieux sont donc de différentes natures (économiques, symboliques,
relationnelles, etc.) mais leur régulation diffère selon les
espaces considérés. Le choix du lieu de prise en charge du
mourant est donc décisif pour la réalisation du projet
thanatologique. Ce choix traduit et matérialise en quelque sorte le
monde que les différents acteurs ont choisi comme
référence pour fonder leur compromis. Il détermine en
effet le contexte objectif de la relation thanatologique.
2.2.5. La qualité de vie et la
détermination du potentiel de santé.
La « qualité de vie » en tant que
concept est omniprésent dans les discours relatifs à
l'euthanasie. Elle désigne tout à la fois le bien-être du
mourant, la qualité de ses relations, son appréciation subjective
de son existence, le rapport entre son état de santé, son
espérance de vie et sa survie quotidienne. Cette notion est en quelque
sorte un véritable « fourre-tout », malléable
selon le contexte de son utilisation et la visée militante de
l'interlocuteur. De ce fait, nombre de médecins la jugent simplement
impraticable au quotidien.
Un médecin ayant suivi une formation en soins
palliatifs exprime son doute quant à l'objectivité de son
expertise à ce propos. « On n'a pas beaucoup d'outils pour
décider de la qualité de vie, donc cette question intuitive
« est-ce qu'à sa place je... ? Est-ce qu'à la place
du patient en évaluant ma qualité de vie, je n'aurais pas envie
de me suicider ? C'est en effet un moyen intuitif aussi bon que les moyens
objectifs soi-disant, d'ailleurs qu'on n'a pas vraiment, pour évaluer
une qualité de vie. C'est très subjectif de toute façon
... mais c'est quand même très individuel et intuitif, donc c'est
de l'empathie ...138(*) ».
Ce témoignage montre que la qualité de vie
suppose une vision plus large que ne le permet la seule expertise clinique. La
vision holiste du patient et de sa situation que nécessite le maniement
d'une telle notion n'est donc pas une évidence. Si le médecin ne
dispose pas des outils d'évaluation sociale adéquats, la
projection personnelle et l'identification se substituent à l'expertise
que suppose la notion de qualité de vie.
La qualité de vie, telle qu'elle est perçue par
l'opinion publique, de façon commune, et le concept, tel que le
médecin est censé le comprendre, ne sont pas équivalents.
En effet, dans le premier cas, elle désigne finalement
l'appréciation personnelle des conséquences de la
morbidité sur la vie quotidienne, dans le second, elle consiste en une
tentative d'objectivation. Il s'agit de déterminer les paramètres
indicateurs du moment où la renonciation aux soins curatifs est
possible. Cette préoccupation permanente de la médecine, en
particulier d'urgence, est bien illustrée par les explications que donne
un médecin au sujet d'une recherche à laquelle il a
participé et qui lui a permis de mieux appréhender le moment
où une assistance au décès est envisageable, voire
nécessaire.
« En fait le but de cette thèse
était de voir un certain nombre de paramètres qui permettaient de
déterminer qui allait mourir, qui allait survivre bien et moins bien et
à partir de quand on pouvait se faire une idée à partir
d'un certain nombre de paramètres. Parce que à la base de cette
réflexion, il y avait l'idée que si on sauve quelqu'un de la
mort, mais que l'on en fait quelqu'un qui sera
décérébré et qui sera dans un état
végétatif persistant, qui va survivre quelques mois, quelques
années, mais en étant toujours dans le coma, pour cette personne,
pour la famille de cette personne, ce n'est pas forcément un bien,
globalement pour la société cela n'apporte rien, et
c'était de voir à quel moment, à partir de quels
critères on pouvait se dire et bien stop, là il devient
légitime de s'arrêter car l'on va vers la catastrophe, ou bien
là non, il faut faire un effort soutenu poursuivi et maximum car l'on va
pouvoir récupérer, et de clairement essayer de voir les
différents groupes.139(*) »
Dans son acception médicale, la qualité de vie
est mise en relation avec l'espérance de vie pour définir le
« potentiel de santé140(*) ». Cette notion décrit
l'état de santé du patient. Si une maladie apparaît, il
diminue en conséquence et peut conduire à une mort
prématurée, sans aucune intervention. Les moyens curatifs visent
à restaurer ce potentiel ou à le stabiliser. Par contre, les
soins palliatifs visent à atténuer la douleur à
améliorer le bien-être, ce qui peut retarder quelque peu la mort
prématurée, mais qui n'est pas équivalent à une
mort naturelle. Le témoignage d'un médecin assistant illustre
cette logique d'accompagnement du patient : « Il y a
différentes choses dans la médecine. Il y a la chose de
guérir. La chose principale et puis si on n'arrive pas à
guérir, c'est d'augmenter la qualité de vie. La troisième
chose est d'augmenter la qualité de mourir. Ce n'est pas ma branche, ce
n'est pas ce qui m'intéresse surtout, mais c'est surtout une branche
importante, en fait.141(*) ».
Il est vrai que les acceptation commune et médicale de
la qualité de vie sont proches, car le potentiel de santé du
patient et son état sont une donnée qui est propre à
chaque individu. Toutefois, comme le relève Guy Llorca, le concept de
qualité de vie permet d'individualiser l'approche médicale, mais
ce n'est pas pour autant qu'il faut y voir un alignement sur
l'appréhension subjective que peut avoir une personne de sa
situation142(*).
En fin de compte, malgré la complexité, la
malléabilité et le flou épistémologique qui
caractérisent la notion de qualité de vie, celle-ci semble
pourtant avoir un intérêt : celui de provoquer la discussion
et d'inciter les acteurs à se confronter au sujet des conditions
auxquelles il peut être admis que le mourant peut disposer de sa propre
existence. La qualité de vie constitue un enjeu en cela qu'elle
représente un élément du consensus recherché afin
de pouvoir mener à bien le projet thanatologique. Posée comme
nécessité, elle conduit en somme les transactions menées
autour du mourant et sert de trame à la construction du compromis entre
les différents mondes.
2.2.6. Le temps du mourir
En arrière-plan de l'interrogation de la qualité
de vie du mourant, apparaît celle de l'évaluation du temps restant
à vivre. Le temps est toujours présent dans le discours des
médecins.
« Trouver là le bon moment où il
faut arrêter avec la chimiothérapie par exemple, ou avec n'importe
quoi, et parler avec le malade, nous sommes au bout du rouleau maintenant, on
peut encore vous donner une vie paisible jusqu'à votre fin, c'est
beaucoup plus « time consuming » que de faire une nouvelle
chimiothérapie. Il faut se mettre à côté du lit , il
faut discuter avec lui, vous avez encore peut-être une demi-année,
une année à vivre, on va vous soulager, là il faut du
temps, il faut de la psychothérapie, ça ne se paie pas, le
traitement ça se paie, le laboratoire, les médicaments, tout
ça...143(*) »
Comme le montre l'extrait, le temps est un enjeu lorsqu'il
faut définir le bon moment pour prendre une décision d'ordre
euthanasique, une ressource lorsqu'il s'agit de déterminer la
disponibilité pour la relation au mourant et une limite, un espace
déterminé, lorsqu'il s'agit de considérer
l'espérance de vie du mourant. Le temps se décline donc de
plusieurs façon dans le cadre de l'assistance au décès. Il
se présente comme une dimension essentielle à la
réalisation du projet thanatologique, dont il donc est important de
comprendre la l'utilité.
Norbert Elias identifie le temps à un
référentiel pour la coordination et la régulation des
activités sociales, il distingue par conséquent un temps social
et un temps physique. Alors que le premier a une portée normative,
s'imposant aux individus pour régler leur conduite et instituant des
espaces distincts, le second est considéré comme naturel, donc
indépendant de la volonté humaine144(*). La médecine
participe du temps social, en cela que les différentes étapes de
l'expérience humaine, les différents âges de la vie sont
définis en fonction des étapes physiologiques du
développement humain145(*).
Les différents témoignages recueillis montrent
que le corps médical est très empreint de cette
temporalité biologique. Il s'avère difficile d'en faire
abstraction pour mener à bien le projet thanatologique. L'âge
influe beaucoup sur l'acceptation de la mort et sur la disposition à
procéder à une assistance au décès. Ainsi un
médecin exprime sa difficulté à suivre l'assistance au
suicide des personnes relativement jeunes. « Vous savez, il y a
des jeunes que je dois accompagner pour des troubles neurologiques, des
scléroses en plaques, complètement paraplégiques, des
atrophies cérébrales, comme la maladie d'Hocine, la
sclérose amyotrophique latérale. Des gens qui lentement sont
paralysés, quelquefois ce sont des gens qui ont trente-cinq, quarante
ans, alors quand je dois accompagner beaucoup de gens de cet
âge-là, j'ai beaucoup de peine de le
faire. »146(*).
La période de la vie influe sur l'acceptation dont une
assistance au décès dispose, non seulement pour les proches, les
tiers sociaux, mais aussi pour le médecin lui-même. Au passage, il
est significatif de relever l'absence dans le débat de l'euthanasie, de
l'usage des soins palliatifs et de l'assistance au décès dans les
unités pédiatriques. Non seulement les rares pédiatres
contactés évitent le sujet, mais même dans la
littérature spécialisée, il n'est pas fait mention de
telles pratiques en pédiatrie.
La médecine joue un rôle important dans la
définition des phases de la vie et notamment du moment à partir
duquel une mort peut être considérée comme acceptable.
Cependant cette influence a aussi un effet pervers : celui notamment de
soumettre à la logique de l'activité médicale les temps
sociaux de la vie quotidienne du patient. Ainsi, dans les faits, le mourant est
soustrait à son environnement, à sa propre temporalité
biographique, familiale. Il ne participe plus aux événements
fédérateurs de la vie sociale. Jean Foucart décrit bien la
perception différente du temps qu'ont le mourant et l'équipe
soignante147(*). Pour le
premier, il est immobile, stagnant, alors que pour la seconde, il ne cesse de
s'échapper et de manquer. Si l'on en croit son discours, étant en
quelque sorte reclus dans un espace hospitalier, le mourant est sans
repère. Le malade, et en particulier le mourant, sont non seulement
« hors temps », mais par extension aussi « hors
jeu », car ils échappent à
l'« interdépendance fonctionnelle148(*) » induite par
l'organisation temporelle des différents mondes en présence.
A la lumière de ce qui précède, l'enjeu
de l'accompagnement du mourant n'est pas forcément d'avoir plus de
temps, même s'il est vrai que toute activité relationnelle
d'accompagnement suppose une disponibilité et est consommatrice de
temps. Il s'agit plutôt pour les acteurs d'avoir la possibilité de
créer une temporalité qui leur est propre et qui permette
d'inscrire le vécu quotidien de la morbidité dans un univers de
sens et de relation. La production de la dignité du mourant et le
travail de deuil des proches nécessitent une chronogénèse
sociale de façon à structurer l'espace d'interactions.
Ceci est d'autant plus probable que le pronostic de mort
inéluctable inscrit le mourant dans un espace paradoxal où le
temps fait à la fois défaut au quotidien, tout en étant
surdéterminé, car le mourant se pose la question du sens qu'il
donnera à la période qu'il lui reste à vivre. Cette
impression de vide est certainement renforcée par le fait qu'il se voit
projeté dans une réalité où il ne sera plus, tout
en étant inscrit dans un ici et maintenant qu'il ne peut pas
définir, les repères temporels faisant défaut.
Le projet thanatologique est donc contre toute attente un
processus qui pour aboutir, doit permettre l'institution d'une
temporalité alternative, à la fois intégratrice du
présent, de l'expérience de la mort actuelle, et à la fois
indépendante du passé auquel a contribué le mourant et du
futur auquel il ne participera plus. Ce, dans le but que les tiers puissent
survivre à l'expérience particulière de la mort et
envisager une continuité sociale indépendante de la survie de
leur proche.
La liste des enjeux de la transaction médicale
abordés dans ce sous-chapitre, ne saurait être exhaustive, dans la
mesure où, varient, selon les mondes en présence, la
constellation des acteurs impliqués, les situations singulières
du mourant, les enjeux des transactions que mènent les différents
acteurs. Notre regard s'est essentiellement porté sur la
réalité telle qu'elle se présente pour le médecin,
par conséquent il est évident que le propos ne puisse embrasser
l'ensemble des enjeux en présence.
2.3. Les modalités de la
transaction médicale
Après avoir situé théoriquement notre
propos et posé les enjeux du projet thanatologique, il est temps de
considérer comment le médecin mène ses transactions. Au vu
des chapitres précédents de la seconde partie, le constat suivant
peut être posé : la conduite médicale du projet
thanatologique ne peut se faire sans qu'il ne soit tenu compte de la
définition intersubjective de son orientation symbolique, de
l'implication de sa propre personne dans la relation au patient, des conditions
subjectives, intersubjectives, objectives de la prise en charge du mourant, en
somme sans que les enjeux de la transaction ne soit clarifiés.
Au-delà de ce postulat subsiste cependant une question essentielle.
La légitimité de l'acte envisagé
peut-elle ou non constituer un enjeu de la transaction ? Oui, pour
autant qu'il soit admis qu'un acte lorsqu'il est illégitime, voire
surtout illégal, puisse faire l'objet d'une entente minimale, autrement
dit implicite ou tacite. Sans cela, en effet, le médecin est fortement
exposé à la dénonciation et à la poursuite
pénale, et ainsi le projet thanatologique ne pourrait aboutir dans
certains cas. Cette première intuition se fonde sur les propos d'un
médecin qui commente les réactions d'autres médecins quant
à ses prises de position favorables à la pratique de l'euthanasie
active et de l'assistance au suicide, depuis les débats liés
à l'initiative du Professeur Franco Cavalli149(*). « Il n'y a
jamais eu de discussion directe, comme cela non. Maintenant un peu. Ce qui me
surprend, il y a des gens qui disent ah mais on l'a toujours été
d'accord mais il y avait pas besoin de 150(*) ».
L'obtention par le médecin d'une certaine
reconnaissance, à défaut d'une légitimité formelle
et complète, suppose donc qu'il mène ses transactions de
façon différenciée, selon la forme d'assistance au
décès projetée, pour que l'entreprise communément
décidée avec le mourant puisse parvenir à son terme. La
difficulté réside ici dans le fait de pouvoir rendre compte de
cette différenciation et de proposer une typologie qui permette
d'appréhender les nuances observées sur le terrain.
La seconde intuition est que le degré de formalisation
des rapports qu'établissent les acteurs définit aussi le
degré d'objectivité du contexte de l'assistance au
décès. Ce qui veut dire que le contexte n'échappe pas
totalement à l'influence des acteurs.
Christian Maroy ouvre une piste théorique
intéressante en abordant la question du latent et de l'implicite dans la
transaction. Il la différencie de la négociation formelle et
explicite, telle qu'en parle notamment Anselm Strauss, qui mène à
la régulation des échanges entre les acteurs, à
l'établissement d'un « ordre
négocié151(*) », tout en affirmant que la
négociation peut être une forme de transaction152(*). Dans un souci de
clarté et de compréhension, le choix sera ici de
considérer la transaction comme une forme
généralisée de production de la légitimité
sociale et en tant qu'espace interactif de justification plus ou moins
formalisé. La négociation n'en sera donc qu'une forme
particulière. La différenciation entre les différentes
modalités de transactions se basera donc sur le degré
d'explicitation du sens préalablement défini, sur le degré
de formalisation du rapport établi entre les acteurs, sur la
façon dont ces derniers participent à l'élaboration et
à la conduite du projet.
Cette dernière idée repose en partie sur le
propos de Marc Mormont. Ce dernier tente de différencier les types de
transactions en fonction de l'accord153(*). Selon que l'accord constitue l'objet de
l'interaction à construire, la condition préalable minimale
à toute interaction ou finalement selon qu'il s'agisse simplement d'en
modifier les principes, donc de procéder à une
« mise à l'épreuve154(*) », en
d'autres mots de renouveler les supports symboliques d'un accord. Ainsi, c'est
le niveau de formalisation de l'échange qui sert de point de
repère à cette différenciation. Si cette idée est
séduisante, au vu de notre thématique, il est nécessaire
de préciser la perspective adoptée dans ce travail.
Le propos de ce travail diverge de celui de Marc Mormont sur
le point suivant. L'individu peut par lui-même définir le
degré de formalisation recherchée au cours de la transaction. Il
peut en effet de façon stratégique choisir s'il entend
dévoiler le sens initial du projet thanatologique, (selon lequel il
mène la transaction), mais aussi déterminer le degré de
formalisation auquel est faite la transaction (pour obtenir un arrangement
interpersonnel ou une autorisation officielle), dans le souci de
générer le moins d'opposition possible à la
réalisation du dit projet. Si l'acte envisagé est illégal,
si la pratique n'est pas légitime, il n'a en effet pas forcément
intérêt à ce que les échanges soient trop
formalisés, mais simplement à obtenir une entente minimale, un
consensus qui lui permette de faire aboutir l'idée de l'assistance au
décès. La légitimité ainsi obtenue n'est en quelque
sorte que partielle, ne recouvrant que la partie visible de l'acte.
Il s'agit donc bien de structurer un espace du jeu social,
mais tout en y introduisant une marge de manoeuvre assez grande pour la gestion
des situations limites. Prenant position sur la nécessité d'un
accord tacite et implicite des autres médecins pour rendre possible la
gestion de l'euthanasie en milieu hospitalier, un médecin
n'hésite pas à confirmer que « cela permet un
certain nombre de choses, cela permet à la pointe de l'iceberg
d'émerger. Mais il y a bien d'autres choses derrière que l'on ne
voit pas et qui ne doivent pas sortir par cette mini soupape, il faut donc
clairement poser les problèmes et dire les choses et de voir en fonction
de l'évolution de la société, ce que la
société juge acceptable ou non.155(*) » Cependant il
souligne en même temps l'intérêt d'une négociation
ouverte afin de permettre une régulation réelle de la situation,
où chacun des acteurs peut se déterminer en connaissance de
cause. L'image de l'iceberg utilisée par le médecin n'est pas une
représentation quantitative de la situation, mais plutôt
qualitative. Il s'en sert pour illustrer le fait qu'une majeure partie des
actes qui peuvent être assimilés à une pratique
euthanasique et susciter un débat, restent couverts par le silence
tacite des praticiens.
Aux différentes formes d'assistance au
décès correspond une modalité bien précise de
transaction, en fonction du degré d'acceptabilité dont elle
dispose au sein du champ médical et de la société civile.
Dans le cadre de la recherche menée, quatre formes de transactions
médicales ont été identifiées :
l'intercession, la traduction, la médiation et la négociation.
Ces modalités d'interaction se différencient en
fonction de la façon dont le médecin noue ses relations avec les
autres acteurs, en fonction de son implication et de sa contribution à
la signification du projet thanatologique, selon le degré
d'explicitation du sens initial et de formalisation de la relation
thanatologique, ainsi que du degré de légitimité
recherché.
2.3.1. L'intercession
« Ce qui se passe quand il y a ces euthanasies
clandestines, la déclaration de décès est une fausse
déclaration, selon laquelle le patient est mort des suites de son
cancer, point. (...) C'est moi qui fait le constat de décès,
parce que l'on m'a annoncé qu'il est mort dans la nuit. C'est donc moi
qui viens le faire: il est mort des suites de sa maladie, sachant que je lui ai
donné un peu plus. Personne ne dit rien, pourquoi le voudriez-vous ? Le
patient est dans une situation catastrophique, et bien il est mort. Le
médecin a fait le constat de décès, je le signe,
j'officialise les choses et puis voilà. Par contre l'utilisation d'un
curarisant permet à une infirmière de dire que le médecin
est sorti de la chambre et le patient était mort, qu'est-ce qu'il y a eu
?156(*) »
Le témoignage de ce médecin quant à la
façon dont il « officialise » l'acte
d'euthanasie active montre que son souci premier n'est pas d'obtenir l'accord
des autres acteurs, de légitimer l'acte euthanasique, mais bien de
veiller à ce que le projet d'assistance au suicide ne soulève pas
plus de questions qu'il n'en faut, afin que se maintienne le
bénéfice du doute face au personnel soignant et au collège
de médecins.
Mû par la commune vision du monde construite
avec le mourant, son souci est la réussite de l'acte euthanasique et la
minimisation des risques pénaux pour lui-même. Ayant
développé une relation singulière avec le patient, il
importe peu pour lui que les autres acteurs donnent leur accord. Par contre son
engagement personnel vis-à-vis du mourant de poser l'acte létal
lorsque ce dernier en manifestera le souhait ou ne sera plus en mesure de vivre
dans des conditions définies comme dignes, se maintient. En fonction de
cela, il est à une dette vis-à-vis de son patient, car il se voit
obligé de tenir sa parole d'agir au nom du patient, au nom de la
liberté de ce dernier.
L'intercession consiste donc en une transaction où le
médecin intervient pour que le mourant puisse accéder à la
dignité subjectivement définie. Le premier garantit au second que
l'assistance au décès se déroulera en fonction des
souhaits émis avant la perte de conscience ou de la capacité de
discernement. Il s'agira dans l'intercession non pas d'obtenir un accord ou un
compromis impliquant les différents mondes, mais simplement de
présenter le décès, de lui donner l'allure d'une mort qui
soit explicable selon les principes propres au monde des différents
acteurs en présence.
A l'hôpital, le patient meurt des suites de sa maladie,
de façon logique compte tenu de sa pathologie. Ainsi, le médecin
attend le dernier moment avant d'intervenir et procède aux injections de
façon à ce qu'un rapport direct entre l'acte et le
décès ne puisse être établi.
A domicile, le médecin procède aux injections de
telle façon que le patient meure de façon paisible et pour
éviter que son acte soit découvert. Le mourant aura au
préalable pris la précaution d'interdire toute autopsie pour des
raisons confessionnelles, afin d'entraver toute investigation approfondie. La
famille endeuillée ne retient finalement que l'aspect paisible du
mourant, qui s'est endormi au cours de son sommeil.
Dans un établissement médico-social, le
médecin peut par exemple demander au chef-infirmier de poser les
injections après son départ, toujours dans le même souci
que durant la procédure le voile ne soit pas levé sur le but
réel de l'acte. La complicité du chef-infirmier semble
nécessaire pour ne pas éveiller les soupçons de
l'équipe infirmière.
L'intercession suppose du médecin qu'il agisse sur deux
fronts, le premier est la présentation de l'acte face au tiers, le
second est d'offrir au mourant la garantie que tout se déroulera comme
prévu. « Officialiser » consiste donc
à donner au décès provoqué de façon
illégale tous les aspects d'une mort légitime et acceptable,
quels que soient les mondes en présence par l'intermédiaire des
différents acteurs impliqués.
Un autre aspect de l'intercession mérite une certaine
attention. En effet, par le fait que seul le médecin survive au projet
d'euthanasie active, qu'il soit celui qui pose l'acte mortel en lieu et place
du mourant, le met en position particulière face au patient. Il devient
en quelque sorte non seulement le seul dépositaire des souhaits du
patient mais aussi le seul vecteur de son accessibilité à la
liberté de disposer de lui-même.
Ce qui de l'extérieur semble être un plein
pouvoir, est en réalité une dette contractée dans le cadre
de la communauté d'expérience avec le mourant et dont il n'est
pas facile de s'acquitter. « C'était assez clair pour moi
qu'au cas où une demande m'était adressée par un patient
dans le cadre d'une relation médecin-malade de qualité, je
devrais y répondre. Parce que ne pas y répondre, c'était
tout simplement se défiler et je pensais que c'était pas au
moment peut-être le plus grave de la vie du patient, c'est-à-dire
sa mort, que le médecin devait s'en aller157(*). »
Contrairement à la relation thérapeutique
classique où le médecin, par la confiance, s'assure que la
conduite du patient soit conforme aux objectifs du traitement
préconisé, dans la relation singulière, c'est le mourant
qui s'assure par l'intermédiaire de la confidence et de la
communauté d'expérience que le médecin agira selon les
buts communément définis. L'intercession implique donc une forme
de relation selon les principes du don et de la dette. Le fait que le patient
s'en remette au médecin quant à la réalisation de sa
dignité, de sa liberté de disposer de lui-même, met ce
dernier dans une situation où, le moment venu, il devra s'acquitter de
son engagement, sous la forme d'un don aux yeux du mourant, l'injection
létale.
C'est ce rapport de pouvoir inversé que redoutent
certains médecins. Ils dénoncent cette forme d'assistance au
décès qui « oblige » en quelque sorte le
médecin vis-à-vis de son patient et l'expose seul face aux
risques de l'échec, de la dénonciation pénale. En parlant
de l'euthanasie active, ils parlent d'une fausse liberté de disposer de
soi, dans la mesure où elle implique l'intervention d'un tiers (une
« Fremdselbstbestimmung » en allemand) en l'occurrence le
médecin.
Ce rapport entre le médecin et le patient est
inacceptable selon ceux qui décrient l'euthanasie active, dans la mesure
où les risques ne sont pas partagés. La réciprocité
n'est donc pas effective selon eux. Toutefois, comme l'a bien montré la
réflexion menée jusqu'ici, la communauté
d'expérience, la construction d'une vision commune du monde repose sur
la confidence, et exclut tout tiers, tout intermédiaire.
La réciprocité y est d'un autre ordre et ne
semble pas devoir impliquer une équivalence directe158(*). En effet, pour que la
réciprocité fonctionne en matière d'euthanasie active, en
quelque sorte pour qu'un médecin puisse accéder au service qu'il
a lui-même offert, il faut un système où la
réciprocité n'est plus liée à la dyade
médecin-patient, mais se généralise et s'étende au
champ médical.
2.3.2. La traduction
« J'ai eu deux ou trois fois des
téléphones des médecins de district. Je comprends pas au
fond votre décision. J'ai dit, vous savez, je ne peux pas écrire
un roman, il y avait ça et ça et ça, oui c'est en ordre.
Sil n'avait pas été content, il serait allé plus haut.
Voyez j'ai fait aujourd'hui ce rapport pour cette vieille dame, c'est quatre
pages. J'essaie de faire comprendre au médecin qui doit juger si c'est
juste ou non, qu'il comprenne. Dernièrement on avait une vieille femme
de quatre-vingt-dix ans et quelque chose où la police et le
médecin ont dit c'est un petit peu pauvre comme diagnostic du
médecin traitant. (...). L'accompagnant a donné mon rapport, ah,
maintenant on comprend le pourquoi. Parce que justement elle voyait presque
plus rien, entendait mal, elle avait un trouble de la parole parce qu'elle
avait une hémiplégie. Elle avait toujours des querelles avec son
mari. Elle disait quelque chose et lui ne comprenait pas. Ça il faut
essayer de le faire comprendre.159(*) »
Dans le cadre de l'assistance au suicide telle qu'elle est
pratiquée dans le cadre d'associations comme Exit Zurich, le
médecin ne participe pas tant de la construction du sens initial du
projet thanatologique. Ce rôle qui incombe désormais à
l'accompagnant. Le rôle de médecin conseil consiste plutôt
à la constitution du dossier médical qui sera utilisé lors
de l'établissement du constat de décès et de police, ainsi
que pour le contrôle effectué par le médecin de district ou
cantonal, selon que l'acte a lieu en campagne, respectivement ville, en ce qui
concerne du moins le canton de Zurich. Le dossier du médecin conseil
remplit la fonction d'outil de contrôle. Il s'agit de pouvoir s'assurer
de la capacité de discernement du mourant et du caractère
incurable de sa maladie.
Ne participant pas activement à la signification et
à l'élaboration du projet thanatologique, le rôle du
médecin-conseil n'est plus primaire, mais secondaire. Il exerce un
certain contrôle du point de vue de l'accès du mourant au produit
létal, le pentobarbital. La traduction consiste donc à favoriser
l'accès à l'assistance au suicide au patient, de manière
à ce qu'il jouisse de conditions optimales éloignant les risques
de bavure, de manière à ce que les autorités judiciaires
et médicales ne s'y opposent pas.
La différence essentielle entre la traduction et
l'intercession est que le but final est connu de tous les acteurs. Il est par
conséquent inutile que l'acte soit masqué, par contre il est
primordial qu'il satisfasse aux principes des différents mondes en
présence, que ce soit la famille ou le corps médical en tant que
relais de l'État, organe de la santé publique. Juridiquement,
médicalement, socialement, la trajectoire du mourant doit être
rendue compréhensible pour tous les acteurs en présence, afin que
la volonté du mourant de mourir selon sa propre décision soit
acceptée. Il s'agit pour le médecin-conseil d'Exit d'objectiver
la trajectoire et la situation du mourant de telle façon que les
conditions de légitimation du suicide assisté soient
assurées.
Dans la traduction et dans l'intercession, c'est le sens que
la personne donne à son expérience morbide qui est au centre du
projet. Le médecin a un rôle secondaire d'exécutant ou de
facilitateur vis-à-vis des tiers.Il est en quelque sorte au service de
la personne. Le premier rôle est tenu par le mourant qui décide
des conditions de sa décès. La différence cependant entre
l'intercession et la traduction est que cette dernière suppose une
entente entre le mourant, le médecin, la société civile et
le monde médical, alors que la première ne poursuit pas l'entente
explicite, un compromis, mais simplement une silence tacite.
L'intercession vise l'évitement de la mise à
l'épreuve du projet thanatologique par les interlocuteurs du
médecin ; alors que la traduction ne peut pas s'en passer. En
effet, la mise à l'épreuve de la trajectoire du mourant et la
vérification que le projet de suicide s'inscrive dans le contexte
légal, sont un passage obligé. La loi est ici la forme juridique
du compromis social qui entoure la pratique de l'assistance au suicide.
Ce contrôle social établi par le biais juridique,
les médecins semblent l'admettre et s'y soumettre sans peine,
étant donné que cela leur offre une certaine
sécurité face aux poursuites pénales et qu'au final le
souhait de la personne mourante est exaucé. « Les choses
sont faites au vu et au su, il y a un certain contrôle et je comprends ce
contrôle de la société. Je n'ai pas peur d'annoncer les
choses à la justice, voilà les tenants et les aboutissants (...).
Un garde-fou, je n'ai pas peur de ce garde de fou, il ne me gêne pas,
bien au contraire. Je comprends que la société ait besoin d'un
garde-fou. Et ce garde fou c'est le contrôle externe de la
justice160(*) »
2.3.3. La négociation
A la question de la reconnaissance de l'assistance
médicale au suicide comme une activité médicale, le Dr.
Jérôme Soebel, président de l'association Exit ADMD Suisse
romande, prend une position claire : « On ne doit plus dire
que ce n'est pas une activité médicale, c'est une activité
médicale essentielle qui est laissée à la liberté
de conscience du médecin et de son patient. Et l'on doit pouvoir le
former. Ce qui n'est pas le cas. Alors maintenant c'est Exit qui fait un
travail de formation et d'information, on fait du mieux qu'on peut et on le
diffuse. Car encore une fois, on ne veut pas avoir de monopole.161(*) ». Cet extrait
montre que le médecin interrogé mène des transactions qui
visent une reconnaissance officielle de sa pratique.
Il s'agit en quelque sorte de formaliser l'assistance au
suicide, non seulement dans le champ juridique mais aussi dans le monde
médical, afin que le rapport entre le médecin et le patient soit
clairement institué, avec des tâches précises, des droits
respectifs et une sécurité minimale. Il s'agit de convenir avec
les autres acteurs sociaux de nouveaux rôles réglementés,
constitués autour d'un savoir spécifique et transmissible. La
reconnaissance recherchée est l'acceptation par l'Académie Suisse
des Sciences Médicales, (organe émetteur des directives
éthiques dans le domaine médical), de l'assistance au suicide,
afin que cette pratique puisse faire l'objet d'un débat ouvert entre
médecins.
Le même souci de reconnaissance sociale est aussi
observable dans le cadre de la promotion des soins palliatifs par la
Société Suisse de Médecine et de Soins Palliative. Au
travers du « Manifeste de Fribourg162(*) », elle posait les bases d'une
démarche de négociation entre les différents partenaires
sociaux impliqués dans le domaine de la santé publique au niveau
suisse, afin que la pratique des soins palliatifs soit promue, instituée
et organisée avec le concours des institutions fédérales,
cantonales, hospitalières et universitaires.
La particularité de la négociation est qu'elle
vise avant tout la réussite du projet thanatologique, non pas seulement
du point de vue de la réalisation des souhaits du mourant, mais surtout
du point de vue d'une modification du système de gestion sociale de la
mort. Il s'agit de travailler les conditions objectives du projet
thanatologiques, afin d'obtenir un compromis qui permette d'établir la
pratique considérée comme un nouveau mode de gestion
médicale de la mort et ce faisant de poser les bases d'une
identité médicale alternative, mais reconnue. Ce n'est pas
seulement le sens du projet thanatologique qui est soumis à discussion,
mais également son modus operandi.
Cette forme de transaction met en rapport tous les
interlocuteurs, qu'ils soient individuels, institutionnels. Vu l'environnement
multinormé dans lequel chacun des acteurs cherche à faire valoir
les principes du monde dont il participe, la négociation a une dimension
stratégique. Il s'agit de fonder la position et l'appel à la
légitimité sur des supports symboliques adéquats et sur
des procédures légitimantes susceptibles de garantir une
réussite de la transaction. C'est dans ce souci de réussite que
le Professeur Francesco Cavalli, oncologue reconnu et politicien, a
lancé son initiative parlementaire163(*). « C'est mieux si on réussit
à le régler au niveau de la loi. (...). J'ai fait mon initiative
parlementaire parce que fondamentalement, je pense que c'est l'initiative
parlementaire qui prenait mieux les concepts et les conseils qu'avait
formulés la majorité de la commission des experts - que le
Conseil Fédéral avait créé sur le problème
de l'euthanasie - et qui allait dans la direction d'une
dépénalisation de l'euthanasie active sous certaines conditions
dont une solution un peu à la hollandaise164(*) »
Les témoignages recueillis confirment que la
négociation a une visée plus offensive que les modalités
de transaction évoquées jusqu'ici, dans la mesure où elle
comporte une revendication à la légitimité de l'acte
médical. Il est intéressant de relever que cette revendication,
quelle que soit la pratique envisagée est non seulement portée
par un médecin, expert de son domaine et militant, mais également
relayée par des structures privées de nature associative.
Ainsi, pour les soins palliatifs, la SSMSP, mais aussi par la
Ligue Suisse contre le Cancer, jouent un rôle capital. La première
a un rôle plutôt politique, alors que la seconde est partenaire au
niveau de la diffusion des connaissances auprès des médecins et
des profanes, par le biais de la mise en place de formations continues pour les
médecins et la constitution d'une bibliothèque en la
matière.
Pour l'assistance au suicide, ce sont les associations
Exit-ADMD, Exit Zurich et Dignitas qui jouent un rôle important quant
à la diffusion des informations relatives à la pratique de
l'assistance au suicide. Toutes n'ont pas les mêmes lignes de conduite
pour des raisons idéologiques ou stratégiques, mais parmi leurs
fondateurs respectifs se trouvent toujours des médecins.
La négociation suppose donc qu'à défaut
de supports disponibles dans l'espace social, les médecins aient recours
à l'initiative privée et aux structures plus ouvertes de la
société civile pour faire valoir leurs prérogatives. Les
associations leur servent en quelque sorte de tremplins pour faire entendre
leurs revendications à un niveau politique en contournant en quelques
sortes le champ médical. La négociation se passe donc en dehors
du champ médical jusqu'au moment où ayant obtenu une certaine
reconnaissance, une crédibilité sociale et politique, il s'agisse
à nouveau de formaliser les rapports qu'entretiendra la nouvelle
pratique par rapport à la médecine classique.
Ce cas de figure est parfaitement illustré par le cas
de l'autodélivrance. L'autodélivrance et l'assistance au suicide
désignent une pratique identique : l'ingestion d'un cocktail
létal par le mourant pour mettre fin à ses jours. Le contexte
objectif n'est pas le même. L'autodélivrance prend racine dans un
discours visant à faire reconnaître le droit du patient à
l'autodétermination quant au choix du moment de sa mort. Le plus
souvent, avant la fondation des associations d'EXIT, les suicides
assistés médicalement se déroulaient de façon
clandestine. Le médecin, par son ordonnance, rendait l'accès aux
produits létaux possible pour le patient. Ce dernier devait se procurer
les différents médicaments auprès d'une pharmacie, faisait
lui-même le mélange létal et procédait à son
suicide à domicile, seul. Le concours du médecin traitant ne
pouvait pas être prouvé, simplement supposé.
Dans le cadre de l'assistance au suicide, en tant que service
offert par des associations, il s'agit d'un acte reconnu juridiquement,
toléré médicalement, réglementé quant
à sa procédure, soumis à un contrôle institutionnel.
La négociation menée par les associations a permis une
reconnaissance de l'acte, et ce faisant le rôle médical est
resté indispensable au contrôle, mais est devenu secondaire quant
à l'accompagnement du mourant et à l'organisation de l'acte en
lui-même.
2.3.4. La médiation
L'ultime modalité de transaction médicale
identifiée dans le cadre de cette recherche est la médiation.
Tout comme la négociation, elle est centrée sur l'obtention du
consensus entre tous les interlocuteurs. Cependant, la légitimité
de la pratique envisagée étant d'ores et déjà
acquise auprès des autorités politiques, médicales et
religieuses, l'orientation symbolique du projet thanatologique étant
fixée d'emblée, le contenu de l'accord porte plus sur
l'organisation de la prise en charge du mourant et la réalisation du
projet thanatologique. La conduite en est clairement confiée au
médecin.
Dans cette forme de transaction, l'obtention du consensus de
tous les acteurs concernant le projet thanatologique semble être une
condition de réussite. De façon évidente, le projet se
déroule d'autant mieux que tous les acteurs y adhèrent et y
trouvent une place. Donc, dans le cadre de cette forme de transaction, ce sont
les conditions dans lesquelles le consensus est obtenu qui sont importantes.
Celles-ci dépendent essentiellement du cadre dans lequel se
déroule la médiation médicale et de la
spécialité du médecin qui la mène.
En milieu hospitalier, en règle générale,
le médecin en charge du patient mène le projet thanatologique,
sauf si,à la demande du patient, le médecin de famille (ou de
confiance) représente les intérêts de celui-ci. A domicile
ou en établissement médicosocial, c'est un médecin
généraliste qui s'occupe de l'antalgie du mourant. Chaque lieu
impose ses règles.
A domicile, le médecin généraliste est
confronté aux profanes que sont les proches. Il lui revient de
vérifier que toutes les conditions soient remplies pour que le suivi
médical et les soins quotidiens au mourant puissent être accomplis
dans de bonnes conditions. Il interagit donc avec le personnel infirmier des
soins à domicile et la famille, de façon à ce qu'une
présence permanente soit assuré auprès du mourant. Il
s'agit donc organiser le tournus tout en délégant les
tâches aux profanes. Ceci implique une approche plus systémique
que proprement médicale.
En milieu institutionnel, le consensus est plutôt
recherché entre les professionnels, comme le relate un médecin
généraliste officiant dans un EMS. « Jusqu'à
présent, ça a été convenable d'avoir une rencontre
avec l'infirmière responsable de l'unité et...finalement aussi un
représentant de la direction de l'EMS, l'infirmière-cheffe
adjointe et moi et entre les trois, on doit avoir vraiment une unanimité
et on... c'est vrai que ces décisions sont des fois rapides, parce que
finalement chacun arrive déjà avec ses idées, en
connaissant le patient et puis on fait un peu le point et on décide. Il
faut être sur la même longueur d'onde, je crois que si on n'est
plusieurs fois pas d'accord, on arrête de travailler ensemble165(*). » Le
consensus est essentiel à la cohérence de la prise en charge
institutionnelle. Dans le témoignage précédant, chacun des
interlocuteurs représente en effet un pouvoir distinct, le
représentant de la direction, la mission publique de
l'établissement (autrement dit l'Etat), le médecin, le pouvoir
médical et l'infirmière-cheffe, l'entourage direct du mourant. Le
consensus obtenu entre eux garantit en quelque sorte que le compromis
impliquant les différents mondes en présence soit maintenu.
Le consensus tel qu'il peut être obtenu au sein d'un
établissement hospitalier implique dans un premier temps le
collège des médecins et dans un deuxième temps
l'équipe soignante. La présence quotidienne de celle-ci
auprès du mourant la place d'emblée en intermédiaire entre
les proches, les médecins et le mourant. Dans ce contexte, il est normal
que le consensus se fasse en considérant le bien-être
supposé du patient, dont le médecin s'assure par le compte-rendu
du corps soignant, lors des visites médicales. Les situations critiques
sont discutées de façon collective. « Là, on
est dans un exemple où on peut avoir des avis totalement divergents,
où l'infirmière peut dire, moi, je préfère qu'on
arrête ou bien moi, je crois qu'il faut continuer et puis, le docteur
peut avoir un autre avis. On essaie de faire au mieux, on essaie de faire un
consensus. Et puis, on a fait le consensus, qu'on allait lui offrir un
traitement maximal, sans respiration artificielle en se disant que si on devait
recourir encore à une respiration artificielle, on entrerait dans une
complication supplémentaire que là, ce n'était pas
raisonnable. On s'est tous mis d'accord avec cette décision. Le patient
a passé le cap, et puis, c'est bien166(*). ».
Finalement, il apparaît que l'intérêt du
patient est cependant représenté au mieux, s'il désigne
lui-même un représentant, de préférence son
médecin traitant, qui soit le dépositaire de ses souhaits,
auprès du médecin hospitalier. Un médecin psychiatre le
laisse d'ailleurs bien entendre en déclarant avoir accompagné
plusieurs de ses patients en tant que consultant. « Et à
l'hôpital, j'ai été la revoir et j'ai discuté avec
le médecin hospitalier qui était responsable et avec qui on a pu
discuter en clair. J'ai pu lui dire que selon le souhait de la patiente qu'on
ne prolonge pas, ce que l'on fait régulièrement avec les gens qui
peuvent parler, qui n'ont pas peur de le faire ».
Ce rôle d'intermédiaire suppose de la part du
médecin une bonne compréhension de la psychologie du mourant,
ainsi qu'une connaissance approfondie de la technique antalgique pour
être à même de vérifier si le programme antalgique
répond aux souhaits particuliers. « Oui, oui, j'ai aussi
fonctionné pendant sept ans comme consultant à l'hôpital,
et là ma double formation en psychiatrie et en médecine
générale, cela aide bien. On parle la langue avec les assistants
de médecine interne et on se rend mieux compte de où se trouvent
les difficultés, car on est quand même à l'extérieur
en tant que psychiatre consultant. On n'a pas de gestes à faire, le
geste c'est l'autre qui le fait. Mais on peut mettre les gens ensemble pour
leur permettre de discuter167(*). ». Au-delà de ces
compétences techniques, la particularité de ce rôle de
médiateur est que le médecin en charge du patient n'est pas
forcément celui qui pose l'acte euthanasique - en l'occurrence lorsqu'il
s'agit d'une euthanasie dite active indirecte - mais celui qui influe sur la
prise de décision.
La particularité essentielle de la transaction
médicale qu'est la médiation est qu'elle opère une
division de la responsabilité quant aux conséquences de la
décision euthanasique. Chacun des acteurs, de facto, en prend une part
de responsabilité. Une autre caractéristique non
négligeable est que le médecin n'est pas en situation de devoir
se légitimer, sa position est d'emblée forte, en tant que
médiateur et coordinateur.
En fin de compte, quelle que soit la forme de transaction
envisagée, il apparaît que chacune d'elle implique de la part du
médecin des compétences et des connaissances très pointues
- que ce soit du point de vue technique, relationnel - qu'il n'acquiert en
principe qu'après bon nombre d'années de pratique. L'à
priori selon lequel les médecins recourent à l'assistance au
décès, en particulier à l'euthanasie active, sont ceux
qui sont les plus inexpérimentés ne se vérifie pas dans le
cadre de notre enquête. Par ailleurs, en milieu hospitalier, la
hiérarchie au sein du collège des médecins est telle que
les décisions critiques n'incombent généralement pas aux
médecins assistants, mais bien au chef de clinique ou au
médecin-chef, selon la taille de l'hôpital ou de la clinique.
Cette remarque confirme l'idée que l'assistance médicale au
décès nécessite du médecin une bonne connaissance
du champ social et professionnel dans lequel il officie, car la gestion de
l'incertitude qu'implique la gestion du projet n'est pas des plus anodines.
C'est pourquoi, la suite de ce travail est consacrée aux risques
inhérents à la transaction médicale.
2.4. Les risques de la transaction médicale
Au vu du chapitre précédent, le premier risque
pour le médecin est que sa transaction échoue. Cet échec
peut avoir des conséquences multiples pour le médecin et chacune
d'entre elles constitue un risque potentiel pour lui. Cela peut vouloir dire
que son acte illégitime et illégal a été
découvert et qu'il encoure une poursuite pénale, que sa pratique
n'obtiendra pas la reconnaissance escomptée et qu'il se verra
privé du droit d'exercer sa profession, que ses interlocuteurs
rejetteront tout consensus et in fine, que même le mourant rejettera tout
accompagnement et que le projet thanatologique s'interrompra.
Pour saisir les risques de la pratique de l'assistance au
décès désignés par les médecins, il convient
de différencier le risque, défini comme la survenance
probable d'un événement inattendu et indésirable, de
l'incertitude, comprise comme le sentiment de crainte que peut
ressentir le médecin face aux conséquences probables de sa
pratique. Reste que l'incertitude, au-delà de sa dimension subjective,
peut aussi avoir une dimension objective en tant que « zone
d'incertitude » inhérente au déroulement d'un
processus, ou, au fonctionnement d'une organisation ou d'une institution.
2.4.1. Les risques
La source du risque peut être l'expertise
médicale en elle-même, en tant que conséquence possible
d'une intervention, comme dans le cas d'une lourde opération sur un
patient atteint d'un cancer de l'oesophage que décrit par un
médecin. « Il m'avait été confié pour
mettre ce qu'on appelle un tube dans l'oesophage pour entrer à travers
la tumeur et lui permettre de manger pendant quelque temps et de faire en fait
un traitement palliatif qui lui aurait de survivre pendant quelques semaines,
rarement quelques mois, mais en traitement palliatif. Mais le risque de ce type
de traitement, c'est que si ça se passe mal et que l'on n'arrive pas
à passer au travers de la tumeur, qu'on déchire le
médiastin, la personne va décéder en l'espace d'une
semaine d'une surinfection, et ce sera une médiastinite et une situation
qui va évoluer en catastrophe, de mal en pis.168(*) » Le risque
encouru par le médecin est que la situation qui devait initialement
permettre une stabilisation de l'état du patient contribue finalement
à l'aggraver, accroissant la souffrance et précipitant son
décès. L'euthanasie active discutée dans ce cas avec le
patient, vise à éviter que sa situation ne se péjore, au
cas où l'issue de l'intervention ne lui serait pas favorable.
L'expertise médicale peut aussi aboutir à une
erreur d'appréciation de la part du médecin, par manque
d'informations par exemple. L'erreur d'appréciation constitue
également un risque dans le domaine de la fin de vie. La situation
délicate où le patient a été réanimé
contre son gré et est devenu entièrement dépendant d'une
assistance respiratoire artificielle le rappelle. Selon le médecin en
question, cette situation était devenue d'autant plus complexe que,
selon lui, le retrait du moyen de survie auxiliaire sur une personne tout
à fait consciente et en capacité de discernement,
équivalait à envisager une euthanasie active169(*). Cette situation a
été très mal vécue par le médecin,
malgré finalement son issue très positive. Agir contre le choix
du patient, à savoir celui de renoncer à toute
réanimation, l'a en somme mis dans une situation d'acharnement
thérapeutique redoutée par nombre de médecins. En effet,
l'acharnement thérapeutique est très mal perçu, autant au
sein de la profession et dans les familles, qu'au niveau de l'opinion
publique.
Le risque peut aussi être lié à
l'intervention d'un tiers : la famille, le personnel soignant, les autres
médecins, les autorités judiciaires. Ils peuvent désavouer
le médecin, voire le dénoncer, s'il est considéré
comme avoir commis une faute envers la loi. Les médecins redoutent la
dénonciation pénale, même si en réalité elle
est rare. En effet, à moins que le médecin n'agisse de
façon ostensible - par exemple en prenant le risque de délivrer
une ordonnance de pentobarbital pour un patient atteint d'une maladie psychique
mais n'étant pas en situation de mort inéluctable - ou ne
commette une faute grave, il n'y a que peu de possibilités qu'un acte
illégal soit découvert, car la part d'incertitude qui entoure
l'assistance médicale au décès est importante.
2.4.2. L'incertitude
Durant les transactions qu'il mène, le médecin
tente de réduire au maximum les risques qu'il encoure pour
lui-même, minimisant ainsi les degrés d'incertitude.
« Le médecin se protège à quelque part, il y
a des médecins qui se diront, bon c'est mon devoir, c'est ma conviction,
je vais donc au-delà car je sais que c'est juste. Et il y en a beaucoup
qui sont plus timides, et on ne peut pas les critiquer, ils ne sont pas
kamikazes et ils ne veulent pas s'exploser. Ils seraient d'accord, mais ils ne
peuvent pas. Alors la loi, telle qu'elle est faite joue contre le malade, donc
il faut modifier la loi pour que les médecins qui sont prêts
à le faire philosophiquement n'aient pas peur de le
faire.170(*) ». La réduction des risques va dans
l'intérêt du patient bien sûr, mais aussi dans son propre
intérêt. Une mise en accusation pour faute grave, que ce soit au
niveau de leur fédération ou au niveau pénal, entacherait
sa réputation.
Même durant la médiation, la minimisation du
risque reste un souci, comme le décrit un médecin ayant
oeuvré comme consultant au sein des hôpitaux. « Donc
quand cela se passe bien, on a un consensus autour de la personne. Et un
consensus sincère et pas seulement sur les lèvres. Car si avec
beaucoup de persuasion, vous arrachez un oui pour une limitation de souffrance
en fin de vie à quelqu'un, de la famille, vous êtes sûr
qu'après vous avez des ennuis, donc cela doit vraiment être
quelque chose d'authentique. 171(*) » L'obtention d'un consensus et la
construction d'une entente avec la famille visent donc à réduire
l'éclatement d'un conflit susceptible de nuire à la
réputation du médecin ou de l'établissement.
Au-delà de l'incertitude que ressent subjectivement le
médecin, il y a aussi une incertitude plus objective, liée
à l'activité médicale en elle-même, dont la base
scientifique reste probabiliste. La nosologie (l'art de décrypter au
travers des symptômes le processus pathologique) et la sémiologie
(l'art de reconnaître les lésions physiologiques au travers des
symptômes) restent des composantes complexes de l'expertise clinique, de
par leur fondement probabiliste. L'agonie et le décès d'un
mourant sont imprévisibles, à fortiori en situation de
polymorbidité où il est particulièrement ardu d'identifier
de façon exacte la source des différentes douleurs, leur
intensité et leur progression.
Cette forme objective d'incertitude liée à
l'activité médicale n'est pas la seule. Il y a aussi
l'incertitude liée au contexte de la pratique de l'assistance au
décès. Le cadre légal et politique, ainsi que l'opinion
publique contribuent à modifier les conditions du projet thanatologique.
Ainsi, la légitimation de l'acte médical en fin de vie est
toujours incertaine. Le médecin, n'étant jamais vraiment
sûr de la légitimité de son acte, cherche à
élargir sa marge de manoeuvre sur le plan légal, pour se
protéger. De plus, une certaine marge d'incertitude est aussi entretenue
par le corps médical afin de réduire le risque judiciaire et de
maintenir l'identité et le statut social des médecins.
Le Professeur Francesco Cavalli dénonce de façon
véhémente la zone grise que crée le cadre légal
actuel. Selon lui, il est possible pour le médecin de faire comme bon
lui semble. La loi ne porte que sur les pratiques extrêmes, à
savoir l'assistance au suicide permise et l'euthanasie active, mais une foule
d'actes plus courants selon lui ne sont par contre pas
réglementés : « On cherche à cacher le
problème en élargissant la définition de l'assistance au
suicide. D'autre part, il y a l'euthanasie active qui est condamnée et
au milieu il y a une grisaille énorme, toutes sortes de choses se
passent dans les hôpitaux, des malades qui sont en phase
préterminale où le médecin ou l'équipe des
infirmières a l'impression qu'ils souffrent ou qu'ils ont des
symptômes que l'on ne réussit pas très bien à
contrôler, alors on commence à leur donner des calmants, des
médicaments pour les faire dormir et à la fin ils meurent, et
ça sans avoir rien demandé aux patients... ».
Ce que désigne le propos du Prof. Francesco Cavalli est
avant tout l'importance actuelle de la marge d'incertitude qui entoure
l'assistance médicale au décès et l'utilité qu'en
tirent les médecins. Cette réflexion sur les risques de la
transaction médicale nous amène au constat que la notion de
risque recouvre des réalités différentes et que
l'incertitude est à la fois négative et positive pour les
médecins. D'une part l'incertitude est autant que possible
réduite du point de vue de l'exercice du jugement médical,
d'autre part la marge d'incertitude entretenue autour de la gestion sociale de
l'assistance au décès profite aux médecins. L'incertitude
a donc deux visages et la confusion entre ses deux aspects est souvent
entretenue dans le débat sur l'euthanasie.
Ainsi, premièrement, comme Michel Foucault le montre
bien, la profession médicale recherche constamment à
accroître les « degrés de certitude »
de son expertise, en améliorant sans cesse l'analyse des
symptômes172(*).
Ce souci constant de tirer le meilleur parti des informations médicales
est présent dans ce qui est appelé la « médecine
factuelle173(*) » (ou « evidence based
medecine »). Le but poursuivi est de s'assurer que le médecin
dispose toujours des connaissances les plus récentes pour poser son
diagnostic, mais aussi que l' « effectivité » du
traitement qu'il indique soit plus grande. Cette dernière notion renvoie
non seulement à l'efficacité des mesures thérapeutiques
prescrites, mais aussi à l'optimisation de leur effet par induction d'un
comportement adéquat chez le malade, par la mise en place d'un contexte
structurel favorable. Il s'agit par le rapport de confiance d'amener le patient
à avoir une conduite qui favorise sa guérison et les effets de
son antalgie. Cette forme de médecine se traduit dans les faits par une
présence de plus en plus importante de la logique médicale dans
les différentes sphères sociales du patient, au nom de son
bien-être. Il s'agit donc d'une logique conjointe à
« la préoccupation de santé174(*) » que Pierre
Aïach identifie dans la société civile. Cette logique
conjointe produit une extension de la logique médicale dans les
différentes sphères de la vie privée et sociale des
individus, dynamique renforcée également par les mesures
d'économies au sein de la santé publique qui conduisent de plus
en plus à une externalisation des soins sous leurs formes ambulatoires
à domicile.
Deuxièmement, l'utilité de la zone d'incertitude
pour un acteur social est bien mise en évidence par la notion de
« marginal-sécant » utilisée par
Michel Crozier et Erhard Friedberg175(*). En effet, étant partie prenante dans
plusieurs mondes, le médecin semble jouer un rôle d'articulation
et d'interprétation entre les différents univers symboliques,
entre leurs logiques d'action différentes, voire opposées. De
cette position, le médecin obtient un certain pouvoir par le
contrôle qu'il exerce grâce à sa faculté de passer
d'un monde à l'autre, tout en gardant une certaine autorité au vu
de son expertise. Ainsi l'extrait suivant, d'ores et déjà
évoqué lors de la réflexion sur le choix du lieu de prise
en charge, prend tout son sens : « Le médecin entre
et sort de la famille. Il est dedans et il est dehors. Et il est clair que
c'est un espèce de continuum. Il est évident que le
médecin va s'en aller à un moment donné, car il y aura
encore une partie qui sera tout à fait privée de la famille. Mais
c'est à géométrie variable. Le médecin que je suis,
je suis assez impliqué émotionnellement avec mes patients et
leurs proches, mais j'entre et je sors de leur histoire. Il y a des limites.
Vous voyez. Et ces limites, elles vont être très souples en
fonction des besoins.176(*). » Les besoins
évoqués ne sont pas uniquement ceux du patient, mais aussi ceux
de l'expertise médicale.
Au final, derrière la question des risques de la
transaction médicale, celle question de l'identité
médicale transparaît. En effet, en minimisant les risques durant
leur transaction, en essayant de contrôler la zone d'incertitude
liée à leur pratique, les médecins tentent simplement de
stabiliser leur rôle et leur identité professionnelle dans un
contexte social, légal et politique, particulièrement mouvant. La
justification de leur pratique, menée au travers de leurs
différentes transactions a donc une visée identitaire. Le risque
majeur est en effet que l'équilibre entre leur identité
professionnelle et personnelle soit mis en jeu. C'est la raison pour laquelle
le dernier chapitre de cette seconde partie consacrée au projet
thanatologique se concentre sur l'identité médicale, sa
stabilisation ainsi que sur la façon dont elle peut transparaître
au travers des différentes pratiques d'assistance au
décès. Car l'hypothèse centrale de ce travail est que la
justification de la pratique est intimement liée au processus de
construction identitaire.
3. L'intégrité médicale à
l'épreuve de la mort
En Suisse, vivant au sein d'une société
pluraliste et libérale, le médecin exerce au sein d'un cadre
légal peu contraignant. Ceci a pour conséquence qu'il n'est pas
soumis à une seule et unique norme de conduite en matière
d'accompagnement du mourant. De plus, du point de vue moral, symbolique, voire
religieux, il n'est pas habilité à signifier l'expérience
du mourant. Toutefois, de part sa position centrale dans le réseau
institutionnel de gestion de la santé publique et de la mort, il
participe à la construction du sens de l'expérience morbide du
sujet, au travers des transactions menées dans le cadre du projet
thanatologique.
Si la présence d'une zone d'incertitude autour de la
pratique de l'assistance médicale au décès profite au
médecin, en lui laissant une telle marge de manoeuvre et de
décision qu'il peut faire usage de son libre-arbitre pour conduire le
projet thanatologique comme bon lui semble, cette liberté semble
pourtant relative au vu de l'embarras des médecins à gérer
et à côtoyer la mort. En ce qui concerne le recours médical
aux différentes pratiques euthanasiques (pris ici au sens
étymologique du terme de « mort douce et
facile »), l'exercice différencié de l'autonomie
semble dès lors une nécessité ; ce, pour deux raisons
essentielles.
Premièrement, disposer d'une marge de manoeuvre
implique de l'individu qu'il soit à même de faire usage de son
autonomie, non seulement pour poursuivre ses propres intérêts,
mais aussi pour maintenir sa capacité de mener des transactions avec les
tiers. Le médecin doit rester digne de confiance, fiable,
crédible vis-à-vis des tiers. Cela suppose donc qu'il use de son
autonomie avec une certaine intelligence de sa situation, du contexte objectif
et légal, pour maintenir sa position et son rôle stables au sein
du réseau de transaction. Son rôle doit donc rester
cohérent vis-à-vis des tiers, compréhensible et
sensé.
Deuxièmement, dans la mesure où le
médecin survit au patient, il importe qu'il soit à même de
continuer à vivre et à exister en dehors de la relation
thanatologique qui s'est établie entre eux. Autrement dit, le
médecin doit être en mesure de définir les conditions de
son propre équilibre identitaire, ainsi que les principes qui le
sous-tendent, - de la même façon que le credo est essentiel au
maintien et à la cohésion d'une équipe soignante qui est
toujours confrontée à la mort des patients sur son lieu de
travail - ce, dans le but de stabiliser sa pratique et son identité en
créant entre elles une cohérence telle qu'elles puissent s'ancrer
dans une continuité. Ainsi le médecin doit aussi rester
cohérent face à lui-même, pour maintenir la
stabilité de son identité.
La conduite du projet thanatologique implique donc de la part
du médecin une certaine intégrité. Dans le cadre de la
présente réflexion, cette dernière, contrairement à
ce qu'il en est pour le patient, n'est pas seulement liée à la
santé physique ou psychique, ni même à la probité
morale du médecin. L'intégrité peut être comprise
comme capacité du médecin à garder entière son
identité, face à lui-même, mais aussi face aux tiers. Elle
résulte d'une part de l'ajustement de l'identité professionnelle
et personnelle, d'autre part du souci du médecin de conserver la
cohérence de son rôle vis-à-vis des tiers. Il lui importe
en effet de sauvegarder sa crédibilité au niveau professionnel et
sa position au sein du réseau de santé, in extenso de gestion
sociale de la mort.
Pour faciliter l'analyse, le propos est divisé en deux
parties. La première se concentre sur l'autonomie et
l'intégrité médicales, ainsi que sur les conditions de son
exercice, respectivement de son obtention. La pratique des différentes
formes d'assistance au décès suppose du médecin qu'il
adhère à des valeurs qui ne sont pas forcément conformes
à son identité initiale. Ce qui implique qu'il soit à
même de définir lui-même les principes selon lesquels il
entend exercer son expertise et son jugement au quotidien.
La seconde partie se concentre plutôt sur la
stratégie identitaire que le médecin adopte pour stabiliser
l'équilibre identitaire qui lui convient le mieux dans sa pratique
quotidienne, en fonction de l'intégrité et de l'autonomie
subjectivement déterminées. Ainsi il s'agit de comprendre comment
le médecin construit son identité alternative et quel rapport il
établit dès lors avec son identité initiale,
respectivement avec le champ médical.
3.1. Le principe d'intégrité et l'agir
médical
A la question de savoir quel aspect de son identité est
le plus confronté dans son accompagnement du mourant, un médecin
répond : « Je ne sais pas, mais je crois qu'on ne
peut pas faire une séparation entre les deux. Je veux dire, je ne suis
pas que médecin. Je suis aussi homme 40 ans, père de famille,
etc. ... et puis il y a un côté croyant et puis un
côté médecin. Je suis une seule et même personne. En
l'occurrence, je suis un médecin qui fait ce métier, avec ce que
j'ai eu comme chance de grandir et puis, des convictions, je veux dire, c'est
pas... c'est indissociable, je ne peux pas faire une médecine de
barbares, si j'ai la prétention d'avoir une conviction religieuse. Ben
oui, c'est logique. Je ne peux pas passer devant une porte où il y a un
mourant en disant à l'assistant vous gérez la situation, parce
que de toute manière le patient est inconscient. Je ne peux pas dire
ça parce que mes convictions religieuses m'empêcheraient de le
faire, ça c'est vrai. Et puis, ce n'est pas parce que ici je ne suis ni
à la maison, ni à l'église que je peux me permettre de ne
pas en tenir compte. On est bien d'accord, c'est des choses qui vont
ensemble177(*). » Ce témoignage est
révélateur de l'équilibre que doit construire un
médecin entre ses convictions personnelles et la déontologie
qu'implique l'identité professionnelle, pour mener à bien son
expertise de fin de vie.
Dès lors, il peut être admis que
l'identité d'un médecin soit plurielle au sens où l'entend
Bernard Lahire178(*). La
recherche d'une cohérence entre la perception subjective du rôle
et sa définition objective semble être une nécessité
pour le médecin. Elle implique qu'il trouve une façon de les
articuler, sans que son intégrité ne soit atteinte ou mise en
danger par son activité professionnelle, car il semble qu'il ne puisse
pas faire totalement abstraction de l'une ou de l'autre partie de son
identité. Cette observation correspond à ce qu'explique un
praticien à propos d'une modification de sa trajectoire professionnelle,
nécessaire pour son équilibre personnel, même s'il est
revenu par la suite à son choix initial renforcé par
l'expérience acquise : « Les gens m'avaient
trouvé bizarre quand je suis revenu de la psychiatrie, je me suis dit
à ce moment que j'étais peu être encore un peu jeune pour
me lancer tout de suite là dedans. Alors ensuite j'ai fait une formation
de généraliste que l'on fait par une suite de stages successifs
dans les hôpitaux. Et en fin de formation de généraliste,
j'ai fait un volet psychiatrique avec une option possible d'y rester. Je pense
que pour faire de la psychiatrie, c'est utile d'avoir fait autre chose d'abord.
Et pour moi qui était fragile, cela m'a conforté dans mes choix.
Et c'est comme ça que je suis arrivé après à la
psychiatrie.179(*) » La confrontation à la mort
ne laisse pas indemne le médecin en cela qu'il peut être
confronté à des situations extrêmes, humainement et
psychologiquement éprouvantes, auxquelles il doit faire face sans perdre
sa capacité d'agir, d'exercer son jugement et d'émettre des
décisions, selon des principes clairs et univoques.
Dans le cadre du projet thanatologique, agir dans le sens
d'une assistance au décès est éprouvant, non seulement
émotionnellement, mais aussi moralement. En effet, la tension
générée par le choix de poser un acte en contradiction
avec la loi et le code déontologique peut générer un
conflit identitaire que le médecin résout en construisant de
façon autonome un cadre moral susceptible de soutenir son acte et de
réduire cette tension potentiellement disruptive. Ceci suppose donc que
le médecin adopte un principe, une norme dont la validité
à ces yeux dépasse celle de la déontologie. Ceci est
particulièrement visible dans le cas de l'euthanasie active où le
médecin dépasse le cadre légal en dépit des risques
encourus : « On a des situations hyperdifficiles à
gérer, on les gère pour le mieux du patient, parce qu'il nous l'a
demandé, on ne va pas se fiche nous en l'air parce que nous avons fait
quelque chose qui était de notre devoir d'humanité.180(*) »
Cette capacité à générer un cadre
autonome de réflexion et de conduite morale semble présent chez
tous les médecins interrogés, quelle que soit d'ailleurs la
pratique d'assistance au décès à laquelle ils
adhèrent. Un autre médecin l'exprime de façon très
claire lorsqu'en référence aux risques liés aux zones
d'incertitude qui entourent l'assistance au décès, il
ajoute : « mais pour moi, ce que j'essaie de faire, c'est ce
qui me semble justifiable pour moi, moralement et si possible dans le cadre
légal. Mais si cela doit dépasser parfois un peu le cadre
légal quand il s'agit de vie ou de mort, si je suis convaincu, je le
fais en mon âme et conscience.181(*) ». Au vu des différents
témoignages recueillis, il apparaît que les médecins
disposent d'une « autonomie morale » au sens
où l'entend Lawrence Kohlberg182(*).
Si le médecin définit par lui-même le
cadre éthique et moral, dans lequel il situe son acte, ce n'est pas tant
l'universalité du principe lui-même que celle de son application
qui en motive le choix. En effet, le principe sur lequel repose sa
justification doit lui permettre de résoudre les dissensions normatives
qu'implique la confrontation des différents mondes au chevet du mourant,
ainsi que d'articuler ses convictions personnelles et la déontologie
professionnelle (autrement dit les différentes dimensions de son
identité). C'est en ce sens que l'on peut dire que l'exercice du
jugement médical, dans les situations limites, repose sur la
détermination subjective d'un principe
d'intégrité, auquel le médecin attribue une
universalité (ou au moins une priorité absolue sur tout autre
ordre normatif) qui soutient la dérogation à une règle
objective, que cette dernière soit légale, professionnelle, voire
même religieuse.
Ce principe varie selon les médecins. Il peut consister
en une règle de vie religieuse, comme pour ce médecin-chef en
milieu hospitalier qui déclare ouvertement sa confession, ainsi que son
opposition à l'euthanasie active : « Je suis
protestant, pratiquant, donc j'estime que mes convictions sont celles d'un
protestant ou d'un catholique, c'est la même chose d'ailleurs, que la vie
n'est pas une finalité en soi, que la mort justifie la vie,
qu'après la mort, il y a quelque chose, qu'après la vie, il y a
quelque chose.183(*) » Toutefois, cette règle peut
aussi consister en une modalité de prise de décision à
laquelle le praticien ne déroge pas, comme dans ce témoignage
où la preuve de l'incurabilité de la maladie doit pouvoir
être établie pour que le médecin accepte de procéder
à une euthanasie active : « Donc je suis un
médecin pour la vie, la santé. L'euthanasie va être une
réponse au moment où on est dans cette impasse. Par rapport au
malade psychiatrique, c'est ma tendance - qu'est-ce que l'on pourrait encore
faire, qu'est-ce que l'on peut encore imaginer - qui prime. J'arrive pas
à me résigner que pour eux - il n'y a aucune issue, aucune
thérapeutique. Vous voyez, c'est cela la différence.184(*) ». Ce
positionnement éthique qui tient compte d'aspects plus objectifs, comme
l'incurabilité d'une maladie ou une espérance de vie qui
n'excède pas quelques semaines, est aussi perceptible auprès de
médecins soutenant l'assistance au suicide.
La détermination du principe
d'intégrité est le plus souvent antérieure à
la conduite du projet thanatologique. C'est à force d'être
confronté à la désillusion thérapeutique, que le
médecin est amené à construire une identité
alternative, donc à déterminer l'orientation symbolique de son
propre agir et la signification qu'il va donner à l'expérience
morbide du patient, pour pouvoir y résister et mieux la dépasser.
La détermination du principe d'intégrité n'est pas un
acquis définitif, elle s'initie par la confrontation
répétée à des situations limites, avec le
vécu du décès d'un proche, mais semble évoluer par
la suite avec l'expérience professionnelle. Les médecins
évoquent le fait qu'ils changent leur vision des choses en la modifiant
au fur et à mesure de leur expérience, de leur formation
continue, ou encore par la biais de lectures. Ils cherchent le plus souvent un
ancrage philosophique qui leur permette de faire face aux multiples
interrogations du mourant, de ses proches, voire des soignants, que suscite
l'expérience de la morbidité. Cette recherche les conduit
à adopter des univers symboliques alternatifs qui dépassent le
cadre habituel de la déontologie médicale.
Le témoignage d'un médecin
généraliste qui trouve des réponses dans la croyance
bouddhiste pour justifier son recours aux injections de morphine pour
réduire les signes extérieurs de l'agonie qui sont
particulièrement éprouvants pour les proches, illustre cette
affirmation. En effet, pour lui, soulager la souffrance, que ce soit celle du
mourant ou celle de la famille, prime ; même si cela veut dire qu'il
fasse quelques injections de morphine supplémentaires au mourant :
« Ce que l'on ne sait pas de façon absolue, c'est si la
personne ressent la douleur ou non. Je pars sur ce point de l'éthique
bouddhiste qui considère que l'intention de ce que l'on fait est
déterminante, pas l'acte en soi. Et lors d'une telle décision, il
faut considérer le tout, la personne concernée, la situation, la
parenté, les peurs qui sont présentes, tout ce qui est
présent à ce moment. Une décision doit être prise en
considération de tout cela. Une incertitude subsiste, mais nous devons
décider. C'est notre travail.185(*) ». L'adoption d'un univers
philosophique alternatif ne suffit pas bien souvent. Ainsi, le médecin
de cet extrait ajoute qu'il suit aussi une formation continue dans le cadre
d'un groupe Balint (ce sont des groupes de supervision que constituent les
praticiens de leur propre initiative pour partager leurs expériences et
trouver des solutions à leurs difficultés) au sein duquel il
apprend aussi l'approche systémique. L'acquisition d'outils d'expertise
relationnelle semble tout aussi importante.
Au-delà des considérations religieuses,
transparaît au travers des témoignages une position où le
rapport à la divinité est défini de façon plus
personnelle, d'une façon plus hermétique (indifféremment
du point de vue de l'Eglise) : « Je suis un humaniste et
pour moi cette divinité est mon ami, mon meilleur ami, elle m'a
donné ce qui est le plus précieux que la vie, elle m'a
donné la liberté, la liberté d'agir, la liberté de
penser et je serais prêt à en discuter du bilan de ma
vie.186(*) »
Les médecins interrogés mesurent la
solidité de leur principe d'intégrité à la
lumière de leur propre conscience. S'ils se sentent tranquilles
après avoir assisté un mourant, c'est le signe pour eux que leur
décision était équilibrée, juste, au sens de
conforme à leur intégrité. Les propos d'un médecin
qui en quelque sorte s'étonne lui-même de la tranquillité
qu'il ressent malgré la gravité de son geste, soulignent
l'importance de la solidité du principe d'intégrité pour
être en paix avec sa propre conscience :
« Probablement l'expérience de vie d'un médecin
comme moi peut faire que c'est moins traumatisant. Je ne me suis jamais senti
mal. Je n'ai jamais perdu le sommeil, même en rentrant chez moi,
après avoir pratiqué l'euthanasie. Parce que c'est tout en ordre,
c'est dans un processus, il y a une continuité, de la réflexion
et du vécu par rapport à cela.187(*) ». Le principe
d'intégrité soutient la rationalisation qu'opère le
médecin pour pouvoir gérer subjectivement son acte et la tension
disruptive que celui-ci peut provoquer.188(*)
L'exercice de l'autonomie morale suppose une distanciation du
rôle professionnel tel qu'il est initialement intériorisé
lors de la formation universitaire et hospitalière. Cette distanciation
peut être provoquée autant par une expérience-clé
(la mort d'un proche), que par la lecture de certains ouvrages comme
« Suicide mode d'emploi189(*) » ou comme « Requiem
pour la vie190(*) » qui relativisent les croyances et
les connaissances acquises tout au long de la formation.
Ce qui importe, c'est la prise de conscience que le monde
médical ne permet pas de tout expliquer. Un médecin commente sa
lecture du premier ouvrage : « Quand on lit ça,
ça nous ouvre aussi l'esprit. Car en médecine vous apprenez les
doses létales pour les éviter et là vous essayez de savoir
à partir de quand, c'est pratiquement certainement létal. Donc
cela vous fait faire une tout autre démarche intellectuelle et
affective. C'est précis ! Ah ! c'est très précis. C'est le
nombre de pilules et comment est-ce qu'il faut pour discuter avec les
médecins pour qu'il vous prescrive les médicaments,
etc.191(*) » La pratique de l'assistance au
décès implique donc pour les médecins de modifier leur
façon de percevoir leur expertise et leur évaluation. Il y a dans
le passage d'un rapport thérapeutique à une relation
thanatologique, un ajustement à faire. Il se produit pour eux une forme
de rupture épistémologique.
L'adoption d'un univers de sens alternatif ou simplement
l'adhésion à un système de valeurs peuvent être
décelables au travers des relations qu'établit le médecin
avec les tiers. C'est ce que le docteur Michael Balint appelle la
« fonction apostolique192(*) » du médecin. Bien des
médecins se gardent en effet d'imposer leur point de vue sur la question
de l'euthanasie à leur patient, mais il semble pourtant qu'il
transparaisse au travers de leur expertise. Un médecin s'étonne
du fait que ses patients perçoivent son point de vue sur l'assistance au
décès, sans que pour autant il ne se soit exprimé à
ce sujet : « Une patiente à moi a
débuté une réflexion sur le point d'Exit, elle s'est
organisée, elle s'est fait faire une ordonnance médicale
ailleurs. Mais je ne lui avais jamais dit que je ne ferais pas cette
ordonnance, elle s'est exprimée vis-à-vis du personnel soignant
comme quoi je ne le ferais pas. Cela cependant me semble problématique
de faire une ordonnance pour un patient que l'on n'a plus suivi depuis un mois
ou plus. Fait est qu'il est intéressant qu'elle ait déduit que je
ne le ferai pas ou qu'il n'était pas dans mon sens de le faire. Je ne
dis pas que je ne le ferai jamais. Je ne sais pas si un jour une situation se
présenterait, ou en toute clarté des deux côtés je
serais prêt à le faire.193(*) ». Il poursuit son témoignage
en expliquant qu'il n'a jamais été confronté à une
demande d'euthanasie directe, mais que ce n'est pas pour autant qu'il exclut
qu'il puisse y recourir un jour en désespoir de cause, même si en
l'état actuel de ses croyances, il n'arrive pas à le
justifier.
Ce phénomène d'ajustement des patients sur la
ligne de conduite de leur médecin, laisse à penser que ce dernier
tend à manifester ce qu'il est prêt ou non à faire pour son
patient, au travers des transactions qu'il mène d'ores et
déjà dans le cadre de la relation thérapeutique. Par
conséquent, de là à penser que le médecin puisse
orienter sa conduite en fonction de son principe d'intégrité afin
de prendre position vis-à-vis de son patient, il n'y a qu'un pas, que
franchit par ailleurs le docteur Balint, expliquant que, finalement,
« la fonction apostolique » permet au
médecin de rationnaliser et de justifier son positionnement
vis-à-vis des demandes que lui fait son patient.
L'intérêt de l'analyse de cet auteur est de
mettre en évidence le fait que le médecin puisse engager dans son
expertise et dans la relation qu'il noue avec son patient son propre
système de valeurs, ainsi que sa propre perception de l'identité
professionnelle, de façon à construire et à renforcer sa
perception subjective de l'identité professionnelle. En ce sens il agit
en fonction d'une identité souhaitée. L'auteur Guy Bajoit
présente un modèle intéressant de gestion
relationnelle de soi194(*) expliquant comment au travers des
échanges sociaux le sujet à la possibilité de
transformer une identité assignée, en engageant son
identité de telle façon qu'il puisse s'orienter vers
l'identité désirée, créant dés lors
une identité engagée. Cette dernière
résulte selon l'auteur d'un double besoin d'accomplissement de soi et de
reconnaissance. Son approche confirme en quelque sorte l'idée selon
laquelle le médecin produit une identité professionnelle propre
en fonction de son implication personnelle dans la relation thanatologique,
tout en menant les transactions nécessaires à la justification de
l'assistance au décès envisagée dans le cadre du projet
thanatologique. La présentation de cette idée fait l'objet de la
seconde partie de ce chapitre consacré à l'affirmation de
l'identité médicale.
3.2.
L'affirmation de l'identité médicale
Sachant que le médecin dispose d'une autonomie
morale et qu'il définit son principe d'intégrité
au fur et à mesure qu'il est confronté aux situations
limites afin de mieux pouvoir y faire face, le lien étroit entre la
façon dont il se positionne vis-à-vis des tiers et face à
lui-même a été montré. Il semble dès lors
facile de pouvoir expliquer les stratégies identitaires sous-jacentes au
processus de justification des différentes pratiques d'assistance au
décès.
Toutefois, agir de façon autonome,
indépendamment du cadre éthique et moral dominant, suppose de la
part du médecin qu'il soit en capacité de s'affranchir du monde
thérapeutique, en particulier de ses règles et de son
organisation, tout en minimisant tout risque de sanctions (pénales ou
professionnelles). Il n'est donc pas possible de faire l'économie de
l'analyse des conditions objectives que le médecin doit remplir pour
pouvoir agir en toute liberté, indépendamment des contraintes
structurelles liées à son champ d'activité, pour saisir
pleinement sa stratégie identitaire. Ensuite seulement il sera possible
de présenter selon quelles modalités le médecin construit
subjectivement son identité professionnelle et comment il se positionne
par rapport à la médecine hospitalière.
3.2.1. L'autonomie structurelle et la
centralité de position
Pour expliquer son engagement pour la reconnaissance de
l'assistance au suicide auprès des autorités médicales,
ainsi que pour la légalisation de l'euthanasie active, un médecin
dit : « Alors penser c'est bien, parler c'est une chose,
mais à un moment donné, il faut agir. Et puisque maintenant je
suis indépendant et que je ne dépends de personne, que j'ai cette
philosophie de la responsabilité individuelle, puisque j'ai cette
compétence, cette faculté particulière, je vais la mettre
au service des autres. La faculté particulière de pouvoir prendre
des responsabilités puisque je suis indépendant. Je ne
dépends de personne pour me faire vivre, de mes patients, mais je ne
dépends d'aucune institution qui va me dire vous vous taisez où
l'on vous met dehors195(*). »
Ce témoignage montre l'importance pour le
médecin de pouvoir exercer en dehors du champ hospitalier et être
indépendant de cette structure pour pouvoir accompagner son patient
d'une façon différente que le veut la doctrine médicale.
Ainsi les médecins interrogés qui exercent l'assistance au
suicide ou l'euthanasie active créent une séparation spatiale et
temporelle entre leur identité professionnelle initiale et l'
« identité désirée ». A
l'image de ce médecin-conseil auprès d'Exit, à la fois
médecin-chef en clinique et praticien en cabinet, qui évite de
divulguer son appartenance à l'association pour protéger son
identité, mais aussi son indépendance :
« C'est pourquoi, comme je vous l'ai dit, je
préfère ne pas accompagner de personnes dans ma région et
ne pas avoir à délivrer d'ordonnances. Ce n'est pas quelque chose
que j'écris à l'extérieur de mon cabinet : membre d'Exit.
C'est tellement honni. Cela se sait par ailleurs malgré tout. Je suis
sûr qu'il y a quelques douzaines de patients qui m'ont choisi, car ils
sont aussi membres d'Exit. Pas parce que je l'affiche et que je fasse de la
publicité, mais cela leur est connu et ils viennent. Ils viennent chez
moi, sachant que je suis médecin conseil, au cas où cela serait
nécessaire, ce serait pratique.196(*) ». Si ce médecin
préfère mener son activité associative de façon
discrète, un de ses pairs, également membre d'Exit, milite
ouvertement, mais après avoir remis son cabinet (donc mis un terme
à sa carrière médicale) et entamé une formation
théologique.
Il y a donc une gestion particulière de l'
« identité engagée » dans le temps
et dans l'espace. Certains médecins choisissent de s'engager de
façon différenciée au niveau du lieu de leur engagement,
d'autres opèrent cette différenciation au niveau du moment
où ils entreprennent de militer. Ainsi se profilent au travers des
témoignages divers modèles de gestion de l'identité, plus
ou moins en retrait du champ hospitalier. Ces stratégies visent à
pouvoir agir librement sans avoir à craindre de représailles ou
de critiques de la part de leurs pairs. Quatre ont été mises en
évidence. La première est de s'affilier ou de créer une
structure associative (identité d'alternation). La seconde est
d'exercer de façon totalement libérale (identité de
rupture), en dehors de toute structure reconnue (institutionnelle ou
associative). La troisième consiste à exercer en marge du champ
médical, d'une façon qui est formalisée et
tolérée déontologiquement (identité de
retournement), sans que la doctrine médicale ne soit
fondamentalement remise en question, mais simplement
réinterprétée. Finalement, la dernière consiste
à s'aligner sur la doctrine hospitalière, ancrée dans la
culture chrétienne. Il s'agit dès lors de renforcer son
identité initiale par le biais d'une carrière hospitalière
(identité de consolidation).
L'engagement du médecin prend donc différentes
formes, selon qu'il entretienne un rapport plus ou moins conflictuel avec la
doctrine médicale hospitalière, donc plus ou moins contradictoire
vis-à-vis de l'identité initiale, et selon qu'il vise une
reconnaissance institutionnelle ou, respectivement, un accomplissement de son
identité souhaitée. Les différentes modalités de
gestion de l' « identité engagée »
évoquées auparavant font l'objet du point suivant. En vue d'une
meilleure compréhension du processus de justification médicale,
il convient en effet de leur consacrer plus d'attention.
Quelle que soit la modalité de gestion de l'
« identité engagée », il
apparaît que tous les médecins interrogés partagent
certaines caractéristiques. Ils disposent tous d'au moins dix ans de
pratique médicale, dans des spécialités diverses (à
l'exception d'un assistant hospitalier interviewé pour mettre en
évidence l'impact de l'expérience sur la justification). Ils sont
soit indépendants, exerçant en cabinet, soit occupent un poste
élevé au sein de l'institution hospitalière, voire
même conjuguent les deux formes de pratique. Chacun d'eux d'une
façon ou d'une autre est impliqué associativement, soit au niveau
professionnel, soit à titre privé. En somme, leur identité
professionnelle reposent sur un réseau complexe d'appartenances
associatives, institutionnelles, parfois simultanées ou successives dans
le temps, suivant l'engagement que supposait chacune d'entre elles. D'une
façon ou d'une autre, leur trajectoire professionnelle les a conduit
à occuper des postes-clés dans les institutions de santé
publique, dans les hôpitaux publics, dans les instances politiques.
Certains sont chefs de clinique, d'autre médecins cantonaux, d'autres
consultants, d'autres ont dirigé des associations professionnelles. De
par leur position et leur trajectoire, ils ont donc occupés une position
centrale dans le réseau de santé publique, à partir de
laquelle ils ont pu mener leur divers engagement tout en jouissant d'une
crédibilité et d'une reconnaissance sociale accrue, autant de
leurs pairs que des instances étatiques.
Le prochain témoignage est très
révélateur de l'importance de cette
« centralité » pour la portée de
l'engagement médical : « j'ai un cursus tout à
fait particulier, ensuite j'ai la chance de pouvoir être
indépendant, j'ai eu la chance de pouvoir être nommé expert
fédéral, j'ai eu la chance d'être nommé
président d'une association, petit à petit les choses se
bâtissent. Puisque j'ai eu cette chance-là, et bien faisant les
choses en fonction de cette situation qui s'est créé. Je suis en
situation de pouvoir aider, améliorer ce qui peut l'être. Si j'ai
pu aider un certain nombre de personnes en fin de vie et que j'ai pu
contribué à pouvoir leur éviter des souffrances inutiles,
et que j'ai pu sensibiliser mes confrères sur cette problématique
et faire en sorte que les gens meurent moins mal, j'aurais été
utile et j'aurais été ravi d'avoir pu l'être197(*). » Ronald
Burt souligne la complémentarité de l' « autonomie
structurelle » et de la
« centralité » pour l'acquisition
subjective du pouvoir par le sujet198(*). De la première dépend le capital
social de l'individu, car l' « autonomie
structurelle » de l'individu s'étend avec le nombre de
ses appartenances (pour autant qu'elles impliquent que les contacts
établis ne soient pas redondants), de la seconde dépend
l'intensité du pouvoir du sujet. Plus il occupe une position-clé,
plus il dispose de pouvoir dans la mesure le domaine de transactions dans
lequel il est impliqué s'étend.
Les conditions objectives de l'exercice du libre arbitre
étant posées, il est possible désormais de mieux
appréhender comment le médecin gère son identité au
travers des transactions qu'il mène au quotidien dans le cadre du projet
thanatologique.
3.2.2. La gestion transactionnelle de
l'identité médicale
Si l'un des enjeux de la transaction médicale est de
définir les conditions de la dignité du mourant, la portée
qu'elle peut avoir sur l'identité du médecin est
indéniable, au vu des éléments qui
précèdent. Promouvoir une pratique et un sens alternatifs
à la déontologie médicale en ce qui concerne
l'accompagnement du mourant, pousse le médecin à remettre en
cause son positionnement vis-à-vis du patient dans le cadre de la
relation thanatologique, vis-à-vis de ses pairs au sein de l'institution
hospitalière, ainsi que face à lui-même du point de vue des
croyances et des connaissances acquises durant sa formation. Pour
rétablir une identité cohérente et stable, le
médecin va mener ses transactions en fonction de sa propre vision du
monde social et médical, de sorte qu'il puisse accéder à
l' « identité désirée ».
Cependant, cela suppose la recherche de supports de légitimité
extérieurs au champ médical sur la base desquels la construction
d'une identité alternative est justifiable. Dans une
société pluriculturelle où coexiste des plusieurs
systèmes sociaux, cela ne peut se faire sans occasionner de multiples
rapports de force entre les différents acteurs sociaux impliqués
dans l'accompagnement du mourant.
Il est possible de distinguer quatre modalités de
gestion transactionnelle de l'identité par le médecin, en
fonction de son positionnement par rapport à la doctrine et à la
déontologie médicales, selon qu'il recherche l'accomplissement de
soi ou la légitimité de ses actes, et ce, en dehors ou au sein du
champ médical. Cette typologie explique aussi les rapports de force qui
peuvent s'établir entre les différentes formes d'identité
professionnelles. Guy Badoit parle à ce propos de
« stratégie relationnelle » et
différencie quatre formes d'échanges selon que les acteurs sont
dans un rapport de coopération, de conflit, de concurrence ou de rupture
avec les tiers. Dans le cadre du présent travail, son approche est
intéressante car elle permet de mettre en lumière la façon
dont les différentes acceptions de l'identité médicale
entretiennent des rapports de force en fonction des transactions qui les
soutiennent199(*). Pour
obtenir une meilleure compréhension des différentes
stratégies identitaires, il est possible de consulter le schéma
au point quatre de ce chapitre.
L'identité de consolidation
Le médecin-chef, partisan d'un accompagnement du
mourant sans euthanasie active et sans assistance au suicide, souligne que la
concordance entre sa position personnelle, la mission publique de l'institution
hospitalière et la déontologie, contribue à le conforter
dans sa position, car toutes les trois se fondent sur le même support de
légitimité, à savoir la religion chrétienne qu'il
pratique. « Moi, je suis très à l'aise avec
ça, ça ne me pose absolument aucun problème. D'abord, j'ai
une conviction... J'ai une conviction médicale, elle est en
l'occurrence, c'est facile, la même que ce que propose la
déontologie médicale actuelle, c'est de dire, il y a des soins
palliatifs, on peut soulager avec les soins palliatifs, donc on n'a pas besoin
d'une euthanasie active. C'est la réponse officielle, un peu, du corps
médical. Moi, je partage ce point de vue, je ne vais pas à
l'encontre de ce qu'on dit. Après j'ai une conviction personnelle qui me
fait dire que je pense que le temps de la mort, la préparation à
la mort est un temps important, pour soi, pour la famille et je pense qu'on
doit pas, même dans les moments de découragement important
minimiser l'importance de ce temps qu'on a à vivre. Et cettet
opinion-là est facile à défendre, puisqu'il va dans le
même sens de l'idée que prône le corps médical que
les soins palliatifs existent et que ça suffit. Après il y a une
décision juridique qui est celle que vous connaissez que l'on n'a pas le
droit de pratiquer une euthanasie active qui va aussi dans le même sens
de ce que je pense personnellement et de ce que pense le corps
médical.200(*) »
Cette concordance entre les différents supports de son
identité lui permet donc d'agir sans avoir de raisons
particulières de douter du bien-fondé de son engagement, ce qui
se traduit dans les faits par une assurance et une autorité telles que
ses transactions se traduisent le plus souvent en décisions
institutionnelles que les autres acteurs ne peuvent pas vraiment contrer.
Pourtant cette position de domination, liée à la
conformité de la vision personnelle du médecin au cadre objectif
(légal, déontologique et religieux) de la gestion sociale de la
mort, n'exclut pas que le médecin doive consulter les tiers pour obtenir
leur adhésion au projet thanatologique. Le fait qu'il favorise
ouvertement la solution des soins palliatifs et du retrait thérapeutique
(au détriment de toute autre alternative) - tous les deux sont conformes
à l'orientation symbolique du champ d'activités
hospitalières - n'empêche pas que le succès du projet
thanatologique dépende pour l'essentiel de la cohésion de
l'équipe soignante et médicale autour d'un même credo,
ainsi que de l'acceptation par le mourant et sa famille des décisions
médicales.
Dés lors le médecin recherche la
complémentarité dans ses transactions de façon à ce
que l'intervention des différents acteurs s'inscrive dans le sens
symbolique qui oriente le projet thanatologique. Les médiations que
mène le médecin sur la base de son identité de
consolidation, ne remettent ainsi pas en cause sa position, ni la
validité de la justification de ses décisions et de ses actes. Il
peut donc conduire le projet thanatologique et coordonner le travail des
différents acteurs autour du mourant à partir d'une position
centrale, en quelque sorte formalisée, institutionnalisée.
L'identité d'alternation
A la question du pourquoi de son engagement associatif, un
médecin répond de la façon suivante :
« A partir du moment où j'ai quitté
l'hôpital, je suis devenu indépendant. En l'étant je peux
faire et dire ce que je veux, si je suis dans un hôpital, je dois suivre
la ligne de l'hôpital, le politiquement correct, sinon je vais perdre mon
poste. Cela est la liberté de l'indépendant. Ceci étant,
je me suis dit que du point de vue philosophique que l'on dit toujours, les
politiciens n'ont qu'à, il n'y a qu'à, ils ont été
élus pour cela. Non, moi je pars de la responsabilité
individuelle, nous sommes tous responsables de ce qui se passe, chacun à
notre niveau et nous sommes en charge d'améliorer ce qui peut
l'être en fonction de notre situation, de notre compétence,
d'où on est, chacun201(*). »
Ce témoignage est très significatif de la
gestion spatiale de l'identité professionnelle, car il montre comment ce
médecin s'engage auprès d'Exit après avoir exercé
durant quelques années en cabinet. Son engagement fait sens dès
lors qu'il voit en Exit une possibilité de pouvoir militer pour les
intérêts des personnes qui veulent absolument mourir avant de
tomber dans une déchéance physique ou psychosociale totale, et ce
hors du champ médical, afin de ne pas mettre sa position professionnelle
en danger. Il montre aussi le support de légitimation que constitue la
structure associative, car elle permet au médecin de militer et d'agir
au niveau des institutions politiques et institutionnelles.
Toutefois son intérêt est aussi de montrer que ce
médecin fait le choix délibéré de s'engager en
dehors du champ médical pour mieux faire valoir sa vision subjective du
droit du patient à disposer de lui-même, ainsi que celle du
médecin à l'aider dans ce sens. L'identité
d'alternation repose sur la construction d'un espace intermédiaire
entre la société civile et le champ médical,
l'association, au travers de laquelle le médecin peut non seulement
incarner l'identité professionnelle de la façon dont il la
souhaite, mais grâce à laquelle il accède aux supports
socio-juridiques nécessaires à la légitimation de sa
pratique alternative. En effet, par le biais de l'association, à titre
privé, il devient un acteur social qui peut revendiquer une certaine
position, exercer un pression médiatique et entrer en négociation
pour obtenir de la part de l'appareil judiciaire ou étatique une
légitimité, qu'il n'obtiendrait pas dans le champ
médical.
La structure associative soutient l'
« alternation202(*) » au sens où l'entendent Peter
Berger et Thomas Luckmann, c'est-à-dire une modification durable de
l'identité issue d'une socialisation secondaire, par une transformation
du discours, des normes, des procédures, en somme de l'univers
symbolique qui la soutient. L'association sert de plaque tournante pour la
diffusion d'une conception alternative du rôle et de la relation
thérapeutiques (de la position relative du patient et du
médecin), pour le partage de savoirs spécifiques, comme la
connaissance des produits létaux, de leur dosage, ou encore pour
générer un discours politique et médiatique de
façon à susciter le débat social. L'identité
d'alternation se caractérise par l'intense activité de
négociation qu'elle suppose, avec les tiers. Le médecin
entretient essentiellement des rapports conflictuels avec ses pairs et avec les
autorités médicales. La négociation vise une
reconnaissance sociale non seulement de la dignité du patient, mais
aussi d'un rôle médical en fin de vie non plus ancré sur la
centralité du médecin, mais plutôt sur celle du patient.
Cette seconde modalité de gestion de l'
« identité engagée » est
caractéristique des pratiques innovantes qui supposent une
transformation radicale de la doctrine médicale et par conséquent
une redéfinition du cadre légal, éthique.
L'identité d'alternation subsiste tant que l'activité,
l'idéologie sur lesquelles elle se fonde ne sont pas reconnues. Ainsi la
promotion des soins palliatifs est aussi passée par cette
modalité de gestion identitaire, par le biais de la mobilisation de
fonds privés et d'associations pour diffuser cette approche holistique
de la prise en charge médicale des mourants. Ceci est bien
illustré par le montre le témoignage suivant d'un médecin
qui, tout en pratiquant l'euthanasie active, a aussi milité pour
l'adoption en milieu hospitalier des soins palliatifs :
« Donc pour prescrire largement des antalgiques, c'était
déjà un combat. Ensuite pour utiliser des antalgiques par voie
orale, la solution de Prampton, du premier centre de soins palliatifs qui a
été créé à Londres, cela avait
été aussi tout un débat, à l'époque, est-ce
que c'était juste que le patient ait des opiacés sous forme
liquide dans une solution qu'il pouvait prendre à la demande, ou est-ce
que c'était donner un pouvoir extraordinaire au patient que de lui
permettre de gérer ses douleurs203(*). »
Le fait que les soins palliatifs n'aient pas été
tout de suite introduits dans les unités hospitalières, mais ont
d'abord pratiqués dans des structures privées, des associations
ou des fondations, en marges des institutions hospitalières est
significatif de ce second mode de gestion identitaire.
L'identité retournement
A la question du fondement de l'adhésion de certains
médecins à la doctrine professionnelle, un médecin
répond que « cela provient justement du serment
d'Hippocrate, de 300 ans av. J.-C. : tu ne dois jamais donner au patient
de poison. Si cela est encore valable aujourd'hui, cela est la question. On ne
doit jamais donner au patient de poison à la demande d'un tiers, de
l'État par exemple ou de la famille. Nous le faisons aussi ainsi. Mais
si on le lui donne pour respecter le patient, on peut le voir de façon
différente, ceci est à discuter. Le serment d'Hippocrate
joue-t-il un rôle important ? Non, ce ne l'est pas plus pour moi que pour
la plupart de mes collègues médecins. Je peux m'y soustraire, je
ne veux pas être le seul à me battre qui vienne et dise, que cela
ne joue aucun rôle. Je trouve que c'est mal ce que j'ai dit d'un
côté, mais il y en a d'autres qui le pensent aussi. Cela fait 2500
ans, ce n'est donc plus important. Il est tout à fait possible que le
suicide entre dans le devoir médical. Je le vois ainsi, sinon je ne le
ferai pas.204(*) »
L'identité de retournement se distingue des
deux identités précédentes sur deux points essentiels.
Premièrement, elle se différencie de l'identité de
consolidation par le fait qu'elle détourne le sens initial de la
déontologie par une interprétation alternative des principes qui
la fonde. tout en étant reconnue et en se basant sur le rôle
d'intermédiaire du médecin. Deuxièmement, elle diverge de
l'identité d'alternation en cela qu'elle ne vise pas une
reconnaissance sociale, étant donné qu'elle concerne un acte
d'ores et déjà toléré par les instances
légitimatrices du champ médical, entre autre l'Académie
suisse des sciences médicales (ASSM). De ce fait, le but n'est plus tant
d'obtenir une légitimité, mais plutôt d'exercer une
influence plus grande au sein du réseau transactionnel pour faire
aboutir le projet thanatologique du mourant, notamment, dans le cas
présent, celui de l'assistance au suicide.
Par là, l'identité de retournement permet au
médecin de se maintenir dans le champ médical, mais tout en
étant en concurrence par rapport à l'acceptation classique de son
rôle. L'identité de retournement est en quelque sorte le
résultat d'une reconnaissance partielle de la pratique et du rôle
considérés. Elle constitue avec l'identité
d'alternation une forme transitoire, mais non moins socialement
structurée de l'identité, en cela que l'activité sur
laquelle elles se basent peut à terme faire l'objet d'une
légitimation complète, éthique, légale et
déontologique.
L'identité de rupture
Pour expliquer la façon dont il évalue une
demande d'euthanasie active, un médecin s'exprime dans les termes qui
suivent : « Alors c'est dire qu'une fois que l'on a remis ce
contexte, qu'est-ce que c'est que le médecin, quel est finalement son
rôle, qu'est-ce qu'il doit au patient. une fois que l'on a mis le patient
au centre et que dans chaque situation on est prêt à
reconsidérer avec ce patient-là, à ce moment-là de
sa vie, dans son contexte de vie, quelle peut être sa demande à
mon égard et qu'est-ce que moi je peux ou non entrer en matière
et si on reste honnête, si on s'est interrogé sur ce qu'il y avait
à faire, le moment de l'acte est simple. Ce n'est pas compliqué
de rajouter quelques ampoules dans une perfusion. Et l'état
émotionnel du médecin est grave, je ne vois pas comment l'on peut
être gai dans des moments pareils, mais on peut être grave, mais
pas tourmenté205(*). »
La particularité de ce témoignage est de montrer
à quel point le médecin n'agit plus en fonction de la
déontologie dominante, encore moins en fonction d'un souci de
reconnaissance sociale, son évaluation se fait en dépit des
risques objectifs liés à une pratique illégale. Ceci est
illustré par la suite de ses propos : « Si il y a un
bon Dieu, le moment venu j'assumerai et si il n'y en a pas, et ben on ne va pas
se tourmenter pour ça. Et cela m'est égal le prix à payer.
J'aurai la même position personnelle par rapport à la justice des
hommes, si un jour je dois avoir des ennuis à cause d'un acte
d'euthanasie, je l'assumerai sans problème. C'est égal, j'irai
expliquer, les juges feront leur travail qui est de juger. Et puis
voilà, j'assumerai les conséquences. Si l'on n'est pas prêt
à assumer les conséquences de ce que l'on fait, il ne faut pas le
faire206(*). ».
Dans cette ultime figure de la gestion transactionnelle de
l'identité, il apparaît que le médecin s'oriente
exclusivement en fonction de la vision du monde communément construite
avec le mourant, de façon interpersonnelle. Il inscrit son acte dans une
réflexion interpersonnelle. L'identité de rupture se
caractérise donc par le fait qu'elle est coupée de tout support
institutionnel ou collectif de légitimation. C'est la communauté
d'expérience entre le médecin et le patient qui justifie le choix
et la décision euthanasiques. L'accomplissement de soi se déroule
indépendamment de toute instance sociale médiatrice ou
génératrice de légitimité. D'une certaine
façon, le médecin se prive volontairement de toute formalisation,
de toute institutionnalisation de sa pratique, dans le but de pouvoir agir
exclusivement en fonction du libre-arbitre du patient et selon son principe
d'intégrité personnelle, qui vont dans le même sens.
De ce fait, l'identité de rupture est dans le
cas présent un choix volontaire, stratégique, d'agir
indépendamment de tout cadre objectif, excluant donc toute transaction
légitimante. En ce sens, on peut considérer les échanges
menés par le médecin comme contradictoires, d'une part, car
l'orientation symbolique du projet explicité ne correspond pas au sens
réellement poursuivi, d'autre part, car l'acte envisagé contredit
le fondement éthique de la profession. Le médecin ne se contente
plus seulement de détourner les principes de ce dernier ou de rechercher
un compromis comme dans le cas de l'identité de retournement,
respectivement celui de l'identité d'alternation.
La gestion transactionnelle de l'identité
professionnelle ne doit pas être comprise comme une description statique.
S'agissant de stratégie identitaire, il apparaît que selon les
situations et les besoins, le médecin adopte l'une ou l'autre des
modalités. Il s'est même présenté des situations,
où le médecin adoptait l'une ou l'autre en fonction de l'espace
où il exerçait. Tout comme il est imaginable qu'au fur et
à mesure de sa trajectoire professionnelle et en fonction de
l'évolution de sa propre intégrité, le médecin
adopte tour à tour différentes stratégies identitaires,
pour finalement se stabiliser sur l'une d'entre elles.
Ce qui est important de retenir au terme de cette partie
importante du travail consacré au déroulement du projet
thanatologique et au rôle que joue le médecin au travers de ses
transactions, c'est que la justification médicale est un processus
dynamique et stratégique qui repose essentiellement sur la façon
dont le médecin détermine son principe d'intégrité
pour soutenir la confrontation répétée à la mort
des individus. Les différentes formes d'identité transactionnelle
identifiées ne se rapportent pas automatiquement ou exclusivement
à une forme d'assistance au décès. Selon
l'évolution du cadre légal, du débat social et de la
reconnaissance dont jouit la pratique considérée, le
médecin peut adopter une forme de transaction ou l'autre, par
conséquent choisir une stratégie identitaire en fonction des
interactions qu'il estime nécessaires à l'aboutissement du projet
thanatologique.
4. Schéma : la gestion transactionnelle de
l'identité professionnelle
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Accomplissement de soi
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Échanges contradictoires
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Échanges compétitifs
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Hors du champ médical
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Intercession
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Traduction
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Dans le champ médical
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Identité de rupture
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Identité de retournement
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Identité d'alternation
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Identité de consolidation
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Négociation
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Reconnaissance sociale
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La mort légitime
Expliquant le processus sociétal de
légitimation, Peter Berger et Thomas Luckmann montrent que le but
essentiel des univers symboliques fondant les institutions sociales est de
médiatiser l'expérience subjective de la mort207(*). Les processus de
légitimation et l'orientation des conduites qu'ils soutiennent servent
en effet à établir les conditions auxquelles la continuité
sociale est assurée, au-delà de la limite existentielle que
constitue la mort. L'interprétation symbolique de la mort et sa gestion
constituent donc l'un des piliers essentiels des ordres sociaux. C'est pourquoi
mourir est un processus social, soumis à des normes et à des
régulations. Il existe par conséquent un
« bien » mourir, c'est-à-dire une mort
légitime, qui satisfait aux conditions socialement admises comme
acceptables et concevables. La mort légitime est donc
tributaire des interactions des acteurs, de leurs transactions, comme
l'illustre l'extrait sousmentionné.
A la question de savoir si chaque individu de la
société meurt dans les mêmes conditions, un médecin
répond que « Non, parce que si vous avez la chance d'avoir
un médecin qui est votre ami et qui est dans votre famille, et bien si
vous êtes le petit qui n'a pas beaucoup de connaissance et qui est la
personne humble qui doit solliciter et qui ne sait pas forcément, et
bien vous n'allez forcément pas mourir de la même façon.
Non, la société est inégale. Je dis toujours à mon
fils, tout le monde est égal, mais il y en a qui sont plus égaux
que d'autres208(*) ». Ce témoignage a priori
surprenant permet de comprendre que la mort est plus ou moins légitime
selon qui elle touche et en fonction de la façon dont elle survient. Le
projet thanatologique participe donc de la production d'une « mort
légitime » et les ressources dont dispose le mourant pour
accéder selon son bon vouloir au statut de défunt ne sont
visiblement pas les mêmes.
Avant de considérer les différentes formes
légitimes de décès, identifiées par l'analyse des
transactions menées par les médecins, il convient de
considérer les conditions minimales auxquelles une mort doit satisfaire
pour être considérée comme acceptable de nos jours, dans le
contexte de l'actuelle réflexion. Il s'agit de définir une
modélisation de la mort légitime qui puisse soutenir la suite de
notre analyse, au vu des constats tirés des parties
précédentes du travail.
A la différence de Louis-Thomas Vincent qui se risque
à présenter un modèle unique de « la
philosophie du bien mourir209(*) », le propos ici n'est pas de jeter
les bases d'une mort « idéale ». Dans un
contexte social multiculturel, plurinormé où cohabitent plusieurs
acceptations de l'appartenance sociale, de la dignité humaine, il semble
en effet difficile d'admettre qu'une seule « mort
idéale » soit possible. Toutefois l'intérêt
de la schématisation de Louis-Vincent Thomas est d'opérer une
distinction entre trois niveaux de la réalité sociale de la
mort : le palier des acteurs impliqués, celui des normes et
procédures relatives à la prise en charge sociale des morts et
finalement la dimension symbolique (exprimée au travers d'un rapport
à Dieu, au droit naturel et à l'universalité). Sa
contribution est la bienvenue car elle laisse entrevoir qu'une
modélisation de la mort légitime ne se résume pas
au simple constat de l'évolution historique des pratiques liées
à la mort.
Par exemple, Hubert Doucet, dans un article consacré
aux différents modèles du « bien
mourir », présente une modélisation selon une
approche historique de la gestion sociale de la mort au Québec210(*). Une lecture critique de son
article laisse cependant entrevoir que l'argumentation a une faiblesse majeure.
D'une part, son approche historique vise non pas à différencier
les tendances, mais plutôt à établir une continuité
historique entre eux pour prétendre par la suite à
l'universalité de l'approche religieuse ; d'autre part, le contexte
religieux n'est de loin pas suffisant pour différencier les pratiques
considérées. L'approche historique servant à identifier
les différentes caractéristiques du « bien
mourir » apparaît donc comme délicate et ne sera
pas adoptée ici211(*).
Le présent travail a plutôt pour but de mettre en
lumière les critères sociaux d'une mort admise comme
légitime et de comprendre la construction interactive de ces derniers.
L'activité transactionnelle décrite au sein du projet
thanatologique n'a pas pour seul enjeu l'identité du médecin,
mais vise également la définition des conditions objectives et
intersubjectives d'un décès socialement considéré
comme acceptable. Autrement dit, l'objet de la transaction médicale, in
extenso, du projet thanatologique, reste la construction sociale du statut de
défunt à partir de l'expérience subjective du mourant.
Dès lors, il peut être admis que les diverses formes de
transactions médicales véhiculent non seulement plusieurs
acceptions de l'identité professionnelle et de la relation
thanatologique, mais aussi de la façon légitime de construire le
statut de défunt.
Tenant compte du fait que pour être admise,
l'expérience subjective du mourant doit être rendue acceptable
pour toutes les parties prenantes à sa prise en charge, en
considération des différents mondes desquels participent son
identité (le monde civique, domestique, industriel, marchand et de
l'inspiration en particulier), il apparaît évident que la
légitimité de sa mort est dépendante du succès des
transactions que mène le médecin. Dès lors, vouloir
connaître le processus de légitimation de la mort revient à
interroger les conditions dans lesquelles le projet thanatologique peut
être considéré comme ayant abouti. La finalisation du
projet peut être mesurée en fonction de la réalisation de
ses objectifs initiaux.
Au vu des acquis précédents de ce travail,
quelques-uns de ces objectifs initiaux peuvent être cités :
rétablir l'intentionnalité et la capacité d'agir du
mourant par la reconfiguration de son identité biographique et par la
reconnaissance de son appartenance. Ainsi, le patient accède au statut
de défunt pour autant qu' il soit admis qu'il ait accompli sa vie. Pour
ce faire, son passé est revisité, son identité
biographique est rétablie, pour que le mourant soit
réinséré dans une temporalité particulière,
dans un espace structuré et structurant. Cet espace n'est pas seulement
symbolique (fondé sur les principes normatifs), mais se structure
grâce à la définition d'un temps et d'un espace physique
communs à tous les acteurs. Ce, afin qu'en son sein, le discours et la
conduite des uns et des autres se coordonnent. Mais une fois l'identité
du mourant circonscrite, son temps est suspendu. En résumé, le
projet thanatologique ne vise pas uniquement à circonscrire la mort pour
mieux la médiatiser, mais aussi à restructurer l'espace
délaissé par le défunt.
Ainsi la relation thanatologique ne doit pas seulement
être comprise comme le rapport qui s'établit entre le
médecin et son patient. C'est un espace transactionnel où se
conjuguent les identités et les interventions des différents
acteurs. Si la position du médecin est centrale durant le projet
d'assistance médicale au décès, c'est que sa fonction vise
à en articuler les dimensions subjectives et objectives. Son expertise
ne consiste pas seulement à alléger les souffrances du mourant,
mais visiblement à favoriser la définition d'un monde commun
autour du mourant.
Encore une fois, il est important de souligner que la
typologie présentée n'est pas descriptive, mais se veut
explicative. Il s'agit de visualiser la dynamique sociale identifiée par
le biais de l'étude de la pratique médicale de l'assistance au
décès. Pour une meilleure compréhension des chapitres
suivants, le lecteur peut se référer au schéma
récapitulatif (au point 5. de cette troisième partie)
présentant la genèse de la mort légitime.
1. De la mort clinique à
l'humanisation de la mort légitime
Le point de départ de la réflexion sur la
justification par le praticien de sa pratique de l'assistance au
décès, en première partie de ce travail, était que
la mort clinique en tant que définition physiologique et
technicisée de la mort, n'était pas suffisante pour signifier et
socialiser l'expérience subjective du mourant.
Dans cette appréhension techniciste de
l'expérience du mourant, la mort est perçue comme un risque qu'il
faut à tout prix conjurer. L'acharnement thérapeutique est donc
perçu comme juste et justifié par les médecins.
Étant donné cette logique de la vie prolongée à
tout prix, visant à conjurer la mort
« prématurée212(*) », la temporalité dans
laquelle s'inscrit alors le médecin est celle de l'urgence :
« Donc on a peut-être une chance de gagner, bon ok on va la
mettre en respiration artificielle puis on se donne 24 h ou ça va bien
ou ça va pas bien et puis on prendra une décision. On peut
être amené à pratiquer ce genre de médecine. Mais,
il n'est jamais agréable de pratiquer dans l'urgence. Moi, je pense que
quand on sait pas, il faut faire les choses,... quand on ne sait pas prendre la
bonne décision, quand on se dit est-ce qu'on fait ou pas, je pense, mais
c'est un point de vue personnel, forcément qu'on tombe dans du
subjectif, à mon avis, c'est qu'il faut faire les choses213(*) » L'urgence
justifie la primauté de l'expertise médicale sur toute autre
perspective. La mort définie cliniquement n'est plus perçue comme
un point de non retour, comme le passage définitif du monde des vivants
au monde des mourants. Il s'agit d'une continuité d'états
physiologiques intermédiaires qui se termine par la rigidité
cadavérique, un état irréversible entérinant le
constat d'inutilité sociale de l'individu. Ainsi la temporalité
de l'urgence produit aussi l'incertitude, car n'étant fixée
à un instant précis du temps, la mort sécularisée
échappe paradoxalement à tout contrôle collectif,
symbolique.
La mort clinique appartient exclusivement au médecin.
Selon des besoins techniques de la science médicale, elle est d'ailleurs
constamment rediscutée, revisitée,
« reconceptualisée214(*) ». Effectivement, au fur et à
mesure que se développent les techniques de transplantations et de
greffes d'organes, il est nécessaire de définir l'instant
où le mourant n'est plus considéré comme un individu
viable et ne doit plus être réanimé dans le but d'une
survie. Il est pourtant maintenu « en survie » afin de
permettre l'ablation des organes encore sains. Il est important alors de
s'assurer qu'il ne puisse plus souffrir et ressentir la douleur, d'où
l'importance, entre autres, du constat de mort cérébrale (un
critère de la mort clinique).
Dans ce cas, le mourant, ses proches, se voyaient
désappropriés de leur vécu, du travail de deuil, au profit
de l'activité médicale. Cette situation a
généré non seulement une méfiance de l'opinion
publique vis-à-vis du monde médical, considéré
dès lors comme dominateur et déshumanisé, mais aussi la
hantise de la mort « prolongée215(*) », autrement
dit de l'acharnement thérapeutique. Les médecins sont
parfaitement conscients, de cet état de fait, ayant eux-mêmes
ressenti la désillusion thérapeutique et les limites de leur
expertise, comme l'illustre le témoignage suivant :
« S'il y a tout un mouvement de soins palliatifs, c'est aussi
parce que l'on a poussé dans l'autre extrême les mesures de
conservation de la vie, qu'on arrive à mettre des gens au respirateur de
telle façon que même quand la respiration s'arrête ou que le
coeur s'arrête, quand le cerveau ne fonctionne plus, on peut encore
maintenir la carcasse en vie et on peut garder des parties du corps en vie. Je
crois que l'on a aussi peur que le corps médical s'approprie des bouts
de nous216(*). »
La critique de l'acharnement thérapeutique induit la
recherche de solutions alternatives (comme celle des soins palliatifs ou le
suicide assisté) qui auront pour souci de replacer le mourant et son
humanité au centre d'un projet thanatologique et de résoudre
avant tout sa souffrance physique et morale, essentiellement par un traitement
antalgique différencié, plus personnalisé des douleurs et
des affections liées à la polymorbidité.
Comme le souligne Paul Hintermeyer, le postulat sera alors que
la mort légitime est une « mort sans souffrance217(*) », digne, du
fait qu'elle est dissociée de la douleur et des symptômes de
l'agonie. Toutefois, sa mise en oeuvre sera différente, selon la gestion
transactionnelle de l'identité adoptée par les médecins
pour résoudre la désillusion thérapeutique.
Une mort n'est donc légitime que si certaines exigences
sont remplies. La première est que les conditions auxquelles le mourant
retrouve sa dignité et son appartenance à la collectivité
sont admises socialement. La seconde est que le décès apporte une
solution à la souffrance du mourant (autrement dit à la perte
d'intentionnalité comprise comme l'anéantissement de la
maîtrise de son propre corps, donc de soi), en rétablissant sa
capacité d'agir selon des conditions préalablement
définies. La troisième est que le processus de justification qui
fonde le projet thanatologique repose sur un compromis ou un principe normatif
identifiable et reconnu. La quatrième est que l'expérience
subjective de la mort soit signifiée et signifiante pour chacun des
acteurs impliqués, en d'autres termes qu'elle s'inscrive dans un univers
symbolique. Finalement pour satisfaire à toutes les conditions
précitées, le projet thanatologique doit s'inscrire dans une
temporalité qui témoigne de l'articulation dans un espace
donné du symbolique et du vécu, laissant ainsi présager
d'une continuité sociale. Chacune des formes de la mort légitime
a ses limites qui seront aussi mises en évidence.
2. La mort
naturelle vs la mort autodélivrance
La recherche d'une alternative à l'acharnement
thérapeutique et à l'abandon du mourant en structure
hospitalière va conduire dans un premier temps à
l'émergence concomitante de deux formes de morts légitimes
radicalement opposées : la mort naturelle et la mort
autodélivrance. La première étant portée par
une vision chrétienne de la mort, la seconde par une vision
athée, plus hermétique. De leur opposition va apparaître
une première scission quant à la perception subjective qu'auront
les médecins de leur rôle dans la prise en charge du mourant.
2.1. La mort naturelle
« C'est l'époque aussi où l'on
mettait en avant les soins palliatifs. Pendant la même période
où j'étais chef de clinique, il y avait le grand
débat : est-ce qu'il faut ou non développer des structures
de soins palliatifs. Il n'y en avait pas. Les mourants mouraient dans les
services généraux, d'une manière que l'on
considérerait aujourd'hui comme totalement inacceptable, il n'y avait
pas d'accueil particulier pour les familles. Il n'y avait pas d'accompagnement
psychologique, d'aucune sorte. On commençait à contrôler
les douleurs, mais les médecins qui prescrivaient largement des
antalgiques étaient encore assez suspects.218(*) » Cet extrait
illustre parfaitement en quoi les soins palliatifs constituaient une
alternative à la mort clinique. Il s'agissait de
rétablir au sein du monde médical, la dimension humaine et
relationnelle de l'accompagnement du mourant, comme « de ne plus
avoir peur de la mort, d'éliminer toute résistance au
dévoilement de la fin de vie et du mourir, de renverser 1' «
interdit » qui entoure la mort et qui empêche de
l'appréhender de manière sereine,
« naturelle »...219(*) »
Cela signifie qu'il est nécessaire de
reconsidérer le mourant dans sa souffrance, dans son angoisse
existentielle pour mieux y remédier par un suivi psychologique.
Rétablir la capacité d'agir du mourant, c'est lui permettre de
rétablir son appartenance au monde domestique, en aménageant un
espace où la famille peut participer à l'accompagnement du
mourant, pour favoriser le processus de deuil. Le traitement institutionnel de
la douleur se base sur « une évaluation
médico-psycho-sociale et spirituelle220(*) » de la situation du mourant. Dans
cette affirmation volontaire d'une approche désormais holiste du
mourant, l'accompagnement médical est tributaire de l'intervention
d'autres professionnels, il devient pluridisciplinaire. Aux côtés
du médecin, se trouvent des psychologues, des physiothérapeutes,
des religieux, dont il s'agit de coordonner l'action au chevet du mourant.
Ainsi le médecin mène ses transactions sur le mode de la
médiation, car il recherche avant tout la complémentarité
entre les interventions et l'obtention d'un consensus par l'adhésion de
tous à un projet commun, orienté d'après le
bien-être du mourant.
Le fondement éthique de cette approche est le respect
de la vie, selon l'acception chrétienne de la dignité. La
« sollicitude » des professionnels d'unités
mobiles de soins palliatifs, vis-à-vis des mourants et de leur entourage
(les soignants et les proches), reflète, sous couvert d'une approche
clinique et uniquement professionnalisée, la charité
chrétienne dépourvue de sa dimension religieuse :
« Elle répond à une logique
« clinique », à savoir qu'on ne peut traiter avec
efficacité la douleur physique et morale qu'en étant
réceptif aux plaintes des patients. Ecouter systématiquement et
croire toujours le malade, premières conditions d'une éthique de
la sollicitude221(*) » Plus loin les auteurs
ajoutent : « La sollicitude est à la fois une
attention soucieuse et une manière de se comporter témoignant de
ce souci de l'autre.222(*) » Comme le met en évidence
Michel Castra, le mouvement des soins palliatifs, tout en le niant, est
profondément ancré dans une acception chrétienne de la
mort, du moins dans le contexte français qui est au centre de son
étude223(*). Il
note également que l'engagement des médecins dans leur promotion
des soins palliatifs dépasse de loin la seule revendication
professionnelle. Leur implication vise la diffusion de nouvelles valeurs
morales, ancrées dans une vision chrétienne modernisée de
la gestion sociale la douleur, de la souffrance et de la mort.
Il n'est donc pas fortuit que les soins palliatifs sont d'ores
et déjà cités et prônés dans l'
« Evangelium Vitae224(*) » écrit par Jean-Paul II en 1995,
pour contrer un autre courant qui est soutenu par les tenants d'une vision
athéiste de la fin de vie, qui prônent quant à eux une
mort autodélivrance.
Le paradoxe des soins palliatifs est d'opposer une mort
naturelle (ne devrait-on d'ailleurs pas dire naturalisée) à
la mort clinique. Ceci laisse à penser qu'il est laissé
libre cours au processus de mort, sans aucune intervention extérieure,
alors que la prise en charge du mourant, son traitement antalgique, supposent
toujours un environnement fortement professionnalisé et
médicalisé. La définition de la mort naturelle
repose sur celle de la qualité de vie, qui présuppose l'existence
d'un « potentiel de santé » individuel. La
mort est dite naturelle lorsque celui-ci s'épuise naturellement,
indépendamment de toute intervention humaine liée au style de vie
(mort impromptue par accident, mort prématurée
par maladie, mort annoncée par suicide ou euthanasie). Dans ce
respect de la vie humaine, les soins palliatifs, en tant qu'alternative
à l'acharnement thérapeutique, ne sont pas en contradiction avec
le retrait thérapeutique, la renonciation aux moyens auxiliaires de
survie, ainsi qu'avec la pratique de l'euthanasie active indirecte. Cette
dernière concerne le recours au traitement antalgique même si
celui-ci est susceptible d'entraîner la mort du patient.
Un témoignage met en évidence la
complexité de cette approche au quotidien : « En
fait tu décides de la façon suivante. Il y a des
médicaments qui sont absolument obligatoire pour le coeur, l'estomac ou
pour d'autres trucs. Car souvent il s'agit de personnes polymorbides.
Là, tu laisses en tout cas les médicaments qui sont là
pour le premier, le deuxième problème et les suivants. Et puis tu
essaies de régler au mieux le problème principal, la raison pour
laquelle elle est là. Et puis la raison pour laquelle elle va mourir, tu
essaies de ne pas la changer. En fait, tu as la possibilité de retirer
le médicament cardiaque, puis elle va mourir demain ou dans deux
heures.(...) Là , c'est clair, si tu enlèves le médicament
elle va mourir, mais elle va mourir à cause d'une insuffisance
cardiaque. Cela on ne peut pas le faire. C'est comme si tu enlèves
l'oxygène à quelqu'un. C'est comme si on disait au patient, que,
vu qu'il va de toute façon mourir, on peut lui prendre l'oxygène.
Et comme on t'enlève l'oxygène, tu vas mourir plus vite. Mais ce
n'est pas cela que l'on veut. On veut que la personne meure bien et qu'elle
meure du problème principal225(*) ».
La mort naturelle connaît ses limites. L'une
d'entre elle est la sédation. Elle consiste à induire un sommeil
pharmacologique dans sa forme la moins intensive, mais il est également
question de la sédation totale qui consiste à plonger le mourant
dans un coma profond jusqu'à ce que survienne son décès.
La pratique de la sédation a pour but d'éviter que le patient
soit conscient de ses souffrances agoniques lorsque son état de
morbidité aigüe est réfractaire à tout traitement sur
une longue durée. Le problème est que les produits
utilisés en sédation sont également ceux qui sont
utilisés dans le cadre de l'euthanasie active, mais selon une posologie
différente. L'idée est que même totale, la sédation
est supposée pouvoir être réversible, ce qu'il est
difficile d'établir selon les cas, dans la mesure où la
survenance du décès est toujours incertaine.
Une autre limite de la mort naturelle est que le
mourant peut devenir l'otage de l'équipe soignante ou de ses proches.
Dans la situation relatée par un des médecins interrogés,
il s'agit d'un jeune homme ayant fait une tentative de suicide avec une arme
à feu, réanimé de justesse alors que son cerveau avait
subi des dommages tels qu'il est désormais dans un état
végétatif profond depuis plusieurs années. D'un
côté la famille demandait qu'il soit procédé
à un retrait thérapeutique par arrêt de l'alimentation
artificielle, car les proches ne supportaient plus le poids psychologique
lié à la survie prolongée du jeune homme dans un
état irréversible de coma végétatif avancé.
De l'autre, le médecin traitant en charge du patient, s'y est
refusé, arguant de l'opposition de l'équipe soignante à
cette mesure. Il faut noter que l'équipe soignante était
constituée de soeurs, dans la mesure où l'institution dans
laquelle avait été placée le jeune homme était
gérée par un ordre religieux. Ce dernier exemple montre
finalement que dans les soins palliatifs, comme dans la mort clinique,
le médecin occupe une position centrale au sein du réseau de
prise en charge du mourant.
La temporalité de la mort naturelle
résulte d'un compromis entre la temporalité de l'urgence, propre
au champ médical, celle du monde domestique et celle de l'inspiration
(religieux). Il s'agit en effet de permettre que le statut du défunt
soit construit en respect du deuil familial et selon une certaine
ritualité. Du point du vue de la conduite médicale du projet
thanatologique, la mort naturelle relève donc de la
« temporalité de l'innovation
incrémentale226(*) ». Mais elle répond aussi
à une logique économique, l'approche palliative se veut plus
rationalisée, donc moins coûteuse que l'approche purement
technique. Il s'agit finalement d'un changement progressif de la prise en
charge médicale du mourant, caractérisé par une
réforme procédurale de l'espace clinique, un réagencement
des ressources, selon des valeurs non plus seulement techniques, mais aussi
relationnelles, mais sans que la centralité du médecin ne soit
pour autant altérée. Celui-ci conserve son autorité quant
à l'objectivation du cas clinique, respectivement palliatif, et la
détermination de l'orientation symbolique du projet selon la dimension
objective de la relation thanatologique.
2.2. La mort autodélivrance
La particularité de la mort
autodélivrance est qu'elle vise à s'affranchir du monde
médical, mais également de l'acceptation chrétienne de la
mort délivrance soumise à la Grâce de Dieu. Elle
est portée par des médecins qui, en réponse à
l'acharnement thérapeutique, veulent promouvoir la liberté du
patient à décider par lui-même, s'il veut ou non mettre un
terme à son existence.
Dans cette perspective, le fondement éthique repose sur
le droit civique qui assure au citoyen la liberté de disposer de son
corps et de son esprit, et sur le droit pénal qui l'autorise à se
suicider, tout comme à un tiers de l'assister au suicide, pour autant
que ce ne soit pas pour des motifs égoïstes. En pratique, cette
forme de mort légitime vise simplement à faciliter autant que
possible l'accès du patient à des produits létaux, si
possible sans que le médecin ne serve de médiateur entre le
mourant et la mort. Un médecin témoigne alors de la
simplicité de cette pratique, vu l'absence de contrôle
institutionnel : « Vous savez, par le passé,
justement, il y avait les malades qui recevaient l'ordonnance de ma part. Je
leur ai toujours dit d'aller dans deux différentes pharmacies. Personne
ne savait d'où ils avaient le médicament parce qu'ils ne disaient
pas de qui ils les avaient reçus. Ils mettaient peut-être sur la
table une petite lettre : je me suis suicidé, je ne voulais plus
vivre. Alors la police est venue, puis sortie. Je n'ai même pas eu de
téléphone. Tandis que maintenant, il y a toute la machine qui
arrive. C'est institutionnalisé. Moi je trouve que c'est bien, parce
qu'aussi la publicité qu'on fait met ces questions dans l'oreille des
médecins, du public227(*). »
La temporalité de l'innovation s'inscrit dans une
logique de progrès social ou technologique. Si la mort
autodélivrance relève de la temporalité de l'
« innovation radicale228(*) » c'est qu'elle institue une rupture
par rapport à la mort clinique et même par rapport
à la mort naturelle pour trois raisons essentielles.
Premièrement, le médecin perd sa centralité dans la
relation thanatologique, car c'est le malade qui décide du moment
opportun pour mourir. Deuxièmement le fondement éthique n'est
plus lié à la déontologie, mais au cadre sociojuridique
défini par le code pénal. Finalement, la gestion sociale de la
mort est projetée dans l'espace civil et socialement débattue,
car dépossédée de son écrin clinique.
La limite évidente de la mort autodélivrance
consiste en sa relative clandestinité, dans la mesure où
faute d'une connaissance suffisante de la posologie de certains
médicaments, le mourant procède au suicide par ses propres moyens
sans que la sécurité de son acte ne soit assurée, ni
même vérifiée par le médecin ayant
délivré l'ordonnance229(*). L'absence d'un médecin pose problème,
car lorsque l'autodélivrance échoue l'issue de la situation peut
devenir dramatique, comme le laisse entendre le témoignage critique d'un
médecin-conseil d'Exit : « Il y a eu des histoires
après que certaines personnes aient eu des sacs en plastique sur leur
tête et que, lorsque cela ne marchait pas, ils s'étaient
étouffés. Des histoires malsaines, qui reviennent toujours et qui
portent de l'ombre à Exit. Ceux de l'ancienne garde ont dit qu'il n'y
avait pas besoin des médecins, qu'il n'avait pas besoin de certificat
médical, que le patient pouvait choisir lui-même. Il voulait le
faire de façon plus ouverte, plus libérale230(*) ».
Aussi, très rapidement, les médecins favorables
à l'autodétermination du patient en fin de vie se sont
engagés politiquement par le biais des associations comme
Exit-ADMD-Suisse Romande et Dignitas plus tard, afin d'obtenir une
reconnaissance sociale de la pratique de l'assistance médicale au
suicide, non seulement auprès des autorités politiques et
judiciaires, mais aussi auprès des instances éthiques de l'ASSM
et de la FMH qui énoncent les principes déontologiques de la
profession médicale.
Dans cette perspective de légitimation auprès
des différents acteurs institutionnels de la gestion sociale de la mort,
les transactions menées par les médecins étaient des
négociations. Il s'agissait d'obtenir une reconnaissance et un consensus
suffisant pour assurer une pratique transparente de l'assistance au suicide,
sans que pour autant le droit à exercer la profession médicale
des médecins délivrant les ordonnances pour les produits
létaux ne soit mis en jeu. Le cadre sociojuridique et la faveur de
l'opinion publique ont finalement permis que la pratique de l'assistance
médicale au suicide ne soit plus clandestine, mais en contrepartie le
contrôle institutionnel des instances de santé publique et
judiciaires s'est formalisé et institutionnalisé.
3. La mort autonome
vs la mort singulière
Dans la mesure où les récentes directives de
l'ASSM231(*) laissent au
médecin le libre-choix de délivrer ou non une ordonnance pour le
pentobarbital, l'engagement de certains médecins pour une mort
autodélivrance s'est soldé par une reconnaissance tacite de
l'assistance médicale au suicide. Le fait que l'assistance
médicale au suicide soit désormais tolérée
déontologiquement, régulée judiciairement, ainsi
qu'acceptée dans l'opinion publique, a favorisé la formalisation
et l'institutionnalisation de la mort autodélivrance, mais sous
contrôle du médecin. Sa décision de délivrer
l'ordonnance pour le pentobarbital est désormais soumise au
contrôle des instances de santé publique
représentées par le médecin cantonal ou de district et le
décès du mourant fait toujours l'objet d'un constat de la police
judiciaire. La formalisation et le contrôle de la pratique de
l'autodélivrance induisent une inflexion dans la réflexion
menée ici sur la mort légitime. De la mort
autodélivrance, il faut désormais différencier la
mort autonome, la seconde constituant une variante
institutionnalisée de la première. La pratique de l'assistance au
suicide ne peut être assimilée à celle de l'euthanasie
active, non seulement parce que le sens diverge, mais elles ne procèdent
pas tout à fait de la même dynamique interactive.
3.1. La mort autonome
« Dignitas est un peu plus ouvert, mais avec des
conditions claires, par exemple que l'on ne s'adresse pas à des malades
psychiques, qu'on le fait en présence d'un médecin, pas sans
ordonnance, que seul le patient peut s'exprimer en la matière et que
seul le médecin peut évaluer232(*). » Si Dignitas a souvent
été perçue comme l'une des associations les plus dures, du
point de vue de son discours militant pour le droit à
l'autodétermination, de l'autre c'est aussi celle avec Exit-ADMD- Suisse
romande pour qui, dès le départ, l'expertise médicale
était considéré idéologiquement comme
indispensable. Le fait que l'assistance médicale au suicide se soit
formalisée, qu'elle jouisse d'une crédibilité
auprès des autorités médicales, politiques, judiciaires et
soit soumise au contrôle de l'État, résulte d'un compromis
entre le monde civique et le monde domestique. Il est reconnu
aux personnes qu'elles peuvent user de leur droit à
l'autodétermination, mais selon des conditions définies
collectivement, d'après des critères médicaux objectifs et
vérifiables et pour autant que leurs proches adhèrent au projet
thanatologique.
D'une certaine façon, l'assistance médicale au
suicide préfigure une nouvelle forme de mort légitime,
basée sur la reconnaissance sociale de l'autonomie de la personne.
L'extrait suivant met en évidence à quel point il est
nécessaire de faire preuve de son autonomie, pour voir le projet
thanatologique aboutir : « Les personnes que l'on va visiter
sont toutes de fortes personnalités dans un certain sens, qui ont
mené une réflexion, notamment aussi sur ce qu'ils veulent. Avec
elles, on ne doit pas beaucoup discuter, ce ne sont pas des décisions
d'un jour, mais par contre ils savent ce qu'ils veulent, ils l'ont toujours su.
Ce sont des personnes qui durant leur vie ont toujours su ce qu'elles
voulaient. Tout d'abord il est nécessaire de s'informer, s'annoncer,
puis porter le certificat sur soi, il faut désigner deux personnes qui
le savent. Il faut entreprendre, il faut pour le moins être actif. Il n'y
a personne qui vient et qui vous dit - Monsieur X, aimeriez-vous votre
certificat pour que vous puissiez être des nôtres ? Il est
nécessaire d'agir par soi-même. Mais de toute façon,
même dans ces cas, les proches, on le remarque acceptent la
décision, car ils ont de la personnalité et qu'ils ont
décidé eux-mêmes de leur vie233(*). »
Le fondement éthique de la mort autonome
repose sur un compromis entre le monde civique et le monde domestique.
Étant admis que l'État garantit la liberté personnelle
à l'individu, y compris son intégrité physique et
psychique, le citoyen dispose librement de son corps et de sa vie. Ce, pour
autant qu'il dispose de sa capacité de discernement. A partir du moment
où l'on admet que la société pose l'autonomie comme
condition essentielle de la dignité et de la participation sociales,
pour le mourant, le fait de décider librement du moment de son
décès afin de préserver de son vivant sa propre autonomie,
constitue un moyen légitime de poser un ultime acte attestant de son
intentionnalité, de sa capacité d'agir et de sa
dignité.
Il ne faut pas oublier que l'accès à
l'assistance au suicide suppose de l'individu qu'il dispose de son autonomie
morale et physique, car il doit faire la preuve de sa capacité de
discernement et ingurgiter par ses propres moyens le produit létal. Ces
conditions indiquent que l'autonomie est avant tout une exigence de la
société vis-à-vis de l'individu, à laquelle ce
dernier ne peut pas se soustraire même à l'orée de sa mort.
S'il veut disposer librement de lui-même, le mourant doit être en
mesure d'exercer son jugement moral sans le concours d'un tiers (donc sans
incitation), ainsi qu'en capacité physique de commettre lui-même
l'acte portant atteinte à son intégrité, de façon
à ce que la responsabilité d'un tiers (notamment du
médecin) ne soit pas impliquée.
Ainsi le moment du décès n'est pas tant le fait
du libre-arbitre du mourant, mais plutôt celui de l'exigence d'autonomie
à laquelle il est socialement soumis. Même si la décision
médicale n'occupe pas une place centrale dans la démarche
d'assistance au suicide, l'expertise médicale sert non seulement
à vérifier que l'individu soit véritablement incurable et
que son espérance de vie soit inférieure à six mois, mais
aussi à ce qu'il satisfasse à la condition de disposer de sa
capacité de discernement, autrement dit à la contrainte sociale
d'autonomie. L'assistance au suicide est donc une forme d'assistance au
décès où la présence médicale subsiste comme
moyen de contrôle, mais aussi comme intermédiaire lorsqu'il s'agit
de présenter les différentes situations aux autorités
sanitaires et judiciaires, afin que le projet thanatologique puisse aboutir.
C'est pourquoi les transactions médicales
s'opèrent sur le mode de la traduction, dans la mesure où elles
visent l'adhésion des différents acteurs au projet du mourant
d'attenter à ses propres jours, en particulier de ses proches :
« Moi, je parle toujours avec l'accompagnant, je parle aussi avec
la famille, s'ils sont là, les proches. C'est très rare qu'on
doive faire un petit peu contre la volonté de la famille. Dans la
plupart des cas la famille est toute contente, parce qu'elle dit : je vois
souffrir mon père ou je vois souffrir mon mari. Mais en tout cas, nous
on est là. C'est un réseau qui tient aussi après. Et
quelquefois, il y a des gens qui restent assez longtemps en relation avec
l'accompagnant parce qu'ils se reprochent encore d'avoir leur père qui
s'est suicidé, donc ils doivent travailler ça234(*). »
La temporalité de la mort autonome est un
compromis entre le monde civique et le monde domestique, dans
la mesure où le mourant n'accède à son ultime
liberté qu'à condition que ses proches adhèrent
également au projet thanatologique et qu'il soit apte à
l'autonomie. Dans la mesure où l'instant du décès est
fixé d'emblée, la mort autonome crée un espace
particulier où le temps et l'espace sont suspendus de façon
artificielle, sans véritable transition, car il s'agit de
déconnecter d'une certaine façon l'expérience subjective
et intersubjective de la mort des temps sociaux environnants, afin que le
mourant puisse retrouver son entière subjectivité et son
humanité avant de décéder. Ainsi le temps de la mort
autonome est une temporalité de l'immédiateté. Et
comme le montre Jean-Pierre Boutinet, cette dernière a la
particularité non seulement de suspendre le temps, mais aussi de
générer « ,d'autant plus qu'elle le combat, le
phénomène de l'attente235(*) », d'où cette impression
d'étrangeté que relevait Jean, l'homme dont l'assistance au
suicide a fait l'objet d'une émission
télévisée236(*).
La mort autonome a aussi des limites. Son paradoxe
est en effet que la contrainte d'autonomie implique que le patient soit en
capacité physique de mettre fin à ses jours, ce qui implique donc
qu'il agisse lorsqu'il est encore apte à réfléchir,
à communiquer, en toute conscience de son état. Ce, alors qu'une
euthanasie active directe lui permettrait de vivre plus longtemps avec
l'assurance que le moment venu, en accord avec son médecin, il
reçoive une dose létale. Louis-Vincent Thomas souligne simplement
que « la promesse d'un suicide assisté ou d'euthanasie
supprime l'urgence de passer à l'acte237(*) »
3.2. La mort singulière
« C'est un des points sur lesquels j'essaie
d'être clair, en disant que l'on peut pas régler ces choses par
des lois. Il y a autant d'individus, autant de médecins, autant
d'individus-patients, autant d'individus-médecins, et il y a le temps
qui passe, il y a les circonstances qui peuvent changer, et pour la même
personne. C'est pour cela que personne ne va pouvoir décider en dehors
du patient lui-même, s'il maintient sa demande, s'il la
réitère, s'il n'en parle plus, s'il ne veut maintenant plus
mourir, s'il veut mourir autrement, etc. Il faut laisser la liberté au
patient et le médecin il doit être là comme un
médiateur, comme dans tous les autres domaines de son métier,
dans cette position intermédiaire entre l'être, sa maladie, sa
mort. Car ce n'est rien d'autre que ça, la médecine238(*) »
Comme le montre cet extrait tiré du témoignage
d'un médecin pratiquant l'euthanasie active volontaire, cette
dernière consiste avant tout à la prise en considération
de la situation particulière, indépendamment du cadre
légal, de la déontologie. La perspective est ici celle d'une mort
agencée exclusivement selon le choix personnel du patient. Il n'est tenu
compte d'aucune attente sociale, ni celle d'autonomie, ni celle de
l'autodétermination. Toutes les exigences sociales et relationnelles
sont suspendues. C'est dans la relation interpersonnelle du patient à
son médecin, dans leur communauté d'expérience, que se
construit la dignité du patient.
Le cadre éthique n'est même plus celui de
l'attente sociale d'autonomie. Ce qui prime ici c'est l'expression et la
manifestation de la subjectivé de la personne, en tant que situation
singulière, d'où la dénomination de cette dernière
forme de mort légitime de mort singulière. Celle-ci ne
repose que sur une vision du monde commune au médecin et au son patient,
car elle ne peut se fonder sur un principe de légitimation lié
à un univers symbolique, dans la mesure où elle implique
justement la suspension complète de tous les mondes en dehors de celui
de la communauté d'expérience.
En comparaison avec la pratique de l'assistance au suicide,
les détracteurs de l'euthanasie active parlent d'une fausse autonomie,
car elle implique l'intervention d'un tiers, en l'occurrence le médecin
(une « Fremdselbstbestimmung »). Selon eux, il s'agit d'une
hétéronomie. Les médecins militant pour la
dépénalisation de l'euthanasie active soulignent au contraire la
centralité permanente du médecin dans les autres formes
d'assistance au décès que sont la mort naturelle, la
mort autonome, et l'inhumanité de la mort
autodélivrance, où le patient est livré à
lui-même sans aucune sécurité. Ils soulignent aussi que la
centralité du médecin est telle que celui-ci, finalement libre de
pouvoir agir à sa guise, outrepasserait les limites de son rôle en
décidant de sa propre initiative de procéder à des
sédations complètes, sans avoir au préalable tenu compte
du droit du patient à disposer de lui-même, donc sans avoir au
préalable pris le temps de s'assurer de l'adhésion du patient au
projet thanatologique.
Comme le montre l'extrait suivant, la particularité de
l'euthanasie active volontaire est qu'elle suppose que le médecin
accepte en quelque sorte d'être instrumentalisé par son
patient : « Oui, je suis un instrument de la volonté
de mon patient parce que philosophiquement je partage la même conception
et que philosophiquement parlant, si j'étais à sa place,
j'aimerais qu'on me permette cette sortie. Alors puisque que philosophiquement,
éthiquement parlant, moralement parlant, spirituellement parlant je me
trouve en phase avec cette personne et que j'ai la possibilité de
l'aider, et bien je vais l'aider, et ce serait dramatique de ne pas le
faire239(*). » Mais cette instrumentalisation
n'est pas totale, dans la mesure où pour échapper à une
condamnation pénale, le médecin intercède au nom du
patient, en rendant possible le décès de ce dernier aux
conditions souhaitées, mais non sans prendre les précautions
nécessaires pour masquer son acte.
Les a priori concernant l'euthanasie active laissent penser
que la mort singulière est une mort immédiate, sans
transition ni médiation aucune, et pourtant :
« Regardez un reportage sur la peine capitale aux
États-Unis et vous voyez comment ils donnent d'abord des barbituriques,
peut-être encore un curarisant, je ne me rappelle pas et
troisièmement du potassium qui fait que le coeur s'arrête. Des
recettes, il y en a énormément, il y en a autant que de
médecins, cela dépend de la maladie de base, cela dépend
de la solidité du citoyen en question, mais on ne va pas aller dans la
petite cuisine. Personnellement, je pense qu'il est judicieux que la mort de
quelqu'un prenne un peu de temps pour que il y ait une espèce
d'accompagnement. Ce n'est pas moi qui décide, c'est la nature qui
décide. Mais c'est de l'ordre d'une demi-heure, d'une heure, de deux
heures, quelque chose comme cela. Le processus se déroule, le patient
s'endort et son coeur va s'arrêter quoi. Mais il faut être
prêt à rester là, il faut être prêt à ce
que les proches puissent vivre la mort de leur proche240(*). » Le
médecin interrogé indique simplement que, dans le cadre de la
mort singulière, le choix du produit létal importe moins
- puisqu'il peut être défini en fonction des affections dont
souffre le mourant- que la considération du temps qu'il donne au patient
que la famille puisse s'accommoder du décès. Le médecin
choisit également les produits à administrer selon que la mort
doive apparaître comme naturelle ou volontaire, par exemple dans le cas
où la famille ne serait pas au courant de l'euthanasie active
envisagée. La temporalité du projet thanatologique est donc
construite de façon individuelle. Le décès est
préparé, mis en place, comme un événement
particulier et ultime, et ce faisant, il est créé une forme de
ritualité, selon la volonté du mourant. C'est pourquoi le temps
de la mort singulière est une temporalité composite
individuelle241(*),
en quelque sorte agendée par le sujet lui-même.
Il est vrai, que dans ce cas de figure, il peut paraître
pour le moins étrange que la mort singulière soit
considérée comme une forme de mort légitime, dans la
mesure où elle est clandestine, illégale et interdite. Mais sa
prise en considération dans le modèle présenté est
tout de même essentielle, car elle aussi résulte de la
justification médicale de l'assistance au décès et, en
tant que telle, est également un produit des processus sociaux de
légitimation.
4. Schéma : La genèse
de la mort légitime par la justification
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Expression de la subjectivité du mourant
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Mort singulière
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Mort autonome
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Euthanasie active
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Assistance au suicide
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Signification autoorientée
Hors du champ médical
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T. composite individuel
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Intercession
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Traduction
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T. de l'immédiateté
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Signification hétéroorientée
dans le champ médical
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Identité de rupture
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Identité de retournement
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Identité d'alternation
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Identité de consolidation
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T. de l'innovation radicale
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Négociation
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Médiation
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Euthanasie
active indirecte
|
T. de l'innovation incrémentale
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Suicide assisté
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Retrait thérapeutique
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Soins palliatifs
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Mort autodélivrance
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Mort
naturelle
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Subjectivation du mourant par la légitimation
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Conclusion
Au
final, suite à l'analyse des différentes acceptions de la mort
légitime, il apparaît que la justification médicale de la
pratique de l'euthanasie active et de l'assistance au suicide repose
essentiellement sur la gestion transactionnelle de l'identité
professionnelle. Grâce au principe d'intégrité
subjectivement défini, le médecin construit une cohérence
entre l'identité professionnelle qui lui est assignée et celle
qu'il désire, de façon à pouvoir affronter sans encombre
l'incertitude et les risques inhérents à la conduite, ainsi
qu'à la réalisation du projet thanatologique.
Sa position et son statut étant mis en jeu au sein du
champ médical, dans le cadre de l'entreprise de justification
inhérente au projet thanatologique, il va orienter son engagement selon
que l'identité visée suppose une rupture, un retournement, une
alternation ou une consolidation identitaire. Autrement dit, sa
stratégie identitaire dépendra essentiellement de deux axes. Le
premier constitue le choix qu'il fera de poursuivre une légitimation de
son action ou de chercher le moyen de s'accomplir. Le second est lié au
fait qu'il cherche à se maintenir dans le champ médical
institutionnel ou au contraire qu'il cherche à s'en éloigner. Le
processus de justification médicale va avoir des conséquences sur
la gestion sociale de la mort, dans la mesure où, selon que le
médecin se maintienne ou non dans le champ médical, il gardera sa
centralité au sein du projet thanatologique ou la laissera au profit de
la liberté personnelle de son patient.
Si l'on poursuit la réflexion en s'inspirant du
modèle d'action individuée présentée par
Maria Caïata242(*),
il est possible de tirer les conclusions qui suivent. Selon la forme de
mort légitime poursuivie, si la prise en charge du mourant se
maintient dans le champ d'expertise médicale, la signification du projet
thanatologique sera hétéroorientée en fonction de
la position du médecin dans le champ médical, dans le souci d'une
conformité aux attentes de la société. Cette
conformité sera plus ou moins forte selon que le médecin
revendique la légitimité de sa position ou vise la construction
de l'identité subjective du mourant.
Par contre, si sa prise en charge se déroule en dehors
du champ médical, la signification du projet thanatologique sera
autonormée selon les convictions du mourant, dans le but de
favoriser l'expression de sa singularité. Celle-ci est d'autant plus
absolue que le médecin se perçoit comme un instrument de la
volonté du patient et d'autant plus relative si le praticien poursuit
une reconnaissance sociale de l'autodétermination du patient.
Ceci explique finalement comment, en fonction de la forme
d'assistance au décès projetée, les médecins
orientent leurs patients vers des structures différentes. En effet, la
signification du projet thanatologique ne se déroulera pas la même
manière selon que le mourant est suivi à domicile, dans une
institution, dans une association, et ce, dans le domaine privé ou le
domaine public.
Les différentes identités professionnelles
entretiennent entre elles des rapports complexes de domination et
d'intégration, dans le but d'obtenir les ressources nécessaires
à pour assurer leur pérennité. Il en découle que
les les processus de légitimation génèrent une
« segmentation243(*) » du monde médical. Il est
facile de comprendre que la diversification des lieux de prise en charge des
mourants n'est pas tant le signe d'une libéralisation de l'assistance
médicale au décès, mais plutôt celui d'une
segmentation du champ médical autour de la question de l'accompagnement
du mourant. Paradoxalement cette dynamique professionnelle, contrairement aux
apparences, ne résout pas le problème du confinement social de la
mort dans certains espaces sociaux, mais le masque par la
démultiplication des lieux de prise en charge. Comme le laisse entendre
cet extrait de témoignage : « Les gens à
l'époque ont mis Rive Neuve en route, à Villeneuve, dans un
certain état d'esprit, qui est sans doute assez bon, qui a servi de
référence comme lieu de soins palliatifs. De l'autre, je trouvais
tout de même assez inapproprié que la société
évacue ses mourants cancéreux, puis plus tard sidéens
à Villeneuve ou à Aubonne. Alors que cela compliquait pour les
visites. (...) Mais l'idée, c'était toujours l'évacuation
de la mort de l'hôpital, ça c'est quelquechose d'historique
aussi244(*) »
Il paraît donc important de rappeler l'importance de
penser l'accompagnement médical du mourant non pas du point de vue des
conflits qu'entretiennent les différentes acceptions de
l'identité médicale autour de l'assistance au
décès, mais plutôt de penser à la
complémentarité des diverses approches, comme permet sans doute
de le faire le modèle de la mort légitime
présenté ici. L'enjeu n'est plus seulement de savoir si une
approche est plus éthique ou moins éthique qu'une autre, puisque
les différentes justifications reposent sur des univers symboliques
incompatibles entre lesquels il n'est parfois pas possible de trouver de
compromis, mais de savoir si l'attente sociale d'autonomie qui
transparaît même dans la gestion sociale de la mort ne pose pas un
problème de fond, celui de la responsabilité respective des
individus vis-à-vis du mourant.
En mille neuf cent soixante dix-huit, Jean Remy a
déjà mis en évidence le fait que l'injonction sociale de
l'autonomie induisait une transformation majeure dans l'exercice de la
profession médicale245(*). En effet, depuis la contractualisation de la
relation thérapeutique, la santé était devenue un bien
privatif, au lieu d'être comme jusqu'alors soumise à la gestion et
à la répartition sociale assurée par
l'intermédiaire du médecin. L'émergence de la mort
autonome et de la mort singulière montre que cette logique
d'individualisation des rapports institutionnels est toujours à l'oeuvre
et pose un problème de fond, celui de la solidarité. Car,
au-delà de l'autonomie du mourant, la question de la répartition
de la responsabilité entre le mourant, le médecin, les tiers
subsiste. Le lien social repose aussi sur une économie complexe de la
responsabilité.
Jean Remy pose comme une évidence le fait que la
revendication d'autonomie implique automatiquement un appel de l'individu
à la responsabilité personnelle246(*). Mais dans le cas de la mort
singulière en particulier ce lien automatique ne se vérifie
pas du tout. Bien au contraire, la disparition du mourant le libère de
toute responsabilité, au détriment peut-être du
médecin qui porte alors seul la responsabilité du choix. Les
diverses pratiques de l'assistance au décès interrogent donc
aussi les modalités selon lesquelles se pense et se gère la
responsabilité sociale et collective.
La singularisation du rapport au corps et à la mort
pose une autre question un peu plus politique celle-ci. En effet, pour autant
qu'il soit admis que la gestion sociale du corps naturel a toujours servi
à fonder l'immuabilité du corps social, il apparaît que la
définition de la mort légitime a toujours servi à
construire les différents systèmes de pouvoir que sont la
monarchie et la démocratie. Pour traiter cet aspect quelque peu
inattendu et pointu de la légitimité des pratiques liées
à la mort, les écrits de Georges Vigarello concernant la
« bicorporalité du Roi247(*) » sont éclairants. Le regard
historique de cet auteur montre que dans le corps du Souverain se confondait le
corps naturel et le corps politique. Dès lors le souci
(déjà médical en ce temps-là !) de prolonger
la vie du Souverain était légitime, il s'agissait de garantir en
quelque sorte l'immuabilité du corps social. La mort du Roi signifiait
effectivement la mort de l'État.
Ainsi le souci du corps n'est pas nouveau, si ce n'est
l'actuelle inversion de la proposition. Le centre de la préoccupation de
l'appareil médical n'est plus le « corps du
souverain », mais la « souveraineté du
corps », résidence du Sujet, citoyen souverain. Le corps,
espace individualisé du pouvoir démocratique et
économique, devient le centre de l'attention médicale, le lieu du
pouvoir subjectivé et individualisé qu'est l'autonomie. Il est
étonnant de constater le transfert entre le maintien obsessionnel du
corps du Roi et celui du corps du citoyen, en somme le passage d'une
société fondée sur l'unité du pouvoir en un seul
homme, à celui du pouvoir fondé sur le citoyen,
élément du pouvoir agrégé qu'est la
démocratie, chaque citoyen étant créancier d'un droit
à la santé et à une mort digne et subjectivée, et
ce en toute dignité.
La médecine de tout temps est dans l'ombre du pouvoir,
intercédant entre le corps mystique et le corps naturel, et garante de
la continuité du corps social. Mais à l'époque, elle ne
s'occupait pas de signifier la mort du Souverain, la signification de la mort
ainsi que renouvellement du corps mystique appartenaient au clergé.
C'est en cela que la médecine moderne diverge de la médecine
d'antan qui, elle, ne participait pas du sacré, mais exclusivement du
politique. Aujourd'hui elle tend à vouloir s'éloigner du
politique pour conquérir l'espace privé, intime du Sujet.
En toile de fond, il subsiste toujours le même souci de
maintenir la coïncidence du corps mystique, sociopolitique au sein du
corps naturel. Ainsi le maintien du corps traduit déjà en termes
de coïncidences des lieux, des espaces et des temporalités, le
souci de continuité de l'ordre social et de sa reproduction. En somme,
le Souverain, qu'il s'agisse de la personne du roi ou du citoyen, ne semble
jamais entièrement disposer de son corps, quelque soit les
modalités de la répartition et de la distribution du pouvoir. Si
le corps du roi était un équilibre entre le corps mystique et le
corps politique, le corps du citoyen individu est actuellement un corps
biologique avant tout, au détriment des autres corps.
La question de l'unité des corps, dans la perspective
de la continuité sociale, n'en devient que plus complexe dans une
société où le principe de répartition du pouvoir se
base sur l'autonomie et sur la négation de tout support visible du
pouvoir et de la légitimité (comme le signale Danilo
Martucelli248(*)). La
mort singulière annonce donc l'émergence d'un nouveau
souverain, ni roi, ni même citoyen, disposant librement de son corps en
tant qu'être singulier, en toute ignorance du corps mystique et existant
en dehors du corps social. Mais de quel Souverain s'agit-il? De
l'individu ?
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ANNEXES
Annexe 1
Fiche
méthodologique
Mener une recherche empirique traitant de la justification
médicale de la pratique de l'euthanasie active et de l'assistance au
suicide, comme cela était projeté au départ dans le projet
de recherche, n'a été possible que dans la mesure où
l'approche de la population d'enquête et du champ d'investigation a
été soigneusement préparée. La profession
médicale de certains points de vue fonctionne comme une corporation dont
les intérêts sont protégés selon un équilibre
complexe des forces entre les différentes associations professionnelles.
Par conséquent, traiter d'un thème aussi disruptif et
délicat que l'euthanasie suscita quelques méfiances.
En effet, dans un contexte de débat politique
très médiatisé sur la dépénalisation, voire
de légalisation de l'euthanasie active, la recherche envisagée a
suscité au sein de la profession autant de réactions positives,
que mitigées, voire même de franc rejet. Les diverses associations
médicales craignaient de voir leur image associée à la
pratique de l'euthanasie, dans un contexte politique et médiatique aussi
confus. Aussi avant même de pouvoir accéder à la
population-cible, il était indispensable d'obtenir une certaine
crédibilité, afin que les dites associations autorisent leurs
membres à participer à l'enquête. Dans ce but, la caution
de la Commission éthique de l'ASSM, ainsi que celle du médecin
cantonal de l'État de Fribourg ont été sollicitées
et obtenues, grâce au soutien précieux du Prof. Dominique
Sprumont, dont le conseil juridique quant au respect de l'anonymat des
médecins a été indispensable.
La mise en place du dispositif de collaboration a duré
six mois. Il avait cependant déjà commencé en
réalité le 1er février 2001, par la
présence du chercheur à la journée du Manifeste de
Fribourg organisée par la SSMSP (la société suisse de
soins et de médecine palliative). Cette journée a
été l'occasion d'approcher des témoins-clés de
l'évolution de l'accompagnement médical du mourant, ainsi que de
l'assistance au décès en Suisse. Les premiers contacts
étaient noués avec les personnes et les associations qui
allaient, par la suite, de janvier 2002 à juin 2002, servir de seuil
pour accéder aux médecins interrogés. Pour atteindre la
population-cible, une campagne bilingue (français-allemand) a
été mise sur pied, utilisant trois médias
différents : internet (www.palliative.ch), la presse
spécialisé (INFOkara), une campagne de lettres diffusées
par le biais de La ligue suisse contre le cancer, d'Exit-ADMD Suisse romande et
d'Exit-Suisse alémanique. Il s'agissait d'atteindre le plus de
médecins possibles ayant eu à accompagner médicalement des
mourants.
Une fois le dispositif de collaboration mis en place, il
s'agissait à présent de pouvoir procéder aux entretiens
exploratoires afin de tester la grille d'entretien, construite pour la
récolte des données. La méthodologie choisie en fonction
de l'objet d'étude, était une recherche empirique qualitative,
menée selon le modèle de l'entretien compréhensif de J. C.
Kaufmann249(*). En effet
ne pouvant présager du contenu des données recueillies,
étant donné que la question de l'euthanasie n'avait encore jamais
été abordée du point du vue des médecins, du moins
pas de manière qualitative, et encore moins en considération des
modalités intersubjectives de la prise de décision
médicale, il était nécessaire de faire usage d'un outil de
recherche assez souple pour mener l'enquête, mais permettant tout de
même une analyse pointue de contenu. Très vite il apparut que les
questions posées aux médecins devaient être aussi
réduites que possibles et très ouvertes, afin de les laisser
structurer par eux même leur témoignage et leur expérience
pour pouvoir par la suite mieux en dégager le sens, au vu de la question
de départ.
La récolte de données s'est étalée
sur une période de mai 2002 à mai 2003. En effet, elle prit plus
de temps que prévu, du fait du nombre total d'interviews menés
(23) et de l'ampleur du travail de retranscription et d'analyse. En tout, 16
médecins répondirent à la sollicitation du chercheur un
axe transversale traversant la Suisse, partant du canton de Vaud (4), passant
par Fribourg (4), puis Berne (3), puis Aarau (2), ensuite Zurich (2), pour
aboutir au Tessin (1). Parmi lesquels dix furent considérés comme
assez significatifs pour soutenir l'analyse et pour fournir les extraits
illustrant le propos du présent mémoire de licence. Les
informations relatives à cet échantillon de dix entretiens se
trouvent dans l'annexe suivant.
Cinq autres interviews ont été
réalisés avec les personnes-ressources : MM. Prof. Franz
Stiefel (pour la SSMSP), les Prof. Rudolf Ritz, Michel Vallotton (de la
commission centrale d'éthique de l'ASSM), le Dr. Jêrome Sobel pour
Exit-ADMD et le pasteur Kriesi pour Exit-Suisse alémanique. Ce, dans le
but de connaître les positions officielles des institutions quant
à la pratique de l'assistance au décès. Pour approndir les
aspects politiques de la question, un interview a été mené
à Berne en 2003 avec le Prof. Franco Cavalli. Finalement pour
élargir l'horizon de la réflexion théorique, deux
interviews ont été menés avec le Prof. Alexandre Mauron de
l'Université de Genève et avec le Dr. Georg Bosshard (membre du
groupe de chercheurs ayant mené le volet suisse de la recherche
européenne sur les décisions médicales en fin de
vie250(*)).
Ayant d'ores et déjà réalisés
treize entretiens avec des médecins ayant fait soit de l'euthanasie
active, soit de l'assistance au suicide ou soit des soins palliatifs, il
était apparu que la pratique médicale différait selon le
lieu où était pris en charge le médecin. Il devenait
indispensable de recueillir le témoignage d'un groupe témoin de
médecins, de préférence hospitaliers, n'ayant pas encore
suivi de formation spécifique en soins palliatifs et étant
opposés à l'euthanasie active, tout comme à l'assistance
au suicide. Il s'agissait en effet de valider les hypothèses
tirées de l'analyse et de mettre en évidence les
spécificités des différentes pratiques. Un problème
majeur s'est alors posé, début 2003, lorsque la FMH s'est
refusé à entrer en matière pour accorder une autorisation
pour interviewer les médecins hospitaliers, malgré l'avancement
de la recherche et l'avis favorable de l'ASSM. Les trois derniers
médecins interrogés parmi lesquels figuraient deux
médecins hospitaliers furent trouvés par la mise à
contribution du réseau privé.
Vu cette situation, la validité des données fut
alors vérifiée en fonction du degré de saturation du
contenu. Très vite, il apparut que non seulement le matériau
récolté était saturé, mais que le terrain
l'était également. En effet, parmi les médecins acceptant
des entretiens, il était apparu des personnes voulant simplement
vérifier la crédibilité du chercheur et de son approche,
ainsi que l'avancement de son étude. Dès lors il fut pris la
décision de mettre un terme à la récolte de
données, le terrain de recherche étant devenu trop
« résistant ». Les préoccupations du corps
médical était alors orienté vers le nouveau système
tarifaire Tarmed.
Au terme de l'étude, plusieurs questions restent sans
réponse. En effet, il est difficile de vérifier comment les
proches perçoivent les différentes pratiques d'assistance
médicales au décès. Il apparaît aussi un domaine
intermédiaire entre la pratique médicale hospitalière et
libérale en cabinet. Il s'agit des cliniques privées, des
institutions privées de soins palliatifs dont les médecins n'ont
pas été approchés. Pour des raisons de faisabilité
liées aux diverses activités professionnelles et familiales de
l'étudiant ayant mené cette étude, il était
impossible d'investiguer plus avant.
A notre sens, il serait intéressant de mener une
étude dans ce sens-là, on peut supposer en effet que la nature de
la relation entre le médecin et le patient, dans un clinique
privée a une dimension contractuelle particulièrement
renforcée par la nécessité que la satisfaction du client
soit assurée, avec les incidences que cela peut avoir sur la conduite
médicale du projet thanatologique.
Annexe 2
L'échantillon de
référence
|
Code
|
Pratique
|
Statut prof. et
Lieu de travail
|
Parcours professionnel
|
1
|
P2 780088
|
Euthanasie active.
|
Psychiatre
cabinet
|
Le médecin interrogé certifie de 30 ans de
carrière dans le domaine médical. Au début des
années septante il obtient son diplôme. Il suit en premier une
formation FMH pour par la suite entreprendre une formation psychiatrique. Cette
seconde formation correspond non pas à une réorientation, mais
plutôt à un retour sur une spécialisation qu'il avait dans
un premier temps privilégiée. Seulement suite à une
première expérience en psychiatrie, sa famille l'avait
trouvé "changé", fragilisé par cette expérience. Il
avait donc choisi de la remettre à plus tard, pensant que par la suite
il aurait plus d'expériences personnelles. Après avoir
officié en tant que généraliste, il exercera plus d'une
dizaine d'années à des postes liée à la
santé publique, dans diverses institutions. Durant sa pratique
libérale, il est durant près de dix ans consultant auprès
d'un hôpital en qualité de psychiatre et à titre
privé il accompagne certains patients en tant que dépositaire de
leurs souhaits de ne pas subir un acharnement thérapeutique ou de ne pas
souffrir longtemps.
|
2
|
P3 192573
|
Euthanasie active
|
Médecin spécialiste
cabinet
|
Durant ses études de médecine, le médecin
fait des stages de formation, mais il n'en parle pas trop. Il débute sa
formation en hôpital en neurochirurgie. Ensuite il passe en
anesthésie-réanimation, puis en radiothérapie, pour
ensuite faire sa spécialisation. Il explique le choix de cette branche
par rapport à son intérêt pour une branche à la fois
chirurgicale et médicale. Il s'y est décidé lors de son
stage en tant qu'anesthésiste aux urgences. Après une vingtaine
d'année de pratique hospitalière, il décide dans les
années quatre vingt, d'ouvrir son cabinet et d'exercer en tant
qu'indépendant.
|
3
|
P4 249192
|
Euthanasie active
|
Médecin spécialiste
cabinet
|
Le médecin interrogé a une longue
expérience hospitalière. Elle consiste en des stages en cours
d'études, puis à aux veilles en hôpital. Il débute
ensuite une longue formation et pratique en médecine interne. Ayant
exercé comme interniste puis gravi les échelons jusqu'à
devenir médecin-chef. Il décide finalement de se mettre à
son propre compte en tant que médecin de famille dans les années
quatre-vingts. Excluant toute pratique d'euthanasie active dans le cadre
hospitalier, le médecin confronté à la
réalité des patients qu'il suit en cabinet décide
finalement de procéder à des euthanasies actives en un peu plus
de vingt ans de pratique libérale, il déclare avoir
assisté 12 personnes de façon active. Il faut noter que le
médecin s'est personnellement beaucoup engagé pour
défendre la création en milieu hospitalier d'unités de
soins palliatifs.
|
4
|
P5 220802
|
Assistance au suicide
|
Médecin chef cabinet et hôpital
|
Le médecin interrogé à environ 15 ans de
pratique médicale derrière lui, dont 7 ans en hôpital, dont
2 ans psychiatrie et en autre de la médecine interne, et 9 ans en
cabinet. De part son statut, il est responsable d'une unité de soins en
médecine interne, a simultanément un cabinet et pratique aussi en
tant que médecin conseil auprès d'établissements
médico-sociaux pour personnes âgées et au auprès
d'Exit. Il a été tout au long de son parcours confronté de
temps à autre à des situation d'accompagnement au
décès, dans des contextes différents et selon des
possibilités techniques et des référentiels normatifs
différents
|
5
|
P6 947129
|
Assistance au suicide
|
Généraliste
retraité
|
Le médecin interrogé a exercé sa
profession durant près de 40 ans. D'abord en tant que phtisiologue puis
en tant que pneumologue, lorsqu'un moyen de guérir la tuberculose a
été découvert. Dès les années 50, il a
entrepris une reconversion progressive, devenant tour à tour interniste
puis médecin chef en clinique. Finalement dans les années 70, il
ouvre son cabinet et exerce durant une vingtaine d'année avant de le
remettre.
Dans les années 90, il est une première fois
confronté à Exit, mais il ne s'y engagera officiellement qu'ayant
remis son cabinet. Avant de s'y engager, il a suivi une formation
théologique durant laquelle il a abandonné son engagement
auprès d'Exit pour le reprendre après.
|
6
|
P7 267418
|
Groupe témoin
|
Généraliste cabinet
|
Le médecin exerce depuis une vingtaine d'années
dont au moins dix ans en cabinet. Il n'a pas été souvent
confronté à la mort que ce soit durant les stages hospitaliers
(où elle avait affaire à des morts naturelles de personnes
âgées), qu'il n'a pas évoqué par ailleurs durant
l'entretien ou en cabinet (5 patients par an environ). Il rapporte que souvent
des patients meurent alors que l'on ne s'y attend pas et qu'il n'est pas
averti. La première expérience véritable où il a
accompagné véritablement un patient de bout en bout,
jusqu'à son décès, est une expérience
récente et unique. Dans le cadre hospitalier ce n'était pas la
même chose.
|
7
|
P8 090802
|
Soins palliatifs
|
Généraliste cabinet/home
|
Le médecin interrogé est installé en tant
que généraliste dans un cabinet de campagne depuis 20 ans. La
gériatrie prend de plus en plus de place dans son travail. Il constate
une augmentation de l'âge de ses patients. La part de ses patients
âgés est de plus en plus importante. Avec le temps il a suivi une
formation en approche systémique et déclare que depuis qu'il a
adopté la religion bouddhiste, il arrive mieux à affronter les
questions de ses patients relatives à la mort
|
8
|
P9 050902
|
Soins palliatifs
|
Généraliste cabinet/home
|
Le médecin interrogé a son cabinet depuis 2 ans.
Il a exercé auparavant durant 15 ans. Il a fait 5 ans de stage dans
différents hôpitaux, 3 ans médecine, 2 ans en chirurgie
orthopédique, 1 année de réhabilitation cardiovasculaire,
4 ans à l'étranger et 15 mois de psychiatrie ambulatoire avant de
faire une stade de 6 mois chez un médecin praticien.
Il suit une trentaine de patients. Il suit une formation
continue en soins palliatifs et sinon il participe aussi à des groupes
de qualité pour médecins généralistes, qui sont
pour lui des lieux d'échanges privilégiés. Durant
l'année, il est amené à déclarer une dizaine de
décès dans la pratique privée. Il a déjà
participé un peu aux soins de fin de vie d'un de ses patients.
|
9
|
P10 269386
|
Groupe témoin
|
Assistant
hôpital
|
Durant son parcours médical le médecin a
été confronté à 5 patients en fin de vie, dont deux
qu'il a suivi de façon plus étroite et deux décès.
Il n'a jamais vu quelqu'un mourir. Il explique qu'en ce qui concerne la prise
de décision et l'expérience pratique dans le domaine de
l'accompagnement des mourants sont expériences peut dès lors
être considérée comme nulle.
En terme de parcours hospitalier, il a déjà
accumulé de l'expérience dans des domaines aussi
différents que la gynécologie, la pédiatrie, la
dermatologie, l'ophtalmologie, la médecine interne, notamment dans le
cadre de ses stages de formation. C'est essentiellement en médecine
interne et une personne en chirurgie qu'il a été confronté
à des personnes mourantes.
|
10
|
P11 169632
|
Groupe témoin
|
Médecin chef
hôpital
|
Le médecin interrogé a travaillé durant
10 ans dans un hôpital universitaire où il fait tous les services
(urgence, soins intensifs, pneumologie, cardiologie, réadaptation, mais
il n'a pas travaillé dans une unité de soins palliatifs. Par
contre il a bénéficié des consultations offertes par les
spécialistes de la médecine palliative.
Il est médecin-chef depuis près de cinq ans. Le
médecin dit ne pas avoir été confronté à une
expérience de décès clé, qui aurait changé
sa façon de percevoir les choses. Il explique par contre que sa
confrontation à une personne religieuse défendant le droit d'un
patient mobile (donc en grande partie autonome) à accéder aux
services d'Exit dans l'établissement hospitalier qu'il dirige. Ayant
discuté avec le patient, il s'est avéré que la patient a
renoncé à Exit. Cette confrontation médicale à une
personne qui se disputait pour une autre qui n'était même pas
convaincue de son recours à une assistance au suicide a motivé
une prise de position de l'institution hospitalière contre la pratique
de l'assistance au suicide dans son enceinte.
Le médecin s'est ancré dans une pratique
hospitalière de la médecine, qu'il privilégie à une
pratique en cabinet où il a l'impression d'agir sans filet. Et où
il considère que la contrainte financière ne permet pas au
médecin indépendant de consacrer du temps à ses patients.
Il évoque cependant que la prise de précautions n'empêche
pas l'erreur médicale, qu'il s'agit en somme de faire au mieux avec les
informations dont on dispose.
|
Données personnelles
Nom: Gbedegbegnon
Prénom: Garin Komlan
Etat civil: célibataire
Date de naissance: 19.06.73
Nationalité: Suisse
Lieu d`origine Berne (BE)
Diplômes
Maturité type C à Bienne (Juin 1992)
Demi-licence en Travail Social et Politiques Sociales (Juin
1998)
Licence à l'Université de Fribourg (mars
2006) :
Politique Sociale et Analyse du Social (branche principale)
Gestion d'entreprise (branche secondaire)
Langues
Français Langue maternelle
Allemand (bilingue) Très bonne connaissance orale
Bonne connaissance écrite
Suisse-allemand Très bonne connaissance orale
Anglais Connaissance scolaire
Connaissance en informatique
Windows XP PRO
Microsoft Office (Word, Excel, Powerpoint, Access)
SAP-R3 (connaissance basique utilisateur)
Expériences pratiques
Récentes
Depuis juin 2004 Formateur en Atelier de Raisonnement Logique
auprès de la fondation IPT
Réinsertion professionnelle de personnes atteintes dans
leur santé
De juil 03 à janv 04 Conseiller social et en personnel
auprès du DFAE
De août 01 à juin 03 Formateur d`adultes
auprès de l`ALC, en français langue étrangère et en
communication
Mise sur pied de formation en communications, coaching
linguistique
De août 99 à juin 02 Enseignant de français
à l`Ortegaschule AG
Passées
Dans le cadre de ma formation universitaire
03.99-01.01 Evaluation de la campagne réduction des
risques« de la LVT (Ligue valaisanne contre les toxicomanies)
09.98-02.99 Stage au Service Social Cantonal du canton de
Fribourg
07.97-08.97 Stage au Service Social Régional de
Villars-sur-Glâne
Dans le domaine commercial
07.00-08.00 Back office manager à la section vente
auprès de Polytype SA
03.94-06.95 Chargé d`assistance auprès de Coris
Assistance SA
Dans le domaine socio-pédagogique
10.92-03.93 Stagiaire éducateur au Schlössli Ins
04.93-06.93 Stagiaire éducateur à Terre des Hommes
Massongex
Dans le domaine médical
1993-1996 Etudiant en médecine à
l`Université de Fribourg
1995-1997 Aide soignant au Home Médicalisé de la
Sarine
Hobbies
Kendo, Chant choral
« Je déclare sur mon honneur que j'ai
accompli mon mémoire de licence seul et sans aide extérieure non
autorisée ».
* 1 MALPHETTES S. &
VILLENEUVE S., Le Choix de Jean, Paris, Productions Capa Presse TV,
2004. Documentaire diffusé le 10 mars 2005 à la
Télévision Suisse Romande.
* 2 Ce film est basé sur
l'histoire vraie d'un citoyen espagnol qui lutta 28 ans durant pour obtenir le
droit de mourir dans la dignité et ce légalement, en Espagne. La
mort de Ramon Sampedro fut elle-aussi diffusée à la
télévision en 1998 (plus précisément sa main), par
la chaîne privée Antenna 3. Sa mort au contraire de celle de Jean
Aebischer, fut loin d'être paisible. En effet, ne pouvant disposer
légalement de pentobarbital en Espagne, il but une solution de cyanure
de potassium préparée par une amie. AMENABAR A.
(réalisateur), Mar Adentro, Espagne, Frenetic Films
(distribution), 2004.
* 3 Comité des droits de
l'Homme des Nations Unies, Décision concernant la
recevabilité, Communication No. 1024/2001, CCPR/C/80/D/1024/2001.
(Jurisprudence), 28 avril 2004.
* 4 Le sens étymologique
du mot euthanasie est « une mort douce et facile ». Cf
site internet : Le Trésor de la Langue Française
informatisé. http://atilf.atilf.fr/. Juin 2005.
* 5 Dr. CHAUSSOY F., Je ne
suis pas un assassin, St-Amand-Montrond (Cher), Oh ! Editions, 2004,
p. 81.
* 6 Ibid., p. 150.
* 7 Vincent Humbert
défraya la chronique en décembre 2002 en sollicitant par lettre
ouverte le président de la République Française pour qu'il
lui accorde le droit de mourir. Jacques Chirac n'entra pas en matière.
À sa demande, sa mère procéda à une injection de
pentobarbital. La tentative d'euthanasie échoua, laissant le patient
dans un coma profond. Suite à quoi, après réflexion le
médecin français, Frédéric Chaussoy décida
finalement de procéder à une injection létale de chlorure
de potassium, respectant ainsi le voeu de Vincent et l'engagement de sa
mère à l'encontre de ce dernier. Cf. HUMBERT V., Je vous demande le droit de
mourir, Neuilly sur Seine, Éditions Michel Lafon, 2003.
* 8 Aide au suicide :
peut-on choisir son heure ?, TSR (Télévision Suisse
Romande), Suisse 2005. Débat diffusé à l'émission
Infrarouge, le 23 mars 2005.
* 9 La récente
révision, encore en consultation auprès de la Chambre
Médicale de la FMH, des directives de l'ASSM portant sur « La
prise en charge des patientes et patients en fin de vie » confirme la
non-reconnaissance de l'assistance au suicide, la considérant comme
opposée au but de la profession médicale. Cf. ASSM
(Académie Suisse des Sciences Médicales), « La prise en
charge des patientes et patients en fin de vie », Directives
médico-éthiques (2004). Publiées dans le Bulletin
des médecins suisses, 86, No 3.
* 10 Art. 111 et 114, CPS
(traitant du meurtre et du meurtre à la demande de la victime) et Art.
115, CPS (traitant de l'incitation et de l'assistance au suicide)
* 11 P4 249192
(250 :254)
* 12 Ibid.
* 13 Dr FILBERT M.,
« Les situations extrêmes en soins palliatifs. La
sédation a-t-elle une place ? », in
Gérontologie et Société, no 108, mars 2004, p.
129-136.
* 14 P3 192573
(304 :310)
* 15 La terminologie
médicale en matière d'assistance au décès,
différencie entre l'euthanasie passive qui consiste à ne pas ou
plus intervenir thérapeutiquement auprès du patient, et
l'euthanasie active. Cette dernière est dite active indirecte, si la
mort du patient est induite par les mesures prises pour soulager les douleurs,
et active directe, si la mort est provoquée
délibérément par injection d'un produit létal.
Selon que le patient en ait formulé au préalable la demande ou
non, l'euthanasie active directe volontaire se distingue de l'involontaire.
Dans le premier cas, il s'agira alors au sens pénal d'un meurtre sur la
demande de la victime et dans le second d'un meurtre par compassion.
* 16 ABIVEN M. et alii,
Euthanasie - Alternatives et controverses, Paris, Presses de la
Renaissance, 2000, p. 177.
* 17 P3 192573 (31 :
35)
* 18 TCHOBROUTSKY G. & WONG
O., Le métier de médecin, Paris, PUF, 1993, p. 30-31.
* 19 ZIEGLER J., Les
vivants et la mort, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 75.
* 20 BOURDIEU P., Le sens
pratique, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 87-109.
* 21 P7 : 267418
(980 :982)
* 22 Posant l'origine de la vie
humaine dans la volonté de Dieu, l'Église considère que
« l'homme ne peut pas en disposer » et encore moins
lorsqu'il s'agit de la vie d'autrui, selon le commandement : tu ne tueras
point. Ainsi la vie étant inviolable, l'éthique catholique par
exemple condamne fermement l'euthanasie, tant au niveau de l'intention que des
procédés utilisés. Elle distingue de l'euthanasie, la
renonciation à l'acharnement thérapeutique. Cf. JEAN PAUL II,
Evangelium Vitae. Encyclique sur la valeur et l'inviolabilité de la
vie humaine, in Cahiers. Pour croire aujourd'hui, no 28, 1 avril
1995, Éditions Assas, 1995, p. 77.
* 23 JEAN PAUL II,
Ibid., p. 78.
* 24 Définition
tirée du site : Le Trésor de la Langue Française
informatisé,
http://atilf.atilf.fr, 7juin 2005.
* 25 FOUCAULT M., Naissance
de la Clinique, Paris, PUF, 1963.
* 26 FOUCAULT M., op.
cit., p. 58.
* 27 FOUCAULT M.,
op.cit, p. 144.
* 28 SAINT-ARNAUD J.,
« Réanimation et transplantation ; la mort
reconceptualisée », Sociologie et
Sociétés, volume 28 (2), 1996, pp. 93-108.
* 29 P11 169632
(443 :458)
* 30 BECK U., La
société du risque. Sur la voie d'une autre modernité,
Paris, Flammarion, 2001, p. 48-62.
* 31 P4 249192
(201 :217)
* 32 Ibid.
* 33 ZIEGLER J., op.
cit., p. 69 et suivantes.
* 34 THOMAS L.V .,
Mort et pouvoir, Paris, Editions Payot, 1999, p. 85-106
* 35 ILLICH I.,
Némésis médicale. L'expropriation de la
santé, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 47.
* 36 Ibid., p. 136 et
suivantes.
* 37 La « joie de
vivre » est un des critères de l'évaluation du
bénéfice que peut tirer le patient d'une mesure
thérapeutique ou curative dans les nouvelles directive de l'ASSM
concernant la prise en charge des patients en fin de vie. Cf ASSM
(Académie Suisse des Sciences Médicales), « La prise en
charge des patientes et patients en fin de vie », op.
cit..
* 38 Art. 1 du Code
Déontologique de la Fédération des Médecins
Suisses
* 39 Dr. OVERBECK (v.) J.,
« Limitations et risques du diagnostic médical en assurance
incapacité de gain », in ASA (Associations Suisses
d'Assurances), Bulletin des assureurs Vie destiné aux
médecins suisses. Les risques et leur perception, Supplément
du Bulletin des médecins suisses No 26, 29 juin 2005.
* 40 DRUHLE M. et CLEMENT S.,
« Enjeux et formes de la médicalisation : d'une approche
globale au cas de la gérontologie », in AIACH P. et DELANOE
D., L'ère de la médicalisation. Ecce homo sanitas,
Paris, Éditions Economica, 1998, p. 87.
* 41 P3 192573
(116 :119)
* 42 Idem
* 43 Les nouvelles directives
médico-éthiques de l'ASSM citées en introduction accordent
au médecin le droit d'apporter son aide au patient qui le souhaite,
selon son propre choix. Cf. ASSM (Académie Suisse des Sciences
Médicales), op. cit. , 2004. Publiées dans
le Bulletin des médecins suisses, 86, No 3.
* 44 P9 050902 (747 :
750)
* 45 P9 050902
(619 :620)
* 46 ABIVEN M. et alii, op.
cit., p. 183 et 185.
* 47 HENNEZEL (de) M., Nous
ne nous sommes pas dit au revoir. La dimension humaine de l'euthanasie,
Paris, Editions Robert Laffont S.A., 2000, p. 81.
* 48 P11 169632
(488 :491)
* 49 ABIVEN M. et alii, op.
cit., p. 167-188.
* 50 FAURE O., « La
médicalisation vue par les historiens », in AÏACH P. et
DELANOË D., L'ère de la médicalisation. Ecce homo
sanitas, Paris, Éditions Economica, 1998
* 51 AIACH P, « La
médicalisation » (conférence), in Parcours,
les Cahiers du GREP-Midi Pyrénées n° 13 / 14
(1995-1996).
* 52 Selon Jean-Claude Guyot
décrit la médicalisation comme étant à la fois un
phénomène technique, en tant qu'appropriation d'un domaine
spécifique de connaissances ; sociétal, en cela qu'il
conditionne des comportements sociaux de la vie courante ; et finalement
idéologique et politique, car il consiste en la promotion d'un ordre
médical orientant le fonctionnement des institutions sanitaires et
sociales en fonction de normes et de valeurs propres au champ médical
que partage plus ou moins l'élite sociopolitique. Cf. GUYOT J. C.,
« La médicalisation de la douleur », in Claverie B.
et alii (s/s la dir. de), Douleurs. Société, personne et
expressions, Paris, Editions Eshel, 1992, p. 23-25.
* 53 FAURE O., « La
médicalisation vue par les historiens », in AIACH P. et
DELANOE D., L'ère de la médicalisation. Ecce homo
sanitas, Paris, Éditions Economica, 1998, p. 64.
* 54 VIGARELLO G.,
Histoires des pratiques de la santé. Le sain et le malsain depuis le
Moyen-Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 332.
* 55 Constitution
fédérale de la Confédération suisse du 18 avril
1999 (État le 11 mai 2004), art. 6.
* 56 Ibid., art. 10.
* 57 PARSONS T., The social
system, New York, New York Press, 1955, cité par SALIBA J.,
« Les paradigmes des professions de santé », in
AÏACH P. et DELANOË D., op. cit., p. 43-85.
* 58 DODIER N., L'Expertise
médicale. Essai de sociologie sur l'exercice du jugement,
éd. Métaillé, Paris, 1993.
* 59 LE BLANC G.,
« Le conflit des médecines », in Esprit,
no 284, mai 2002, p. 78.
* 60 P5 220802
(191 :192)
* 61 Ibid. (223 :224)
* 62 BAUDRY P., La place
des morts. Enjeux et rites, Paris, Armand Colin, 1999.
* 63 STRAUSS A. (textes réunis et
présentés par Baszanger I.), La trame de la
négociation. Sociologie quantitative et interactionnisme, Paris,
Editions L'Harmattan, 1992, p. 120-121.
* 64 P4 249192
(675 :681)
* 65 P7 267418
(786 :792)
* 66 P9 05092002
(741 :746)
* 67 Idem (750 :752)
* 68 BAUDRY P., op. cit.
, p. 40.
* 69 Le défunt au sens
étymologique du terme signifie « qui a accompli,
achevé sa vie », selon la définition tirée
du site : Le Trésor de la Langue Française
informatisé. http://atilf.atilf.fr , 13 juin 2005.
* 70 La notion de
« travail biographique » est emprunté à
Isabelle Baszanger qui l'utilise pour décrire le travail identitaire
auquel se livre le malade pour gérer sa trajectoire de malade. Cf.
BASZANGER I., « Introduction : les chantiers d'un
interactionnisme américain », in STRAUSS A., op.cit.,
p. 42-43.
* 71 P11 169632 (1123 :
1129)
* 72 Danilo Martucelli
définit l'identité narrative ,comme le résultat d'un
travail discursif, qui consiste en la production d'une représentation
unitaire et cohérente de soi en un individu singulier mais à
partir d'éléments qui restent non moins sociaux. L'enjeu est
l'affirmation d'une ipséité, soit une permanence, une
cohérence de soi, et d'une mêmeté, en somme d'une
similitude aux autres, pour pouvoir fonder une appartenance. Cf. MARTUCELLI D.,
Grammaire de l'individu, Paris, Editions Gallimard, 2002, p.
367-372.
* 73 JOAS H., La
créativité de l'agir, Paris, Les éditions du Cerf,
1999, p. 180.
* 74 FOUCART J., La
sociologie de la souffrance, Bruxelles, Editions De Boeck & Larcier
SA, 2003.
* 75 Ibid., p. 68.
* 76 Présentant la
notion de « chaîne biographique », Danièle
Carricaburu et Marie Ménoret montrent que l'identité narrative
consiste en l'articulation de trois supports essentiels : le
« temps biographique », en somme la
définition d'une temporalité personnelle, les
« conceptions de soi », en tant que perceptions de
soi objectivées, et les « conceptions du
corps », autrement dit la définition individuelle d'une
corporéité. Cf. CARRICABURU D. & MENORET M., Sociologie
de la santé. Institutions, professions et maladies, Paris, Armand
Colin/SEJER, 2004, p. 118.
* 77 P4 249192
(111 :116)
* 78 Ibid. (116 :119)
* 79 P3 193573 (86 :93)
* 80 Selon Fred Davis, une
rupture identitaire se produit dans le passage d'une identité profane
à une identité professionnelle. Dans un travail consacré
à la formation infirmière, cet auteur aborde la question de la
stabilisation de l'identité professionnelle intériorisée
par l'ajustement successif des actions aux dépens de l'identité
profane initiale. Selon lui, cette stabilisation nécessite
l'appropriation du discours professionnel et l'adhésion à des
modèles professionnels par le biais des stages, d'où la notion de
« conversion doctrinale » qu'il utilise. Cf. DAVIS F.,
cité in Carricaburu D. & Ménoret M., op. cit. , p. 62.
* 81 P3 193573
(263 :266)
* 82 BLANC G.,
« L'invention de la normalité », in Esprit,
no 284, mai 2002, p. 146-151.
* 83 Idem.
* 84 GOFFMAN E., La mise en
scène de la vie quotidienne, Paris. Les Editions de Minuit, 1973,
p. 113 et 116.
* 85 HABERMAS J.,
Vérité et justification, Paris, Editions Gallimard,
2001.
* 86 P1 780088 (59 :70)
* 87 P1 780088
(111 :116)
* 88 La définition que
donne Jean Foucart de la souffrance en tant que manifestation d'une rupture
transactionnelle et d'une perte d'intentionnalité, permet ici le lien
entre la nécessité pour le mourant de signifier sa propre
expérience pour rétablir son histoire, sa ligne biographique et
l'affirmation ultime de sa capacité d'agir. Cf. FOUCART J., op. cit.,
p. 68.
* 89 «thanatos» - la
mort, «logein» - parole, discours. Ainsi signifier la mort et lui
attribuer une valeur symbolique tout en l'inscrivant dans un univers de sens,
relève de la « thanatologie », non pas comprise
comme « science de la mort », mais entendue comme
activité discursive visant à médiatiser la mort, à
lui donner forme.
* 90 P11 169632 (630 :
638)
* 91 P3 192573 (179 :
185)
* 92 P4 249192 (469 :
478)
* 93 P3 192573 (21:23
* 94 BIDART C.,
« Parler de l'intime : les relations de confidence »,
in Mana (revue de sociologie et d'anthropologie), Approches
sociologiques de l'intime, no 3, 1er semestre 1997.
* 95 Idem p. 35.
* 96 Le concept de
« compagnie d'investissement mutuel » est empruntée
au Dr. Michael Balint qui s'en sert pour décrire les modalités de
l'engagement mutuel du médecin et du patient durant la relation
thérapeutique.
Cf. BALINT M., Le médecin, son malade et la
maladie, Paris, Editions Payot, 1968, p. 265-267.
* 97 P4 249192 (146 :
157)
* 98 P8 090802
(707 :716)
* 99 P7 267418
(437 :449)
* 100 P7 267418 (378 :
392)
* 101 P11 169632 (770 :
782)
* 102 P11 169632
(690 :702)
* 103 P4 249192 (365:371)
* 104 Les auteurs J. M. Forges
et J. F. Seuvic font une analyse approfondie du statut du patient
hospitalisé du point de vue juridique essentiellement, montrant les
implications sociales du cadre légal. Ils démontrent entre autre
que le statut d'hospitalisé prévaut sur celui de mourant et qu'en
conséquence ce dernier est soumis au règles et aux normes
hospitalières. FORGES (de) J. M. & SEUVIC J. F.,
L'hospitalisé, Paris, Editions Berger-Levrault, 1983, p. 193 et
p. 235.
* 105 A ce propos la lecture
de l'expertise du Prof. T. Jaag de l'université de Zurich est
très instructive. Le professeur montre comment du droit légal
à la liberté personnelle, à la préservation de la
sphère privée, au respect de dignité de la personne peut
découler un droit à disposer de soi. Cf. JAAG T., Expertise
juridique concernant l'assistance au suicide dans les hôpitaux et les
homes médicalisés de la ville de Zurich, commune de Zurich,
ZBl 102/2001, mars 2003.
* 106 P8 090802 (670 :
678)
* 107 P5 220802 (56 :
61)
* 108 P4 249192 (365 :
380)
* 109 La définition que
donnent Luc Boltanski et Laurent Thévenot corroborent notre intuition.
Ces deux auteurs dans leur ouvrage consacré à la justification,
définissent la dignité à la fois comme qualité de
l'individu, qui serait celle d'avoir la « capacité d'agir
selon le bien commun » et en tant que « puissance identique
d'accès à tous les états » en somme comme
condition de l'appartenance à un ordre social.
Cf. BOLTANSKY L. & THEVENOT L., De la Justification. Les
économies de la grandeur, 1991, p. 97-99.
* 110 STRAUSS A. L., La trame
de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris,
Éditions l'Harmattan, 1992, p. 121.
* 111 P7 267418.txt
(161 :179)
* 112 P4 249192 (217 :
222)
* 113 HABERMAS J.,
Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Editions Fayard,
1987.
* 114 HABERMAS J., op. cit.,
p. 299.
* 115 P2 780088 (637 :
642)
* 116 Une personne
impliquée dans ce type de pratique a été
interviewée, mais pour des raisons évidentes de
confidentialité, une enquête étant en cours, nul
enregistrement de l'interview effectué n'a été
réalisé, et son contenu n'a pas fait l'objet d'une analyse
particulière.
* 117 REMY J., « La
transaction : de la notion heuristique au paradigme
méthodologique », in BLANC M. et alii, Vie quotidienne et
démocratie. Pour une sociologie de la transaction sociale (suite),
Paris, Éditions l'Harmattan, 1994, p. 293-318.
* 118 LAHIRE B., L'homme
pluriel. Les ressorts de l'action, Paris, Nathan, 1998.
* 119 HABERMAS J., idem.
* 120 HABERMAS,
Vérité et Justification, Paris, Editions Gallimard,
1999, p. 56-61.
* 121 BOLTANSKI L. &
THEVENOT L., op. cit., p. 337-338.
* 122 P3 192573 (167 :
179)
* 123 Idem (595)
* 124 P4 249192 (775 :
781)
* 125 P6 947129 (73 :
80)
* 126 P8 090802 (151 :
159)
* 127 P5 220802 (234 :
241)
* 128 P8 090802 (344 :
351)
* 129 P8 090802 (186 : 188)
* 130 P10 269386 (253 :
266)
* 131 P3 192573 (308 :
315)
* 132 P6 947129 (54 :
60)
* 133 FILBET M.,
« Les situations extrêmes en soins palliatifs. La
sédation a-t-elle une place? », in
Gérontologie et Société, no 108,
mars 2004, p. 129-136.
* 134 P9 050902 (427:436)
* 135 P4 249192 (524 :
530)
* 136 P8 090802 (401 :
409)
* 137 P7 267418 (499 :
507)
* 138 P9 050902(514 :
521)
* 139 P3 192573 (54 :
66)
* 140 LLORCA G., Du
raisonnement médical à la décision partagée.
Introduction à l'éthique en médecine, Paris, Editions
Med Line, 2003, p. 26-27.
* 141 P10 269386 (431 :
436)
* 142 LLORCA G., ibid., p.
24.
* 143 P6 947129 (658:666)
* 144 ELIAS N., Du
temps, Paris, Editions Fayard, 1996, p. 129.
* 145 Les temps sociaux se
juxtaposent donc aux différents stades biologique de la vie humaine et
chacun d'eux supposent une intervention médicale particulière.
Cf. ILLICH I., op. cit., Paris, Editions du Seuil, p. 62.
* 146 P6 947129 (243:249)
* 147 FOUCART J., op.
cit., p. 85.
* 148 Norbert Elias
décrit la dimension impérative du temps, montrant comment il
oriente les conduites des individus, les coordonnant et les orientant, tout en
articulant de façon fonctionnelle les différentes
activités en présence, leur attribuant une place selon un ordre
chronologique irréversible. Cf. ELIAS N., Du temps, Paris,
Editions Fayard, 1996, p. 76-78.
* 149 CAVALLI F.,
Initiative parlementaire 00.441 déposé auprès du
Conseil National, 27 septembre 2000.
* 150 P3 192573 (677 :
680)
* 151 Anselm L. Strauss
développe une théorie intéressante sur l'apport des
négociations à structuration des espaces en organisation et au
processus de légitimation. Le renouvellement des organisations et leur
reproduction impliquent selon lui que des négociations sont constamment
menées, afin que l'action concertée puisse perdurer.
L'intérêt de son travail est donc de poser les bases d'une
conception interactive de l'ordre social, de la genèse des institutions
et des relations formelles. Son approche permet d'appréhender les
changements sociaux du point de vue de l'action concertée des individus
et non plus seulement comme une réaction à des individus à
l'anomie sociale. Cf. STRAUSS A., op. cit., p. 249.
* 152 MAROY C.,
« Projet institutionnel et transaction parmi les membres d'une
organisation ». Le cas de crèches et d'hôpitaux
chrétiens », in BLANC M. et alii, op. cit., p.
155-179.
* 153 MORMONT M.,
« Pour une typologie de la transaction sociale », in BLANC
M., Pour une sociologie de la transaction sociale, Paris, Editions
L'Harmattan, 1992, p. 112-136.
* 154 Pour Luc Boltanski et
Laurent Thévenot, la mise à l'épreuve consiste à
remettre en question le lien préexistant entre un objet et les univers
symboliques qui servent à sa définition. Ainsi, remettre en
question les principes d'un accord revient à interroger son fondement
symbolique.
* 155 P3 192573 (662 :
666)
* 156 P3 192573 (311 :
333)
* 157 P4 249192 (160 :
165)
* 158 Pour approfondir cette
piste de réflexion quant à la nature de la dette du
médecin vis-à-vis de son patient, l'ouvrage de Jacques Godbout
peut être utile. Cf. GODBOUT J. T., Le don, la dette et
l'identité. Homo donator et homo economicus, Paris, Editions La
Découverte/MAUSS, 2000.
* 159P6 947129 (912 :
925)
* 160 P3 192573 (469 :
482)
* 161 Extrait d'un entretien
avec le Dr. Soebel sur la position d'Exit ADMD par rapport à
l'assistance médicale au décès.
* 162 Société
Suisse de Médecine et de Soins Palliatifs (SSMSP), Manifeste de
Fribourg, Fribourg, février 2001.
* 163 CAVALLI
* 164 Extrait d'un entretien
exploratoire réalisé avec Francesco Cavalli sur le thème
de son initiative.
* 165 P9 05092002 (647 :
660)
* 166 P11 169632 (842 :
858)
* 167 P2 780088 (443 :
449)
* 168 P3 192573 (274 :
284)
* 169 P11 169632 (1094 :
1102)
* 170 P3 192573 (398 :
404)
* 171 P2 780088 (637 :
642)
* 172 FOUCAULT M., op.
cit., p. 103.
* 173 Dr. ZEKRI O.,
« Evidence-based medecine » sur le site
http://www.med.univ-rennes1.fr/etud/pharmaco/EBM,12 septembre 2005.
* 174 AIACH P, « La
médicalisation » (conférence), op. cit.
Cf.
http://www.grep-mp.org/conferences/Parcours-13-14/medicalisation.htm,
12 juillet 2005
* 175 CROZIER M. &
FRIEDBERG., L'acteur et le système, Paris, Editions du Seuil,
1977, p. 86.
* 176 P4 249192 (Ibid))
* 177 P11 169632 (555: 558)
* 178 LAHIRE B., op.
cit..
* 179 P2 780088 (049 :
057)
* 180 P3 192573 (137 :
140)
* 181 P2 780088 (532 :
536)
* 182 Dans le dernier stade
de sa théorie évolutive du développement moral, il
considère en effet que l'individu est à même de
reconnaître par lui-même la validité de principes moraux
reconnus universels et de s'y soumettre. Cf. KOHLBERG L., Essays on Moral
Development, cité in HABERMAS J. , Morale et Communication.
Conscience morale et activité communicationnelle, Editions du Cerf,
1986, p.135.
* 183 P11 169632 (542 :
545)
* 184 P4 249192 (770 :
781)
* 185 P8 090802 (350 :
356)
* 186 P3 192573 (739 :
742)
* 187 P4 249192 (442 :
446)
* 188 Françoise
Bouchayer souligne également l'importance de la rationalisation pour
l'adoption par les médecins de pratiques alternatives de soins. Cf.
BOUCHAYER F., « Les voies du réenchantement
professionnel », in AIACH P. & FASSIN D., Les métiers
de la santé. Enjeux de pouvoir et quête de
légitimité, Paris, Anthropos-Economica, 1994, p. 208-209.
* 189 GUILLON C. & LE
BONNIEC Y., Suicide mode d'emploi. Histoire, technique,
actualité, Paris, Editions Alain Moreau, 1982.
* 190 SCHWARTZENBERG L.,
Requiem pour la vie, Poitiers, Editions Belfond, 1985.
* 191 P2 780088 (844 :
856)
* 192 BALINT M., op.
cit., p. 228-229.
* 193 P8 090802 (762 :
771)
* 194 BAJOIT G., Le
changement social. Approche sociologique des sociétés
occidentales contemporaines, Paris, Editions Armand Colin, 2003, p.
99-132.
* 195 P3 192573 (429 :
436)
* 196 P5 220802 (583 :
590)
* 197 Pour des raisons
d'anonymat, ce témoignage n'est pas attribué à l'une des
personnes interviewées.
* 198 BURT R., Structural
Holes. The social structure of competition, Cambridge, Havard University
Press, 1992, cité par MERCKLE P., Sociologie des réseaux
sociaux, Paris, Editions la Découverte & Syros, 2004. p.
65-69
* 199 BAJOIT G., op.
cit., p. 134-137.
* 200 P11 169632 (615 :
629)
* 201 PX (414 : 427)
* 202 BERGER P. & LUCKMANN
T., La construction sociale de la réalité, Editions
Masson & Armand Colin, 1996, p. 214-222.
* 203 P4 249192
(284 :290)
* 204 P5 AG220802 (550 :
564)
* 205 P4 249192 (726 :
741)
* 206 Idem (800 : 809)
* 207 BERGER P. & LUCKMANN
T., op. cit., p. 139-140.
* 208 P3 192573 (626 :
633)
* 209 THOMAS L. V., La
mort, Paris, PUF, 1988, p. 84-87.
* 210 DOUCET H.,
« Le bien mourir et les traditions religieuses », in
Gérontologie et société, no 108, mars 2004, p.
36-38.
* 211 L'historien Georges
Vigarello, dont plusieurs ouvrages sont cités en bibliographie, a une
approche pointue de la mort, de sa médicalisation et de la façon
dont la corporéité a été vécue au fil des
siècles.
* 212 Dans un article
consacré aux critères du bien mourir, Paul Hintermeyer met en
évidence une double opposition de laquelle naît l'orientation
actuelle de la gestion sociale de la mort. Il identifie premèrement le
couple de la mort prématurée et de la mort
prolongé, expliquant ainsi comment le refus d'une mort
précoce a conduit à l'avènement de l'acharnement
thérapeutique. Le second couple qu'il pose est celui de la mort
impromptue et de la mort annoncée, montrant ainsi que la volonté
de maîtrise du processus de mort et de sa violence conduit finalement au
souci de pacifier la mort et de l'humaniser. Cf. HINTERMEYER P.,
« Les critères du bien mourir », in
Gérontologie et Société, no 108, mars 2004, p.
73-87.
* 213 P11 169632 (1047 :
1055)
* 214 SAINT-ARNAUD J., op.
cit., pp. 93-108.
* 215 HINTERMEYER P., op.
cit., p. 77.
* 216 P2 780088 (620 :
628)
* 217 HINTERMEYER P., op.
cit., p. 86-87.
* 218 P4 249192 (268 :
276)
* 219 CASTRA M., Bien
mourir. Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003, p. 96.
* 220 LASSAUNIERE J. M. &
RUSZNIEWSKI M., « Les soins palliatifs », in BRASSEUR L. et
alii, Douleurs, bases fondamentales, pharmacologie, douleurs aiguës,
douleurs chroniques, thérapeutiques, Paris, Maloine, 1997, p.
655.
* 221 MINO J. C. & LERT
F., « L'éthique quotidienne d'une équipe mobile
hospitalière de soins palliatifs », in Gérontologie
et Société, no 108, mars 2004, p. 142.
* 222 Idem, p. 144.
* 223 CASTRA M., op.
cit., p. p. 96 et suivantes.
* 224 JEAN PAUL II, op.
cit..
* 225 P10 269386 (223 :
229) et (241 : 249)
* 226 BOUTINET J. P., Vers une
société des agendas. Une mutation des temporalités, Paris,
PUF, 2004, p. 220.
* 227 P6 947129 (226 :
235)
* 228 BOUTINET J. P., op.
cit., p. 219.
* 229 Dans un article
consacré aux problèmes cliniques de la pratique de l'euthanasie
active et de l'assistance au suicide, plusieurs auteurs mettent en
évidence la méconnaissance des médecins en matière
de la posologie spécifique aux produits utilisés dans le cadre de
l'assistance médicale au décès. Ils montrent
également que la pratique de l'assistance au décès n'est
pas encore sûre. Cf. GROENEWOUD J. et alii, «Clinical problems with
the performance of euthanasia and physician assisted suicide in the
Netherlands», in The New England Journal of Medecine, Vol. 342,
no 8, 24 Février 2000.
* 230 P5 220802 (460 :
468)
* 231 ASSM (Académie
Suisse des Sciences Médicales), op. cit. . Publiées dans
le Bulletin des médecins suisses, 86, No 3.
* 232 P5 220802 (490 :
496)
* 233 P5 220802 (392 :
409)
* 234 P6 947129 (752 :
759)
* 235 BOUTINET J.P., op.
cit., p. 212.
* 236 MALPHETTES S. &
VILLENEUVE S., op. cit..
* 237 THOMAS L. V.,
« Grandeur et misère des unités de soins
palliatifs », in MONTANDON C. et A., Savoir mourir, Paris,
Editions l'Harmattan, 1993, p. 175-193.
* 238 P4 249192 (899 :
915)
* 239 P3 192573 (602 :
608)
* 240 P4 249192(484 :
497)
* 241 BOUTINET J., op.
cit., p. 171.
* 242 CAÏATA M., S'en
sortir : le faire et le dire. Retours à la conventionalité
après une pratique toxicodépendante à l'époque de
la réduction des risques, Doctorat présenté à
la Faculté des Lettres de l'Université de Fribourg, sous la
direction du Prof. Dr. M. H. SOULET, 2004.
* 243 STRAUSS A., op.
cit., p. 82-84.
* 244 P4 249192 (310 :
317)
* 245 REMY J., Produire et
reproduire ? Une sociologie de la vie quotidienne (tome1), Bruxelles,
Editions Vie Ouvrière, 1978, p. 175
* 246 Idem, p. 179
* 247 VIGARELLO G.,
« Le corps du roi », in CORBIN A. et alii (s/s la dir. de),
Histoire du corps. 1. De la renaissance aux Lumières, Paris,
Editions du Seuil, 2005, p. 391-392.
* 248 MARTUCELLI M., op.
cit., Paris, Gallimard, 2002, p. 83-93.
* 249 KAUFMANN J. C.,
L'entretien compréhensif, Paris, Editions Nathan, 1996.
* 250 Bosshard G. et alii,
« Medizinische Entscheidungen am Lebensende in sechs
europäischen Ländern: Erste Ergebnisse », in Bulletin
des médecins suisses ·2003; 84: No 32/33. p. 1676-1678.
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