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La pluralité comme condition de l'action et du pouvoir politique chez Hannah Arendt

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par André-Joël MAKWA
Université Pontificale Grégirienne/ Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius-Kinshasa - Graduat en Philosophie 2006
  

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REMERCIEMENTS

Au terme de ce premier cycle de philosophie, je voudrais rendre grâce à Dieu pour le don de la vie, de l'intelligence, de la science et de la vocation, témoigner de ma gratitude envers tous ceux et toutes celles qui, d'une manière ou d'une autre, ont contribué à la réalisation de ce travail.

Qu'il me soit permis d'exprimer ma reconnaissance au corps professoral de la Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius. De tout coeur, et sans porter atteinte à leur modestie, je dis sincèrement merci au Révérend Père NTIMA Nkanza, doyen de la faculté, qui a patiemment et rigoureusement dirigé ce présent travail; au Révérend Père Simon DECLOUX, recteur de la faculté, pour son dévouement et ses nombreux sacrifices; au Révérend Père Paulin MANWELO, secrétaire académique de la faculté, pour ses services, ses remarques et encouragements.

Je ne peux pas méconnaître les mérites réservés à mes parents MAKWA Kandungi André et TAMISIMBI Marie-Alphonsine, ainsi qu'à mes frères et soeurs, pour tout ce qu'ils sont pour moi.

Mes remerciements vont aussi à l'adresse de la Compagnie de Jésus et de façon particulière, à la Province d'Afrique Centrale, pour m'avoir accepté tel que je suis et pour la formation de qualité qu'elle ne cesse de me procurer.

Aussi, je reste redevant envers mes compagnons jésuites de la communauté Saint Pierre Canisius, à mes collègues de cycle, pour leur patience et leur fraternité à mon égard.

Que le Seigneur, dans sa grande puissance, daigne bénir tous ceux et toutes celles qu'il a placés sur ma route et me donner la joie d'être le vrai compagnon de son Fils Jésus.

MAKWA Kandungi André-Joël

INTRODUCTION GENERALE

I. PROBLEMATIQUE

Dans une période essentiellement marquée par un rapport de force entre deux blocs antagonistes, à savoir le bloc capitaliste et le bloc communiste, la philosophe juive, Hannah Arendt tente d'opérer un tournant philosophique en se proposant, à partir de l'histoire, de penser la condition humaine prise par l'étau de la modernité.

Sa réflexion s'appesantira sur la vita activa (vie active), dans laquelle il est question de penser ce que nous faisons et non ce que nous pensons. L'homme qu'il s'agit de penser n'est pas un sujet désincarné; mais il se situe dans ce monde où nous apparaissons et disparaissons. Tout en étant toujours-et-déjà-jeté-dans-le-monde, chacun de nous y apporte quelque chose de neuf. Car la naissance d'un enfant, l'avènement d'un nouveau venu apporte toujours quelque chose de nouveau étant donné que tout être humain est unique au monde et identique à lui-même.

Mais l'homme de la condition humaine n'est pas un être solitaire; il est toujours et déjà entouré des autres avec qui il partage le monde. Car « ce sont des hommes et non pas l'homme, qui vivent et habitent le monde. »1(*) Telle est la condition humaine de la pluralité qui est spécifique à l'homme. Cependant, cette pluralité, ayant une dimension double d'égalité et de distinction, ne peut se déployer que dans une sphère publique. C'est dans l'action qui relie les hommes de façon immédiate, sans aucun intermédiaire, que l'on peut parler de la pluralité. L'homme, en tant qu'être singulier, se réalise en vivant ensemble avec ses semblables. C'est à partir de ce "vivre-ensemble" qui est l'essence de la politique, que l'on peut parler du pouvoir, mieux de la conception arendtienne du pouvoir politique.

Avant d'y arriver, il sied de souligner que l'agir politique chez Hannah Arendt, est un agir au sein de la polis, de la cité. Et c'est dans cet agir que se déploie la liberté humaine. De ce fait, la question politique chez Hannah Arendt, est celle de la liberté dans la pluralité. C'est dans l'espace compris entre les hommes que prend naissance la politique. L'on ne peut parler de politique sans la condition humaine de la pluralité. Celle-ci apparaît comme un concept clef dans la pensée politique de notre philosophe.

Par ailleurs, le "vivre-ensemble" nous conduit à penser le pouvoir politique chez Hannah Arendt. Ce pouvoir exclut toute forme de domination et l'usage monopolisé de la force ou de la violence. La domination qui contraint certains à obéir à ceux qui commandent s'inscrit en faux contre le pouvoir arendtien. Car ce pouvoir est un agir concerté qui suppose un groupe, une communauté, si bien qu'un seul individu ne peut pas le monopoliser. Nous sommes aussi loin de la conception platonicienne du « roi-philosophe » qui, intuitionnant seul les « Idées » éternelles, imposerait sa volonté aux autres, la masse, contraints de le suivre. Ce pouvoir se déploie dans l'espace public, dit politique.

Or, dit Hannah Arendt, l'ordre politique est en crise dans l'époque moderne qu'est la nôtre. Cette crise affecte non seulement les nations, mais aussi des individus pris isolement. Car en fin de compte, cette crise est le fruit d'une confusion dans la conception de ce que Hannah Arendt appelle « vita activa ». Comment, dès lors penser la crise de la modernité et son influence dans la vita activa ? Il nous semble que nous devons situer le problème au sein même de l'époque moderne qui, cherchant à opérer un changement dans le travail, renverse ainsi l'ordre des choses dans la vita activa.

II. INTERET DU SUJET

En ce moment où les situations politiques et socio-économiques ne cessent d'interpeller plus d'un dans le monde, et de façon spéciale en Afrique, la critique arendtienne de la société moderne est d'une importance considérable. Cette société qui ne cesse de nous interpeller et où tout se consomme, est aussi celle de travailleurs sans travail, une société qui a perdu ou, mieux, fait fi de la dimension de la pluralité et dans laquelle même les activités les plus spirituelles sont devenues des fonctions pour le gagne-pain.

La réflexion philosophique sur la pluralité comme condition de l'action et de la politique nous parait une manière de contribuer tant soit peu aux efforts et sacrifices que s'imposent des hommes et des femmes de bonne volonté dans la recherche de la paix et du bien-être pour la personne humaine dans le monde.

C'est dans cette optique qu'il nous a paru intéressant de mener une réflexion sur la conception du pouvoir chez Hannah Arendt.

III. DELIMITATION DU SUJET

Notre travail comprendra trois chapitres. Le premier portera sur la phénoménologie du travail et de l'oeuvre : nous y exposerons la conception que l'auteur se fait de la société, de l'espace public et privé ainsi que l'analyse du travail et de l'oeuvre.

Le deuxième chapitre, quant à lui, abordera la conception arendtienne du pouvoir politique dont la dimension de pluralité qui en est une condition sine qua non.

Le troisième chapitre, enfin, sera essentiellement focalisé sur la modernité dans laquelle la valorisation du travail a conduit à un bouleversement au sein de la vita activa pour déboucher sur quelques observations critiques sur la pensée de l'auteur.

Dans notre conclusion, après avoir ressorti les éléments clés de la conception arendtienne de la pluralité et du pouvoir politique, nous mènerons une petite analyse sur notre société africaine caractérisée le plus souvent par la soif d'un pouvoir, que l'on veut conquérir par tous les moyens possibles.

CHAPITRE PREMIER : DE LA PHENOMENOLOGIE DU

TRAVAIL ET DE L'OEUVRE

Dans ce chapitre, avec Hannah Arendt2(*), nous clarifierons tout d'abord les concepts d'espaces (ou domaines) public et privé. Nous aborderons ensuite la question du travail qui est le processus biologique soumis à des cycles répétitifs. Enfin nous traiterons de la problématique de l'homo faber dans l'âge de la fabrication qu'est l'activité de l'oeuvrer menacée par l'utilitarisme.

I.1. LE PRIVE ET LE PUBLIC

I. 1.1. L'homme, un animal social ou politique ?

L'homme est un être qui est toujours en contact avec les autres. De par sa naissance, il vient au monde et est accueilli par et dans la société. « Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement témoigne de la présence d'autres êtres humains. »3(*) Tout ce que l'homme fait, est toujours et déjà au sein de la société. Pour Aristote, l'homme est un zôon politikon, un animal politique. Mais, pense Hannah Arendt, tout au long de l'histoire, on a été conduit au dérapage en traduisant le zôon politikon d'Aristote par animal socialis du monde romain. Ce fut le début de la substitution du social au politique.

En passant de l'ancienne traduction grecque du zôon politikon à l'animal socialis en latin, on a perdu la conception originale grecque de la politique. Le terme "social" en latin n'a aucune équivalence ni dans la langue ni dans la philosophie grecque. Sauf que le terme societas avait un sens politique restreint. Ce mot désigne une alliance conclue dans un but précis pour effectuer une opération donnée, ou encore pour prendre un pouvoir, etc. Ce n'est qu'avec le concept de societas generis humani que le terme social a commencé à avoir le sens général de la condition humaine fondamentale.

De plus, la vie en société n'est pas spécifiquement humaine, car beaucoup d'animaux vivent aussi en société. Mais la capacité d'organisation politique est opposée à l'association naturelle centrée autour du foyer (oikia) et de la famille. L'homme dans la cité grecque avait une seconde bios politikos (vie politique). Il est donc un animal politique. En lui se trouvent la praxis (l'action) et la lexis (la parole). Ainsi, loin de nier sa dimension sociale, l'homme est avant tout un être politique, car il est capable de dépasser des associations naturelles pour construire la bios politikos. La définition du zôon politikon est mieux cernée quand on y ajoute la seconde définition, toujours d'Aristote : zôon logon ekhon, ce qui veut dire, un être vivant, capable de langage. Par cette définition, « Aristote ne faisait que formuler l'opinion courante de la polis sur l'homme et la vie politique. »4(*)

I. 1. 2. L'espace public 

Le domaine public compte deux phénomènes liés mais non identiques. Premièrement, il souligne le fait que « tout ce qui parait en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. »5(*) Partant de ce premier sens, Hannah Arendt affirme que l'apparence constitue la réalité. Cette réalité à son tour est conçue comme la possibilité de décrire les expériences du privé et de l'intimité pour les placer ensuite dans la sphère où elles peuvent être rendues réelles. Cela n'est possible que grâce à la présence d'autrui. Aussi longtemps qu'elles ne seront pas arrachées au privé, ni "désindividualisées", les grandes forces de la vie intime à savoir, les passions, les pensées, les plaisirs des sens mèneront une vague existence d'ombre au privé.

Le second sens du mot public signifie « le monde lui-même en ce qu'il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement.»6(*) Ce monde est celui des productions humaines, c'est un monde des objets que nous fabriquons de nos mains. Loin d'être identique à la nature, ce monde commun relève de l'oeuvre humaine. Selon Hannah Arendt, vivre ensemble dans le monde, c'est impliquer qu'un monde d'objets se tient entre ceux qui l'ont en commun. André Enégren explicite le "public" en ces termes : « Le public détermine l'aire de ce qui est commun et communicable. »7(*)

A la différence d'une société de masse où le monde ne peut unir les hommes, le monde commun joue un rôle double. Il nous rassemble tous et il nous empêche de tomber les uns sur les autres. Ce monde nous accueille quand nous naissons; nous l'habitons tant que nous sommes vivants; et nous laissons ce monde à notre mort. C'est un monde qui « transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l'avenir, il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons.»8(*) Nous partageons ce monde non seulement avec nos contemporains mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et ceux qui viendront après nous. Parlant du public, Adam Smith montre ce que l'époque moderne a fait du domaine public lorsque la "société" eut fait son apparition spectaculaire. Il est ici question de ces hommes qui accordent trop d'importance à la publicité de leur vie et de leurs actes. Ils aiment l'admiration, l'extravagance pour se faire connaître partout où ils se trouvent. Notre société contemporaine peut nous amener à réfléchir sur ce genre de personnes. Car nous vivons dans un monde où le superficiel, l'extériorité prend le dessus sur tous les plans. C'est donc une vie apparente, une vie publicitaire qui ne montre que le vide intérieur qui est caché en nous. Partant, dans le monde commun, chacun a sa place différente de celle des autres, et un lieu de rencontre est également offert à tous. Chacun a la possibilité d'être vu et entendu de tous. « Dans les conditions d'un monde commun, ce n'est pas d'abord la "nature commune" de tous les hommes qui garantit le réel. »9(*) Ce qui garantit le réel, c'est le fait que les hommes s'intéressent toujours au même objet. A défaut de cet objet, rien n'empêchera la destruction du monde commun. « C'est ce qui peut se produire dans les conditions d'un isolement radical, quand personne ne s'accorde plus à personne, comme c'est le cas d'ordinaire dans les tyrannies. »10(*)

Somme toute, le domaine public est celui de l'action et de la parole. C'est le domaine de l'exercice de la liberté de l'individu ; une liberté qui lui offre la possibilité de rencontrer l'autre. Le monde commun, loin d'être identique au monde naturel, physique, est né de la pluralité. Il est donc un espace de l'inter-esse.

I. 1. 3. L'espace privé

Le public est pensé en rapport avec le privé. En d'autres termes, le domaine privé prend son sens à partir de la double signification du concept "public". La vie privée, d'après Hannah Arendt, est celle qui est privée des données essentielles à une vie véritablement humaine. Le privé renvoie à la privation qui « tient à l'absence des autres ; en ce qui les concerne, l'homme privé n'apparaît point, c'est donc comme s'il n'existait pas. »11(*) Ainsi, toutes les réalisations de l'homme privé restent dans le monde privé, c'est-à-dire n'ont pas d'importance sur les autres. « Le privé est privation quand il devient le seul espace d'un individu ou d'un groupe. »12(*)

Bien plus, ajoute Hannah Arendt, « Dans les circonstances modernes, cette privation de relations "objectives" avec autrui [...] est devenue le phénomène de masse de la solitude qui lui donne sa forme la plus extrême et la plus antihumaine. »13(*) L'extrémité, renchérit-elle, provient du fait que la société de masse anéantit aussi bien le domaine privé que le domaine public, à tel point qu' « elle prive les hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de leur foyer où ils se sentaient jadis protégés du monde, et où, du moins, même les exclus du monde pouvaient se consoler dans la chaleur du foyer et la réalité restreinte de la vie familiale. »14(*)

Le domaine privé apparaît comme celui de la privation, c'est-à-dire comme l'impossibilité d'être vu et entendu par autrui, une privation qui empêche la réalisation de toute chose. C'est le domaine du foyer, le domaine touchant à la production et à la reproduction. C'est donc un domaine de la nécessité et de la domination tandis que le domaine public est celui de la parole et de la liberté. L'individu privé restant proche de l'animal, est soumis à la nécessité de la vie familiale et économique. C'est dans le privé que se trouvent le travail, la femme et l'esclave, dans l'antiquité grecque.

Le mot privé recèle aussi un autre sens. Lorsqu'il s'agit de « propriété privée », le mot privé perd son caractère privatif et l'opposition au domaine public est moins significative. Car « la propriété possède apparemment certaines qualifications qui, tout en appartenant au domaine privé, ont toujours passé pour extrêmement importantes pour la cité politique. »15(*) Toutefois, en raison de l'équation moderne - propriété et richesse d'une part, manque de propriété et pauvreté d'autre part - le lien qui existe entre le public et le privé court le risque d'être mal compris. Cela, du fait que la propriété et la richesse ont, de par leur histoire, plus d'importance que tout autre affaire privée pour le domaine public. Elles ont pratiquement joué « le même rôle de principale condition d'admission au domaine public et au droit de la cité. »16(*)

Selon Hannah Arendt, toutes les civilisations tenaient la propriété privée pour sacrée. Mais avec l'avènement des temps modernes, un changement s'est opéré, il y a eu expropriation des pauvres et émancipation de nouvelles classes sans propriété. La richesse d'un individu ou du public n'avait aucun caractère sacré. Et « être propriétaire signifiait [...] avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à la cité politique, c'est-à-dire être le chef d'une des familles qui, ensemble, constituaient le domaine public. »17(*) La propriété dans ce cas est symbole de responsabilité.

Le privé était aussi compris comme l'autre face du public. Disposant de son privé, l'homme libre, tout en n'étant pas esclave, pouvait être soumis aux contraintes de la pauvreté. Car la pauvreté, dit notre philosophe, contraint l'homme libre à agir comme un esclave. De ce fait, la richesse privée devenait la condition indispensable pour intégrer le domaine public. C'est le cas des pays pauvres qui restent sous la domination de grandes puissances économiques qui s'ingèrent dans leurs affaires internes. Il sera difficile pour eux de garder la tête haute, d'être souverains tant qu'ils dépendront totalement d'autres Etats développés.

« Etre propriétaire signifiait que l'on dominait les nécessités de son existence, et qu'en conséquence on était virtuellement une personne libre, libre de transcender sa vie individuelle et d'entrer dans le monde que tous ont en commun. »18(*) La propriété privée offre au citoyen le lieu et l'indépendance pour pouvoir intervenir dans le domaine public.

I. 1. 4. Dualisme entre le privé et le social

Avec l'avènement du "social", un bouleversement s'est produit entre le privé et le public. Déjà « la société, en pénétrant dans le domaine public, se travestit en organisation des propriétaires qui, au lieu de demander accès au domaine public en raison de leur fortune, exigèrent qu'on les en protégeât afin de pouvoir grossir cette fortune. »19(*) Une tentation parait ici claire, celle d'accroître sa fortune tout en créant des structures de protection, même des structures injustes. Jean Bodin affirme que le gouvernement relève des rois et que les sujets ont la propriété. En d'autres termes, la tâche des rois, c'est de gouverner dans l'intérêt des sujets.

Toutefois, la contradiction entre le privé et le public vue comme caractéristique des premières étapes de la modernité, présageait l'effacement de la différence entre les domaines privé et public. Les deux domaines faisaient désormais partie de la sphère du social. Leur disparition a entraîné deux conséquences : le public est devenu une fonction du privé et le privé s'est transformé en une seule et unique préoccupation commune. Mais le public s'est-il dissout dans le social ? La propriété ayant été déjà transformée en intérêt public, « a perdu sa valeur d'usage, [...] pour prendre une valeur exclusivement sociale déterminée par sa perpétuelle mutabilité. »20(*) Ainsi, c'est par perte de sa valeur d'usage que le public entrera dans le domaine du social.

D'après Hannah Arendt, il faut bien considérer les caractères non privatifs du privé, si l'on veut comprendre le danger de l'élimination du privé. Ainsi, deux caractéristiques permettent de différencier ce que nous possédons en privé de ce que nous avons en commun. Premièrement, ce que nous avons en privé - ce que nous utilisons et consommons quotidiennement - est plus important que ce que nous avons en commun. Cela permet de comprendre John Locke lorsqu `il affirme que le commun ne sert à rien sans la propriété privée.

Contre le privé, Hannah Arendt présente le domaine public comme un espace de liberté où l'homme en tant qu'animal politique entre en égal avec ses pairs et s'occupe des affaires de la polis. Cet espace public est celui du déploiement de la liberté et de la parole. L'espace privé est, quant à lui, compris comme celui de la privation. Ici on est privé du public, on n'a pas le droit de s'intéresser aux affaires de la polis, parce qu'elles émanent des hommes libres. Cependant, quand il est question de la propriété, le privé perd le caractère privatif, et même son opposition au public devient moins significative. La propriété privée, loin d'être confondue avec la richesse, donne lieu et indépendance au citoyen en lui ouvrant ainsi la possibilité d'intervenir librement dans l'espace public. La richesse est d'ordre social et est le devenir public du privé. Elle peut réduire l'homme libre à un être soumis à la nécessité, à l'animal laborans.

I. 2. PHENOMENOLOGIE DU TRAVAIL ET DE L'OEUVRE

I. 2. 1. Le travail

Hannah Arendt fait une critique de la société moderne et spécifiquement de Karl Marx qui, en valorisant le travail, en ont fait de lui la plus grande et la plus importante des autres activités de la vita activa, à savoir l'oeuvre et l'action. Le travail a été tellement sacralisé qu'il est devenu source de toute valeur sociale. « Le travail est le centre concret de réflexion des hommes d'aujourd'hui. »21(*) Or Chez Hannah Arendt, le travail n'est pas la plus importante de trois activités de la vita activa.

I. 2. 1. 1. Origine de l'indistinction entre le travail et l'oeuvre

Une distinction claire existe entre le travail et l'oeuvre, même si le travail tend à englober tout ce qui a trait aux besoins humains. Il n'est pas facile de percevoir cette distinction à cause de la tradition politique moderne où il n'y a jamais eu une distinction claire entre le travail et l'oeuvre.

Et pourtant, dans toutes les langues européennes22(*), la distinction est présente dans l'étymologie de deux termes. Pourquoi a-t-on minimisé cette distinction entre les deux concepts ? C'est parce que « le mépris du travail gagna du terrain en même temps que la polis qui dévorait les journées des citoyens en exigeant leur abstention de toute activité autre que politique, et, finalement, il recouvrit tout ce qui demandait un effort. »23(*) Le travail corporel rendu nécessaire par les besoins du corps était dans la catégorie des activités serviles, laissé aux esclaves. L'exécution du travail était donc un asservissement. Ce qui, dans la Grèce antique, justifiait l'institution de l'esclavage, qui était au fait la fuite du travail par les citoyens libres. Soulignons qu'avec l'avènement de la polis, la distinction a été négligée du fait qu'on était préoccupé de distinguer le citoyen libre de l'esclave, l'occupation publique de l'occupation privée, et plus tard, la vita activa de la vita contemplativa.

L'époque moderne a aussi distingué le travail productif du travail improductif, le travail qualifié de non qualifié et le travail intellectuel du travail manuel. Seule la première distinction va au fond du problème : le travail improductif renverrait au travail proprement dit puisque il ne laisse rien derrière soi, et le travail productif correspondrait à l'oeuvre. Toutefois, l'époque moderne n'a pas fait de distinction entre le travail et l'oeuvre. Pour Marx, tout travail doit être productif et il n'y a pas de différence à établir entre des tâches dites serviles et la production.

Hannah Arendt critique la doctrine de Marx car elle est centrée sur une productivité différente de celle de l'oeuvre. Tout devient objet de consommation puisque l'oeuvre est devenue le travail.

I. 2. 1. 2. Le travail et la vie

« Les objets tangibles les moins durables sont ceux dont a besoin le processus vital. » Et à peine réalisé, le résultat du travail, passe à la consommation. Locke déclare que toute bonne chose servant à la nécessité, n'a pas une longue durée. Or la durabilité est une des caractéristiques des produits de l'oeuvre. Le travail correspond donc au processus biologique le plus fondamental. Il est aussi répétitif car travailler, dit Hannah Arendt, tourne sans cesse dans le même cercle que prescrivent les processus biologiques de l'organisme vivant. Le travail est une activité cyclique n'ayant pas de fin. On doit travailler pour consommer et refaire le même processus indéfiniment.

Néanmoins, la vie comprise entre la naissance et la mort échappe au rythme cyclique. Elle a un commencement et une fin, et elle a la caractéristique « d'être toujours emplie d'événements qui à la fin peuvent être racontés, peuvent fonder une biographie. »24(*)

I. 2. 1. 3. Confusion du travail et de l'oeuvre

John Locke, Adam Smith et Karl Marx sont les trois théoriciens qui ont contribué à l'ascension du travail jusqu'à en faire l'activité la mieux considérée des autres activités humaines. Cette ascension « commença lorsque Locke découvrit dans le travail la source de toute propriété »25(*). Adam Smith considère le travail comme source de toute richesse; mais l'ascension atteint son paroxysme avec Karl Marx pour qui le travail est source de toute productivité et expression de l'humanité  de l'homme. Ces trois auteurs, en considérant le travail comme le sommet des facultés humaines capables d'édifier le monde, se sont butés à des contradictions énormes. Ils ont attribué au travail ce qui revient à l'oeuvre, et cette dernière a été transformée en travail. Et les idéaux de l'homo faber (permanence, stabilité, durabilité) ont été sacrifiés au profit de l'animal laborans. Bien plus, avec ces modernes, il y a eu perte du caractère privé de la propriété privée et de la richesse au profit du public. Le travail, la plus privée des activités humaines est devenu public. Hannah Arendt voit en cette socialisation de la propriété une domination de la société sur l'individu. Ce dernier est devenu un sujet réduit au labeur et privé de l'espace privé.

I. 2. 1. 4. La division du travail

Cependant, du fait qu'il est humain, il est impossible à l'homme de s'arracher définitivement au travail. La division du travail est distincte de la spécialisation. Essentiellement guidée par le produit fini, la spécialisation est propre à l'oeuvre. On y distingue les compétences, c'est-à-dire les individus. Par contre, la division du travail « présuppose l'équivalence qualitative de toutes les activités pour lesquelles on ne demande aucune compétence spéciale. »26(*) On assiste, avec la division du travail, à l'éclipse de l'individu laissant la place à la collectivité qui est apte à travailler indéfiniment.

Pour clore, retenons qu'il y a eu indistinction entre le travail et l'oeuvre au cours de l'histoire. L'indistinction a abouti à la confusion du travail et de l'oeuvre. Toutes les qualités de l'oeuvre ont ainsi été attribuées au travail, lequel est devenu la plus influente des activités de la vie humaine alors qu'il n'était qu'un processus biologique soumis à la nécessité. Hannah Arendt a donc critiqué la glorification et l'émancipation du travail qui n'ont pas conduit à la voie de la liberté.

I. 2. 2. L'oeuvre

Si l'homme par le travail devient homo laborans, par l'oeuvre il devient homo faber. L'oeuvre, c'est la distinction entre le faire et l'agir, elle ouvre à l'ordre de la fabrication artisanale. Elle est la condition humaine de l'appartenance au monde. C'est la dimension dans laquelle l'homme façonne des objets d'usage ayant une durabilité dans le monde. L'oeuvre relève donc de la dimension anthropologique, car elle est de l'ordre de la mondanéité de l'insertion au monde et de la maitrise pour résister au cycle de la répétition qui caractérise le travail.

I. 2. 2. 1. La durabilité de l'oeuvre

Si dans le travail, l'animal laborans use de son corps, dans l'oeuvre par contre l'homo faber prolonge ses mains en fabriquant des outils. Les produits du travail sont pour la consommation, alors que ceux de l'oeuvre sont d'usage et ont une durée. Les objets que l'homme fabrique émanent de son art. Leur somme constitue l'artifice humain. Ces objets « ont la durabilité dont Locke avait besoin pour l'établissement de la propriété, la "valeur" que cherchait Adam Smith pour le marché; et ils témoignent de la productivité où Marx voyait le test de la nature humaine. » 27(*)

Contrairement à la consommation, l'usage de ces objets est durable. L'homme fabrique des objets d'usage qui ont une stabilité, une permanence. Toutefois le non usage des objets, dit Hannah Arendt, n'empêche nullement leur corruption, leur retour au processus naturel global d'où ils furent tirés. C'est le cas de la chaise qui, abandonnée à elle-même, finit par redevenir un simple bois; puis, une fois pourri, le bois retourne à la terre. Telle est la fin inévitable de chaque objet au monde, puisqu'il est un produit de l'homme mortel. En outre, « si forcément l'usage use ses objets, cette fin n'est pas leur destin dans le même sens que la destruction est la fin inhérente de toutes les choses à consommer. Ce que l'usage use, c'est la durabilité. »28(*) Mais à quoi sert exactement cette durabilité ?

En fait, la durabilité donne aux objets du monde une relative indépendance vis-à-vis des hommes qui les ont produits et qui s'en servent, et une objectivité leur permettant de résister à ces derniers. Les objets faits par l'homme ont pour fonction de stabiliser la vie humaine; et leur objectivité permet aux hommes de recouvrer leur identité dans leurs rapports avec les choses. Autrement dit, à la subjectivité des hommes s'oppose l'objectivité du monde fait de main d'homme. Encore faut-il encore savoir que cette objectivité résulte de ce que donne la nature. A cause de cela, nous pouvons regarder la nature comme quelque chose d'objectif29(*).

Hannah Arendt montre que, même si l'usage est différent de la consommation, les deux semblent chevaucher ensemble en certains domaines importants, si bien que l'accord unanime avec lequel les savants ont confondu ces deux notions paraît bien justifié. L'usage contient certainement un élément de consommation, dans la mesure où le processus d'usure a lieu par contact entre l'objet et le corps vivant qui consomme. En partant de l'exemple des habits (objets d'usage), on est persuadé que l'usage n'est qu'une consommation lente d'un bien.

I. 2. 2. 2. La réification

L'oeuvre de l'homo faber consiste en la "réification". Dans le processus de fabrication, la solidité des objets provient du matériau produit par la nature. Ce produit s'obtient grâce à la destruction et aussi à la transformation de la nature. Par rapport à l'animal laborans, l'homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre, car il crée sur la base de quelque chose, d'une substance donnée. L'expérience de la violence présente dans la fabrication s'oppose à l'effort pénible et épuisant du travail. Pouvant donner assurance et satisfaction, cette expérience peut devenir une source de confiance en soi pendant toute une vie30(*). Il est ici question de plaisir, de joie et aussi de fatigue sentis dans l'exercice du travail et de l'oeuvre.

Par ailleurs, « l'oeuvre factuelle de fabrication s'exerce sous la conduite d'un modèle conformément auquel l'objet est construit. » 31(*) Le modèle est soit une image contemplée par les yeux de l'esprit, soit un plan dans lequel une oeuvre a déjà fourni à l'image un essai de matérialisation. Dans les deux cas, le guide de l'oeuvre de fabrication est extérieur au fabricateur. Pour Hannah Arendt, le rôle joué par la fabrication importe beaucoup dans la hiérarchie de la vita activa. Dans ce processus, la forme de l'image de ce qui est à fabriquer est antérieure à l'objet et ne disparaît pas, même après la fabrication car « elle survit intacte, présente, en quelque sorte, pour se prêter à une poursuite indéfinie de fabrication. »32(*) Toutefois, il ne faut pas confondre cette multiplication virtuelle à l'oeuvre, qu'est la répétition. Car la répétition reste soumise au cycle biologique tandis que la multiplication "multiplie" quelque chose qui possède déjà dans le monde une existence relativement stable, permanente. Ainsi la qualité dans le modèle, c'est le fait de la permanence, d'être là bien avant la fabrication et aussi après.

 L'homo faber est bien seigneur et maître de soi et de ses actes. Cet homme fabricant dispose d'une liberté qui lui donne ainsi le pouvoir de façonner et de détruire son produit.

I. 2. 2. 3. Instrumentalité et animal laborans

L'homo faber compte sur les outils qu'il produit. Ces derniers participent au mécanisme du travail et à l'édification d'un monde d'objets. Ils soulagent le fardeau de l'animal laborans. La commodité et la précision de ces outils s'appuient sur des buts « objectifs » plutôt que sur des désirs et des besoins subjectifs. Les outils (objets du monde), peuvent servir de critère de classification de civilisations entières. Le caractère d'objet du monde est plus manifeste lorsque les outils sont employés dans le processus du travail. Ces outils qui représentent la durabilité et la stabilité du monde grâce à l'animal laborans peuvent acquérir des fonctions dépassant la simple instrumentalité dans la société des travailleurs. C'est le cas de l'utilisation des machines à la place des hommes :

On déplore souvent la perversion des fins et des moyens dans la société moderne, où les hommes deviennent les esclaves des machines qu'ils ont inventées et « s'adaptent » aux exigences de ces machines au lieu de les mettre au service des besoins humains : c'est se plaindre de la situation de l'activité du travail. Dans cette situation, où la production consiste avant tout en une préparation à la consommation, la distinction même de la fin et des moyens, si nettement caractéristique des activités de l'homo faber, n'a tout simplement aucun sens ; et les instruments que l'homo faber a inventés et avec lesquels il vient en aide au travail de l'animal laborans perdent ainsi leur caractère instrumental dès que ce dernier les emploie.33(*)

La question de savoir si l'homme doit s'adapter à la machine ou la machine à l'homme illustre la différence entre les outils et les machines. Mais cette discussion ne mène nulle part : « si la condition humaine consiste en ce que l'homme est un être conditionné pour qui toute chose fabriquée devient immédiatement condition de son existence ultérieure, l'homme s'est `adapté' à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. » 34(*) Toujours à propos des machines, le travailleur se voit obligé de les servir et d'adapter le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. C'est bien un virage qui s'est opéré dans la période de l'industrialisation. Par conséquent, la manufacture devient un processus continu, celui de la chaîne de montage35(*).

L'automatisation se présente dès lors comme le stade le plus récent dans l'évolution moderne. Son terme est marqué par l'avènement de l'âge atomique et de la technique s'exerçant sur les découvertes nucléaires. Par contre, les objets fabriqués émanent de l'homme. Aussi, Hannah Arendt clarifie ainsi le concept de l'automatique : « Nous appelons automatiques tous les mouvements qui s'enchaînent d'eux-mêmes et par conséquent échappent aux interventions voulues et ordonnées. »36(*) Avec l'automatisation, la distinction entre l'opération et le produit, et la primauté accordée au produit sur l'opération deviennent désuètes.

L'instrumentalité des outils est liée à l'objet qu'elle doit produire, et la `valeur humaine' des outils se borne à l'usage qu'en fait l'animal laborans37(*). Autrement dit, le fabricant d'outils a inventé des instruments pour édifier un monde et non pour aider le processus vital. D'après Hannah Arendt, on devait plutôt se demander si les machines rendent encore service au monde et aux hommes ou mieux, si elles n'ont pas commencé à dominer, à détruire le monde et les objets38(*). Soulignons également que « l'automatisme a écarté l'hypothèse que les objets du monde dépendent de conceptions humaines et se construisent conformément à des normes humaines d'utilité ou de beauté. »39(*) Hannah Arendt pense qu'on a oublié cette dimension qui est de beaucoup la plus importante. Car, désormais, c'est la machine qui détermine tout.

Le pseudo-monde est alors le monde des machines qui supplante le monde réel, pour une société de travailleurs. Mais ce monde n'offre pas toutes les conditions aux hommes. Ici, le processus naturel commence à ressembler au processus biologique « au point que les appareils que naguère on maniait à son gré commencent à ressembler à des parties du corps humain » 40(*). Le rôle de la technologie se limite à favoriser un développement biologique de l'humanité.

I. 2. 2. 4. Instrumentalité et Homo faber

Les outils de l'homo faber déterminent la fabrication. Hannah Arendt évoque encore des catégories de fin et de moyens. Les moyens servent à atteindre la fin. Celle-ci justifie les moyens, les produit et les organise. Dans le processus de l'oeuvre, rien ne peut se faire sans que l'on ne vise la fin : « Au cours du processus d'oeuvre, tout se juge en termes de convenance et d'utilité uniquement par rapport à la fin désirée. »41(*) Le produit est la fin pour les moyens utilisés et à partir desquels il a été fait. Mais il ne peut devenir une fin en soi tant qu'il est objet à utiliser. Avec le concept d'utilité, Hannah Arendt tente de montrer qu'un objet qui a été une fin devient moyen au cours de son usage : « La chaise, qui est la fin de l'ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu'en devenant un moyen. »42(*)

La perplexité intrinsèque à l'utilitarisme peut se comprendre, de façon théorique, comme une incapacité congénitale de comprendre la distinction entre l'utilité et le sens; distinction exprimée linguistiquement en distinguant « afin de » et « en raison de »43(*). L'homo faber établit ses jugements « en raison » de l'utile et fait tout en termes d' « afin de ». Ce qu'il faut retenir, c'est que Hannah Arendt essaie d'expliquer ainsi le critère de l'oeuvre qu'est l'utilitarisme44(*). Le problème de l'utilitarisme est ainsi mis à nu. L'homo faber ne pense qu'en termes de fin et de moyen; d'où son incapacité de comprendre le sens, de même que l'animal laborans est dans l'impossibilité de saisir l'instrumentalité.

D'après Hannah Arendt, il faut que l'utilitarisme fasse fi des objets pour retourner à la subjectivité de l'usage, s'il veut sortir du dilemme du non-sens. Ce n'est que lorsque l'homme devient la fin dernière en mettant un terme à la chaîne des moyens et de la fin que l'utilité a un sens45(*).

I. 2. 2. 5. Le marché

C'est à ce niveau qu'Hannah Arendt "revisite" la contestation, par Karl Marx, de Benjamin Franklin qui définissait l'homme comme un fabricant d'outils. Cette définition est caractéristique du yanquisme, c'est-à-dire de l'époque moderne. Pour notre auteur, « la vérité de cette remarque tient au fait que les temps modernes ont été aussi anxieux d'exclure de leur domaine public l'homme politique, celui qui parle et agit, que l'antiquité d'exclure l'homo faber. » 46(*)

On note dans l'antiquité l'existence de collectivités non politiques, où la vie publique de l'homme du commun se limitait à travailler pour le peuple. Ces collectivités étaient organisées autrement, c'est-à-dire leur agora (place publique) était un endroit où les artisans venaient exposer et échanger leurs produits.

L'homo faber a la possibilité de disposer d'un domaine public, mais qui n'est pas encore politique : c'est le marché où il peut exposer les produits de ses mains et en recevoir l'estime qui lui est due47(*). A travers ces produits, le fabricateur arrive à entrer en relation avec les autres. Tel fut l'avènement du domaine social. Pour notre philosophe, la seule compagnie née directement de l'artisanat vient du fait que le maître (ou l'ouvrier) peut avoir besoin d'aides ou éprouver le désir d'instruire autrui dans son art. Le marché est le dernier domaine public en lien avec l'activité de l'homo faber. La société commerciale est née de cette production en public et de l'appétit de possibilités illimitées de troc et d'échange. Par ailleurs, les produits du travail ou de l'oeuvre deviennent des « valeurs » seulement au marché, car « la valeur est la qualité qu'un objet ne peut jamais posséder dans le privé, mais qu'il acquiert automatiquement dès qu'il apparaît en public. »48(*) C'est dans le public que l'objet sera apprécié ou non. La valeur marchande est ainsi différente de la valeur naturelle d'une chose. Cette dernière est la qualité objective « indépendante de la volonté de l'acheteur ou du vendeur; c'est la valeur que l'objet possède en lui-même, une valeur intrinsèque. »49(*) Cette société est morte lorsque le travail et la société de travail ont remplacé cette production et sa fierté par la consommation en public et par sa vanité.

D'où, ceux qui se rencontraient au marché de change n'étaient plus que des propriétaires de valeurs commerciales. Ce n'étaient plus des fabricants. C'est à ce niveau, selon Marx, que s'est installée la dégradation des hommes en marchandises : désormais les hommes sont jugés non en tant que personnes, mais en tant que producteurs, d'après la qualité de leur production50(*).

Le capitalisme, à sa genèse, marqué par le désir de gain et de concurrence, suit les normes de l'homo faber. Ainsi surgit la classe des manufacturiers, celle qui produit exclusivement des objets d'échange plutôt que d'usage.

Hannah Arendt pense que l'économie classique et la philosophie ont semé la confusion autour du mot « valeur », confusion consistant à remplacer par ce terme celui du prix. Pour Marx, c'est dans le passage de la valeur d'usage à la valeur d'échange que réside la faute originelle du capitalisme. Par définition, la valeur d'usage est déterminée par le besoin ou l'habitude de l'individu. Par contre, la valeur d'échange objective traduit la désirabilité qu'un bien offre à tout le monde. Elle est la valeur du marché51(*).

I. 2. 2. 6. L'oeuvre d'art

L'oeuvre d'art se classe parmi les objets qui assurent la stabilité à l'artifice humain. Cette oeuvre se caractérise par son inutilité et par sa permanence à travers les siècles52(*). Chez Hannah Arendt, l'oeuvre d'art doit être écartée du contexte des objets d'usage ordinaires. Ce rapport n'est pas du même type que celui que nous pouvons avoir avec un objet d'usage ordinaire. Car le rapport qu'on a avec l'oeuvre d'art n'est certainement pas un rapport d'utilité.

Les oeuvres d'art, en raison de leur permanence, sont toutes des objets tangibles du monde. Ces oeuvres ont une durabilité qui résiste aux effets destructifs. Elles sont le fruit de la réification de la nature. Notons que la réification est plus qu'une simple transformation dans le cas des oeuvres d'art ; « c'est une transfiguration, une véritable métamorphose... »53(*) Pour que la réification devienne concrète, il lui faut un prix : « le prix en est la vie en elle-même : c'est toujours dans la lettre morte que l'esprit vivant doit survivre... »54(*) A ce stade, Hannah Arendt évoque le caractère permanent des oeuvres d'art qui ont une durabilité dépassant celle des autres objets. C'est que ces oeuvres sont des objets de pensée qui peuvent se matérialiser en recourant aux mains humaines.

Cependant, notre auteur établit la distinction entre le penser et le connaître. La pensée, source des oeuvres d'art, se manifeste sans la transformation ni la transfiguration de la grande philosophie55(*). En revanche, la principale manifestation des processus cognitifs se trouve dans la science. La cognition poursuit un but défini qui, une fois atteint, s'achève. Alors que la pensée n'a ni fin ni but hors de soi. Elle ne produit pas de résultat. Toutefois, l'activité de penser est incessante et répétitive comme la vie. La cognition, quant à elle, appartient à tous les processus d'oeuvres (intellectuelles, artistiques...).

Le monde d'objets fait par l'homme ne devient pour les mortels une patrie que dans la mesure où il transcende le pur fonctionnalisme et la pure utilité des objets produits pour l'usage56(*). La vie, qui ne se réduit pas au sens biologique, se déploie aussi bien dans l'action que dans la parole, en ce sens qu'"accomplir de grandes actions et dire de grandes paroles" ne laisse pas de traces. Ainsi l'homo faber se situe au centre de la vie. Cependant, cet homme n'est pas au niveau de l'action et de la parole. Il est encore apolitique puisqu'il ignore encore la catégorie de pluralité.

En résumé, retenons que l'oeuvre est l'humanité de l'homme. « Le monde ne devient monde que par le truchement de l'homo faber. »57(*) Dans l'oeuvre, les objets assurent une durabilité sans laquelle il n'y aurait point de monde possible. Aussi, la condition de l'homo faber est l'appartenance au monde. Si Dieu a créé le monde ex nihilo, l'homme, a contrario, l'homo faber, crée toujours à partir d'une substance en détruisant ou en transformant la nature. Toutefois, la durabilité est soumise à l'utilité et aux cycles des moyens et des fins. Il convient alors de penser à l'action. La pluralité et la conception arendtienne du pouvoir seront les thèmes majeurs de notre deuxième chapitre.

CHAPITRE DEUXIEME : LA PLURALITE COMME CONDITION

DE L'ACTION ET DU POUVOIR POLITIQUE

Il s'agit ici de réfléchir sur la pluralité, qui apparaît comme un élément clé dans la pensée politique de Hannah Arendt. Dans ce but, nous focaliserons notre attention essentiellement sur cette notion de pluralité et sur la conception arendtienne du pouvoir qui y est contenu.

II. 1. LA PLURALITE

Dans le travail, l'homme reste soumis à la nécessité, il vit en solitaire et doit peiner avec son corps pour avoir des produits de courte durée servant à la consommation. Le travail, corrélatif du cycle biologique de la vie, reste du domaine du privé. Dans l'oeuvre, l'homo faber apparaît comme un fabricant solitaire mais qui, par l'intermédiaire de ses outils et de ses produits, peut entrer en contact avec les autres, à l'agora. Mais son domaine public n'est pas encore politique. D'ailleurs, l'homo faber, à l'agora, vient soit pour étaler ses produits, soit pour voir des produits étalés, et non des hommes.

Seule dans l'action et dans la parole, l'homme agit pleinement dans la sphère publique politique où il est en contact avec les autres sans intermédiaire. L'action et la parole sont les lieux de la révélation de l'agent. Mais quelle est la condition de l'action ? Cette question nous amène à aborder la problématique de la pluralité mais aussi de l'égalité, qui sont à notre avis les conditions nécessaires du déploiement de l'homme dans la sphère de l'agir politique.

II. 1. 1. La pluralité et l'égalité

La pluralité est la condition de l'action : « l'action, la seule activité qui met directement en rapport les hommes, sans intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité »58(*). C'est que l'homme ne vit pas seul sur la surface de la terre; il vit avec autres, il est un être-avec. Ce sont des hommes qui habitent le monde. L'homme qui agit, est celui qui s'engage dans la vie de la cité. Il est donc en rapport avec le monde des hommes; mieux, il entre en relation avec les autres dans le domaine de l'égalité et de la distinction. C'est le domaine public que l'égalité et la distinction sont reconnues. Nous y reviendrons. La pluralité, au dire de Hannah Arendt, est spécifiquement non seulement la condition sine qua non, mais encore la condition per quam de toute vie politique. L'on ne peut parler de la politique sans faire allusion à cette notion de pluralité, de peur de tomber dans une tyrannie où le tyran pense que lui seul est capable de tout faire sans l'apport des autres.

Déjà dans le récit de la création humaine, la pluralité existe de façon implicite : Il (Dieu) les créa homme et femme. Et dans les langues romaines, il y a synonymie entre vivre et inter homines esse (ou être parmi les hommes) et entre mourir et inter homines esse desinere qui veut dire cesser d'être parmi les hommes. Ce qui revient à dire que pour Hannah Arendt, il s'avère impossible de concevoir une action solitaire, car l'agir solitaire renvoie au tyran « qui, précisément, n'agit pas puisqu'il use d'instruments de violence et traite la matière humaine en matière d'oeuvre. »59(*)

Bien plus, la pluralité nous permet de nous saisir tous comme des « humains » mais aussi comme différents les uns des autres. En d'autres termes, tout en sachant que nous sommes tous pareils  c'est-à-dire des humains, il faut se garder de toute massification des humains, car la tentation guette toujours l'esprit humain, de vouloir chosifier les hommes. Chacun de nous est unique au monde, mais partage toujours le monde avec les autres. Et « la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. »60(*)

La pluralité signifie donc égalité et distinction. Mais pourquoi Hannah Arendt affirme-t-elle ce principe dans la pluralité et que veut-elle dire exactement ? Ce principe, mieux ce tandem égalité-distinction trouve son sens dans cette assertion : « si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés, ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. »61(*)

Cependant, ajoute-t-elle, « si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre. »62(*) C'est parce que nous sommes distincts que nous avons besoin de la parole et de l'action pour marquer notre insertion dans le monde, mais surtout pour entrer en inter-action  avec "l'autre" qui est distinct de nous. La non prise en compte de cet aspect risque de conduire à la négation de notre propre humanité et à une certaine massification des hommes à l'intérieur de laquelle chacun vit dans un anonymat total.

L'égalité dont parle Hannah Arendt   relève donc du politique. Et dans l'espace public, tous les citoyens sont égaux. D'après André Enégren, l'égalité va ensemble avec la distinction : « Que cette égalité aille de pair avec la "distinction" signifie qu'elle ne doit pas être réduction à l'identité et à l'invariable, mais parité fondamentale autorisant la possibilité d'action et de parole "révélantes" qui nous distinguent d'autrui en manifestant notre identité la plus propre. »63(*) Cette égalité, loin d'être une uniformisation, laisse la possibilité d'une reconnaissance des différences.

Par ailleurs, il faut distinguer l'individualité humaine de l'altérité. « L'altérité, dit Hannah Arendt, est un aspect important de la pluralité, c'est à cause d'elle que nous sommes incapables de dire ce qu'est une chose sans la distinguer d'autre chose. »64(*) L'altérité et l'individualité, que l'homme partage respectivement avec tout ce qui existe et avec tout ce qui vit, deviennent unicité; dans ce cas, la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d'êtres uniques65(*). L'individualité est révélée par la parole et l'action devant et avec les autres.

II. 1. 2. L'action et la parole

La révélation de l'agent dans la parole et dans l'action est le critère principal de la catégorie d'action. La parole et l'action sont deux réalités ayant une grande portée significative dans la vie humaine. Elles révèlent l'individualité humaine, « c'est par elles que les hommes se distinguent au lieu d'être simplement distincts. »66(*) Si les hommes peuvent se passer du travail et de l'oeuvre en laissant les autres le faire à leur place, cependant ils ne peuvent s'abstenir de la dimension de l'action, ni de la parole. Ces deux réalités sont des conditions nécessaires et intrinsèques à l'homme à telle enseigne qu'une vie sans parole et sans action est littéralement morte au monde. Et comme elle n'est plus vécue dans le monde des humains, cette vie n'est plus une vie humaine, car « c'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde. »67(*) Cette insertion n'est pas conditionnée par autrui et ne nous est pas non plus imposée. Dans la même lancée Georges Gusdorf68(*) affirme que c'est par la parole que l'homme donne sens aussi bien à son existence physique dans le monde qu'à l'ordre des choses. Sans la parole69(*), écrit-il, le monde nous paraît une réalité brute et désordonnée.

Bien plus, au sens large, agir veut dire prendre une initiative, entreprendre, commencer, guider, gouverner... Cet agir, dit Hannah Arendt, peut être stimulé par la présence des autres. Et de par leur naissance, les hommes sont portés par l'action. Ils prennent des initiatives. Aussi, le fait que l'homme soit capable d'action signifie que de sa part, on peut s'attendre à de l'inattendu. Voila pourquoi, il faut une bonne éducation, une instruction et une atmosphère qui puissent empêcher des surprises regrettables et canaliser toute agressivité susceptible de nuire à la société.

Si l'homme peut accomplir quelque chose d'inattendu, c'est aussi parce qu'il est unique. « Si l'action (...) correspond au fait de la naissance, si elle est l'actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au fait de l'individualité, elle est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux.»70(*)

L'action est étroitement apparentée à la parole et les deux révèlent ce "qui" est l'homme (par ses actes et ses paroles). C'est surtout dans la parole que la révélation est beaucoup plus manifeste. L'action sans la parole, ne serait plus action, parce que, il y aurait absence d'acteur, de faiseur d'acte. Sans la parole, pas de sens pour l'action; d'où « il n' y a pas d'activité qui ait autant que l'action besoin de la parole. »71(*) De ce fait, le langage, mieux, la parole revêt une importance significative pour comprendre l'action. Par l'action et la parole, l'on révèle « qui » l'on est, on dévoile donc son identité personnelle. C'est donc la révélation du "qui" par opposition au "ce que". « Cette qualité de révélation de la parole et de l'action est évidente lorsque l'on est avec autrui, ni pour ni contre, c'est-à-dire dans l'unité humaine pure et simple. »72(*)

Toutefois, déclare Hannah Arendt, l'action peut perdre son caractère spécifique pour devenir une forme d'activité parmi d'autres, lorsqu'elle ne parvient plus à révéler l'agent. Dans ce cas, elle devient un moyen en vue d'une fin. Mais à quel moment cela est-il possible ? Pour Hannah Arendt, cette perte peut avoir lieu « une fois que l'unité humaine est perdue, c'est-à-dire lorsque l'on est seulement pour ou contre autrui »73(*).

Par conséquent, la parole devient du « bavardage », lorsqu'elle ne remplit plus son vrai rôle mais elle devient ainsi un moyen de propagande pour tromper les autres.74(*)

L'action et la parole nécessitent le dialogue, où l'on agit et où l'on parle. C'est dans l'espace politique que l'on peut écouter le point de vue de l'autre dans un monde pluriel.

II. 1. 3. Le dialogue

Dans le travail, comme il a été susmentionné, l'animal laborans n'est préoccupé que par la nécessité vitale, et il est solitaire vivant dans le privé. Avec l'oeuvre, l'homme de la maîtrise qu'est l'homo faber peut avoir accès à un espace public mais non politique. Dans cet espace il vient étaler ses produits de fabrication ou pour voir les objets fabriqués par d'autres. Seule l'action est l'activité humaine qui met directement en rapport les hommes, et qui ouvre la possibilité du dialogue. Avec l'action et la parole dans l'espace public, l'homme entre en dialogue avec ses semblables, ses égaux. Dans cet espace qui est politique, les hommes dialoguent et agissent ensemble. Il convient d'insister sur le fait que l'homme qui agit est celui qui s'engage dans la vie de la cité, ce qui implique que l'espace politique est celui de l'égalité et de la distinction. Car sans ces deux aspects, il est impossible d'envisager le dialegesthai (le dialogue).

Dans le dialogue, l'on doit chercher ce qui est vrai. Cela est possible, dans la mesure où chaque interlocuteur est plus vrai envers soi-même, où il prend conscience de la doxa qui parle en lui-même. Quand chacun assume sa doxa, il devient un « qui » révélé grâce à l'action et à la parole. La vraie politique, d'après Hannah Arendt, est le lieu du dialogue, un dialogue qui n'est pas du bavardage où chacun rentrerait avec ce qu'il aurait apporté. Mais plutôt un dialogue qui nécessite l'écoute de l'autre, la prise en compte de ses doxai, et la confrontation des idées. Ce dialogue, à notre avis, doit être celui qui aboutit à un consensus, dans ce monde pluriel. Cela nécessite un esprit d'écoute, car « le signe distinctif de l'homme de dialogue, c'est qu'il écoute aussi bien qu'il parle, et peut-être mieux. »75(*)

Le rôle de la politique est donc de promouvoir ce dialogue franc et sincère entre les hommes; elle doit aider chacun à découvrir la vérité, à partager ses doxai, et non à exclure les autres. Malheureusement, avec l'avènement de la société moderne, la doxa a cessé d'être splendeur pour devenir opinion. On a commencé dès lors à s'en méfier. On s'est donc détourné du dialegesthai parce que l'on a voulu niveler les différences, les doxai. D'où, nous sommes arrivés au remplacement total du politique par le social. Cela a entre autre comme conséquence la valorisation du privé comme lieu de revendication et l'égalité nivélante qui s'est substituée à l'inter-esse de l'homogénéité76(*).

II. 2. LE POUVOIR POLITIQUE CHEZ HANNAH ARENDT

La conception arendtienne du pouvoir se démarque de toutes les conceptions classiques du pouvoir qui renvoyaient à la domination. Hannah Arendt voit dans la domination quelque chose de contraire au pouvoir. Nous serons aussi amené à réfléchir sur les termes tels que la violence, la puissance, la force, etc, qui sont différents du concept de pouvoir.

Max Weber, cité par Jean-Paul Paccioni, voit dans le pouvoir une domination; il définit les concepts de puissance (Macht), de domination (Herrschaft) en ces termes : « "Puissance" (Macht) signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe ce sur quoi repose cette chance. "Domination" (Herrschaft) signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un "ordre" (Befehl) de contenu déterminé. »77(*) Pour Max Weber, le pouvoir renvoie au rapport de domination entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés: les premiers commandent et les autres obéissent. Contrairement à Max, « la domination, c'est pour Arendt une interprétation falsifiée et falsifiante du pouvoir, entendu comme pouvoir de contraindre, comme pouvoir de l'homme sur l'homme. »78(*)

Le pouvoir est, pour les penseurs classiques, de Platon à Max Weber, domination, une domination de l'homme sur l'homme. Le gouvernant fait du pouvoir sa propriété, son instrument de commandement pour l'exercer sur les autres. Parlant d'un Etat divisé en classes où les meilleurs gouverneront, Platon propose une réforme de la polis de son temps où le philosophe sera roi, c'est lui qui imposera les lois (de l'Etat) à tous les citoyens.79(*)Par ailleurs, Max Weber au sujet de l'Etat, affirme ce qui suit :

Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de violence légitime (c'est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L'Etat ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs.80(*)

Il définit donc le pouvoir en se référant à l'Etat qu'il considère d'ailleurs comme l'unique forme du pouvoir politique. Pour lui, l'Etat constitue un moyen, un instrument d'oppression pour dominer tous les hommes. Les dominés n'auront pour tâche que de se soumettre à la volonté du détenteur du pouvoir.

Voltaire cité par Hannah Arendt, disait quant à lui, que « le pouvoir, c'est la possibilité de faire à d'autres ce qui me plaît »81(*) et Bertrand de Jouvenel de son côté, insiste sur le rapport « commander et être obéi » qui, pour, lui est la condition pour parler du pouvoir. Thomas Hobbes présente son Leviathan (le prince, l'Etat ou l'assemblée) comme celui qui doit détenir le monopole de la violence.

De ce qui précède, il ressort qu'e général, le pouvoir est défini comme domination, un rapport de force entre celui qui commande et celui qui obéit. Il est aussi assimilé à la violence, comme l'affirmait C. Wright Mills : « Toute politique est une lutte pour le pouvoir; or le pouvoir sous la forme ultime, c'est la violence »82(*) et il est aussi puissance.

Hannah Arendt, quant à elle, critique cette manière de penser le pouvoir qui, en réalité, s'appuie sur l'ancienne notion du pouvoir absolu qui était inséparable de la constitution des Etats-nations souverains de l'Europe. Cette façon de comprendre le pouvoir, ajoute-t-elle, se fonde aussi sur « une terminologie qui, depuis la Grèce antique, sert à définir les formes de gouvernements, en tant que systèmes de domination de l'homme sur l'homme.»83(*) Tout cela, estime Hannah Arendt, c'est parce que, la science politique a été incapable d'établir une différence claire entre pouvoir (power) et puissance (strength), force (force), violence (violence), voire même autorité (authority). Il convient donc de définir chacun de ces termes qui prêtent souvent à confusion chez nombres d'auteurs.

II. 2. 1. Distinctions terminologiques

Il existe une distinction entre pouvoir, force, puissance, violence et autorité. Chacun de ces concepts, déclare Hannah Arendt, se réfère à des qualités différentes, et il faudrait faire attention à leur usage. Pour Hannah Arendt, en tout cas,

Le pouvoir: « correspond à l'aptitude de l'homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas divisé. »84(*) Le pouvoir, qualifie donc une communauté, jamais un individu. La personne qui possède le pouvoir, est investie dans la mesure où elle agit au nom de cette communauté, parce qu'elle a reçu le pouvoir de ladite communauté.

Pouvoir et pluralité vont donc de pair. Car le pouvoir, loin d'être individuel, personnel, est plutôt un « phénomène collectif qui surgit, non de la rivalité, mais de la communication où les opinions s'échangent sans qu'un individu ou un groupe possède jamais la capacité de déterminer les décisions des autres. »85(*) D'où, toute tentative de vouloir monopoliser le pouvoir est rebutée, car, le pouvoir appartient essentiellement au groupe, à la communauté.

La puissance quant à elle, « désigne sans équivoque un élément caractéristique d'une entité individuelle. »86(*) Elle est une qualité individuelle mais elle peut se manifester aussi dans une relation avec diverses personnes.

Parlant de la puissance dans la Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt déclare que la puissance d'une communauté politique n'est pas le fruit des instruments de violence. Une puissance qui n'est pas actualisée finit par disparaître. Et « la puissance n'est actualisée que lorsque la parole et l'acte ne divorcent pas. »87(*) Voila pourquoi la puissance d'un petit nombre peut être supérieure à celle d'un grand groupe. D'où « un groupe relativement peu nombreux, mais bien organisé, peut dominer presque indéfiniment des vastes empires populeux, et il n'est pas rare dans l'histoire que de petits pays pauvres l'emportent88(*) sur de grandes et riches notions. »89(*)

Toutefois, précise Hannah Arendt, dans un combat, c'est la force musculaire et l'intelligence qui décident et non la puissance. La puissance comme l'action, n'a pas de limitation physique dans la nature humaine et dans l'expérience corporelle de l'homme; la puissance se limite seulement quand il y a existence d'autrui, et cette limitation n'est pas accidentelle.

En résumé, « les traits distinctifs du pouvoir et de la puissance sont donc que l'un n'existe que pour la pluralité rassemblée tandis que l'autre est le propre d'un être unique. Pouvoir et puissance sont, pourrait-on dire de manière approximative, comme les "forces" respectives d'une pluralité d'individus (rassemblés en une communauté) et d'un individu (isolé).»90(*) Mais qu'entendons-nous par le concept de force ?

La force souvent utilisée comme synonyme de la violence, est ici celle qui désigne une énergie qui se libère au cours des mouvements physiques ou sociaux. Dans ce cas, on peut parler de force des circonstances, ou de force de la nature. La force est donc une énergie qui se déploie. Est-elle synonyme de la violence ?

La violence, affirme Hannah Arendt, se distingue par son caractère instrumental. Elle est différente du pouvoir. La légitimité, par exemple, est indispensable au pouvoir alors que  la violence ne sera jamais légitime. Sauf dans le cas de légitime défense où l'usage de la violence est légitimement utilisé. En outre, à l'opposé du pouvoir, «  la violence ne dépend ni de l'opinion, ni du nombre mais des instruments dont elle peut disposer [...] » 91(*). C'est-à-dire que si le pouvoir doit avoir besoin du nombre, d'un groupe d'appui, étant donné qu'il est lié à la pluralité, la violence peut s'en passer facilement, surtout quand elle utilise des instruments pour cela. De plus, entre la violence et le pouvoir, lorsque l'un prédomine, l'autre est effacé. Faut-il cependant, mentionner que « la violence peut détruire le pouvoir mais elle est parfaitement incapable de le créer. »92(*)

II. 2. 2. La conception arendtienne du pouvoir

Nous le voyons, Hannah Arendt pense le pouvoir autrement que ne le faisaient les auteurs classiques. Le pouvoir chez elle, n'est pas synonyme de la domination, ni de la violence, et encore moins usage de la force.

Le pouvoir arendtien est celui qui tient compte de la condition de la pluralité. Car avec la concertation, toute tentative d'exclusion et de domination devrait être écartée. Le pouvoir dont il est question est un pouvoir-en-commun, et il n'est pas l'affaire d'un individu, puisqu'il (le pouvoir) relève de la mise en commun des hommes qui parlent et qui agissent ensemble, dans un espace déterminé. Ce pouvoir reste dans la communauté tant que celle-ci continue à vivre ensemble, tant qu'elle n'est pas divisée. C'est de cette communauté, pouvons-nous dire sans peur d'être contredit, que le pouvoir tire sa vraie légitimité. Hannah Arendt écarte donc toute tentative de détention de pouvoir par un seul, de peur que cela ne conduise à la dérive, à l'abus de pouvoir, ou au totalitarisme, ou encore à la tyrannie.

Parlant de la tyrannie, notre philosophe soutient que le tyran s'inscrit dans la logique de la violence; il se considère maître et détenteur de toute la destinée de son peuple. Le tyran relègue les citoyens au domaine privé « pendant que lui seul le souverain prendra soin des affaires publiques. »93(*) Evoquant Montesquieu, Hannah Arendt déclare que la tyrannie pratique une politique d'isolement : « le tyran est isolé de ses sujets, les sujets sont isolés les uns des autres par la peur et la suspicion mutuelles. »94(*) La tyrannie n'est pas une forme de gouvernement parce qu'elle contredit la condition humaine de la pluralité, le dialogue et la communauté d'action. Elle tente de substituer la violence à la puissance. A dire vrai, la tyrannie produit l'impuissance en lieu et place de la puissance. De ce fait, elle est une organisation qui crée les germes de sa propre destruction.

Pour Hannah Arendt, le pouvoir s'exerce dans l'espace politique qui n'est pas d'abord un lieu géographique précis, mais n'importe quel lieu où l'on se réunit pour traiter des affaires politiques. Cet espace est un lieu d'action commune, comme le dit André Enégren. C'est un espace de dialogue, d'échanges politiques qui prennent en compte la condition humaine de la pluralité et de l'égalité : « Ce public space [espace public], qui est le propre du seul domaine politique, doit donc être entendu au sens fort comme un lieu commun, un espace à plusieurs voix qui permet non pas d'être devant tous, mais face à face en une entente directe qui interdit l'anonymat. »95(*)

Par ailleurs, le pouvoir-en-commun est irréductible à la violence. Car étant une action concertée, de façon pacifique, le pouvoir suppose la prise en compte des opinions des autres, des plusieurs, alors que la violence ne tient compte que des instruments dont elle peut faire usage. Le pouvoir arendtien ne se détient ni ne se confisque, et l'usage de la force au sens général du terme n'y est pas de mise. La violence, a contrario, peut justement user de la force pour réprimer, mater ce qu'elle considère comme une menace ou un danger. Mais que dire des pouvoirs qui usent de la violence ? Il ne faut pas perdre de vue que Hannah Arendt pose ici le fondement d'un pouvoir qui est d'abord à situer au niveau normatif. Parlant du pouvoir de dirigeant, elle affirme que « le prétendu pouvoir du dirigeant qui est freiné dans un gouvernement constitutionnel, limité, légitime n'est pas en fait pouvoir mais violence, c'est la force décuplée de l'homme unique qui a monopolisé le pouvoir de la multitude. »96(*)

Hannah Arendt trace une voie qui nous semble être la meilleure pour décrire la parcelle du pouvoir que l'on peut détenir. Il faut un espace, voire un cadre commun, qui puisse permettre une activité dialogique en vue de la réalisation d'intérêts généraux. Cette action concertée présuppose à son tour une participation de tous englobant gouvernés et gouvernants à la gestion et à la destination de la Res publica. Cette façon de penser la potentialité politique paraît une référence de laquelle nos entités tant étatiques que para-étatiques peuvent s'inspirer dans l'acquisition et l'exercice du pouvoir.

Une telle conception du pouvoir est-elle encore efficace da ns un contexte moderne où le travail a bouleversé toutes les règles de la vita activa ? Tel sera le thème de notre dernier chapitre.

CHAPITRE TROISIEME : MODERNITE COMME PERVERSION DE LA VITA ACTIVA

La vita activa, nous l'avions vu, constitue l'ensemble des trois activités humaines à savoir le travail, l'oeuvre et l'action. Relevant du privé, et « pris dans le processus biologique des besoins et de leur satisfaction, le travail est une activité indéfiniment répétitive vouée à satisfaire les nécessités vitales »97(*). L'oeuvre, c'est la catégorie du faire où l'homo faber tout en produisant des objets durables, des artefacts, accède à un domaine public non politique. Tout en étant la condition de l'appartenance au monde, l'oeuvre est cependant soumise « à l'utilité et au cycle des moyens et des fins. »98(*) Alors il faut l'action qui est le stade le plus sublime dans la pensée arendtienne de la vita activa. C'est par l'action (qui est inséparable de la parole) que les hommes sont en rapport les uns avec les autres, sans aucun intermédiaire. Et c'est dans l'agir politique que l'homme entre en dialogue de façon libre avec son pair.

Nous montrerons ici comment la société moderne, en se passant de l'oeuvre et de l'action, est arrivée à élever le travail au premier rang, créant ainsi une société de travailleurs sans travail. Elle, en voulant libérer l'homme du joug du travail, a plutôt créé une société où tout est orienté à la seule activité qui n'est rien d'autre que le travail en vue de la consommation.

III. 1. LA PLACE DU TRAVAIL DANS LA SOCIETE MODERNE

Notre analyse s'appuie donc sur la critique arendtienne des auteurs qui ont contribué à l'élévation du travail au détriment des deux autres activités humaines (oeuvre et action). Dans ce but, il nous faut jeter un regard rétrospectif sur le passé, précisément le passé grec et sur l'ancienne conception chrétienne (médiévale) du travail.

III. 1. 1. Le travail dans l'histoire

Hannah Arendt prend la Grèce comme un paradigme qui vise justement à montrer comment la société moderne a semé la confusion entre les activités humaines de la vita activa, jusqu'à plébisciter le travail. Or dans l'antique société grecque, le travail - relevant du privé - était une condition dont se détachait le libre citoyen pour s'intéresser aux affaires de la cité. Quand bien même s'affirmait une indistinction entre travailler et oeuvrer, les deux représentaient cependant deux réalités différentes. La preuve en est que le travail, d'après Hannah Arendt, était considéré comme une activité servile et réservée aux femmes et aux esclaves. N'est-ce pas que travailler était synonyme de l'asservissement à la nécessité ? D'où, il fallait instaurer l'esclavage qui « fut une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail. »99(*) Le travail, ainsi conçu, n'est pas le propre de l'homme, car il le partage avec les animaux. D'ailleurs, dans cette condition de nécessité, il est appelé animal laborans.

Au Moyen-Âge chrétien, le travail est considéré comme une sanction, conséquence du péché commis par nos premiers parents (Adam et Eve). Le travail renvoie ainsi à la souffrance infligée à l'homme [son étymologie tripalium : torture]. N'est-ce pas que Dieu a annoncé à l'homme qu'il mangera désormais à la sueur de son front ? Cette conception justifierait les formes de pénitences (travaux) données aux pécheurs pour expier les fautes commises. Toutefois, le travail était aussi recommandé (par exemple dans les monastères) pour lutter contre la paresse.

Ainsi, dans la société grecque le travail vient à la dernière place, il est antipolitique et est méprisé. Mais d'où vient l'exaltation du travail dans la société moderne ? Comment est-il passé du privé au public ?

III. 1. 2. La valorisation du travail et la mécanisation

Parlant de l'indistinction entre le travail et l'oeuvre dans notre premier chapitre, nous avions décelé ce problème qui, depuis la Grèce antique, a continué à s'affirmer même dans l'époque moderne, malgré la petite distinction que les théoriciens (Marx, Adam Smith) établiront alors, distinction qui va d'ailleurs servir de fondement à leurs théories.100(*)

Les trois théoriciens du travail, à savoir John Locke, Adam Smith et Karl Marx ont chacun trouvé respectivement dans le travail la source de la propriété, de la richesse et de la production. C'est à eux, au dire de Arendt, qu'il faut attribuer l'ascension du travail, qui est en réalité une déviation. Car ces derniers ont assimilé l'oeuvre au travail; ils ont fait disparaître l'homo faber en attribuant toutes les propriétés de l'oeuvre au travail. Cette confusion, mieux, cette déviation aura une conséquence sur l'ensemble de la vita activa.

Le travail est devenu de la sorte un élément capital et central dans les temps modernes, à telle enseigne que toute la société n'y est plus qu'une société de travailleurs. L'unique et grande tâche de cette société n'est que l'accumulation des biens pour la consommation. C'est « l'évolution des temps modernes et l'avènement de la société dans lesquels la plus privée des activités humaines, le travail, est devenue publique en recevant le droit de fonder son domaine commun.  »101(*)

Par ailleurs, la société de travailleurs dite aussi société de consommateurs a pour logique la production. Le souci de produire davantage qui hante désormais l'homme conduit à l'emploi, et à l'usage parfois excessif de la machine.

C'est que tous les produits n'ont pour fin que la consommation. Dans le souci d'avoir plus de produits, l'homme est parvenu à mettre au point des mécanismes qui aident à la fabrication. Ce sont des machines. Mais ces outils fabriqués avec plus de perfectionnement, dit Hannah Arendt, ont certes diminué l'intensité de la souffrance dans le travail, mais ils n'ont plus dispensé la vie de sa soumission à la nécessité. Ces outils ont été créés pour soulager et aussi libérer l'homme de la nécessité du travail.

Cependant, point n'est besoin de rappeler ce que les machines causent comme difficultés à l'homme depuis leur essor! Si les machines ont certes facilité à l'homme d'accroître sa production, si elles ont diminué ou soulagé l'effort dans le travail; elles n'ont pas résolu tous les problèmes des travailleurs. Au contraire, elles ont apporté divers autres problèmes (chômage, etc.) jusqu'à assujettir l'homme. C'est dans ce cadre que Hannah Arendt interroge la société moderne sur le type de rapport qu'elle établit entre les machines et l'homme. Car les machines modernes, au lieu d'être comme les anciens outils de l'homo faber, au service de la main, tendent plutôt à envahir l'homme à tel point qu'on est forcé de se demander si le progrès réalisé dans leur invention sert encore l'homme. « Dans la société moderne, les hommes deviennent les esclaves des machines qu'ils ont inventées et s'adaptent aux exigences de ces machines au lieu de les mettre au service des besoins humains. »102(*) Si les machines, dans bien des cas, réduisent les hommes à l'état d'esclave, pourquoi continuer à les utiliser ? Il faut noter qu'à l'état actuel, il est impossible de s'en débarrasser car elles font partie de la condition humaine103(*) de telle sorte qu'elles interviennent presque dans chaque forme de travail que réalise l'homme.

Les travailleurs, dans la société moderne, sont devenus comme des automates ou des robots parlant et exécutant le même travail pendant des dizaines d'années104(*). Les machines ont imposé un rythme artificiel aux hommes, qui, à force de répéter le même rythme, finissent par s'assimiler aux machines. Hannah Arendt parle ici en termes de mouvement : « Dans l'emploi des machines qui, de tous les outils, sont les mieux adaptés au fonctionnement de l'animal laborans, ce n'est plus le mouvement du corps qui détermine le mouvement de l'instrument, ce sont les mouvements de la machine qui règlent ceux du corps ».105(*) Les machines inventées par l'homme sont devenues "maîtres" du monde. L'homme s'est adapté à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Par contre, l'homo faber ne s'était jamais adapté aux outils qu'il inventait avant l'avènement des machines. De là surgit la question suivante : Est-ce que les machines continuent à servir le monde ? Car il se peut qu'elles soient à la base de sa destruction. Il convient de noter que l'usage des machines modernes, s'il accroît la production, ne libère cependant pas l'homme de la nécessité du travail. Les machines modernes ont plutôt amplifié la crise sociale déjà présente dans la société de travailleurs.

III. 2. CONSEQUENCES DE L'ASCENSION DU TRAVAIL

La société moderne, avec sa technique et son industrie est donc devenue une société de travailleurs. Tout tourne désormais autour du travail, un travail qui est économique : « toute activité y est devenue moyen de gagner sa vie ». Rien ne se fait sans qu'on puisse faire allusion au travail, même les activités qui, dans la Grèce antique, se différenciaient du travail, par leur importance, sont réduites à un état moindre que le travail. Il n'y a plus de catégories, encore moins de classes : « il ne reste plus de classes, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une naturalisation des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société »106(*).

Mais si dans cette société des travailleurs, tous les produits doivent conduire à la consommation, quelle est alors la part réservée à ceux qui viendront après nous, puisqu'avec l'oeuvre et l'action, l'on partage le monde non seulement avec ceux qui nous ont précédés, mais aussi avec ceux qui viendront après nous ?

La société des travailleurs est née de l'émancipation du travail. Les travailleurs sont entrés dans la sphère publique comme des égaux. Toutefois, le caractère antipolitique du travail demeure toujours. Le changement de l'oeuvre en travail a conduit à la prédominance de celui-ci. « L'émancipation du travail n'a pas abouti à son égalité avec les autres activités de la vita activa, mais à sa prédominance à peu près incontestée. »107(*) Cette société de consommateurs a tout réduit au gagne-pain, à l'économique et toute activité jugée inutile n'a désormais aucun sens.

Avec cette émancipation, l'action et la parole n'ayant plus d'ampleur dans la société de l'animal laborans, sont qualifiées de passe-temps et de bavardage. Si l'action est écartée dans cette société, cela implique qu'il n'y existe pas de révélation de « qui » ni de communication directe entre les hommes, et la pluralité y est donc inopérante. Par conséquent, il n'y a pas de liberté dans le sens d' « agir » dans un espace où les hommes sont égaux, et distincts.

Le travail, même en commun, ne renvoie pas à l'égalité mais à une uniformité. C'est sur cette uniformité que repose la sociabilité engendrée par le travail. Et « si la pluralité a le double caractère de l'égalité et de la distinction, la sociabilité du travail se caractérise, elle, par le double caractère de l'uniformité et de l'inaptitude à l'action dans lequel se reconnaît l'animal laborans. »108(*)

C'est dans ce même sens qu'Etienne Tassin affirme que lorsque le travail absorbe l'oeuvre, ce dernier se substitue à l'action.

Par ailleurs, il convient de souligner que la substitution du faire à l'agir n'est pas que le propre de la société moderne. Mais il vaut la peine de l'analyser puisqu'elle est la clé de compréhension de l'action. L'époque moderne, préoccupée de produits tangibles et de bénéfices démontrables, n'a pas été  la première à dénoncer la vanité de l'action et de la parole ainsi que la politique. Cette époque est contre la triste frustration induite par l'action dans ses résultats imprévisibles, son processus irréversible et l'anonymat de ses auteurs. Hannah Arendt affirme qu'il a été tenté de trouver un substitut à l'action pour épargner au domaine des affaires humaines le hasard et l'irresponsabilité morale qui sont inhérents à une pluralité d'agents. Le schème de la fabrication permet en effet d'échapper aux calamités de l'action. Etienne Tassin, parlant de cette substitution de l'action par l'agir, déclare que « le domaine politique réglé sur l'action est le domaine de l'inachèvement, de la fragilité [mais], celui de la technique commandé par la poésis est le domaine de la maîtrise. »109(*)

Cette tentative de remplacer l'agir par le faire est manifeste dans les réquisitoires contre la démocratie, par le fait même, contre la politique. C'est la raison pour laquelle d'aucuns ont opté pour l'autorité d'un seul (la monarchie) dans ses nombreuses ramifications depuis la franche tyrannie d'un homme dressé contre tous, jusqu'au despotisme bienveillant et à ces sortes de démocraties dans lesquelles le grand nombre forme un corps collectif, le peuple étant "plusieurs en un" et se constituant en "monarque".110(*) Hannah Arendt pense que la solution platonicienne du « roi-philosophe » n'est pas loin de la tyrannie comme gouvernement d'un seul.

Pour elle, la caractéristique de toutes les évasions de la politique est le concept de gouvernement. Autrement dit, les hommes ne peuvent vivre ensemble légitimement et politiquement que lorsque les uns sont chargés de commander et les autres contraints d'obéir. Hannah Arendt affirme que c'est dans cette affirmation que l'on retrouve le lieu commun qui est présent dans les pensées d'Aristote et de Platon chez qui « toute communauté politique est faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés. »111(*)

La substitution du faire à l'agir accompagne aussi la dégradation de la politique devenue un moyen pour une fin. Cette tentative a été présente dans l'antiquité avec la protection des bons contre le règne de mauvais, au Moyen-Âge avec le salut des âmes, et à l'époque moderne dans la productivité et dans le progrès social. C'est vraiment l'époque moderne qui a défini l'homme comme homo faber, dont la tâche est de fabriquer les outils et de produire des objets durables. C'est ainsi qu'on a interprété l'agir en termes de faire. « Il a fallu l'âge moderne, convaincu que l'homme ne peut connaître que ce qu'il fait, que ses facultés prétendument supérieures dépendent du faire et qu'il est donc avant tout homo faber et non animal laborans ».112(*)

Retenons ici que la substitution du faire à l'agir n'est pas le trait caractéristique de l'époque moderne mais une disposition déjà présente chez Platon et Aristote : « Platon et Aristote ont tendance à inverser les rapports entre l'oeuvre et l'action en faveur de l'oeuvre. »113(*)

III. 3. LA CRISE DU POLITIQUE, REGNE DE L'ECONOMIQUE

L'agir politique, avons-nous dit, n'est plus comme au temps de la Grèce antique, c'est-à-dire au premier plan de la scène, en première place. Le social a remplacé le politique, à tel point que la quasi-totalité des questions politiques ont été transformées en problèmes liés aux revendications sociales et économiques. Le travail qui a absorbé l'oeuvre tend de plus en plus à soumettre le politique à son service. Actuellement, l'homme ne se définit pas d'abord comme zôon politikon mais comme homo oeconomicus, car tout est réduit à l'économique. Toutes les fonctions, comme l'écrit Hannah Arendt, visent à leur manière, le désir du lucre. C'est ce dont il est aussi question à propos des "fonctions" politiques. La quasi-totalité des hommes politiques en Afrique n'échappent pas à cette crise.

Avec l'élévation du travail au niveau de l'absolu, il sied de reconnaître que le politique est maintenant au service de l'économique114(*). C'est-à-dire que « l'économique l'emporte sur le politique. »115(*) Quel est ce programme politique qui peut se passer de l'économique au risque de s'effondrer ou de ne pas être approuvé aux élections? Partout dans les sociétés capitalistes ou communistes, on milite pour que l'économique reste toujours au premier plan. Les grands lobbyings, les grands entrepreneurs ne contrôlent-ils pas tous les appareils étatiques ? Les relations inter-Etats ne se basent-elles pas à leur tour sur les intérêts économiques? A vrai dire, l'économique engendré par la valorisation du travail est devenu, comme le déclare Ignacio Ramonet116(*), un pouvoir important dans la société de travailleurs où le politique a perdu son influence. La polis, au sens grec, a disparu pour céder la place au social et à l'économique qui règlent tous les accords entre les hommes. Désormais, ce n'est plus la parole et l'action qui comptent mais ce qui règne, c'est la puissance économique générée par le travail.

L'analyse critique de la modernité par Hannah Arendt, nous montre qu'avec la société moderne, nous sommes arrivés maintenant à une société qui déifie le travail au point d'éliminer toute transcendance. Actuellement, beaucoup ne croient plus au travail en dehors duquel il n'y aurait pas de sens.

L'importance excessive donnée au travail a conduit à celle de l'économique dans le monde moderne capitaliste où seuls comptent les intérêts. Il faut toujours produire pour gagner. Ceux qui possèdent la richesse sont maîtres du monde et dominent ce dernier comme ils le veulent, à telle enseigne qu'ils arrivent même à imposer leurs vues au politique. Le politique est ainsi devenu une science ancillaire de l'économique. La réduction du citoyen libre de ses paroles et de ses actes au producteur consommateur a conduit certains Etats à des bavures, notamment en matière de justice sociale et de respects de droits de l'homme.

CONCLUSION GENERALE

Au terme de ce périple à travers la conception arendtienne de la pluralité comme condition de l'agir politique, il s'avère nécessaire de reconnaître le mérite de la réflexion anthropologique que mène Hannah Arendt dans la Condition de l'homme moderne. Hannah Arendt, dans son analyse, prend pour objet la vita activa (par opposition à la vita contemplativa) sous trois modalités différentes : travail (work), oeuvre (labor) et action (action). C'est sur ces trois activités humaines que s'est basée notre analyse. En choisissant la vita activa pour penser la condition humaine, Hannah Arendt va en guerre contre cette modernité qui, en favorisant une société de masse, a abouti à de nouvelles formes de systèmes dits totalitaires qui étouffent la condition humaine dans son essence, dans ce qu'elle a de plus fondamental. Son oeuvre se veut donc une ouverture vers un univers non totalitaire. Car, le totalitarisme s'appuyait sur la société de masse, où les gens n'ont pas accès à un vrai dialogue politique et où la condition humaine de la pluralité n'existe pas.

Nous avons voulu présenter la phénoménologie de deux modalités de la vita activa, à savoir le travail et l'oeuvre. Mais, nous avons, de prime abord, souligné la sphère du public et celle du privé qui sont deux modalités différentes mais dans une certaine mesure complémentaires. Car l'on ne peut penser le privé sans le public et vice-versa. Toutefois, nous nous sommes demandé avec Hannah Arendt si l'homme était un animal social ou un animal politique. Puisqu'en allant puiser dans l'héritage philosophique grec, nous découvrons que Aristote définit l'homme comme zôon polikon (animal politique) dont la tâche principale est de s'insérer dans un monde de sens, le monde commun. Mais avec le temps, cette conception a été rejetée au profit de l'animal socialis du monde romain, qui a donné lieu à la substitution du social au politique.

L'espace public, c'est le monde que nous avons en commun et que nous partageons avec les différentes générations. L'espace privé renvoie à la privation et perd ce caractère privatif quand il s'agit de la propriété privée. Le travail, se situant dans le processus biologique de besoins et de consommation, se trouve dans le domaine privé. Il ne produit que du périssable. L'oeuvre par contre, produit des objets tangibles et durables. L'oeuvre peut ainsi accéder à un domaine public non politique. La question du dualisme privé-public étant soulevée, le social tend à s'identifier au public et à faire disparaître le privé.

Nous avons aussi consacré un chapitre à l'agir politique dans une société plurielle. Les hommes habitent la terre en tant qu'ils sont "pluriels". Cette pluralité est caractéristique de l'espèce humaine et est condition nécessaire pour toute activité politique. Elle renvoie à un sens double : égalité et distinction. Nous sommes pareils en tant qu'humains tout en étant chacun unique dans ce monde. L'égalité n'a rien avoir avec l'uniformité qui signifierait un nivellement. En plus, la parole et l'action révèlent l'individualité humaine. Les deux réalités, à savoir l'action et la parole, sont intrinsèquement liées. C'est dans l'action qu'il y a possibilité de dialogue, dialogue avec ses égaux. Le dialogue doit être une nécessité politique.

Ajoutons qu'Hannah Arendt a une conception du pouvoir politique tout à fait autre que celle des auteurs classiques. Sa conception opère même un tournant décisif dans la philosophie politique. Car le pouvoir politique, loin d'être un mécanisme ou un organe individuel ou celui de domination, devient une initiative commune. Le pouvoir appartient dès lors au groupe et non à la personne « qui est au pouvoir ». Cette personne agit au nom du groupe qu'elle représente, et qui est d'ailleurs le vrai détenteur du pouvoir. Celui-ci est irréductible à la violence, il est aussi différent de la force et de la puissance. Chez notre philosophe « c'est le peuple qui donne au pouvoir politique sa légitimité et sa solidité. »117(*)

Dans ce sens, nos dirigeants, et ceux qui aspirent à s'occuper de la chose publique doivent comprendre que le pouvoir, loin d'être une possession privée et personnelle, ou encore une affaire familiale ou tribale, doit plutôt être un pouvoir-en-commun. C'est-à-dire celui qui tient compte des aspirations, des opinions du peuple car il émane de ce dernier. C'est donc la communauté qui met sa confiance en un homme qu'elle juge capable de mener les affaires publiques quand bien même parfois, son jugement n'est pas mûr.

Le pouvoir étant une action concertée, le bon gouvernant est celui qui sait aussi intégrer, mieux, créer des occasions où tous prennent part à la parole et à l'agir de façon efficace pour débattre de la destinée de nos pays en vue d'une paix et d'un développement durable. Car la loi de la violence, de la force et de l'exclusion ne mène nulle part. Un seul individu ne peut résoudre tous les problèmes de la société. Et le pouvoir n'est pas l'apanage d'une seule personne qui ferait sa propre volonté et agirait suivant ses caprices. Aussi, le pouvoir ne se s'acquiert pas par des coups d'Etat militaires ou constitutionnels mais par les voies des urnes.

Cependant, l'époque moderne a entraîné des bouleversements au sein de la vita activa, changeant ainsi la vision du monde. L'agir politique a été relégué au second plan pour laisser place, d'abord à l'oeuvre. Ce faisant, le pouvoir a été réduit à «un métier ». En outre, cet agir a été dominé par le travail. La valorisation du travail, déclare notre auteur, a non seulement plébiscité le travail mais elle l'a doté d'une prédominance au sein de la vita activa. Le travail, l'activité la plus privée, est devenue publique, reléguant ainsi le politique aussi bien dans le social que dans l'économique. La politique est devenue une science ancillaire de l'économique consistant à assurer le gagne-pain.

De tout ce qui précède, nous sommes ainsi parvenus à une société exagérément économique, une société aliénée par le travail, une société de consommation. C'est pourquoi, il faut repenser la société moderne pour lui épargner toute dérive totalitaire.

Il faut cependant reconnaître certaines limites dans la pensée de notre philosophe. En effet, dans son analyse de la vita activa, il nous semble que la hiérarchisation de trois modalités conduit de facto à celle de la division de la société en classes où les uns doivent être servis par les autres qui peineront à leur place. N'est-ce pas là une légitimation de l'esclavage dans le monde moderne ? Or chacun doit jouir d'une liberté « rationnelle » en tant qu'être humain, et toute forme d'esclavage doit être prohibée. Que dire par ailleurs des Etats où les peuples cherchent à travailler, ne serait-ce que pour la subsistance minimale ?

De plus, il y a une tendance chez l'auteur de Condition de l'homme moderne à distinguer le monde de la vie du monde humain. Cette distinction est présente dans son affirmation : « Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le considère pas comme humain. »118(*) Une telle analyse nous amène à nous demander si le monde peut se détacher de la vie. Car à notre avis, cette dépréciation de la vie est en réalité celle du corps qui porte cette vie, ce qui serait contraire à une anthropologie philosophique saine.

Par ailleurs, le modèle démocratique grec est-il encore efficace, dans la mesure où nous vivons au sein d'entités plus grandes que les petites cités grecques ? Ne faudrait-il peut-être pas se servir de ce modèle en l'inculturant pour l'insérer dans une politique représentative du type américain qui nous paraît plus solide ?

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WEBER, M

* 1 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, traduit de l'américain par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961, pp. 15-16.

* 2 D'origine juive allemande, Hannah Arendt est née le 14 octobre 1906 à Hanovre. Enfant unique ayant vécu des conditions difficiles (le nazisme, les exils, apatride, etc), elle écrit, dans The Crisis of Republic, que la pensée elle-même naît d'événements de l'expérience vécue et doit leur rester liée comme aux seuls guides propres à l'orienter. Son père est mort alors qu'elle avait sept ans et à dix-huit ans elle achevait ses études secondaires. De 1924 à 1929, elle étudia la philosophie à l'université de Marbourg où elle découvrit Heidegger à qui elle se liera d'une grande amitié. Mais à la montée du nazisme, elle se séparera de Heidegger à cause de son penchant vers cette idéologie antisémite. Elle se liera aussi avec Hans Jonas, Husserl et Karl Jaspers auprès de qui elle soutient la thèse portant sur Le concept d'amour chez saint Augustin en 1929.

En 1933, elle quitte l'Allemagne pour Paris où elle résidera jusqu'en 1940. C'est à Paris qu'elle a épousé Blücher Heirich. Mais face à l'invasion nazie, elle sera obligée de partir pour les Etas-Unis où elle dispensera des cours de philosophie et de sciences politiques dans les universités américaines : Brooklyn College, Columbia, Berkeley, Princeton, etc. Elle meurt en 1975. De ses oeuvres, retenons : Les origines du totalitarisme (1951), paru en trois volumes, La Crise de la culture (1954), La Condition de l'homme moderne (1958) qui est le livre principal de notre travail, Du mensonge à la violence, Eichmann à Jérusalem (1963), Essai sur la révolution (1963), La vie de l'esprit (1978), oeuvre posthume.

* 3 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 33.

* 4 Idem., p. 36.

* 5 Idem., p. 36.

* 6 Idem., p. 63.

* 7 André Enégren, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984, pp. 68-69.

* 8 Hannah Arendt, op. cit., p. 66.

* 9 Idem., p. 69.

* 10 Idem., p. 69.

* 11 Idem., p. 70.

* 12 François Collin, « Du privé et du public » in Les Cahiers du Grif, Hannah Arendt, Editions Tierce, Paris printemps 1986, p. 50.

* 13 Hannah Arendt, op. cit., p. 70.

* 14 Idem., p. 70.

* 15 Idem., p. 70.

* 16 Idem., p. 73.

* 17 Idem., p. 73.

* 18 Idem., p. 76.

* 19 Idem., p. 79

* 20 Idem., p. 81.

* 21 Etienne Borne et François Henri, Le travail et l'homme, Paris, Desclée de Brower, p. 12.

* 22 Hannah Arendt déclare que dans toutes les langues européennes anciennes et nouvelles, il existe deux mots séparés étymologiquement : en grec, pronei est différent de ergazesthai, en latin laborare diffère de facere ou fabricare, en anglais labor diffère de work, en allemand arbeiten et werken, etc.

* 23 Hannah Arendt, op. cit., p. 93.

* 24 Idem., p. 110.

* 25 Idem., p. 114.

* 26 Idem., p. 139.

* 27 Idem., p. 153.

* 28 Idem., p. 154.

* 29 Idem., p. 155.

* 30 Idem., p. 157.

* 31 Idem., p. 158.

* 32 Idem., p. 159.

* 33 Idem., pp. 162-163.

* 34 Idem., p. 165.

* 35 Ibidem.

* 36 Idem., p. 169.

* 37 Idem., p. 170.

* 38 Ibidem.

* 39 Ibidem.

* 40 Idem., p. 171.

* 41 Idem., p. 172.

* 42 Ibidem.

* 43 Idem., p. 173.

* 44 Sylvie Courthine-Denamy, Hannah Arendt, Paris, Belfond, 1994, p. 319.

* 45 Hannah Arendt, op. cit., p. 174.

* 46 Idem., p. 178.

* 47 Idem., p. 180.

* 48 Idem., p. 184.

* 49 Ibidem.

* 50 Idem., p. 182.

* 51 Baudhuin, Dictionnaire de l'économie contemporaine, Editions Gérard & C°, Verviers, 1968, p. 260.

* 52 Sylvie Courthine-Denamy, op. cit., p. 319.

* 53 Hannah Arendt, op. cit. p. 188.

* 54 Ibidem.

* 55 Idem., p. 191.

* 56 Idem., p. 194.

* 57 André Enégren, op. cit., p. 37.

* 58 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 15.

* 59André Enégren, Enégren, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 45.

* 60Hannah Arendt, op. cit., p. 197.

* 61 Ibidem.

* 62 Ibidem.

* 63 André Enégren, op.cit, p.47

* 64 Hannah Arendt, op. cit., p. 198.

* 65 Ibidem.

* 66 Ibidem.

* 67 Idem., p. 199.

* 68 Georges Gusdorf, La parole, Paris, PUF, 1963, pp. 35-36.

* 69 Selon Gusdorf, par la parole en tant que réalité purement humaine, l'être humain fait l'expérience de la découverte du monde. Un monde qui lui apparaissait d'emblée, désordonné, sans nom, devient sensé et ordonné grâce à la parole qui lui permet de nommer, de signifier et de désigner les choses. Le monde ne lui est plus cassé, ni incohérent à son égard.

* 70 Hannah Arendt, op. cit., p. 201.

* 71 Ibidem.

* 72 Idem., p. 202.

* 73 Ibidem.

* 74 Le cas de la période d'avant la guerre, mieux, l'invasion américaine de l'Irak, élucide la pensée de Hannah Arendt. Les américains et leurs alliés n'avaient cessé de propager de fausses nouvelles sur l'Irak au sujet des armes à destruction massive qu'ils n'ont en fait jamais trouvées. En réalité, ils voulaient atteindre leur but qui n'était autre que chasser leur ennemi de longue date (Saddam Hussein) pour avoir la main-mise sur ce pays riche en or noir.

* 75 Gusdorf, op. cit., p. 97.

* 76 Professeur Ntima, Séminaire III, FPCK, 2005-2006. Notes inédites.

* 77 Jean-Paul Paccioni, « Pouvoir » in Dictionnaire de la philosophie, CNRS Editions, 2003, p. 840.

* 78 Paul Ricoeur, « Pouvoir et violence » in Ontologie et politique. Actes du Colloque sur Hannah Arendt, éditions Tierce, 1989, p. 143.

* 79 Cfr Platon, La République, Livre VII.

* 80 Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1959, pp. 101-102.

* 81 Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essai de politique contemporaine, traduit de l'anglais par G. Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 137.

* 82 C. Wright Mills cité par Hannah Arendt, in Du Mensonge à la violence, p. 135.

* 83 Hannah Arendt, in Du Mensonge à la violence, p. 138.

* 84 Idem., p. 144.

* 85 André Enégren, op. cit. p. 100.

* 86 Hannah Arendt, op. cit. p. 144.

* 87 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 225.

* 88 Un cas élucidant, est celui de la rivalité entre la République Démocratique du Congo et la République du Rwanda. Point n'est besoin de rappeler ce que le Rwanda représente par rapport à au grand Congo-Kinshasa, mais celui-ci a été fragilisé par des différentes rébellions voulues et soutenues en grande partie par le Rwanda.

* 89 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 225.

* 90 Etienne Tassin, Le trésor perdu, Hannah Arendt. L'intelligence de l'action politique, Paris, Editions Payot et Rivages, 1999, p. 495.

* 91 Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, p. 153.

* 92 Idem., p. 157.

* 93 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 249.

* 94 Idem, p. 228.

* 95 André Enégren, op. cit. p. 49.

* 96 Hannah Arendt, Essai sur la révolution, traduit de l'anglais par M. Chrestien, Paris, Gallimard, 1967, p. 22.

* 97 Myriam REVAULT d'Allonnes, « Arendt Hannah » in Dictionnaire des philosophe. A-J, Paris, PUF, 1993, p. 134.

* 98 Idem., p. 135.

* 99 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 96.

* 100 Cfr. notre premier chapitre pour plus d'explication.

* 101 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 126.

* 102 Idem., p. 162.

* 103 C'est nous qui le soulignons.

* 104 Nous pouvons ici faire allusion à ceux qui travaillent dans les usines où chacun a le même type de travail, aussi routinier et monotone soit-il.

* 105 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 164.

* 106 Idem., p. 11.

* 107 Idem., p. 144.

* 108 Tassin, Le trésor perdu, Hannah Arendt. L'intelligence de l'action politique, p. 232.

* 109 Idem, 235

* 110 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 248.

* 111 Idem., p. 249.

* 112 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 256.

* 113 Idem., p. 332.

* 114 Ignacio Ramonet déclare qu'aux yeux des grandes entreprises le pouvoir politique n'est que le troisième pouvoir. Il y a d'abord le pouvoir économique, puis le pouvoir médiatique. Et quand on possède ces deux derniers, s'emparer du pouvoir politique n'est plus qu'une formalité.

* 115 Ignacio Ramonet, Nouveaux pouvoirs, nouveaux maîtres du monde. Conférence du 21 mars 1996 donnée au Musée de la civilisation à Québec [Canada], éditions Fides, p. 25.

* 116 Toujours dans les Nouveaux pouvoirs, nouveaux maîtres du monde, Ignacio Ramonet présente deux paradigmes (à savoir, le marché et la communication) qui régissent le monde actuel. Selon lui, avec l'avènement de nouveaux maîtres du monde (les grandes entreprises, les grandes chaînes de médias, etc.) le pouvoir traditionnel n'est plus politique, il est plutôt devenu économique et médiatique.

* 117 F. WARIN, « Hannah Arendt. Le système totalitaire », in R. DUMAS, Le Pouvoir. Voies d'accès, Paris, Marketing, 1994, p. 78.

* 118 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 96.






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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote