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de la libération de la créativité théorique au renouveau de la philosophie africaine dans sur la "philosophie africaine" de paulin hountondji

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par kouamé hyacinthe kouakou
Université de Bouaké (côte d'ivoire) - Maîtrise 2005
  

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    MINISTÈRE DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR RÉPUBLIQUE DE COTE D'IVOIRE

    ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

    UNION - DISCIPLINE - TRAVAIL

    ________________

    ________________

    ________________ Année Académique 2005-2006

    ________________

    UNIVERSITÉ DE BOUAKÉ

    _________________

    U.F.R. : COMMUNICATION, MILIEU ET SOCIÉTÉ

    _________________

    DÉPARTEMENT DE PHILOSOPHIE

    _________________

    OPTION : PHILOSOPHIE POLITIQUE ET SOCIALE

    THÈME :

    De la libération de la créativité théorique au renouveau de la philosophie africaine

    dans SUR LA «PHILOSOPHIE AFRICAINE»

    (critique de l'ethnophilosophie)

    de

    Paulin HOUNTONDJI.

    PRÉSENTÉ PAR : SOUS LA DIRECTION DE :

    KOUAKOU Kouamé Hyacinthe Dr Samba DIAKITÉ

    Maître -Assistant de Philosophie

    A la mémoire de mon père,

    trop tôt parti dans l'au-delà, et qui

    n'aura pas eu le temps nécessaire

    pour contempler l'oeuvre de sa progéniture.

    Que son âme repose en paix !

    REMERCIEMENTS

    Qu'il me soit permis d'adresser toute ma gratitude ainsi que mes sincères remerciements à toutes celles et à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, auront contribué à ma Formation Scolaire et Universitaire et à la réalisation de ce travail.

    Infinie reconnaissance à mon Directeur de Mémoire, Docteur Samba DIAKITÉ, Maître -Assistant de Philosophie à l'Université de Bouaké pour sa disponibilité, ses conseils avisés et ses encouragements.

    Sincères remerciements :

    - au Docteur TROH Roger Maître -Assistant de à l'Université de Bouaké Lettres Modernes pour ses encouragements ;

    - à l'ensemble de mes formateurs depuis le Cycle Primaire jusqu'à l'Université en passant par le Secondaire ; 

    - à Mademoiselle ASSÉKÉ Constance et à mon ami TRAORÉ Messoma pour leur apport technique;

    Que tous les membres de ma famille trouvent ici l'expression de ma reconnaissance pour tout ce qu'ils ont fait, tout ce qu'ils continuent de faire et tout ce qu'ils feront pour ma réussite et mon épanouissement socio -professionnel.

    SOMMAIRE

    INTRODUCTION

    CHAPITRE I : LE PARADOXE DE LA RECHERCHE DE

    L'ORIGINALITÉ EN AFRIQUE NOIRE

    CHAPITRE II : L'ETHNOPHILOSOPHIE

    CHAPITRE III : AUTORITARISME ET REFUS DE LA

    DIFFÉRENCE : LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ

    D'EXPRESSION

    CHAPITRE IV : UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA

    PHILOSOPHIE AFRICAINE

    CONCLUSION

    INTRODUCTION

    En Afrique, comme partout ailleurs, tout le monde se trouve confronté à l'épineux problème de l'identité. Ce désir d'identité d'un peuple, comme le souligne le professeur DIBI Kouadio Augustin, se trouve stimulé par la quête d'un visage ; et comme il l'écrit, le visage est ce par quoi, «je vois et je suis vu en retour comme étant le même, non l'autre. Le visage exprime, et ce qui s'y exprime, ce qu'il exprime est une présence personnelle»1(*)

    L'Afrique, depuis des temps immémoriaux, a toujours cherché d'une façon ou d'une autre à exprimer sa présence ; elle a toujours cherché à s'affirmer, à se poser comme identité en face de l'autre. D'ailleurs, elle n'innove en rien car l'empire oriental, le monde grec, le monde romain et le peuple germanique ont constitué aux yeux de HEGEL les différentes figures de l'Esprit. N'étaient-ce pas là des expressions de la quête d'un visage dans ces différents empires et partant la manifestation d'un désir d'identité au sein de l'histoire universelle?

    Mais, il importe de comprendre que dans cette quête de l'identité, l'Africain ne veut tout de même pas réinventer l'électricité, l'énergie nucléaire ou la bombe atomique. Rien de tout cela n'affecte sérieusement les préoccupations de l'Africain. Son problème est d'ordre purement intellectuel et spirituel. L'Africain a à coeur de s'ouvrir à la sphère de la pensée ; au sens où l'entendrait l'Européen ou l'Américain. Et de cette pensée, l'Africain veut accoucher d'une philosophie africaine, référence de premier plan au même titre que tous les autres systèmes philosophiques dont, l'histoire de pensée s'enorgueillit.

    Il s'agit, en effet, pour l'Africain de retrouver une place au soleil de la Raison.  Mais, rendons-nous vite à l'évidence pour savoir qu'il ne s'agit point là d'une entreprise aisée. Considérons à ce sujet cet avertissement de Marcien TOWA : «La raison ainsi que la science et la philosophie en lesquelles elle se déploie seront donc ce que les idéologues de l'impérialisme européen accepteront le plus difficilement de partager avec les autres civilisations.»2(*)

    L'Afrique veut une philosophie. L'Afrique veut accéder à la sphère de la pensée. Mais, comme le souligne TOWA, l'Europe est prête à tout donner pour ne jamais partager la pensée avec les autres civilisations. Se profile de ce fait à l'horizon, le premier obstacle sérieux sur la route de l'élaboration d'une philosophie africaine digne de ce nom.

    Plus que la sphère de la pensée, il s'agit d'une considération qui touche à l'Être même de l'Africain. Car, il y a comme un fossé énorme qui semble s'être creusé depuis la nuit des temps entre le Blanc et le Noir, entre civilisation occidentale et civilisation africaine. Comment alors dans un tel contexte, l'Afrique pourra-t-elle en l'espace d'une génération, prétendre à l'existence en s'inventant à elle un système de pensée?

    Finalement, on aboutit à ce constat que nous présente TOWA : «Ainsi s'est ancré dans les esprits un préjugé qui fait que l'Africain qui veut parler de philosophie ou de science est considéré comme se mêlant de ce qui ne le regarde pas.»3(*) En clair, il semblerait que l'esprit de l'Homme Noir est inapte à pénétrer le domaine de la philosophie. Le cercle de la pensée s'est donc fermé une fois pour toutes, excluant de ce fait le Noir qui devra vaquer à d'autres occupations, de moindre considération que de chercher à s'adonner à la philosophie et à la science. En tournant le dos à la science et à la philosophie, l'Africain ne fait pas qu'abandonner deux disciplines ; il renonce par là même à la connaissance ; la science et la philosophie se présentant comme la matrice de la connaissance contemplative. N'est-ce pas en vertu d'une telle considération que les premiers philosophes et savants grecs, les disciples de l'Ecole de Milet des VIIe et VIe siècles avant Jésus-Christ que sont THALÈS, ANAXIMANDRE, ANAXIMÈNE et autres, jusqu'à PLATON et ARISTOTE par exemple, se sont adonnés à la science et à la philosophie, au détriment de toute considération d'ordre utilitaire, rejetant du coup la technique? Ils n'avaient d'autre préoccupation que le désir de connaître comme se plaît à le souligner ARISTOTE : «Si les premiers philosophes philosophèrent pour échapper à l'ignorance, il est évident qu'ils poursuivaient la science pour savoir et non en vue de quelque utilité. Le fait lui-même en est la preuve : presque tous les arts qui regardaient les besoins et ceux qui s'appliquent au bien-être et au plaisir étaient déjà connus quand on commença à chercher les explications de ce genre. Il est donc évident que nous n'étudions pas la philosophie pour aucun intérêt étranger.»4(*)

    En vertu de telles considérations, assumer que l'Afrique n'est pas apte à faire la philosophie, c'est refuser de lui ouvrir le champ de la connaissance. Ainsi, en énonçant l'idée de l'accession de l'Africain au système de pensée, les intellectuels Noirs ne veulent rien d'autre qu'accéder à la connaissance, au même titre que les premiers philosophes et savants grecs de l'Antiquité et par conséquent l'Européen d'aujourd'hui. Mais pour y parvenir, l'Afrique doit d'abord combattre ce préjugé tenace qui s'est ancré dans les esprits, notamment dans celui de l'Européen. Il s'agit pour lui de combattre un mythe, le mythe de la supériorité de l'Européen, homme «supérieur» par excellence. Pour se faire une idée de la mentalité de l'Européen, lisons ces mots de HITLER : «Nous n'aspirons, non pas à l'égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d'en faire une loi.»5(*)

    La différence des époques - nous sommes déjà au XXe siècle - ne nous empêche pas de comprendre les motivations réelles des missionnaires, explorateurs ou colons Européens comme HITLER.

    De la traite négrière et l'esclavage à la colonisation, nous retenons une idée essentielle : l'Africain ne saurait bénéficier du statut d'homme au sens où l'entend l'Européen. Dès lors, il faut parvenir à façonner l'Africain, à le recréer à l'image de l'Européen, à remodeler sa conscience car c'était là l'unique issue pour faire de lui un »homme vrai«

    Les indépendances à partir de 1960 qui vont emboîter le pas aux différents mouvements de libération dans la majorité des territoires africains ; soutenus par le mouvement de la négritude qui a émergé dans les années 3O ; redonnent à l'Africain sa dignité. Elles essaient pour un temps de redorer son blason terni. Piètre dignité! Car en partant, le colon a pris soin de laisser sur place ses agents locaux ; des Africains bien entendus, mais avec une mentalité d'Européens.

    Plus de quatre décennies d'indépendance n'ont fait que participer à la consolidation des régimes en place. Le multipartisme n'a pas encore tenu pour l'essentiel ses promesses. Une analyse sérieuse de la situation nous permet de comprendre que les espoirs suscités par l'avènement de ce nouvel ordre politique restent dans la plupart des cas de simples professions de foi. Le développement des Nations Africaines, synonyme de bien-être généralisé que devrait engendrer le multipartisme n'est pour l'instant qu'un voeu pieux. La liberté, dans l'ensemble, reste une denrée rare pour l'Africain. À tout point de vue, sa liberté se trouve confisquée. On lui refuse le droit à la pensée, au développement d'une critique libre et sincère.

    Les mêmes forces demeurent quand il s'agit d'évoquer l'idée d'une pensée sincère et franche en Afrique et par ricochet l'idée d'une philosophie africaine. Les forces de la colonisation, annoncées par les missionnaires et tous leurs alliés ; que sont les intellectuels à la solde des pouvoirs en place ; sont les "geôliers"de la pensée et d'une véritable philosophie en Afrique.

    Le recours fait à l'oeuvre de Paulin HOUNTONDJI dans le cadre de notre étude ne nous paraît nullement fortuit. Sans toutefois chercher à lui vouer un quelconque culte, nous pensons qu'il saurait mieux nous éclairer et nous guider dans notre entreprise.

    Parlant de la place de la philosophie dans le processus d'accomplissement du réel, HEGEL écrit : «Pour dire encore un mot sur la prétention d'enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu'en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation.»6(*)

    Il en va ainsi de la pensée de HOUNTONDJI. Celle-ci prend son envol au moment où les intellectuels Africains ont fini de festoyer avec les miettes tombées du repas tempelsien. La philosophie de HOUNTONDJI surgit au moment où ses prédécesseurs, dans un délire dionysiaque ont fini de jubiler avec la satisfaction du devoir accompli. Ainsi, dans un premier temps, HOUNTONDJI vient constater ce qui est, et ce qui est, c'est cette vaste compilation de pensées ethnophilosophiques, reliques de La philosophie bantoue du révérend père Placide TEMPELS.

    Le passage en revue de l'oeuvre de ses prédécesseurs permet à HOUNTONDJI de tirer cette conclusion : «Incontestablement philosophes, leur seule faiblesse a été de réaliser, mythiquement, sous l'espèce d'une philosophie collective, la forme philosophique de leur propre discours.»7(*) Un aspect essentiel mérite d'être signalé : HOUNTONDJI ne veut pas prendre part au débat sur l'existence ou non d'une philosophie africaine. Il constate simplement que cette philosophie existe. Mais son existence ne correspond pas à ce qu'aurait dû être en réalité et de façon précise la véritable philosophie africaine. Il entend donc dresser un tableau synoptique des obstacles qui se dressent sur la voie de l'élaboration de la philosophie africaine afin de la redéfinir. D'où le thème de ce MÉMOIRE : « DE LA LIBÉRATION DE LA CRÉATIVITE THÉORIQUE AU RENOUVEAU DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE » dans Sur la « philosophie africaine » de Paulin HOUNTONDJI.

    Le sous-titre de cette oeuvre :"Critique de l'ethnophilosophie" est assez évocateur. Il nous situe aisément sur les intentions de HOUNTONDJI. Il entend dépasser le cadre du simple constat pour réfuter ce qu'il a sous les yeux. N'est-ce pas là le sens véritable de l'activité philosophique? HOUNTONDJI fait sienne cette conception selon laquelle il n'y a jamais eu de vérité toute faite, considérant à son tour que «nous avons de bonnes raisons d'espérer qu'en philosophie la dogmatisation, en dépit de ses attitudes solennelles et définitives, pourrait bien n'avoir été que noble enfantillage, maladresse de débutant.»8(*)

    S'aventurer dans le cercle de la philosophie, c'est s'armer d'une telle conviction. Il faut de ce fait comprendre que la réfutation et la crique utiles et rationnelles ne doivent jamais faire défaut au philosophe. C'est justement par cette gymnastique que se réalise l'essence de la philosophie, qui n'est nullement la détention du savoir, mais la quête effrénée de ce savoir-là. Qu'il nous soit permis de remonter à la naissance de la philosophie socratique pour nous rendre compte du dessein qui anime justement HOUNTONDJI. SOCRATE fait son apparition dans la cité athénienne dans une atmosphère de faillite de la vraie pensée philosophique. En effet, il trouve sur place des étrangers qui montrent leur "beau savoir" et leur belle manière de parler en vue de s'enrichir. A leur manière, les sophistes entendent construire "une nouvelle sagesse philosophique". Au-delà de toute recherche philosophique touchant à la science ; ils instaurent la Rhétorique : l'art de persuader son adversaire, l'art d'être victorieux dans n'importe quelle situation et à propos de n'importe quel sujet. Ce n'est pas la vérité qu'on cherche, mais ce qui peut paraître vrai, ce qui peut être accepté comme vrai. L'homme devient mesure de toute vérité. Un subjectivisme effronté s'empare de la philosophie et ne veut plus considérer que l'intérêt immédiat et pratique de l'homme. C'est par rapport à ce contexte, à une telle décadence philosophique qu'il faut comprendre la violente réaction de SOCRATE. Animé par une sorte de zèle apostolique, il poursuit les rhéteurs, ces faux sages qui trompent la jeunesse. Consciemment, SOCRATE engage les investigations philosophiques dans une direction, jusque-là encore inexplorée par une méthode scientifique : la connaissance de "soi-même" et des vertus de l'âme.

    Ce tableau pourrait être ramené à la lutte que HOUNTONDJI entend mener contre tous ceux qui ont pensé faire oeuvre de philosophie africaine ; alors qu'en réalité ils s'adonnaient à coeur joie à de l'ethnophilosophie. A l'image de SOCRATE qui a dénoncé et détruit la fausse philosophie des sophistes, HOUNTONDJI, également, à travers sa critique de l'ethnophilosophie, entend dénoncer cette vision erronée de la philosophie africaine.

    Mais avouons-le : la tâche ne semble nullement aisée. Car en tout premier lieu, n'oublions pas qu'il entend poser les jalons d'une libération de la créativité des peuples d'Afrique. Cette créativité se trouve en détention, elle se trouve emprisonnée, étouffée même. Mais par qui?

    Il s'agit en effet des intellectuels Africains vouant un culte sans pareil à La philosophie bantoue de TEMPELS, déguisés en fin de compte en ethnophilosophes, mais aussi et surtout ces régimes politiques tout-puissants qui, soucieux de préserver la thèse unanimiste qui leur est si chère, étouffent sans aucune forme de procès toute pensée libre qui aurait tendance à évoluer dans un registre autre que ce qu'ils ont conçu. Ce qu'on entend sauver ici, c'est une certaine façon de voir commune, c'est-à-dire cette vision unanimiste d'une Afrique uniforme. Il y a chez eux le désir de sauvegarder les vestiges d'un passé mythique, d'une Afrique traditionnelle au sein de laquelle la vie se vit comme totalité, comme l'exprime le professeur DIBI Kouadio : «Aller au fond des choses, par analyse et par distinction, serait non seulement orgueil, mais sacrilège, car c'est comme si l'homme, cherchant à voler de ses propres ailes voulait surprendre les puissances sacrées dans la nuit de leur existence(...).La mentalité traditionnelle ne cherchera pas à reconstruire la totalité : elle l'accepte d'emblée et s'y engage, car seule lui importe la communion au tout, sans altération.»9(*)

    Les philosophes Africains trouvent dans l'oeuvre de TEMPELS la confirmation de cette image de l'Afrique fondée sur l'unanimité primitive, où tout le monde semble d'accord avec tout le monde. Pourtant, une telle conception, loin de contribuer à l'élaboration de la philosophie africaine, ne fait au contraire qu'empêcher son éclosion. Sous le fallacieux prétexte de rechercher une manière d'être propre à l'Afrique, les intellectuels Africains d'une part, et les hommes d'Etat d'autre part, ne font au contraire que s'opposer à l'avènement de la véritable philosophie africaine.

    S'il est donc admis que le mythe de la supériorité de l'Homme Blanc représente un sérieux handicap à l'avènement de la philosophie africaine, il n'en demeure pas moins que le plus grand mal provient de l'Afrique et des Africains eux-mêmes. Il faut de ce fait commencer à exorciser le mal par la racine, c'est-à-dire à partir de l'Afrique et des Africains. En clair, il s'agit de forcer les Africains à renoncer au mythe de l'unanimité primitive qui semble être la caractéristique fondamentale de la pensée africaine. C'est pourquoi pour HOUNTONDJI : «Au-delà du repli nationaliste sur nous-mêmes, de l'inventaire laborieux et interminable de nos valeurs culturelles, du narcissisme collectif induit par la colonisation, réapprendre à penser.»10(*) HOUNTONDJI en appelle à une réorientation du discours pour une vision nouvelle de la philosophie africaine dont le sens est ainsi présenté : «La philosophie africaine, pas plus qu'aucune autre philosophie, ne saurait être une vision du monde collective. Elle n'existera comme philosophie que sous la forme d'une confrontation de pensées individuelles, d'une discussion, d'un débat.»11(*)

    Le verdict de HOUNTONDJI tombe donc, implacable : l'Africain doit penser au même titre que l'Européen. N'en déplaisent à tous ceux qui voudraient toujours voir le Noir demeuré dans l'anti-chambre de la pensée et par ricochet de l'existence elle-même. Le terrain semble alors balisé pour l'émergence d'une philosophie africaine, appelée à rompre avec le folklorisme et l'exhibitionnisme sous les modes desquels elle fonctionnait jusque-là ; à l'image des écrits de la Négritude et de la littérature africaine des années cinquante qui, aux dires de Jacques CHEVRIER, «a reçu, dans l'ensemble, un accueil favorable de la critique occidentale à laquelle, faute de mieux, elle s'adressait en priorité.»12(*)

    L'Afrique, dans l'élaboration de la nouvelle philosophie doit désormais se tourner vers l'Africain et non vers l'Européen.

    À partir du moment où l'on concevra que la vérité n'est nullement l'apanage d'une poignée d'individus s'accaparant tous les biens de l'État au détriment du peuple dont ils prétendent servir les intérêts, l'Afrique pourra finalement prendre son envol. Dès lors, les leaders politiques Africains doivent "réapprendre à penser" comme le préconise HOUNTONDJI. Ils doivent comprendre que l'Afrique n'est pas un accident de la nature. Elle fait partie intégrante de cette histoire universelle de HEGEL. Il s'agit d'un appel implicite en vue d'une mutation, aussi bien au niveau de la manière de penser que de faire ou d'être. Le moment est enfin venu pour que nous fassions table rase de ce passé mythique. Ainsi, HOUNTONDJI nous invite à «libérer notre pensée du ghetto africaniste où on a voulu l'enfermer.»13(*)

    Il faut finalement faire table rase de l'exhibition et de l'exposition. Dire à l'Occident : voilà ce dont nous sommes capables, c'est se livrer à une ex-position, un désir de paraître. Ce qu'on ex-pose, c'est-à-dire ce qu'on pose à l'extérieur, c'est ce qui aspire à une sorte de publicité, c'est ce qui veut s'offrir au regard du grand public avec pour objectif de capter son attention et de le séduire. Or le problème véritable de l'Africain aujourd'hui, ce n'est pas une bien triste envie de paraître. Ce qu'il nous faut rechercher dès à présent, ce sont les voies et moyens nécessaires afin d'occuper dans ce XXIe siècle une position des plus enviées ; débarrassés à jamais de ce manteau de «sous-développés».

    L'aptitude à la pensée ne se revendique pas. Elle se constate, elle se vit, elle s'éprouve, elle se prouve. Voilà le message que Paulin HOUNTONDJI entend véhiculer. Les idées fortes contenues dans l'oeuvre de HOUNTONDJI s'organisent autour de LA CRITIQUE DE L'ETHNOPHILOSOPHIE d'une part, ajoutée à LA DESCRIPTION DE LA TOUTE-PUISSANCE DES RÉGIMES POLITIQUES AFRICAINS d'autre part. Ces deux axes principaux constituent les obstacles qui se dressent sur la voie de l'élaboration d'une philosophie africaine digne de ce nom. Au sortir de cette description, de cette critique, HOUNTONDJI expose sa VISION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE. Notre tâche à travers ce MÉMOIRE consiste à faire la lumière sur ces idées tout en procédant à une évaluation critique à la lumière d'autres écrits, d'autres conceptions.

    CHAPITRE I

    LE PARADOXE DE LA RECHERCHE

    DE L'ORIGINALITÉ EN AFRIQUE NOIRE

    A - DE LA RENCONTRE AVEC L'AUTRE À L'ALIÉNATION DE SOI

    L'existence humaine se perçoit sous le mode de l'altérité. En ce sens, la vie elle-même se veut plurielle ; elle se dit au pluriel, elle se conjugue au pluriel. Prenant conscience de cette réalité qui apparaît à la limite comme une vérité axiomatique, l'existant lui-même aspire à partir de cet instant à la rencontre avec l'Autre.

    Dans sa singularité, il souhaite la médiation de l'Autre. Il veut que celui-ci vienne à imprimer sa marque sur son existence, car son être - au - monde se vit sous le mode de l'être - avec. Ainsi l'entend SARTRE : «Par le je pense, contrairement à la philosophie de DESCARTES, contrairement à la philosophie de KANT, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et l'autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi l'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi.»14(*)

    Au coeur du projet de l'existence humaine, se trouve inscrite l'altérité comme sa réalité fondamentale. La singularité, l'individualité apparaissent comme vidées de tout contenu, car l'homme ne saurait supporter et concevoir ce retrait dans une sorte de solipsisme. Finalement, l'individu va transformer l'équation ÊTRE=ÊTRE AVEC en un besoin de l'Autre ; en un désir de l'Autre. Ce désir se traduit par un mouvement vers l'Autre ; une quête de l'Autre ; une tension vers l'Autre. Mouvement qui, en lui-même, est loin d'être fortuit : il s'agit d'aller vers l'Autre, soit pour en faire le moyen de notre propre réalisation, soit pour nous offrir nous-même comme moyen de sa réalisation. Inévitablement se crée une rencontre avec l'Autre. Relation qui se vit sous le mode du partage, du donner et du recevoir.

    Partager avec autrui ce que nous avons, ce que nous sommes et ce que nous savons, voilà finalement le charme de la vie elle-même car, l'individu ne saurait ici en faire autrement, au risque de «pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes.»15(*) De ce fait, la loi morale inscrite en chaque homme l'oblige à donner, à faire goûter à l'Autre le plaisir de recevoir.

    Noble démarche! Noble intention! L'individu, dans sa pure intériorité, dans sa retraite intérieure réalise ceci : il ne s'appartient pas parce qu'il ne s'est pas créé. Il s'est surpris à exister dans un monde déjà constitué. Et malgré tout le privilège qu'il s'octroie, poussé par un certain narcissisme, il lui est toujours impossible de répondre suivant les catégories de la raison à la question : « D'où viens-je ? », tout comme toutes les autres questions relatives à l'origine des choses et des autres êtres. C'est pourquoi, s'abandonnant à sa foi, il finit par reconnaître qu'il ne saurait être à l'origine de sa présence au monde. Il reconnaît et assume dans une sorte d'impuissance et d'humiliation, la finitude de son être. Il se lie dès lors à l'Être suprême, Créateur des cieux et de la terre, qui n'est autre que Dieu.

    Désormais, l'individu trouve dans sa relation à Dieu le sens de son existence. Tout est l'oeuvre de Dieu ; tout a été créé par Dieu. Voilà l'heureux constat auquel il finit par aboutir. Dieu, par un acte d'amour, a créé les humains ; par un acte d'amour, il a permis que ceux-ci viennent à l'existence. Finalement, la relation de Dieu aux hommes se conjugue sous le mode de l'Amour. N'est-ce pas ce que déclare La Bible en Jean 3 :16 : «Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne soit pas détruit, mais ait la vie éternelle.»?16(*) S'il est vrai que Dieu a tant aimé le monde jusqu'à sacrifier son fils unique pour sauver ce monde-là, pourquoi donc l'individu qui réalise que tous les individus sont des créatures de Dieu ne mettrait-il pas tout en oeuvre afin de venir en aide à son prochain? Dès lors, l'amour du prochain se pose comme un appel silencieux à l'endroit de l'individu. L'apôtre Jean ne clamait-il pas ainsi aux hommes : «Bien-aimés, si c'est ainsi que Dieu nous a aimés, alors nous sommes tenus de nous aimer les uns les autres.»?17(*)

    Prenant conscience d'une telle réalité, l'Europe éveillée se fait un devoir de réveiller l'Afrique qui continue de dormir d'un sommeil profond. C'est alors qu'elle initie vers l'Afrique un mouvement qui est conçu comme acte d'amour. Cette fois-ci, les intentions paraissent avoir changé. Nous n'avons plus affaire à la barbarie de l'esclavage et de la traite négrière qui, des siècles durant, ont dépeuplé l'Afrique, la vidant du coup de ses bras valides, l'appelant à se renouveler, à se repeupler.

    Pour une fois, l'Afrique n'a pas affaire aux esclavagistes et aux négriers de tout bord. Elle accueille désormais, une autre catégorie d'Européens : les colons et les missionnaires. Ceux-ci veulent apporter à l'Africain la seule manière d'être, de faire et de croire qui soit authentique, qui soit vraie.

    Pour l'Européen, tout chez l'Africain n'es qu'infériorité. Tout chez lui n'est que bassesse. Il est en dessous de la civilisation occidentale. Il ne s'est pas encore ouvert à l'humanité. Les principes universels lui demeurent de ce fait inconnus. Il n'a ni raison, ni science. Pire : l'Africain n'a pas de religion.

    Au sujet de la religion, HEGEL écrit : «La religion commence avec la conscience de l'existence de quelque chose qui soit supérieur à l'homme. Cette forme d'expérience n'existe pas chez les nègres.»18(*) Ce "quelque chose de supérieur" à l'homme dont parle HEGEL, c'est bien Dieu. Aux yeux de HEGEL, l'Africain ne connaît pas Dieu, Être suprême par excellence.

    Dans ces conditions, l'Africain pense incarner cette suprématie-là. Il est l'élément supérieur au sein de la nature. Bien plus, c'est lui domine cet élément naturel. Il est la force transcendante. C'est pourquoi HEGEL, reprenant les mots d'Hérodote pour qui : «En Afrique, tous les hommes sont magiciens.»19(*), précise à son tour : «Cela veut dire que l'Africain, comme être spirituel, s'arroge un pouvoir sur la nature, et c'est ce que signifie un tel pouvoir magique. (...) Dans la magie, il n'y a pas l'intuition d'un Dieu, d'une croyance morale, mais bien au contraire l'homme y est représenté comme la puissance suprême, comme celui qui, avec les forces de la nature, n'a d'autre rapport que celui du commandement.»20(*)

    La spiritualité chez l'Africain se vit sous le mode du commandement ; commandement à l'égard de la nature, à l'égard des forces naturelles. L'esprit de l'Africain est traversé de part en part par la magie.

    Prenant acte d'un tel état de croyance chez l'Africain, le missionnaire qui débarque en Afrique, n'a d'autre but que de remplacer ce sens de la magie de l'Africain par un sentiment authentiquement religieux. À la conscience magicienne de l'Africain, le missionnaire se propose de substituer la conscience religieuse. Ici, on est soumis à un Être suprême : Dieu. Pour le missionnaire, il s'agit d'enseigner Dieu à l'Africain. Il entreprend à ce titre de lui faire comprendre que sa vie n'a de sens et de valeur que par référence à Dieu. On présente à l'Africain l'image de ce Père généreux, omniprésent, omnipotent ; ce Dieu «miséricordieux et compatissant ; lent à la colère et abondant en bonté de coeur et de vérité.»21(*) L'Africain comprit désormais que jusque-là il s'était égaré dans les sentiers de la spiritualité. Il a même fait preuve d'ingratitude car, refusant de reconnaître les bienfaits de ce Père à qui il se devait de rendre gloire. Mais jusque-là, il ne l'avait pas fait.

    Si le missionnaire entreprit de rallier l'âme du Noir à Dieu, le colon, quant à lui, choisit d'unir l'âme et le corps du Noir à la civilisation. Être civilisé, c'est être blanc. Accepter l'équation BLANC=CIVILISATION comme vraie, c'est par conséquent admettre le binôme inverse ÊTRE NOIR=ÊTRE CIVILISÉ comme faux.

    Ainsi, à défaut de devenir blanc, l'Africain se doit désormais de penser, d'agir et de faire comme le Blanc. Comme le souligne Morton SCHOOLMAN : «La période précoloniale et préindustrielle de l'histoire de l'Afrique est qualifiée de«primitive» par les Européens et elle est simplement considérée comme une regrettable «étape» de transition précédant l'avènement d'une civilisation «blanche» moderne et hautement industrialisée. L'Afrique précoloniale et traditionnelle est condamnée à l'oubli puisque, dans le système de valeur occidental, elle n'a rien contribué au progrès de l'humanité22(*) L'Afrique est alors appelée à renoncer à son moi profond et intime en vue d'opérer une mutation qui va la conduire vers la civilisation.

    C'est ici que Frantz FANON va insister sur la langue du colonisateur comme facteur déterminant dans le processus de la civilisation : «Parler une langue, c'est assumer un monde, une culture. L'Antillais qui veut être blanc le sera d'autant plus qu'il aura fait sien l'instrument culturel qu'est le langage. (...). Historiquement, il faut comprendre que le Noir veut parler le français, car c'est la clef susceptible d'ouvrir les portes qui, il y a cinquante ans encore, lui étaient interdites. »23(*) Parler couramment cette nouvelle langue, qui est celle du colonisateur, permet au colonisé d'aller plus loin que la communication banale et quotidienne avec le colonisateur, plus loin que les rapports de politesse et les transactions commerciales. Il s'agit pour le colonisé d'intégrer l'univers existentiel du colonisateur, d'apprendre son histoire, d'intégrer sa culture. Et, de même que la langue et l'histoire de l'Homme Blanc sont «supérieures» à la langue et à l'histoire des Africains, la civilisation blanche est supérieure à la civilisation africaine. «Civilisation» et «blanc» deviennent de ce fait des compléments indissociables.

    La religion, et précisément l'Église et la colonisation apportées par l'irruption de l'Occident entraînent le bouleversement de la société africaine. Jacques CHEVRIER ne manque justement pas d'en parler : «En cette fin du XXe siècle la valeur - drapeau de l'Occident c'est le progrès ; au nom du progrès on assiste donc à une entreprise systématique de laïcisation de la société africaine. Sous le couvert hypocrite d'une morale strictement utilitariste, le mercantilisme, la bureaucratie et l'Eglise s'attaquent aux structures archaïques et détruisent en quelques décennies l'équilibre et l'harmonie des communautés qui avaient toujours réussi à sauvegarder leur sens sacré du mythe et du mystère. La langue des Blancs relègue au second plan les parlers du coeur tandis que les fétiches sont jetés dans les brasiers allumés par les missionnaires trop zélés. Aux danses et aux chants de naguère ont désormais succédé l'ennui et l'exploitation de l'homme par l'homme : la prose a chassé la poésie.»24(*) Le ton est ainsi donné.

    Ce qui, dès le départ, avait été conçu comme acte d'amour , comme visée d'humanisation et moyen de réalisation de l'autre, ne revêt au contraire que la forme d'une attaque, d'une destruction, d'une exploitation. L'Africain ne se reconnaît plus. La langue du Blanc que le Noir a surtout apprise par le canal de l'école l'a consumé jusqu'au dernier degré son être. L'école où on prétendait former le jeune nègre en lui apprenant la langue en même temps que l'histoire et la culture occidentales, ne lui a laissé aucune chance de se reconnaître. C'est justement ce que dans une vision prophétique, la Grande Royale a décrit, lorsque, s'adressant à son peuple, elle affirma : «L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux, il en est qui ne nous reconnaîtront pas. Ce que je propose c'est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre.»25(*) La très belle civilisation dont on a tant chanté les éloges n'est finalement qu'aliénation et acculturation.

    Le dialogue avec l'Occident, conçu au départ comme moyen d'humanisation de l'Homme Noir, plutôt que de contribuer à l'enrichissement de la culture africaine, n'a fait au contraire que l'appauvrir en la rongeant de l'intérieur. Finalement, cet acte d'amour initié par l'homme venu d'au-delà des mers à l'égard du Noir n'est resté qu'une déclaration de principe ; d'autant plus que dans les faits, il s'est trahi lui-même. C'est ici que réside tout le sens du constat fait par HOUNTONDJI : «Le colonialisme a donc bloqué les cultures africaines, réduit leur pluralisme interne, atténué les discordances, affaibli les tensions où elles puisaient précisément leur vitalité, pour ne plus laisser aux Africains que l'alternance tronquée entre «aliénation» culturelle (corrélat supposé d'une trahison politique) et nationalisme culturel (revers obligé, et parfois substitut dérisoire, du nationalisme politique).»26(*)

    Comme on peut le constater, la rencontre entre l'Afrique et l'Europe a tout simplement joué en la défaveur du continent noir ; l'Africain, désormais incapable de se reconnaître comme un être à part entière. C'est donc avec amertume qu'il se surprend dans des habits nouveaux qui, tout en voilant son être propre, le présentent sous un aspect étrange. C'est en somme le constat de l'aliénation de l'Africain. Prenant acte d'une telle situation et, bien loin de se résigner, les intellectuels Africains s'assignent pour mission de redonner au continent noir son identité perdue afin de le repositionner aux côtés des autres peuples et surtout l'Europe, dans une relation de coexistence. N'est-ce pas à la limite une entreprise difficile ?

    B - LA DIFFICILE RECONQUÊTE DE L'IDENTITÉ PERDUE

    Il est évident que la rencontre de l'Occidental (ici l'Européen par excellence) avec l'Africain s'est assignée dès le départ une mission, on ne peut plus noble. Elle s'est appréhendée et conçue dans ses intentions comme une visée d'humanisation. Question pour l'Européen d'apporter à l'Africain tout ce qui lui manquait en vue d'accéder loyalement au rang d'homme. Mais, entre l'intention et l'acte, que de fossé, que d'écart! Car, la visée d'humanisation se mue tout simplement en entreprise d'assimilation, en une aliénation du Noir jusqu'au point où celui-ci ignore tout de ses racines, de son être intime et profond.

    Aux yeux de l'Européen, l'Africain n'est tout simplement qu'une chose étrange, un objet par la médiation duquel il a pu donner la preuve de sa suprématie et de sa puissance. Pour l'Africain, il n'y a pas l'ombre d'un doute : l'homme par excellence c'est bien l'Européen. Leur rencontre n'a contribué qu'à renforcer la puissance et la suprématie de celui-ci au détriment de celui-là. Les Africains en sont conscients. Batouala, déplorant la défaite des siens devant les Blancs affirme : «Notre soumission ne nous a pas mérité leur bienveillance. Et d'abord non contents de s'appliquer à supprimer nos chères coutumes, ils n'ont eu de cesse qu'ils ne nous aient imposé les leurs. Ils n'y ont à la longue, que trop bien réussi. Résultat : la plus morne tristesse règne, désormais, par tout le pays noir. Les Blancs sont ainsi faits, que la joie de vivre disparaît des lieux où ils prennent quartiers. Depuis que nous les subissons, plus le droit de jouer quelque argent que ce soit au « patara ». Plus le droit non plus de nous enivrer. Nos danses et nos chants troublent leur sommeil. Les danses et les chants sont pourtant notre vie.»27(*)

    On comprend à la lumière de tels propos, empreints d'amertume, toute la douleur qui est celle de l'Africain à l'occasion de sa rencontre avec l'Européen. C'est comme si en un éclair, la joie de vivre qui le caractérisait jusque-là, avait cédé la place à un sentiment de détresse, à une privation de vie. La colonisation, en fin de compte, n'a laissé aux Africains que la nostalgie du passé.

    Défaite, capitulation, soumission, les termes ne sont peut-être pas assez forts pour exprimer l'effacement du nègre devant l'homme venu d'au-delà des mers. Barbares, sauvages, primitifs, les Africains le sont aux yeux de l'Européen et ils continueront de l'être. Que vaut finalement un peuple où l'Esprit en lui-même continue d'errer dans une obscurité où l'on n'entretient la moindre illusion quant au jaillissement d'une insignifiante source de lumière?

    Pour l'Européen, l'image de l'Afrique n'est point reluisante. La voie de l'accomplissement, dans ces conditions, passe inévitablement par l'adhésion aux valeurs et à la langue du Blanc. Mais très vite, l'Afrique commence par douter de ce choix. Elle commence par s'interroger sur le sens réel de sa présence, de son être - au - monde. Jacques CHEVRIER tire fort bien la conclusion qui découle de cette méditation : «Aliéné dans une fausse culture qui le coupe de ses racines, il (l'Africain) éprouve alors le vertige de l'angoisse et se retourne avec nostalgie vers son passé28(*) C'est alors que commencent par se faire entendre les voix des intellectuels Africains. Tous ont a à choeur de laver l'affront subi par la mère - patrie pendant des décennies. Ils militent en faveur d'une authentique reconnaissance. Ce qui est réconfortant à leurs yeux, c'est la caution bienveillante que leur apporte l'intelligentsia européenne. Il s'agit d'un drame intérieur que traverse l'Occident lui-même du fait des attitudes contradictoires à l'égard de tout le mépris dont est victime le continent noir. Il s'agit d'un cri d'alarme des intellectuels Européens en vue de donner une nature plus humaine des relations entre colonisateurs et colonisés au profit de ceux-ci. Désormais, le nègre est présenté sous une vision nouvelle à travers la littérature européenne en général et la littérature française en particulier. Guy MICHAUD nous en donne un aperçu : «Ce n'est guère qu'au lendemain de la deuxième guerre mondiale qu'a été entrepris, parallèlement au processus de décolonisation, un effort sincère de démythification. La revue Présence africaine, les travaux de Georges BALANDIER, les écrits de SARTRE, de Roland BARTHES et de quelques autres ont largement contribué à assainir les relations entre les peuples et à les purger de tout l'imaginaire qu'elles colportent à notre insu. C'est là une entreprise d'hygiène collective dont l'importance ne peut échapper à personne.»29(*) La même Europe qui a contribué à l'émergence des négriers, colons et autres missionnaires, voit éclore en son sein une autre race d'hommes pour qui, tous les hommes, sans exception, sont dotés de la même valeur. La couleur de la peau et la situation géographique cessent d'apparaître comme des critères de différenciation. Elles ne deviennent que des artifices ou des accidents de la nature. C'est comme si les intellectuels Européens demandaient à l'Europe entière de se relever au nom du sacro-saint respect de l'universalité de l'humaine condition qui exige de chaque homme le même degré d'estime aussi bien pour lui-même que pour les autres. Dès lors, on estime que le meilleur moyen de se confesser réside dans la reconnaissance des valeurs et de la dignité de la race noire en vue de redonner un visage plus humain aux relations entre les peuples. C'est en cela que consiste pour l'essentiel la tâche des intellectuels Européens qui lancent un véritable cri d'alarme. Désormais, du côté des intellectuels Africains, on se trouve réconforté. La lutte pour la reconnaissance se trouve d'une manière ou d'une autre légitimée par l'apport des intellectuels Européens ; du moins en partie ; ce qui constitue une sorte de caution morale. Ainsi donc le mal qui ronge depuis longtemps l'Afrique sera exorcisé.

    Il s'agit là d'une libération aussi bien politique que culturelle. Et pour y parvenir, il convient d'exhiber à la face de l'Europe les valeurs propres à la race noire ; c'est-à-dire la manière d'être originale du Noir. C'est à partir de ce moment que commence le mouvement de la Négritude sous l'autorité d'une poignée d'étudiants et d'intellectuels Noirs repliés à Paris et nourris des oeuvres des écrivains Négro-Américains. Morton SCHOOLMAN met à ce propos un point d'honneur à célébrer les mérites du mouvement de la Négritude : «La théorie de la Négritude a certainement joué un rôle positif en libérant un certain nombre d'Africains de l'emprise du colonialisme. À tout le moins, elle représente l'expression d'une révolte culturelle qui permet à l'Africain d'affirmer son humanité et sa force sous le joug colonial. Et bien qu'elle n'eût pas grand-chose à avoir avec l'indépendance de l'Afrique, la Négritude compta certainement beaucoup pour ceux des Africains qui s'efforçaient de se décoloniser eux-mêmes avant de libérer leur pays.»30(*)

    Il s'agissait donc pour les chantres de la Négritude d'affirmer l'humanité du Noir. Est-il besoin de le rappeler : ce mouvement doit sa paternité à un triumvirat célèbre en exil à la Sorbonne : Léopold Sédar SENGHOR, Aimé CÉSAIRE et Léon Gontran DAMAS.

    Mais, précision importante : la vraie prise de conscience avait commencé d'agiter l'Amérique au début du XXe siècle. En 1903, paraît le livre Âmes Noires de William E. B. DU BOIS. Ses écrits dénonçaient la situation scandaleuse faite aux Noirs des ?tats - Unis. Il invitait à ce titre Blancs et Noirs à se défaire de l'image stéréotypée du Nègre sous-homme, inconscient et taré. DU BOIS fut donc d'une manière ou d'une autre le premier à avoir pensé la Négritude dans sa totalité et dans sa spécificité. Le mérite de DU BOIS a été non seulement d'avoir revendiqué les droits des Noirs - Américains, mais aussi d'avoir tourné ses pensées vers l'Afrique. En témoignent ses écrits, à la mesure de son désir d'exilé : «Il ne s'agit pas d'un pays, c'est un monde, un univers, se suffisant à lui-même... C'est un grand coeur du monde noir où l'esprit désire ardemment mourir. C'est une vie si brûlante, entourée de tant de flammes qu'on y naît avec une âme terrible, pétillante de vie. On y saute à l'encontre du soleil pour y faire venir comme une grande main du destin, la force lente, tranquille et écrasante du sommeil tout-puissant , du silence d'un pouvoir immuable qui se retrouve au - delà, à l'intérieur et tout autour.»31(*) C'est l'éclosion chez DU BOIS d'un africanisme sentimental, à la mesure de son désir d'exilé.

    C'est alors que, dix ans plus tard, on assiste à l'émergence du premier mouvement littéraire nègre qui prend l'appellation de «new negro» ou «négro renaissance», que nous présente Jacques CHEVRIER : «Mouvement à caractère social et littéraire, le «New Negro» dénonçait la situation de mendiant culturel du Noir américain, manifestait la prise de conscience de son identité et traduisait sa volonté de réhabiliter un long passé déformé par l'idéologie esclavagiste. Plus qu'une réaction de compensation à l'impossible assimilation, le «New Negro» fut donc une quête spirituelle destinée à remettre le Noir américain en possession de sa personnalité aliénée par la culture dominante.»32(*) Telle est l'idéologie prônée par ce mouvement qui rassemble principalement : LANGSTON Hughes, Claude MAC KAY, COUNTEE Kullen, STERLING Brown, Jean TOOMER. Ensemble, ils lancent le premier grand cri nègre qui attirera l'attention du monde entier et dont l'influence telle une traînée de poudre gagne les Antilles françaises, Cuba, Haïti, puis la France, creuset de la jeune élite des colonies africaines.

    Ce vent ne laissera guère indifférente l'élite des colonies françaises qui s'empara du mouvement et où pour la première fois on évoqua l'idée de «Négritude». Ce terme jaillit de la «rencontre» mémorable à LOUIS-LE-GRAND entre DAMAS, CÉSAIRE, et SENGHOR. La jeune élite aliénée et isolée commença par proclamer que les valeurs occidentales européennes devraient être rejetées. La culture africaine, dit-on, était riche, belle et digne de susciter l'émulation. Plus encore on affirmait même que le fait d'être Noir était quelque chose de réellement unique.

    Plus qu'une simple apologie du Noir, il s'agit pour les intellectuels Noirs de relever un malentendu les opposant à l'Occident : l'Afrique vit. Elle vit au rythme de la beauté, de la sagesse, de l'endurance, du courage, de la patience, de l'ironie.

    Comme pour dire que le beau, le bon, le vertueux ne sont pas l'apanage du seul homme Blanc ; plus encore ils sont des valeurs authentiquement nègres. Il s'agit sous la plume des écrivains de la Négritude d'un véritable changement de plan qui consiste à substituer l'estime au mépris, car le Nègre reste fermement convaincu qu'il ne fait pas partie d'une race inférieure ; à ce titre, il n'est lui-même un être inférieur. Il revendique lui aussi le droit à l'existence, un mode d'être qui ne soit plus considéré comme à l'arrière-plan de l'existence elle-même.

    L'Afrique ne veut donc plus de la tutelle de l'Occident ; elle veut plutôt faire entendre les échos de sa voix, sans laisser le soin à quelqu'un d'autre de le faire à sa place. Ce qu'elle veut c'est la reconquête de son identité perdue en prenant en main son propre destin. CÉSAIRE semble résumer ce désir avoué de l'Afrique et des Africains: «L'histoire des Nègres est un drame en trois épisodes. Les Nègres furent d'abord asservis (des idiots et des brutes, disait-on)... Puis on tourna vers eux un visage plus indulgent. On s'est dit : ils valent mieux que leur réputation. Et on a essayé de les former. On les a assimilés. Ils furent à l'école des maîtres «de grands enfants», disait-on. Car seul l'enfant est perpétuellement à l'école des maîtres.

    Les jeunes Nègres aujourd'hui ne veulent ni asservissement ni « assimilation ». Ils veulent l'émancipation. Des hommes, dira-t-on car seul l'homme marche sans précepteur sur les grands chemins de la Pensée.»33(*)

    L'heure de l'affirmation de soi, de son identité propre a ainsi sonné avec le mouvement la Négritude. Il existe désormais une voix africaine qui ne finisse de retentir. On bat en brèche la mission civilisatrice de l'Occident vis-à-vis des pays réputés «sauvages». Avec le mouvement de la Négritude, le Blanc se voit plus que jamais forcé de penser que l'être - au - monde du Noir n'est pas un accident ;mais fait partie de ce vaste ensemble qu'est le Monde. La Négritude entend biffer à jamais ces expressions à l'allure péjorative de «barbare», «sauvage», «primitif» qu'on attribue à l'Afrique et à la race noire. Toute chose que Frantz FANON avait déjà perçue lorsqu'il écrivait ces lignes : «Ségou, Djenné, villes de plus cent mille habitants... On parle de docteurs noirs (Docteurs en théologie qui allaient à la Mecque discuter du CORAN). Tout cela exhumé, étalé viscères au vent, me permit de retrouver une catégorie historique valable. Le Blanc s'était trompé, je n'étais pas un primitif, pas davantage un demi - homme, j'appartenais à une race qui, il y a de cela deux mille ans, travaillait déjà l'or et l'argent34(*) Plus l'ombre d'un seul doute : le Noir a été, est, et restera toujours un homme. Toutes ces clameurs, les panégyriques de la race noire chantées, la fierté d'être Noir, ne visaient qu'un seul objectif : exhumer à la face de l'Occident cet autre nécessaire qu'il a semblé ignorer par mépris et par fierté. Le Noir aspire désormais à une authentique reconnaissance ; refusant d'être englouti et dilué dans la masse des valeurs occidentales. Noble intention!

    Mais demandons-nous de savoir si cette entreprise a pu satisfaire les attentes à la mesure de toutes les espérances. Les intellectuels Africains en général et le mouvement de la Négritude en particulier ont-ils pu obtenir de la part du Blanc une reconnaissance véritable du Noir? Celui-ci a-t-il pu affirmer son identité propre et la poser à côté du Blanc, assainissant de ce fait les relations entre les peuples ? La réponse de Marcien TOWA est sans équivoque : la Négritude est la servante du colonialisme. Elle a fait plus de mal à la cause de la libération de l'Afrique. En clair l'affirmation de la personnalité, de l'identité du Noir aboutit à un constat d'échec. Ceci, TOWA en est bien conscient. C'est pourquoi, il passe au crible de la critique la négritude senghorienne. Il écrit à ce propos : «Mais Senghor qui, par voie intuitive et empirique, s'est persuadé que la raison faisait partie du patrimoine héréditaire blanc, et l'émotion de celui du nègre, tire de cette conviction des conclusions toutes différentes. Son problème peut se formuler de la façon suivante : le monde moderne auquel le nègre doit s'adapter pour survivre, repose sur la technique et la science qui sont le privilège racial, biologiquement héréditaire du blanc. Mais d'un autre côté, la constitution biologique du nègre qui fait de lui un émotif et un mystique, lui interdit de pouvoir jamais rivaliser avec le blanc sur le terrain de la raison et de la science.»35(*) Et à TOWA de citer SENGHOR : «Croyez- vous que nous puissions jamais battre les européens dans la mathématique, les hommes singuliers exceptés, qui confirmeraient que nous ne sommes pas une race abstraite?»36(*) TOWA nous éclaire sur le sens de tels propos : «Autrement dit, le nègre, tant qu'il demeure tel, n'a pas de place égale à celle du blanc, dans un monde fondé sur la raison et la science.»37(*) SENGHOR, comme le constate TOWA, reconnaît si volontiers l'européanité exclusive de la raison quand l'émotion et l'instinct sont l'apanage du Nègre. C'est ce qui amène TOWA à s'interroger sur les desseins réels de SENGHOR : est-ce de nier ou de servir l'impérialisme européen?

    Pour HOUNTONDJI, il y a assurément une complicité entre intellectuel Africain et intellectuel Occidental qui n'a de cesse de reconnaître la valeur de la culture occidentale. Aussi constate-t-il : «Césaire n'invente donc rien quand il prétend que la non - technicité des Noirs, loin d'être un défaut est au contraire une vertu ; qu'elle est l'envers d'une disponibilité essentielle que l'Europe ignore ; que l'Occident n'a rien à apprendre aux autres cultures pour ce qui est des qualités essentielles de l'homme, du sens de la fraternité, de l'ouverture au monde, de l'enracinement. CESAIRE lui-même le sait d'ailleurs parfaitement. (...) De la sorte, la démarche nationaliste n'a jamais consisté dans les colonies à rejeter globalement la culture du colonisateur ; elle a toujours, en fait, consisté à choisir, parmi les nombreux courants de cette culture, ceux précisément qui étaient les plus favorables au Tiers-Monde ; ou plutôt à retrouver dans un second temps, à partir d'une révolte spontanée et d'une affirmation de soi d'abord irréfléchie, ces courants favorables, qui contrastaient violemment avec la pratique coloniale vécue. Ainsi s'est établie, entre le nationaliste du Tiers-Monde et l'anthropologue progressiste d'Occident une véritable complicité.»38(*)

    La lutte pour la reconnaissance, pour l'affirmation l'identité du Noir n'aura en rien contribué à épurer complètement la mentalité du Noir et à la débarrasser de toute contagion occidentale. D'une façon ou d'une autre, le Noir continue d'assimiler la culture occidentale, à des degrés divers. On pourrait parler d'une revendication vaine et stérile qui n'aura fonctionné que sur le papier à travers les écrits des uns et des autres. On pratique à merveille ce qu'en réalité on donne la triste et morne impression de combattre.

    En réalité, on ne se livre qu'à un exhibitionnisme creux qui ne consiste qu'à offrir en spectacle les cultures noires et à les aliéner à l'Occident. Rien de plus.

    Il ne s'est donc agi que d'une piètre exhumation des valeurs africaines aux yeux de l'Occident. Ce qui est loin d'être une affirmation de son identité. Situation devant laquelle HOUNTONDJI ne demeure longtemps insensible car pour lui : «La recherche de l'originalité est toujours solidaire d'un désir de paraître. Elle n'a de sens que dans le rapport à l'autre, dont, on veut à tout prix se distinguer. Rapport ambigu dans la mesure où on affirme sa différence, mais où, en l'affirmant, on n'a de cesse que l'autre ne l`ait effectivement reconnue. Cette reconnaissance se faisant malheureusement attendre, le désir du sujet, pris à son propre piège, se creuse toujours davantage jusqu'à s'aliéner complètement dans une attention inquiète aux moindres gestes de l'autre, aux moindres mouvements de son regard.»39(*) L'Africain aspirant à la reconnaissance se trouve finalement pris dans un piège ; le piège de l'aliénation. En voulant se particulariser vis-à-vis de l'autre, on finit par s'aliéner à la façon d'être de l'autre.

    Le reproche principal fait aux tenants de la Négritude est de prôner explicitement la supériorité du Blanc sur le Noir. HOUNTONDJI lui-même peut-il échapper à un tel reproche quand il revendique avec fierté sa formation occidentale? Parlant de ALTHUSSER, il écrit : «Je faisais bon marché des nuances du maître qui prévenait, (...), que la philosophie n'avait d'objet comme les sciences mais des enjeux. Pour moi, comme pour tout disciple pressé,...»40(*)  Plus loin, il évoque «les analyses inspirées par ces `'colères'' diagnostiquées par mon maître Canguilhem...»41(*) L'allégeance au maître Blanc et sa célébration à n'en point finir ne sont pas que l'apanage de SENGHOR. HOUNTONDJI également s'y adonne, quoique de manière implicite, même s'il se trouve dans un registre autre que le mouvement de la Négritude.

    L'Africain, au travers du mouvement de la Négritude était plutôt soucieux d'un désir de paraître en lieu et place d'une action véritable. Continuer à chanter que le Noir symbolise la beauté, la richesse, c'est en fin de compte renfermer l'Afrique sur elle-même ; faisant d'elle un bâtiment sans fenêtre, sans aucune possibilité de communication avec l'extérieur. Le cri d'alarme des intellectuels Africains ne visait tout simplement qu'à exalter cette spécificité de l'être - au - monde du Noir. Le Professeur DIBI Kouadio Augustin le constate aisément : «En revendiquant une différence spécifique, le désir secret de l'Afrique était de retrouver, pour l'affirmer, l'identité libre d'elle-même, de venir boire à la coupe d'une sorte de virginité où elle croit lire ce que le destin lui a personnellement confié, et de présenter, en fierté, à un monde qui lui dénierait toute valeur, ce qu'elle considère comme sa relation inaltérée au temps, exclusive de tout partage, tout entière inexposable et, de cette façon, infiniment riche!»42(*)

    C'est en cela que consiste l'exhibitionnisme ; le désir d'être et de s'affirmer aux yeux des autres qui pendant longtemps ne nous ont accordé la moindre valeur. L'Afrique, aux yeux du monde recherche une différence bien spécifique à elle ; donnant la preuve qu'elle a une manière d'être qui ne se confond pas avec celle des autres. C'est pourquoi, tous en coeur, les intellectuels Africains s'extasient devant la beauté des femmes africaines, la sexualité exacerbée de l'Homme Noir. Cette attitude se présente finalement comme un voile posé sur le visage de l'Afrique qui non seulement ne voit pas les autres mais n'est pas vu en retour. C'est pourquoi pour le Professeur DIBI Kouadio Augustin, «l'Afrique échoue à faire reconnaître à l'Europe sa particularité, parce que celle-ci, visée comme une chose, substantiellement, comme une détermination immuable qu'aucun regard venant de l'extérieur ne peut pénétrer, confesse de cette façon même qu'elle trouve seulement dans l'obscurité sa fidèle compagne et ne peut rien communiquer43(*) Comment en réalité ce qui est dans l'obscurité et ne peut rien communiquer peut-il être reconnu par l'Autre? La communication ne demeure-t-elle pas ce qui, inévitablement, lie le sujet à Autrui? N'est-ce pas par l'entremise de la communication que les relations personnelles prennent assise et fondement? En disant «TU», le sujet brise par-là même les liens de la solitude et entre du coup en relation avec l'Autre. Il s'ouvre à l'Autre et se fait reconnaître en même temps par l'Autre. Mais, n'être pas en mesure de communiquer, c'est rester fermé sur soi, ne donnant aucune possibilité à l'Autre de nous saisir.

    La quête inlassable de l'Africain pour sa reconnaissance, pour son identité décrit finalement un cercle qui constitue un retour vers ce qu'on voulait fuir : l'aliénation.

    CHAPITRE II

    L'ETHNOPHILOSOPHIE

    L'Africain, à tout point de vue, échoue à faire reconnaître sa spécificité, sa particularité ; en un mot sa manière d'être - au - monde au Blanc. Tant de cris, tant de hargne, n'auraient pas suffi pour faire plier l'échine qu'est le Blanc et l'amener à reconnaître désormais le Noir, non comme le supplément d'âme qu'il lui faut pour sa propre affirmation, mais comme un être doté d'une raison semblable à la sienne ou tout au plus un être à part entière. Les tentatives des intellectuels Noirs en général, et des Africains en particulier, en vue de la réhabilitation de l'Homme Noir ont tout simplement été vouées à l'échec. Dans cette recherche de l'originalité, de la différence, ils se sont tous laissés prendre au piège de l'aliénation culturelle. Finalement, l'existence de l'Africain n'est qu'accident et contingence. Au propre comme au figuré, le Blanc ne reconnaît pas le Noir.

    Mais, fait décisif : en 1946, apparaît sous la plume d'un missionnaire Belge, le révérend père Placide TEMPELS (alors missionnaire en Afrique Centrale, dans l'ex-Congo - Belge) un livre au titre plus qu'audacieux : La philosophie bantoue. Titre assez révélateur qui laisse pour une fois transparaître l'idée de l'existence d'une philosophie chez les Noirs d'Afrique en général et chez les Bantous en particulier. C'est ce qui suscita l'enthousiasme dont débordèrent dans leur majorité les intellectuels Européens, défenseurs de la cause Noire, à l'image de SARTRE, mais aussi les intellectuels Africains, soucieux de réhabiliter à n'importe quel prix la culture africaine. Ce livre, dans leur entendement apparaissait comme un sérieux revers infligé aux ardents défenseurs du logocentrisme de la pensée occidentale à l'image de Bertrand RUSSELL pour qui, «la philosophie et la science, telles que nous les connaissons maintenant, sont des inventions grecques. L'essor de la civilisation grecque, qui produisit cette éruption d'activité intellectuelle, est l'un des événements les plus spectaculaires de l'histoire. Rien de pareil ne s'est jamais accompli avant ni depuis. Dans le court espace de deux siècles, les grecs déversèrent un flot étonnant de chefs-d'oeuvre, qui se sont imposés comme les modèles généraux que la civilisation devait suivre44(*)

    En réaction à de telles conceptions, on applaudit le livre de TEMPELS dans le cercle des Africains car il constitue en soi un sérieux obstacle à l'avancée de l'apartheid intellectuel et philosophique prôné par l'Occident. C'est pourquoi à la suite de TEMPELS, un autre missionnaire, en l'occurrence le Rwandais Alexis KAGAMÉ, Africain celui-ci, met à la disposition du public, La philosophie bantu - rwandaise de l'être. C'est dire que TEMPELS a tracé la voie qu'il convenait de suivre. Sous sa plume, il brisait à jamais les barrières idéologiques et intellectuelles, présentant désormais l'Homme Noir comme l'autre du blanc. La raison en est que les Africains, défenseurs de la cause africaine trouvent là l'occasion tant rêvée pour accéder au statut d'humains en dépit des contestations de la part d'une certaine élite d'Européens qui continuent de penser qu'ils sont détenteurs du monopole de la raison. Quoiqu'il en soit, se dessine déjà un schéma nouveau dont la finalité réside dans l'humanisation de l'Homme Noir à travers le jeu de la reconnaissance de l'homme par l'homme. Voilà pour une large part ce qui retient le plus l'attention des Africains à travers le livre de TEMPELS ; car c'est ce qui d'ailleurs paraît être les motivations réelles du révérend père.

    Parlant justement de ces motivations-là, HOUNTONDJI écrit : «À première vue, elles paraissaient généreuses, puisqu'il s'agissait pour le missionnaire belge de redresser une certaine image du Noir répandue par LÉVY-BRUHL et son école, de montrer que la WELTANSCHAUUNG des Africains ne se réduit pas à cette fameuse «mentalité primitive» insensible à la contradiction, indifférente aux règles logiques élémentaires, imperméable aux leçons de l'expérience, etc., mais qu'elle repose plutôt sur un système raisonné de l'univers, qui, pour être différent du système occidental, n'en mérite pas moins, le nom de «philosophie». À première vue, donc, il s'agissait pour TEMPELS de réhabiliter l'homme noir et sa culture, par-delà le mépris dont ils avaient l'un et l'autre été jusque-là victimes.»45(*)

    De l'extérieur, TEMPELS semble être animé d'assez nobles intentions. Lesquelles intentions ne sont point indissociables d'avec le vent de l'heure :d'une part l'aspiration des peuples Noirs à une authentique reconnaissance au lendemain de la seconde guerre mondiale et d'autre part la fascination que l'existentialisme de SARTRE exerce sur le milieu des intellectuels et des philosophes. Car, selon l'existentialisme sartrien l'homme n'a pas d'essence, par conséquent, son existence précède cette essence. Comme suite logique d'une telle conception de l'homme c'est la négation totale de toute définition hâtive et anticipée du Blanc ou du Noir. Ceci pour dire que l'histoire constitue le seul cadre où se déroulent toutes les existences concrètes. Existences dont la philosophie doit s'occuper afin de dégager le sens. L'existentialisme de SARTRE débouche inévitablement sur une philosophie de la liberté et se pose par là-même comme un humanisme. C'est au nom de cet humanisme que SARTRE, préfaçant Situations 3 présente sous le titre `'Orphée noir'' les normes d'une action possible contre la domination et l'idéologie coloniales et affirme le droit pour les Africains à un nouveau style de pensée, de parole et de vie. Rien donc n'empêche le livre de TEMPELS de susciter un réel engouement car l'idéologie qu'il semble défendre se trouve en parfaite adéquation avec le vent nouveau qui souffle sur les rapports Blanc-Noir. Non seulement, le moment était propice à une reconnaissance de l'Autre, l'Africain par excellence, mais à l'énonciation d'une philosophie africaine dont TEMPELS se chargera d'en être l'illustre précurseur.

    Mais, à y voir de près, nous constatons sans l'ombre d'aucun doute que les motivations de TEMPELS sont d'un autre ordre. Son souci en écrivant La philosophie bantoue est d'un genre particulier. Qu'il nous suffise de lire ces lignes pour nous en convaincre : «Une meilleure compréhension de la pensée bantoue est tout aussi indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les indigènes. Ceci concerne donc tous les coloniaux, mais plus particulièrement ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs, tous ceux qui sont attentifs à une évolution favorable du droit clanique, bref, tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les bantous. Mais, si cela concerne tous les coloniaux de bonne volonté, cela s'adresse tout particulièrement aux missionnaires.»46(*) Flagrante et étrange contradiction! En même temps que TEMPELS pense affirmer l'existence d'une philosophie chez les Bantous, il continue de parler de civilisation, d'éducation. C'est comme si en dépit de ce qu'il écrivait, TEMPELS continue de maintenir le trop grand écart entre l'Homme Noir et l'Homme Blanc.

    Le Noir, c'est celui qu'on doit encore éduquer, élever, civiliser. Le Blanc, c'est toujours celui qui éduque, élève, civilise. C'est pourquoi il doit connaître et comprendre le domaine de la pensée noire afin de donner plus d'efficacité à son action. HOUNTONDJI tire à ce sujet cette conclusion qui laisse transparaître les motivations réelles du Père Franciscain : « (...) Le Noir continue de ce fait, d'être tout le contraire d'un interlocuteur : il est ce dont on parle, un visage sans voix qu'on tente de déchiffrer entre soi, objet à définir et non sujet d'un discours possible47(*)

    C'est à croire qu'au-delà de tout l'enthousiasme suscité, l'oeuvre de TEMPELS pèche, de par son contenu. Si du point de vue de la forme, La philosophie bantoue réhabilite d'une façon ou d'une autre le Noir en affirmant l'existence d'une philosophie africaine ; alors que la philosophie jusqu'ici passait pour être l'apanage du seul Homme Blanc, plus encore elle ne fait que le maintenir dans des positions des moins enviables. En effet, TEMPELS par une interprétation des coutumes, des traditions, des proverbes et des institutions, bref, de la culture bantoue n'a fait que construire une vision du monde commune à tous les Bantous et à laquelle il donne le nom «philosophie.» Ainsi le Bantou devient philosophe malgré lui et sans le savoir. Séduits par l'aspect formel de l'oeuvre de TEMPELS, sans aucun égard pour le fond ; les auteurs Africains voient en TEMPELS un modèle. C'est pourquoi ils soutiennent l'idée d'une philosophie collective et immuable à laquelle adhèrent plus ou moins consciemment tous les Africains. En clair, ni TEMPELS, ni ses prédécesseurs Africains ne font de la philosophie véritable. Ils font plutôt de l'ethnophilosophie. Il s'agit pour eux d'exhumer une philosophie cachée, qu'on ignore ; philosophie à laquelle les Africains manifestent collectivement, et d'une manière inconsciente leur adhésion. Pour les auteurs Africains, à la suite de TEMPELS, il s'agit de mettre à jour cette ``philosophie'' collective, sous-jacente aux traditions et comportements des Africains, comme l'attestent ces propos de HOUNTONDJI : «La philosophie africaine n'a été jusqu'ici, pour l'essentiel, qu'une ethnophilosophie : recherche imaginaire d'une philosophie collective, immuable, commune à tous les Africains, quoique sous une forme inconsciente48(*)

    Voilà, pour l'essentiel, ce qui se passe pour être de la véritable philosophie africaine mais qui, en réalité, n'en est pas une.

    Au-delà de cet aperçu du fonctionnement global de la «philosophie africaine» qui n'est que de l'ethnophilosophie et qui, tant du côté des intellectuels Africains qu'Européens recueille une adhésion totale, nous sommes tentés de nous interroger sur les fondements réels de cette tendance de la philosophie africaine. En clair, pourquoi l'ethnophilosophie? Pourquoi les Africains et les Européens, tous en choeur, postulent-ils ce consensus théorique entre les membres de chaque collectivité africaine?

    Ces interrogations en appellent une autre : qu'est-ce que l'ethnophilosophie? Laissons à HOUNTONDJI le soin de nous éclairer : «Soucieux de dissiper les équivoques et de distinguer, pour des raisons de clarté, des termes habituellement confondus, je proposai d'écrire « philosophie », entre guillemets, pour désigner la vision du monde collective, philosophie tout court, sans guillemets, pour désigner la discipline et ethnophilosophie pour désigner cette forme de philosophie(cette branche de la discipline) qui s'affaire à reconstituer une «philosophie»(une vision du monde).»49(*)

    Après cet éclairage, et avant d'en arriver aux motivations profondes de l'ethnophilosophie, il est bon de souligner que les émules de TEMPELS se rencontrent aussi bien du côté des intellectuels Européens que du côté des Africains. Mais au risque de baigner dans le vague et dans la confusion, HOUNTONDJI estime que l'ethnophilosophie post-tempelsienne a ses tenants aussi bien du côté des religieux comme TEMPELS lui-même que des laïcs. Ces deux groupes (religieux et laïcs) représentent les deux tendances principales de l'ethnophilosophie après TEMPELS. Ainsi, retrouve-t- on du côté des religieux suivant l'énumération de HOUNTONDJI l'abbé rwandais Alexis KAGAMÉ ; Monseigneur MAKARAKIZA du Burundi, le prêtre Sud-Africain MABONA, le père Malgache RAHAJARIZAFY, le pasteur Jean CALVIN BAHOKEN du Cameroun, le pasteur Kenyan JOHN MBITI, ... Cette liste, qui est loin d'être exhaustive nous situe largement sur la nature et l'identité des auteurs précités ; tous des hommes d'Église. À l'origine des entreprises ethnophilosophiques de ces auteurs, se retrouve aux dires de HOUNTONDJI, leur préoccupation essentielle qui est de «trouver une base psychologique et culturelle pour enraciner le message chrétien dans l'esprit de l'Africain sans trahir ni l'un ni l'autre. Préoccupation en un sens, éminemment légitime. La conséquence, toutefois, est que ces auteurs sont obligés de concevoir la philosophie sur le modèle de la religion, comme un système de croyances permanentes, stable, réfractaire à toute évolution, toujours identique à lui-même, imperméable au temps et à l'histoire50(*) Ces hommes sont soucieux d'élever le sentiment religieux chez l'Africain, au travers de leurs écrits qu'ils qualifient justement de philosophiques. Aveuglés par cet objectif-là, ils vont jusqu'à commettre une erreur d'ordre méthodologique, à savoir la réduction et la conception de la philosophie sur le modèle de la religion. De même que la religion demeure un système de croyances clos et immuable, auquel tout le monde adhère, de même la philosophie à leurs yeux ne saurait évoluer autrement. Tout comme la religion, la philosophie doit pouvoir concilier tous les esprits. Elle n'est point la philosophie d'un sujet pris isolément, mais se doit de demeurer une philosophie collective ; également un système de croyances propres à tous les Africains. Tout évolue comme si l'Africain qui oserait penser en marge du groupe passerait pour un hérétique. Il est donc question de postuler à tout prix ce consensus théorique entre tous les Africains, en matière de philosophie ; ce qui du coup amènerait à penser que leurs vues philosophiques ne diffèrent guère de l'idée même de Dieu et de la religion. sIl faut partir d'un préalable : tous les Africains pensent de la même façon. Les conceptions philosophiques sont partout les mêmes. Du coup, on tue dans l'oeuf l'éclosion de la véritable philosophie africaine.

    Le groupe des laïcs s'est bâti autour des noms comme Léopold Sédar SENGHOR ;le Nigérian ADESANYA ;le Ghanéen Wiliam ABRAHAM ;également Kwamé N'KRUMAH, le Sénégalais Allasane N'DAW, le Camerounais Basile -Juléat FOUDA,... Les ambitions de ces auteurs-là s'inscrivent dans une visée purement revendicative, ainsi que la quête d'une identité que le colonisateur s'est évertué à nier des décennies durant, comme le proclame HOUNTONDJI : «Les intellectuels africains voulaient, à n'importe quel prix, se réhabiliter à leurs propres yeux et aux yeux de l'Europe. Ils étaient prêts, pour y parvenir, à faire feu de tout bois et n'ont été que trop heureux de découvrir, à travers la fameuse `'philosophie bantoue'' de TEMPELS, un type d'argumentation pouvant fonctionner ; en dépit de ses équivoques ou plutôt grâce à elles, comme un moyen parmi tant d'autres d'assurer cette réhabilitation. Ainsi s'explique la reprise en choeur, sur les tons et les nuances divers, de l'argumentation tempelsienne par un nombre sans cesse croissant d'auteurs africains,...»51(*)

    L'ethnophilosophie est ainsi perçue comme la seule issue en vue d'assurer valablement sa reconnaissance aux yeux de l'Europe. Le mythe de l'unanimité primitive, permanente et inaltérable participe de cette quête de l'identité, d'où une fois de plus le sens de ces propos de HOUNTONDJI : «Dans cette recherche, nous retrouvons la même préoccupation que celle qui anime le mouvement de la négritude : la quête passionnée d'une identité niée par le colonisateur, mais avec cette idée sous-jacente que l'un des éléments de l'identité culturelle est précisément la «philosophie», l'idée que toute culture repose sur un substrat métaphysique particulier, permanent, inaltérable.»52(*)

    Cette «quête passionnée d'une identité niée par le colonisateur» réconcilie de ce fait mouvement de la négritude et ethnophilosophie. D'un côté comme de l'autre, on a à coeur de prouver son humanité et son mode d'être - au - monde à l'Europe. Marcien TOWA ne dira pas autre chose lorsqu'il déclare : «L'ethno - philosophie, disions-nous est un aspect (tardif) du mouvement de la négritude. Notre opinion est qu'elle doit être dépassée tout comme le mouvement qui la porte. L'ethnophilosophie s'inscrit avec la négritude, dans une perspective revendicative : «la revendication d'une dignité anthropologique propre», (...).Il s'agit de déterrer une philosophie africaine propre, pour la brandir devant les négateurs de notre « dignité anthropologique » comme un irrécusable certificat d'humanité.»53(*)

    Si l'ethnophilosophie se révèle comme une des composantes de la Négritude, il est clair que le message qu'elle véhicule est en priorité destinée aux Occidentaux et non aux Africains. Pour HOUNTONDJI : «À mes yeux, ce n'était pas un hasard si La philosophie bantoue avait été écrite par un Européen et destinée, de l'aveu même de l'auteur, à un public européen : l'ouvrage n'avait son sens, en effet, qu'à l'intérieur d'un débat interne à l'Occident, où le missionnaire belge, en désaccord avec la thèse du prélogisme, a cru devoir opposer à un certain discours ethnologique un autre type de discours. J'observais, du même coup, qu'en reprenant à leur compte cette préoccupation, les intellectuels africains, à leur tour, prenaient position dans un débat européen auquel leurs peuples n'avaient aucune part, et développaient forcément un discours extraverti.»54(*)

    La destination du discours ethnophilosophique écarte de ce fait l'Afrique et les Africains dont on parle. Il s'agit ici de se faire «le porte - parole de l'Afrique globale devant l'Europe globale, au rendez - vous imaginaire du `'donner et du recevoir.»»55(*)

    De ce qui précède, nous sommes en droit d'affirmer que pour les hommes d'Eglise, l'ethnophilosophie apparaît comme «une étape vers la conversion du païen, un moyen de reconnaître ses convictions les plus profondes pour mieux les transformer»56(*), d'où un moyen d'enracinement du message chrétien. Pour les laïcs au contraire, elle s'inscrit dans une visée revendicative. Chez les uns comme chez les autres, il s'agit de postuler l'existence d'une philosophie inconsciente, collective, et même spontanée à laquelle adhèrent tous les Africains, disons les Noirs.

    Mais au fait, que reproche-t-on au juste à l'ethnophilosophie? Qu'y a - t - il de mal à postuler l'existence d'une pensée collective en Afrique ?

    Une compréhension du fonctionnement global de la philosophie, sa nature propre, ses variations, ses enjeux permettront assurément de répondre à ces interrogations. Rappelons à ce sujet que la philosophie ne se déploie comme discipline théorique et ne se maintient réellement qu'à travers des noms, des hommes, tous différents les uns des autres. Ainsi toute philosophie se déploie par l'initiative d'un sujet, toujours différent d'autrui et par conséquent de la foule. De même, il n'y a de philosophie qu'à travers une conceptualité un peu spéciale, c'est -à -dire une terminologie, un vocabulaire et tout un appareillage conceptuel légués par la tradition philosophique et qu'aucun sujet ne peut absolument pas contourner. Or, en postulant l'existence d'une philosophie collective, immuable, à laquelle adhèrent plus ou moins consciemment les Africains, par delà les temps et les générations, on fait de l'Africain, philosophe sans le savoir, ignorant du coup les règles qui régissent le fonctionnement de la philosophie, d'autant plus qu'il intègre un système de pensées pré- établies.

    À ce rythme - là, nulle possibilité n'est offerte à l'Africain de bâtir une pensée propre et singulière. C'est dire que l'ethnophilosophie s'oppose à l'éclosion de la philosophie africaine. Toute analyse faite, il apparaît clairement que cette prétendue vision collective qu'on entend exhumer et à laquelle on donne le nom de «philosophie» n'est que le reflet des pensées des tenants d'une telle idée. C'est ce que note d'ailleurs HOUNTONDJI: «Ce qu'on présentait comme une « philosophie bantoue » n'était donc pas vraiment la philosophie des Bantu, mais de Tempels et n'engageait que la responsabilité du missionnaire belge, devenu occasionnellement analyste des us et coutumes bantu.»57(*)

    Conçue comme instance de promotion de la pensée africaine, l'ethnophilosophie finit par s'opposer à l'émergence de cette pensée-là. La philosophie en Afrique, prise au piège de l'ethnophilosophie, est incapable d'éclore et d'entamer une avancée significative. On fait comprendre à l'Africain qu'il y a un déjà-là, un système de pensées immuables auquel il se doit d'adhérer. HOUNTONDJI en fait l'amer constat : «C'est ainsi que notre littérature philosophique ne cesse de s'enliser, depuis bientôt trente ans dans les sentiers bourbeux d'une ethnophilosophie douteuse, d'une discipline hybride, idéologique, sans aucun statut assignable dans l'univers de la théorie. Ce faisant, nos auteurs ont cru, de bonne foi faire oeuvre originale, alors qu'en réalité ils ne faisaient que suivre une voie toute tracée par l'ethnocentrisme occidental. Car l'Europe n'a jamais attendu de nous autre chose, sur le plan culturel, que de lui offrir nos civilisations en spectacle et de nous aliéner dans un dialogue fictif avec elle, par-dessus les épaules de nos peuples.»58(*)

    Instance de négation de la philosophie africaine, l'ethnophilosophie se révèle également comme le lieu d'un consensus doublement posé. On peut évoquer dans un premier temps le consensus entre l'intellectuel Africain et l'ethnocentriste Occidental. Les considérations ethnophilosophiques du premier contribuent à rassurer le second quant à l'idée de l'existence d'une seule culture ; en l'occurrence la culture occidentale. Prise dans le sens de la philosophie, cette idée permet de comprendre que les développements de la philosophie en Afrique la confinent dans une position des moins enviables d'autant plus que l'Européen est convaincu que la philosophie dont il est question en Afrique n'a rien à avoir avec celle à laquelle il se trouve habitué et qu'il n'a de cesse de pratiquer. La culture africaine reste de ce fait à un stade rudimentaire, réfractaire à toute évolution, incapable de discuter d'égale à égale avec la culture occidentale. Le second niveau du consensus évoqué plus haut est nettement perceptible à travers ces mots de HOUNTONDJI qui, parlant du discours ethnophilosophique, déclare : «Hier, langage des opprimés, il est désormais discours du pouvoir. Naguère contestation romantique de l'orgueil européen, il est maintenant un baume idéologique. L'ethnophilosophie a changé de fonction : elle n'est plus un moyen possible de démystification, mais un puissant moyen de mystification aux mains de ceux qui ont intérêt à décourager l'audace intellectuelle, en cultivant au sein de nos peuples aux lieu et place d'une pensée vivante, la pieuse rumination du passé.»59(*) À tout jamais, le pouvoir Africain tient à exhiber le discours ethnophilosophique comme preuve de l'unanimité primitive entre tous les membres de chaque communauté africaine. L'interprétation politique d'une telle unanimité permet aux dirigeants Africains de réprimer au mieux toute prise de position contraire aux vues qui prédominent au sommet de l'État, satisfaisant à peu de frais leur voeu d'une Afrique une et indivisible où tout le monde semble d'accord avec tout le monde. Le discours ethnophilosophique apparaît dès lors comme une arme idéologique servant à consolider le pouvoir en Afrique.

    À qui veut lui rappeler la nécessité d'une pluralité d'opinions pour un développement durable en Afrique, l'homme du pouvoir Africain brandit le discours ethnophilosophique comme preuve d'une parfaite communauté de vues entre tous les Africains sur n'importe quel sujet. La conséquence logique d'une telle situation, c'est le refus catégorique du droit à la différence de l'Africain. L'Africain, malgré lui, est tenu de s'aligner derrière l'idéologie officielle au risque de faire les frais de l'absolutisme du pouvoir.

    La position de HOUNTONDJI face à l'ethnophilosophie n'est pas du goût de certains intellectuels Africains à l'image du professeur NIAMKEY Koffi pour qui, dans l'Afrique précoloniale, «les pensées, mêmes officielles, sont marquées du sceau de l'anonymat.»60(*) Par ailleurs, poursuit-il, on a ici affaire à «un mode de production plutôt collégial [où] le savoir ou la pensée officielle sont le fait d'un collège de maîtres.»61(*) NIAMKEY Koffi s'insurge contre la position de HOUNTONDJI s'opposant à l'énonciation d'une pensée collective en Afrique. Une telle opposition traduit à y voir de près une méconnaissance, sinon une négation de la pensée de l'Afrique traditionnelle. Ensemble avec Abdou TOURÉ, ils estiment qu'il faut en finir avec cette «position d'intellectuels méprisant les productions intellectuelles des non -intellectuels.»62(*) Ils entendent à leur manière, combattre cette attitude peu cavalière qui consiste à discréditer la pensée africaine précoloniale et à la ranger dans la catégorie du mythe, estimant surtout qu'elle est à la fois inconsciente, collective et spontanée. Comme pour dire que les productions intellectuelles de l'Afrique précoloniale ne méritent pas moins d'être de la philosophie et ne sauraient en aucun cas être dépréciées ou dévalorisées.

    HOUNTONDJI se défend contre de telles accusations. Il s'explique en ces termes : «On essaie de me faire nier l'existence d'une pensée africaine traditionnelle. Contre une interprétation aussi absurde, il fallait d'abord rappeler que toute pensée n'est pas forcément philosophique et que je n'avais mis en cause ni la pensée religieuse, ni la pensée morale, ni la pensée sociale et politique, ni la pensée mythique, de l'Afrique précoloniale. Je montrais au passage les équivoques attachées à l'adjectif «traditionnel» qui, employé pratiquement comme synonyme de « précolonial », pouvait, par une sorte d'illusions rétrospectives, vider de toute tension, de toute contradiction interne, l'objet auquel il se rapporte (en l'occurrence, la pensée africaine). Je disais ma préférence pour un retour au substantif «tradition», pris dans son sens originellement actif : au sens d'un mouvement de transmission, et non au sens passif et dérivé des résultats de cette transmission. Mieux valait, de ce point de vue, parler des traditions de pensée, ou à la rigueur, de la tradition de pensée africaine(s), au sens d'un singulier collectif désignant un héritage complexe et contradictoire. Enfin, contre l'attitude apologétique de l'ethnophilosophe, prompt à justifier n'importe quelle coutume et n'importe quelle pratique sociale au nom de sa signification métaphysique supposée, il fallait rappeler la nécessité pour l'Africain d'aujourd'hui d'entretenir avec son héritage culturel un rapport critique et libre.»63(*) Précision de taille qui permet à HOUNTONDJI de rappeler les raisons de son rejet de l'ethnophilosophie qui, ne saurait en aucun cas se faire passer pour de la véritable philosophie africaine. D'ailleurs comment peut-on valablement parler de philosophie là où la liberté d'expression continue d'être un problème et une préoccupation majeurs?

    CHAPITRE III

    AUTORITARISME ET REFUS DE LA DIFFÉRENCE :

    LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

    La philosophie africaine, ou du moins ce que l'on désigne sous ce nom, n'a été pour l'essentiel que de l'ethnophilosophie. Celle-ci reste solidairement liée à la sauvegarde de la thèse unanimiste qui constitue finalement le point de liaison entre l'ethnophilosophie, l'intellectuel Africain, l'ethnocentriste Occidental, et le politique Africain. En effet, la thèse unanimiste a prévalu tout au long de la période coloniale, car on estimait que c'est à ce prix qu'on pouvait vaincre le colonisateur et se sentir enfin chez soi. Il était donc plus que nécessaire dans tous les territoires d'Afrique de faire bloc autour d'idées communes, condition d'une rigoureuse opposition au colonisateur.

    Épris de liberté et d'indépendance, les Africains dans leur grande majorité se sont montrés partisans d'une telle thèse. Dès lors, le colonisateur n'avait plus d'autre issue que de plier bagage, abandonnant ainsi les Africains à eux-mêmes et leur laissant le soin de diriger leurs destinées. La quête de l'indépendance imposait à ce titre l'unité des peuples. C'est un tel message que Cheikh Hamidou KANE laisse le soin à l'un de ses personnages de délivrer : «Je crois pour ma part que les jours de la colonisation sont comptés. Référendum ou pas, on peut déjà entendre sonner l'heure de l'indépendance de l'Afrique. L'important n'est pas de dire oui ou non, mais de dire oui ou non d'une seule et même voix dans l'unité. Nous ne devons pas nous laisser défier, j'en conviens, mais ne nous laissons pas duper non plus. La priorité de notre révolution nationale n'est rien d'autre que le maintien, la restauration ou l'instauration de l'unité du monde noir d'Afrique.»64(*)

    S'il est donc admis que dans sa nature propre, l'Afrique est une et indivisible, on comprend sans peine l'effort de tous les leaders Africains en vue de la restauration de cette unité-là. C'est à cette tâche de construction ou même de restauration de l'unité nationale que vont s'atteler les leaders Africains au lendemain des indépendances. En effet, prédomine chez eux l'idée d'une Afrique traditionnelle homogène, une et indivisible. Position que réaffirme Christian P. POTHOLM : «Dans le contexte de l'Afrique indépendante, nombreux sont les leaders politiques qui entendent donner de la société Africaine traditionnelle l'image d'une société homogène .On a fréquemment prétendu que ses sociétés partageaient des conceptions identiques quant à la nature des collectivités humaines, ce principe s'appliquant évidemment aux nouvelles nations.»65(*)

    Chercher à rendre hétérogène l'homogène, tenter de diviser les fils de la chère Afrique serait non seulement trahison mais sacrilège. Chacun veut rester fidèle à l'image de l'Afrique traditionnelle, cette Afrique des origines où la vie se vivait comme totalité. La fidélité au passé est plus q'une urgence d'autant plus que selon le professeur DIBI Kouadio : «Dans la vie d'une communauté, un peuple qui renie ses attaches au passé, la mémoire de lui-même, est en proie à tous les vents, et ne peut rien envisager puisque son existence, en l'absence de tout centre ne connaîtra d'autres réalités que l'éparpillement (...). La conscience du passé est d'une grande importance pour un peuple, afin de situer et de forger une âme qui le nourrisse et l'accompagne dans chacune de ses initiatives66(*) Il y a une nécessité à maintenir la relation de chaque peuple au passé, car ce passé constitue pour lui son point de départ, sa référence. Mais ce qu'on constate ici, c'est que ce passé prend finalement la forme d'un «roc solide et fixe vers lequel les hommes s'empressent de tourner le regard dans les situations difficiles.»67(*) Le passé constitue pour les leaders Africains de l'ère des indépendances un point de départ, mieux une référence. C'est en somme un monde idéalisé sous le couvert de la construction de l'unité nationale.

    Mais on finit par assister à un divorce entre la néo-bourgeoisie et les masses populaires. L'un des indices les plus sérieux de ce divorce reste assurément le langage. Le langage, instrument de manipulation du peuple, mais aussi et surtout révélateur de la trahison et de l'hypocrisie dont fait preuve l'homme politique vis-à-vis du peuple. C'est ce qui ressort de ces propos du docteur Samba DIAKITÉ : «En politique comme partout ailleurs, la prise de la parole est le commencement de la rupture. (...) Dès lors, tout discours est une exclusion dans la mesure où l'accès à la parole implique la déconstruction du dire et du vouloir- dire de l'autre, cet autre du dire qui va sans dire ce qu'on ne saurait dire. La parole est trahison, trahison parce que l'homme politique est hypocrite.

    La trahison et l'hypocrisie du penser politique avec ses procédés falsificateurs, sont d'autant plus courants en Afrique que chaque homme politique se considère comme un renard tandis que le peuple, ce prétendu «phénix des hôtes» de l'État, ce «corbeau» des fables de la fontaine, s'entredéchire pour un pseudo - fromage qu'il ne mangera pas, probablement qu'il ne verra jamais.

    Le mensonge politique s'exacerbe lors des joutes électorales, le moment bien choisi pour promettre à une population majoritairement misérable, affamée et analphabète, toutes sortes de possibilités. Mais le candidat, une fois élu, la promesse devient précaire ; la parole n'est plus respectée et l'engagement devient un encagement. Pourtant, la sagesse africaine, dans son fond éthique admet que la promesse n'a de sens que si elle est tenue, qu'une parole n'a de valeurs que si elle est respectée et par conséquent, un homme n'a de dignité que s'il respecte sa parole «donnée».»68(*) Ne pas respecter ses engagements, en faisant fi de la parole donnée, c'est en quelque sorte instaurer une rupture avec l'Autre. Cette rupture remet du coup en cause l'unité même des peuples d'Afrique. Ainsi, «les antagonismes, au lieu de s'affaiblir ne font que s'accentuer. L'unité se trouve brisée et il n'y a plus de soupape, de légitimité et de sûreté.»69(*)

    Dire, communiquer, c'est convoquer un monde à l'existence ; c'est créer un univers entre l'individu et ses semblables. Mais, du moment où le dialogue est rompu, il n'y a plus de coexistence possible. L'unité chère à l'Afrique et aux Africains vole de ce fait en éclats, justement parce que la masse est réduite au rang de `'choses'' qu'on manipule à sa guise. Tout évolue désormais comme si le politicien et l'homme de la masse provenaient de deux mondes isolés l'un de l'autre, d'où ces écrits de Cheikh Hamidou KANE : «Il y a un fusil entre nos frères de lait et nous, nos frères de honte et nous. Des Nègres pointent un fusil sur des Nègres. Des Africains mangent la porte close, le loquet mis, les chiens lâchés dans le jardin, les sergents de ville circulant dans les rues pour maintenir de l'autre côté des Africains. Il y avait si longtemps pourtant que nous partagions avec eux tout : notre misère, notre honte, notre immense espoir, notre fierté, notre cerveau, notre coeur, notre estomac de nègre70(*)

    Ce tableau est caractéristique de tous les pouvoirs en place au lendemain des indépendances. Ceux-ci se caractérisent par leur toute-puissance, c'est-à-dire un pouvoir sans partage qui proscrit la liberté sous toutes ses formes.Seul un groupe d'hommes réunis au sein de l'appareil dirigeant est réellement libre. À côté, c'est une masse opprimée, dominée de part en part, à qui on refuse tout exercice de liberté. C'est dire que le soleil des indépendances qui s'est levé sur l'Afrique n'a en réalité, contribué qu'à un renforcement du pouvoir au sein de l'État au détriment de la liberté de l'Africain lui-même. Celui-ci apparaît comme un étranger dans sa propre patrie. Tout évolue comme si en Afrique, l'homme ne s'était pas encore ouvert au royaume de la liberté. La loi elle-même n'est rien d'autre que l'expression des désirs et des états d'âme des gouvernants, au détriment des gouvernés.

    Les partis uniques d'alors, sous le fallacieux prétexte de bâtir l'unité nationale, apparaissent comme le symbole même de la privation de la liberté. Dans un tel contexte, la seule voie de salut qui s'offre à l'Africain demeure sans aucun doute l'adhésion ferme aux idéaux du parti. Ambroise KOM ne dit pas autre chose : «La pièce maîtresse de la mobilité sociale n'était plus l'instruction et le diplôme, mais la carte du parti.»71(*) La carte du parti symbolise non seulement l'adhésion au parti au pouvoir, mais par la même occasion signifie qu'on fait le serment solennel de ne jamais penser ou d'émettre des opinions autres que celles s'inscrivant dans la droite ligne de l'idéologie du parti. Pour l'intellectuel Africain, il s'agit, soit d'abandonner ses convictions personnelles en s'alignant derrière le parti, soit de contribuer à soutenir ces convictions-là, au prix de sa liberté, voire de sa vie même. Ambroise KOM décrit cette situation : «On connaît l'effort que déploient constamment les grands réseaux médiatiques du Nord pour faire fortune.

    En Afrique, en revanche, les pouvoirs, faute d'imagination, préfèrent censurer, affamer et au besoin, abattre physiquement quiconque ne s'aligne pas derrière eux.»72(*) On contraint à ce titre l'intellectuel Africain à se déguiser en intellectuel `'alimentaire'' en vertu de la maffieuse loi de «la bouche qui mange ne parle pas» ; ou dans le cas contraire à prendre la route de l'exil s'il n'est pas torturé dans les geôles. C'est ce qui déclencha à une certaine époque de l'histoire de l'Afrique le fameux `'brain drain'' c'est-à-dire la fuite des cerveaux ; dépeuplant de ce fait l'Afrique de ses têtes pensantes au profit de ces universités et autres structures d'enseignement occidentales.

    D'un côté, nous avons les régimes totalitaires, des partis uniques tout puissants, déguisés en parti États et de l'autre, ces hommes  et ces femmes constituant la grande masse des opprimés, c'est-à-dire des êtres qui ne disposent nullement d'eux-mêmes, privés de toute forme de liberté.

    Même l'ouverture de l'Afrique au multipartisme dès les années 1990 n'aura pas apporté de sérieux changements. Tout au plus, le multipartisme aura contribué à mettre en crise le monopole de la scène politique détenue par les partis uniques d'alors ; contraints désormais d'avoir en face d'eux les partis d'opposition, sortis de la clandestinité ou composés des déçus de ces partis uniques, qui ont eu le courage de s'affirmer à la face de leur peuple et du monde entier.

    Mais le changement s'arrête là, car les pratiques de trente années d'indépendance n'ont pas disparu. Juste une nouvelle configuration de la scène politique ; sinon que les hommes et les structures d'antan demeurent (toujours). L'oppression et la répression sont toujours au rendez-vous, le vent de la liberté et de la démocratie tarde à souffler. N'est-ce pas là le sens de l'analyse de Christian CASTÉRAN : «En face, des pouvoirs voraces qui continuent le plus souvent à gouverner avec une culture de parti unique, sans être disposés à partager une once de leur autorité, faisant et appliquant les lois selon leur bon vouloir, disposant des réseaux internationaux, et des moyens de propagande et de corruption, bénéficiant de l'aide de l'administration, de la police, des préfets, bref, de tous les moyens dont peut rêver une ambition politique.»73(*)

    Plus qu'une obsession, l'amour du pouvoir semble s'inscrire dans la nature même des partis uniques d'alors. Trente ans de règne, d'un pouvoir sans partage n'auront pas suffi à les contenter. Il s'agit désormais, pour eux, de renforcer les acquis existants, refusant de ce fait toute alternance. Pour justifier leurs actes, teintés de l'illégalité la plus criarde, on parle de `'démocratie à l'africaine''. C'est comme si, en traversant les frontières africaines, le mot, `'démocratie'' a subitement changé de sens pour être, non pas le gouvernement du peuple par le peuple mais le gouvernement des faibles par les forts. Finalement, plus de trente années d'indépendance n'auraient contribué qu'à accentuer la toute-puissance des pouvoirs Africains, sur un peuple de plus en plus opprimé et qui continue de réclamer de vive voix la liberté. L'instauration du multipartisme dans certains pays ou le retour au multipartisme dans d'autres n'a apporté en réalité qu'un simulacre de `'démocratie''. Celle-ci apparaît plutôt comme un masque sous lequel se dissimulent la servitude et la dissolution de la dignité humaine. «Ici encore, on fait et défait les lois selon la volonté du plus fort et de l'ethnie majoritaire, même si la nature avait prévu autre chose. La domination devient héréditaire et le peuple n'a pas le droit de s'affranchir. Le règne de la terreur devient souverain et légal. Nombre de régimes politiques Africains nous ont habitué à ces phénomènes sensationnels et inédits. (...) Ainsi, le jeu politique en Afrique devient dionysiaque, un jeu théâtral sans fond, sans normes où les spectateurs se confondent aux acteurs et où la violence s'incruste pour contrecarrer l'excès dionysiaque. Le tragique tyrannique se substitue à l'espérance démocratique. (...) Dans certains de nos États, le droit, c'est ce qui est bon pour le chef.»74(*) Sombre mais réaliste tableau de la situation politique en Afrique que peint pour nous Samba DIAKITÉ.

    Ainsi, la liberté chez l'Africain est à ranger au nombre de ces choses dont la venue incertaine constitue une source d'espoir pour le peuple. En face, se dresse un pouvoir qui a la latitude d'émettre toute idée, de défendre n'importe quel point de vue, aidé en cela par des hommes de mains formés à son école. À la grande masse, on refuse toute parole, on refuse toute opinion. Pour elle, il n'y a qu'une alternative : s'aligner derrière l'idéologie officielle ou périr. C'est finalement le règne de la violence, de la barbarie, de la brutalité, symbole de l'autoritarisme des pouvoirs en place.

    HOUNTONDJI également ne dira autre chose : «La force d'un côté-la force brute, aveugle, sauvage, celle qui, directement héritière de la violence coloniale, prétend régner sans partage sur les esprits et les coeurs ; et de l'autre côté, les mains nues, sans défense, d'hommes et de femmes opprimés, surexploités, mystifiés au point de se faire eux-mêmes les complices actifs de leurs bourreaux : tel est, à peu de choses près, le visage réel de l'Afrique contemporaine, par- delà tout le folklore idéologique, la bigarrure carnavalesque des `'couleurs'' politiques, des étiquettes officielles, des `'options'' fracassantes qui se réduisent, le plus souvent à de superficiels faits de langage.»75(*)

    Au sein d'une Afrique contemporaine où ne prévaut que la tyrannie des régimes en place, il devient tout à fait indiqué qu'il ne saurait y avoir la moindre place pour l'émergence d'une véritable pensée africaine. En clair, l'oppression servile et stérile, opposée à la liberté d'expression se dresse de tout son poids sur la route de la philosophie africaine. Le désir acharné des pouvoirs Africains à défendre une mystérieuse thèse unanimiste ne laisse plus aux autres le soin de s'exprimer librement, de réfléchir à leur aise. Lorsque l'idéologie officielle pèse de tout son poids sur les consciences, il n'y a plus la moindre lueur de pensée qui oserait se dessiner ; partant c'est la question même de la naissance de la philosophie africaine qui est remise en cause. En effet, une telle atmosphère se veut résolument opposée à la critique constructive, à la remise en cause, à la discussion entre gens parlant de la même chose. Dès lors, ce qui prévaut, c'est une certaine vision uniforme, prenant la même coloration, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest.

    Ainsi, comprenons-nous pourquoi HOUNTONDJI met un point d'honneur à présenter l'absence de la liberté d'expression comme un des obstacles majeurs à l'avènement de la philosophie africaine. Pour HOUNTONDJI, il n'y a pas de philosophie africaine digne de ce nom parce qu'il n'y a pas de liberté d'expression. On se plaît à refuser à l'autre le droit à la parole, le droit à la libre opinion. On assume qu'en Afrique ne prévaut que l'idéologie du pouvoir, déguisée en idéologie officielle. Il faut donc au prix des vies des autres maintenir cette idéologie-là, empêcher à tout prix sa remise en cause et sauvegarder par-delà le temps et les générations la thèse unanimiste que met un point d'honneur à célébrer l'ethnophilosophie. Il faut en un mot désaliéner la philosophie africaine. Une telle libération du discours philosophique africain ouvre à n'en point douter la voie à un renouveau de la philosophie africaine.

    CHAPITRE IV

    POUR UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

    Au sortir de cette analyse, nous pouvons, avec Paulin HOUNTONDJI, faire un constat : le constat de l'aliénation de la vraie philosophie africaine. Celle-ci s'est enlisée depuis ses origines dans les `'sentiers bourbeux d'une ethnophilosophie douteuse'', complice du totalitarisme des régimes politiques africains, tarissant à sa source toute forme de liberté d'expression. Ce faisant, on assiste à l'échec de la philosophie africaine. Plus encore, ce qu'on entend désigner sous le terme de `'philosophie'' en Afrique diffère évidemment du sens même de ce mot tel que consacré par la tradition Occidentale. Et cela semble être perçu à sa juste valeur par HOUNTONDJI  : «Ainsi, les mêmes mots changent miraculeusement de sens dès qu'ils passent du contexte occidental au contexte africain, dans le vocabulaire des écrivains européens et américains, fidèlement imités en cela par les africains eux-mêmes. C'est ce qui se passe pour le mot `'philosophie''. Quand on l'applique à l'Afrique, il n'est plus censé désigner la discipline spécifique qu'il évoque dans le contexte occidental, mais seulement une vision du monde collective, un système de croyances spontané, implicite, voire inconscient, auquel tous les Africains sont censés adhérer : usage vulgaire du mot, autorisé, comme qui dirait, par la vulgarité présumée du contexte géographique auquel on l'applique.»76(*) Le vocable `'Philosophie'' est détourné de son sens habituel lorsqu'on l'applique à l'Afrique. Ce qui n'est nullement un fait du hasard, car comme le fait remarquer HOUNTONDJI, cela tient du fait que l'Afrique elle-même ne fait pas l'objet d'une appréciation positive.

    Pourtant, nous ne devons pas le nier, l'Afrique, bien évidemment est un cadre géographique différent des cadres européen, américain ou asiatique ; mais elle n'en demeure pas moins une des composantes de ce que nous appelons MONDE. Il faut donc reconsidérer l'Afrique. Laquelle reconsidération rejaillit sur le sens même du terme `'Philosophie africaine'' qui doit apparaître non plus comme une caricaturale vision du monde, mais comme intégrant le vaste système de pensée mondiale. Mais cette intégration doit tenir compte de principes et exigences majeurs : d'une part la libération du discours philosophique africain à laquelle, succède une réorientation de ce discours-là. Voici esquissée l'ossature de ce présent chapitre.

    A - DE LA LIBÉRATION DU DISCOURS PHILOSOPHIQUE EN AFRIQUE

    La première condition à l'éclosion de la philosophie africaine - entendue dans son sens véritable - est inévitablement la libération du discours philosophique africain.

    Discipline théorique, la philosophie, pour émerger, nécessite une totale autonomie ; laquelle autonomie se pose comme condition de son déploiement. En clair, il ne peut y avoir de philosophie que là où tous les obstacles se trouvent levés ; là où toutes les barrières se trouvent franchies. La philosophie ne commence donc que là où elle se trouve libérée des pesanteurs de tous ordres. Ceci pour dire que la philosophie suppose, au préalable, la liberté, entendue dans son sens le plus vaste possible.

    On le sait, ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de `'philosophie'' occidentale a esquissé ses premiers pas dans la Grèce antique, sous l'impulsion de SOCRATE. Si SOCRATE peut être considéré comme le père de la philosophie occidentale, la Grèce antique quant à elle apparaît comme sa terre natale. A propos du monde grec, HEGEL écrit : «C'est le règne de la belle liberté. (...) C'est le règne de la liberté : non de la liberté déchaînée, naturelle, mais de la liberté éthique qui a un but universel, qui présuppose, veut et connaît non l'arbitraire et le particulier, mais la fin universelle du peuple lui-même77(*) On peut donc le dire, le monde grec se caractérisait par le règne de la liberté. C'est à cette seule condition qu'a été possible la philosophie. Or, la philosophie africaine qu'on entend bâtir ne doit pas se particulariser au sein de la notion générale de philosophie. C'est la raison pour laquelle l'éclosion de la philosophie en Afrique obéit à un certain nombre d'exigences dont la première est incontestablement sa libération effective des pesanteurs qui ont ici pour nom ethnophilosophie et pouvoir politique.

    Ainsi, selon Marcien TOWA, «pour ouvrir la voie à un développement philosophique en Afrique, il faut que, résolument, nous nous détournions de l'ethno-philosophie, aussi bien de sa problématique que de ses méthodes.»78(*) Exigence majeure, car, comme nous l'avons souligné plus haut, l'ethnophilosophie, telle qu'elle fonctionne, entrave le véritable discours philosophique africain. Réhabiliter ce discours-là, c'est par conséquent, renoncer à l'ethnophilosophie qui n'est qu'une dénaturation du sens de la philosophie, aussi bien dans sa nature que dans ses enjeux. C'est dans le but de mieux faire comprendre la nature réelle de la philosophie que HOUNTONDJI tient à faire cette distinction entre le sens vulgaire et le sens strict du mot : «Selon le premier sens est philosophie toute sagesse individuelle ou collective, tout ensemble de principes présentant une relative cohérence et visant à régir la pratique quotidienne d'un homme ou d'un peuple. En ce sens vulgaire du mot, tout homme est naturellement « philosophe », toute société aussi. Par contre, au sens le plus strict du mot, on n'est pas plus spontanément philosophe qu'on n'est spontanément chimiste, physicien ou mathématicien, la philosophie étant, au même titre que les mathématiques, la physique, la chimie, etc. une discipline théorique spécifique ayant ses exigences propres et obéissant à des règles méthodologiques déterminées.»79(*) La philosophie est une affaire sérieuse. Il par conséquent apparaît malencontreux de la présenter sous un faux jour ; en rupture avec ce qu'elle a de spécifique. Pourtant, avec l'ethnophilosophie, nous assistons à la consécration du sens vulgaire du mot `'philosophie'' au dépend de son sens réel. En effet, dira HOUNTONDJI, ce sens vulgaire fait de tout homme et de toute société, des philosophes. Autrement dit, l'ethnophilosophie enseigne qu'on naît philosophe. L'Africain, sans le savoir, fait de la philosophie. Ce qui revient à ceci : en Afrique tout le monde est philosophe.

    Une telle conception de la philosophie comme activité spontanée inconsciente, ruine à tout jamais le sens même de la philosophie. C'est pourquoi, suite à la distinction opérée plus haut, HOUNTONDJI en arrive à cette conclusion : «La distinction des notions de philosophie ne devrait pas conduire à une consécration du sens vulgaire, mais à sa ruine. Elle devrait contraindre à rejeter, comme nulle et non avenue, la pseudo philosophie des visions du monde, et faire voir clairement que la philosophie, au sens le plus strict, loin de continuer les systèmes de pensée spontanés, s'instaure au contraire en rupture avec eux - au lieu qu'en réalité elle sert ici de prétexte à nos auteurs pour entreprendre en toute bonne conscience, une reconstruction conjecturale de la sagesse africaine, érigée pour la circonstance en philosophie.»80(*)

    Promouvoir la philosophie africaine, c'est, renoncer à tout jamais à l'ethnophilosophie. En y renonçant, on en fait de même à l'égard de ses problématiques. Plutôt que d'être une hypothétique vision commune du monde, la philosophie africaine doit au contraire apparaître aux antipodes de cette vision-là ; c'est-à-dire être tout simplement une vision individuelle, en rupture avec ce que pensent et ce que conçoivent communément les autres. C'est au prix d'une telle rupture, d'un tel divorce qu'a été possible la philosophie, à ses premières heures, dans la Grèce antique. Plutôt qu'une intégration dans la grande masse des idées qui foisonnent autour de soi, la philosophie est au contraire un digne retour vers soi, un repli sur soi-même. Dans ces conditions, pour HUSSERL : «En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra «une fois dans sa vie » se replier sur soi-même et au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir, qui bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur ses intuitions absolues. Du moment que j'ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m'amener à la vie et au développement philosophique, j'ai donc par là même fait voeu de pauvreté en matière de connaissance.»81(*)

    .82(*)Mettre à jour une oeuvre philosophique digne de l'Afrique et des Africains suppose un respect scrupuleux des exigences et des principes mêmes de l'émergence du savoir philosophique. C'est au nom d'une telle adhésion qu'il convient de ruiner à tout jamais la conception de la philosophie comme système de croyances tacites, immuables, réfractaires à tout développement. En effet, la conception de la philosophie africaine comme un système de croyances clos, achevé et immuable auquel adhèrent consciemment ou non les membres d'une même communauté suppose que partout, sur le continent, les conceptions des uns et des autres ne diffèrent guère. Plus encore, ces conceptions demeurent les mêmes par-delà le temps et les générations. Ce qui revient à dire qu'il y a eu pour toujours une seule conception philosophique en Afrique. Celle-ci n'a jamais évolué. Elle est restée la même. Or, de l'avis de HOUNTONDJI : «La philosophie n'est pas un système, si on entend par là un ensemble de propositions considérées comme définitives, un ensemble de vérités dernières, indépassables, qui représenteraient à la fois un aboutissement et un arrêt de la pensée. La philosophie en ce sens-là n'est pas un système, car elle ne s'arrête jamais, mais n'existe au contraire comme philosophie que dans l'élément de la discussion sous la forme d'un débat sans cesse rebondissant.»83(*) C'est dire que malgré la parenté essentielle qui puisse exister entre les diverses conceptions philosophiques, celles-ci, de loin, s'éloignent de l'approbation naïve, de la reprise en choeur des mêmes notions, des mêmes idées fortes. Pour nous en convaincre, jetons un regard sur l'histoire de la philosophie, de l'Antiquité grecque jusqu'à la période contemporaine.

    Il est vrai comme le souligne NIETZSCHE, que «les différentes notions philosophiques ne présentent rien d'arbitraire ; elles ne surgissent pas par génération spontanée, mais se développent selon de mutuels rapports de parenté ; si soudaine et fortuite que soit leur apparition dans l'histoire de la pensée, elles n'en appartiennent pas moins à un système, au même titre que toutes les espèces animales d'une région déterminée.»84(*) Loin de nous, toute prétention à vouloir nier un tel état de fait. Nous constatons cependant, qu'en dépit de cette parenté, les divers courants philosophiques, tout en se servant de matériaux existants pour leur propre fonctionnement, n'en demeurent pas moins en rupture avec ceux qui les précèdent. On constate par exemple qu'en dépit des consonances platoniciennes qui ressortent de son oeuvre, ARISTOTE n'a élaboré sa pensée qu'en s'opposant à la théorie platonicienne des Idées. Aux Idées platoniciennes, ARISTOTE substitue la théorie du premier Moteur. DESCARTES, pur produit de la scolastique, prit l'engagement sur lui de douter de tout l'enseignement qu'il avait reçu ; doute au sortir duquel il construisit sa pensée. MARX, non sans avoir été disciple de HEGEL se présenta par la suite comme un des fervents opposants à la pensée hégélienne. À l'idéalisme historique de HEGEL, il substitue le matérialisme historique. On pourrait multiplier indéfiniment les exemples pour faire voir que la philosophie, loin d'être un système clos, immuable, loin de se présenter comme une simple reconnaissance, s'alimente au contraire d'incessantes fractures, d'incessants `'parricides'' qui, loin d'appauvrir l'activité philosophique, ne font au contraire que l'enrichir et lui donner toutes ses lettres de noblesse.

    Il convient, dans ces conditions, de rechercher ailleurs la nature de la philosophie. HOUNTONDJI dira : «La philosophie n'est pas un système clos, mais une histoire,...»85(*) La conception de la philosophie comme histoire correspond au principe ci-dessus présenté, à savoir que la philosophie fonctionne sur la base d'un débat alimenté de vérités et de contrevérités. Pareille vision nous autorise à renoncer à l'idée qu'on a voulu nous donner de la philosophie africaine considérée comme une philosophie collective. Pour se développer, la philosophie africaine doit cesser d'apparaître comme un système clos, mais comme une histoire. Et en tant qu'histoire, elle tourne résolument le dos aux considérations engendrées par l'ethnophilosophie. Pour HOUNTONDJI, «dire que la philosophie est une histoire et non un système, c'est aussi dire qu'il n'y a pas de philosophie collective. Donc que la «philosophie» africaine, au sens de cette expression qui a été consacrée par les anthropologues, est un immense contresens. Il n'y a pas de philosophie qui serait un système de propositions implicites, un système de croyances implicites auquel adhéraient spontanément tous les individus passés, présents et à venir d'une société donnée. Cela n'existe pas, cela n'a jamais existé,...»86(*) Voilà qui est clair : la philosophie africaine doit fonctionner en rupture avec une adhésion massive à des valeurs d'une autre époque et d'un autre temps. Pareille rupture implique qu'il n'y a pas de philosophie collective. Il appartient, au contraire, à l'Africain de faire oeuvre originale. C'est à l'Africain, pris comme sujet, qu'il appartient de promouvoir la philosophie. Ce n'est donc plus la communauté qui pense à la place de l'individu. Une telle libération du sujet de la pesanteur du groupe implique désormais une multitude de visions et d'opinions, une pluralité de conceptions qui, loin de se réduire à une plate répétition les unes des autres se présentent au contraire sous l'angle de la contradiction. A ce sujet , pour HOUNTONDJI, il faut « en finir avec la valorisation exclusive de la pensée collective et reconnaître la nécessité, sur toutes les questions essentielles, d'une pensée personnelle, d'une prise de position qui engage la responsabilité de chacun et permette de construire, aux lieu et place de ces simulacres de débat où l'intimidation tient lieu d'argument et où l'on attend de chacun qu'il confirme son adhésion passionnelle à un catéchisme collectif, des débats authentiques fondés sur une libre confrontation et commune recherche de la vérité87(*) Or, justement, la condition à toute contradiction demeure d'abord et avant tout la discussion née d'un débat entre gens parlant de la même chose.

    Par ailleurs, pareille discussion, pareil débat ne trouve sa condition de possibilité et d'émergence que dans le libre accès à la parole, dans le libre exercice de l'expression. Autrement dit, ne discutent que des gens qui ont une réelle possibilité de s'exprimer librement, au-delà de toute contrainte, capable de parler de tout. Nous touchons de ce fait au problème de la liberté d'expression comme condition nécessaire de la philosophie africaine.

    Toutefois, l'on ne saurait poser la liberté d'expression comme fondement de la philosophie africaine qu'à condition de la poser comme fondement de la philosophie en général.

    Mais, de prime abord, il faut retenir que la liberté d'expression elle-même découle de la liberté politique en général. C'est dire qu'il ne peut y avoir de liberté d'expression que là où règne d'abord et avant tout la liberté politique, préalable à toutes les autres formes de liberté. Ce qui, en fin de compte nous amène à postuler que la liberté politique s'inscrivant en première ligne de toutes les libertés favorise l'avènement de la philosophie ou pour être un peu plus clair, nous disons qu'il ne peut y avoir de philosophie que là où la liberté politique connaît un exercice véritable. C'est pourquoi HEGEL a pu écrire : «Historiquement, la philosophie ne se rencontre que là où fleurit la liberté politique, la liberté dans l'État...»88(*) Une meilleure compréhension de cette pensée nous autorise à affirmer dans la droite ligne de l'idée de HEGEL qu'un État totalitaire demeure résolument opposé au déploiement de la philosophie. Par contre, seul un État qui fait de la liberté des individus son souci majeur peut favoriser le rayonnement de la philosophie. Cela suppose, bien entendu, le respect des droits individuels. S'il est vrai que l'État est reconnu comme puissance souveraine, il n'en demeure pas moins que le principe du gouvernement des hommes doit reposer sur l'autorité des lois. C'est dire qu'au-delà des lois, nul n'a le droit de sévir ou de punir. La seule contrainte légitime est celle qui force les citoyens au respect des lois auxquelles ils sont soumis et qu'ils ont eux-mêmes instituées. Un régime politique qui observe une telle exigence se veut ami et complice de la liberté. Laquelle liberté doit être entendue dans son sens le plus large possible. Qu'il s'agisse aussi bien d'une liberté de faire ou d'agir, allusion faite à la liberté physique, la liberté civile, la liberté politique, la liberté de pensée et de conscience incluant la liberté d'expression.

    C'est dire que lorsque nous parlons de liberté dans l'État, nous entendons par là tout ce qui est humainement possible de faire, de dire ou de penser dans le strict respect des prescriptions légales. Or, comme nous le savons, la philosophie est une activité de l'esprit. En tant qu'activité de l'esprit, elle ne saurait se déployer que là où l'esprit s'exerce librement, sans contrainte. Elle suppose, par conséquent, un libre exercice de la pensée favorisant une totale liberté dans l'expression. On ne peut donc rechercher la philosophie que dans un régime qui favorise au mieux cette liberté d'expression. Il en va de même pour la philosophie africaine. Celle-ci ne peut donc émerger que dans un cadre qui donne libre cours au droit à la parole, à la libre expression, plus encore à la libre critique. Ce qui revient à dire que pour le philosophe, aucune vérité ne saurait être définitive. Pour lui, rien ne va de soi : tout doit être passé au crible de la raison critique.

    La philosophie, on le sait, recherche inlassablement le pourquoi des choses. Cette recherche ne peut être possible qu'à condition de tourner le regard interrogateur du philosophe sur son environnement proche et immédiat, lequel regard se veut critique. De là découle la conception de TOWA au sujet du philosophe et de la philosophie : «La philosophie ne commence qu'avec la décision de soumettre l'héritage philosophique et culturel à une critique sans complaisance. Pour le philosophe, aucune idée si vénérable soit-elle, n'est recevable avant d'être passée au crible de la pensée critique.»89(*) Le philosophe demeure de ce fait opposé à toute espèce de dogmatisme. Le seul principe qui le guide est la critique systématique des idées toutes faites. Chez lui, il n'existe point de tabou qui ne puisse être transgressé, de même il n'existe point d'idéologie qui ne puisse être mise en branle. Mais cela n'est possible qu'à condition de libérer effectivement le discours ; ce qui incombe d'abord et avant tout au politique. C'est en cela que réside le sens de cette préoccupation de HOUNTONDJI : «La science naît de la discussion et en vit. Si nous voulons que nos pays se l'approprient un jour, il nous appartient d'y créer un milieu humain dans lequel et par lequel les problèmes les plus divers pourront être débattus librement, (...). Cela suppose, on le voit, la liberté d'expression. Une liberté que tant de régimes politiques s'efforcent aujourd'hui d'étouffer, à des degrés divers. Mais cela veut dire, précisément, que la responsabilité du philosophe africain (comme celle de tout homme de science africain) déborde infiniment le cadre étroit de sa discipline, et qu'il ne peut se payer le luxe d'un apolitisme satisfait, d'une complaisance tranquille à l'égard du désordre établi - à moins de se renier lui-même comme philosophe, et comme homme. En d'autres termes, la libération théorique du discours philosophique suppose une libération politique.»90(*) En somme, il appartient au politique Africain de comprendre qu'en Afrique tous les hommes sont libres et égaux. Si une telle égalité se trouve érigée en principe de gouvernement, il va sans dire que l'intellectuel Africain deviendra effectivement philosophe dans la mesure où il pourra appliquer sans aucune forme de restriction les exigences propres à la discipline dont la première est à n'en point douter la remise en cause perpétuelle, associée à la libre critique. Plutôt que d'acquiescer, il convient de contredire, de réfuter pour ensuite contempler comme fruit de cette contradiction quelque chose que l'on n'hésitera pas à baptiser `'Vérité''. TOWA dans ce sens ne dira pas autre chose : «Ce qu'un philosophe retient et propose est toujours, du moins en droit, la conclusion d'un débat contradictoire, c'est-à-dire d'un examen critique et absolument libre.»91(*) On comprend ainsi que la philosophie naît de la contradiction, d'une libre critique rendue possible par le libre accès à la parole, c'est-à-dire la liberté d'expression et d'opinion. C'est à ce prix que la philosophie africaine peut s'ouvrir à une existence véritable.

    Nous sommes en droit d'affirmer que la philosophie africaine, pour émerger, requiert un renoncement définitif et absolu à l'ethnophilosophie qui, en libérant l'individu de la pesanteur du groupe, lui donne le libre accès à la parole et à l'expression. Une fois ces obstacles levés, nous pouvons dès à présent nous interroger sur l'orientation nouvelle à donner à la philosophie africaine. En clair, comment doit-on concevoir la philosophie africaine aujourd'hui ?

    B - RÉORIENTATION DU DISCOURS PHILOSOPHIQUE AFRICAIN

    À ce stade de notre parcours, il apparaît intéressant de citer ces mots de Paulin HOUNTONDJI qui s'appréhendent comme une sorte de récapitulatif à ce qui précède, nous permettant aisément d'entrevoir l'idée qu'il entend se faire de la philosophie africaine, rejetant du coup la fausse vision de cette philosophie-là : «On commence en effet à comprendre que la philosophie africaine n'est pas cette hypothétique vision du monde collective spontanée, irréfléchie, implicite, avec laquelle on l'avait jusque-là confondue. On commence à admettre qu'elle n'est pas ce système de croyances tacites auquel adhéraient consciemment ou inconsciemment tous les Africains en général, ou plus spécialement les membres de telle ou telle ethnie, de telle ou telle société africaine. On reconnaît qu'en ce sens la «philosophie bantoue», la «philosophie dogon», la «philosophie diolla», la «philosophie yoruba», la «philosophie fon», la «philosophie wolof», la «philosophie sérère», etc. sont autant de mythes inventés par l'occident ; qu'il n'y a pas plus de «philosophie» africaine spontanée qu'il n'y a de «philosophies» occidentale ou française, allemande, belge, américaine, etc., spontanées, qui feraient silencieusement l'unanimité entre les Occidentaux, ou entre tous les Français, tous les Allemands, etc. ; que la philosophie africaine ne peut exister que sur le même mode que la philosophie européenne : à travers ce qu'on appelle une littérature.»92(*) HOUNTONDJI relègue à jamais l'ethnophilosophie aux oubliettes et avec elle ses problématiques fondamentales ; toutes choses qui constituent à ses yeux une entrave à la vraie philosophie africaine.

    Soucieux d'intégrer la philosophie africaine dans ce vaste domaine de la philosophie en général, HOUNTONDJI estime tout simplement que la philosophie africaine doit exister sur le modèle de la philosophie européenne, aujourd'hui référence de premier plan en matière de philosophie. C'est pourquoi il estime que la philosophie africaine doit à jamais tourner le dos à cette unanimité primitive, à cette vision du monde collective, spontanée et irréfléchie qui la caractérisait jusque-là.

    Nous l'avons souligné, l'implication logique d'une telle rupture d'avec l'ethnophilosophie et ses problématiques apparaît sans doute comme la prise de parole individuelle, la responsabilisation de l'Africain qui doit se poser comme philosophe. Mais HOUNTONDJI prévient : «Il ne suffit pas d'un art individualisé du discours pour qu'il y ait philosophie. La parole individuelle (au lieu du discours silencieux du groupe), la prise de parole (au lieu de l'acquiescement passif), est sans doute une condition nécessaire : elle ne saurait à elle seule constituer l'acte philosophique.»93(*) Précision de taille, qui nous permet de déceler l'orientation nouvelle que Paulin HOUNTONDJI entend donner à la philosophie africaine. Mais en quoi réside justement cette orientation-là?

    1. LA PHILOSOPHIE AFRICAINE COMME LITTÉRATURE ÉCRITE PAR DES AFRICAINS

    Le lecteur avisé qui ouvre le livre Sur la «philosophie africaine» de Paulin HOUNTONDJI ne manquera certainement pas d'être frappé par cette phrase, la première du premier chapitre : «J'appelle philosophie africaine un ensemble de textes : l'ensemble, précisément des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de «philosophiques».»94(*)

    En somme, pour qu'il y ait philosophie africaine, il faut la présence de textes écrits par des auteurs typiquement africains. On ne peut s'empêcher d'entrevoir dans un premier temps le rôle fondamental que doit jouer ici l'écriture (différente de la littérature orale) et dans un second moment l'insistance sur la variable géographique, entendue ici comme le continent africain duquel sont issus les différents auteurs.

    Si HOUNTONDJI insiste sur le rôle de l'écriture dans l'élaboration de la philosophie africaine, c'est sans doute dans le but de lever les équivoques au sein d'une Afrique où l'oralité a, à un certain moment de son évolution, pris une part active. On le sait, la civilisation africaine traditionnelle est fondamentalement une civilisation de l'oralité. Ce qui revient à dire que pendant longtemps, la littérature orale a constitué le socle même de la littérature négro-africaine. Cette forme de littérature a été pratiquée depuis des siècles et transmise fidèlement par des générations de griots dont les mémoires ont constitué les archives mêmes de la société. Ce qui nous permet de comprendre le rôle prépondérant joué par les griots, véritables maîtres de la parole dans nos sociétés traditionnelles.

    Mais, une inquiétude demeure tout de même. Pourquoi HOUNTONDJI se borne-t-il à soutenir qu'il ne peut y avoir de philosophie que sous la forme de l'écriture, en dépit de la richesse avouée de la littérature orale au sein de la civilisation négro-africaine? Pourquoi la philosophie africaine doit-elle se développer comme forme de littérature précisément sous l'angle de l'écriture? De telles inquiétudes en appellent immanquablement une autre : que reproche-t-on à la littérature orale ; jadis trésor inestimable pour les peuples d'Afrique?

    HOUNTONDJI semble avoir perçu les faiblesses caractéristiques de la littérature orale en même qu'il relève les atouts de l'écriture : «La tradition orale aurait plutôt tendance à favoriser la consolidation du savoir en un système dogmatique et intangible tandis que la transmission par la voie d'archive rendrait davantage possible, d'un individu à l'autre, d'une génération à l'autre, la critique du savoir. Ce qui prédomine dans la littérature orale, c'est la peur de l'oubli, la peur des défaillances de la mémoire, puisque celle-ci est abandonnée à elle-même, sans recours externe ni support matériel. L'homme est alors obligé de garder jalousement tous ses souvenirs, de les évoquer sans cesse, de les répéter continuellement, les accumulant et les entassant en un savoir global, tout entier présent à chaque instant, toujours prêt à être appliqué, perpétuellement disponible. L'esprit, dans ces conditions, est trop occupé à préserver le savoir pour se permettre de le critiquer. La tradition «écrite», au contraire, en recourant à un support matériel, libère la mémoire qui peut désormais se permettre d'oublier, d'exclure provisoirement, de mettre en cause, d'interroger, étant sûre, d'avance, de pouvoir retrouver au besoin, à tout instant, ses acquis antérieurs. Garante d'une mémoire toujours possible, l'archive rend superflue la mémoire actuelle et libère de ce fait les audaces de l'esprit.»95(*)

    La littérature orale se voit taxée de dogmatique et par conséquent de cumulative. C'est dire que dans les traditions de l'oralité, on est soucieux de la préservation et de la conservation du savoir. On le tient jalousement au sein d'un système qui, par conséquent, se veut réfractaire à toute évolution. C'est la raison pour laquelle dans nos sociétés africaines traditionnelles, nous assistons à une segmentation de la vie et de la communauté suivant le rang et la fonction qu'on occupe au sein de cette communauté. Il y a à côté de la caste des dignitaires, celles des forgerons, des chasseurs, des griots ;...Aux griots, se trouve dévolue la garde du savoir. Ils sont les dépositaires de la tradition orale. Ici on ne devient pas griot par l'effet d'un accident de la nature mais on l'est, ou pour être plus précis, on naît griot, suivant son arbre généalogique.

    Sans un quelconque support matériel ; seulement avec la complicité de la mémoire, le griot conserve jalousement le savoir hérité de son père, qu'il va à son tour léguer à ses descendants. On assiste dans la tradition orale à une transmission du savoir en vase clos, laquelle transmission obéit à un principe dogmatique et cumulatif. On se contente simplement d'amasser et d'entasser le savoir de façon absolue, sans une quelconque preuve matérielle. Sous cet angle, se trouvent exclues la libre critique, la discussion, conditions nécessaires à l'évolution même du savoir.

    HOUNTONDJI estime, à cet effet, que «les sociétés dites sans écriture (...) sont condamnées à garder jalousement en mémoire leurs inventions et leurs découvertes, à les entasser, à les accumuler. Leur histoire est donc par excellence une histoire cumulative, si du moins ce mot a un sens. Par contre, l'histoire de l'Occident n'est pas immédiatement cumulative mais critique : elle ne progresse pas par simple cumul des connaissances, par simple addition des découvertes et des inventions , mais à travers des mises en questions périodiques du savoir établi, qui constituent autant de crises96(*)

    À l'analyse, nous constatons que la caractéristique essentielle de la littérature orale est d'être `'non démocratique''. En d'autres termes le savoir n'est pas diffusé, comme nous l'avons souligné, dans toutes les composantes de la société. On appréhende, au contraire, ce savoir-là comme un privilège dont la nature aurait doté l'individu et, par conséquent, pas question de le partager au risque de perdre ce privilège-là. Une telle absence de démocratisation du savoir qui impliquerait à son tour sa large diffusion l'éloigne de toute critique. On ne peut critiquer que ce qu'on a devant soi, ce dont on a pris amplement connaissance. Or, dans le cadre de la littérature orale, on ne peut y accéder si au préalable, on n'y est prédestiné. Comment se permettre donc de critiquer ce à quoi on ne peut accéder?

    Tout le contraire est la situation qui se vit dans les sociétés européennes, où la transmission du savoir repose sur l'écriture, et où en plus, on assiste à une démocratisation de l'écriture, et par conséquent du savoir qu'elle est censée porter et diffuser. L'individu, pourvu qu'il en ait les aptitudes accède librement au savoir. De cette liberté d'accès découle une liberté d'appréciation, d'où une libre critique qui se fait le plaisir d'ébranler le socle absolu, définitif et dogmatique sur lequel ce savoir voudrait reposer.

    Ainsi, non seulement l'écriture a le précieux avantage de consigner, d'inventorier et de cataloguer ce qui se dit et ce qui se conçoit, contrairement à l'oralité, sans cesse soumise à l'oubli, mais rend possible par la même occasion la libre critique, véritable sève nourricière de la philosophie. C'est ce que résume HOUNTONDJI en ces termes : «La verve critique ne peut se déployer, et l'élan iconoclaste se donner libre cours, que pour avoir au préalable placé en lieu sûr, à l'abri de toute attaque, ce qu'on prétend ensuite détruire.

    Telle est la vraie fonction de l'écriture (empirique) ; elle confie à la matière (livre, document, archive, etc.) un rôle de sauvegarde qui serait autrement dévolu à l'esprit et libère en conséquence celui-ci pour des inventions nouvelles susceptibles d'ébranler les anciennes, voire de les condamner définitivement.

    Or, si l'on se rappelle ce que nous avons dit de la philosophie, si l'on admet qu'elle est histoire plutôt que système, mouvement perpétuel de critique et de contre critique plutôt qu'assurance tranquille, on comprendra qu'elle puisse s'accomplir pleinement que dans une civilisation de l'écriture (au sens empirique).»97(*)

    La philosophie, pour exister, a besoin d'un support matériel (livre, document, archive, etc.) Mais ce support ne peut se maintenir que grâce à l'écriture. Avec l'écriture, le savoir non seulement se trouve en lieu sûr, par conséquent l'individu peut se permettre d'oublier provisoirement, mais aussi se trouve soumis à la critique, le seul canevas par lequel peut se développer la philosophie. L'écriture, et partant les livres apparaissent comme un support essentiel pour la diffusion du savoir.

    Toutefois, il ne s'agit pas pour HOUNTONDJI de signer à travers ce procès de la littérature orale, l'arrêt de la mort de celle-ci. La littérature orale constitue un trésor inestimable au sein même de la civilisation africaine, mais, c'est au prix d'une mutation essentielle qu'on pourra parler de philosophie, comme il le souligne  : «Ces contes moraux, ces légendes didactiques, ces aphorismes, ces proverbes expriment non une recherche mais au mieux les résultats d'une recherche, non une philosophie mais tout au plus une sagesse ; et que c'est seulement aujourd'hui que nous pouvons, en les transcrivant, leur conférer éventuellement valeur de documents philosophiques, c'est-à-dire de textes pouvant servir de support à une réflexion critique et libre.»98(*)

    La littérature orale, dans ce contexte, ne peut être validée et intégrer le champ de la philosophie qu'à condition d'être transcrite.

    Il y a assurément une méconnaissance de la nature et du rôle de la littérature orale dans l'Afrique traditionnelle et même dans l'Afrique moderne, si l'on s'en tient à cette analyse de Lilyan KESTELOOT pour qui, «cette littérature comprend tous les genres et aborde tous les sujets : mythes cosmogoniques, romans d'aventures, chants rituels, poésie épique, courtoise, funèbre, guerrière, contes et fables, proverbes et devinettes. Importante par son abondance, son étendue et son incidence sur la vie de l'homme africain. (...).

    Quant à sa portée sur le public africain, il faut savoir, pour en juger, que cette littérature charrie non seulement les trésors des mythes et les exubérances de l'imagination populaire, mais véhicule l'histoire, les généalogies, les traditions familiales, les formules du droit coutumier, aussi bien que le rituel religieux et les règles de la morale. Bien plus que la littérature écrite, elle s'insère dans la société africaine, participe à toutes ses activités ; oui, littérature active véritablement, où la parole garde toute son efficacité de verbe, où le mot a force de loi, de dogme, de charme.

    Et les chefs des nouveaux États indépendants le sentent si bien, le pouvoir de cette littérature, qu'ils n'hésitent pas à confier aux griots traditionnels le soin d'exalter leur politique ou leur parti.»99(*) Ancienne par sa durée, complète et dense par son contenu, importante par sa portée ; c'est ici que réside les traits essentiels de la littérature orale africaine qui a réussi à briser les barrières de la tradition pour s'offrir à la modernité.

    Même s'il est vrai, comme le précise Lilyan KESTELOOT que «les littératures orales sont aussi fragiles, difficiles à consigner, à inventorier et à cataloguer»100(*), on ne saurait pour autant les discréditer au nom d'une prétendue `'civilisation de l'écriture''. Car à y voir de près, l'Afrique traditionnelle n'avait rien à envier aux civilisations dites de l'écriture dans la mesure où elle avait à sa disposition cette forme de littérature ; la littérature orale, à même de remplir les mêmes missions que la littérature écrite. Il n'est donc pas question de tracer une ligne de démarcation entre littérature orale et littérature écrite lorsqu'il s'agit de parler de philosophie africaine.

    D'ailleurs, cette insistance sur le rôle de l'écriture comme instance de promotion de la pensée vraie n'échappe nullement à la critique du docteur Samba DIAKITÉ. Commentant les propos de Louis-Jean CALVET pour qui «ceux qui écrivent sont près du pouvoir, dans la mouvance de la cour»101(*), il fait remarquer : «Dès lors, qui n'écrit pas n'est rien. Écrire, c'est entrer dans l'histoire ; c'est entrer dans la Cour des Grands. L'écriture c'est la vie, c'est le Paradis ; le monde n'est-il pas une Écriture de Dieu? Une langue non écrite perd toute sa crédibilité et devient par conséquent une langue morte sans saveur, non universelle, inapte à l'histoire et au temps. Or une langue non universelle est une langue ignorante. L'écriture devient une clôture du monde qui n'est franchissable que par des initiés ; elle semble être ce labyrinthe dont la clé de voûte n'appartient qu'aux seuls maîtres, ceux de l'alphabet. Elle devient l'idéologie de la séparation et de l'exclusion. Elle tisse la toile de la domination et de la suprématie des logothètes, des fondateurs de langues. Le tissu du monde devient unicolore par l'écriture, qui peut se jouer du monde en le manipulant. L'élévation et la décadence deviennent les jeux de l'écriture.»102(*) En somme, l'écriture est à la fois la marque du rejet et de la domination. Ceux qui n'y ont pas accès perdent ainsi tout contact avec ceux qui sont passés maîtres dans l'art décrire.

    Assumer que la philosophie africaine n'existe que sous la forme d'une littérature écrite, c'est en faire l'affaire d'une élite, d'un cercle restreint d'hommes, passant pour des initiés.

    N'empêche, pour HOUNTONDJI, la philosophie africaine doit reposer sur la littérature écrite ; certes, mais une littérature écrite par des Africains eux-mêmes. Pareille précision répond ici à une interrogation de premier plan : qui est (ou peut être) philosophe africain?

    À tort ou à raison, l'histoire de la pensée voit dans le révérend père Placide TEMPELS, l'auteur de La philosophie bantoue, le précurseur de la philosophie africaine. On se risque à affirmer que TEMPELS est à la philosophie africaine ce que SOCRATE est à la philosophie grecque. Mais à l'encontre d'une telle comparaison, il faut souligner ceci : SOCRATE n'a pu être à l'origine de la philosophie grecque que parce qu'il est d'abord et avant tout Grec d'origine. En clair, SOCRATE est un grec ; quoi de plus normal qu'on lui ait attribué la paternité de la philosophie grecque! Dans le cas du Père TEMPELS, les données ne sont pas du tout les mêmes. TEMPELS, en effet, est un missionnaire belge de l'ordre des franciscains. Au moment de la parution de son livre, il exerçait alors sa mission au Congo -Belge (ex-Zaïre, aujourd'hui République Démocratique du Congo). Seulement, le `'mérite'' de TEMPELS est d'avoir écrit sur un peuple du Congo : les Bantous. Pour être en accord avec l'esprit du livre de TEMPELS et même celui de ce Mémoire, nous disons tout simplement que, TEMPELS, faisant preuve d'un paternalisme naïf a parlé à la place des Bantous. Il n'a fait que présenter sa conception au sujet des Bantous là où il pensait décrire leurs conceptions, leurs visions du monde, de l'existence. TEMPELS n'est qu'un Européen qui s'est tout simplement servi des Bantous comme prétexte pour satisfaire ses goûts exotiques et ceux de ses frères Européens.

    L'oeuvre de TEMPELS est le déclic qui a provoqué un certain regain d'activité au sein des intellectuels Africains et même Européens. Mais, par rapport à SOCRATE, TEMPELS s'inscrit dans une logique de rupture. C'est dire que si SOCRATE en tant que Grec a suscité la philosophie grecque, TEMPELS d'origine belge, ne pouvait être à l'origine de la philosophie africaine. Plus encore, l'oeuvre de TEMPELS, en dépit de ses apparences africaines ne s'inscrit nullement au sein de la littérature philosophique africaine ou d'une quelconque forme de littérature d'essence africaine que ce soit. De l'avis de HOUNTONDJI, l'ouvrage de TEMPELS prend plutôt place au sein de l' «ethnophilosophie» occidentale. Il en est même le précurseur. À aucun moment, il ne pourrait s'agir d'une oeuvre de philosophie africaine.

    C'est au nom d'une telle démarcation que HOUNTONDJI écrit : «L'africanité de notre philosophie ne résidera pas forcément dans ses thèmes, mais avant tout dans l'appartenance géographique de ceux qui la produisent et dans leur mise en relation intellectuelle. Le meilleur africaniste européen reste un Européen, même et surtout s'il invente une «philosophie» bantu. Par contre, le philosophe africain qui pense dans PLATON ou dans MARX et qui assume sans complexe l'héritage théorique de la philosophie occidentale pour l'assimiler et le dépasser, fait oeuvre authentiquement africaine.»103(*) Ce qui importe aux yeux de HOUNTONDJI c'est moins ce dont on parle ou ce qui se dit que l'origine de celui qui parle. On ne peut affirmer l'existence d'une philosophie africaine qu'en faisant jouer en premier lieu la variable géographique, c'est-à-dire ne considérer que l'appartenance de tous ceux qui écrivent à une et unique Mère- Patrie : l'Afrique. Celle-ci demeure la caractéristique commune à tous les auteurs.

    En effet, si l'Africain reste d'abord et avant tout, originaire d'Afrique, et l'Européen celui qui est originaire d'Europe ou encore l'Américain celui qui est originaire d'Amérique, il ne saurait en être autrement pour toutes les manifestations de la culture, la philosophie y compris. C'est dire que la première condition pour qu'il y ait une philosophie africaine, c'est que cette philosophie puisse provenir d'Afrique, en d'autres termes, qu'elle soit une philosophie écrite par des Africains. Le premier critère demeure donc l'appartenance géographique des auteurs. Voilà pourquoi, ni TEMPELS, ni RADIN encore moins Marcel GRIAULE et les autres, ne peuvent trouver place de par leurs oeuvres au sein du système de pensée africain. La nouvelle orientation de la philosophie africaine implique dans un premier moment qu'il y ait une littérature écrite par des Africains à l'exclusion de tout autre intellectuel originaire d'un autre continent ; ou même d'un Africain qui aurait exclusivement reçu une formation occidentale. Tel est le cas d'Antoine Guillaume AMO, cet intellectuel, universitaire ashanti qui étudia puis enseigna dans des universités allemandes pendant la première moitié du XVIIIe siècle.

    La variable géographique doit certes jouer dans la détermination de l'africanité de la philosophie, mais, il convient d'y ajouter l'intérêt manifesté pour l'Afrique. C'est en tout cas ce qu'il nous est donné de constater à travers ces propos de ENOBO KOSSO : « Par «philosophes africains», nous voulons désigner tous les penseurs du continent africain, auteurs d'une littérature philosophique. Nous y incluons les Noirs américains qui, comme Frantz Fanon, ont adopté la nationalité d'un pays africain, ou qui, comme Aimé Césaire, n'ont cessé de lutter pour la cause de l'Afrique considérée comme leur mère-patrie.» 104(*)

    Si donc, HOUNTONDJI semble circonscrire le cadre géographique au sein duquel doit émerger la philosophie africaine, ce qui peut intriguer plus d'un dans la définition proposée plus haut, c'est bien ce qui suit : « des textes écrits par des Africains et qualifiés par leurs auteurs eux-mêmes de « philosophiques ». »105(*) Pareille assertion ne saurait manquer de susciter une interrogation majeure : suffit-il de qualifier ses écrits de philosophiques pour qu'ils accèdent du coup au statut d'oeuvre philosophique ? A ce rythme-là, on légitime l'auto - proclamation, d'autant plus que n'importe quelle oeuvre pourra être aisément classée comme oeuvre philosophique parce que son auteur en a voulu ainsi. Abdou TOURÉ peut alors reprocher à Hountondji d'être «prêt à accueillir tout auteur écrivant et se prétendant philosophe.»106(*) Il faut tout simplement éviter une banalisation certaine de la philosophie africaine.

    Une chose est sûre : HOUNTONDJI entend tout de même réhabiliter la philosophie africaine et lui donner une orientation nouvelle. Mais de quoi doit-elle parler désormais ? En clair quels doivent être les thèmes majeurs de la philosophie africaine ?

    2. THÈMES, ENJEUX, PROBLÉMATIQUE DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE

    a) De la nécessité d'un dialogue entre Africains

    Les intellectuels Africains ont accueilli, avec enthousiasme, l'oeuvre de TEMPELS parce que celle-ci de par sa forme, participait à la destruction d'un mythe : le mythe de la supériorité du Blanc par rapport au Noir, ou tout autrement le mythe de l'infériorité du Noir vis-à-vis du Blanc. Nous l'avons souligné plus haut, en affirmant l'existence d'une philosophie bantoue en particulier, et d'une philosophie africaine en général, TEMPELS réhabilitait du coup l'homme Noir et sa culture par-delà le mépris dont ils avaient été victimes jusqu'ici. Ce faisant, il satisfaisait à peu de frais les idées revendicatives de l'intellectuel Africain.

    Chose remarquable, comme TEMPELS lui-même le précisera, son oeuvre s'adresse à tous «ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs, (...) bref, tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les Bantous. (...)»107(*)En clair, l'oeuvre de TEMPELS s'adresse en priorité aux Européens. C'est le discours d'un Européen sur l'Afrique à d'autres Européens. Du coup, il réconcilie l'ethnologue Européen, soucieux de découvrir les autres peuples en face desquels il continuera à affirmer la supériorité du vieux continent, et l'intellectuel Africain qui y voit par là l'occasion tant rêvée pour présenter à l'Europe ce que l'Afrique a de positif, de spécifique.

    Les intellectuels Africains trouvent dans l'oeuvre de TEMPELS un exemple à imiter, un modèle à suivre, comme le fait remarquer HOUNTONDJI : «La philosophie bantoue a en effet ouvert la voie à toutes les analyses ultérieures visant à reconstruire, grâce à l'interprétation des coutumes et des traditions, des proverbes, des institutions, bref, de diverses données de la vie culturelle des peuples africains, une WELTANSCHAUUNG particulière, une vision du monde spécifique, supposée commune à tous les Africains, soustraite à l'histoire et au changement et, par surcroît philosophique.»108(*) Soucieux de réclamer une identité propre à l'Afrique, ces Africains ne peuvent se comporter autrement. Par-delà la recherche de cette identité, il s'agit de réhabiliter à tout prix l'Afrique, contrecoup d'une négation qui s'est perpétuée tout au long des siècles, reprise en choeur par des politiques et des intellectuels de tout bord.

    S'il est admis que la négation de la dignité et de l'humanité du Noir est venue de l'Europe, il apparaît donc tout à fait logique que la réhabilitation du Noir s'adresse le plus naturellement au monde à l'Européen.

    Une telle attitude n'est nullement du goût de HOUNTONDJI pour qui : «Les philosophes africains actuels doivent réorienter leurs discours. Ils ne doivent plus écrire seulement à l'intention du public non africain, mais d'abord à l'adresse du public africain. Du même coup, ils se verront obligés de renoncer à leur ronronnement habituel sur l'ontologie luba, la métaphysique dogon, la conception du vieillard chez les Fulbé, etc. Ils y renonceront parce que ces thèmes n'intéressent guère leurs compatriotes, mais destinés à l'origine qu'à satisfaire les goûts exotiques du public occidental. Le public africain quant à lui attend autre chose. Il attend notamment d'être largement informé sur ce qui se passe ailleurs, sur les problèmes qui constituent, dans les autres pays et sur les autres continents l'actualité scientifique.»109(*) HOUNTONDJI en appelle à une rupture d'avec le fonctionnement de la `'philosophie africaine'' traditionnelle. Avec les grandes mutations qui se sont opérées, notamment du point de vue des rapports Blanc - Noir, il apparaît tout à fait indiqué de renoncer à une telle entreprise revendicative. Le Noir doit cesser de s'exhiber aux yeux du Blanc.

    Le moment semble enfin venu pour une reconsidération des thèmes majeurs qui ont meublé des siècles durant la littérature philosophique africaine. Plutôt que de chercher à satisfaire les goûts d'un lectorat occidental, friand d'exotisme, le philosophe Africain doit, aux dires de HOUNTONDJI, réorienter son discours. Laquelle réorientation doit consister en un dialogue entre Africains. Les intellectuels Africains doivent, désormais, discuter entre eux, organiser «un débat autonome, qui ne soit plus un appendice lointain des débats européens, mais qui confronte directement les philosophes africains entre eux, créant ainsi au sein de l'Afrique un milieu humain dans lequel et par lequel puissent être posés les problèmes théoriques les plus ardus.»110(*)

    De discours sur l'Afrique à l'intention du public occidental, la philosophie africaine doit plutôt revêtir la forme d'un débat entre Africains discutant de n'importe quel sujet. Ce faisant, ils tournent le dos à l'ethnophilosophie et à ses problématiques qui exigent une sorte d'exposition de l'Afrique et des Africains. C'est au nom d'une telle mutation que les Africains pourront accoucher d'une philosophie. Car, comme le souligne une fois de plus HOUNTONDJI parlant des philosophes africains, «en réorientant ainsi leur discours, ils surmonteront aisément la tentation permanente du folklorisme ; la tentation de limiter leurs recherches à des sujets prétendus africains, parce que cette tentation devrait principalement sa force au fait que leurs écrits étaient destinés à un public étranger. (...) On éprouve rarement le besoin, discutant entre gens d'un même pays, d'exalter ses particularités culturelles. Un tel besoin ne se fait sentir que lorsqu'on s'adresse à des gens d'autres pays, parce qu'on doit alors affirmer sa propre originalité en s'identifiant à l'image d'Epinal de sa société et de sa civilisation d'origine.»111(*) La nécessité d'un débat, d'une discussion entre philosophes Africains se fait sentir par le besoin de renoncer à l'exaltation des particularités culturelles propres à l'Afrique pour intégrer un domaine de réflexion qui se veut universel ; car n'étant plus collé aux seules réalités africaines.

    Certes, il convient de donner une orientation nouvelle à la philosophie africaine. Mais faut-il pour autant la concevoir sous l'angle d'un débat entre Africains seuls? A l'heure de la mondialisation et de l'interpénétration des cultures, où le monde de plus en plus donne l'image d'un village planétaire, peut-on se contenter d'un dialogue entre gens d'un même pays ou d'un même continent ? Concevoir la philosophie africaine comme un débat entre Africains, c'est non seulement se renfermer sur soi, mais aussi continuer à donner à la philosophie africaine l'image d'un mode de pensée spécifique. Ne faudrait-il pas rappeler ici ces propos de Aimé CÉSAIRE : « j'admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu'une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s'étiole ; que l'échange ici est l'oxygène,... »112(*) ? La civilisation africaine ne voudra certainement pas prendre le risque de sombrer dans l'anonymat le plus absolu parce qu'elle aura perdu sa vitalité. C'est pourquoi la philosophie africaine se doit de s'ouvrir à l'universel.

    b) De la nécessité d'une ouverture à l'universel : la philosophie et la science

    Roger GARAUDY, après avoir décrypté «le message des livres sacrés» de l'Égypte, de la Chine et de l'Inde anciennes ; à l'exception de ceux du monde occidental ; peut constater ce qui suit : «Le survol rapide des sagesses de tous les mondes, à l'exception du monde occidental, peut nous permettre de situer à sa juste place, à son échelle véritable, la « philosophie occidentale» et la «philosophie contemporaine» que l'occident a imposé à la planète toute entière.

    Tous les problèmes fondamentaux de la réalité dernière du monde, de son sens, de notre action possible sur elle, étaient déjà posés, et même résolus (même si c'était parfois par les symboles du mythe) dans le monde entier : problèmes de l'être et du néant, du sujet et de l'objet (du «moi» et du monde), problèmes des rapports entre les concepts, les mots, et les choses, problèmes de la structure, de l'existence, et de l'histoire dans l'unité du réel, problèmes de la dimension transcendante de l'homme, de son rôle actif dans la création, problèmes de la connaissance, des arts, des lois, de l'agir, et de leur valeur.(...)

    A la veille de la naissance de la philosophie occidentale avec SOCRATE, l'humanité a connu la plus merveilleuse floraison de l'esprit, au VIe siècle avant notre ère. (...)

    De toutes ces illuminations qui ont traversé les millénaires, l'humanité vit encore.»113(*)

    Il ressort de cette analyse que les civilisations antérieures à l'avènement de la civilisation occidentale n'étaient pas une table rase en matière de connaissance, surtout philosophique. Plus encore, ce que ces civilisations ont produit en matière d'activité de l'esprit, n'a point disparu à la naissance de la philosophie occidentale. Celle-ci s'est au contraire nourrie des enseignements existants ; qu'ils proviennent de l'Afrique, de l'Inde ou même de la Chine. Tout le mérite de la pensée grecque est de s'être appropriée toutes ces pensées antérieures. On peut le dire : la philosophie occidentale n'a en réalité rien inventé. Elle a trouvé devant elle une merveilleuse floraison de l'esprit, sur la base de laquelle elle s'est édifiée, non sans avoir opéré quelques modifications et quelques ruptures, préalables à tout développement philosophique.

    Ceci nous permet de comprendre qu'en matière de philosophie, la règle d'or est la reprise en main de thèmes existants non sans les avoir soumis à une critique préalable. Dans une telle optique, la philosophie africaine naissante se doit de fonctionner suivant ce modèle. Et selon HOUNTONDJI : «L'Europe n'est aujourd'hui ce qu'elle est que pour avoir assumé puis transformé l'héritage culturel d'autres peuples, au premier rang desquels un peuple de notre continent : l'Egypte antique. Rien ne doit nous empêcher aujourd'hui d'accomplir le chemin inverse.»114(*) Un tel constat formulé par HOUNTONDJI permet de souligner que la civilisation européenne ne s'est pas constituée ex-nihilo, telle serait par ricochet la situation de la philosophie occidentale.

    L'Occident n'aurait point réussi à s'édifier une culture digne de ce nom s'il avait voulu se particulariser, en considérant sous le mode de l'indifférence les traits de culture des peuples antérieurs. C'est au contraire, pour avoir considéré ces différentes cultures comme des modes particuliers de la manifestation de l'universel que la culture occidentale, dans un mouvement de libre retour à cet universel-là a pu assurer son rayonnement. C'est d'ailleurs dans ce retour à l'universel que réside la reconquête de sa nature propre. Abondant dans ce sens, le professeur DIBI Kouadio Augustin a pu écrire : «En dissolvant l'extériorité solidifiée des cultures, la souplesse de l'universel ne leur impose aucune violence. Au contraire, ce sont ces cultures elles-mêmes qui retournent à l'intérieur dont elles sont sorties, d'où elles ont flué, afin de mériter leur propre nature, d'être adéquates à leur destin. En un tel mouvement, elles ne font que se joindre elles-mêmes, aller à leur terre natale.»115(*)

    Le retour à l'universel qui consiste en une symbiose des cultures, loin d'appauvrir chacune d'elles, est au contraire un signe de richesse. Instance de ressourcement, ce mouvement permet à chaque culture d'être auprès de soi, dans sa virginité originelle. C'est très tôt ce qu'aura compris la culture occidentale qui s'est laissée aller au vent de sa pénétration par les cultures égyptienne, indienne ou chinoise. Toujours est-il que

    la philosophie occidentale prend à partir de cet instant, la forme d'une manière de penser, contrairement à la manière de vivre qu'enseignaient les traditions antérieures. Véritable sécession de l'Occident qui prend appui sur un mouvement de double rupture : rupture entre la Nature, l'Homme et Dieu et rupture entre la philosophie et la vie. Seulement qu'on continue de vouer sa fidélité aux matériaux de pensée préexistants, aux thèmes majeurs qu'avaient formulés les sagesses des autres mondes.

    Ce cheminement de la philosophie occidentale nous met en face d'un enseignement essentiel : la philosophie africaine, à l'instar de la philosophie occidentale ne peut s'assurer une place au soleil de la pensée qu'en faisant sienne la riche tradition philosophique produite avant elle. HOUNTONDJI souligne ce fait : «ce n'est pas en contournant la tradition philosophique existante que nous élaborerons une philosophie africaine authentique, une philosophie qui soit vraiment une philosophie, et qui soit, aussi, vraiment africaine (c'est en ce sens, bien entendu, que j'emploie ici le qualificatif `'authentique''). Ce n'est pas en contournant et encore moins en ignorant l'héritage philosophique international que nous philosopherons vraiment, c'est au contraire en l'assimilant pour mieux le dépasser.»116(*)

    HOUNTONDJI en appelle à une construction de la philosophie africaine sur le modèle de la philosophie occidentale. L'Afrique n'a pas à réinventer la philosophie en ce qui concerne ses thèmes et ses problématiques. Au contraire, il appartient au philosophe africain d'intégrer la riche tradition existante afin de chercher par un incessant mouvement de critique et de remise en cause, à la dépasser. Inventer à la philosophie africaine ses thèmes et concepts propres, ce serait la particulariser et l'enfermer dans un dogmatisme naïf qui ferait croire à l'existence de l'absolu. Or, justement parce que cet absolu n'existe pas, la philosophie africaine doit plutôt soumettre à l'épreuve de la critique ce qui, jusque-là, a constitué l'essentiel de la philosophie occidentale. Mais pour critiquer, il faut au préalable comprendre ; ce qui implique une sorte d'appropriation par la suite. Cette appropriation concerne aussi bien la conceptualité propre au discours philosophique que la technicité propre à ce langage-là. Comme l'a fait la philosophie occidentale, il appartient à la philosophie africaine d'assimiler tout ce qu'elle trouve devant elle en matière de philosophie afin d'opérer là où le besoin se fait sentir, des ruptures, des révolutions.

    Construire la philosophie africaine sur le modèle de la philosophie occidentale, voilà une conception qui n'est pas faite pour plaire à un certain nombre d'intellectuels Africains. La position de HOUNTONDJI suscite une véritable levée de boucliers de la part de ces intellectuels-là. HOUNTONDJI lui-même fait état d'une révélation de la part de Ibrahima Baba Kaké. Celui-ci rapporte que dans le cadre d'un entretien avec Alexis KAGAMÉ pour son émission radiophonique « Mémoires d'un continent », il lui aurait demandé ce qu'il pensait de la critique de HOUNTONDJI. Le prêtre aurait alors lâché : « Hountondji ? Mais... c'est un blanc !»117(*) C'est connu, taxer le Noir de Blanc, c'est mettre en exergue son occidentalisation volontaire, à travers la distance qu'il crée entre ses frères de couleur et lui. On soupçonne de ce fait HOUNTONDJI de se renier tout comme ses attaches culturelles et de vouloir imiter à tout prix le Blanc.

    Pour ÉBOUSSI BOULAGA, vouloir s'identifier par voie d'imitation aux philosophes occidentaux et adopter leur rationalité, ce n'est ni plus ni moins que reconnaître le monopole occidental en matière de philosophie : « D'emblée donc, la philosophie se présente comme une image idéale, à laquelle il y a à se conformer. La «civilisation», le degré de civilisation auquel l'Europe est parvenu, qui comprend la philosophie ou, pour certains, dont la philosophie est la quintessence, est pareille à une seconde nature, une totalité de lois, de règles, de modèles ou de structures, de processus ou procédures, d'institutions qui la constituent en un vaste programme codé, ou une immense combinatoire, ou une énorme machine aux fonctions et aux possibilités multiples : c'est la rationalité en acte, elle existe. Il suffit d'en comprendre le mécanisme, le fonctionnement, de tirer parti de ses possibilités, de ses objectifs et de ses finalités. (...). Un discours qui propose un idéal déjà constitué en lui-même, ne peut inviter qu'à s'y conformer, en supprimant ce qui n'est pas en lui, en s'arrachant de la sphère de la dissimilitude. Il s'ensuit un dédoublement qui se répète : il y a l'idéal et son autre, il y a l'idéal et sa reproduction, son imitation qui est un monde intermédiaire. C'est à partir de cet étagement que l'on comprend mieux les protreptiques philosophiques, caractéristiques de ce moment. Elles prônent ouvertement la renonciation au désir d'être soi, l'abolition du souvenir de l'expérience historique propre, celle du traditionnel ; ils appartiennent à un âge révolu, le négatif de l'idéal, disqualifiés par lui, qui a mis à nu leurs contradictions internes et leur inconsistance. L'exhortation est pressante : si l'on veut survivre, il faut «vraiment philosopher»»118(*) L'imitation de la philosophie occidentale est ici perçue comme une négation de son originalité culturelle propre et par voie de conséquence, la reconnaissance du monopole de l'Occident. On pourrait alors se demander : est-il nécessaire aux philosophes africains de se conformer à la rationalité occidentale ?

    La critique relève clairement que vouloir bâtir la philosophie africaine sur le modèle la philosophie occidentale, c'est tout simplement demander à l'Africain de donner la preuve de sa parfaite maîtrise de la philosophie occidentale. Le professeur NIAMKEY Koffi relève à ce sujet : « Pour Towa et Hountondji on ne saurait parler de philosophie africaine ou de philosophie tout court que dans la mesure où le penseur africain s'assoiera, en tant qu'agrégé par le conclave philosophique à la table occidentale du banquet socratique. Et cette agrégation ne sera effective, possible, qu'en fonction du degré de consommation du savoir philosophique constitué par la société occidentale de philosophie.» 119(*) C'est la remise en cause d'une certaine vision élitiste de la philosophie africaine dont HOUNTONDJI, aux yeux des critiques, apparaît comme l'un des principaux tenants.

    Revenons tout de même à HOUNTONDJI pour dire que ce n'est point en se refermant sur eux que les philosophes Africains mettront au jour une authentique philosophie africaine. Le vrai problème ici, c'est moins de parler de l'Afrique, que de discuter entre Africains au sujet des thèmes les plus divers qui ont constitué l'essentiel de la philosophie occidentale depuis l'antiquité grecque jusqu'à l'époque contemporaine. En tant que discours des Africains adressé à leurs compatriotes Africains et non plus aux Européens, la philosophie africaine n'en a que faire des thèmes à coloration exotique ou exhibitionniste , mais doit plutôt s'atteler à informer adéquatement l'Africain sur ce qui se passe et s'est passé ailleurs, c'est-à-dire en Occident. Appelée à vivre au voisinage des autres cultures, la culture africaine doit nécessairement s'ouvrir à l'instance de l'universel, dont la culture occidentale en constitue le baromètre. Voilà pourquoi un des moments essentiels de cette culture, LA SCIENCE, doit constituer aux dires de Paulin HOUNTONDJI, un des thèmes prisés de la philosophie africaine

    La science constitue à n'en point douter le pivot des temps modernes. L'acquisition de la science implique de nos jours la puissance matérielle tant recherchée par les hommes. En tant que connaissance des lois qui gouvernent l'univers, la science, à tout point de vue, semble détenir le secret de l'univers, ce qui autorise du coup l'efficacité dans l'action. C'est la raison pour laquelle, consciente de la nécessité de la science, la philosophie, depuis ses premières heures n'a cessé de faire la part belle aux questions d'ordre scientifique. Cette relation entre la philosophie et la science reste assez perceptible à travers les investigations des premiers philosophes, jusqu'à une époque assez récente.

    L'histoire de la pensée se souviendra toujours des grands noms comme THALÈS et ANAXIMANDRE de Milet, XÉNOPHANE de Colophon, au nord de Milet, (dont les disciples : PARMÉNIDE et ZÉNON, essaimeront à Elée en Sicile, non loin d'EMPÉDOCLE d'Agrigente), ANAXAGORE de Clazomènes près de Smyrne et HÉRACLITE d'Éphèse toujours en Asie, au nord de Milet qui tous vivent enclavés dans une satrapie de l'Empire Perse, c'est-à-dire au carrefour des grandes sagesses de l'Asie. À la réflexion sur l'homme, ils associent étroitement l'étude vivante de la nature. C'est à juste titre qu'on les reconnaîtra sous le nom de «physiologues» ou «physiciens» (selon ARISTOTE) de l'École de Milet. Chez eux, réflexion philosophique et préoccupation d'ordre scientifique restent étroitement liées, sans pour autant ruiner l'assise même de la philosophie. Nous sommes entre les VII et VI siècles avant notre ère.

    On peut également constater que la connaissance scientifique constitue aux yeux de PLATON la propédeutique à la véritable réflexion philosophique. N'est-ce pas là le sens de cette inscription gravée au fronton de L'ACADÉMIE (École philosophique de PLATON) : «QUE NUL N'ENTRE ICI S'IL N'EST GÉOMÈTRE»? De ce point de vue, la science n'a jamais revendiqué une quelconque autonomie vis-à-vis de la philosophie.

    Mais, soucieuse d'un mieux-être d'une humanité fière de ses acquis, à la recherche d'une suprématie vis-à-vis de la nature, une nouvelle philosophie voit le jour, posant la science, non plus comme l'alliée de la philosophie, mais désormais comme le baromètre de la puissance de l'homme, c'est-à-dire l'expression même de son humanité. Roger GARAUDY nous présente ce schéma : «De GALILÉE à DESCARTES, et des philosophes français du XVIIe siècle aux grandes découvertes du XIXe, la science a été de plus en plus considérée comme la seule connaissance possible et comme donnant à l'homme, avec la toute-puissance à l'égard de la nature, le sens de son existence. La croyance au progrès indéfini de l'humanité, fondée sur un accroissement continu des connaissances scientifiques, était devenue une sorte de dogme incontesté120(*)

    La science, désormais, est pensée, non pas en termes de connaissance spéculative, au même titre que la philosophie, mais dans le sens d'une connaissance utilitaire sur laquelle prennent assise le développement et l'affirmation de l'humanité. On assiste de ce fait à l'avènement d'un scientisme triomphant.

    Pareille appréhension de la science fait éclater les cadres traditionnels de la philosophie, jugée vaine et spéculative. Au nom d'un tel jugement, ou bien on préconise l'élimination de la philosophie, ou bien on exige qu'elle se mette au service de la science, comme dans le positivisme d'Auguste COMTE. De telles préoccupations donnent le jour à une nouvelle race de philosophes que NIETZSCHE décrit en ces termes : «Ce sont tous des vaincus qui ont été ramenés sous la loi de la science, des hommes qui, un jour ou l'autre, ont attendu davantage d'eux- mêmes,sans avoir aucun droit à ce davantage ni à la responsabilité qu'il implique, et qui maintenant, en toute honnêteté, pleins de rage secrète et de ressentiment, ne croient plus à la mission souveraine ni à la primauté de la philosophie et incarnent cette incrédulité dans leurs paroles et dans leurs actes.»121(*)

    Sans pour autant rejeter le constat de NIETZSCHE, on ne peut toutefois ignorer la légitimité de l'attitude de ces penseurs-là, ces `'déçus'' de la philosophie. À leur décharge, nous pouvons mentionner que l'heure n'est plus aux méditations, à la spéculation vaine et stérile, plutôt à l'action.

    Pour qui constate l'évolution de notre monde moderne, nul besoin d'insister sur le fossé qui s'est aujourd'hui creusé entre investigation scientifique et discours philosophique. Mais pareil écart peut-il paraître légitime? La science peut-elle être maîtresse d'elle-même? A-t-elle valablement répondu aux attentes de l'homme? Malheureusement, selon Roger GARAUDY : «L'extraordinaire révolution scientifique et technologique du XXe siècle posait d'abord des problèmes moraux inédits : les pouvoirs désormais détenus par l'homme ont au cours du siècle, rendu possible ce que trois millions d'années de l'époque humaine n'avaient jamais laissé entrevoir : l'éventualité d'une destruction totale de la vie, de la nature et de l'homme.»122(*)

    L'homme a voulu s'émanciper au travers de la science, prenant ainsi ses distances vis-à-vis de Dieu. Mais pareille émancipation, à l'heure du bilan, a apporté plus de maux que de bienfaits à l'homme. Nous nous trouvons en face d'une humanité malade de la science qui, trop sûre de ses succès, a occulté la dimension morale de l'existence humaine. Le constat est, on ne peut plus clair désormais. La science a fait la preuve de ses limites sans pour autant perdre son caractère essentiel : la marque de la puissance humaine. En fin de compte, on s'accorde à dire qu'il faut à la science un «supplément d'âme», selon le mot de BERGSON. Dès lors, il apparaît tout à fait indiqué de reconsidérer les liens entre la science et la philosophie.

    Le désir d'acquisition des connaissances scientifiques ne doit nullement dispenser l'homme de s'adonner à la réflexion philosophique, source utilitaire de SAGESSE. La philosophie, de ce fait, ne saurait rester dans l'antichambre des préoccupations scientifiques. Originairement, la philosophie se retrouve liée à la science ; elle lui est liée de façon organique. On peut s'en convaincre à travers ces propos de Louis ALTHUSSER : «La philosophie n'a toujours pas existé ; on observe l'existence de la philosophie que dans un monde qui compte ce qu'on appelle la science ou des sciences. Science au sens strict : discipline théorique, c'est-à-dire idéelle et démonstrative et non agrégat de résultats empiriques. [...]

    [...]Pour que la philosophie naisse ou renaisse, il faut que des sciences soient. C'est peut-être pourquoi la philosophie au sens strict n'a commencé qu'avec PLATON, provoquée à naître par l'existence de la mathématique grecque ; a été bouleversée par DESCARTES, provoquée à sa révolution moderne par la physique galiléenne ; a été refondue par KANT, sous l'effet de la découverte newtonienne ; a été remodelée par HUSSERL, sous l'aiguillon des premières axiomatiques, etc.»123(*) En clair, selon ALTHUSSER les grandes révolutions philosophiques font toujours suite à des révolutions scientifiques. Dans sa genèse comme dans son évolution, la philosophie reste liée à la connaissance et au développement des sciences.

    On peut ajouter à la suite d'ALTHUSSER, que la philosophie n'a pas de développement autonome ; elle ne prend son envol qu'après la science. Ce qui laisse penser d'une manière ou d'une autre que la science doit nécessairement faire appel à la philosophie. Il apparaît donc évident que même si la science demeure le principe de la puissance, sa relation avec la philosophie doit toujours être maintenue. En reprenant de ce fait la pensée d'ALTHUSSER, nous pouvons annoncer qu'on ne peut parler de philosophie que là où déjà l'on parle de science. Ce qui suppose tout naturellement qu'on ne peut affirmer l'existence d'une philosophie africaine que là où on aura probablement posé l'existence d'une science africaine. C'est pourquoi selon HOUNTONDJI : «Plutôt que de revendiquer à cor et à cri l'existence d'une «philosophie» africaine qui nous dispenserait pour toujours de philosopher, nous serions donc mieux inspirés de nous employer patiemment, méthodiquement, à promouvoir ce qu'on pourrait appeler une science africaine : une recherche scientifique africaine. Ce n'est pas de la philosophie, c'est d'abord de la science que l'Afrique a besoin.»124(*) Sans révolution scientifique, la philosophie ne peut nullement émerger. D'un autre point de vue, l'Afrique a elle aussi besoin d'une assise matérielle. Car, selon le point de vue de TOWA, l'Afrique ne peut se libérer de la domination européenne qu'à condition d'adopter une attitude d'ouverture à l'égard de cette civilisation-là afin de chercher à y maîtriser non seulement la philosophie, mais aussi et surtout la science , source ultime de puissance.

    HOUNTONDJI reconnaît à son tour que la science est non seulement un inéluctable moyen de puissance mais aussi et surtout l'enjeu majeur des réflexions philosophiques en Afrique, comme il le souligne lui-même : «le problème n°1 de la philosophie dans l'Afrique actuelle, c'est donc de savoir comment elle peut aider au développement de la science. Problème immense : il faudrait, pour le résoudre interroger à la fois l'histoire des sciences et l'histoire de la philosophie, définir leurs rapports réels et possibles, méditer les liens qu'elles ont entretenus entre elles hier et ceux qu'elles pourraient entretenir aujourd'hui. (...)

    La position ici défendue n'est ni scientiste, ni positiviste. Elle a pour effet, au contraire tout en arrachant le philosophe à ses fantasmes oniriques, de ruiner le positivisme naïf de certains demi - savants trop enclins à ne considérer que les résultats de leur science, et à oublier les tâtonnements, le long et sinueux cheminement qui y ont conduit.»125(*)

    HOUNTONDJI en appelle à une prise de conscience, aussi bien chez les philosophes que chez les savants. En assignant à la philosophie africaine la mission de réfléchir sur la science et de contribuer à son développement, il entend réveiller de leur sommeil dogmatique, philosophes et savants. La philosophie africaine, selon HOUNTONDJI ne doit pas être une activité vidée de tout contenu matériel et palpable. Elle ne doit plus se contenter de perdre le public dans les nuées, tournant le dos aux préoccupations matérielles des hommes ici-bas.

    À la philosophie traditionnelle, occupée à rechercher le savoir, HOUNTONDJI demande de substituer une philosophie qui reflète en son sein l'image de la société contemporaine, une société traversée de part en part des préoccupations d'ordre scientifique.

    HOUNTONDJI préconise de ce fait une philosophie, une recherche théorique articulée sur la science car estime-t-il : «Elle nos laisse loin des problèmes métaphysiques de l'origine du monde, du sens de la vie, du pourquoi de la mort, du destin de l'homme, de la réalité de l'au-delà, de l'existence de Dieu, et tous autres problèmes insolubles qui relèvent, au fond, de la mythologie et auxquels se complaît habituellement la rumination philosophique126(*) Le souci de HOUNTONDJI est d'éviter à la philosophie africaine de s'embourber dans la spéculation vaine, sans contenu consistant. Tout ce à quoi s'est attelée la philosophie depuis ses débuts n'est que bavardage inutile, teinté d'un mysticisme camouflé, destiné à vaincre sans convaincre son auditoire. Non seulement, la philosophie doit réfléchir sur les entités concrètes à travers la science, mais en le faisant, elle ne fait qu'épouser l'ère du temps. Ainsi, «en Afrique aujourd'hui, la tâche de la philosophie ne saurait consister à aller chercher dans le passé des visions du monde qui ont cessé de vivre. Le philosophe qui tient office de conservateur de musée est un pseudo-philosophe, inutile à la société. Car la philosophie par essence est un acte réflexif par lequel on prend ses distances, on se détache des déterminations singulières et engluantes pour créer perpétuellement du nouveau. L'interrogation philosophique angoissée est une interrogation qui doit viser à ouvrir des voies nouvelles.»127(*) Si l'Afrique a à coeur de s'éloigner de cette pseudo-philosophie dont parle Ébénézer NJOH-MOUELLE, elle devra absolument emprunter une destination nouvelle sinon, avoir un contenu nouveau. Il convient de se détacher des visions du monde africain traditionnel.

    La science, nous l'avons souligné plus haut, est le symbole de la puissance. Articuler une recherche théorique sur la science, n'est-ce pas se rendre complice de ce désir de domination qui anime la science ? Pour le professeur NIAMKEY Koffi : «La philosophie comme science est une imposture (...). La distinction Modernité- Tradition (...) Philosophie-Vision du monde, Science - Non-science (...) cache et manifeste à la fois une lutte sourde pour le pouvoir, une lutte de domination de la « Science » sur la « pseudo-science », une lutte de la Philosophie contre la vision du monde. Cette lutte est, en dernière instance, l'expression de la volonté des porteurs de faux savoirs pour s'en approprier. »128(*) La prétention à la scientificité est soupçonnée d'être une ruse pour la quête du pouvoir. De ce fait, elle ne saurait être innocente.

    Toutefois, pouvons-nous le remarquer, le besoin d'une réflexion sur la science est plus qu'urgent. S'il est vrai que la science progresse, il n'en demeure pas moins qu'elle ignore tout de son fonctionnement global. L'homme de science qui n'a en vue que ses résultats ne se soucie nullement de mener une réflexion théorique et critique sur la science et sa marche d'ensemble. C'est pourquoi en Afrique, la priorité doit être faite aux disciplines en mesure de favoriser l'essor de la pensée scientifique : logique, histoire des sciences, épistémologie, histoire des techniques.

    En somme, le philosophe Africain, au parfum de l'histoire de sa discipline ne doit avoir pour tâche que de contribuer au développement de la science, s'interrogeant à la fois sur la valeur, l'étendue et les limites de la science, toute chose dont l'importance échappe au savant, qui d'ailleurs n'en a pas l'aptitude ou feint de ne pas l'avoir. La philosophie africaine doit donc s'occuper à participer au mieux-être de l'Africain à travers sa relation avec la science africaine. Ce faisant, le philosophe Africain peut ou doit se présenter comme la conscience du savant Africain. On le sait, faute de n'avoir pu bénéficier d'une telle conscience, la science, dans ses développements en Occident a fini par se retourner contre l'Humanité elle-même. Voulant faire de l'homme un dieu, la science a fini par le transformer en démon d'autant plus que l'individu n'étant plus en mesure de contrôler ses propres inventions, a tout simplement porté le manteau de bourreau pour l'Humanité. On ne peut, par exemple, s'empêcher de rappeler les effets de la bombe atomique sur les deux villes japonaises d'HIROSHIMA et de NAGASAKI en Août 1945 lors de la deuxième Guerre Mondiale. Au vu d'une telle situation, le philosophe Africain, en s'assignant pour mission de réfléchir sur la science africaine ne fait que prévenir une réelle catastrophe qui risquerait de s'abattre sur le continent africain. En agissant de la sorte, le philosophe Africain redonne à la philosophie ses attributs réels, à savoir se poser comme la conscience critique de l'Humanité, et de la Science.

    CONCLUSION

    Notre tâche, tout au long de ce mémoire, a consisté à éclairer la conception de Paulin HOUNTONDJI sur la philosophie africaine, non sans avoir procédé à son évaluation critique à la lumière d'autres conceptions. Il fait d'emblée le constat de l'existence d'oeuvres philosophiques africaines. Mais en prononçant un tel verdict, HOUNTONDJI n'entend nullement se complaire dans un enthousiasme débordant, il n'entend nullement s'inscrire comme les ethnophilosophes Africains dans cette ligne revendicative qui consiste à exhumer à cor et à cri l'existence d'une authentique pensée africaine, originale, unique en son genre. C'est justement un tel état d'esprit que HOUNTONDJI a voulu combattre tout au long de son oeuvre. On pourrait aisément s'en apercevoir à travers le sous-titre du livre `'critique de l'ethnophilosophie''. En clair, en professant l'existence d'une philosophie africaine, HOUNTONDJI entend ruiner à jamais la fausse conception de la philosophie qui a prévalu en Afrique, depuis l'apparition du livre du Révérend Père Placide TEMPELS, dont la première traduction date de 1945, c'est-à-dire dès la fin de la seconde Guerre Mondiale. En effet, le Père franciscain, avec sa Philosophie bantoue, a ouvert la voie à un certain nombre d'écrits sur l'Afrique, aussi bien du côté des intellectuels Européens que des intellectuels Africains.

    Il fut un temps - ou même des temps - où l'Europe se positionna comme le centre du monde. La civilisation Européenne, par excellence, devint la meilleure d'entre toutes. Tous ceux qui se trouvaient en dehors des frontières européennes étaient purement et simplement exclus du champ de l'humanité. Barbares, primitifs, sauvages, voilà ce qu'ils étaient. Une telle conception du monde, à partir de l'Europe trouva assise dans une sorte d'unanimité, avouée ou non, entre tous les intellectuels et hommes politiques Européens.

    Pourtant, la tendance ne tarda pas à se renverser. Comme le souligne HOUNTONDJI : «La même Europe qui a produit TYLOR et LÉVY-BRUHL a aussi produit LEVI-STRAUSS. La même Europe qui a produit le comte de Gobineau a également produit Jean-Paul SARTRE. La même Europe qui a produit HITLER avait auparavant produit LÉNINE. Signe que la culture européenne est elle-même pluraliste, traversée par les tendances et les courants les plus divers. Signe que lorsque nous parlons de «la» civilisation occidentale au singulier nous ne savons peut-être pas bien de quoi nous parlons. Nous supposons peut-être à tort une identité de sens entre des courants opposés et inconciliables.»129(*) Ce que nous avons à retenir de ce constat de HOUNTONDJI, c'est la mise en exergue des contradictions internes qui ont traversé de part en part l'Europe, contradictions symbolisées par la lutte entre l'ethnologie impériale et l'ethnocentrisme occidental (LÉVI -BRUHL, TYLOR, MORGAN) d'un côté, et l'anthropologie occidentale, appuyée par les intellectuels, de l'autre.

    TEMPELS, en affirmant l'existence d'une philosophie bantoue en particulier et africaine en général, laissait du coup entrevoir l'idée de l'existence de cultures autres que celle de l'Europe. Ce en quoi se retrouvent très bien d'ailleurs les ethnologues d'un type nouveau, qui, animés d'une sorte de zèle apostolique, revendiquent une culture pour l'Afrique. Ce qui n'est pas fait pour déplaire aux intellectuels Africains qui voyaient là une chance de salut pour l'Afrique et les Africains. Ils pourront de ce fait affirmer, sans être confrontés à une quelconque contradiction, que l'Africain existe au même titre que l'Européen ; plus encore, il existe d'une façon originale et singulière.

    À tout point de vue, nous nous rendons compte que l'Afrique cesse une fois au moins d'apparaître sous la plume de l'ethnologue «progressiste» et du «nationaliste» du Tiers-monde comme cette terre maudite, cet enfer, ce monde barbare où la raison, en dépit de quelques tentatives, n'est pas encore parvenue à la pleine jouissance d'elle-même.

    Ceci est un fait, on ne le saurait le nier. Mais ce que HOUNTONDJI déplore, c'est l'affirmation au nom d'une telle idée, de l'inexistence d'une philosophie africaine au même titre que la philosophie occidentale. En Europe, le sujet pris individuellement peut être philosophe à la condition de satisfaire aux exigences propres à cette discipline. En Afrique, on appréhende sous le nom de `'philosophe'' l'adhésion à un système de croyances, clos, achevé. Tout se passe comme si chez l'Africain, il n' y avait aucune possibilité de rentrer en colloque avec soi-même : rechercher un refuge chez soi et déterminer d'après soi. L'Africain ignore donc tout d'une existence solitaire et de ce que cela implique comme activité de pensée singulière et originale. C'est contre cette vision de l'Africain, tout entier absorbé dans le groupe que s'insurge HOUNTONDJI. Alors que les ethnophilosophes Africains ont vu en la philosophie africaine une simple adhésion à un système de croyances solidement établi, HOUNTONDJI estime, au contraire, que la philosophie africaine est d'abord et avant tout une affaire personnelle de l'Africain, pris individuellement comme sujet. L'ethnophilosophie a, à tort, méconnu l'existence d'une pensée, qui ne soit pas celle du groupe, mais celle du sujet lui-même. Non seulement elle l'a méconnue, mais elle l'a jugée impensable. Ainsi, malgré les tentatives d'un Marcel GRIAULE qui s'est efforcé de transcrire les paroles d'un homme, en l'occurrence un sage dogon, OGOTEMMÊLI, l'ethnologue français, dans sa préface prend plaisir à nier que cette pensée appartint en propre à OGOTEMMÊLI. Il fait du sage dogon le simple gardien de la tradition ancestrale, le répétiteur servile de la sagesse du groupe, au lieu d'être un penseur original. Ceci laisse voir qu'il ne saurait exister dans une société non occidentale une pluralité d'opinions. À ce titre, toute pensée ici n'est que simple actualisation d'une pensée collective diffuse, niant du coup la possibilité de l'individu et de l'individualité comme tels dans une société non occidentale. Du revers de la main, HOUNTODJI balaie de telles conceptions. Il entend de ce fait responsabiliser l'Africain, sujet d'une authentique philosophie africaine. En plus, plutôt que de s'accorder à exalter par-delà le temps et les générations, les valeurs africaines, HOUNTONDJI estime au contraire qu'il faut accorder une place de choix à la réflexion sur la science africaine. On peut le dire : l'Africain doit prendre ses responsabilités désormais. C'est à lui qu'il appartient de prendre en main le devenir de l'Afrique. Au-delà du simple cadre de la philosophie, l'intellectuel Africain voit sa responsabilité engagée dans le sens du développement du continent Africain. Le philosophe Africain, précise-t-il, ne peut être issu d'un continent autre que l'Afrique. Le philosophe Africain est donc d'abord et avant tout un Africain issu de la culture proprement africaine.

    On a vite fait sur le continent Africain de faire la course à l'avoir, au gain matériel au détriment d'une sérieuse reconversion des mentalités. C'est dire que le véritable problème aujourd'hui sur notre continent, ce n'est ni la richesse matérielle ni la puissance militaire, ni quelque artifice inventé par les humains en vue d'apaiser leur soif insatiable de l'avoir, mais le véritable problème, disons-nous, c'est-à-dire la préoccupation majeure chez l'africain c'est son ouverture à la sphère du penser. Nous n'entendons pas par-là que l'Africain jusqu'ici n'a jamais pensé. Ce serait refuser de reconnaître le mérite d'une certaine élite qui n'a de cesse de se singulariser, de se particulariser grâce à un exercice vigilant de la raison au service de l'Afrique et des Africains. Mais, malheureusement, l'Afrique, dans sa majorité, méconnaît cette élite-là. Bien plus, ces hommes et ces femmes qui osent s'affirmer de par leur grande ouverture d'esprit, apparaissent aux yeux de la foule comme des renégats, des gens occupés à ne rien faire. Plutôt que la pensée créatrice, on recherche une puissance matérielle exagérée ; plutôt que la raison vigilante, on recherche la force brute et sauvage. Ce qui triomphe aujourd'hui sur notre continent, c'est l'usage fait de cette force aveugle qui vous étrangle, qui coupe le souffle, rendant impossible un hypothétique appel au secours. Longtemps, on a voulu parler au nom de cette masse opprimée d'hommes et femmes. On a de ce fait prétendu qu'en Afrique l'une des vertus cardinales était l'unanimité entre les membres de chaque communauté. Au nom d'une telle unanimité, on s'est accordé à refuser la parole à ces milliers d'hommes et de femmes qui, pourtant, avaient quelque chose à dire, au grand bonheur de l'Afrique. Pourtant, le résultat aujourd'hui est là : pour n'avoir pas pris le soin très tôt d'écouter tous les avis, l'Afrique apparaît plus que jamais divisée, livrée à elle-même. Que faire? Pour HOUNTONDJI : «ce n'est pas par la matraque que nous réaliserons l'unité de pensée au sein des peuples. C'est au contraire en reconnaissant à tous et à chacun le droit à la parole, le droit à l'erreur et à la critique.»130(*)

    Pour qui se soucie aujourd'hui du devenir de l'Afrique et des Africains, un tel appel mérite d'être pris au sérieux. Pour une fois, les politiques Africains doivent s'évertuer à comprendre qu'ils ne pourront aisément sauver l'Afrique du naufrage qu'à la seule condition de substituer aux matraques et autres mitraillettes - conçues comme instruments du rapport avec le peuple - la discussion franche et sincère avec ce peuple-là. Il faut à tout prix instaurer un dialogue franc avec le peuple. Permettre à tout un chacun de s'exprimer aussi librement qu'il le pourra. D'ailleurs, la grandeur d'un pouvoir s'obtient à travers l'estime qu'on porte au peuple et non l'ampleur de la force utilisée contre ce peuple-là. Car comme le souligne Alvin TOFFLER, «la principale faiblesse de la force brute ou de la violence est son absolu manque de souplesse. Elle ne peut servir qu'à punir : finalement c'est un pouvoir de basse qualité (...) La qualité vraiment supérieure s'obtient par le maniement du savoir.»131(*) Le politique Africain doit ainsi comprendre qu'il ne peut parvenir à consolider son pouvoir qu'à condition de renoncer à jamais à la violence exercée contre le peuple, pour privilégier un type de rapports basés sur le bon usage du verbe.

    Il apparaît plus que jamais impérieux de refaire l'Afrique sur la base d'une véritable promotion du savoir et non de l'avoir. Pour ce faire, l'Africain, en dépit de ses convictions politiques, religieuses, ou de son appartenance sociale, se doit d'être considéré comme un être à part entière. Son droit à la différence doit être reconnu et au nom de cette différence, il doit être en mesure de dire oui ou non lorsque le besoin se fait sentir, de rectifier le tir à tout moment. En réalité, l'Africain aujourd'hui doit être à même de montrer, selon le mot de Ambroise KOM que «le continent peut se gouverner, changer les moeurs politiques qui ont occasionné la ruine de l'Afrique et en un peu plus de trente ans, ont fait d'elle la région la plus déshéritée de la planète. Après avoir été exploités et marginalisés par diverses colonisations, n'est-il pas ironique que les Africains soient aujourd'hui devenus les artisans de leur propre déchéance?»132(*) Mais pour y parvenir, il faut des mentalités d'un type nouveau à même d'inviter au changement et à la reconversion ceux qui, plus de trois décennies durant, ont dirigé l'Afrique avec des pratiques héritées de la colonisation. Mais pour que ces mentalités nouvelles puissent éclore, il faut à tout prix libérer le discours en Afrique et comprendre une fois pour toutes que se trouve révolue l'époque du `'nègre béni oui - oui'' ; le `'yes man'' (selon les anglophones).

    Il convient, à ce titre, de préserver sous toutes ses formes la liberté d'expression. C'est à ce seul prix que non seulement l'Africain se sentira enfin chez soi, mais pourra par la même occasion contribuer à l'éclosion d'une véritable activité intellectuelle dont la philosophie est l'un des indices les plus sérieux. HOUNTONDJI dira dans ce contexte : «Le développement de la littérature philosophique africaine suppose la levée d'un certain nombre d'obstacles politiques. Il suppose en particulier que soient reconnues, défendues, jalousement préservées, sous tous les régimes, les libertés démocratiques et notamment la liberté de critique : celle-là dont la suppression constitue le but et comme le but et comme l'unique raison d'être des idéologies officielles. Philosopher dans l'Afrique d'aujourd'hui oblige à prendre conscience de cette exigence : du prix inestimable de la liberté d'expression comme condition nécessaire de toute science, de tout développement théorique et, finalement de tout progrès politique et économique réel.»133(*)

    Certes ; comme nous avons eu à le souligner ; la position défendue par HOUNTONDJI au sujet de la philosophie africaine n'a toujours pas recueilli l'adhésion de certains intellectuels Africains. N'est-ce pas là le sens de l'activité philosophique qui se nourrit de perpétuelles remises en cause dans le cadre d'un débat sans cesse rebondissant ? Toutefois, il convient de noter qu'une avancée significative en politique et en économie sur le continent africain passe inévitablement par une libération effective du discours théorique. Libérer le discours, c'est non seulement créer les conditions d'émergence de la philosophie africaine, mais c'est aussi et surtout donner à l'Afrique la base d'un développement durable d'autant plus qu'elle aura trouvé les voies d'accès à une réussite économique, politique et sociale. L'avenir est à ce prix.

    BIBLIOGRAPHIE

    1. Ouvrages de HOUNTONDJI (Paulin)

    - Combats pour le sens (Un itinéraire Africain), (Cotonou, Les Éditions du Flamboyant, 1997).

    - Sur la «philosophique africaine» (Critique de l'ethnophilosophie), (Yaoundé, CLÉ, 1980)  

    2. Autres ouvrages

    - ALTHUSSER (Louis).- Lénine et la philosophie (Paris, Maspéro, 1972)

    - AZOMBO-MENDA (S.).- Les philosophes africains par les textes (ouvrage collectif), (Paris, Éditions Fernand Nathan, collection Nathan Afrique, 1978)

    - CÉSAIRE (Aimé).- Discours sur le colonialisme (Paris, Présence Africaine, 1955)

    - CHEVRIER (Jacques).- Littérature nègre (Paris, Armand Colin-collection U, 1984)

    - CHOMIENNE (Gérard).- Lire les philosophes (Paris, Hachette Éducation, 1998)

    - DESCARTES (René).- Discours de la méthode (Union Générale d'Éditions, collection 10/18, 1951)

    - DIBI Kouadio Augustin.- L'Afrique et son autre : la différence libérée (Abidjan,

    Éditions STRATECA DIFFUSION, Collection Penser l'Afrique N° 1, 1994).

    - ÉBOUSSI Boulaga (Fabien).- La crise du Muntu, Authenticité Africaine et Philosophie (Paris, Présence Africaine, 1977).

    - FANOUDH - SIEFER N'DRI (Léon).- Le mythe du Nègre et de l'Afrique noire

    dans la littérature française (de 1800 à la 2ème guerre mondiale), (Dakar, NEA,

    1980).

    - FANON (Frantz).- Peau noire masques blancs, (Paris, Seuil, Points, 1952)

    - GARAUDY (Roger). - Biographie du XXe siècle, (Paris, Éditions Tougui, 1985)

    - HEGEL (Georg Wilhem Friedrich).- La raison dans l'histoire (Paris, Éditions

    Christian Bourgois, Collection 10/18, 1979).

    - HEGEL (Georg Wilhem Friedrich).- Principes de la philosophie du droit, traduction Kann (Paris, Gallimard, 1990).

    - KANE (Cheikh Hamidou). - L'aventure ambiguë (Paris, 10/18, Julliard, 1961).

    - KANE (Cheikh Hamidou).- Les gardiens du temple (Paris, Éditions Stock, 1995).

    - KESTELOOT (Lilyan).- Anthologie Négro-Africaine (Paris, ÉDICEF, Marabout, 1992).

    - MÉDINA (José).- La philosophie comme débat entre les textes (ouvrage collectif), (Paris, Magnard, collection textes et contextes, 1996).

    - NIETZSCHE (Friedrich).- Par-delà bien et mal. La généalogie de la morale, OEuvres philosophiques complètes, textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, traduits de l'allemand par Cornelius Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien (Paris, Gallimard, 1971).

    - PASCAL (Georges).- Les grands textes de la philosophie (Paris, Bordas, 1972).

    - POTHOLM (Christian P.).- La politique Africaine «Théories et pratiques» (Paris, Nouveaux Horizons, 1981).

    - TEMPELS (Révérend-Père Placide).- La philosophie bantoue, traduction A. Rubbens (Paris, Présence Africaine, 1949).

    - TOFFLER (Alvin).- Les nouveaux pouvoirs (Paris, Fayard, 1991).

    - TOWA (Marcien).- Essai sur la problématique philosophique dans d'Afrique actuelle (Yaoundé, Editions CLÉ, Collection Point de vue, 1979).

    3. Revues

    - DIAKITÉ (Samba).- «La déréliction du langage dans le penser politique en Afrique», Le portique, 1 - 2005 - e-portique 1, [En ligne], mis en ligne le 12 mai 2005. URL : http:// le portique. revues.org/document 521. html. Consulté le 11 avril 2007.

    - DIAKITÉ (Samba).- «L'autre et sa langue : la langue du refus »,

    www.contrepointphilosophique.ch (Rubrique Politique, 28 Janvier 2007)

    - « Jeune Afrique Économie » N° 254 du 15/12/1997 au 04/01/1998.

    - « Politique Africaine » N° 51 `'Intellectuels Africains'' (Paris, Éditions Karthala,

    Octobre 1993).

    4. Livre saint

    - LA BIBLE, Traduction du monde nouveau (New York, Éditions Watchtower Bible and Tract Society, 1984).

    TABLE DES MATIÈRES Pages

    INTRODUCTION .................................................................p. 5

    CHAPITRE I : LE PARADOXE DE LA RECHERCHE DE

    L'ORIGINALITÉ EN AFRIQUE NOIRE .............p. 15

    A. De la rencontre avec l'autre à l'aliénation de soi ....................p. 16

    B. La difficile reconquête de l'identité perdue ............................p.21

    CHAPITRE II : L'ETHNOPHILOSOPHIE ..................................p. 32

    CHAPITRE III : AUTORITARISME ET REFUS DE

    LA DIFFÉRENCE : LE PROBLÈME DE

    LA LIBERTÉ D'EXPRESSION ........................ p. 45

    CHAPITRE IV : POUR UNE NOUVELLE CONCEPTION

    DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE ..................p. 53

    A. De la libération du discours philosophique en Afrique ............p. 55

    B. Réorientation du discours philosophique africain ..................p. 63

    1) La philosophie africaine comme littérature

    écrite par des Africains .....................................p. 64

    2) Thèmes, enjeux, problématique de la

    philosophie africaine ........................................p. 73

    a. De la nécessité d'un dialogue entre Africains ......p. 73

    b. De la nécessité de l'ouverture à l'universel :

    la philosophie et la science ........................p. 76

    CONCLUSION .....................................................................p. 88

    BIBLIOGRAPHIE ..................................................................p. 95

    * 1DIBI Kouadio Augustin.- L'Afrique et son autre ; la différence libérée (Abidjan, STRATECA DIFFUSION, collection `'Penser l'Afrique n°1'', 1994), p.20

    * 2 TOWA (Marcien).- Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle (Yaoundé, CLE, collection Points de vue, 1979), p.7

    * 3 TOWA (Marcien), op.cit., p.5

    * 4 ARISTOTE.- Métaphysique, livre I, cité par Georges Pascal.- Les grands textes de la philosophie (Paris, Bordas, 1972), p.50

    * 5 HITLER (Adolph), cité par CÉSAIRE (Aimé).- Discours sur le colonialisme (Paris, Présence Africaine, 1955), p.13

    * 6 HEGEL (Georg Wilhem Friedrich).- Principes de la philosophie du droit, traduction  Kann (Paris, Gallimard, 1990), pp.42-45

    * 7 HOUNTONDJI (Paulin).- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLE, 1980), p.22

    * 8 NIETZSCHE (Friedrich).- Par-delà bien et mal, traduction Cornélius Heim (Paris, Gallimard, 1971), p.15

    * 9 DIBI Kouadio Augustin, op.cit., pp36-37

    * 10 HOUNTONDJI, op.cit., p.47

    * 11 HOUNTONDJI, op.cit., p.48

    * 12 CHEVRIER (Jacques).- Littérature nègre (Paris, Armand Colin-collection U, 1984), p.7

    * 13 HOUNTONDJI, op.cit., p.49

    * 14 SARTRE (Jean-Paul).- L'Existentialisme est un humanisme, cité par MÉDINA (José).- La philosophie comme débat entre les textes (ouvrage collectif), (Paris, Magnard, Collection Textes et Contextes, 1996), p.264

    * 15 DESCARTES (René).- Discours de la méthode (Paris, Union Générale d'Éditions, collection 10/18, 1951), p.90

    * 16 LA BIBLE, traduction du monde nouveau (New York, Éditions Watchtower Bible and Tract Society, 1984),

    Jean 3 :16, p.1316

    * 17 LA BIBLE, op.cit., I Jean 4 :11, p.1516

    * 18 HEGEL (Georg Wilhem Friedrich).- La raison dans l'histoire, traduction Kostas PAPAIOANNOU (Paris, Éditions CHRISTIAN BOURGOIS, collection 10/18, 1979), p.253

    * 19 HÉRODOTE, cité par HEGEL, op.cit., p.253

    * 20 HEGEL, op.cit., p.253

    * 21 LA BIBLE, op.cit., Exode 34 :6, p.121

    * 22 SCHOOLMAN (Morton), «Le joug colonial et la réaction de l'Afrique » in La politique africaine `'Théories et pratiques (Paris, collection Nouveaux Horizons, 1981), p.45

    * 23 FANON (Frantz).- Peau noire masques blancs (Paris, Éditions du Seuil, collection Points, 1952), p.30

    * 24 CHEVRIER (Jacques), op.cit., p.50

    * 25 KANE (Cheick Hamidou).- L'aventure ambiguë (Paris, 10/18, Julliard, 1961), p.57

    * 26 HOUNTONDJI (Paulin), op.cit., p.234

    * 27 MARAN (René).- Batouala, cité par CHEVRIER (Jacques), op.cit., p50

    * 28 CHEVRIER (Jacques) op.cit., p.51

    * 29 FANOUDH-SIEFER N'DRI (Léon). - Le mythe du nègre et de l'Afrique noire dans la littérature française (Dakar, NEA, 1980), (Préface), pp 9-10

    * 30 SCHOOLMAN (Morton), op.cit., pp.87-88

    * 31 DU BOIS (William Edberg B.) cité par KESTELOOT (Lilyan).- Anthologie Négro-Africaine (Paris, ÉDICEF, Marabout, 1992), p.15

    * 32 CHEVRIER (Jacques), op.cit., p.32

    * 33 CÉSAIRE (Aimé) in «L'Étudiant Noir », cité par KESTELOOT (Lilyan), op. cit., p. 83

    * 34 FANON (Frantz), op.cit., p.105

    * 35 TOWA (Marcien).- Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude? (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.107

    * 36 SENGHOR (Léopold Sédar) cité par TOWA, op.cit., p.107

    * 37 TOWA, op.cit., p.107

    * 38 HOUNTONDJI (Paulin) Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), pp.224-225

    * 39 HOUNTONDJI, op.cit., p.34

    * 40 HOUNTONDJI (Paulin).- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.111

    * 41 HOUNTONDJI, op.cit., p.118

    * 42 DIBI Kouadio Augustin, op.cit., p.40

    * 43 DIBI, op.cit., p.51

    * 44 RUSSELL (Bertrand).- Histoire de la philosophie occidentale, cité par CHOMIENNE (Gérard).- Lire les philosophes, (Paris, Hachette Éducation, 1998), p.7

    * 45 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.15

    * 46 TEMPELS (révérend père Placide).- La philosophie bantoue, traduction A. Rubbens (Paris, Présence Africaine,

    1949), p.17

    * 47 HOUNTONDJI, op.cit., p.15

    * 48 HOUNTONDJI, op.cit., p.21

    * 49 HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.109

    * 50 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.58

    * 51 HOUNTONDJI, op.cit., pp.60-61

    * 52 HOUNTONDJI, op.cit., p.41

    * 53 TOWA (Marcien).- Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle (Yaoundé, CLÉ, collection Points de vue, 1979), p. 36

    * 54 HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.105

    * 55 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.35

    * 56 HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.106

    * 57 HOUNTONDJI, op.cit., p.100

    * 58 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p.47

    * 59 HOUNTONDJI, op.cit., p.240

    * 60NIAMKEY Koffi in Le Korè, cité par HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.177

    * 61 NIAMKEY Koffi, op.cit., p.177

    * 62 NIAMKEY Koffi, (ouvrage collectif), op.cit., p.178

    * 63 HOUNTONDJI, op.cit., p.193

    * 64 KANE (Cheikh Hamidou).- Les gardiens du temple (Paris, Stock, 1995), p.107

    * 65 POTHOLM (Christian).- La politique africaine `'Théories et pratiques'' (Paris, Nouveaux Horizons, 1981), p.6

    * 66 DIBI Kouadio Augustin.- L'Afrique et son autre : la différence libérée (Abidjan, STRATECA DIFFUSION, collection `'Penser l'Afrique n°1'', 1994), p.56

    * 67 DIBI, op.cit., p.56

    * 68 DIAKITÉ (Samba), «La déréliction du langage dans le penser politique en Afrique», Le Portique, 1 - 2005 - e- portique 1, [En ligne], mis en ligne le 12 mai 2005. URL : http:// le portique. revues.org/document 521. html. Consulté le 11 avril 2007.

    * 69 DIAKITÉ (Samba), op.cit.

    * 70 KANE (Cheikh Hamidou), op.cit., p.148

    * 71 KOM (Ambroise), « Intellectuels Africains et enjeux de la démocratie : misère, répression, exil » in « Politique africaine » n°51 (Paris, Éditions KARTHALA, octobre 1993), p.61

    * 72 KOM (Ambroise), op.cit., p.67

    * 73 CASTÉRAN (Christian), in «Jeune Afrique Économie» (n°254 du 15/12/1997 au 04/01/1998), p.77

    * 74 DIAKITÉ (Samba), op.cit.

    * 75 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), pp.239-240

    * 76 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980),p.62

    * 77 HEGEL (Georg Wilhem Friedrich).- La raison dans l'histoire, traduction Kostas PAPAIOANNOU (Paris, Éditions CHRISTIAN, collection 10/18, 1979), p.287

    * 78 TOWA (Marcien).- Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique actuelle (Yaoundé, CLÉ, collection Points de vue, 1979), p.35

    * 79 HOUNTONDJI, op.cit., p.39

    * 80 HOUNTONDJI, op.cit., p.41

    * 81 HUSSERL (Edmund).- Méditations cartésiennes, cité par MÉDINA (José).- La philosophie comme débat entre les textes (ouvrage collectif), (Paris, Magnard, collection Textes et Contextes, 1996), p.594

    * 82 HOUNTONDJI. - Combats pour le sens (Cotonou, les Éditions du flamboyant, 1997), p.136

    * 83 HOUNTONDJI. - Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p. 82

    * 84 NIETZSCHE (Friedrich).- Par-delà bien et mal, traduction Cornélius Heim (Paris, Gallimard, 1971), p.37

    * 85 HOUNTONDJI, op.cit., p.82

    * 86 HOUNTONDJI, op.cit., pp.88-89

    * 87 HOUNTONDJI. - Combats pour le sens (Cotonou, les Éditions du flamboyant, 1997), p.136q

    * 88 HEGEL (Georg Wilhem Friedrich).- Leçons sur la philosophie de l'histoire, cité par TOWA, op.cit., p.17

    * 89 TOWA, op.cit., p.30

    * 90 HOUNTONDJI, op.cit., pp.36-37

    * 91 TOWA, op.cit., p.31

    * 92 HOUNTONDJI, op.cit., pp.127-128

    * 93HOUNTONDJI, op.cit., p.97

    * 94 HOUNTONDJI, op.cit., p.11

    * 95 HOUNTONDJI, op.cit., p.131

    * 96 HOUNTONDJI, op.cit., p.132

    * 97 HOUNTONDJI, op.cit., p.132

    * 98 HOUNTONDJI, op.cit., p.134

    * 99 KESTELOOT (Lylian).- Anthologie négro-africaine (Paris, EDICEF, collection Marabout, 1991), pp.6-7

    * 100 KESTELOOT (Lylian), op.cit., p.7

    * 101 CALVET (Louis-Jean).- Roland Barthes, un regard politique sur le signe, cité par DIAKITÉ (Samba), « L'autre et sa langue : la langue du refus », www.contrepointphiolosophique.ch (Rubrique Politique), 28 janvier 2007.

    * 102 DIAKITÉ (Samba), op.cit.

    * 103 HOUNTONDJI.- Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), pp. 48-49

    * 104 AZOMBO-MENDA (S.). - les philosophes africains par les textes (ouvrage collectif), (Paris, Éditions Fernand Nathan, collection NATHAN AFRIQUE, 1978), p.3

    * 105 HOUNTONDJI, op.cit., p.11

    * 106 TOURÉ (Abdou) in Le Korè,cité par HOUNTONDJI. - Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.174

    * 107 TEMPELS (Révérend -Père Placide).- La philosophie bantoue, traduction A. Rubbens (Paris, Présence Africaine,

    1949), p.17

    * 108 HOUNTONDJI. - Sur la « philosophie africaine » (Yaoundé, CLÉ, 1980), p. 14

    * 109 HOUNTONDJI, op. cit., p. 49

    * 110 HOUNTONDJI, op. cit., p. 48

    * 111 HOUNTONDJI, op. cit., pp. 74-75

    * 112 CÉSAIRE (Aimé).- Discours sur le colonialisme (Paris, Présence Africaine, 1955), p. 9

    * 113 GARAUDY (Roger).- Biographie du XXe siècle (Paris, Éditions Tougui, 1985), pp. 35-36

    * 114 HOUNTONDJI, op. cit., p. 49

    * 115 DIBI Kouadio Augustin.- L'Afrique et son autre ; la différence libérée (Abidjan, STRATECA DIFFUSION, collection `'Penser l'Afrique n°1s'', 1994), p. 79

    * 116 HOUNTONDJI, op. cit., p. 82

    * 117 KAGAMÉ (Alexis), cité par HOUNTONDJI.- Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.172

    * 118 ÉBOUSSI BOULAGA (Fabien). - La crise du Muntu, Authenticité Africaine et Philosophie (Paris, Présence Africaine, 1977), p. 99

    * 119 NIAMKEY Koffi in Le Korè, cité par HOUNTONDJI, op. cit., p. 174

    * 120 GARAUDY, op. cit., pp. 61-62

    * 121 NIETZSCHE (Friedrich). - Par-delà bien et mal, traduction Cornélius Heim (Paris, Gallimard, 1971), p. 120

    * 122 GARAUDY, op. cit., p. 62

    * 123 ALTHUSSER (Louis). -Lénine et la philosophie (Paris, Maspero, 1972), p. 27

    * 124 HOUNTONDJI, op. cit., p. 124

    * 125 HOUNTONDJI, op. cit., p. 246

    * 126 HOUNTONDJI, op. cit., p. 124

    * 127 NJOH-MOUELLE (Ébénézer). - Jalons (Yaoundé, CLÉ, 1970), pp. 86-87

    * 128 NIAMKEY Koffi in Le Korè, cité par HOUNTONDJI. - Combats pour le sens (Cotonou, Flamboyant, 1997), p.176

    * 129 HOUNTONDJI. - Sur la «philosophie africaine» (Yaoundé, CLÉ, 1980), p. 220

    * 130 HOUNTONDJI, op. cit., p. 256

    * 131 TOFFLER (Alvin). - Les nouveaux pouvoirs (Paris, Fayard, 1991), p. 34

    * 132 KOM (Ambroise), « Intellectuels Africains et enjeux de la démocratie : misère, répression, exil » in « Politique Africaine » n°51 (Paris, Karthala, octobre 1993), pp. 66-67

    * 133 HOUNTONDJI, op. cit., p. 76-77






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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault