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Le temps de l'insertion des jeunes, une considération rituelle et temporelle

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par James MASY
Université de Nantes - Master 2 - Sciences de l'éducation 2008
  

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Université de Nantes
UFR Lettres et Langages
Département des Sciences de L'Éducation
Centre de Recherche en Éducation de Nantes
Année 2008

Master II Professionnel,
Mention Formation de Formateurs par l'Analyse des Situations de Travail

Le temps de l'insertion des jeunes,

une considération rituelle et temporelle

Université de Nantes
UFR Lettres et Langages
Département des Sciences de L'Éducation
Centre de Recherche en Éducation de Nantes
Année 2008

Master II Professionnel,
Mention Formation de Formateurs par l'Analyse des Situations de Travail

Le temps de l'insertion des jeunes,

une considération rituelle et temporelle

Remerciements :

- Après les salutations d'usage, plongez tout de suite dans la marmite aux références. On cite, on cite : Léonardo da Vinci, Hugo, Fellini, Mozart, Heidegger, Mallarmé, Shakespeare, Le Corbusier, Renoir père et fils, Mick Jagger et Pauline Carton, Django Reinhart et les précolombiens... Et on touille la soupe, s'il vous plaît, on disserte sur ce qu'on doit aux uns, aux autres, ce terreau si riche et si varié où plongent nos racines, on rend grâce à ce qu'on a vu, lu, entendu depuis tout petit-petit, sans oublier ce qu'on doit à nos contemporains, bien entendu, histoire de montrer qu'on a l'esprit large, la reconnaissance ouverte : citer Untel... « toute mon admiration »... et Tel autre... « à qui je dois tant »...

Daniel Pennac, Merci

Sans penser devoir aux uns, aux unes, aux autres, il me faut convenir, malgré une étymologie salariale, que ce terme reste le plus juste pour définir un sentiment sans égal. Au delà, il eut fallu s'en remettre au coeur. C'est donc par lui que je ferai valoir toute ma gratitude à Carole, Pierre-Yves, July, Manou, Nadej, Roger, Pitiv et l'équipe de la sauvegarde de la rue de Laigné, qui tous d'une façon ou d'une autre m'ont soutenu et sans qui...

Alors du fond du coeur MERCI !

Et bien entendu j'adresse plus encore à ceux qui ont accepté de me livrer de leur temps et dont j'ai caché les identités derrière Aude, Demnah, Flore, Joey, Julia, Majid, Mélanie, Mohamed, Nazira, Ouarda, et Tomy. S'il y a un avenir, il ne peut ni ne doit se construire sans eux.

Sommaire

Introduction 4

Première partie, une approche socio historique 9

De la solidarité organique à l'égoïsme social, entre exclusion et non-intégration, l'inutilité sociale ou l'insertion inévitable

Chapitre Un, De l'État-providence à l'État social, une seule et même finalité ? 10

Chapitre Deux, Les maux définis par les mots 19

Chapitre Trois, L'insertion 33

Conclusion 48

Deuxième partie, le cadre théorique 52

Juvenis, Ritus, Tempus

Chapitre Un, Juvenis, jeune, jeunesse. Déclinaison d'une catégorie sociale 53

Chapitre Deux, Le rite et quelques auteurs en perspective 62

Chapitre Trois, Tempus Vitam Regit 78

Conclusion 107

Troisieme partie, une démarche, une méthode, des outils 109

Le terrain et l'analyse, une fable sans moralité

Chapitre Un, Méthodologie 110

Chapitre Deux, Sur les chemins de l'insertion,les effets de la socialisation 129

Chapitre Trois, D'un éthos à l'autre, combattre l'inéluctable et construire l'impalpable 155

Chapitre Quatre, A l'aune du temps, se lève l'avenir 181

Conclusion 197

Liste des tableaux 202

Liste des sigles 203

Bibliographie 204

Table des matières 211

Introduction

« Le projet de loi pour l'égalité des chances, présenté pour avis au CNLE du 15 novembre 2005, fait partie d'un ensemble de mesures décidées par le Gouvernement suite à la « crise des banlieues ». Si ce qualificatif peut résumer succinctement les évènements et violences urbaines récentes, il ne rend pas compte de la situation réelle : la société est globalement malade du chômage et de l'exclusion, les jeunes ont perdu confiance dans la capacité de cette société à faire en sorte que la formation et le travail permettent une meilleure intégration. L'ascenseur social est bloqué. Seules des politiques publiques nationales et locales, qui ne seraient pas segmentées par public et par territoire et qui seraient pilotées de manière coordonnée entre l'État et les collectivités territoriales pourraient obtenir des résultats durables et ainsi redonner confiance. Ce n'est pas le cas de ce projet de loi qui segmente à nouveau alors que la discrimination et l'égalité des chances concernent tous les publics et tous les territoires.

Avis du bureau du CNIAE sur le projet de loi relatif à l'égalité des chances, janvier 2006

C'est cet avis émanant du Conseil National de l'Insertion par l'Activité Économique qui est à l'origine de cette recherche. Une société malade et des jeunes qui n'ont plus confiance. Doit-on y voir une analyse ou un constat ? Doit-on parler d'intégration ou d'insertion ? Qu'est sous-entendu au travers de la notion de jeunesse ? Sont-ce là des notions intimement liées au point que leur conjugaison n'en soit pléonastique ? A quoi aspirent ces jeunes en situation quasi liminaires ? Ont-ils des projets ? Qui peut ou veut les accompagner dans la traversée des limbes de l'indépendance que constituent le processus vers l'âge adulte ou le statut d'adulte ? Qu'est-ce que l'insertion ?

Selon le dictionnaire culturel en langue française, « s'insérer », emprunté au latin inserere, signifiant introduire, évoque le fait de « trouver sa place dans un ensemble » et impute par là-même la responsabilité du résultat au sujet, le sujet est l'acteur de l'action. Tandis que l'insertion, qui traduit depuis 1932 « l'intégration d'un individu ou d'un groupe dans un milieu social différent », laisse entendre, « une opération par laquelle un individu ou un groupe s'incorpore à une collectivité, à une société, une nation », l'opération laissant planer le doute de son origine. Cette dernière définition propose un processus qui vise un

état final gommant la différence entre ceux qui ont atteint l'objectif et les autres, soit une vision somme toute dialectique qui invite à comprendre l'insertion sociale plus que l'insertion professionnelle. Cette notion aussi polysémique que polémique, par son acception sociale ou professionnelle, drenne avec elle une réflexion scientifique qui amène rapidement les chercheurs sur les pas de Émile Durkheim et de son concept d'intégration qu'il déclina comme une caractéristique collective et non individuelle. On ne saurait donc définir l'insertion sans la replacer dans le contexte socio-politique qui lui incombe. Nous ferons donc le choix d'une approche socio-historique, ce qui inscrit notre travail dans une approche socio-constructiviste en ce qu'elle renvoie directement à une construction sociotemporelle de la notion d'insertion. C'est-à-dire une notion scientifique et une action publique inscrites dans l'histoire de la société, ce qui l'oppose à un système social et une nature humaine ahistoriques. Nous postulons que l'idée même d'insertion ne peut s'étudier qu'au regard de son origine scientifique et politique, qui ramène à l'intégration comme processus entre un groupe et un individu ; mais aussi à travers l'antinomie de l'intégration, l'exclusion, qui donne à voir la construction de catégories sociales cristallisant nombre des politiques depuis plus d'un demi-siècle. Aussi de E. Durkheim à R. Castel, de l'État providence à l'assistanat, de l'intégration à la non-exclusion puis à l'insertion, nous proposerons une approche ancrée dans un aller-retour entre l'action publique et le fait social.

Penser l'insertion des jeunes a toujours soulevé les théories du rite pour l'accoler à la fonction du travail. Mais le travail n'est « plus le rite d'initiation qu'il était autrefois »1. Cela pose différentes questions sur le travail mais aussi sur le rite. Quelle est la réalité d'un concept tantôt référant l'imaginaire à des temps archaïques, tantôt l'abandonnant au fait religieux, ou encore le réduisant à une sacralisation du quotidien de l'enfant et du malade. Il est ancien ou contemporain, sacré ou profane, d'initiation, de puberté, de passage, et il est surtout ce qui fit de l'enfant un homme. Mais quel est le sens d'un mot devenu concept au moment même où on le disait disparu ?

S'il n'est plus de rite pour situer les âges de la vie, il convient de préciser ces âges selon des modalités différentes qui trouvent en partie réponse dans les sciences et plus précisément dans la biologie, la psychologie du développement ou encore la psychanalyse. Mais ces sciences, sans lesquelles il ne saurait y avoir de réelle catégorie fondée puisque même dans une vision ancestrale des catégories les rites correspondaient entre autre à la puberté et délimitaient par exemple la sexualité, ne rendent pas compte des mutations

1 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes en France, Paris, PUF, 1995, p. 3

sociales et politiques et de leurs effets sur les déplacements des âges de la vie. Nous serons donc amené à situer la jeunesse au regard du « produit d'un travail de délimitation, de définition, de construction d'identité, de représentation »1. Considérant les âges de la vie, non comme des âges d'état-civil qui mesurent le temps passé ou comme des « événements frontières »2, nous nous référerons à la thèse de Olivier Galand qui considère l'allongement de la jeunesse et la définit comme un « un processus de socialisation »3

En nous penchant sur les rites dans ce qu'ils ont de plus social nous souhaitons faire valoir la valeur heuristique et contemporaine de ce concept, c'est-à-dire considérer non que les rites n'existent plus mais qu'ils se sont transformés ou ont même disparu en tant qu'action et que cependant leur valeur symbolique reste très ancrée dans le quotidien et dans l'existence. Bien que nous adhérions aux thèses de la déritualisation, nous ne souhaitons pas rejeter le schéma du rite comme modèle d'analyse des sociétés postindustrielles car nous postulons avec Arnold Van Gennep que « la vie individuelle, quelle que soit le type de société, consiste à passer successivement d'un âge à un autre et d'une occupation à une autre, [et que donc] c'est le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d'une société spéciale à une autre, d'une situation sociale à une autre »4.

La rupture avec les sociétés traditionnelles n'entraîne pas irrémédiablement le sens des pratiques de l'époque vers l'obsolescence. C'est pourquoi nous proposerons un approfondissement de ce concept qui nous permettra de mesurer l'insertion à l'aune du rite. Approcher l'insertion dans la perspective du rite de passage n'admet pas la complète analogie, aussi, plus que de réduire la réponse négative à un modèle anthropologique dominant, nous insisterons sur ce qui fonde le rite : une certaine considération et même manipulation, du temps. Il ne s'agit pas là de présenter un modèle qui ne peut effectivement seoir à l'insertion, il s'agit de comprendre si l'insertion génère quelques situations qui recouvrent la fonction ou le sens d'un modèle de ritualisation.

Cette approche amène irrémédiablement à la question du temps comme principe universel, parce que le rite signifie avant tout le passage d'un temps à un autre. Loin d'être simple et, ou, au delà de l'humanité, le temps positionne les actes dans une chronologisation dont l'organisation est devenue gage de responsabilité, d'indépendance, d'autonomie et même de pouvoir. La synchronisation qui guide l'action induit cette nécessité, car si le temps n'existe sans la vie, on ne peut vivre hors du temps. Le temps ne peut donc s'approcher dans une logique aussi dialectique que les rites. Nous ne sommes

1 Gérard Mauger , La jeunesse dans les âges de la vie, Temporalistes, n°11, mai 1989, p. 7

2 Ibid, p. 9

3 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Collin, Paris, 2007, p.56

4 Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Picard, Paris, 1981, p. 4

pas dans le temps ou hors du temps. Le temps est un caméléon aux couleurs de chaque instant de notre vie. De sorte que comprendre l'insertion comme un processus revient à lui conférer une temporalité propre qui mène à un temps social reconnu comme celui de tous, le travail, pivot de tout temps social. C'est donc très logiquement que notre recherche nous conduit à imaginer le temps comme un principe d'action à acquérir en vue d'une intégration totale qui implique une représentation de son avenir. Aussi la question fondamentale de cette recherche est de mesurer en quoi la situation d'insertion, que vivent les jeunes, participerait à la construction d'une représentation de leur avenir.

La volonté marquée est d'appréhender l'insertion des jeunes non plus seulement comme « un ensemble disparate de commandes institutionnelles et de bricolages conceptuels »1 mais également comme un temps social propre à lui même. Notre première hypothèse considère ainsi que l'insertion est devenu un temps social émergent appuyé sur le schéma du rite de passage et bénéficiant de la même efficacité symbolique.

L'approche historique évoquée plus haut rappelle que la travail a été le cadre des révoltions sociales par ce qu'il a permis à travers les luttes, mais rappelle aussi que nous sommes passéS « de politiques menées au nom de l'intégration à des politiques conduites au nom de l'insertion. »2 Ce postulat que nous partageons avec Robert Castel s'explique dans une logique d'aide sociale qui dans le premier cas s'entend comme une recherche d'égalité intrinsèque à l'État Providence et dans le second comme un déficit d'intégration qui renvoie aux exigences de la société salariale. L'une de ces exigences implique de structurer le temps en tant que compétence visant à définir les modalités de son insertion, présentée sous forme de projet professionnel ; ce qui préfigure de fait une situation déficitaire de certaines temporalités face à un ordre temporel donné comme unique, celui de l'horloge, grand icône de la productivité. Notre seconde hypothèse considère alors que l'insertion est une « forme d'intervention correctrice [des temporalités pour ce qui nous concerne] voulue par la collectivité [socialement reconnue par tous] et qui ne vise que des publics particuliers »3.

De sorte de mesurer nos hypothèses nous nous appuierons sur une série de dix entretiens semi-directifs auprès de jeunes personnes intégrées à des dispositifs d'insertion propres aux 16-25 ans. Nous n'avons donc pas définit l'insertion à priori mais avons utilisé

1 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les entretiens biographiques, Presses Universitaires de Laval., Laval, 2004, p. 280

2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; Folio ; Paris ; 1995 ; p.617.

3 Jacques Donzelot, cité in Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion ?, Proposition pour la formalisation théorique d'une notion pratique, in Marc Loriol (Dir.),Qu'est-ce que l'insertion ? Entre pratiques institutionnelles et représentations sociales , l'Harmattan, Paris, 1999, p.31

la reconnaissance institutionnelle pour fonder notre échantillon. Celui-ci s'appuie, dans les limites du possible d'une recherche de cette envergure, sur les profils sociologiques des publics touchés par le réseau Mission Locale- PAIO.

Ces entretiens font l'objet d'une analyse verticale tentant de rendre lisible la notion de trajectoire dans les processus d'insertion, qui amènera à les regrouper de manière significative selon les caractéristiques fortes de leurs discours. Cette analyse verticale donne lieu à l'évaluation de deux variables fondatrices de notre recherche, le niveau d'indépendance et le niveau d'expérience temporelle. Dans un second temps il est procédé à une analyse thématique horizontale qui permet d'identifier la nature de la liminarité et des temporalités de l'insertion, qu'elle que soit le parcours entrepris.

Cette recherche ne s'inscrit pas dans une critique scientifique des politiques d'insertion, ou dans une évaluation des pratiques des professionnels ou bien de celles des publics visés, elle est une tentative de contribuer à la construction d'une sociologie du temps en tant que sciences des temps.

PREMIERE PARTIE

Une approche socio-historique

...

De la solidarité organique à l'égoïsme social,

entre exclusion et non-intégration,

l'inutiité sociale ou l'insertion indispensable

Chapitre premier
De l'État-providence à l'État social,
une seule et même finalité ?

Il apparaît plus que homérique de tenter de définir des notions telles que l'intégration et l'insertion, ou l'exclusion et la précarité qui en passe de devenir concept sont de ces termes dont la popularité a contribué à opérer un déplacement sémantique. Aussi l'utilisation de ces dernières implique tout chercheur à les positionner entre elles et donc à les définir s'il souhaite en user. Cette définition passe inéluctablement par une contextualisation historique des phénomènes sociaux et des réponses qui y sont apportées. Nous ne plongerons pas pour autant dans les méandres historiques du droit au travail, du droit du travail ou des mécanismes de protection du citoyen, mais survolerons les points essentiels d'un siècle de transformations sociales inhérentes à l'industrialisation et plus précisément au salariat. L'objet de notre travail n'est pas ici d'apporter des éléments explicatifs de ces transformations mais d'en situer les grandes lignes historiques en même temps que les enjeux qui y sont sous-tendus car c'est, selon nous, dans cette histoire que repose l'origine de l'insertion. Nous partirons de l'idée d'intégration pour comprendre l'enjeu de l'action publique

1. La solidarité organique comme socle de l'État-providence ?

Il ne saurait être question de solidarité sans que ne soient cités les travaux de Emile Durkheim sur la question. Nous n'en dresserons ici qu'un bref aperçu, ce afin de permettre au lecteur de situer cette notion tant historiquement que scientifiquement.

C'est dans son ouvrage « De la division du travail social » paru en 1893 que E. Durkheim amène au débat, qui anime les intellectuels de l'époque, des nouveaux éléments de réponse à la question existentielle du moment considérant, selon la doctrine, le primat

de l'individu sur celui de la société ou son contraire, dont le socialisme et le libéralisme sont l'expression. Il conceptualise ainsi la solidarité dont il distingue deux formes que sont la « solidarité mécanique » inhérente aux sociétés traditionnelles qui s'appuient entre autre sur la famille et la religion ; et la « solidarité organique » que la division du travail social implique par une interdépendance des individus. La société n'est pas vue sous le même aspect dans les deux cas. « Dans le premier, ce que l'on appelle de ce nom, c'est un ensemble plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs à tous les membres du groupe : c'est le type collectif. Au contraire, la société dont nous sommes solidaires dans le second cas est un système de fonctions différentes et spéciales qu'unissent des rapports définis.(...) En effet, d'une part, chacun dépend d'autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et, d'autre part, l'activité de chacun est d'autant plus personnelle qu'elle est plus spécialisée. »1 Cette interdépendance assure selon l'auteur la cohésion sociale nécessaire à toute société. Sans celle-ci la société sombre dans ce qu'il appelle l'anomie, c'est-à-dire l'absence de règle, de norme, de loi qui sont les éléments sine qua none d'une intégration. Toutefois, il est à noter qu'il détermine un cadre à l'efficience de la division du travail en même temps qu'à l'anomie. Il précise que « puisqu'un corps de règles est la forme définie que prennent avec le temps les rapports qui s'établissent spontanément entre les fonctions sociales, on peut dire a priori que l'état d'anomie est impossible partout où les organes solidaires sont en contact suffisant et suffisamment prolongé. »2

Ce que nous donne à lire l'auteur quant à l'intégration sous-tendue dans un système de solidarité organique, c'est la place éminente que revêt le travail dans le lien social en cette époque de forte industrialisation, mais aussi et surtout la fonction qu'il entend donner à un État Républicain. L'intégration devient un processus par lequel une société permet aux individus de « s'incorporer ». Ainsi à l'heure où s'affrontent socialistes et libéraux à propos de l'intervention de l'État, la définition du rôle de l'État républicain que propose E. Durkheim se détache des approches de chacun pour établir les fondements de ce qu'on appellera bientôt l'État providence. c'est-à-dire une intervention qui a pour but de maintenir la cohésion sociale (solidarité organique) « parce que la société civile ne peut pas être laissée à elle même, parce qu'elle n'a plus les moyens d'assurer elle même la cohésion sociale. »3 ou comme le dit plus crûment l'auteur « parce que l'individu ne se suffit pas,

1 Durkheim. E; De la division du travail social: livre I; Les Presses universitaires de France, 8e édition, Paris ; 1967; p. 108 [ en ligne]; Université du Québec à Chicoutimi [consulté en octobre 2007]; " http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.due.del1

2 Ibid; Livre II et III; p. 112.

3 Robert Castel; Claudine Haroche; Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi ; Fayard; Paris; 2001; p.81

c'est de la société qu'il reçoit tout ce qui lui est nécessaire, comme c'est pour elle qu'il travaille. Ainsi se forme un sentiment très fort de l'état de dépendance où il se trouve : il s'habitue à s'estimer à sa juste valeur, c'est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d'un tout, l'organe d'un organisme. »1 La cohésion sociale apparaît ici comme l'intérêt supérieur à l'individu, et sous-tend « la nécessité de "solidariser" la société contre les deux tentations -révolutionnaire et conservatrice- dont l'antagonisme absolu et passionné menaçait à tout moment de ruiner les fondements de la République. »2 Mais ne nous y trompons pas, dans son propos, E. Durkheim ne suggère à aucun moment que l'État n'intervienne dans l'action publique, il lui confère un rôle, si ce n'est de médiateur, à minima d'arbitre. Aussi on ne saurait attribuer à l'auteur autre chose que sa détermination à situer le travail comme élément sine qua non de la solidarité organique, ainsi que le rôle de l'État quant à la cohésion sociale. Il faudra encore près d'un demi-siècle avant que ne soit établi l'État providence.

Cette appellation raisonne aujourd'hui comme l'expression d'un passé lointain s'il est vrai que dans les mémoires il évoque le temps des guinguettes et promenades à bicyclette, congés payés et centres aérés, l'État providence s'est cependant doucement construit dans l'Allemagne de la fin du XIXè siècle, non pour assurer le progrès social mais pour combattre un socialisme montant. Le sozialstaat (État social) du Chancelier allemand Bismarck prévoit l'assurance maladie pour les ouvriers de l'industrie en 1883, l'assurance vieillesse et invalidité en 1889. Ces réformes ont pour but premier d'endiguer la montée croissante du socialisme. Ensuite c'est en France qu'est votée en 1898 la loi de réparation des accidents du travail puis en 1930 la loi sur les assurances sociales aligne le pays sur le modèle allemand. Mais il faut attendre la deuxième guerre mondiale pour qu'apparaissent les grandes conceptions de l'État-providence. En 1942, un économiste anglais, W. Beveridge développe la notion de Welfare State (État de bien-être) dans laquelle il introduit la généralisation de la protection sociale en l'étendant à chaque membre de la société, qu'il fut travailleur ou non. En 1945 le juriste P. Laroque, inspiré des thèses keynésiennes, qui permettent à l'État « d'articuler centralement l'économique et le social au lieu de laisser s'installer la prédominance de l'une sur l'autre de ces logiques »3, et des modèles anglais et allemands, crée le système français de Sécurité sociale qui rompt avec les modèles existants dans la mesure où son mode de gestion tient en un paritarisme entre organisations syndicales et patronat. Il est à noter que « les droits sociaux [du travailleur] dérivaient directement du contrat de travail et s'étendaient indirectement à ses proches, ses ayants

1 Emile Durkheim; De la division du travail social: livre I; op.cit; p. 181

2 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p. 181.

3 Ibid. ; p. 160.

droit »1 . De plus le financement de ce système reposait sur un système assuranciel, c'està-dire une cotisation obligatoire des travailleurs qui s'appuyait sur la socialisation du risque et donc dans une certaine mesure, une solidarité quelque peu forcée.

Il est intéressant de s'arrêter sur la notion de risque social que développe P. Rosanvallon pour synthétiser l'idée originelle de la Sécurité sociale. Il y recoupe la maladie, le chômage ou encore la vieillesse qui présentent à chaque fois une rupture sociale occasionnant une perte de revenu. A travers cette notion de risque l'auteur nous rappelle que « le principe de justice et de solidarité qui sous-tendait l'État-providence reposait sur l'idée que les risques étaient également répartis et de nature aléatoire. »2 Si l'on peut gager qu'il fut un temps où les effets de ruptures pouvaient s'appréhender en termes de risque, on peut aussi convenir que le chômage et son cortège d'exclusion s'apparentent désormais d'avantage à des « états stables » souvent liés à des déterminants sociaux.

Le système de sécurité sociale se donnait pour mission, selon les mots de son père fondateur, de « débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain »3. Cette grande idée de solidarité nationale est corrélée à la guerre. On peut lire à travers les lignes de l'ordonnance de 1945 qui promulguait l'organisation de la Sécurité sociale une volonté d'égalité des classes, en même temps qu'une dette de l'État face à ces défenseurs de la patrie. P. Rosanvallon parle de deux histoires de l'État-providence, l'une fondée sur « l'analyse de l'application des techniques assurancielles au domaine social [et l'autre] articulée autour de la notion de citoyenneté, mettant en rapport les droits sociaux avec la dette que l'État contracte envers les individus. »4. Nonobstant les idées généreuses de cette loi, la logique d'indemnisation ou de compensation reposant sur des cotisations réside dans une conception d'accident social. Cette approche de la vie sous forme conjoncturelle ne peut convenir à l'aube des années 1980.

2. La « dissolution du paradigme assuranciel »5 et l'avènement de l'État social

La fin des trente glorieuses fait apparaître les failles du système de sécurité sociale. Son financement, son efficacité tout comme sa légitimité sont source de contestation chez ses détracteurs qui voient là l'occasion d'invoquer les « effets pervers » pour expliquer « la

1 Noëlle Burgi; La machine à exclure; La découverte; Paris; 2006; p .41.

2 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; Seuil; Paris;1995; p. 27-28.

3 Pierre Laroque; cité in Noëlle Burgi; La machine à exclure; op.cit.; p. 41.

4 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 49.

5 Noëlle Burgi; La machine à exclure; op.cit.; p. 37.

crise » des années 1980. Bien que l'efficacité ou la légitimité évoquées ci-dessus eurent nécessité un approfondissement, nous nous attarderons ici davantage sur la question du financement qui recoupe selon nous les deux autres points.

Ainsi le système assuranciel ne peut répondre à des situations qui ont dépassé depuis longtemps le cadre du risque. Le nombre croissant de chômeurs de longue durée1 ( près d'1,5 million en 2005) qui corrobore l'idée « d'état stable »; de personnes âgées dépendantes2 (865 000 allocataires de l'APA en 2004 )3 conséquence du vieillissement de la population qui lui même implique des besoins nouveaux ; ou encore l'inflation des personnes dites « inaptes au travail »4 qui traduit « l'assimilation, à la catégorie de handicapé, d'individus dont les travailleurs sociaux n'arrivaient pas à régler les problèmes d'insertion sociale »5, sont autant d'ayants-droit qui doivent être pris en charge socialement et économiquement et dont le ressort est d'avantage du côté de l'État que de celui des partenaires sociaux, c'est-à-dire sous la coupe du régime de solidarité plutôt que sous celui de l'assurance. Le taux croissant d'ayants droit suppose corrélativement un taux décroissant de cotisants. Ce problème focalise l'ensemble des politiques depuis les années 1980. Plusieurs tentatives de réponses ont émergé de droite comme de gauche, mais aucune n'a pu venir à bout de l'inéluctabilité du déficit du système social à la française communément appelé le « trou de la sécu ».

Si la problématique semble simple, elle est en réalité complexe en ce qu'elle questionne l'équilibre précaire du keynésianisme, c'est-à-dire l'intégration « dans un dispositif unique de gouvernement des options antagoniques du libéralisme et du socialisme »6. Cette articulation permettait de modérer les idéologies politiques dominantes les plus opposées. Ce sont d'ailleurs celles-là mêmes qui ont institué la nécessité de changement. Ce sont ainsi succédés les qualificatifs de changement : les socialistes opéraient « "la construction du changement"- associés aux communistes partisans quant à

1 Un chômeur de longue durée est un actif au chômage depuis plus d'un an; Source INSEE

2 La dépendance est définie comme le besoin d'aide pour accomplir les actes essentiels de la vie quotidienne ou le besoin d'une surveillance régulière. Elle est mesurée ici à partir de l'outil Aggir, grille nationale d'évaluation de la perte d'autonomie chez les personnes âgées de 60 ans et plus, qui sert également de critère pour l'attribution de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA).

3 L'Allocation Personnalisée d'Autonomie concerne à la fois les personnes âgées résidant à domicile et celles demeurant en établissement. Elle est fondée sur le libre choix du lieu de vie de la personne âgée et sur la possibilité, pour sa famille, de bénéficier d'un soutien dans l'aide qu'elle lui apporte. Le montant moyen de l'APA à domicile est de 668 euros en 2006 Gérée par le département, l'APA est une prestation en nature dont l'obtention est conditionnée par un certain nombre de démarches entre le bénéficiaire et le conseil général; source Amandine Weber; Regards sur l'APA trois ans après sa création in Données sociales - La société française édition 2006; p. 603

4 Est considéré inapte au travail toute personne incapable, à la suite d'une maladie, d'un accident du travail, ou d'un handicap, de se procurer au moyen d'un travail adéquat, un revenu équivalent à celui que gagnerait une personne en bonne santé faisant ce même travail.

5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 119.

6 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p. 258.

eux d'un "véritable changement" [ou encore] les libéraux avec "le changement sans risque". »1 qui n'est pas sans rappeler la « rupture tranquille » plus contemporaine. On a donc vu ces vingt dernières années, les gouvernements de gauche comme de droite, s'enliser successivement dans des réformes fiscales. L'impôt sur les grandes fortunes (IGF) créé en 1982 par un gouvernement de gauche, supprimé en 1987, réintroduit par la loi de finance de 1989 sous la forme de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF), en est un exemple remarquable. On ne s'attache pas ici à redéfinir les droits sociaux mais à repenser leur financement en même temps que la place et le rôle de l'État ou plus exactement son efficacité à deux niveaux. Un premier qu'est celui de l'égalité, qui introduit le deuxième qu'est la technique. Le passage d'un financement assuranciel (bismarckien), dans lequel « cotisations » riment avec « prestations », à un système beveridgien dans lequel « impôt » rime avec « minima sociaux », renvoie fondamentalement à la question de la solidarité. Mais sont-ce là des notions antithétiques ?

Une telle distinction revient à séparer (opposer) les rôles, l'État se faisant le relais de la solidarité par l'impôt et les partenaires sociaux celui de l'assurance par les cotisations. P. Rosanvallon nous rappelle que « l'assurance est une technique alors que la solidarité est une valeur »2, la première pouvant être une forme de production de la seconde. S'il est avéré qu'une réforme du système est nécessaire eu égard aux évolutions sociologiques, qui ne sont du reste pas la cause unique du chômage et du vieillissement mais aussi celle par exemple de l'augmentation du nombres d'étudiants, il ne faut pas nonplus « substituer la figure du contribuable à celle de l'assuré »3. C'est pourtant ce que les lois de 1982 sur l'IGF, ou plus récemment de 1993 promulguant la « contribution sociale généralisée »4, tendent à immiscer. Le réel danger de ce déplacement tient en une autre séparation qu'est celle de l'économie et du social.

La dichotomie opérée en ce sens dans les années 1980 traduit cette « dissociation entre l'économique et le social, chaque domaine fonctionnant selon sa logique propre : la recherche d'efficacité économique d'un côté, le fonctionnement de la machine à indemniser de l'autre. »5, c'est-à-dire la séparation entre l'économie et le social, donc l'opposition entre

1 Ibid. ; p. 183.

2 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 83.

3 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ;; p. 80.

4 La contribution sociale généralisée est un impôt dû par les personnes physiques fiscalement domiciliées en France. Il est destiné au financement d'une partie des dépenses de sécurité sociale relevant des prestations familiales, des prestations liées à la dépendance, de l'assurance maladie et des prestations non contributives des régimes de base de l'assurance vieillesse. La CSG est prélevée à la source sur la plupart des revenus, quels que soient leur nature et leur statut au regard des cotisations sociales et de l'impôt sur le revenu. Son taux varie selon le type de revenu et la situation de L'intéressé. Loi n° 93-936 du 22 juillet 1993

5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 110.

productivité et solidarité. Une tendance que l'on retrouve dans le grand débat de l'insertion sous la forme « professionnelle et/ou sociale ».

Cette tendance est d'ailleurs relayée dans les plus grandes instances et ce à deux niveaux. Tout d'abord par le G5 réunit en 1979 à Tokyo fait valoir la notion de rigueur, par laquelle il faut entendre sur le plan budgétaire « un objectif de diminution des dépenses publiques et sur le plan monétaire, une politique rigide de lutte contre l'inflation »1. Puis c'est au travers de la construction de l'Europe que s'est traduite cette séparation dont les « plans d'actions nationaux » révèlent les orientations qui visent à promouvoir l'employabilité, la réforme des systèmes de protection sociale et la modernisation des systèmes de formation. Noëlle Burgi voit là le « principal outil de construction d'un "modèle social" européen » qui ne bouleverse en rien l'ordre établi et fait de la productivité une exigence majeure si ce n'est hégémonique. Si l'on considère le poids décisionnel du Conseil Ecofin2 (qui travaille de concert avec les banques centrales européennes) en matière de politique économique, il n'est pas fallacieux d'imaginer que la construction européenne puisse être « le levier et simultanément l'alibi d'une stratégie économique dominée par l'impératif de l'orthodoxie monétaire »3. Cela ne signifie pas abandonner le social à la seule responsabilité des individus, mais légitimer le néolibéralisme comme élément incontournable du progrès social. C'est donc dans la compétitivité des entreprises que sommeille l'amélioration de la situation sociale.

Tandis que le social, dans ce qu'il suppose de cohésion et de progrès, supplante l'individu à qui l'on demande de « se plier aux règles de solidarité d'ensemble »4 afin de permettre l'unification plutôt que l'opposition, il est lui même dépossédé de ce que E. Durkheim aurait appelé le bonheur et assujetti à la valeur économique du travail. « Si donc, comme on le suppose, le bonheur s'accroissait régulièrement avec elle (la puissance productive du travail), il faudrait aussi qu'il pût s'accroître indéfiniment ou que, tout au moins, les accroissements dont il est susceptible fussent proportionnés aux précédents. S'il augmentait à mesure que les excitants agréables deviennent plus nombreux et plus intenses, il serait tout naturel que l'homme cherchât à produire davantage pour jouir encore

1 Noëlle Burgi; La machine à exclure; op.cit.; p .33.

2 Le Conseil des « Affaires économiques et financières » est la formation du Conseil de l'Union européenne (UE) rassemblant les ministres de l'économie et des finances des États membres, ainsi que des ministres compétents en matière de budget lorsque des questions budgétaires sont à l'ordre du jour. Le Conseil ECOFIN, en tant que formation du Conseil de l'Union européenne, dispose de toutes les prérogatives et obéit aux procédures propres au Conseil (...) Les domaines de compétence du Conseil ECOFIN concernent plus particulièrement : la coordination des politiques économiques générales des États membres et la surveillance économique ,le contrôle de la politique budgétaire et des finances publiques des États membres (..) Art. 202 à 210 du Traité instituant la Communauté européenne.

3 Noëlle Burgi; La machine à exclure; op.cit. ; p .34.

4 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p. 224.

davantage. Mais, en réalité, notre puissance de bonheur est très restreinte. »1

Le père de la sociologie française subodore ici des limites au bonheur. Loin de nous l'idée d'entrer dans ce débat philosophique, cependant on pourra noter que la notion de production s'est étendue à chaque niveau de la vie avec pour finalité différente selon les époques l'harmonie sociale ou la compétitivité économique, l'une et l'autre proposée comme moyen de construction du « bonheur ». Un rapport du CERC de 2006 qui reprend la notion de risque est à ce sujet significatif. Tandis qu'y est taxé de « conception purement compensatrice » l'héritage de l'État-providence, les politiques sociales se voient ajouter « un rôle préventif en infléchissant les comportements pour éviter la survenue des risques. Elles peuvent enfin favoriser le retour à une situation où la personne n'a plus besoin de cette compensation en visant à améliorer les capacités individuelles et en faisant en sorte qu'elles puissent s'exercer (rôle curatif). Prenant cet angle d'approche, il faut élargir les domaines d'action des administrations publiques à l'ensemble des trois fonctions : de protection sociale (sécurité sociale et assurance chômage), d'éducation-formation (y compris la formation continue) et enfin de promotion ou de soutien de l'emploi (politiques de l'emploi). Pour qualifier cet ensemble, le parti pris ici est de le désigner sous le vocable d'"État-social".»2

Dans la logique de ce rapport, le haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté a présenté au conseil des ministres du 21 Novembre 2007, une communication relative au "Grenelle de l'insertion". Non que nous ne soyons étonnés de ce que le grenelle soit à l'heure actuelle assimilé à la transformation sociale et qu'il semble somme toute nécessaire d'étudier l'action publique dans ce cadre ; nous le sommes toutefois dans ce que sous-tendent les attributions de ce haut commissaire : il « prépare la réforme des minima sociaux, (...) la réforme des contrats aidés et des mécanismes d'incitation à la reprise d'activité et en suit la mise en oeuvre. Il élabore et met en oeuvre,(...) des programmes de lutte contre la pauvreté. Il participe (...) à l'action du Gouvernement en matière d'insertion économique et sociale, d'innovation sociale et d'économie sociale. Il prépare les travaux du comité interministériel de lutte contre les exclusions et du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et il organise les travaux du Conseil national de l'insertion par l'activité économique. »3

L' État providence compensait tandis que l'État social prévient et soigne, l'un et

1 Emile Durkheim; De la division du travail social: livre II et III; op.cit; p. 15.

2 CERC; Rapport n°7; La France en transition, 1993-2005; La documentation Française; Paris; 2006 ; p. 55.

3 Décret n° 2007-1008 du 12 juin 2007 relatif aux attributions déléguées au haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté.

l'autre préfigurant le futur à travers l'anticipation à plus ou moins long terme selon des modalités quelque peu différentes. Chacun définissant ainsi un temps social. L'un ardent défenseur de l'égalité, l'autre celui de la lutte contre l'exclusion. Doit-on pour autant parler de recul de l'action sociale ?

Nous répondrons sommairement à cette question par une citation dont l'anachronisme n'a d'égal que la contemporanéité : « il est très possible que, sur un point, l'action sociale ait régressé, mais que, sur d'autres, elle se soit étendue, et que, finalement on prenne une transformation pour une disparition. »1

Ce qui vaut pour le travail et de ce qu'il implique socialement et économiquement vaut pour l'opposé le non-travail et ce qu'il implique socialement et économiquement. Qu'en est-il de ceux et celles qui ne peuvent arborer fièrement ce manifeste de la condition sociale, qu'est le contrat de travail ? Sont-ce ceux-là même que l'on dit exclus ? Sont-ce donc aussi ceux-là même que l'on doit insérer ou encore ré-insérer ?

Depuis la fin du XIXè siècle le droit social tend à gérer les conjonctures du travailleur, ce qui implique qu'il repose essentiellement sur le contrat de travail. La seconde guerre mondiale nécessita à bien des égards de tout reconstruire sur une base plus égalitaire. L'État Providence proclama le travail comme un droit conférant des droits, dans une action publique qui se voulait rassembleuse des antinomies politiques. L'économie et le social furent donc unis dans un système qui considérait l'assurance de l'accident social et la solidarité avec les plus démunis ne pouvant travailler. Mais la fin des trente glorieuses vit émerger les insuffisances de l'État Providence face à un chômage endémique bientôt vécu comme un état stable aux horizons bouchés. Le système social appuyé sur le salariat ne suffisait alors plus au financement, posant la douloureuse question des non-travailleurs qui ne participent ni aux richesses, ni au solidarités.

1 Emile Durkheim; De la division du travail social: livre I; op.cit; p. 163.

Chapitre Deux Les maux définis par les mots

Solidarité, exclusion, pauvreté, intégration, insertion sont autant de notions qui entretiennent une relation avec l'économie et entre elles une relation de cause à effet, comme nous le verrons plus loin. Mais est-ce à dire qu'elles sont indissociables ? Non que notre travail soit celui-ci, il convient cependant de préciser le sens de chacune afin d'en établir les correspondances, de manière à situer les prolégomènes de l'insertion. Nous tenterons la difficile approche de l'insertion par ce qu'elle sous-tend, ce qui nécessitera de circonscrire à la fois un public que l'on nommera agent ou acteur, selon que l'on souhaite illustrer les déterminants qui agissent sur le sujet ou les marges de liberté de ce dernier; ainsi que l'état final attendu. Mais nous faisons le choix de définir en premier lieu l'exclusion qui se rapporte à une non-intégration et donc par défaut à l'état attendu par l'action de l'insertion : l'intégration fut-elle social ou économique. Et dans un second temps nous tenterons une approche de l'assistance comme exemple de transformation juridicoadministrative qui permettra de mesurer les effets opérés sur le statut social..

Nous pourrions nous questionner avec la sociologue M. Bresson sur l'acharnement des sciences humaines (surtout la sociologie) à mener des enquêtes sur les populations aux marges et de lui imputer une « obsession du contrôle social. »1 Mais nous préférerons lui emprunter l'éloquente formule qui accorde aux mots d'être « à la fois des manières de dire le réel et d'y intervenir »2.

1 Maryse Bresson ; Sociologie de la précarité ; A. Collin ; Paris ; 2007 ; p. 22.

2 Ibid. ; p. 19.

1. L'exclusion pour parler de qui ?

Utiliser le substantif situe notre parti pris, il rompt avec l'idée que sous-tend l'adjectif, devenu par sa médiatisation un nom commun forçant la stigmatisation, l'exclusion s'apparente à un procédé et non pas à un état. Ce qui implique un débat : qui est l'acteur de cette exclusion ? On peut lire deux discours sur cette question.

Le premier est sans nul doute celui du mouvement Aide à Toute Détresses (ATD Quart-Monde) qui fut dés les années 1960 le promoteur de la notion d'exclusion sociale à travers la catégorisation socio-économique des « exclus » définit par Joseph Wrésinski comme « la population la moins instruite, non ou à peine qualifiée au travail, celle qui est souvent sous-employée, en chômage ou malade, a les revenus les plus bas, celle qui accède le plus difficilement à un logement décent et moderne, et dont les retards scolaires des enfants sont inquiétants dés les premières années de l'école primaire »1. On retrouve ici ce que M. Bresson nomme la « sociologie de la pauvreté » en ce qu'elle caractérise la pauvreté comme un manque et dont « les traits négatifs se combinent et se renforcent faisant ainsi glisser l'interprétation de la pauvreté vers un cumul de handicaps. »2 Toutefois il est à retenir dans cette mouvance idéologique « l'aspect multidimensionnel et multiforme de la pauvreté, qui ne se réduit pas à un simple manque de ressources »3.

Le second est un discours politique qui traverse le libéralisme et le socialisme et tend à assimiler l'exclusion à l'inadaptation. Ce postulat repose sur l'idée d'une juxtaposition des termes, c'est-à-dire une vision de l'exclusion fondée sur une hétérogénéité que serait l'inadaptation à un monde en marche. Afin de mieux appréhender ce que sous-tend ce glissement sémantique, nous nous arrêterons sur les travaux de l'INED qui avait été chargé au début des années 1960, par le gouvernement, de mener une étude sur la population inadaptée. L'auteur, C. Vimont, considère que « toute population comprend des éléments inadaptés, qui ne suivent pas les règles de vie admises par l'ensemble de la société (...) toutes les sociétés ont dû définir une politique d'action à l'égard de ces éléments qui ne suivent pas les règles de vie qu'elles se sont définies. »4

Si depuis la révolution, la question de la responsabilité de la société dans l'inadaptation de certains groupes sociaux divisaient déjà la France en deux, la déclaration de la constitution de 1946 reprise en 1958, qui contraint la collectivité à pourvoir aux

1 Joseph Wrésinski ; cité in Gilbert Clavel ; la société d'exclusion ; l'Harmattan ; Paris ; 1998 ; p. 20.

2 Maryse BRESSON ; Sociologie de la précarité ;op.cit. ; p. 32.

3 Gilbert Clavel ; la société d'exclusion ; op.cit. ; p. 22

4 Claude Vimont ; Une nouvelle fonction de l'I.N.E.D. : les recherches sur les populations inadaptées ; in Population ; 1962 ; Volume 17 ; n°4 p. 739-752 ; p. 739. Le Ministère de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, Direction de l'enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation ; http://www.persée.fr [consulté novembre 2007]

besoins de « tout être humain qui en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique se trouve dans l'incapacité de travailler »1 est à ce titre explicite quant à la fonction de l'État. Le phénomène grandissant de l'inadaptation y est analysée par l'action contiguë de plusieurs facteurs. Chacun lié à une organisation croissante de la société qui débouche sur de nouvelles normes. L'auteur l'explique par l'exigence progressive de la société ou de l'État en matière de diplômes qui transforme la distribution du travail, la normalisation des revenus par l'instauration d'un Salaire Minimum Garanti (SMIG)2 qui détermine un « continuum de positions comparables »3 c'est-à-dire une référence à laquelle chacun peut se comparer. Mais la palme d'or de la croissance du nombre d'inadaptés revient sans nul doute, dans cet article, à la science pour l'ensemble de son oeuvre sur l'institutionnalisation de la maladie. En proposant une catégorisation systématique de la pathologie, la médecine décline des types d'inadaptation liés à l'incapacité physique ou mentale de travailler, ce qui donne droit à la solidarité Étatique. Les sciences sociales travaillent de leur côté à expliquer, la nécessaire adaptation de l'homme à son environnement, en même temps que les variables sociales de l'adaptation, fussent-elles du ressort de « l'héritage » ou non. C'est ce que P. Rosanvallon appelle de son côté l'invention du handicap social, qui englobe « les diverses formes de marginalité et allant même jusqu'à désigner les travailleurs qui ne s'adaptent pas aux mutations technologiques. »4 C'est là le paradoxe de la solidarité Étatique que d'exclure d'abord pour apporter une aide dont le droit est immanent à une reconnaissance institutionnelle, même si « il n'y a pas de distinction claire et nette, de fossé entre les inadaptés et ceux qui sont réellement adaptés à la vie moderne. »5

L'action publique en la matière est tout à fait parlante. Les divers dispositifs mis en oeuvre depuis plus d'un siècle visent à créer dans un premier temps une cohésion sociale, puis à endiguer dans un second temps la montée d'une « exclusion durable »6 consécutive à un chômage et une précarité salariale croissante. Cette cristallisation autour de la lutte contre l'exclusion « a polarisé toute l'attention, mobilisé les énergies, ordonné la compassion. »7 On ne saurait dire aujourd'hui que l'exclusion est un nouveau problème

1 Préambule de la constitution de 1946 ; http://www.conseil-constitutionnel.fr ; [consulté en novembre 2007]

2 Le SMIG est fondé sur le calcul des sommes nécessaires à un travailleur célibataire pour satisfaire ses besoins considérés comme indispensables

3 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; Folio ; Paris ; 1995 ; p.617.

4 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 119.

5 Claude Vimont ; Une nouvelle fonction de l'I.N.E.D. : les recherches sur les populations inadaptées ; op.cit. ; p. 745.

6 Denis Fougère et Nadir Sidhoum ; Critères socio-économiques de l'intégration ; in Contribution à la Journée d'étude « Faire société en France et en Europe au début du XXI e siècle » Palais du Luxembourg, 25 avril 2006 ; p. 44

7 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 88.

social, il est au XXè siècle ce que le paupérisme était au XIXè. L'idée n'est pas nouvelle, c'est le sens qu'elle véhicule qui l'est; « elle est sollicitée pour désigner des phénomènes sociaux de nature différente. »1 Apparue au coeur des trente glorieuses que l'on aime à reconnaître comme LA période de prospérité, oubliant dans le même coup les évènements de l'époque (Algérie; 17 octobre 1961; Mai 68...), l'exclusion tente de définir une certaine inadaptation sociale de l'individu et donc institue une catégorie sociale. Elle réapparaît dans les années 1980 autour du RMI pour rendre compte de la pauvreté liée à la dégradation du marché de l'emploi qui touche une population somme toute hétérogène. Puis pour finir on la retrouve dans les années 1990 à travers les divers travaux sociologiques dans lesquels elle évoque une menace qui pèse sur de plus en plus de groupes sociaux. Elle devient ce que R. Castel désigne comme une « zone d'exclusion ou plutôt de désaffiliation »2 qui conjugue absence de travail et isolement social.

S'il nous est possible de relever des tendances théoriques quant à ce qu'il convient de qualifier un « flou artistique », il est cependant impensable d'universaliser une notion qui s'inscrit dans un ici et maintenant et dont la singularité touche à l'individualisation. Il eut certainement fallu tenter la difficile approche épistémologique de la notion en mobilisant les différentes écoles en la matière, pour atteindre une définition aboutie. Il existe déjà nombre de travaux qui conduisent à la construction de cette définition aussi notre souhait est ici de proposer au lecteur une définition par défaut.

Bien qu'assumée par l'État, l'exclusion ne peut lui être imputée. Elle ne peut être lue selon la seule réduction de la condition socio-économique, ou de l'affiliation juridicomédico-sociale des individus. Elle ne peut être non plus un état infléchi à des déterminants sociaux ou un état social donné. Elle « n'est pas une absence de rapport social mais un ensemble de rapports sociaux particuliers à la société prise comme un tout »3. Ce qui est essentiel, et tous les travaux de recherche le soulignent, c'est que « l'exclusion n'est pas isolée par une sorte de "cordon sanitaire" de ceux qui seraient insérés dans la société ; il y a un continuum de situations, un ensemble de positions dont les relations avec le centre sont plus ou moins distendues ».4

Subordonnée à la volonté de maintenir la cohésion sociale au sens durkheimien du terme, elle est le résultat d'un processus d'accroissement des handicaps et des inégalités. Il

1 Hmaid Ben Aziza, « Exclus et exclusion », Cahiers de la Méditerranée, vol. 69, Être marginal en
Méditerranée (XVIe - XXIe siècle), 2004, [En ligne], mis en ligne le 10 mars 2006. http://cdlm.revues.org/document715.html. [Consulté novembre 2007].

2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.669.

3 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.715.

4 Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ; Rapport 2000 ; La Documentation Française ; Paris, 2000 ; p. 49.

n'y a donc, à notre sens, exclusion que si l'on admet qu'il existe une société duale ; d'un côté des cotisants ou ayants droits que R. Castel appelle les « détenteurs de commodités », et de l'autre... les autres, que les détracteurs de l'État-providence ont pour coutume d'appeler les « assistés ». « Comme bien des concepts celui-ci [l'exclusion] ne fonctionne pas en célibataire, mais agit le plus souvent en couple»1, il flirte même avec une certaine polygamie. Mais plus qu'une simple dialectique, il s'agit de marquer ici dans une dualité intégrée dans l'action publique, les processus dynamiques liés au travail et au non-travail, et donc aux droits des salariés et aux devoirs de l'État face à aux non-salariés.

2. Les assistés, ces étranges non-intégrés

Mais de qui parle-t-on lorsque l'on évoque avec force les assistés ? Peut-être que l'analyse populaire emprunte de la fameuse locution : « ils profitent du système ! », nous permettrait de mesurer les liens qu'entretiennent l'exclusion et l'assistance. Mais afin d'éviter l'écueil d'une explication sommaire de « la construction sociale de la réalité »2, nous nous limiterons à la compréhension du triptique : pauvres, exclus, assistés.

2.1. La pauvreté, infrastructure de l'exclusion

Le paradigme de l'assistance est intimement lié à celui de la pauvreté depuis les travaux de Georg Simmel au début du XXè siècle. Pour G. Simmel, « C'est à partir du moment où ils (les pauvres) sont assistés, peut-être même lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à l'assistance, même si elle n'a pas encore été octroyée, qu'ils deviennent partie d'un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne reste pas unifié par l'interaction entre ses membres, mais par l'attitude collective que la société comme totalité adopte à son égard. Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce sens, être définie comme un état quantitatif en elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte d'une situation spécifique. » En ce sens être assisté est la marque identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à une strate spécifique de la population. Mais là encore les travaux sont abondants et viennent contredire l'analyse de G. Simmel. La pauvreté est aujourd'hui d'un point de vue officiel quantitative on parle volontiers de pauvreté absolue déterminée par rapport à la satisfaction de certains besoins ou de pauvreté relative déterminée par rapport au niveau de vie de l'ensemble de la

1 Marc-Henry Soulet , Penser l'exclusion aujourd'hui: non intégration ou désintégration; p.1-9 ; in marcHenry Soulet (dir.) ; De la non intégration ; Presse Universitaire de Fribourg ; Fribourg ; 1994 ; p; 4.

2 Peter Berger, Thomas Luckmann ; La construction sociale de la réalité ; Armand Colin ; Paris ; 2006

population (en France, on retient habituellement 50 % du niveau de vie médian. En France, comme dans tous les pays d'Europe, le seuil de pauvreté est défini de manière relative)1 et à cela peuvent être ajoutés des indicateurs sociaux non monétaires qui puissent être relier entre eux (qualité de l'habitat et de l'environnement ;santé, logement et situation financière des ménages ; participation à la vie associative, électorale, etc, et contacts sociaux).

Selon l'Observatoire National de la Pauvreté et de l'Exclusion Sociale (ONPES), si l'on retient l'indicateur monétaire, et en se référant à l'enquête Revenus fiscaux de l'INSEE dont les dernières exploitations datent de 1996, « le nombre de ménages pauvres se situerait, selon les conventions de calcul retenues pour l'évaluation du revenu, entre 1,7 million et 1,8 million, soit entre 7,3 % et 7,9 % des ménages. Mesurée sur les individus, et non plus sur les ménages, la population pauvre représenterait, toujours en 1996, de 4,5 millions à 5,5 millions de personnes (8 à 10 % de la population) »2. En ne retenant que les indicateurs élémentaires de conditions de vie (28 répartis selon : difficultés budgétaires, retards de paiement, restriction de consommation, conditions de logement), il est proposé un calcul qui permet d'établir pour chaque ménage une échelle globale de difficultés. Ainsi « si l'on retient les ménages qui sont confrontés à un cumul de huit difficultés ou plus, on trouve 12,6 % de ménages défavorisés en termes de conditions de vie en 1999. Avec un seuil de sept difficultés, on aurait trouvé 16 % de ménages défavorisés en termes de conditions de vie, 9 % si on avait retenu neuf difficultés. »3 L'ONPES parle d'une pauvreté administrative pour rappeler les 3,2 millions d'allocataires des différents minima sociaux. En comptabilisant les conjoints et personnes à charge on passe à 5,5 millions de personnes, soit environ 10 % de la population. Bien plus que de proposer une analyse des modes de calcul et de leur congruence avec les taux retenus, nous souhaitons ici étayer l'idée de la polysémie des notions étudiées et conclure avec M. Bresson pour qui « l'idée que les traits négatifs se combinent et se renforcent fait glisser l'interprétation de la pauvreté vers le cumul de handicaps. »4 Nous affirmerons d'ailleurs avec elle et dans les pas de G. Simmel que la pauvreté correspond à « un statut social spécifique, inférieur et dévalorisé »5.

L'enquête menée en 2000 par Observatoire auprès de personnes interviewées sur de nombreux sites d'accueil (administrations, mairies, organismes de sécurité sociale, ANPE, associations, CHRS), dégage un nombre intéressant de caractéristiques qui corroborent les

1 Source INSEE ; Nomenclature-Définition-Méthodes ; EPCV « Conditions de vie » ; http://www.insee.fr/ fr/nom_def_met/sources/ope-enq-epcv-fixe.htm , [ consulté novembre 2007]

2 Source : INSEE/DGI : enquête Revenus fiscaux 1996 ; in Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ; Rapport 2000 ; La Documentation Française ; Paris, 2000 ; p. 22.

3 Ibid. ; p. 23.

4 Maryse Bresson ; Sociologie de la précarité ; op.cit. ; p. 32.

5 Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ; Rapport 2000 ; op.cit. ; p. 39.

propos ci-dessus, pour peu que l'on considère que les sites relèvent principalement de l'aide aux personnes en difficulté.

« - Les deux tiers des personnes interrogées ont entre 20 et 39 ans.

- Les deux tiers des personnes interrogées déclarent disposer de ressources inférieures au seuil de pauvreté monétaire (3 500 francs mensuels pour une personne seule).

- Plus de la moitié (55 %) déclarent bénéficier d'un minimum social.

- Un tiers des personnes interrogées déclarent ne pas disposer d'un logement stable. - Les trois-quarts d'entre elles sont célibataires.

- Les niveaux de formation sont très faibles : près de la moitié d'entre elles ne dépassent pas le niveau collège et plus d'un quart déclarent rencontrer des difficultés de lecture et de calcul,

- 65 % des personnes interrogées déclarent être au chômage au moment de l'enquête.

- 40 % des personnes interrogées sont venues entre quatre et dix fois (ou plus) au guichet pour le même sujet qui les y amenait le jour de l'enquête »1

On saisit tout à fait dans ces caractéristiques l'idée d'un « cumul de handicaps » qui fonde inexorablement l'infrastructure de l'exclusion. On retrouve donc les caractéristiques et les différentes analyses d'enquête concordent la précédente démonstration en insistant toutefois sur le lien entre pauvreté et absence ou irrégularité de l'emploi. L'ONPES, par exemple note, que « la mise en évidence des liens entre la pauvreté et le marché du travail est difficile car le niveau de vie et la pauvreté sont toujours mesurés au niveau du ménage, alors que l'emploi concerne les individus. »2

2.2. Le chômage : assurance, solidarité ou assistance ?

Nous avons vu ci-dessus avec G. Simmel que la pauvreté ouvrait droit à une assistance, par conséquent les « clients » des services sociaux sont vus à l'instar des exclus comme les laissés pour compte de l'inéluctable effritement de la société salariale qui comptait en 1975 près de 80% de la population active en CDI et moins de 65% au milieu des années 19903. L'assistance devient vite une situation qui implique une dépendance à l'État social qui devient dans ce cas le grand ordonnateur du préambule de la constitution

1 Ibid. ; p. 100.

2 Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ; Rapport 2000 ; op.cit. ; p. 25

3 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.646.

de 19581. Toutefois, sans succomber aux charmes prosélytes d'un libéralisme qui tend à responsabiliser les populations touchées par l'exclusion ou la pauvreté, nous pouvons nous poser la question de ce qu'induit cette relation de dépendance. Afin d'y répondre nous proposons d'appuyer notre réflexion sur les travaux de Christine Daniel au sujet de l'indemnisation du chômage. Nous ne tenons pas à expliquer le taux de chômage ou à entrer dans la polémique du calcul, mais à situer le rapport social immanent aux politiques dites d'assistance.

L'Union Nationale Interprofessionnelle pour l'Emploi dans l'Industrie et le Commerce (UNEDIC), créée en 1958, est responsable de la gestion financière du système. Elle met en place la règlementation décidée par les partenaires sociaux, fournit les moyens nécessaires à sa mise en oeuvre. La France compte deux types de régime, un premier qu'est l'assurance chômage relevant du régime dit « assuranciel » et le second qu'est la prestation de l'État qui relève d'avantage d'un régime dit « de solidarité ». Les deux régimes sont cumulés, ce qui permet à une personne au chômage de percevoir une indemnité forfaitaire de l'État liée à l'âge du demandeur. Bien que cette opposition loin d'être anodine nous renvoie au débat du premier chapitre entre l'économie et le social, la forme duale de cette indemnité est unifiée en un seul groupe social, les chômeurs. Dans son enquête C. Daniel relève deux résultats qui nous intéressent au plus haut point. Le premier concerne la forte différenciation des droits indemnitaires des chômeurs entre 1979 et 1998, expliquée par « la prise en compte du passé professionnel dans le calcul des droits »2. Le second concerne la réduction significative des droits d'une catégorie de chômeurs que sont « les demandeurs d'emploi plus jeunes, ayant eu une activité plus précaire, avec des salaires plus faibles ou encore travaillant à temps partiel »3, expliquée par l'effet cumulatif des réformes de 1982, 1984 et 1992. En synthèse la réforme de 1982 introduit la notion de références d'activité préalables qui induit une durée d'indemnisation ; celle de 1984 dissocie le régime assuranciel de celui de la solidarité impliquant la création de populations différenciées (les assurés relevant des cotisations et les assistés relevant de l'impôt.) ; enfin celle de 1992 instaure une allocation unique dégressive qui réduit le montant au fur et à mesure du temps en même temps que la durée. Une rapide lecture des tableaux suivants nous permettra de mesurer l'impact des diverses politiques.

1 Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.

2 Christine Daniel, L'indemnisation du chômage depuis 1979, in revue de l'IRES n°29, Hiver 98-99, p.6

3 Ibid., p. 6.

Tableau 1. Évolution des droits à indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, avec un salaire référence égal au SMIC

(droits évalués en nombre SMIC cumulés)

Durée d'affiliation

1979

1982

1984

1990

1992

1997

3 mois

20,67

2,40

1,69

1,62

0

0

4 mois

20,67

2,40

1,69

1,62

2,08

2,72

6 mois

20,67

12,32

7,83

9,15

4,53

4,46

8 mois

20,67

12,32

7,83

9,15

8,55

8,46

12 mois

20,67

17,28

15,65

17,85

8,55

8,46

14 mois

20,67

17,28

15,65

17,85

16,93

16,28

Source : IRES, 1999

La durée d'affiliation évoquée dans les tableaux correspond au temps de cotisation, le nombre de smic cumulés s'entend comme un capital final perçu à l'issue de la période d'indemnisation (ci-dessus) et enfin la durée d'indemnisation correspond à une période ininterrompue de versements des droits soit le maximum possible (ci-dessous).

Tableau 2 . Évolution de la durée d'indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, ayant un salaire de référence égal au SMIC

(durée en nombre de mois)

Durée d'affiliation

1979

1982

1984

1990

1992

1997

3 mois

36

3

3

-

-

0

4 mois

36

3

3

3

4

4

6 mois

36

21

15

15

7

7

8 mois

36

21

15

15

15

15

12 mois

36

30

30

30

15

15

14 mois ou plus

36

36

30

30

30

30

Source : IRES, 1999

L'intérêt de ces deux modes de calcul tient en ce qui semble être une augmentation ou une diminution en matière de temps s'avère être des maintiens au regard économique. Les deux tableaux nous offrent un constat qui marque la transformation de la question

sociale. Bien qu'il ne s'agisse que de pourcentages associés au chômage, il est aisé de comprendre le déplacement qu'opèrent de telles réformes qui se cumulent. Tandis que l'on diminue le taux de couverture lié au régime dit assuranciel, on augmente celui placé sous l'égide du régime dit solidaire. Cette rupture juridico-administrative entraîne une rupture sociale en ce sens que les ayant-droit d'hier deviennent les assistés d'aujourd'hui. On peut à ce propos ajouter les niveaux de prestation qui sont dans le cas de l'allocation plancher de l'UNEDIC supérieure de 20% à celle de l'État, et les exigences plus sévères pour ouvrir droit à l'Allocation Spécifique de Solidarité (ASS) allouée par l'État.1 Au cumul des réformes s'adjoint la transformation de la société salariale qui subit de véritables « processus de déstabilisation qui sont à l'origine de l'accroissement de la vulnérabilité »2, contribuant ainsi « à ce que les salariés les plus exposés au risque de chômage soient aussi de moins en moins bien protégés par les régimes d'indemnisation. »3 Si l'on croise cette lecture avec celle du type d'emploi occupé par les populations les plus jeunes (30% des jeunes actifs ont un statut hors CDI, 13 % travaillent moins de 30h par semaine et 26% bénéficient d'un contrat aidé), on ne peut que constater combien ces mesures ont un effet excluant sur certains types de population.

Il faut bien évidemment contextualiser ces réformes et ces conséquences qui s'affichaient dans un souhait d'équilibre financier et ajouter qu'elles furent commanditées par un gouvernement de gauche. Quelle que soit l'orientation politique, ces réformes ont un effet cumulatif et touchent principalement les personnes qui sont aussi les plus exposées aux risques de chômage en épargnant dans le même temps les salaires les plus importants.

2.3. Défaillance du grand intégrateur ?

C'est donc comme suppose C. Daniel « une contrainte purement financière - elle même dépendante de l'état du marché du travail qui trace la frontière entre les chômeurs relevant du régime dit d'assurance et les chômeurs relevant du régime dit de solidarité. »4 On assiste donc à une double transformation conjuguant chômage de masse et précarisation du travail qui sont « les conséquences nécessaires des nouveaux modes de structuration de l'emploi, l'ombre portée des restructurations industrielles et de la lutte pour la compétitivité - qui effectivement font de l'ombre à tout le monde. »5 Ne seraient-ce

1 Christine Daniel ; L'indemnisation du chômage depuis 1979 ; op.cit. ; p. 8.

2 Roberts Castel ; La précarité : transformation historique et traitement social; in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non intégration ; p. 11-25; op.cit ; p. 12.

3 Christine Daniel ; L'indemnisation du chômage depuis 1979 ; op.cit. ; p. 17.

4 Ibid. p. 19.

5 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.649.

point là les affres d'une « machine à exclure »? Le travail comme « grand intégrateur »1, dont nous parle Yves Barel, qui « caractérise le statut qui place et classe un individu dans la société paraissait s'être imposé définitivement au détriment des autres supports de l'identité, comme l'appartenance familiale ou l'inscription dans une communauté concrète »2 subirait-il une telle transformation qu'il nous faille adhérer à la thèse d'une hyper-modernité ? Ce Grand Intégrateur ne serait-il plus à même de « demeurer le principe de l'organisation sociale, de l'ordre social, ainsi que le principe donateur de sens aux hommes, à leur action, à leur pensée »3? A ce débat au fort niveau d'abstraction nous préférerons parler d'une mutation sociétale qui entraîne dans son sillon la solidarité organique, (sans pour autant suggérer quelque anomie) et sème une certaine « morale des égoïsmes sociaux »4.

P. Rosanvallon nous en livre un exemple très éloquent lorsque qu'il évoque que « bientôt le fumeur sera requis de choisir entre son vice et le droit à un accès égal aux soins et le buveur d'alcool sera menacé du paiement de surcotisations sociales. »5 On comprend là ce qui est présumé dans certains discours appelant à l'initiative et à la responsabilité individuelle. Ce qui fut un combat pour des droits sociaux, une justice sociale, en un mot l'équité, est aujourd'hui resservi comme la cause du marasme économique. En fustigeant les « assistés » qui ne sont souvent que des « travailleurs sans travail »6 comme les appelle Hannah Arendt, des « inutiles au monde »7 selon R.Castel, s'est opéré un glissement social important qui considère en son ensemble une division et plus encore, une opposition. Cette dichotomie sociétale abrite un discours non-moins aggravant de l'assistanat lorsqu'il touche à la prestation. P. Rosanvallon constate qu'« un nombre croissant de ménages trouvent du même coup injuste de se voir exclus de prestations sociales ou familiales [de plus en plus soumises à des conditions de ressources] et se considèrent comme maltraités, voire défavorisés, comparativement à des foyers qui cumulent complément familial, allocation logement, allocations scolaires, etc. »8

Ce type de discours construit sur la cristallisation de l'action publique dans sa « lutte contre l'exclusion » construit, à son tour, une stigmatisation des soit-disant « effets des politiques sociales ». Si je ne puis jouir des droits que m'ouvrent mes cotisations, pourquoi d'autres le pourraient-ils lorsqu'ils ne travaillent pas et donc ne cotisent pas ? Cet

1 Yves BAREL, "Le Grand Intégrateur", Connexions, n°56, 1990.

2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.622.

3 Yves BAREL, "Le Grand Intégrateur", Connexions, n°56, 1990. p.94

4 Noëlle Burgi; La machine à exclure; op.cit.; p. 48.

5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p. 36.

6 Hannah Arendt, cité in Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.623.

7 Ibid.

8 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale ; op.cit. ; p. 91

argument, économiquement viable, fort d'égoïsme social fut d'ailleurs employé en 1990 dans un discours où le bruit et l'odeur tenaient la dragée haute aux stigmates sociaux. Au delà de ce que le message sous-tend, c'est davantage l'identification de la responsabilité relayée par les politiques qui est à souligner. Il est convenu que c'est une partie de la population identifiée de tous qui est à la source du problème. Et l'idée a fait son petit bonhomme de chemin, selon Denis Fougère et Nadir Sidhoum, « depuis 2000 on assiste à la mise en place d'un véritable "séparatisme social" »1 qui distingue les personnes qui n'ont pas de contact avec la pauvreté et pour qui « le Revenu Minimum d'Insertion risque d'inciter les gens à s'en contenter »2 et celles qui y sont confrontées de près ou de loin.

Devons-nous en conclure que « le tour de force de l'offensive idéologique lancée par le néolibéralisme est d'être parvenu à convaincre une majorité de citoyens que les plus vulnérables, quoique sacrifiés sur l'autel de la transparence des comptes et de la réalité des coûts, méritent leur sort, et plus encore sont redevables à la collectivité des traitements qu'elle veut bien leur administrer du haut de la science managériale »3 ? Ce serait là faire preuve comme l'aurait dit Pierre Desproges d'un anti-libéralisme primaire. Mais qu'à cela ne tienne, nous affirmons avec R.Castel que « le tout économique n'a jamais fondé un ordre social (...) et que la nécessité de ménager à chacun une place dans une société démocratique ne peut s'accomplir par une marchandisation complète de cette société »4.

Les transformations du marché du travail, dans ce qu'il procède de compétitivité à l'interne comme à l'externe, ou les modifications dans les dispositifs de protection sociale, influent sans aucun doute sur les phénomènes d'appauvrissement économique et social. Phénomènes qui relèvent essentiellement de la non-intégration en ce qu'elle « renvoie à l'idée d'un état d'incomplétude, de morcellement et de non-intégralité (non épanouissement?) faisant suite à un processus inachevé dans ce sens. »5

R. Castel se demandait ce qu'avaient en commun le chômeur de longue durée, le jeune en quête d'emploi et consommateur de stages, l'adulte isolé qui s'inscrit au RMI, la mère de famille " mono parentale ", le jeune couple étranglé par l'impossibilité de payer traites et loyers. Il répondait à cette question par la « désaffiliation » qui rend compte de la complémentarité de deux axes : l'intégration par le travail (stabilité, précarité, expulsion) et la densité de l'inscription relationnelle dans les réseaux familiaux et de sociabilité ( forte

1 Denis Fougère et Nadir Sidhoum ; Critères socio-économiques de l'intégration ; op.cit. ; p. 46

2 Ibid.

3 Noëlle Burgi; La machine à exclure; op.cit.; p. 42

4 Robert Castel ; les métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.624

5 Nicolas Queloz ; La non-intégration, un concept qui renvoie fondamentalement à la question de la cohésion et de l'ordre sociaux ; in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non intégration p.151-163; op.cit ; p. 151.

insertion relationnelle, fragilité relationnelle, isolement social); qualifiant ainsi quatre « zones différentes de densité de rapports sociaux »1 (intégration, vulnérabilité, assistance, désaffiliation). De son côté S. Paugam aurait pu y répondre par sa théorie de la « disqualification sociale », qui comprend trois phases (fragilité, assistance, rupture), par laquelle il entend « un processus qui refoule, d'étape en étape, des franges croissantes de la population dans la sphère de l'inactivité et de l'assistance augmentant pour elle le risque de cumul de difficultés. 2»

En conclusion, que l'on parle avec R. Castel de « zones de désaffiliation » ou avec S. Paugam de « phases de disqualification sociale », et avec bien d'autres encore nous en convenons, il est admis comme une quasi unanimité que l'assisté en tant qu'objet de recherche ne peut être lu comme une homogénéité et que quelque soit le type de bénéficiaire, «l'assisté social est d'abord le fruit d'une construction sociale » 3. Une des démonstrations symptomatiques réside dans les modalités de comptage statistique des populations concernées, elles sont avant tout déterminées par des choix politiques qui définissent des caractéristiques donnant droit à prestation. Peut-on parler d'une politique d'intégration ? L'aide économique dont peut jouir une frange de la population participe telle d'une intégration d'une non-exclusion ou bien de ce qu'il convient aujourd'hui d'appeler l'insertion ? Si l'on postule avec nombre d'auteurs que les mécanismes d'intégration connaissent des « ratés » (euphémisme s'il en est) il convient alors d'affirmer que l'action publique n'a pas enrayé les divers processus d'exclusion en oeuvre depuis plusieurs décennies. Nous prendrons en exemple le sur-chômage qui touche une partie de la population. Sans vouloir user de stigmatisation, nous relèverons tout de même que le taux de chômage pour des jeunes issus de l'immigration est jusqu'à cinq fois supérieur que celui des jeunes dont les deux parents sont nés en France. Ce constat trouve certes plusieurs éléments d'analyse dont le parcours scolaire et le capital relationnel ou encore la discrimination et les études sont autant de variables qui permettent de l'étayer. Peut-on ou doit-on en ce cas parler d'intégration ou d'insertion? L'idée ici n'est pas de proposer une réponse ni d'assurer cette analyse mais de souligner que si l'on évoque facilement les principes fondateurs de l'intégration, il serait peut-être de mise aujourd'hui de s'intéresser à ceux de l'exclusion non comme un état mais comme un processus aux effets économiques certains, auxquels s'ajoutent la menace d'une « désociabilisation » qui prospère. L'étude de cette menace participerait d'ailleurs d'un des grands débats que compte l'insertion, à

1 Robert Castel, les métamorphoses de la question sociale, op.cit., p.669

2 Serge Paugam, La disqualification sociale, in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non intégration p.111-135; op.cit ; p. 86

3 Michel Messu, Statuts et identités des assités sociaux, in Marc-Henry Soulet (dir.), De la non intégration p.111-135, op.cit, p. 132

savoir le primat du social sur l'économique ou son contraire.

Il est évident que l'exclusion et l'intégration sont intimement liés à l'insertion. Tous d'abord parce que ce qui était un constat hier devient une menace aujourd'hui, il ne s'agit donc plus de soigner mais de prévenir; ensuite parce que l'enjeu du second semble être lié au dessein du troisième. Ce lien qui unit des notions qui se voulaient exclusives les unes des autres sont des « termes très connotés, qui ont leur histoire, qui sont bien situés dans le temps et l'espace, et qui répondaient (et répondent encore) à des besoins sociaux et politiques. »1

L'exclusion est donc un processus relatif au travail qui subit une double influence. Une première, politico-scientifique qui par le déplacement juridicoadministratif des statuts agit sur la définition de l'inadaptation au travail ou de la pauvreté, et une seconde qui s'appuyant sur la première renvoie aux effets socio-économiques dont le cumul rend plus ou moins visible la délimitation entre exclus et intégrés, favorisant ainsi la stigmatisation de certaines populations. Cette double influence pose de fait la question de la gestion sociale et économique de ces publics aux marges de la société pour lesquels la société salariale est taxée. Cette transformation progressive des statuts amènent à une remise en cause de la solidarité qui voit, surgir le phénomène des assistés auquel est imputé la « crise » et se concentrer les politiques de lutte contre l'exclusion sur la prévention assurant une plus grande stigmatisation.

1 Michel Messu, Statuts et identités des assités sociaux, in Marc-Henry Soulet (dir.), De la non intégration p.111-135, op.cit, p. 132

Nous avons vu dans les chapitres précédents l'origine de l'action sociale et comment se fondent des notions ou encore comment se caractérisent les catégories sur lesquelles s 'appuie l'action publique. Nous allons ici tenter de définir ce qui traduit une dimension cachée des transformations sociales : « le passage de politiques menées au nom de l'intégration à des politiques conduites au nom de l'insertion »1. A ces fins nous appréhenderons la notion à travers deux dispositifs et leurs publics puis dans un second temps à travers une approche plus sociologique. Nous avons fait le choix d'évincer de notre développement les parcours d'insertion, tout d'abord parce qu'ils sont aussi hétérogènes que les situations personnelles des personnes visées comme nous le verrons en dernière partie, ensuite parce que cet effet de catégorisation des parcours amène à une lecture idéaltypique, c'est-à-dire en quelque sorte un tableau de pensée qui n'est ni la réalité historique, ni la réalité authentique. Dégager de l'insertion un idéal-type imposerait l'exhaustivité, or c'est de notre point de vue chose impossible.

Nous ne souhaitons pas opposer les logiques d'auto-insertion et d'hétéro-insertion de J.L Laville ou les types mobilités volontaires ou contraintes, etc, de C. Dubar et D. Demazière. Car « si plusieurs recherches sont parvenues à déchiffrer le sens et le monde vécu de la galère, à retracer les logiques d'engagement dans l'emploi, à identifier des stratégies de différemment d'entrée dans la vie adulte, élucider les signification subjectives des processus d'insertion à partir de l'expérience diversifiée des jeunes demeure un objectif essentiel de la recherche »2 que nous aborderons dans une troisième partie.

1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 675

2 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les entretiens biographiques, PUL, Laval, 2004, p. 281

2. L'insertion, de qui parle t-on ?

Parler d'insertion c'est avant tout considérer que suivant la constitution française « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances. »et de plus « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. »1 Ce sont ces fondements de la république française qui sont à l'oeuvre dans chaque politique d'insertion. S'agissant d'une part d'un devoir du citoyen de travailler et d'autre part un devoir de l'État de procurer un emploi ou ou tout du moins des moyens de subsistance. La politique articule comme nous l'avons vu auparavant l'assurance sociale inhérente à l'emploi et l'aide sociale à ces nonintégrés qui constituent le public des actions publiques dans le domaine de l'emploi. Nous ne redirons pas ici les transformations sociales du salariat pourtant il faut noter que ce sont celle-là même qui ont, au cours du temps, transformé l'action publique et donc l'insertion. Hier simple articulation entre deux états, aujourd'hui processus polysémique aux publics et objectifs hétérogènes, l'insertion semble moins tenir du seuil que du parcours.

Avant même d'entrer dans un débat scientifique sur la question, nous souhaitons positionner l'insertion comme un « champs de sémantique sociale lié au moins à deux mondes dont l'un, dominant, possède la référence légitime et l'autre, dominé, aspire à cette référence. »2 c'est-à-dire une action publique destinée à des publics et dont le but est l'accès à ce qu'ils n'ont pas. Afin d'appuyer notre propos nous prendrons en référence deux dispositifs d'insertion qui s'inscrivent dans une logique de retour à l'emploi : le Revenu Minimum d'Insertion (RMI) et le Contrat d'Insertion dans la Vie Sociale (CIVIS).

2.1 le RMI, un dispositif pour les grands

En décembre 1988 la loi « relative au revenu minimum d'insertion et relative à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et professionnelle »est votée, ainsi :

« Toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l'économie et de l'emploi, se trouve dans l'incapacité de travailler, a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence. L'insertion sociale et professionnelle des personnes en difficulté

1 Préambule de la constitution de 1946 ; http://www.conseil-constitutionnel.fr ; [consulté en novembre 2007]

2 Georges Liénard, l'ambivalence des politiques d'insertion, in Georges liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 192

constitue un impératif national. Dans ce but, il est institué un revenu minimum d'insertion mis en oeuvre dans les conditions fixées par la présente loi. Ce revenu minimum d'insertion constitue l'un des éléments d'un dispositif global de lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme d'exclusion, notamment dans les domaines de l'éducation, de l'emploi, de la formation, de la santé et du logement. »1

A son lancement le RMI vise à réduire la pauvreté et à lutter contre l'exclusion par le versement d'une prestation monétaire sous condition de ressources ; en parallèle, il s'agissait aussi de fournir une aide à l'insertion sociale et/ou professionnelle. « Par la suite, et sous l'effet de la récession économique du début des années 90, le RMI a servi également à pallier les insuffisances du système d'indemnisation du chômage. »2

Le tableau récapitulatif ci-dessous nous permet de mesurer la croissance du nombre de bénéficiaires sur 12 ans. Il faut bien entendu lire ce dernier en le corrélant aux transformations fragilisantes du salariat que G. Liénard synthétise en points forts que sont,

« l'augmentation du nombre et du degré des personnes peu qualifiées et des personnes qui se déqualifient ou qui se trouvent dans des secteurs en déclin ou des secteurs ayant des exigences hypercompétitives ; les conséquences d'un manque structurel d'emplois corrects, si du moins le choix effectué demeure d'éviter le développement des "working poor" ; l'ampleur faible ou forte de la distance existant entre, d'une part la qualification de départ et les rythmes d'évolution de la qualification technique et sociale des personnes concernées et, d'autre part les exigences incluses dans la définition et l'évolution des emplois à pourvoir dans le cas d'une relance ou d'une réduction du temps de travail créatrice d'emplois. »3

1 Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion. Art. 1

2 Denis Fougère, Laurence Rioux, Le RMI 13 ans après, entre redistributions et incitations, Economie et Statistique n° 346-347, 2001, p. 3

3 Georges Liénard, l'ambivalence des politiques d'insertion, in Georges liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 191

Tableau 3. Les bénéficiaires du RMI selon la situation familiale

situation familiale

 

France métropolitaine

 
 
 

1994

 

1996

 

2004

 

2006

 

Couples

164

757

172

927

 

179

101

 

188

182

sans personne à charge

36

289

38

335

 

39

082

 

40

341

avec 1 personne à charge

43

829

44

573

 

44

091

 

45

967

avec 2 personnes à charge

39

264

41

218

 

41

682

 

44

950

avec 3 personnes à charge

23

417

25

113

 

28

266

 

30

418

avec 4 personnes à charge ou plus

21

958

23

688

 

25

980

 

26

506

Familles monoparentales

159

914

186

706

 

250

151

 

269

215

Femme

avec 1 personne à charge

88

527

101

870

 

120

342

 

127

839

avec 2 personnes à charge

41

320

47

154

 

67

806

 

72

882

avec 3 personnes à charge ou plus

20

600

24

743

 

44

995

 

48

966

Homme

avec 1 personne à charge

6

135

8

186

 

10

688

 

12

113

avec 2 personnes à charge ou plus

3

332

4

753

 

6

320

 

7

415

Personnes seules (1)

458

765

522

414

 

611

774

 

643

975

femme seule

156

940

180

443

 

212

732

 

222

877

homme seul

301

825

341

971

 

399

042

 

421

098

TOTAL

783

436

882

047

1

041

026

1

101

372

(1) sans conjoint et sans personne à charge

Note : La construction de la variable "situation familiale au sens du RMI" a été modifiée pour tenir compte de la présence d'un titre de séjour. Pour être considérés comme couples au sens du RMI, les deux membres d'un couple étranger doivent justifier d'un titre de séjour en cours de validité.

Champ : prestations versées par la CAF, France métropolitaine et Dom.

Source : Cnaf, fichier FILEAS, données au 31 décembre 1996 et au 31 décembre 2006

Il faut aussi comprendre ce tableau dans une logique d'employabilité liée à l'âge, ainsi ils sont 30% de bénéficiaires à avoir moins de trente ans selon l'enquête RMI 1998 mais sont aussi ceux qui restent le moins longtemps dans ce dispositif. L'inquiétude reste le nombre de bénéficiaires mono-parentaux avec personnes à charge, qui a plus que doublé dans certaines catégories. Les couples avec ou sans personnes à charge tiennent presque une stabilité au regard de l'accroissement vertigineux d'autres catégories. L'idée de G. Liénard selon laquelle le chômage se caractérise de plus en plus par une « rotation à exposition forte négative »1, c'est-à-dire un taux élevé d'entrée pour un faible taux de sortie du chômage de courte durée, combinée à une fragilisation de la cellule familiale complexifie la lutte contre la pauvreté. Les enquêtes budget-famille de l'INSEE font apparaître qu'en 1995, « Les transferts sociaux constituent la moitié des ressources des familles pauvres. Or, ces dernières années, leur composition s'est profondément modifiée : en 1995, les prestations soumises à condition de ressources représentent 21 % du revenu

1 Georges Liénard, l'ambivalence des politiques d'insertion, in Georges liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 190

des familles pauvres, contre 8 % dix ans plus tôt. Aujourd'hui, les ménages pauvres avec enfants sont plus aidés comme pauvres que comme familles. »1

Plus que de proposer une analyse de la politique familiale, nous souhaitons juste exposer la réalité d'un dispositif d'insertion axé sur les plus de 25 ans et sous condition de revenus. Pour autant le bilan n'est pas négatif, il est mitigé mais n'est souvent évalué qu'au regard économique. Par exemple D. Fougère et L. Rioux montre que « les emplois retrouvés sont souvent des emplois temporaires (CDD ou emplois aidés), à temps partiel et rémunérés au Smic horaire. Les emplois aidés, pourtant fréquents, débouchent rarement sur des CDI. L'estimation des salaires potentiels montre que, pour trois allocataires sur quatre, la reprise d'un emploi correspond à une augmentation, parfois faible, du revenu disponible du ménage. »2 Le processus en marche dans cette politique d'insertion suit de près celui de l'assistance que nous avons vu plus haut. Même si au contraire de cette dernière, il faut le rappeler le RMI se dote d'un objectif opérationnel d'accès ou de retour à l'emploi comme élément significatif d'intégration. Quoiqu'il en soit il ne s'agit pas de dresser un portrait unique du bénéficiaire du RMI, car il est aussi polymorphe que le sont les origines et situations sociales. Pour exemple et conclure ce dispositif, nous citerons rapidement le cas de jeunes artistes, jeunes diplômés qui l'utilisent comme une période d'assise et d'autonomie, malgré la précarité sous-jacente ; ou encore cette jeune femme de 25 ans et deux enfants qui subvient à peine aux besoins de ses enfants et qui pour un travail sortira d'un dispositif qui dans les faits lui permettait de « mieux vivre », eu égard aux nouvelles dépenses (transport, frais de garde) et à la suppression ou diminutions de certaines aides ; et enfin ce quinquagénaire seul qui attend sa maigre retraite. Tous dans un dispositif unique, avec des attentes hétéroclites et des possibilités d'en sortir qui le sont tout autant.

2.2 Le réseau Mission Locale-PAIO et le CIVIS

Les Missions Locales (PAIO) et les Permanence d'Accueil d'Information et d'Orientation (PAIO) sont comme nous l'avons vu le fruit du rapport de B. Schwartz. Le réseau des ML et PAIO s'est constitué en un conseil national en 1990 qui est devenu l'interlocuteur privilégié de l'État et l'organe d'orientation de la politique d'insertion du réseau en même temps qu'un outil d'évaluation de ces dernières.

A travers son Conseil National le réseau, nous offre donc un portrait de son public (Bilan

1 Nicolas Herpin, Lucile Olier, Pauvreté des familles, pauvreté des enfants, n° 499, décembre 1996

2 Denis Fougère, Laurence Rioux, Le RMI 13 ans après, entre redistributions et incitations, Economie et Statistique n° 346-347, 2001, p. 11

2005 du réseau des missions locales et PAIO) qui nous permet une lecture plus précise des caractéristiques de ces jeunes qui font appel à ces organismes. Tout d'abord ils sont plus 1 100 000 à être en contact, dont 52,3% de femmes, ils sont très majoritairement de niveau V et moins (cf. Tableau 4, ci-dessous).On constate aussi que un tiers des nouveaux accueillis ont ainsi fini leur scolarité depuis plus de deux ans. D'ailleurs « les premiers accueils trois ans après la sortie sont moins fréquents chez les jeunes de niveau égal ou supérieur au baccalauréat (15% contre 28% pour les niveaux V et moins) Pour ces jeunes, la durée d'accès à un emploi stable après l'école est effectivement plus courte que pour les moins qualifiés »1. A la lecture du tableau ci-dessous, il apparaît que plus du quart des jeunes accueillis pour la première fois n'a pas été au-delà de la classe de troisième (niveau VI et Vbis) et que les jeunes femmes sont en moyenne plus diplômées que les jeunes hommes.

Tableau 4. Les jeunes accueillis pour la première fois dans le réseau ML, PAIO par niveau de formation (en %)

Niveau de formation

Hommes

Femmes

Ensemble

Non qualifiés (niveau VI et V bis)

32,6

22,7

27,4

CAP ou BEP non diplômés, 2nde, 1ère (niveau V non diplômés)

17,8

13,2

15,4

CAP ou BEP diplômés (niveau V diplômés)

19,9

19,8

19,8

Baccalauréat non diplômés (niveau IV non diplômés)

9,1

10,4

9,8

Baccalauréat diplômés (niveau IV diplômés)

15,1

24,7

20,1

Diplômés de l'enseignement supérieur (niveau III, II, I)

5,2

8,8

7,1

Totaux

100

100

100

Source :Réseau ML, PAIO; Parcours 3 (extraction Septembre 2006)

La variable niveau d'études corrobore l'employabilité aussi nous comprendrons que les bénéficiaires du réseau soient plus nombreux à être moins diplômés. Toutefois cette même variable revêt une importance considérable dans le nombre d'entretiens individuels. En effet on s'aperçoit que les jeunes les moins dotés au niveau scolaire, bénéficient de plus d'entretiens que leurs collègues titulaires au minimum du Bac. Tandis que les jeunes de niveau I,II ou III sont deux tiers à faire moins de trois entretiens (8% en font six et plus) ; inversement les jeunes non qualifiés sont quasiment aussi nombreux à en faire trois et plus (30% en font six et plus). Ce constat corrobore l'arrivée du CIVIS qui propose un suivi renforcé (contact hebdomadaire). Cependant il est remarquable de croiser ce constat avec celui de la période entre la sortie du système scolaire et le premier accueil dans le réseau. D'un côté le niveau scolaire délimite l'entrée de l'autre il délimite la sortie. c'est-à-dire qu'il existe une temporalité de l'insertion qui s'appuie sur des variables telles que la scolarité.

1 Bilan d'activité 2005 des Missions Locales et PAIO, p. 20

S'il est commun et presque axiomatique de convenir que le niveau scolaire représente la première variable d'employabilité de sorte que les diplômés de niveau I, II et III de moins de 25 ans ne représentent que 3% des chômeurs de moins d'un an et 1% de ceux de plus d'un an1 ; n'appuyer une telle hypothèse que sur le seul capital scolaire réduit considérablement le champs de l'insertion, il nous faut imaginer non pas l'insertion des plus dotés mais la difficulté de ceux et celles pour qui cela devient plus qu'un processus , une conquête. On considère ainsi un premier point selon lequel la période d'insertion est plus longue pour les moins diplômés. Bien sur les transformations à l'oeuvre sur le marché de l'emploi ne participent pas de l'employabilité des moins qualifiés, pour autant à la lumière de ces quelques chiffres il convient de ne pas se limiter à une analyse économique mais de s'interroger aussi sur les questions de temporalité qui sont au coeur des dispositifs d'insertion, de par les engagements contractuels qui les régissent.

Suite à un texte de loi de 2002 portant création d'un dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise est né un dispositif étendant et approfondissant deux instruments existants : le dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise (SEJE) et le contrat d'insertion dans la vie sociale (CIVIS)

Le SEJE, contrat aidé destiné à favoriser l'embauche de jeunes peu ou pas qualifiés dans le secteur marchand, et le CIVIS, inséré dans le code du travail par la loi de programmation pour la cohésion sociale, s'adresse à des jeunes de 16 à 25 ans révolus "dont le niveau de formation est inférieur à celui d'un diplôme de fin de second cycle long de l'enseignement général, technologique ou professionnel ou n'ayant pas achevé le premier cycle de l'enseignement supérieur, ou inscrites en tant que demandeur d'emploi depuis plus de douze mois au cours des dix-huit derniers mois. »2 et se donne pour objectif d'organiser les actions nécessaires à la réalisation de leur projet d'insertion dans un emploi durable. Cela se traduit à travers quatre points forts : « l'emploi, notamment en alternance, précédé lorsque cela est nécessaire d'une période de formation préparatoire ; [ou] une formation professionnalisante, pouvant comporter des périodes en entreprise, dans un métier pour lequel des possibilités d'embauche sont repérées ; [ou] une action spécifique pour les personnes connaissant des difficultés particulières d'insertion ; [ou] une assistance renforcée dans sa recherche d'emploi ou sa démarche de création d'entreprise, apportée par l'un des organismes mentionnés [Missions Locales, PAIO]. »3

Les titulaires d'un CIVIS âgés d'au moins 18 ans peuvent bénéficier d'un soutien de

1 Christel Poujouly, Marie Ruault, L'essentiel, Observatoire de l'ANPE, Novembre 2006, n°8, p. 2

2 Décret n° 2006-692 du 14 juin 2006 relatif au dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise et au contrat d'insertion dans la vie sociale, Art. 4

3 Loi n° 2006-457 du 21 avril 2006 sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise

l'État sous la forme d'une allocation (300 € maximum par mois et 900€ par an) versée pendant les périodes durant lesquelles ils ne perçoivent ni une rémunération au titre d'un emploi ou d'un stage, ni une autre allocation. Par ailleurs les bénéficiaires sont affiliés au régime général de la sécurité sociale. On comptait en mars 2007, 630 000 jeunes demandeurs d'insertion (JDI)1, dont 340 000 bénéficiaires du CIVIS. Les taux d'entrée et de sortie nous amènent à employer de nouveau l'idée de "rotation à exposition forte négative". Nonobstant ces courbes nous ne saurions arguer d'une quelconque évaluation du dispositif, nous souhaitons juste évoquer l'accroissement de la demande qui traduit certes la popularité d'un tel dispositif, mais aussi une hausse du chômage des jeunes et le développement du nombre de jeunes chômeurs de longue durée, c'est-à-dire depuis plus d'un an. En effet quelque soit la période prise en compte, le taux de chômage des "jeunes" est plus important que celui des autres groupes, ainsi à la fin 2007, 17,8 % des actifs de moins de 25 ans sont au chômage contre seulement 6,6 % des actifs ayant de 25 à 49 ans et 4,3 % des actifs de plus de 50 ans2.

Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce contrat, ce sont avant tout ses bénéficiaires car rappelons-le, notre recherche est dirigée vers le public des missions locales et PAIO qui sont les seuls organismes à pouvoir conclure le CIVIS, ce qui implique que les contractants sont de fait intégrable à notre corpus. Par ailleurs ce contrat est l'un des premiers à proposer une allocation aux jeunes de moins de 25 ans qui ne peuvent prétendre à des droits relevant de l'assurance chômage. Nous noterons aussi que ce contrat novateur en la matière l'est aussi sur l'esprit qu'il revêt puisqu'il propose que soit assujetti d'une règle de respect de l'engagement contractuel, le maintient de l'allocation. Ainsi l'allocation est soumise à des conditions d'engagement dans des démarches garantissant l'insertion sociale et professionnelle. Bien que récurrente à ce jour, la question de garanties sous conditions de respect des règles traduit une responsabilisation des non-intégrés de plus en plus précoce. Nous questionnions plus haut avec les régimes sociaux, la responsabilité du fumeur dans son cancer et donc des droits assurantiels qui lui seraient un jour refusés, qu'en sera-t-il demain de la responsabilisation de l'individu dans sa conquête d'une place économique et sociale qui assure l'intégration ?

1 L'indicateur JDI est calculé, par la DARES, à partir de l'entrepôt national de données issu d'un système d'information équipant l'ensemble des missions locales et PAIO en France métropolitaine et DOM.

2 INSEE, Informations Rapides, juin, 2008, n°157

2. L'insertion, de quoi parle t-on ?

Cette notion aussi polysémique que polémique draine avec elle une réflexion scientifique qui amène rapidement les chercheurs sur les pas de Émile Durkheim et de son concept d'intégration qu'il déclina comme une caractéristique collective et non individuelle. Ainsi pour lui « un groupe ou une société sont intégrés quand leurs membres se sentent liés les uns aux autres par des croyances, des valeurs, des objectifs communs, le sentiment de participer à un même ensemble sans cesse renforcé par des interactions régulières.1 Tandis que selon l'interprétation qu'en fait M. Loriol l'insertion vise les individus exclus du modèle social intégré.

Si l'idée de solidarité organique peut prétendre à une meilleure compréhension de la vision durkheimienne, il s'agit tout de même de situer l'insertion dans le contexte qui lui incombe. On ne peut par exemple faire l'impasse sur le débat politique qui concerna l'immigration de passage à une immigration de peuplement. Car c'est bien dans ce débat qu'apparut pour la première fois le terme d'insertion qui venait remplacer celui d'assimilation, jugé politiquement incorrect dans ce qu'il portait de colonialiste. On le retrouve aussi dans les tentatives de désinstitutionnalisation des maladies mentales. Mais c'est dans un arrêté de 1972 concernant les clubs et équipes de prévention qu'il apparaît pour la première fois dans un texte officiel2. On parle à l'époque d'une insertion sociale. L'insertion est donc « essentiellement pensée comme un dispositif s'adressant à des personnes à normaliser en vue d'une adaptation à la vie professionnelle et sociale. »3 Puis on retrouve la notion en 1981 dans le célèbre rapport de Bertrand Schwartz sur l'insertion professionnelle et sociale des jeunes. En décembre 1988 la loi « relative au revenu minimum d'insertion et relative à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et professionnelle »est votée. Depuis l'enjeu politique est de taille puisqu'il est intégré aux programmes des candidats aux sièges locaux ou national.

De la même façon on ne saurait traiter ce point sans faire référence aux lectures scientifiques d'une telle notion. Nous parlons de lectures au pluriel afin de mettre en exergue les dimensions attachées à ce qu'il convient d'appeler une problématique. Ainsi l'économie rend compte des changements dans les formes d'emploi, la sociologie des

1 Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion ?, Proposition pour la formalisation théorique d'une notion pratique, in Marc Loriol (Dir.),Qu'est-ce que l'insertion ?, Entre pratiques institutionnelles et représentations sociales , l'Harmattan, Paris, 1999, p.7

2 Arrêté du 4 juillet 1972 relatif aux clubs et équipes de prévention, Art. 5 : Agrément préfectoral des organismes menant une action éducative d'insertion sociale auprès des jeunes

3 Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion , op. cit., p.11

incidences sur les rôles sociaux et encore la psychologie ou tout du moins la psychosociologie sur la question de l'estime de soi ou de la « dépréciation de soi »1. Bien sûr les frontières proposées ici sont beaucoup plus floues qu'il y paraît, et les thèmes traités le sont de plus en plus sous un angle pluridisciplinaire. Nous ne prendrons pas ici le temps d'en dresser l'état. Nous nous appuierons essentiellement sur des propos inscrits dans des analyses sociologiques. Il est à ce sujet bon de noter que les sociologues ont eut à se préoccuper de cette problématique dans le cadre « d'évaluation de politiques publiques ou de pratiques sociales. »2, ce qui implique de définir cette notion.

Il est convenu que « la notion d'insertion est venue se substituer à celle d'intégration dans le champs politique quand on a commencé à parler du chômage d'exclusion. »3 Effectivement qu'on parle de transformation, de déclin ou encore de crise; sans prendre parti dans ce débat nous pouvons affirmer qu'il y eut bien avec la fin des trente glorieuses un effet de rupture fortement marqué au niveau socio-économique. On assista à une véritable mutation du marché du travail, la notion de compétence fît son apparition reléguant à l'obsolescence le modèle taylorien-fordien, le contrat de travail classique dans lequel le salarié n'a qu'un seul employeur à durée indéterminée, à plein temps et ouvrant droit aux droits et protections sociales fît place à l'emploi fragilisé, aux licenciements, aux CDI à temps partiel, à la flexibilité. L'insertion devint alors l'action individuelle évoquée plus haut. Il s'agit dorénavant de distinguer la portée de la politique, l'une est globale s'adresse à toutes et tous : l'école, la culture, les loisirs, le travail pour tout le monde; l'autre est ciblée s'adresse à ceux et celles qui sont « inintégrables »4. Cette distinction n'est pas sans rappeler l'idée d'une construction de l'action publique quasiment bipolaire : assurance versus solidarité.

C'est de cette même endémie du chômage, touchant par ailleurs de plus en plus de jeunes, qui, à l'issue du rapport B. Schwartz, institue en 1982 les Missions Locales tournées vers les jeunes de 16 à 25 ans Ce rapport préconisait une politique d'ensemble concernant « la qualification des jeunes, le développement de l'alternance et du tutorat en entreprise et la mobilisation de toutes les ressources pour offrir des réponses adaptées dans tous les domaines : formation et emploi, loisirs, santé, logement, culture »5. Cette action globale basée sur l'individu et l'ensemble des acteurs et partenaires locaux, est une

1 Ginette Herman (al.), Regards psychologiques, in Georges liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 52

2 Christine Jaminon, Regards sociologiques, in Georges liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, 2001, Mardaga, Liège, pp. 22-34, p. 23

3 Chantal Nicole-Drancourt, laurence Roulleau-Berger, L'insertion des juens en France, PUF, Paris, 1995, p. 19

4 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 677

5 Yves Auton, 25 ans d'action commune de l'Etat et des collectivités, Vite Diij n°39 juillet 2002

politique d'insertion qui délimite une catégorie de personnes à insérer dans une société qui ne semble être en mesure de les intégrer, en agissant directement sur les usagers, ou encore un « traitement individuel à caractère thérapeutique »1 visant à guérir des malades « imaginés » Les dispositifs d'insertion « travaillent à les mettre en quelque sorte aux normes de l'employabilité : on travaille sur les CV, on prépare aux entretiens, on remet à niveau, etc. »2 . On comprend ainsi la guerre des CV avec ou sans photo, et encore certains conseils d'abandon du patronyme ou de l'adresse stigmatisante.

La loi sur le RMI revue et corrigée à diverses reprises, signe, pour l'insertion, « son couplage à la notion d'exclusion. Ces deux termes, dans leur usage courant, semblent donc adossés à une société clivée, traversée par une fracture séparant les in et les out... »3 Les in n'étant pas toujours les salariés, ils peuvent être simplement allocataires du chômage. Là aussi on retrouve les deux régimes qui s'opposent, de la même façon que pour les exclus, ceux et celle qui ne peuvent s'adapter aux changements socio-économiques sont le coeur de l'action publique avec cependant une particularité grandissante qu'est celle du contrat qui lie l'individu à l'État.

« Toute personne résidant en France dont les ressources, au sens des articles 9 et 10, n'atteignent pas le montant du revenu minimum défini à l'article 3, qui est âgée de plus de vingt-cinq ans ou assume la charge d'un ou plusieurs enfants et qui s'engage à participer aux actions ou activités définies avec elle, nécessaires à son insertion sociale ou professionnelle, a droit, dans les conditions prévues par la présente loi, à un revenu minimum d'insertion. »4

Cet engagement du bénéficiaire qui tend à convoler vers la sommation est au coeur des pratiques d'insertion desquelles découlent une dichotomie forte qui traverse pratiques, politiques et sciences. D'un côté une logique d'insertion par le travail, de l'autre par la citoyenneté. Ce débat n'est toujours pas clôt. D'ailleurs D. Castra nous en livre une anecdote fort intéressante. Il note que le rapport de B. Schwartz s'intitulait « l'insertion professionnelle et sociale » des jeunes et non l'inverse comme l'emploient beaucoup d'auteurs ou de praticiens. Il voit en cette inversion une modification de la nature de l'insertion, en inversant l'ordre des mots , on inverse l'ordre des priorités. Pour lui c'est bien à travers l'insertion économique que se réalise l'insertion sociale. Il s'appuie sur l'idée de R. Castel d'une insertion qui, n'étant tournée que vers le social, impliquerait une

1 Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion , op. cit., p.20

2 Nicole Carlier, Qui veut l'insertion, in Bernard Charlot (al), Les jeunes, l'insertion, l'emploi, 1998, PUF, Paris, pp. 69-74, p. 73

3 Denis Castra, l'insertion professionnelle des publics précaires, op. cit, p. 11

4 Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion. Art. 2

« condamnation à l'insertion perpétuelle »1. De leur côté J. Ballet et S. Adjerad plaident davantage pour une insertion au primat social. Pour mieux comprendre la complexité du débat, nous nous appuierons sur les travaux de C. Jaminon qui propose un examen de l'insertion à travers l'analyse du concept sociologique originel qu'est l'intégration. Elle se rapporte pour cela à trois paradigmes sociologiques : le fonctionnalisme qui dans sa forme simplifiée emprunte aux sciences de la nature les concepts qui décrivent la société moderne (en opposition à traditionnelle - mécanique) « comme un tout (l'organisme) dont chaque partie ne peut être comprise que si elle rapportée à cette totalité »2 ici ce sont les actions coordonnées qui assure la vie en société, la cohésion sociale ; la sociologie marxiste ou devrions nous plutôt parler d'une sociologie du conflit social qui renvoie aux mouvements sociaux, à la classe ouvrière puisqu'il n'existe pas de sociologie marxiste mais des principes régis par « des antagonismes et des tensions qui trouvent leur expression dans des luttes ouvertes. »3; et enfin le constructivisme qui envisage la réalité comme une construction permanente, c'est-à-dire des processus sans cesse en action.

Donc selon l'auteur dans une vision fonctionnaliste de notre notion, il apparaît que la socialisation présente toutes les conditions de l'intégration en ce qu'elle est le vecteur essentiel de ce qui relie les individus à un tout social. Ce processus en oeuvre est avancé comme un élément d'équilibre social dans lequel chacun à sa place, donc la structure sociale intègre de fait, responsabilisant ainsi les non-intégrés. La socialisation est aussi l'anti-chambre du deuxième paradigme. Cependant l'état final est pour le marxisme déterminé par la place des agents socialisateurs qui sont divisés en deux catégories, les détenteurs de ce que P. Bourdieu appelait les capitaux et les autres détenteurs de la force de travail, les premiers s'assurant par la socialisation de la reproduction des places et les seconds assurant l'incorporation de la place tenue au travers de ce que le même auteur appelait l'habitus. Enfin dans une vision constructiviste, le dépassement des dualités des deux premières permet d'inscrire les processus à l'oeuvre dans une temporalité plus vaste qui renvoient à des « réalités sociales tout à la fois objectivées et intériorisées »4. Objectivées au sens premier, c'est-à-dire du langage à l'institution, intériorisées de la même façon de la perception à la représentation, c'est-à-dire un processus sans cesse en action qui n'est pas défini par la reproduction mais par la transformation perpétuelle. Ainsi pour C. Dubar :« l'identité sociale n'est pas transmise par une génération à la suivante, elle est

1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 431

2 Jean-Pierre Durand, Le fonctionnalisme, in Jean Pierre Durand, Robert Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 2006, p. 125

3 Patrice Mann, in André Akoun, Pierre Ansart, Dictionnaire de la sociologie, Le Robert, Seuil, Paris, 1999, p. 102

4 Christine Jaminon, Regards sociologiques, in Georges liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit, p. 30

construite par chaque génération sur la base des catégories et des positions héritées de la génération précédente mais aussi à travers des stratégies identitaires développées dans les institutions que traversent les individus et qu'ils contribuent à transformer réellement. »1 B. Charlot et D. Glassman offrent une métaphore qui convient fort bien à la synthèse du propos. Pour eux « dans une telle figure de l'accès au travail [conquête d'un travail, adaptation au monde du travail, nécessité d'expérience professionnelle], le problème posé par l'insertion n'est plus d'articuler des espaces dissociés ni de trouver sa place dans un puzzle mais de se construire comme sujet dans un espace fluide et dans un temps précaire. »2

Nous retiendrons pour notre part l'insertion comme un processus complexe, mais aussi comme son résultat. Un processus complexe parce qu'il s'agit d'une transformation inscrite dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire une transition entre deux états que considèrent l'inactivité et l'activité dans une biographie socio-culturelle inscrite dans un territoire aux réalités socio-économiques plurielles. Mais aussi son résultat, parce qu'une politique d'insertion vise des objectifs opérationnels, c'est-à-dire à un état final qui « évoque une participation normale à la vie de la cité et tout particulièrement au plan des rôles économiques (production et consommation) et sociaux, voire médico-sociaux (habitat, santé, citoyenneté). »3 Nous conserverons à l'esprit que c'est « une forme d'intervention correctrice voulue par la collectivité et qui ne vise que des publics bien particuliers, même si l'adhésion de l'individu est recherchée, notamment par une prise en compte de son projet personnel. »4 En effet en rapportant cela au public qui nous occupe, le jeune est « apparemment libre, à travers le projet qu'il se voit incité à élaborer, de s'inventer comme sujet au travail ; il est en fait obligé de se construire une subjectivité qui le rend employable. »5 ce que G . Mauger appelle autrement « l'inculcation d'habitus flexibles. »6

Pour conclure sur le sujet, nous avons vu qu'en près d'un demi-siècle l'insertion avait subi ce que le même auteur appelle « deux âges »7, un premier visant l'incapacité à travailler de différents publics (handicapés, délinquants, inadaptés,etc.), une insertion éducative ; un second âge qui fait prévaloir la mise au travail au sens d'une insertion par l'économique. Mais ce passage est aussi l'occasion de réunir sous une même appellation

1 Claude Dubar, La socialisation, A. Collin, Paris, 2005, p. 122

2 Bernard Charlot (al), Les jeunes, l'insertion, l'emploi, op. cit., p. 23

3 Denis Castra, l'insertion professionnelle des publics précaires, op. cit, p. 10

4 Jacques Donzelot, cité in Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion , op. cit., p.31

5 Bernard Charlot (al), Les jeunes, l'insertion, l'emploi, op. cit., p. 25

6 Gérard Mauger, Les politiques d'insertion, Actes de la recherche en sciences sociales, Année 2001, vol 136, pp. 5-14, p. 13

7 Ibid. p. 5

deux types de publics, les personnes souffrant de handicaps moteurs et celles relevant de ce qu'il est courant d'appeler handicap social. Doit-on y voir une avancée en ce que ceux et celles qui jadis étaient relégués dans les hospices gagnent aujourd'hui le droit à travailler1 inscrit dans la constitution depuis 1958 , ou un nouveau mode de traitement de l'anormalité de ces inutiles au monde, ou encore avec G. Mauger, une délimitation « des population d'exclus du travail vouées à l'insertion et des populations exclues de l'insertion vouées à une sous-insertion, etc. »2 Cette dernière hypothèse est largement corroborée par les politiques et dispositifs engagés par les divers gouvernement. Nous conviendrons que le Contrat Emploi Solidarité ne touche pas le même public que les Emplois Jeunes ou les Emplois Protégés. Peut-on pour autant les hiérarchiser ?

Pour notre recherche cette hiérarchisation n'apparaît pas nécessaire. Aussi nous préférerons tenter une approche par l'état visé, c'est-à-dire l'avenir ou plus modérément l'après insertion.

A la lecture des textes de loi qui visent l'insertion, aucune n'échappe à la projection nécessaire du bénéficiaire. Cette injonction à la projection suppose de telles capacités. D. Castra relève que souvent pour les professionnels de l'insertion, « c'est justement parce que les individus, du fait de la situation où ils se trouvent éprouvent d'importantes difficultés à se projeter dans le futur qu'il faut d'autant plus les aider à le faire. »3 Mais pour lui il ne fait pas de doutes que le futur est affaire d'horizon cognitif et qu'en ce sens l'injonction à la projection ne peut être l'outil universel de l'insertion. Pourtant la question du futur est centrale dans tous les dispositifs, et même l'orientation qui se veut être une phase préparatoire de l'insertion repose sur la capacité individuelle de projection. Et bien que ce ne soit pas l'outil pédagogique le plus adapté, il reste le plus utilisé. D'ailleurs J.P. Boutinet nous livre dans son ouvrage sur le projet un point de vue fort intéressant :

« (...) le concept de projet permet aux individus parvenus à un certain stade de leur existence d'anticiper la séquence suivante face à un affaiblissement voire à une disparition des rites traditionnels de passage. Il sert donc à définir les conditions de choix et d'orientation qui se posent aux étapes clé de l'existence (...) Le projet suit alors les âges de la vie en s'efforçant de préformer l'âge subséquent. »4

1 Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la

citoyenneté des personnes handicapées

2 Gérard Mauger, Les politiques d'insertion, op. cit., p. 12

3 Denis Castra, l'insertion professionnelle des publics précaires, PUF, Paris, 2006, p. 90

4 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet, op. cit., p. 80

Nous laisserons le soin aux psychologues d'en étudier le pan qui leur est propre et nous appliquerons à en étudier les enjeux du point de vue sociologique sur le champ imprécis de la jeunesse.

L'insertion est ce processus inscrit entre deux statuts sociaux dévoués à deux situations, que sont le travail et le chômage ou plus précisément dans le cas de jeunes la scolarité et le travail. L'insertion renvoie à la fois à la fonction sociale de l'État par le biais de politiques visant à permettre à chacun de trouver sa place dans une société salariale. Ce qui suggère que le travail reste la valeur centrale de la société. Mais l'insertion renvoie aussi à un segment de vie plus ou moins long qui nécessite, l'identification d'un avenir à court ou à long terme, et la construction des éléments d'employabilité, le tout présupposant les conditions sociales d'existence d'un tel rapport au temps.

Conclusion de la première partie

Pour E. Durkheim, nous l'avons vu, « la vie sociale dérive d'une double source, la similitude des consciences et la division du travail social. L'individu est socialisé dans le premier cas, parce que, n'ayant pas d'individualité propre, il se confond, ainsi que ses semblables, au sein d'un même type collectif ; dans le second, parce que, tout en ayant une physionomie et une activité personnelles qui le distinguent des autres, il dépend d'eux dans la mesure même où il s'en distingue, et par conséquent de la société qui résulte de leur union. »1 Mais aujourd'hui la machine sociale cumule les pannes, la dernière en date semblant être celle de l'ascenseur. L'État-providence paraît obsolète, tant au niveau philosophique que technique. Selon P. Rosanvallon « la conception traditionnelle des droits sociaux n'est plus vraiment opératoire pour répondre aux dédis nouveaux de l'exclusion. »2 La solidarité organique s'entend dans une société où le groupe est l'entité première et le collectif répond au besoin individuel dans la mesure où ce dernier est aléatoire et souvent ponctuel. En revanche dans une société où le salariat se précarise, où les transformations sociales au travail comme hors travail vont « dans le sens d'une plus grande flexibilité »3, où le chômage devient une situation stable, où l'individualisme se gorge d'égoïsme social, c'est la spécificité des situations personnelles qui ouvrent droit à une éventuelle solidarité bien souvent consentie contre engagement et entendue comme assistance. Tandis que l'absence de droit nourrit l'assistantialisation en soumettant les individus à un degré de dépendance de plus en plus important, les « ayants-droit » sont peu à peu transformés en assistés par des évolutions juridico-administratives et stigmatisés par le ressentiment collectif. L'enquête BVA est à ce titre élogieuse, les personnes interrogées se montrent intransigeantes quant aux contreparties du RMI, elles sont 98 % à considérer que cela suppose de rechercher un emploi, 96% à estimer qu'il est nécessaire d'accepter un stage en formation, et 93% pour qui il semble nécessaire de faire des efforts pour s'insérer

1 Durkheim. E ; De la division du travail social: livre I ; op.cit. ; p. 179

2 Pierre Rosanvallon ; La nouvelle question sociale ; op.cit. ; p. 197

3 Robert Castel ; la métamorphose de la question sociale ; op.cit ; p. 757

socialement.1 Cela n'est pas sans rappeler P. Rosanvallon qui, terminant « La nouvelle question sociale » en 1995, argue « qu'il n'est plus possible de parler abstraitement des droits sociaux [et qu'il faut donc] de plus en plus expérimenter des façons inédites de lier les droits avec des contreparties positives. »2 R. Castel concluait dans le même temps son ouvrage « Les métamorphoses de la question sociale » en affirmant qu' « il n'y a pas de cohésion sociale sans protection sociale »3. Non que nous ne souhaitions opposer ces deux grands auteurs, il apparaît pour autant substantiel de mettre en débat ces deux citations.

L'un affirme le pourquoi du droit social et pose la question du « tous » donc du « qui » que subodore la cohésion sociale, l'autre induit le « comment » en répondant par la « contrepartie positive ». Qu'est-ce que cela peut signifier ? Est-ce s'inspirer du workfare de Bill Clinton, qui tenta aux États-Unis une moralisation des bénéficiaires des minimas sociaux en leur imputant la responsabilité de leur situation et en indexant leurs droits à des obligations ? Selon P. Rosanvallon, cette « contrepartie positive » est avant tout une contractualisation qui tend à rendre son utilité sociale à l'individu. Il voit en cette obligation positive plus que le droit de vivre, le droit à vivre en société. Selon lui c'est donc la contractualisation qui rend à la personne son utilité sociale. E. Durkheim argumentait dans son chapitre sur la « solidarité contractuelle » que tout n'était pas contractuel dans le contrat. Pour lui « les seuls engagements qui méritent ce nom sont ceux qui ont été voulus par les individus et qui n'ont pas d'autre origine que cette libre volonté. Inversement, toute obligation qui n'a pas été mutuellement consentie n'a rien de contractuel. Or, partout où le contrat existe, il est soumis à une réglementation qui est l'oeuvre de la société et non celle des particuliers, et qui devient toujours plus volumineuse et plus compliquée. »4 Si l'auteur traite ici du contrat au sens économico-salarial, son argumentaire se tient tout aussi bien dans le cadre du contrat qui lie aujourd'hui l'« assisté » à l'État. En continuant dans ce dévoiement de la pensée du sociologue, la notion de libre volonté suppose indépendance et autonomie, qui sont les deux mamelles de l'individualisme de la fin du XVIIIè siècle. Consentir que le contrat est un accord entre « êtres indépendants et autonomes »5, suggère que ces deux qualités ne puissent être remises en cause. La déstabilisation qu'engendre la précarité n'agirait donc pas sur la capacité à construire son individualité, souvent afférée au statut professionnel, ou à subvenir à ses besoins vitaux et primaires. Or comme nous l'avons vu plus haut les droits

1 Enquête BVA ; Synthèse des principaux enseignements de l'étude : Opinion des Français sur la santé, la protection sociale, la précarité, la famille et la solidarité ; juin 2006 ; p. 40

2 Pierre Rosanvallon ; La nouvelle question sociale ; op.cit. ; p. 222

3 Robert Castel ; la métamorphose de la question sociale ; op.cit ; p. 769

4 Emile Durkheim ; De la division du travail social: livre I ; op.cit. ; p. 168

5 Louis Dumont, cité in Robert Castel ; la métamorphose de la question sociale ; op.cit ; p. 754

sociaux sont subordonnés à « la spécificité de situations personnelles »1. La solidarité est toujours concédée sous forme dite assurancielle à ceux et celles qui ont pour cela cotisé assez, mais les assurés d'hier deviennent peu à peu les assistés d'aujourd'hui. Ceux et celles qui ont cru en l'avenir, jusqu'à emprunter des sommes importantes pour améliorer leur quotidien, se sont heurtés à une nouvelle réalité qui s'apparente à la définition qu'avait Aragon du présent : « Ce perpétuel mourir, qu'on appelle, faute de mieux, le présent. »

La plongée dans les abysses de la désaffiliation a quantité d'origines, de causes, mais suit un processus emprunt, des politiques économiques à l'oeuvre sur le marché du travail et de l'individualisme croissant qui lui est intimement lié par le biais du libéralisme. Ne pas participer de ce grand mouvement socio-économique peut apparaître excluant pour certains ou salvateurs pour d'autres. Quoi qu'il en soit, désormais l'aide est contractualisée, tournée vers l'utilité sociale, centrée sur l'emploi. Et dans cette contractualisation le projet pèse comme une épée de Damoclès au dessus des têtes des contractants qui n'ont pas la capacité au moment présent de se tourner vers l'avenir.

Selon Jean-Pierre Boutinet le projet nécessite au moins deux niveaux d'abstraction ; un premier qu'est celui du temps chronologique et du temps vécu qui se réfère à l'existence ; et un second qu'est l'espace de vie et l'espace topologique, qui se réfère à l'habitat. Tous deux sont fortement imbriqués, puisque chacun est nécessaire à la définition de l'autre. Nous pouvons de la même façon nous référer aux travaux de Joseph Nuttin sur la motivation qui considère le projet comme « un besoin qui, au niveau du fonctionnement cognitif, cherche son issue dans une relation avec le monde et revêt une forme comportementale concrète : une structure moyen-fin. »2 Nous connaissons autrement cette double transaction dans l'utilisation quotidienne des coordonnées spatio-temporelles. Là ou je me trouvais hier. La banalité du propos peut faire sourire le lecteur, mais c'est faire fi des études psychologiques qui affirment l'inégalité existante entre les individus devant l'empan temporel. Il est souvent évoqué le cas du prisonnier asilaire ou pénitentiaire, de l'enfant ou du vieillard dépendant, du réfugié, du déporté, du SDF... Mais notre volonté ne s'inscrit pas dans une recherche de la fonction des temporalités dans l'insertion mais de la fonction de l'insertion dans les temporalités.

Nous pouvons à ce sujet nous poser la question de la place des institutions dans le rapport au temps. L'individualisation ne procède t-elle pas aussi d'une division sociale du rapport au temps ? Entre la société des agendas et celle du rituel cosmogonique, n'est-ce qu'une distinction temporelle du vécu ? N'y aurait-il pas là un enjeu dans la construction

1 Robert Castel ; la métamorphose de la question sociale ; op.cit ; p. 768

2 Joseph Nuttin ; Théorie de la motivation humaine ; PUF ; Paris ; 1980 ; p. 275

du futur dont la jeunesse n'a cessé d'être le porte drapeau depuis plus de deux siècles ? L'action publique en témoigne. Des patronages militants du XVIIIè siècle aux politiques de paix sociale du XXè siècle, les dispositifs en faveur des jeunes se chevauchent. Même s'« il s'agit toujours ou presque de les insérer dans la société, d'éviter qu'ils ne perdent toute idée du fonctionnement social, d'empêcher que la situation difficile dans laquelle se trouve une partie des jeunes générations ne se transforme en mouvement contestataire généralisé et incontrôlable. »1 On retrouve dans cette citation les éléments prééminents de l'intérêt d'une action en direction des jeunes : un certain contrôle du temps. La société ne saurait se couper de la base de son futur: la jeunesse, condition sine qua non de la construction du futur

S'il est aujourd'hui un projet qui se distingue des autres c'est le projet politique, dans toute sa splendeur, qui englobe le tout social et s'inscrit dans une volonté de transformation, de rupture. Nous avons pu voir dans cette première partie combien ce projet reposait sur le travail dont l'obtention semble être l'avènement final de leur intégration. Mais peut-on assurer que l'insertion soit dénuée de temporalités pour les jeunes qui vivent ce processus ? Considérant une éventuelle temporalité, doit-on convenir d'une échéance qui caractériserait l'état final de l'insertion ? Si comme le dit J.P. Boutinet, la valorisation du projet suit une certaine déritualisation de la vie, peut-on affirmer qu'il devient un palliatif à cette dernière?

Alors que nous proposons une vision de l'insertion comme processus, nous convenons que l'état recherché est déjà une projection en ce que sa construction nécessite une perception de l'avenir possible. Nous comprenons que toutes ces questions ouvrent un débat plus important qu'est la place de la construction des perceptions temporelles dans les situations de vie, au sens de l'existence. Mais nous nous limiterons à une période assez trouble qu'est l'insertion des jeunes sortis du système scolaire.

1 Patricia Loncle ; L'action publique malgré les jeunes ; l'harmattan ; Paris ; 2003 ; p. 202

DEUXIEME PARTIE

Un cadre théorique

...

La jeunesse ,

une marge pour construire l'avenir

Chapitre Un
Juvenis, jeune, jeunesse
Une catégorie sociale et un processus

De l'enfant roi à l'adulte inachevé, qu'est il advenu de l'espace de transition qui jouxte l'enfance et la vie d'adulte ? Des dictons populaires, « il faut bien que jeunesse se passe », « il fait sa crise d'adolescence » à l'institution Ministère de la Jeunesse et des Sports; cet espace se nomme et s'octroie dans le même temps une identité sociale et un concept psychologique.

L'adolescence ou la jeunesse ? Cette délimitation, plus qu'un stigmate, focalise les préoccupations de ce nouveau siècle dans les sociétés post-modernes. Une situation de crise dans la construction psychologique et un conflit de génération dans la trajectoire de socialisation.

Mais comment aujourd'hui peut-on déterminer la jeunesse ? Elle fait partie de l'enfance, on parle du jeune-enfant ; mais aussi de celle de l'adulte quand on évoque le jeune-adulte. Elle est tantôt adjectif et se trouve corrélée à la durée de vie, tantôt nominative d'un individu investi de qualités et de défauts. Elle est le groupe identifié dans l'adjectif. Elle est un regret, une nostalgie pour ceux et celles qui voient apparaître dans le miroir la première ride.

Elle est cet entre-deux, cette crise, cette rupture, cette marge et cette appartenance, cette mue, ce heurt, cette outrecuidance et ce futur qui dort.

Elle n'est qu'un mot, comme le disait Pierre Bourdieu !

1. La justice se plie aux lois biologiques et sociales

La loi n'use pas des notions d'adolescence ou de jeunesse et préfère conserver la notion de statut légal qui oppose majeur à mineur et adulte à enfant. L'âge de la "majorité", le moment où une personne est considérée comme capable d'exercer ses droits sans l'aide de ses parents ou de ses tuteurs, a varié suivant les époques, suivant le sexe des individus concernés et suivant sa finalité (capacité à se marier, capacité à jouir de ses droits civiques et politiques...). Il a été admis jusqu'à la Révolution que la pleine capacité civile n'était atteinte qu'à 25 ans. Révolution qui fût favorable aux jeunes générations puisqu'elle abaissa l'âge de la majorité à 21 ans. En 1974 elle est de nouveau abaissée, à 18 ans.

Bien qu'elle ne conçoive que deux statuts civiques, la loi porte pourtant un regard affûté sur la notion d'enfance. D'abord en lui octroyant des droits par le biais d'une convention internationale, ensuite parce qu'elle s'appuie sur l'âge de l'état civil pour lui conférer des degrés d'autonomie que seule la science associée à la philosophie avaient pu faire valoir. Une des dernières avancées en la matière est sans aucun doute la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades. Elle précise que « le médecin peut se dispenser d'obtenir le consentement du ou des titulaires de l'autorité parentale sur les décisions à prendre lorsque le traitement ou l'intervention s'impose pour sauvegarder la santé d'une personne mineure, dans le cas où cette dernière s'oppose expressément à la consultation du ou des titulaires de l'autorité parentale afin de garder le secret sur son état de santé »1.

Dans le cas présent la loi retient la notion de maturité en investissant les intéressés du « droit de recevoir eux-mêmes une information et de participer à la prise de décision les concernant, d'une manière adaptée soit à leur degré de maturité s'agissant des mineurs... »2. Dans le cas de la sexualité, on parle de consentement sexuel à quinze ans bien que le terme ne soit pas ainsi formulé puisque cette notion de consentement n'est que suggérée à la lecture des textes concernant les atteintes sexuelles sans violence sur mineur .

Dans les deux cas présentés ci-dessus, on peut apprécier l'attachement de la loi à des degrés tacites de responsabilité. Dans le premier exemple, on peut lire la question de l'avortement ou plus simplement de contraception. Ainsi l'État reconnaît que « dans certaines conditions, l'enfant devient maître d'une partie de lui même »3. Dans cette reconnaissance, nous noterons le déplacement qui s'opère sur la majorité. Il ne s'agit plus d'une majorité civique dont la fonction calquait le rite de passage. Mais d'un passage qui

1 Loi du 04 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité des systèmes de santé. Art. L. 1111-5

2 Ibid. Art. L. 1111-1

3 François de Singly, Enfants, adultes, vers une égalité des statuts ?, Paris, Universalis, coll. le tour du sujet, 2004, p. 9

s'étend de l'infans qui ne parle pas, à l'adultus parvenu au terme de sa croissance et qui peut se reproduire.

2. La vie est un long fleuve...

Le passage dont nous parlons plus haut marque selon Gérard Mauger « une double opposition jeune/enfant et jeune/adulte et l'opposition jeune/vieux »1. La première correspond à une trajectoire biographique, une étape de la vie; tandis que la seconde évoque un enjeu de pouvoir. Lorsque sont opposés deux groupes socialement inscrits dans des âges biologiques, on tend à homogénéiser ceux-ci selon des caractères communs. On concède à la jeunesse, la fougue, la vigueur mais aussi « la crédulité, l'ingénuité, la naïveté »2, pendant que le statut d'adulte permet au niveau légal d'être responsable et représente socialement une fin en soi. L'adulte a cessé de croître, il peut maintenant faire face à ses responsabilités, décider, il est mûr et indépendant, il a pour lui la sagesse du temps vécu. Mais ces classes d'âge sont basées sur « une donnée biologique socialement manipulée et manipulable »3. On a d'ailleurs vu la place de l'enfant comme le statut de l'adulte considérablement évoluer durant ces cent dernières années.

2.1. Où chaque berge est un statut

Le Personnalisme comme l'Éducation Nouvelle avaient en leur temps insisté sur la nécessité de considération de l'enfant. Pour François de Singly, ce sont bien les pédagogies nouvelles qui, au coeur des années soixante, ont progressivement amené les adultes et les institutions à prendre en considération l'enfant et son droit à s'exprimer. Cette « individualisation » de l'enfant, qui désigne le fait de le définir en référence à lui même, lui concède droit et pouvoir, et contraste avec les effets de socialisation. Dans les sociétés post-modernes les parents ne sont plus les agents socialisateurs qui se doivent de transmettre à la génération à venir les acquis des générations passées. A présent « ils sont des individus chargés de décrypter, d'interpréter les besoins des enfants afin d'aider ces derniers à devenir eux-mêmes. Ils doivent aussi mettre en place un environnement

1 Gérard Mauger, La jeunesse dans les âges de la vie. Une définition préalable, Temporalistes n°11, mai 1989; p; 7-11, p. 7

2 Termes de la définition de jeunes dans l'encyclopédie culturelle, op.cit.

3 Pierre Bourdieu, La jeunesse n'est qu'un mot, Entretien avec Anne Marie Métaillé, in Les jeunes et le premier emploi, Paris, Associations de âges, 1984, Ed. 1992, p. 521

susceptible de les aider dans cette ambition » 1. Il s'agit là non d'une nouvelle forme de socialisation mais d'un nouvel idéal. La socialisation doit favoriser l'autonomie en tant que « construction personnelle » du monde, et tendre vers l'émancipation des liens de dépendance. « L'Éducation ne consiste pas à seulement intérioriser les règles de vie sociale et morale, elle doit avant tout faire attention à développer la nature spécifique de chaque personne. » 2. Elle constitue donc une projection dans un futur non-loin dans lequel le sujet ne sera plus soumis aux forces attractives du groupe et sera ainsi capable de raisonner en terme individuel. A la lecture de F.de Singly il nous semble que l'enfant soit d'avantage le membre d'une génération que le « fils ou la fille de ».

Par ailleurs Jean Pierre Boutinet dans « L'immaturité de l'âge adulte », nous interpelle sur la transformation de « l'âge adulte » en « statut d'adulte ». C'est selon lui l'avènement de la société post-industrielle et son lot de précarités qui transforme « l'âge adulte de perspective en problème »3. Nous reprendrons ici l'adulte en tant que fait social tel que l'auteur le définit dans la société post-industrielle française, c'est à dire « le fait d'être actif, engendrant et éduquant des enfants, en attente d'insertion ou inséré, produisant des biens richesses ou services »4. Pourtant il note aussi une certaine fluctuation de l'entrée dans la vie adulte. Comme nous l'avons vu plus haut, la majorité civique n'est pas liée aux autres forme de majorité qu'elle soit sexuelle, identitaire, ou financière. Pour signifier ce « brouillage » des classes d'âge, terme qu'il emprunte à l'anthropologue et ancien économiste Georges Balandier, il s'appuie sur les travaux du psychanalyste Cornelius Castoriadis qui suggère qu'aujourd'hui « l'adulte découvre qu'il devient orphelin de deux grandes valeurs régulatrices de la modernité, l'autonomie de soi et la maîtrise rationnelle de son environnement »5. Il en veut pour preuve l'infantilisation de l'adulte face à des périodes de précarité de plus en plus nombreuses ou encore sa difficulté à appréhender les nouvelles technologies d'information et de communication tandis que l'enfant se les accapare. Dans ce bouleversement de la maîtrise de l'environnement, l'enfant prend une part considérable, il est même dans certain cas celui qui apprendra à ses parents. N'y a t-il pas là une situation de dépendance inversée ?

François de Singly note l'autonomie grandissante des enfants. Elle grandit en ce sens que les espaces symboliques de construction de l'identité de l'enfant se développent.

1 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes, vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 20

2 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes, vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 21, 22

3 Jean Boutinet, L'immaturité de la vie adulte, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 11

4 Ibid., p 22

5 Ibid., p. 57

La chambre de l'enfant devient son univers géré par des règles souvent moins strictes que dans le reste de la maison. Le marché de la musique amène de plus en plus de produits à destination des enfants dés le plus jeune âge, avec des chansons à répétition (depuis Jordy à Ilona) qui rassasient l'appétit de « encore » à partir duquel l'enfant se construit. Cette distinction des espaces comme le développement du marché de la musique pour enfants sont des repères qui nous permettent de mesurer combien l'enfant accède au fil du temps à une autonomie grandissante.

Nous avons vu dans la première partie comment le milieu familial avait été infiltré par les institutions. La Caisse d'Allocation Familiale s'est depuis longtemps immiscée dans cette cellule, elle semble y être investie aujourd'hui plus qu'avant. La notion « d'accompagnement à la fonction parentale »1 est clairement énoncée. Derrière cet intitulé on retrouve des fonctions de gestion de budget ou encore des conseils éducatifs. Dans certaines situations les parents sont dépossédés de leur fonction primaire, il leur est demandé d'agir en éducation d'une façon spécifique qui renvoie à un modèle d'individualisation tel que F. de Singly le définit. Il est intéressant de croiser cette théorie avec l'autorité parentale.

Il n'est plus si aisé d'assumer sa parentalité, nous l'avons vu avec F. de Singly et l'enquête menée pour l'Union Nationale des Associations Familiales (UNAF) le vérifie à travers l'autorité. Bien que 80%2 des personnes interrogées estiment ne pas avoir de mal à se faire obéir de leur enfant , il existe une réelle différence liée à l'âge et au genre de l'enfant mais surtout au milieu social des parents puisque « le sentiment de réussir à se faire obéir augmente avec le niveau de revenu et le niveau d'études. Logiquement, l'autorité parentale s'exerce aujourd'hui plus difficilement dans les milieux les moins favorisés. De même, le milieu social est très clivant dans la forme que prend généralement l'autorité parentale : plus les niveaux de revenu et d'études sont bas, plus on note une tendance à conseiller l'enfant mais à le laisser agir comme il veut. A l'inverse, plus le milieu social est favorisé, plus les pères et les mères disent à leur enfant ce qu'il doit faire mais après en avoir discuté avec lui »3.

Nous pouvons constater que quelque soit le milieu social, il est marqué par la communication et dans une certaine mesure par la négociation. On comprend alors que certains parents se trouvent démunis dans la discussion, il y a là des enjeux de pouvoir qui

1 Caisse National d'Allocation Familiale, Portrait de notre institution, www.cnaf.fr, consulté le 04 juin 2006

2 Les parents et l'autorité parentale, enquête Ipsos / UNAF, février 2001, TOP FAMILLE Magazine, juin 2001

3 Les parents et l'autorité parentale, enquête Ipsos / UNAF, op. cit.

assurent à l'enfant une place dans la discussion et lui confère donc un degré d'autonomie dont la structure n'est pas sans rappeler l'action de la CAF dans certaines cellules familiales. Nous rejoignons là l'analyse de J.P Boutinet quant à la précarité de l'âge adulte dans notre société. Mais « le changement de statut des parents et des enfants ne modifie pas les spécificités des enfants et des adultes; elle complique incontestablement la relation pédagogique » 1.

2.2. Et au milieu coule la jeunesse

L'autonomie grandissante de l'enfant ne vient pourtant pas alléger son degré de dépendance. Olivier Galland2 parle dans ses travaux d'un allongement de la jeunesse qu'il attribue à une scolarité de plus en plus longue et une difficulté croissante à trouver un emploi stable qui conduisent les enfants à rester vivre chez leurs parents, ce qui implique une certaine dépendance. La jeunesse dure mais quand commence t-elle ?

Talcott Parsons3, pensait déjà à son époque que la prolongation de la scolarité pour beaucoup de jeunes constituerait une phase de socialisation à elle seule en ce sens que l'étudiant universitaire connaîtrait « un état prolongé de soumission à l'autorité des professeurs et d'éducateurs ce qui maintient une situation analogue à celle de la famille » 4. Une théorie qu'il a calqué sur les stades freudiens du développement, aussi nous ne saurions évincer la psychologie ou la psychanalyse de notre propos et sommes conscients de l'importance de la puberté, des transformations qu'elle entraîne et des modifications physiologiques qu'elle provoque en bouleversant l'image du corps. Mais nous ne souhaitons pas en faire notre grille de lecture unique comme c'est souvent le cas. « Les problèmes spécifiques qui se posent à l'adolescence et qui prennent la forme du conflit intergénérationnel, du mal-aise, de la recherche de son identité propre (...) retraduisent, extériorisent les difficultés de la succession sociale et culturelle entre générations »5.

L'adolescence par sa dimension biologique est propre à chaque sujet mais participe aussi de la reconnaissance en tant que catégorie sociale ou encore classe d'âge en référence à Pierre Bourdieu pour qui « la classification par âge (mais aussi par sexe et bien sûr par classe...) revient toujours à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir , dans lequel chacun doit se tenir à sa place »6. Car comme l'enfance, l'adolescence

1 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes, vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 30

2 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, op. cit.

3 Talcott Parsons, in Claude Dubar, La socialisation, op. cit

4 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes, vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 30

5 François de Singly, Les jeunes, ces étranges familiers, in Les jeunes et les autres, Annick Percheron, Centre de Recherche Interdisciplinaire de Vaucresson, 1986, p. 27

6 Pierre Bourdieu, La jeunesse n'est qu'un mot, Entretien avec Anne Marie Métaillé, in Les jeunes et le

est rappelons-le une période de socialisation qui s'en distingue par une forte transformation du sujet, il paraît peut-être difficile de parler d'une seule adolescence tant les calendriers biologiques sont individuels (même si certaines études tendent à démontrer des variables sociales à ceux-ci). Toutefois sa généralisation dans les sociétés post-industrielles a amené une catégorisation sociale qui « coïncide avec le développement de poussées pulsionnelles, la poussée du ça, le développement d'une sexualité nouvelle marquée par la sexualisation des rôles masculins et féminins »1. En conséquence s'il n'existe qu'une adolescence, elle ne peut-être que psycho-physiologique. Nous emploierons donc l'adolescence pour marquer l'espace temps physiologique qu'est la transformation du corps et de ce qu'il procède de développement psychologique.

La massification de l'enseignement a t-elle participé de la massification du concept d'adolescence ou de celui de jeunesse? L'état de soumission dont parle T. Parsonns ou encore ce statut cette mise hors jeu symbolique dont parle P. Bourdieu, cette dépendance dont parle O. Galland ont favorisé un statut mi-enfant, mi-adulte, ni enfant, ni adulte. Ce statut s'est développé au fur et à mesure de la massification scolaire mais peut-on encore parler d'adolescence ?

Si l'on reprend la notion d'autonomie grandissante de F. de Singly, elle est décuplée par le temps qui passe. Plus un enfant vieilli plus il est autonome mais aussi plus les parents lui laisse de l'autonomie. Nous en voulons pour exemple l'enquête de l'UNAF qui montre que « les enfants de plus de 14 ans sont plus libres de leurs choix que les plus jeunes »2. L'accès à un degré d'autonomie supérieur amène à un monde extra-familial toujours plus riche et donc à « un temps de découverte et de liberté, d'expérimentation de soi, de formation personnelle où tout est possible »3. Cette phase est pleine de premières fois aux allures de rites initiatiques. Ces premières expériences, fussent-elles délictueuses avec l'alcool et la drogue, professionnelles par les jobs d'été, ou encore sexuelles, sont des pratiques dont « le commencement marque le processus de socialisation et tend à donner un nouveau statut dans le groupe de pairs » 4.

Il ne s'agit pas pour autant d'une succession d'étapes qui marqueraient la biographie du passage d'un âge à un autre, telle que les rites l'ont été. Au contraire cette

premier emploi, pp. 520-530

1 Jean Claude Richez, L'image de soi chez les jeunes, éléments pour un état de la question, in L'image des jeunes, Dossier documentaire sur la jeunesse, n°13, mai 2005.

2 Les parents et l'autorité parentale, enquête Ipsos / UNAF, op.cit.

3 Jean Claude Richez, L'image de soi chez les jeunes, éléments pour un état de la question, in L'image des jeunes, op.cit.

4 Marc Bessin, Les transformations des rites de la jeunesse, in Rites et seuils, passages et continuités, op.cit., p. 18

phase de socialisation « doublée d'un des effets fondamentaux de l'école qui est la manipulation des aspirations »1 maintient les jeunes dans un état constant de dépendance.

Du fait de l'allongement des études on assiste à un brouillage des aspirations. Tandis qu'hier les études étaient réservées et réservaient une condition sociale future très stable, aujourd'hui en même temps que chacun semble pouvoir aspirer à devenir professeur, avocat ou médecin, les titres décernés par l'école dévaluent du fait de leur accessibilité à des gens « sans valeur sociale ». Ou plus exactement ce que nous en dit S. Beaud est que « (...) la situation actuelle du premier cycle universitaire est le produit d'une histoire sociale qui le place au bas de la hiérarchie des filières post-bac. »2 Le but n'est pas ici d'étayer un propos sur l'école mais de favoriser la compréhension du phénomène d'allongement de la jeunesse doublé d'une dévalorisation du premier cycle des études supérieures, le tout opérant tel une désorientation sociale.

L'idée de O. Galland selon laquelle les jeunes « construisent progressivement, au gré d'expériences diverses leur statut et leur rôle d'adulte » sous l'égide parentale ou étatique selon les pays d'Europe, et que ceux-ci parachèveraient l'accès au statut d'adulte par la naissance du premier enfant, est largement corroborée par l'accroissement du nombre d'années entre la fin des études et le premier enfant entre les générations de 1955 à 1975. De la même façon la diminution du nombre d'années entre la fin des études et le premier logement marque une recherche d'indépendance de plus en plus précoce. C'est là une caractéristique que l'on ne retrouve pas dans le public que nous étudions. En effet deux tiers des jeunes usagers du réseau ML/PAIO vivent chez leurs parents. S'il est évident que la jeunesse est « un double processus d'insertion : sur le marché du travail et sur le marché matrimonial. »3, nous nous limiterons pour cette recherche au premier processus. Dans la suite de notre propos, nous utiliserons donc le concept de jeunesse pour évoquer l'étape de la vie sociale dans laquelle s'opère selon G. Mauger un « "double passage" : de l'école à la vie professionnelle, de la famille d'origine à la famille de procréation »4. Si l'on peut considérer que la jeunesse ne soit qu'un mot car comme le dit Pierre Bourdieu : « on est toujours le jeune ou le vieux de quelqu'un », on ne peut pas non plus l'identifier par sa classe sociale, mais « par son origine et un avenir de classe »5.

Comme le fait remarquer J.P. Boutinet, il existe nombre de métaphores pour évoquer la vie, on y trouve la course du soleil ou encore les quatre saisons de l'année

1 Pierre Bourdieu, La jeunesse n'est qu'un mot, op.cit., p. 524

2 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, La découverte : Paris, 2003, p. 310

3 Gérard Mauger, Jeunesse, insertion et condition juvénile, in Bernard Charlot, Dominique Glasman, Les jeunes, l'insertion, l'emploi, Paris, PUF, 1999, p. 55

4 Gérard Mauger, La jeunesse dans les âges de la vie. Une définition préalable, op.cit., p. 10

5 Ibid.

toutes fondées sur l'idée d'un cycle que mesure le temps. Nous retiendrons pour notre part celle qu'évoquent les titres de ce chapitre et finirons donc sur cette citation d'un poète indien : « La rivière n'atteindrait jamais la mer si les berges ne la contraignaient »1. Bien que très poétique cette métaphore omet les affluents et confluents qui jonchent le parcours sinueux de la rivière, ils sont chacun des passages d'un état à un autre, du ruisseau à la rivière, de la rivière au fleuve avant d'atteindre la mer.

Nous l'avons vu au travers de quelques auteurs que la catégorisation n'est pas chose aisée dans une société post-industrielle. Elle l'est d'autant moins que les espaces sociaux sont instables. La jeunesse est un espace temps comme chaque âge de la vie, faite de représentations qui s'appuient sur un calendrier que viennent renforcer l'âge de l'état civil et l'anniversaire. Par ailleurs, il convient de rappeler que la notion de jeunesse n'existe qu'en rapport à celle d'adulte, qui dans la tourmente de l'évolution des structures socioéconomiques abandonnent « le modèle d'entrée dans une vie adulte associée (...) à la stabilité professionnelle et conjugale »2 au profit de ce qui était l'apanage de la jeunesse : la transition, la mobilité. En somme, nous ne saurions définir un début et une fin si ce n'est la naissance et la mort, en aucun cas nous ne saurions avancer l'idée d'une frontière qui suive l'insertion.

1 Rabindranâth Tagore, Souvenirs d'enfance, Paris, Gallimard, 1998

2 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, Paris, PUF, 2008, p; 2

Chapitre Deux

Le rite et quelques auteurs en perspective

Initiations, rituels, rites de passage, de puberté, rites profanes, rites contemporains, actes d'institution, techniques sociales symboliques... voici une liste non exhaustive des termes tirés des travaux issues des sciences sociales, de l'histoire des religions ou encore de la psychologie. Cette déclinaison atteste de l'intérêt que les scientifiques ont porté à ce fait social dont les premières traces remontent au paléolithique. A travers cela les sociétés se sont appliquées à maîtriser le temps, et les humains à transmettre leurs valeurs fussentelles sacrées ou profanes.

Il aura fallu près de deux siècles d'observation aux ethnologues et autres anthropologues ou folkloristes pour qu'aujourd'hui les sciences sociales tentent d'analyser les sociétés post-modernes au travers du prisme des rites et rituels. Émile Durkheim, Arnold Van Gennep, Marcel Mauss, Mircéa Eliade, furent sans aucun doute les précurseurs de la conceptualisation du rite. Aussi notre socle théorique ne pourra pas éviter ces auteurs et leurs théories sur la question. Mais ce socle ne saurait être complet sans évoquer l'évolution du concept. A ce titre nous nous appuierons sur les actes du colloque de Neuchâtel de 1981 : Les rites de passage aujourd'hui, ainsi que sur les travaux de Martine Segalen, Joël Gendreau, Claude Rivière ou encore Victor W. Turner.

Il eut fallu une encyclopédie pour confronter les théories et leurs auteurs, c'est pourquoi nous aborderons le sujet en toute modestie et dans le but de permettre au lecteur une représentation plus précise de ce concept qui nous permettra plus en aval de mesurer la réalité de l'insertion à travers le prisme des rites

1. Ritus: la quête originelle

Rite est emprunté au latin ritus qui signifie ordre prescrit, c'est d'ailleurs l'Église qui en France, intègre le rit au XVè siècle pour évoquer le degré de solennité. Au XVIè siècle il est étendu, à l'ensemble des religions et désigne « l'ensemble des cérémonies du culte en usage dans une communauté »1, puis au geste particulier prescrit par une religion à partir du XIXè siècle . Le linguiste E.Benveniste note que ce terme fut associé à des formes grecques et indo-européennes évoquant le rapport entre les dieux et les hommes, et renvoie l'étymologie à une analyse cosmogonique. Mais ce sont les sciences qui ont réellement participé à la croisade du sens, avec toutefois quelques limites à l'universalisation.

L'éthologue J.Huxley propose de baser son étude sur la comparaison des comportements rituels chez l'homme et chez l'animal. Cette théorie qui argue d'une formalisation du comportement étroitement liée à la sélection naturelle laisse apparaître des failles que le sociologue Claude Rivière met à nu dans son ouvrage Rites profanes. D'accord sur des analogies ponctuelles entre les deux espèces, il est cependant en désaccord sur la généralisation de cette théorie nous expliquant que « les rites sont des comportements sporadiques qui caractérisent seulement certains membres, alors que le rite animal répétitif caractérise toute une espèce »2. Nous citerons en exemple les parades amoureuses et les luttes de pouvoir entre les mâles et laisserons le soin au lecteur de mesurer le niveau d'analogie.

La théorie de R. Girard, diplômé d'histoire et professeur de lecture comparée à l'université de Stanford (USA) qui se veut pluridisciplinaire fait du mimétisme l'explication unique et originelle du rite. L'homme est selon R.Girard désireux de ce que l'autre désire déjà, c'est ce désir d'appropriation de l'autre et la frustration inhérente, qui génèrent la violence. Aussi est-il nécessaire d'y remédier par le sacré sur lequel on opère un transfert collectif. Le sacrifice humain au dieu, en vue de calmer sa colère, image tout à fait le propos de l'auteur. Claude Rivière qui adhère par ailleurs à quelques exposés de l'auteur réaffirme la singularité de chaque rite et exprime son désaccord par un laconisme sans ambiguïté : « Pas plus que toute violence n'est sacrée, le sacré n'est réductible à la violence »3.

Si toutefois le rite est un acte que l'on note ancestral et universel, nous ne pouvons cependant pas assurer aujourd'hui d'une origine unique. La parcimonie de notre quête

1 Dictionnaire culturel, op.cit.

2 Claude Rivière, Rites profanes, Paris, Puff, coll.Sociologie d'aujourd'hui, 1995, p. 42

3 Claude Rivière, Rites profanes, op.cit., p. 38

laisse entendre que l'origine n'est pas au centre du débat . C'est donc du côté de la fonction que nous devons nous pencher. Et c'est dans les classifications que nous retrouvons ce point de vue.

2. Essai de catégorisation systématique du rite.

Les premières classifications groupaient les cérémonies selon leurs mécanismes mais les isolaient de leurs milieux et de l'ensemble rituel qu'elles pouvaient représenter. L'école animiste distingua en son temps, au travers des travaux des anthropologues britanniques E. Burnett Tylor et J. George Frazer, les deux premières catégories de rites (animiste et sympathique). Tandis qu'en opposition à cette dernière naissait l'école dynamiste qui amena deux nouvelles catégories (dynamiste et contagionniste). Cette dernière fit valoir quatre types du rite : direct ou indirect et positif ou négatif. Cette catégorisation admet deux théories et quatre techniques qui fonctionnent par opposition mais dont la faible valeur heuristique fut vivement démontrée. Par exemple à travers les rites de naissance dans le sociétés totémiques qui sont animistes puisque la puissance est personnifiée dans un totem, sympathiques au regard de l'animal qui est la référence, positifs parce qu'il s'agit surtout d'une représentation des qualités de l'animal (courage, ruse, sagesse...), indirects parce que l'enfant développera cette personnalité plus tard. Un même rite peut donc être assimilé à plusieurs catégories.

Alors que J.G. Frazer présentait ces rites comme la preuve de l'irrationalité des populations indigènes, É. Durkheim sociologue et anthropologue français, s'attachait à démontrer le lien entre les religions et les structures sociales dont elles sont issues. Selon lui « les rites les plus barbares ou les plus bizarres, les mythes les plus étranges traduisent quelque besoin humain, quelque aspect de la vie soit individuelle, soit sociale »1. Il démontra tout d'abord que le profane n'avait pas d'existence sans le sacré, comme l'impur n'existe pas sans le pur. Puis à partir d'études sur différents peuples il dégagea un classement en trois catégories, qui organise les temps sociaux dans une alternance profane, sacrée. Les cultes négatifs ou « tabous » marquent souvent le passage d'un état à un autre, une limite entre le profane et le sacré. Les cultes positifs, souvent festifs, sont périodiques et marquent le temps de la vie religieuse et par là même le temps social. Les rites piaculaires relatifs à l'expiation sont une obligation rituelle face à une situation (blessures corporelles face à la sécheresse). Ces célébrations sont, pour le sociologue, surtout un espace temps collectif auquel les individualités s'abandonnent. « Les rites sont avant tout,

1 Emile Durkheim, cité in Martine Segalem, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 2002, p. 10

les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme périodiquement »1, ils tendent à supplanter l'être naturel inscrit dans l'égoïsme du quotidien et à valoriser l'être social qui unifie le groupe. Parti du sacré qu'est le rite, il est arrivé au social qu'est sa fonction.

Pour A. Van Gennep, ethnologue, « c'est le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d'une société spéciale à une autre et d'une situation sociale à une autre »2. Le temps est au centre de cette citation. Le fait même de vivre évoque le processus vital, de la naissance à la mort, et vient corroborer l'idée d'E. Campi, selon laquelle « la nécessité de certains rites va de pair avec la nécessité de contrôler le temps »3.

Lors de ses recherches A. Van Gennep note l'analogie entre les cérémonies de passage cosmique (lune, saison ...) et celles de passage humain (naissance, puberté sociale, mariage, mort ...). Il dégage dans un premier temps la notion de séquence cérémonielle, entendant par là l'ensemble des actes d'un rituel considéré chronologiquement. Il distingue ensuite une catégorie spéciale les rites de passage qu'il décompose en trois catégories que sont : les rites de séparation ou préliminaires, les rites de marge ou liminaires et enfin les rites d'agrégation ou post-liminaires.

Cette catégorisation est accueillie avec réticence par l'école de « L'année sociologique » dont M. Mauss se fait le porte parole en y publiant un article assimilant A. Van Gennep à J.G. Frazer et sa théorie à du « vagabondage historique et ethnographique »4. En effet M. Mauss considère le rite comme « une action traditionnelle efficace »5. Il cite en exemple l'absorption de substances toxiques qui plongent le corps et l'esprit dans un état second et qui peut être vue comme un rite lorsque l'état atteint est imputé au sacré. Le rite est selon lui est une pratique symbolique à laquelle on adhère par croyance de résultats. Pourtant plus qu'une catégorisation visant à répertorier des rites identiques chez différents peuples, A. Van Gennep réagit face à un procédé qui extrait les rites de leur séquence et les considère individuellement, « leur ôtant ainsi leur raison d'être principale et leur situation logique dans l'ensemble des mécanismes »6. Ce débat nous amène à concevoir le rite hors de sa fonction sacré et davantage dans sa fonction sociale.

1 Emile Durkheim, cité in Martine Segalem, Rites et rituels contemporains, op. Cit., p. 10

2 Arnold van Gennep, Les rites de passage, Paris, Picard, 1981, p.4

3 Edith Campi, Rite et maitrise du temps, in Pierre Centlivres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui, Lausanne, l'Age d'Homme, 1986, p. 131

4 Marcel Mauss, cité in Martine Segalem, Rites et rituels contemporains, op. cit., p. 33

5 Martine Segalem, Rites et rituels contemporains, op. cit., p. 16

6 Arnold van Gennep, Les rites de passage, op.cit., p. 127

3. L'initiation, une deuxième naissance

De sorte de mieux comprendre le schéma des rites de passage et de ses généralités mais aussi de nourrir notre recherche, nous imagerons ce dernier par la notion, encore utilisée, de rites de puberté dont A. Van Gennep se fit vif contestataire. En effet, il insiste sur le fait que la puberté peut être physiologique ou sociale. Ainsi chez les jeunes filles la puberté se traduit au niveau du corps par sa transformation et surtout par les menstruations qui sont totalement individuelles et varient selon les ethnies1. Il est par ailleurs convenu institutionnellement que la puberté physique ne puisse être un élément déterminant dans l'accès à la puberté sociale. Le mariage ou le droit à la sexualité semblent en être les exemples type, puisque chaque culture et chaque pays les conçoivent à des âges différents. Chez les jeunes garçons,la puberté physiologique est d'autant plus difficile à consacrer qu'elle n'est pas aussi nette que les menstruations de la jeune fille. Le seul point de repère pourrait être la première émission de sperme encore que celle-ci puisse passer inaperçue lorsqu'il s'agit de mucus. Aussi est il souvent convenu que la puberté physique masculine soit délimitée en son commencement par l'apparition de poils pubiens ou encore de barbe. L'auteur préfère donc la notion de rites d'initiation à celle de rites de puberté. Nous lui emprunterons ce terme pour la suite de notre recherche bien que l'initiation ne soit pas réservé aux classes d'âge puisqu'on retrouve cette notion pour les sociétés secrètes ou encore les confréries professionnelles, etc. Il est intéressant de constater que l'initiation (du latin initiatio) est tout d'abord associée à la religion puisqu'elle définit jusqu'au XVIIIè siècle, l'admission aux mystères, la transmission de savoirs ésotériques.

3.1. Souffrir pour mourir et renaître pour devenir

Pendant longtemps les mutilations furent le stéréotype de la représentation des rites d'initiation, elles le sont encore aujourd'hui (circoncision, excision...). Toutefois elles ne sont qu'une partie du rite de passage qui confère à l'enfant sa nouvelle place, fusse t-elle d'adolescent ou d'adulte. Attendu que nombre de monographies sur ces rites, non mixtes pour une grande partie, sont issues d'observations menées par des chercheurs masculins, les études sur les rites féminins sont donc limitées et peu nombreuses. Nous nous attarderons donc sur les études plus approfondies des rites masculins collectifs que sont la circoncision et la subincision ainsi que les mises en scène qui les entourent, qui comme nous le verrons sont les éléments essentiels de l'initiation.

M. Eliade, historien des religions, associe la circoncision à un thème mystico-rituel

1 Brière de Colmont et Aran cité in Arnold Van Gennep, Les rites de passage, op.cit., p. 96

qui suggère une deuxième naissance. L'enfant est d'abord tué par des « Êtres mythiques » puis ressuscité par eux mais changé à l'état d'un homme nouveau. La souffrance de la circoncision symbolise la mort initiatique, c'est à dire la mort à la condition profane. La résurrection est symbolisée par le changement corporel et donc l'accès au sacré par l'aptitude à la procréation (la connaissance du « grand mystère »). Selon M. Eliade « être introduit à la vie sexuelle équivaut pour le novice, à participer à la sacralité du monde et de l'existence humaine »1. A. Van Gennep voit en les rites d'initiation usant d'une mutilation la séparation du monde asexué et l'agrégation au monde sexuel. Il voit ainsi dans chaque sorte de mutilation (subincision, scarification ...) une différenciation symbolisant l'agrégation définitive de l'individu. Cependant, il en dénie le rapport avec la procréation puisque l'âge de la mutilation peut aller du 7ème jour à la 20 ème année, que sa pratique ne corrobore pas la connaissance physiologique du corps et de la procréation et enfin qu'elle diminue le plus souvent le désir sexuel du mutilé ou de la mutilée par manque de sensibilité (circoncision, excision...). M. Eliade distingue, quant à lui, les mutilations et confère à la subincision deux sens. Un premier qui voit en cette mutilation, le symbole de l'androgénie qui incarne la totalité et donc la perfection, puis un second sens, tiré des explications de l'anthropologue F. Ashley Montagu (1905-1999) qui voit en cette mutilation l'imitation de la femme, par la possibilité donnée à l'homme d'éliminer son « mauvais sang ». En somme le novice « sort de ces mutilations sanguinaires radicalement régénéré (...) ces opérations trouvent leur explication et leur justification sur le plan religieux, car l'idée de régénération est une idée religieuse »2. Pour A. Van Gennep l'explication est plus simple. Le corps est un simple morceau de bois que chacun taille à son idée. Les peuples ont agit sur les parties du corps qui dépassent et sont donc plus voyantes. L'idée de l'ethnologue est séduisante mais ne peut s'appliquer aussi généralement que son schéma. Le clitoris, dont l'ablation est un rite de passage reconnu, ne dépasse pas ou peu pour qu'on ne lui concède la place d'organe dépassant.

Dans certains cas, comme chez les Kurnai tribu d'Australie étudiée par l'anthropologue A-W Howitt, la cérémonie ne comporte aucune violence. L'initiation est faite de tabous alimentaires (rites négatifs), de transmissions du sacré par la représentation dramatique de l'histoire du commencement et de la séparation définitive du monde maternel symbolisé par le rejet de la mère (rite préliminaire ou de séparation). S'ensuit une période variant de 5 à 7 mois de retraite dans la brousse plus ou moins accompagnée par leurs tuteurs, (rite liminaire ou de marge). Dans ce cas précis, il s'agit surtout d'une

1 Mircea Eliade, Initiations, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1959, p. 67

2 Ibid., p. 73

instruction religieuse, sociale et morale qui fera des novices ceux qui savent (rite postliminaire ou d'agrégation).

Cependant l'initiation peut comporter une phase dramatique beaucoup plus prononcée, ainsi qu'un renforcement du secret et nombre d'épreuves physiques vécues au nom de la divinité. Les novices sont souvent soumis à des interdictions en tout genre comme chez les Wiradjuri, l'interdiction de se coucher avant que la voie lactée ne se soit tout à fait dévoilée dans le ciel. M. Eliade suggère que de ne pas dormir dépasse le simple effort physique que représente la fatigue, il est avant tout la preuve de la force spirituelle, de la présence au monde, de la conscience, de la responsabilité. Chez les Yamanas de la terre de feu (Australie) ou dans tribus amérindiennes de Californie occidentale (Amérique du nord), on interdit aux novices de boire et de manger durant les trois premiers jours. Cette interdiction peut être levée au fur et à mesure de l'accès du néophyte aux connaissances religieuses de l'origine des aliments. Le mutisme du novice est un des interdits omniprésents dans ces cérémonies, il renforce le symbole du nouveau-né qui ne sait ni manger tout seul, ni parler mais qui grandit et accède donc à un domaine de possibles de plus en plus large.

Toutes ces épreuves ont, pour but selon M. Eliade, de préparer à une existence difficile, mais ont aussi une fonction religieuse très complexe. L'ensemble de ces exercices ascétiques amène progressivement le novice à la méditation. Le néophyte est tout à la fois préparé à assumer ses responsabilités d'adulte et éveillé spirituellement. Cette introduction à la culture de l'esprit implique la mort de la condition profane, celle de l'enfance, et la renaissance au sein des initiés, de ceux qui peuvent savoir. D'après A. Van Gennep ces rites négatifs assurent un affaiblissement tant physique que mental destiné à faire perdre toute mémoire de sa vie enfantine au novice, et accentuent le symbolisme de la mort. Ce n'est qu'une fois mort à sa condition profane qu'il sera initié au travers de rites positifs lui inculquant l'histoire sacrée de la tribu. Il pourra ainsi renaître à la condition « d'homme instruit, conscient des devoirs qui lui incombent en sa qualité de membre de la communauté »1

Ainsi les deux auteurs sont sur ce point en accord. Le rite d'initiation est un passage du profane au sacré ou de celui qui ne sait pas à celui qui sait. Or la nature du savoir est essentiellement portée sur l'histoire de la tribu, laquelle se rapporte au « continuum temporel irréversible : passé-présent-futur »2. Cette irréversibilité du temps qui passe

1 A-W. Howitt, cité in Arnold van Gennep, Les rites de passage, op.cit., p.109

2 Edith Campi, Rite et maitrise du temps, in Pierre Centlivres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui, op.cit., p. 131

génère l'angoisse de la mort, aussi le rite s'inscrit-il dans une circularité temporaire agissant comme un écran face à l'avenir. En reconduisant l'espace temps du rêve, le groupe s'en trouve régénéré au travers des actes sociaux que représentent les rites. Mais c'est surtout la négation de l'avenir, par ce retour perpétuel à un point zéro d'un point de vue cosmogonique, qui permet de le nier et par là même « d'abolir le temps et surtout nier la mort »1. Aussi nous conviendrons à l'instar de Nicole Belmont que les rites de passage sont plus qu'une structuration du temps, ils en sont une manipulation symbolique visant à le maîtriser. Il est évident que dans nos sociétés contemporaines, ce n'est pas la négation de l'avenir mais au contraire sa préparation, comme nous le verrons plus loin, qui est au centre du modèle rituel.

3.2. Limbus ou limen, ne plus être au point de se soumettre

Avant d'approfondir la théorie du rite, il convient de noter l'analogie symbolique de la racine des termes usités par les chercheurs. Ainsi le stade de liminalité de Victor Turner ou encore le rite liminaire de A. Van Gennep trouvent très probablement leur origine dans « limes », signifiant en latin chemin et frontière, qui donna limites. Limbes qu'utilise V. Turner, est emprunté du latin limbus et définit dans la théologie catholique, « le Séjour de ceux qui sont morts sans avoir commis de pêché mortel effectif, mais n'ont pas été libérés du péché originel par le baptême »2 (les enfants morts sans baptême). De la même façon liminaire reprend cet entre-deux. Dans les deux cas il s'agit d'une limite qui marque l'identité de l'être avant de le rendre identique à sa communauté, fusse-t-elle sexuée ou magico-religieuse.

La théorie de A. Van Gennep est en ce sens pertinente qu'elle permit à nombre de chercheurs de les approfondir. V. Turner est de ceux là. Il introduit deux concepts nouveaux : le stade de liminalité (ou liminarité) et la communitas. Le stade de liminalité renvoie à la marge. Il est toutefois intéressant d'insister sur ce stade en reprenant les rites d'initiation qui comportent généralement une longue période liminaire. Nous avons vu que ces périodes de marge sont ponctuées par des tabous alimentaires ou autres interdictions qui affaiblissent le novice. Il est à noter que cet affaiblissement combine la mort et la naissance, pas encore mort et pas encore né. Dans cet entre-deux le néophyte n'a plus d'identité , il n'est plus l'enfant d'hier, n'est pas encore l'homme de demain. Il est soumis à l'autorité de ses tuteurs ou instructeurs qui peuvent à chaque instant lui infliger quelque punition que le novice acceptera sans dire mot. Comme le souligne J. Gendreau, « cette

1 Ibid., p. 132

2 Dictionnaire culturel, op.cit.

situation met en évidence le pouvoir de la communauté et surtout celui des anciens »1 sur les néophytes.

Mais c'est aussi cette situation qui permet aux individus du collectif de créer la communitas. Une forme de relations hors norme, « une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou même une communion d'individus égaux qui se soumettent ensemble à l'autorité générale des aînés rituels. »2 V. Turner l'oppose radicalement à la structure, puisqu'elle n'émerge que lorsque la structure n'existe pas. Elle est l'anti-structure sociale à l'opposé « d'une nature abstraite régie par la norme, institutionnalisée, de la structure sociale »3. La communitas est un espace d'immédiateté et de spontanéité qui ne saurait s'inscrire dans le temps, elle est intemporelle et éphémère, ni sacrée, ni profane, ni politique, ni religieuse. Elle est une communauté secrète dans le rite, elle est « un lieu humain essentiel et générique sans lequel il ne pourrait y avoir aucune société »4. V. Turner continuera ses travaux en les transposant à notre société et y repérera des phénomènes de nature liminoïde, il appuiera sa théorie sur l'adhésion des jeunes à des bandes (hippies, hell's angels, ...).

Il est évident que la liminalité, qu'elle permette ou non la communitas, est une manipulation effective du temps. C'est fondamentalement ce point de vue des rites qui nous intéresse. La question de n'être plus et pas encore, renvoie bien entendu à la question enfant-adulte mais surtout nous permet d'imaginer l'insertion des jeunes comme cette période liminaire durant laquelle il leur sera inculqué une nouvelle réalité à travers une épreuve qui n'a rien de mystique qu'est la recherche d'un emploi stable. Cette accession à un emploi stable agrègera le jeune à un nouveau groupe, il quittera la communitas pour se consacrer à sa nouvelle fonction. Nous sommes peut-être là à la limite de l'analogie, car si l'on dit qu'il y a rite de passage, il faut rappeler que cela suppose une situation obligatoire dotée d'un fort pouvoir social et un encadrement du processus qui permet la transmission d'un savoir. Nous retrouvons bien évidemment le fort pouvoir social par l'obligation de travail et donc d'insertion dans la société. Quant à l'encadrement, il est tout à fait concevable de le consentir aux personnes des institutions ou associations qui oeuvrent pour une insertion professionnelle. » Nous retrouvons d'ailleurs cette idée dans l'inculcation des habitus liés à l'entreprise dont parle B. Charlot5.

1 Joël Gendreau, L'adolescence et ses rites de passage, Rennes, Presse Universitaire de rennes, 1999, p.. 17

2 Victor Turner, Le phénomène rituel, Paris, PUF,1990, p. 97

3 Victor Turner, Le phénomène rituel, op.cit., p. 124

4 Ibid., p. 98

5 Bernard Charlot, Les jeunes, l'insertion, l'emploi, op. cit

4. Une vue contemporaine du rite : agrégation ou ségrégation ?

Nous avons largement évoqué ceux qui deviennent, mais qu'en est-il de ceux qui ne deviennent pas ? Le sociologue français Pierre Bourdieu qui concède à A. Van Gennep ou

V. Turner d'avoir décrit un phénomène social de grande importance sans avoir fait beaucoup plus, éclaire la fonctionnalité du rite par l'acte d'institution. Il reprend la notion de limite lui imputant un avant et un après, et lui confère une signification sociale, celle de séparer. La séparation, non comme espace temps mais comme « l'institution » d'une différence qui consacre ceux qui ont vécu le rite de ceux qui ne l'ont pas vécu et ne le vivront jamais. Par la circoncision l'enfant mâle est consacré homme mais est aussi différencié de la femme qui ne sera jamais circoncis. L'auteur emploie à ce titre la notion de « rites d'institution » entendant institution au sens d'instituer un héritier. Par cette notion, il suggère la légitimité à être. Il reprend ironiquement une expression du latin : tu enseignes la nage aux poissons, dont le sens est pour lui celui du rite. Il fait de l'homme biologique un homme social qui sera connu et reconnu homme, fut-il frêle et efféminé. C'est d'ailleurs ce qui le différenciera de la femme forte et masculine.

P. Bourdieu attribue une efficacité symbolique aux rites d'institution car ceux-ci agissent sur le réel en agissant la représentation de celui-ci. Cette efficacité tient en ce que l'investiture d'une personne « transforme la représentation que se font les autres agents et surtout peut-être les comportements qu'ils adoptent à son égard, et ensuite parce qu'elle transforme du même coup la représentation que la personne investie se fait d'elle même et les comportements qu'elle se croit tenue d'adopter pour se conformer à cette représentation »1. Le rite devient donc une autorité socialement reconnue qui impose à l'individu son identité, et les limites inhérentes. Nous reprendrons pour imager ce propos la métaphore de la muraille de Chine qu'utilise l'auteur. Elle a pour fonction d'empêcher les intrusions mais aussi les sorties. Nous comprenons alors l'aspect ségrégatif que sous-tend le rite dans le cas d'une investiture dans la bourgeoisie. Sans aller jusqu'au sacre du roi, l'héritage porte en lui les stigmates du rite d'institution, attendu que c'est, dans la mesure du possible, le mâle le plus vieux de la fratrie qui hérite. Il bénéficie d'un traitement particulier qui le distingue de ses frères et soeurs, par lequel il est encouragé à « vivre conformément à sa nature sociale »2 et dans le même temps découragé de transgresser les limites, de démissionner. L'acte d'institution devient l'inculcation de la morale et des sacrifices que nécessitent la conservation de privilèges. L'auteur rebondit sur

1 Pierre Bourdieu, Les rites comme acte d'institution, in Pierre Centilvres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui, op.cit., p. 208

2 Ibid., p. 210

l'inculcation pour mentionner la stratégie d'incorporation de cette différence sous forme d'habitus, en faisant ainsi une seconde nature qui récuse une éventuelle contre-nature que serait la démission.

C'est d'ailleurs ce qui explique, selon lui, le rôle des rites négatifs que sont les pratiques liées au corps (tabous, mutilations ...). « Tous les groupes confient au corps, traité comme une mémoire, leurs dépôts les plus précieux »1, de sorte que la souffrance devienne adhésion. Certaines expériences psychologiques démontrent que l'adhésion est d'autant plus forte que le rite initiatique est sévère. Là encore, l'inculcation est au centre du processus et réunit autant qu'elle sépare. Il est fréquent de noter dans les rites anciens l'apprentissage d'un code secret, propre à l'ensemble des initiés, qui les distingue des autres et les identifie à un groupe. L'analogie avec les signes extérieurs ou incorporés (vêtements, langage, démarche, goût...) qui distinguent les agents sociaux sont autant de rappels à l'ordre de leur identité, de leur position sociale.

N'avons nous pas en souvenirs cette image de la culotte courte qui retient une chemise au blanc éclatant sur les épaule de laquelle repose un pull en laine marine, le tout assorti de hautes chaussettes blanches enfermées par des souliers en cuir fraîchement cirés ? S'il est un fait que tous les enfants ne sont pas vêtus de la sorte, il est fort à parier que le lecteur de fera son analyse sociologique et mesurera dans le même temps la portée de la notion de « rappel à l'ordre ».

Si l'auteur ne concède aucune magie à ces actes d'institution, leur vouant plutôt une volonté de manipulation du futur par le passage d'un avant à un après, il leurs accorde cependant une fonction miraculeuse. Celle de parvenir « à faire croire aux individus consacrés qu'ils sont justifiés d'exister, que leur existence sert à quelque chose »2. Car sans cela le rite aurait-il autant de pouvoir ? Cela pose naturellement la question de la justification à vivre, de ceux et celles qui ne sont pas encore, ces inutiles à la société, ces assistés. Dans sa théorie l'auteur propose d'analyser les actes d'institution à travers la construction d'une représentation fondée sur la distinction entre les institués et les noninstitués. En cela nous nous approchons de la situation d'insertion qui demande aux insérables d'être insérable, c'est à dire de se construire une employabilité, jusqu'à des fois devoir changer de patronyme afin d'éviter toute discrimination.

1 Pierre Bourdieu, Les rites comme acte d'institution, in Pierre Centilvres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui, op.cit., p. 211

2 Pierre Bourdieu, Les rites comme acte d'institution, in Pierre Centilvres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui, op.cit., p. 214

5. Mais où sont nos rites d'antan ?

Nous ne saurions faire le tour de l'ensemble des rites ancestraux ou contemporains, sacrés ou profanes, de passage ou non, d'abord parce qu'ils ne sont pas directement concernés par notre recherche et enfin parce qu'il sont trop nombreux. Mais nous nous permettrons un court aparté qui permettra au lecteur d'apprécier la teneur de quelques travaux de ces dix dernières années en la matière. Nous n'évoquerons pas ici les rites ancestraux qui ont perduré à travers les siècles mais les actes sociaux qui ont été étudiés sous le prisme du rite. Que reste t-il de sacré dans les rites contemporains ? Le concept de rite doit-il être limité aux seuls faits magico-religieux ? Il est indubitable que les rites sacrés que sont ceux de la religion, restent l'origine constitutive de ces recherches. Toutefois nous ne pouvons nier un glissement vers le profane, à l'exemple du mariage qui reste entouré de nombreux rites mais dont l'essence s'est trouvée modifiée1. Nous ne porterons pas ici de regard sur les raisons de ce glissement et partirons du postulat que le rite contemporain est d'avantage un rite profane.

Pour les garçons, le rituel le plus important de ces deux derniers siècles est sans aucun doute le service militaire obligatoire de 1872 à 1996. Ce dernier assurait un passage, celui au statut d'homme ( « Après l'armée tu seras un homme mon fils ! »). Il comportait tous les stades du rite que A. Van Gennep avait schématisé. La conscription, qui durait un an et précédait le départ au service militaire , assurait le rite de séparation. Durant un an les conscrits tenaient une place sociale importante dans le village ou le quartier en l'organisation de certaines festivités. Cette année était souvent l'occasion de tester leur virilité au travers de beuveries, etc. Puis le conseil de révision, formé de docteurs de l'armée, proclamait l'aptitude au service. Cette aptitude assurait à l'instar des rites ancestraux, la masculinité sexuelle. L'incorporation en tant que rite de marge finissait le travail de transformation. On y retrouvait les épreuves ascétiques telles que la résistance physique, les châtiments corporels, etc qui créaient les communitas de V. Turner. « Après la quille, qui attestait une certaine désacralisation de la vie de caserne, le soldat retournait dans la ferme de ses parents où son père le recevait en adulte et lui remettait la charge d'une partie de son exploitation afin qu'il puisse devenir autonome et se marier »2. Plus qu'une généralisation, cette citation nous permet d'évaluer la fonction sociale du service militaire lorsqu'il était obligatoire.

Le bizutage, est le rite « polémique » par excellence. Aujourd'hui contesté au nom

1 Lire à ce sujet les différents ouvrages de Martine Segalem.

2 C.H Pradelles de la Tour, cité in Marc Bessin, Le recours au rite, le service militaire, in Rites et seuils, passages et continuités, L'Harmattan, Agora Débat Jeunesse n°28, 2002, p. 39

de la dignité humaine, il n'en est pas moins un rite de passage dont l'architecture reprend les principes fondamentaux. Il est à rappeler que le bizutage est surtout pratiqué dans les « grandes écoles ». Il consiste en une série d'épreuves qui « cherchent à tester l'endurance physique et psychologique du novice »1. On y retrouve les trois stades. La séparation est marquée par la perte de l'identité (déguisement, surnom...), la marge est produite par l'opposition des statuts nouveaux et anciens, ces derniers assurant le pouvoir symbolique (tribunal factice) durant la période liminaire. Ce n'est qu'à l'issue de certaines épreuves obligatoires (c'est souvent là que sont les déviances) que les novices sont agrégés au travers d'un bain purificateur. Loin de vouloir prendre partie dans le lourd débat du bizutage, il faut tout de même rappeler que ce bizutage, en plus de viser à transmettre un savoir nouveau (la tradition) de créer un groupe soudé, etc, est un élément auquel l'institution elle-même attache un intérêt particulier. Cette transmission de la tradition est une muraille de Chine derrière laquelle est inculqué le modèle d'Être que l'on souhaite voir sortir de cette institution.

Il en va de même avec les commémorations comme le 14 juillet qui réaffirment l'identité du groupe, son histoire; ou encore les catherinettes qui séparent les femmes mariées des femmes célibataires et encore l'entreprise qui véhicule son lot de rites et que dire de l'école. Bref, il serait aisé d'assurer que notre vite est ritualisée du berceau à la mort et que chaque changement de lieu, d'état, de situation sociale, de statut, d'âge est signifié par un rite de passage, car si chaque rite n'est pas un passage, selon A. Van Gennep chaque passage semble être un rite.

Ce chapitre nous a permis de traverser quelques unes de grandes théories sur les rites. Leurs divergences autant que leur complémentarité ne facilitent pas la lourde tache qui consiste à synthétiser près de deux siècles de recherche en une définition. Nous retenons donc celle de C. Rivière qui considère les rites « comme un ensemble de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins répétitif, à forte charge symbolique pour leurs acteurs et habituellement pour leurs témoins, fondées sur une adhésion mentale, éventuellement non conscientisée, à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés importants, et dont l'efficacité attendue ne relève pas d'une logique purement empirique qui s'épuiserait dans l'instrumentalité technique du lien cause-effet. »2 Il nous faut modérer cette définition dans le cadre de notre recherche. Car si nous souhaitions lire l'insertion au regard de celle-ci, il nous faudrait alors postuler, que le « support corporel » a subi au

1 Martine Segalem, Rites rituels contemporains, op.cit., p. 49

2 Claude Rivière, Rites profanes, op.cit., p. 11

cours des siècles un déplacement inhérent au développement des sciences humaines (précisément la psychologie et la psychanalyse) et ce serait donc aujourd'hui la psyché qui porterait les marques de ces passages. Il n'est effectivement pas difficile d'imaginer ce déplacement, notamment dans le cadre de situations de marge qui sont souvent le théâtre de dépressions ou de grandes détresses. Cependant nous ne souhaitons pas avoir une lecture comportementale des « insérables » mais comprendre la structure sociale de ces espaces de transition et leurs effets. La définition de l'auteur est opérante dans le cadre d'une lecture anthropologique des rites mais ne peut convenir en tant que telle à notre recherche. Il est donc important de compléter cette définition par la fonction sociale des rites, car si ni le sens ni l'origine ne peuvent être définis une fois pour toute, leur fonction pourrait être, selon P. Bourdieu, la reconduction d'une institution, et la distinction des uns par rapport aux autres.

Il est évident que nous assistons aujourd'hui à un déclin de la ritualité en France et ailleurs, dont il nous faut chercher les causes, entre autre du côté de l'allongement de la jeunesse et l'affaiblissement de l'âge en tant que catégorie de classement mais aussi dans une réalité sociale qui « concourt à faire du mâle adulte un personnage moins prestigieux et moins unanimement respecté qu'autrefois »1. Mais cette déritualisation ne vaut pas dans tous les milieux qu'ils soient sociaux ou culturels comme nous l'avons vu avec P. Bourdieu. Par ailleurs comme nous l'avons déjà dit la déritualisation n'est pas un argument nécessaire pour en oublier l'essence, le sens, le dessein.

Quoiqu'il en soit, à ce niveau de notre recherche, positionner l'insertion comme une institution à reconduire, ou une institution de reconduction n'est pas envisageable. Bien évidemment au regard de notre définition de l'insertion, nous pourrions déjà assurer, qu'il existe des points communs mais que ceux-là ne déterminent en rien une tentative de ritualisation du passage à l'âge adulte. D'ailleurs le processus d'accès à l'âge adulte tel que nous l'avons explicité plus haut tient d'une représentation socio-constructiviste des âges, or dans les propos ci-dessus nous abordons les rites de façon très dialectique qui se réfèrent de près ou de loin à des visées plutôt fonctionnalistes. Il exista évidemment un modèle d'entrée dans la vie d'adulte dont la synchronie du franchissement des étapes induisait des seuils d'entrée et de sortie : « la fin des études, le départ de chez les parents, le début de la vie professionnelle, le mariage ou la vie en couple. »2 qui inscrivaient les phases dans des positions dialectiques. Le schéma que propose A. Van Gennep a pour lui de permettre d'identifier ces stades dont on sait qu'ils sont pour chacun des processus menant à celui

1 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, op. cit., p; 78

2 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, op. cit., p. 130

d'après. La structure du rite en trois phases permet d'illustrer les principaux passages qui jonchent la trajectoire biographique de chaque individu. L'enfance serait la période préliminaire (séparation) durant laquelle le sujet est séparé de sa mère, on retrouve à l'intérieur de cette période différents stades Freudiens déjà évoqués qui tendent vers la différenciation enfant/mère. La jeunesse serait la période liminaire (marge), un no man's land social à l'intérieur duquel se formerait des communitas (groupe de pairs), qui pourrait commencer par l'adolescence. L'âge adulte serait la période post-liminaire (agrégation), la reconnaissance à un statut universel. Les expressions de G. Mauger « ni enfant-ni adulte » ou encore « ni chômeur- ni salarié » nous renvoient très fortement cette idée de liminarité de la jeunesse et de l'insertion en ce qu'elle caractérise par le négatif une place sociale. « En outre, dans certains cas le schéma se dédouble : cela lorsque la marge est assez développée. »1 Nous pourrions dans ce cas considérer que la jeunesse soit une période liminaire qui comporte en son sein les trois phases du rite, la sortie du système scolaires en serait la séparation, le chômage la marge et l'insertion professionnelle l'agrégation. L'inculcation d'une subjectivité qui doive se centrer sur l'employabilité rend bien compte de cette obligation sociale de travailler, ce que du point de vue des rites nous appellerions la nécessaire agrégation au groupe des travailleurs sous risque d'exclusion de la collectivité.

Dans cette modeste revue des rites la tentative de manipulation du temps retient vivement notre attention. L'idée paraît d'un prime abord fort simple. Dans le rite traditionnel on reconduit le passé en instruisant les jeunes générations pour s'assurer d'un continuum social. Dans une vision plus contemporaine, on parlera d'effet de socialisation assurant toujours la reconduction d'une institution sacrée ou profane. L'une assure la répétition ad vitam d'une société magico-religieuse dans une temporalité qui élude le futur ; l'autre assure la reconduction d'une institution religieuse ou sociale dans une temporalité qui valorise le futur. Mais qu'est-ce-que construire une représentation de l'avenir ?

Il est pour cela nécessaire de penser le rite comme un organisateur du temps, comme une mesure, c'est-à-dire un ensemble de segments temporels qui mis bout à bout forme un continuum évolutif fondé sur « la continuité par laquelle une certaine transformation procède d'une autre selon une succession ininterrompue. »2 De sorte d'appréhender le temps sous cette forme, nous proposons de rendre compte au lecteur de sa construction et de sa pluralité.

1 Arnold V. Gennep, Les rites de passage, op. cit., p. 14

2 Norbert Elias ; Du Temps ; Fayard ; Paris ; 1996 ; p. 53

Le rite a depuis toujours participé de la construction sociale du temps par des effets de passages d'un état à un autre, comportant trois phases distinctes : la séparation d'avec le groupe d'origine, la marge où dans certains cas émerge la communitas, une forme sociale non-struturée, et enfin l'agrégation au groupe visé. Cette acception du rite se situe dans la démarche anthropologique qui admet une valeur sociale du rite. Dans nos sociétés contemporaines, la déritualisation a engendré une plus grande difficulté à situer les âges de la vie déjà perturbés par des transformations sociales et culturelles. Aujourd'hui il ne peut être question de rite au sens comportemental sans une nécessaire adaptation du concept, cependant sa structure comme base significative permet de supposer des espaces dans lesquels un passage est en cours.

« En fait l'expérience du temps comme flux uniforme et continu n'est devenue possible que par le développement social de la mesure du temps (...). »2

Pouvez-vous m'accorder quelques minutes de votre temps ? Je sais que vous n'en disposez que de peu, aussi je ne me permettrai pas de vous en faire perdre.

Définit de la sorte le temps paraît réifié au point de pouvoir le posséder. Quel étrange objet que celui-ci, car ni ne tient dans la main, ni ne s'arrête avec hier ou bien demain.

Il n'en finit pas de passer, il est toujours trop court, il est une partie de l'identité, il est contraint ou libéré. Il est somme toute le paradigme le plus universel.

Comprendre le temps c'est se confronter à ce qui nous en a été dit. Cette valeur qui existerait au delà de tout, compréhensible des seuls scientifiques de la nature et autres philosophes. Mais le temps est aussi et peut-être avant tout un construit social.

Alors pour en permettre la compréhension nous évoluerons à travers une sociologie de la temporalité qui, bien que peu officielle, n'en est pas moins formelle comme nous le soulignerons dans notre premier point. Afin de ne pas complexifier, un phénomène qui ne s'inscrit pas dans la simplicité, nous éluderons la question astrophysique en laissant Hubert Reeves le soin de nous en dédouaner :

« Ce qui est important, c'est que le temps n'est pas une notion a priori, comme le pensait Kant. Elle n'est pas automatiquement sous-jacente à tout ce que nous pouvons penser et dire. C'est une notion qui a ses limites. Qui disparaît dans certaines conditions, pour laisser place à d'autres. Il faut se faire une raison, elle n'est valable que dans certaines conditions de notre univers, et ne s'applique pas partout, ni "tout le temps". »3

1 Le temps régit la vie

2 Norbert Elias ; Du Temps ; Fayard ; Paris ; 1996 ; p. 47

3 Entretien avec Hubert Reeves ; s.n ; 2008

1. Il était une fois...

Cette formule, dont on doit à Charles Perrault la popularisation dés le XVII è siècle, nous renvoie, outre le conte de fée, à un passé ancien qui n'est pas défini. C'est là toute la subtilité de ce que l'on appréhende comme un phénomène d'un haut niveau de synthèse. Au delà même de ce que représente pour chacun ce temps dans lequel la formule le projette, il ne nous interpelle pas sur cette représentation, attendu que chacun porte en lui le niveau de synthèse nécessaire à l'orientation temporelle, ce que l'on notera comme un habitus. Il serait pourtant fort intéressant de s'interroger sur la construction de ce voyage temporel. Tout semblant fonctionner comme une connaissance implicite du temps, il ne nous est que peu familier de solliciter à ce point l'aspect socio-cognitif du temps. Nous nous garderons de tenter une approche cognitiviste en la matière, ne doutant pour autant pas qu'elle puisse enrichir notre recherche, et limiterons notre cadre théorique à la sociologie du temps, au sens de l'expérience que représente la société dans l'espace et le temps.

1.1 Le temps nous est conté

W. Grossin, sociologue du Temps, si l'on peut l'être, introduisait sa thèse en évoquant le temps, en ces mots :

« Il n'est rien de plus universellement familier que le temps, rien de plus mal connu car il échappe à toute saisie, rien de plus apparemment extérieur et inaccessible à l'homme qui n'en peut modifier "le cours", rien de plus intime puisqu'il est la vie même et la mort. »1

En effet, la vie est une séquence temporelle. La quasi nécessité de découper le temps, qui au gré des générations depuis les premiers hommes, s'est avérée être concomitante au simple fait de vivre, est vite devenue une problématique qui relevait pour les uns du sacré pour les autres d'un pragmatisme nécessaire. Le temps n'est pas une donnée abstraite qui se déroulerait sans l'humanité, pas plus qu'il est un objet propre aux sciences. Le temps est avant tout une perception de la succession des événements que l'on vit, qui devient une séquence temporelle par l'élaboration d'une image mentale qui synthétise les informations reçues.

Ainsi que la datation par carbone l'a démontré, les premiers instruments de détermination du temps remontent à -20 000 ans avant notre Ère. Et déjà ces instruments rendent compte de mouvements solaires et lunaires. Les peintures rupestres plus vieilles

1 William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, Thése de doctorat, 1972, Paris V, p. 5.

encore, témoignent aussi, à travers les symboles utilisés, d'une temporalité des évènements au sens où elles traduisent un temps au travers de « scènes » indépendantes entre elles qui représentent la mort, la chasse, etc. Mais nous nous garderons de développer ce qui n'est qu'une conjecture. Quoi qu'il en soit dans les deux cas, les symboles marquent des évènements qui se succèdent, les premiers instruments percevant les cycles naturels, les peintures témoignant d'activités sociales ordonnées.

Prenons l'exemple de l'élaboration d'outils conceptuels, tel que L'os d'Ishango (-20 000 av J.C) marqué d'encoches, qui selon l'interprétation de d'Alexander Marshack témoigne de l'intérêt de l'homme préhistorique pour les activités dites «chronofactorisées»1, c'est-à-dire liées au déroulement du temps comme l'agriculture. Si son interprétation fait office de postulat polémique, elle ne fait que révéler, indépendamment de la capacité à communiquer à l'aide de symboles, l'importance du cumul expérientiel, la capacité à apprendre de son expérience.

De manière à imager notre propos nous emprunterons à N. Elias l'idée de la tabula rasa, par laquelle il expose sa théorie d'un temps construit socio-biologiquement en opposition à l'idée d'une appréhension innée. Un groupe d'humain dotés génétiquement des mêmes capacités à communiquer à partir de symboles,partant de zéro, sans passé, ne saurait dés les premières générations segmenter le temps de façon très élaborée. Il lui faut avant tout bénéficier de l'expérience qui lui permettra de développer des symboles transmissibles et cumulables. Ainsi les premières traces de déterminations temporelles sont la synthèse de l'expérience du temps physique vécu.

A travers cet exemple sommairement expliqué, il est somme toute plus aisé de comprendre que la détermination temps est une mise en relation de processus qui deviennent un ou des étalons de mesure plus ou moins précis et socialement normalisés favorisant une action sociale synchronisée. Il en va ainsi de toute conceptualisation temporelle, du gognon à l'horloge mécanique2. Sans besoin de retracer les étapes de ce qui est communément appelé la mesure du temps, on comprendra qu'elle s'inscrit dans un processus physique et permet avant tout une synchronisation des actions sociales. Le sablier permet par exemple l'équité du temps de parole dans la Grèce Antique tandis que la clepsydre indique au moines quand sonner la cloche pour la prière, ou la sirène de « l'embauche » des usines.

1 Jacques Victoor, L'homme préhistorique de Marshack : un génie en devenir, Kadath n° 37, Bruxelles 1980

2 Notons au passage que la notion d'heure date de la plus haute Antiquité, les Grecs l'ayant héritée des Égyptiens qui la tenaient eux-mêmes des Sumériens. La division du nycthémère en 24 heures serait en effet liée au système sexagésimal babylonien, fondé sur le symbolisme du cercle.

Pour aller plus en avant « dans le temps » et sur cette question, rappelons sommairement les travaux de D.S Landes qui voit en l'horloge mécanique « l'une des plus grandes inventions de l'histoire de l'humanité. »1 Dans son ouvrage autour des horloges mécaniques, il présente le temps comme un langage commun que d'autres appellent la discipline du temps, que lui subordonne à une obéissance, sans lequel aucune interaction ne serait possible. Il y développe l'idée de « révolution socio-culturelle » que représente l'horloge mécanique, mais ne précise pas l'origine du pouvoir de l'expérience temporelle. A partir de quelle nécessité, l'humain s'est-il résigné à subir le temps?

1.2. Le temps de le définir

Le temps comme nous l'avons expliqué ci-dessus, existe donc en tant que moyen d'orientation de l'humanité et il est tout à la fois le fruit de son expérience naturelle et sociale. Nous pouvons aujourd'hui assurer avec N. Elias que « le mot "temps" désigne symboliquement la relation qu'un groupe humain (...) établit entre deux ou plusieurs processus dont l'un est normalisé pour servir aux autres de cadre de référence et d'étalon de mesure. »2

La mesure s'accorde donc avec l'élaboration d'un « continuum social normalisé »3 c'est-à-dire la constitution d'un étalon de mesure, calqué sur des processus naturels plus ou moins précis, cycliques ou non (première pluie, neige, fruits, chasse, la grande tempête ou encore lune, saison, année, mort, Ère, etc. ), qui s'appuie sur l'expérience individuelle ou collective. En somme, c'est en référence à des évènements biologiques et sociaux que se construit l'étalonnage du temps. C'est ce que nous appelons un construit socio-biologique. Nous admettons donc que le temps est une élaboration, de plus ou moins haut niveau de synthèse, appuyée sur des évènements naturels et sociaux qui dans leur succession forme un flux uniforme et continu. S'il était besoin de corroborer notre acception du temps, nous emprunterions au même auteur le constat selon lequel, là où les instruments de mesure font défaut, «cette expérience du temps [comme flux uniforme et continue] fait aussi défaut. »4

Quelles que soient les écoles, il est convenu que le temps est énigmatique pour qui se pose la question, en ce sens qu'il est en mouvement perpétuel. Ce qui est aujourd'hui présent deviendra demain passé, et si l'on joue l'anticipation, alors demain qui est futur sera bientôt présent et finira comme aujourd'hui, en passé. Loin d'être un axiome dont l'universalité

1 David. S. Landes, L'heure qu'il est, Gallimard : Paris, 1987, p. 30

2 Norbert Elias ; Du Temps ; op.cit. ; p. 52. 53

3 Norbert Elias, Du Temps, op.cit., p. 54

4 Ibid., p. 47

ferait frémir, cette question de trois notions (passé, présent, futur) en définissant une seule (le temps), introduit en réalité une construction du temps liée à la vie, au sens de l'individu. Le présent n'existe que dans l'instant de l'humain vivant, et change donc avec chacun et à chaque instant. De la même façon les perceptions de l'avant et de l'après sont intimement liées au présent en tant que capacité à situer le simultané et le non-simultané, ce qui révèle un haut niveau de synthèse. Par ailleurs comme le souligne W. Grossin, il n'existe pas qu'un présent dont la durée serait uniforme, il existe des présents produits par des existences (individus, sociétés, régimes politiques, etc.) et « lorsqu'un présent disparaît avec l'existence qui le supportait, c'est le souvenir qui l'évoque, la mémoire qui le rappelle : il est devenu constitutif du passé . »1

Nous avons pour beaucoup oublié que la représentation du temps ne fût pas toujours celle de membres des états nations au chronos mécanique. Nous avons oublié dans les sociétés modernes que le temps est un apprentissage qui dépasse de loin notre propre vie, et qu'avant notre condition actuelle, le temps fut présidé par des actions orientées vers les besoins du groupe (agriculture, rites, etc), les uns et les autres pouvant se recouper. Certains moments de la vie pouvant faire l'objet d'un rite : comme le prêtre indiquant le moment des semailles dans certaines tribus d'Afrique. Il fut aussi un temps où la montre participait de la distinction sociale, non seulement au regard économique, mais aussi et surtout parce qu'elle révélait l'individualisation temporelle et permettait ainsi à ses possesseurs « d'organiser leur vie, dedans et dehors, en fonction de la discipline des autres. Il n'était pas à la portée de n'importe qui d'accepter ce joug. (...) il fallait une maîtrise de soi pour s'imposer ces contraintes. »2. Aujourd'hui il semble que le temps soit « un puissant stimulant pour la productivité »3. Ainsi le temps n'a d'unique que la société « qui lui a donné vie et qui la soutient »4 . E. Durkheim conclue ses travaux sur la vie religieuse par cette phrase qui nous semble fort bien synthétise notre propos :

« Dire que les concepts expriment la manière dont la société se représente les choses, c'est dire aussi que la pensée conceptuelle est contemporaine de l'humanité. »5

1.3. le temps du social

Si l'on doit à K. Marx de s'être le premier porté sur la question du temps suggérée par la synchronisation du travail, il est sans doute plus réaliste d'affirmer que, ce que nous

1 William Grossin, Temporalistes , n°13, janvier 1990, pp. 3-8, p. 7

2 David. S. Landes, L'heure qu'il est, p. 147

3 Ibid. , p.143

4 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, A. Collin : Paris , 2006, p. 29

5 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF : Paris, 2005, 5ème édition, p. 626

appelerons avec G. Pronovost, la « sociologie du temps » existe surtout par et avec celle du sacré et des religions et, de fait, les liens étroits qu'elle entretient avec l'anthropologie et l'ethnologie.

C'est à E. Durkheim que l'on doit cette conceptualisation. C'est dans son ouvrage portant sur les religions qu'il conclut à l'origine sociale du temps, affirmant que la catégorisation est « chose sociale ». Il poursuit, par ce qui deviendra sans nul doute le socle la sociologie du temps, en introduisant une notion, qui jusque là fût évincée par H. Hubert ou M. Mauss pour qui le sacré présidait le temps, déterminant que « (...) c'est le rythme de la vie sociale qui est à la base de la catégorie de temps (...) »1. Dans cette affirmation l'auteur induit la notion de conscience collective : « synthèse sui generis des consciences particulières »2 qui l'amènera à la notion « temps total »3 : un rythme de vie collective qui prédomine toutes autres formes de rythme dont il est le résultat. Il ne saurait donc exister de socialité sans la temporalité.

Dans la préface de l'ouvrage « Les cadres sociaux de la mémoire » de M. Halbwachs, qui fait aussi référence en la matière, J. Duvignaud taxe l'auteur de « durkheimien exact »4. En effet l'auteur y montre qu'il est impossible de concevoir le problème du rappel et de la localisation des souvenirs si l'on ne prend pour point d'application les cadres sociaux réels qui servent de repères à cette reconstruction qu'on appelle mémoire. Le problème de la durée et celui du temps ne se posent plus dans les termes qui furent ceux de la pensée philosophique traditionnelle. Il enjoint à « distinguer », écrit-il, « un certain nombre de temps collectifs, autant qu'il y a de groupes séparés. »5 Postulat que l'on retrouvera plus tard chez G. Gurvitch avec « la multiplicité des temps sociaux ». Plus un seul temps mais des temps.

Aux États-Unis, c'est vingt ans plus tard qu'en pleine crise économique G.H Mead, dans ses travaux sur le temps abordés à travers la philosophie du présent, explique que :

« la nature sociale du présent découle de son émergence. Je me réfère [dit-il] au processus de réajustement que l'émergence implique. La Nature prend de nouvelles figures, par exemple avec l'apparition de la vie, ou le système stellaire prend de nouvelles formes avec la perte de masse par l'effondrement d'atomes à travers les processus qui se passent au

1 Emile Durkheim , op. cit. , p. 628

2 Ibid. , p. 604

3 Ibid., p. 631

4 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, (1950), 2éme édition revue et augmentée, Paris : Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1967, préface. [en ligne] http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/memoire_collective/memoire_collective.html

5 Ibid.

sein d'une étoile. Il [le présent] est une adaptation à cette nouvelle situation. »1

L'auteur affirme à travers une démonstration « physico-philosophique » que le présent est la réalité et que les notions de passé et de futur lui sont immanentes, de sorte que la réalité est une construction mouvante au gré de l'émergence. Plus qu'une somme le présent est une synthèse du passé, il est inédit et n'existe que dans son perpetuel renouvellement. Cette approche constructiviste sera fondamentale dans la tradition sociologique américaine. L'ouvrage de P.Berger et T. Luckmann, « La construction sociale de la réalité » en est fondamentalement influencé, puisque pour eux « la temporalité est une propriété intrinsèque de la conscience. [en ce sens que] (...) Chaque individu est conscient d'un flux intérieur du temps, qui à chaque fois est fondé sur les rythmes physiologiques de l'organisme (...). »2

Au début des années soixante, G. Gurvitch, sociologue français d'origine russe, ancre ses travaux dans la lignée de M. Mauss. Il sera surtout à l'origine de distinctions temporelles telles, que la sociologie en sera amenée à parler non plus de temps mais des temps. Il discerne les « temps-macrosociaux » des « temps micro-sociaux », lesquels sont divisés en sous-groupes. Non qu'ils ne soient intéressants, nous ne retiendrons pas ici la théorie de l'auteur, mais sommes conscients que ses travaux sont précurseurs dans l'essai de catégorisation temporelle et sont une source intarrissable de perspectives de recherches.

Ce qui nous est donné à voir à travers ces quelques auteurs, dont la liste n'est en rien exhaustive, est avant tout la place faite au temps dans l'étude de la « chose sociale ». En Europe comme aux États-Unis ce sont les crises qui amènent les sciences sociales à s'intéresser à cet axe, ce qui semble laisser penser que le temps a pris dans l'histoire une place de plus en plus liée à l'économie de marché.

2. Du temps aux temps

Les premières études empiriques sont comme, nous le rappelions déjà plus haut, surtout liées à des phénomènes socio-économiques. On retiendra par exemple, P.A. Sorokin, R.K. Merton, C.Q Berger qui, dans les années 1930 outre-atlantique, sont à l'origine de ce qui deviendra une des bases de traitement du temps social : le budget-temps.

1 George Herbert Mead. The Philosophy of the Present,[en ligne] , LaSalle : Open Court , 1932 , p. 47, (trad. Libre) , [consulté en juin 2008]

http://www.brocku.ca/MeadProject/Mead/pubs2/philpres/Mead_1932_toc.html

2 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, A. Colin: Paris, 2006, p.79

C'est à travers cette méthodologie, largement monographique, que P.A. Sorokin établit sa fameuse classification des activités humaines en huit classes (activités à caractère physiologique, économique, sociétal, religieux, intellectuel, artistique, activités amoureuses et galantes, activités plaisantes diverses)1 et divisées en cinquante-cinq catégories, qui seront largement utilisées, puis modifiées. Encore aujourd'hui on distingue dans la nomenclature des activités, une dizaine de catégories de premier niveau, jusqu'à 999 possibles au troisième niveau, et qui ne sont pas les mêmes partout dans le monde. L'exemple de la comparaison de la nomenclature des activités de premier niveau qu'établit G. Pronovost2 est à ce titre très significatif. Tandis qu'en France les « activités de sociabilité » sont distinguées des « loisirs passifs » (spectacles, TV,etc) mais englobent le bénévolat, le Canada distingue bénévolat, spectacles et médias ; ou encore les États-Unis regroupent le tout dans « assistance à des spectacles et vie sociale ». Cette catégorisation hétérogène des activités nous montre la multiplicité des temps sociaux mais surtout leur enracinement culturel.

Les temps sociaux sont donc intimement liés à l'activité, et se distinguent dans ce qui constitue cette activité. C'est ce qui amène P. Sorokin et C. Berger à mettre en relief la nature qualitative du temps qui permettra de dépasser son aspect purement quantitatif. C'est cette qualification qualitative du temps qui amènera les sociologues à une typologie dont le foisonnement n'a d'égal que ses spécialisations et dont la synthèse apparaît ici impossible. Aussi nous nous appuierons sur des travaux récents dont « Sociologie du temps » de G. Pronovost et « Les temps sociaux » de S. Tabboni qui nous semblent par ailleurs les plus aboutis.

2.1 De temps en temps

Nous distinguerons ici deux systèmes temporels, l'un dit traditionnel au sens de la conception des sociétés du même nom et un second plus contemporain.

Dans un système traditionnel, on évoque principalement les évènements sociaux et naturels en les associant à un temps sacré, on se réfère plus à un temps qualitatif. Ainsi, comme nous avons pu l'exposer plus haut, la notion de rite, plus qu'une structuration du temps, est une manipulation symbolique visant à le maîtriser et à nier l'avenir ou du moins réaffirmer l'identité sociale du groupe fondée dans un passé originel. Cette cosmogonie qui nous apparaît si lointaine reste fortement ancrée dans les religions monothéistes,

1 Gilles Pronovost, Sociologie du temps, De boeck université : Paris-Bruxelle, 1996, p. 21

2 Ibid, p. 84

aujourd'hui encore. La montée du créationnisme en est un exemple convaincant.

G. Pronovost distingue quatre « aspects majeurs de l'organisation et de la conception du temps dans les sociétés dites traditionnelles. »1 : le « temps culturel » qui se rapporte aux grandes activités traditionnelles (famille, travail, rites...) dont la détermination est toute à la fois temporelle et sert la temporalisation ; la « conscience temporelle » inscrite dans la logique sociale qui unit passé, présent et futur dans un continuum temporel irréversible inscrit dans le temps cosmogonique ; ou encore la « morphologie sociale du temps » qui se rapporte aux garde-temps qui pourrait être symbolisés de façon générale par un calendrier organisant le temps social au regard de l'expériencialité du peuple ; et enfin « le temps et l'économie » dont la fonction se révèle davantage considérer la prévoyance au sens de « à venir » plutôt que prévision au sens d'avenir. Nous reviendrons ultérieurement plus en détail sur cette dernière notion de prévoyance tirée des travaux en Algérie de P. Bourdieu.

La grande difficulté de cette catégorisation tient en son interprétation « occidentocentriste » qui tend à évaluer à l'aune de son temps. Pourtant elle permet aussi de rendre compte de l'influence des temps traditionnels sur leurs contemporains. Aussi afin de ne pas glisser dans un écueil ethnocentriste nous nous appuierons sur la dichotomie qu'opère S. Tabboni. Pour elle « de même que la succession du temps libre et du temps de travail rythme les activités sociales dans les sociétés contemporaines, la succession du temps sacré et du temps profane constitue la structure temporelle fondamentale des sociétés préindustrielles. »2 Mais sont-ce là deux systèmes temporels si distincts ?

L'idée d'un système temporel contemporain postule d'une rupture, ou plus encore d'une révolution de la temporalité. La réunion de travailleurs au sein d'une même manufacture implique une lisibilité du rapport temps/production qui sera étendue à la notion de rentabilité, soit l'efficience visée par la division du travail. Nous avons vu avec E. Durkheim que cette division du travail amène à une inter-dépendance des membres de la société et construit ainsi, selon l'auteur, une solidarité organique fondant la place de l'individu dans un tout social. Mais cette période d'industrialisation comporte en son sein un autre point fort de transformation sociale : l'homme ne vend plus un produit mais un temps, le sien. Ainsi, « au fur et à mesure que le travail devient salarié et que le critère de la division du travail s'étend et s'approfondit, le temps devient la préoccupation principale du monde du travail (...) »3. Cette fonction disciplinaire du temps sur le travail deviendra

1 Ibid., p. 46

2 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op cit. , p.76

3 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p. 82

un cadre temporel selon lequel machines et hommes vivront un temps unique construit sur le mouvement mécanique que représente l'horloge et sur lequel est « calé » le mouvement de la machine. Ce processus emprunt de valeurs économiques s'étend aujourd'hui au domaine les plus intimes. En témoigne le vocable utilisé pour en parler, le perdre ou le gagner, l'économiser ou le gaspiller. Il faut toutefois modérer ce propos par la distinction sociale du rapport au temps. On ne saurait affirmer que dans les sociétés contemporaines le rapport au temps soit unique eu égard à l'industrialisation. Que l'on soit patron ou salarié, le temps est de l'argent, mais il nous faut distinguer le temps en rapport à sa propre activité et concéder que le temps vendu n'a pas la même valeur que celui acheté. Les travaux de W. Grossin montrent que le niveau d'études et le niveau de revenus, qui sont souvent en corrélation, influent sur la représentation temps, argent. Seulement un quart des personnes dans les niveaux d'étude supérieures pensent que le temps est argent tandis que les personnes sans diplôme (sans C.E.P.) sont trois quart à le penser.1 Dans la situation de travai il sera pour les uns efficience et pour les autres il sera autorité. En des termes plus marxistes il est pour les uns un moyen de dominer pour les autres un dominateur.

2.2 Des temps pour tout

Il existe nombre de typologies du temps qui peuvent ou pourront, permettre de faire accepter les temps « comme des objets scientifiques, c'est-à-dire admettre que l'on puisse les identifier, les classer, en tenant compte de leurs attributs communs ou particuliers. »2 Nous ne souhaitons pas ici entrer dans une énumération ou une analyse des typologies qui s'avèrerait à notre niveau plus homérique que scientifique, mais travailler à partir de quelques distinctions qui nous seront utiles dans notre recherche. Nous emprunterons pour cela la notion de cadre temporel qui recourt traditionnellement à l'espace pour fournir une image du temps. Bien que réductrice, cette notion permet d'appréhender le temps comme une donnée définit dans l'opposition. Ainsi les distinctions temps public/temps privé ; temps libre/temps de travail nous permettront d'éclairer les enjeux de telles oppositions, sans cantonner le temps à une division : temps social, temps individuel.

La société pré-industrielle se caractérise par un ensemble indifférencié des temps de la vie, on travaille, on éduque ses enfants, on reçoit, dans un même lieu : l'habitat. Le temps privé se distingue du temps public peu à peu non seulement socialement mais aussi d'un point architectural par la séparation des lieux au sein même de l'habitat. Tandis que les habitations du Moyen-Age ne comportaient qu'une pièce unique qui englobait toutes sortes

1 William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, op. cit., p. 288

2 William Grossin, Un objet de science, Temporaliste n°13, janvier 1990, pp.3-8, p. 8

d'activités, on trouve aujourd'hui des pièces allouées à des activités précises. La chambre, symbole de l'intimité, se distingue du salon haut lieu de la sociabilité. Cette séparation repose sur l'idée du temps propre à l'individu, préfigurant donc un droit d'inaccessibilité vis à vis de personnes extérieures au cadre dans lequel il se trouve. La distinction est davantage probante lorsque l'on évoque le travail. Cependant cette inaccessibilité est vraie dans les deux cadres (indisponible à la famille sur le temps de travail, et indisponible aux collègues sur le temps familial). C'est d'ailleurs cette distinction famille/travail qui fonde la distinction privé/publique. L'idée de la famille comme cadre temporel privé se propage dans les milieux bourgeois à la fin du XVIIIè siècle. c'est-à-dire que le sentiment familial se voit assigné une quantité de temps qui distingue deux aspects de la vie : vie privée, vie publique. Pareil à la division du travail, le temps est découpé pour répondre à des besoins différents, à des devoirs différents. Les cadres temporels des sociétés industrielles correspondent à des activités sociales. Le temps privé est tourné vers la famille, le reste relève du temps public. Il y a là une question qui subsiste pour ceux et celle qui ne travaille pas. Qu'est ce qui relève de quoi. Un chômeur peut-il réellement se construire une vie privée. Les institutions impose souvent les rendez-vous, les agences « d'intérim » proposent des missions du jour pour le lendemain. Cela suggère qu'une personne au chômage ne puisse se rendre indisponible., faute de quoi dans le cas de l'ANPE ou des assistants sociaux on risque la radiation ou suppression d'allocation, et dans le cas de « l'intérim » un refus implique souvent de ne plus être appelé.

Si la société industrielle draine son lot de ségrégations des cadres temporels, il en est une qui n'a eu de cesse de s'accroître, c'est celle du temps libre. Notre première opposition relatait l'idée d'une privatisation du temps au sens « d'une revendication territoriale sur son temps de vie »1, la deuxième s'appuie sur la référence travail comme temps productif pour étayer l'idée d'un temps non productif : le temps libre dont on a longtemps estimé qu'au contraire du travail, il relevait de la réalisation de soi au sens de l'épanouissement devient aujourd'hui « la solution d'un problème qui naît dans le travail. »2. Son ancêtre pourrait être le repos qui distingua l'activité de la non-activité, jusqu'à l'industrialisation qui mît un point d'honneur à réguler le temps de travail à des fin productives. Nous dirons donc avec W. Grossin que le temps de travail des sociétés préindustrielles n'était pas un temps « enfermant » au sens d'un temps reconnu comme référence au contraire du temps enfermé qui se réfère plus à l'activité. L'agriculteur, comme l'artisan travaillaient à leur tâche jusqu'à ce qu'elle fut terminée ou du moins

1 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p. 105

2 Ibid. , p. 118

jusqu'à la nuit, un temps enfermé ; l'ouvrier travaille un nombre d'heures pré-déterminé, un temps enfermant qui fait référence pour l'ensemble des ouvriers. Ce cas de l'ouvrier d'usine de W. Grossin est à ce titre intéressant et révèle certaines caractéristiques fortes du cadre temporel de travail qui « s'applique à d'autres activités et circonstances et peut-être à l'ensemble du système social. »1. La première caractéristique du cadre temporel de cet ouvrier, est la rigidité ; c'est-à-dire la précision des horaires qui joue un rôle d'autorité. Cette première caractéristique se double d'une fonction coercitive par ce qu'elle suppose de sanction (financière) en cas de retard. Pour l'ouvrier tout ceci s'inscrit dans une régularité jamais altérée ni par la nuit ou les saisons, ni même par la physiologie humaine. S'ensuit alors une normalisation du temps quotidien appuyée sur le travail qui sépare la production de la non-production, produire se faisant au travail le reste étant affaire de temps libre. Le temps non-libre s'impose comme un temps enfermant rendant quasi uniforme les rythmes sociaux infléchis à la synchronisation des activités sociales. L'accueil péri-scolaire qui synchronise temps de travail des parents et temps scolaire des enfants ou encore l'actuelle discussion concernant les ouvertures de commerces le dimanche qui synchroniseraient le temps de consommation sur le temps libre, en sont des points d'orgue. Le temps libre s'avère être un temps enfermé qui, comme nous le verrons plus loin, est un placement sur l'avenir.

Ce qui se veut libre s'avère être d'une grande dépendance au travail. Qui ne s'intègre pas à ce continuum normalisé « paie les conséquences de son autonomie par son exclusion d'une bonne partie des temps sociaux significatifs. »2 W. Grossin taxe de « situation absurde » les cadres temporels de travail qui, de son point de vue, ne sont qu'une façon de « déposséder l'individu d'une partie de son temps libre pour lui vendre l'autre partie. »3 Plus modérée S. Tabboni écrit que « les habitudes et les attitudes qui sont requises et rendues obligatoires dans le temps de travail, deviennent des comportements et des attitudes qui se manifestent aussi en dehors du temps de travail et finissent par conditionner une partie considérable de la personnalité des individus. »4

Il est intéressant pour étayer notre propos de revenir aux travaux de W. Grossin sur la représentation de la perte de temps qui mettent en évidence trois tendances : « l'oisiveté », « l'improductivité » et « le désintérêt ». La première concerne la valorisation du temps travaillé, l'oisiveté dans le sens du repos. La deuxième est la plus populaire et est ressentie par les personnes interrogées comme désagréable. Comme le note l'auteur, « c'est

1 William Grossin, La notion de cadre temporel, Temporaliste n°31, janvier 1995, pp.14-18, p. 14

2 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p. 112

3 William Grossin, La notion de cadre temporel, Temporaliste n°31, janvier 1995, pp.14-18, p. 16

4 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p. 112

dire que la majorité des individus a parfaitement intériorisé les valeurs et les slogans de notre société. »1 Enfin et c'est le plus intéressant pour nous, la troisième évoque la non rentabilité du temps et concerne davantage les revenus les plus élevés. Parallèlement à cette étude de 1972, nous souhaitons développer notre pensée à travers deux autres points qui proposent une lecture transversale de ce rapport au cadre temporel. On observe donc que la qualité du temps libre est attachée à la qualité du travail. De sorte qu'en premier lieu les activités du temps libre sont davantage gratifiantes ou constructives pour les professions les plus élevées, même si c'est cette même population qui dispose aussi du moins de temps libre. Et ensuite cette rareté de temps lui confère une certaine qualité. Ce qui est corroboré par les études concernant les personnes au chômage. Une des grandes étude sur les chômeurs fait apparaître que le sentiment d'un temps illimité « rend tout horaire inutile [tandis que] le sentiment de n'avoir du temps libre qu'en quantité limitée pousse à réfléchir à son utilisation. »2. Le temps illimité laisse imaginer que l'on dispose de tout le temps pour faire ce que l'on a à faire, jusqu'à ne pas le faire, au contraire la contrainte nécessite de prévoir, d'organiser, au point de noircir les colonnes de l'agenda, ces abscisses ordonnées du temps.

Ainsi ce qui peut être aliénant, comme le cadre temporel de l'ouvrier vu ci-dessus, recouvre aussi une importance majeure dans la structuration de ce qu'il convient d'appeler les temporalités. Cette temporalité des sociétés industrielles puis post-industrielles enracinée dans la division du travail social est le fruit d'un long processus de désappropriation du temps par une partie de la société, la plus vulnérable. La structuration du temps au regard de la production isole les cadres temporels et instaure des valeurs morales liées à l'horloge, ponctualité, prévision, etc. L'industrialisation a opéré une transformation socio-culturelle dans le rapport au temps qui n'a fait qu'évoluer avec les nouvelles formes d'organisation. Nous observons par exemple aujourd'hui une résurgence temporelle dans certains types de professions très privilégiées, au sens d'un retour à une certaine autonomie immanente à la flexibilité ou à l'adaptabilité dans le travail. Nous ne saurions pourtant soutenir qu'elle participe d'une transformation profonde de la société. D'abord, selon S. Tabboni, parce que la flexibilité du travail se présente dans la plupart des cas comme un privilège dont jouissent principalement les salariés faisant partie des cols blancs. »3. Ensuite parce qu'elle répond toujours à un temps pivot qu'est celui de la demande dont le flux non continu implique la non-régularité. Et enfin parce que l'adaptabilité est elle-même le porte drapeau d'une productivité soumise à la question

1 William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, op. cit., pp. 327-328

2 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de Marienthal, Les Editions de Minuit : Paris, 1981, p. 110

3 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p. 135

récurrente du rapport entretenu entre le temps et la production. La flexibilité se traduit par une discontinuité du temps de travail quotidien, hebdomadaire, mensuel et annuel entraînant son corollaire de nouvelles structurations temporelles. Et l'adaptabilité devient un cumul de compétences utilisées à répondre dans l'instant présent à tout ce qui vient perturber le continuum social normalisé que représente aujourd'hui la productivité comme niveau de production par unité de temps. On ne peut aujourd'hui concéder aux nouvelles technologies et formes d'organisation autre chose que d'avoir proposé « une accélération supplémentaire des rythmes déjà pénibles, introduits par la révolution industrielle. »1

Nous sommes dans une ère où le temps ne doit pas se perdre il doit se gagner. Mais plus exactement nous dirions, avec S. Schehr que le temps doit se reconquérir au sens d'une autonomie temporelle orientée vers l'appropriation de temporalités sociales « non préexistantes, prenant leur source dans des modes de vie où le travail n'imprime plus systématiquement sa marque. »2.

A l'instar du temps privé, nous pouvons nous poser la question du temps libre pour des personnes qui ne travaillent pas. Il est évident qu'en de telles circonstances le temps libre ne peut coexister avec le chômage. Pour autant dans une situation de chômage inversé, souvent appuyé sur une activité très administrative, on comprendra que le temps libre puisse être un temps enfermant.

3. Le temps : une course d'orientation

« On peut affirmer que l'activité de détermination du temps et le concept de temps sont inséparables de la représentation générale que les hommes se font de leur univers et des conditions dans lesquelles ils y vivent. »3

Cette affirmation pèse lourd dans les représentations temporelles. En plus de l'idée sous-jacente des effets de la socialisation primaire, ce sont les conditions de vie qui apportent là une dimension non-négligeable à notre recherche. Ainsi origine sociale et culturelle traversent les temporalités. Peuples chasseurs ou pêcheurs, cadres et ouvriers d'ici et d'ailleurs partagent un temps, donné comme universel, mais construisent un temps singulier qui doit leur permettre de naviguer dans les méandres d'une existence à mener.

1 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit., p. 134

2 Sébastien Schehr, La conquête de l'autonomie temporelle, Temporaliste, n°40, décembre 1999, pp; 16-25, p.1

3 Norbert Elias, Du temps, op. cit. , p. 199

3.1 L'horizon temporel

Les sociétés dites « développées » ont intégré à leurs systèmes sociaux le temps comme une compétence, au sens où l'emploient les didacticiens, c'est-à-dire comme un ensemble organisé de représentations (conceptuelles, sociales , organisationnelles et expérientielles), d'organisateurs de l'activité (schèmes, procédures, raisonnements, prise de décision, anticipations) intégrant l'usage des instruments1. Si le rapprochement de ces concepts paraît étrange, il rend compte selon nous, des diverses us temporels. Les instruments viennent sublimer les représentations et les organisateurs du temps. Calendrier, agenda, organiseur (semaine 22, jeudi 8 à 14h30, rdv- psy) se mêlent aux marqueurs temporels (mercredi : le jour des enfants, dimanche celui de la famille), pour une meilleure maîtrise du temps, pour une meilleure orientation dans une société qui l'érige au niveau de nécessité.

Le projet est une injonction, la planification inexorable, la prévoyance impérative, l'anticipation inéluctable. La difficile maîtrise du futur semble tenir lieu de distinction au sens bourdieusien du terme. La nécessité sans cesse affichée de l'élargissement de l'horizon temporel vient alourdir le fardeau de ceux et celles qui n'y ont pas accès. Nous entendons horizon temporel comme « l'échelle et l'orientation selon lesquelles s'organise l'expérience temporelle individuelle ou collective »2, c'est-à-dire une capacité de lecture du temps passé et futur. Cette notion ets intimement liée à celle de stratégie temporelle qui renvoie à une tentative de maîtrise du temps. Si nous devions imager l'idée d'horizon et de stratégie, nous dirions que l'horizon se dégage quand le niveau de synthèse permet la stratégie. La prise de conscience « écologiste », qui engendra à l'exemple de l'insertion un grenelle, est une exemple fort probant. Concevoir que nos actions passées ont pu avoir un tel impact sur le présent jusqu'à en modifier les comportements de sorte de limiter l'inexorable aggravation des conditions de vie suppose un niveau de synthèse quelque peu évolué. En ce sens l'écologie prend place dans l'action publique comme le fit l'action sociale à son époque, le slogan du ministère de l'écologie est à ce titre très éloquent : « Présent pour l'avenir ». Pourtant, il apparaît que les attitudes écologiques vont « avec une certaine aisance sociale ». L'enquête menée au début 98 par l'Insee et l'Ifen montre que « 6% de ménages ayant intégré plus de 12 pratiques environnementales3 parmi 18 dans leur mode de vie sont

1 Renan Samurçay, Alain Savoyant, Serge Volkoff. La dynamique des compétences, point aveugle des techniques manageriales, in Formation Emploi, n° 67, 1999

2 Gilles Pronovost, Socilogie du temps, op. cit. , p. 59

3 Sur les 18 pratiques, 2 sont liées à des biens de consommation entraînant des dépenses supplémentaires (agriculture bio, électroménager mention repect de l'environnement)

le plus souvent des actifs ayant un emploi, propriétaires, qui habitent une maison, hors de Paris, et disposent de revenus supérieurs à ceux de la moitié de la population. La personne de référence a entre 40 et 65 ans, a suivi une formation technique, ou alors d'enseignement supérieur, et elle est cadre. »1 A l'opposée, ce sont 45% de ménages qui effectuent moins de 6 pratiques, et dont la personne de référence est âgée de moins de 30 ans ou plus de 70 ans, n'a pas étudié ou n'a pas dépassé la terminale, et elle est célibataire. Et si toutefois on note quelques pratiques « écolo »(économie d'eau, transports en commun...) elles sont plus souvent liées au « système D » et sont l'apanage des petits revenus. Cette enquête nous laisse entrevoir des horizons temporels socialement distribués.

L'idée de présentisme développée par F. Hartog qui évoque « un enfermement dans le présent du fait de l'absence de toute leçon à tirer du passé et d'un futur devenu menaçant. »2 rend relativement compte de la conscience écologique et plus encore. La réalité des horizons les plus communs telle que la perception de demain donne à voir combien tout cela est flou et parfois même contradictoire. L'exemple de l'enquête d'opinion de 2006 commandée par la DREES, nous en donne un aperçu. Il y apparaît que l'exclusion et la pauvreté vue comme « ne pas manger à sa faim » par 43% des personnes interrogées ou encore « ne pas avoir de logement » (30%) « peut concerner n'importe qui » pour 62% de la même population. Près de deux tiers de la population interrogée se sentent potentiellement vulnérables. La formule : « on ne sait pas de quoi demain sera fait ! » prend ici tout son sens. Pourtant dans la même enquête il apparaît que 60% sont optimistes quant à leur avenir pour eux mêmes mais qu'ils sont 67% à être pessimistes pour leurs enfants ou les générations futures. L'orientation temporelle devient une qualité remarquable comme le nez au milieu de la figure, instable comme l'opinion publique et inégalement répartie comme les richesses. Même si l'opinion publique « n'existe pas » et n'est qu'une prise de « position sur des opinions formulées »3 dont le but ne serait nous échapper, cet exemple nous permet tout de même de mesurer le regard porté sur l'horizon temporel et de corroborer l'idée de présentisme dans certains cas et pour certaines populations. Pour développer l'idée d'iniquité temporelle, nous nous attarderons sur les effets de ce que nous avons appelé plus en amont avec R. Castel, la désaffiliation.

1 Clotilde caraire, Michelle Dobré, Pratiques environnementales et mode de vie, in Les données environnementales, n°41, novembre-décembre 1998, p. 3

2 Didier Demazière, Claude Dubar , Récits d'insertion de jeunes et régimes de temporalité, Temporalité n °3, 2ème semestre 2005, pp. 94-107, p.97

3 Pierre Bourdieu, L'opinion publique n'existe pas, in Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit : Paris, 1984, p. 235

3.2. La précarité, réductrice d'horizon temporel

Diverses études montrent que la montée du chômage, le développement de la précarité économique et sociale et de l'instabilité professionnelle ont eu pour effet « de réduire l'accès des fractions les plus démunies et les plus dominées des milieux populaires aux conditions sociales de la maîtrise d'un temps prévisible ou calculé, dominant nos sociétés. »1

Nous ne pouvons, à cet effet, faire l'économie d'une des références de l'étude du chômage et de la pauvreté que représente « Les chômeurs de Marienthal ». Elle nous laisse « entendre (...) l'immense silence des chômeurs et le désespoir qu'il exprime. »2 Les intérêts de cette monographie réalisée en 1931 sont aujourd'hui encore illimités, nous emprunterons à cette équipe surtout ses résultats sur le temps comme prémices d'une idée de la précarité temporelle. Ce qui y est le plus frappant est le « rien faire » qui, dans d'autres cadres relève du temps libre mais correspond ici aux activités autres que celles liées à la subsistance (bois, jardin). C'est-à-dire peu car pour les hommes de Marienthal désormais au chômage « se lever, déjeuner, se coucher, sont les seuls points de repère subsistant dans la journée. Dans l'intervalle, le temps passe, sans qu'on sache très bien à quoi. »3 Les auteurs nous livrent des témoignages accablants sur la morosité de la temporalité de ces hommes, qui suivent une logique de subsistance, à l'instar des agriculteurs pré-industriels. Cette logique n'implique pas nécessairement une absence de temporalité mais convient d'une rupture avec la leur, celle qu'ils firent leur par le temps vécu. Il nous faudrait là accéder à des données d'ordre qualitatif pour définir un type de temporalité. Bien sûr la distinction entre « chômage total » et « chômage inversé » établie par P. Schnapper4, est d'une grande utilité pour dégager les différentes temporalités qui coexistent dans une situation de chômage que l'on pourrait penser similaire.

Cette distinction nous permet de mieux comprendre ce qui se joue dans l'ennui du non-travail, notamment l'idée de chômage total, d'ailleurs qualifié de « temps de l'ennui » par l'auteur. Cette expérience de non-travail se traduit par une humiliation ressentie et une désorganisation de ce qui était articulé autour du temps du travail. « Quelles que soient les occupations, elles sont dépourvues de sens et consistent à "passer le temps", "à tuer le temps", à attendre la fin de journée, sans avoir eu l'impression de la vivre ou de vivre. »5

1 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires à l'épreuve de la précarité, Lien Social et Politiques, n°54, automne 2005, pp. 153-162, p. 155

2 Pierre Bourdieu, in Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de Marienthal, op cit. , p. 12

3 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de Marienthal, op cit. , p. 106

4 Phillipe Schnapper, Travail et chômage, in Michel de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail, De Boeck Université, Bruxelles, 1994

5 Philippe Schnapper, Le temps du chômage, Temps libre, n°2, pp. 43-50, p.4

Cette citation aussi cruelle que réelle nous propose de mesurer ce que l'auteur appelle le « vide de l'existence ». Cette incapacité à vivre autre chose que ce qui, malgré une routine quotidienne, fondait le sens de l'existence. Le chômage total n'est certes pas toujours auréolé de l'inéluctabilité, c'est le cas des militants syndicalistes qui vivent cette expérience différemment eu égard à leurs implications passées, souvent tournées vers l'entreprise d'origine (lutte syndicale...). Mais c'est une forte proportion de ceux et celles déjà fragiles dans d'autres domaines qui se trouve dans un cadre temporel dont les caractéristiques semblent être le temps libre et dans une certaine mesure l'amoindrissement de la sociabilité inhérente au travail que R. Sainsaulieu intitule « un centre d'échanges humains »1. Ainsi que le notaient les auteurs de Marientahl, « à un monde plus pauvre en évènements et en sollicitations correspond une perception appauvrie du temps. »2 Cette atrophie de l'horizon temporel se trouve alors accentuée par une précarité économique qui introduit l'incertitude comme avenir.

Chaque jour est un jour de subsistance qui entraîne son lot d'évènements problématiques favorisant une « temporalité de l'urgence, du coup à coup et de l'inattendu. »3 Cette temporalité est doublée d'un fort sentiment de nécessité de jouir d'aujourd'hui comme comme si demain n'arrivait pas. Cet « hédonisme populaire », comme l'appellent M. Millet et D. Thin, rappelle ce que P. Bourdieu nomme « le matérialisme spontané des classes populaires qui refuse d'entrer dans la comptabilité benthamienne des plaisirs et des peines, des profits et des coûts. »4 L'auteur de « La distinction » identifie dans sa lecture des habitus alimentaires, le lien entre précarité et perception de l'avenir, le présent devient alors « la seule philosophie concevable pour ceux qui, comme on dit, n'ont pas d'avenir et qui ont en tout cas peu de choses à attendre de l'avenir. »5 Cette doctrine temporelle nous permet de mieux comprendre certaines pratiques engluées dans un horizon temporel bouché. Le rapport à la santé ou à l'éducation des enfants nous en livre un parfait exemple.

1 Renaud Sainsaulieu, L'identité au travail, presses de la fondation nationale des sciences politiques : Paris, 1977, p. 110

2 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de Marienthal, op cit. , p. 117

3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires à l'épreuve de la précarité, op. cit. , p.155

4 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 201

5 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 203

4. La précarité temporelle à travers quelques points

Nous avons déjà évoqué la précarité dans notre première partie, toutefois nous y revenons dans les pages suivantes à travers l'idée d'horizon temporel qui rend en quelques sortes compte d'une éventuelle capacité de projection. Afin de ne pas rester dans l'assomption nous proposons de l'approcher à travers trois variables que sont la santé, les études universitaires et les loisirs.

4.1 la santé, prévenir ou guérir ?

En matière de santé les chiffres de la Couverture Maladie Universelle proposent une analyse fort intéressante si l'on entend aussi que les bénéficiaires de ce dispositif soient les plus défavorisés, puisque le plafond des revenus annuels pour une personne est de 7272€ et de 13090 € pour une famille de 3 personnes. On note par exemple que 43 % des ménages, interrogés dans les mois qui suivaient leur inscription à la CMU, déclarent avoir renoncé pour des raisons financières à au moins un soin dans l'année, dans les mois précédant leur affiliation. Toutefois malgré le bénéfice de la CMU, 22 % des ménages et 11% des individuels inscrits depuis plus d'un an, déclarent également avoir renoncé au moins à un soin dans les douze derniers mois, pour raisons financières. Ces renoncements sont surtout portés sur des actes médicaux précis (18% pour de prothèses dentaires et spécialistes). Cette distinction s'opère aussi entre les catégories socio-professionnelles, puisque les ouvriers comme on le relève ci-dessous, consultent beaucoup moins les spécialistes que le reste de la population. Pour l'anecdote, il est impressionnant de s'apercevoir que les ouvriers consultent à peine plus les dentistes que les retraités.

Tableau 5. Consultation médicale des individus au cours de l'année selon la catégorie
socioprofessionnelle

2005, en %

Consultation

d'un médecin
généraliste

d'un médecin
spécialiste

d'un dentiste ou
d'un
orthodontiste

Agriculteurs exploitants

81,6

41,8

58,6

Artisans, commerçants, chefs d'entreprise

87,0

53,4

56,6

Cadres et professions intellectuelles supérieures

80,6

61,2

62,8

Professions intermédiaires

85,7

60,2

59,6

Employés

88,6

66,6

58,9

Ouvriers (y.c ouvriers agricoles)

83,1

39,6

49,3

Retraités

95,7

66,1

45,9

Autres inactifs

88,8

53,1

58,5

Ensemble

88,7

58,5

54,3

Source : Insee, Enquête permanente sur les conditions de vie 2005

Pour continuer sur la CMU, on note aussi que les bénéficiaires, plus jeunes que le reste de la population, jugent leur état de santé de façon globalement plus défavorable :12 % d'entre eux déclarent ainsi leur état de santé mauvais et 4 % très mauvais. Ce qui correspond à un écart de plus de 10 points avec le reste de la population. 1 Il est évident que la CMU contribue « à diminuer le renoncement aux soins pour des raisons financières, mais ce taux demeure supérieur à celui observé pour les personnes bénéficiant d'une autre couverture complémentaire. »2 On comprend ici l'aspect économique inhérent à la santé, mais il est plus difficile d'en extraire la dimension temporelle. M. Millet et D. Thin voient dans la réduction des moyens économiques, non seulement une limite des dépenses consacrées à la santé, mais aussi une perception limitée de la fonction préventive de la médecine ( dentiste, ophtalmologiste...). Le médecin est un remède à des maux qui surviennent brutalement, il n'est pas consulté dans une visée préventive. Une couturière au chômage interrogée par les auteurs tient un discours qui traduit tout à fait ce propos :

« (...) je vois pas l'utilité d'aller voir tous les mois le médecin quand ils [les enfants] sont en bonne et parfaite santé, j'ai pas les moyens de dépenser les médecins hein... parce que, quand je vois qu'ils sont vraiment malades, d'accord mais autrement... »3

Cette perception d'une médecine fondée sur la réparation et l'urgence traduit un enfermement dans le présent, une incapacité ou au moins une grande difficulté de prévoyance. Si la CMU comme nous l'avons vu permet l'accès aux soins elle n'est en rien une transformation de la perception de la médecine. Cet horizon temporel bouché ne jouit pas de plus d'éclaircies en matière de scolarité des enfants.

4.2 Une vision temporelle de l'anomie universitaire

En postulant d'une précarité temporelle, on ne peut feindre les effets sur la socialisation des enfants. Pourtant il reste très délicat d'affecter à la socialisation, dans ce qu'elle procède de temporalisation, les ruptures ou même les échecs scolaires. L'étude de « l'impact du chômage des parents sur le devenir scolaire des enfants »4 conclut que la précarité professionnelle des parents diminue les chances d'obtenir un baccalauréat, et que

1 Enquête auprès des bénéficiaires de la CMU mars 2003-DREES.

2 Bénédicte BOISGUÉRIN, État de santé et recours aux soins des bénéficiaires de la CMU, DREES Études et résulats, n°294, mars 2004, p. 7

3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires à l'épreuve de la précarité, op. cit. , p.157

4 Michel DUÉE, L'impact du chômage des parents sur le devenir scolaire des enfants, Série des documents de travail de la Direction des Études et Synthèses Économiques, juillet 2004, institut national de la statistique et des études économiques

cet impact correspond bien à une causalité. Mais peut-on pour autant affirmer que la représentation de la scolarité puisse n'être due qu'à cette causalité ?

A ce titre, l'ouvrage de S. Beaud « 80% au bac... et après ? » nous permet de considérer l'effet de la précarité temporelle. Nous ne redirons pas ici l'hétérogénéité des situations vécues dans les « quartiers » desquels sont extraites toutes ses données. Nous nous limiterons à « (...) la manière dont les destins sociaux sont fabriqués, dont les histoires (familiale, scolaire, résidentielle, matrimoniale, etc.) de chaque individu révèlent que le champ des possibles scolaires et sociaux est étroitement délimité. »1 En conservant néanmoins l'idée que ces « enfants de la démocratisation »2 sont souvent issus d'une frange affectée de la population, freinée dans leurs études post-bac par les difficultés à s'orienter dans ce que l'auteur appelle « l'anomie du monde universitaire »3.

Imaginer que cette « démocratisation » ouvre de nouvelles temporalités serait oublier, indépendamment du déplacement opéré par le processus de « reproduction des classes sociales supérieures. »4 au niveau des filières post-bac, qu'elle n'est pas le fruit d'une considération nouvelle de la part des parents ou des enfants. Elle est le celui d'une injonction ministérielle qui détermine au sein des « vingt piteuses »5, une modification substantielle, non des temporalités mais de l'horizon temporel.

Cette modification est un double mouvement antinomique. En effet d'un côté les parents suivent cette parole qui essaime l'idéal républicain d'une égalité sociale ,comme un rempart éternel à l'exclusion menaçante de ces années de crise. En prévoyance de moins bons lendemains, ils surinvestissent l'école et abandonnent dans le même temps l'ethos populaire qui valorisait l'entrée dans la vie active, au profit d'une « stratégie de compensation par rapport à ce qui a été perçu alors comme un retard de scolarisation »6. Ce qui assurait d'une certaine façon un continuum social, impliquant une temporalité relativement uniforme basée sur la valeur travail au sens d'un « ensemble de contraintes qui définissent une organisation cohérente du temps »7 se trouve mis en péril par cette espérance. De l'autre côté cette entrée dans les études post-bac « révèle l'inadaptation des structures temporelles de ces étudiants (...) [et un manque de] croyance en leur avenir scolaire et professionnel. »8. Les parents voient leurs enfants « bac +1 ou 2, "précarisés",

1 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, Paris, La découverte, 2003, p. 303

2 Ibid., p. 307

3 Ibid.

4 Ibid, p. 311

5 Denis Clerc, Vingt piteuses L'emploi sacrifié, Alternatives Economiques, n°192, Mai 2001, p.

6 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 20

7 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p. 87

8 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 159

souvent "surexploités", semblant atomisés, dispersés sans force sociale, [apparaissant] comme terriblement résignés, ne voulant plus reprendre les mots utilisés par leurs parents pour "lutter" ou penser leur condition, car ces mots leur semblent rouillés »1. Ce présentisme annihile l'espérance évoquée ci-dessus. Ces parents qui ont voulu croire à l'idéal républicain, ceux qui portaient les lendemains qui chantent, se retrouvent floués par l'incertitude des longues études. A l'instar de l'analyse du système scolaire que faisait P. Bourdieu en 1979, nous affirmons qu'un « système à classements flous et brouillées favorise ou autorise des aspirations elles-mêmes floues et brouillées. »2

Ce mouvement de prévoyance donc de projection, doublé d'une restriction de l'horizon par la méconnaissance d'un système, pourrait dans une certaine mesure se comparer aux agriculteurs algériens des années soixante. Il nous faut pour cela garder à l'esprit que « malgré la baisse prévisible du taux de rendement éducatif, l'investissement scolaire s'est poursuivi car il obéissait, sur le moment ou il était entrepris, à d'autres raisons que des seules raisons économiques. »3

Cette comparaison, qui accentue notre digression, nous permettra ultérieurement de mesurer les effets de l'acculturation scolaire sur une population cumulant déjà bon nombres de « handicaps » intrinsèquement liés entre-eux et souvent corrélés à des perceptions temporelles déstabilisées. Ainsi P. Bourdieu note que :

« l'adaptation à une organisation économique et sociale tendant à assurer la prévisibilité et la calculabilité exige une disposition déterminée à l'égard du temps et plus précisément, à l'égard de l'avenir, la rationalisation de la conduite économique supposant que toute l'existence s'organise par rapport à un point de fuite absent et imaginaire. »4

Cette affirmation, si elle est tirée d'une analyse concernant l'agriculture « précapitaliste », se trouve rejoindre en de nombreux points la génération évoquée ci-dessus. Bien évidemment ce parallèle est à manier avec défiance. D'abord parce que nous ne proposons pas une analogie complète, ensuite parce qu'il s'agit de rendre intelligible la perception de l'avenir comme élément d'orientation et non pas le travail comme contrainte sociale. L'auteur explique que la pré-voyance des agriculteurs étudiés est orientée vers des besoins qui ne sont pas hérités d'une volonté d'accroissement de production mais par des besoins de subsistances. Ainsi l'agriculture traditionnelle perçoit la production comme un

1 Ibid, p. 310

2 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 174

3 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 19

4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p. 17

bien de consommation plutôt que comme une possibilité de développement, « sacrifiant ainsi l'avenir de la production à l'avenir de la consommation. »1. C'est donc dire que les schèmes de perception du temps sont hérités de l'experientiel et développés selon une représentation socio-biologique qui induit des temporalités qui ne sont pas dominées par la nécessité de rentabilité, donc de rationalisation temporelle mais par la nécessité de subsistance donc d'une représentation de l'avenir limitée aux cycles agraires. L'agriculteur traditionnel dépense et engrange le produit de la récolte passée pour l'année à venir. Il ne considère que l'immédiateté et n'envisage pas travailler plus pour gagner plus. Il en va de même des jeunes étudiants, que S. Beaud suit, à leur entrée à l'université. Nous évoquions plus haut l'incapacité à construire un avenir sur les études qui représentent à l'instar d'une agriculture capitaliste, un placement à long terme , un « point de fuite absent et imaginaire ». C'est-à-dire dans une certaine mesure un niveau de synthèse de la perception du temps que leur expérience propre ne leur a pas permis de construire. Nous pourrions développer ce fait sous l'angle de l'organisation du travail, mais l'idée d'acculturation scolaire révèle mieux que tout cette perception du temps que l'étudiant acquiert tout au long de sa scolarité. L'autocontrainte, la méthodologie, l'autonomie sont autant de structurations rationnelles du temps que l'école permet ou non d'acquérir. Ces « bons élèves » de lycées qui entrent à l'université perdent leurs repères temporels. Hier régis par un emploi du temps presque surchargé, les voilà livrés à « une culture universitaire écrasante »2 qui les conduit à l'inexorable sentiment de ne pas être à leur place. Cependant attribuer ce que les divers ministres en charge de l'université ont appelé « l'échec », à l'unique système scolaire dépossède aussi ces jeunes gens de leur passé, de leur histoire, bref de leur culture. Dans une société où la maîtrise du temps est une compétence, « le parcours migratoire des familles socialisées dans des formes sociales orales et la faiblesse des temps de scolarisation des parents expliquent dans une large mesure l'éloignement de cette temporalité scripturale de l'agenda »3, éminence du temps rationalisé à la demi-heure. Il nous faut ici rappeler avec P. Bourdieu que « la visée de l'avenir dépend étroitement dans sa forme et sa modalité, des potentialités objectives qui sont définies pour chaque individu par son statut social et par ses conditions matérielles d'existence. »4

Nous avons évoqué avec S. Beaud le cas des « enfants de la démocratisation » qui ont pu accéder à l'université mais nous aurions pu, et c'eût été plus éloquent encore, nous consacrer à ces mêmes « enfants » mais qui eux ont fait les frais de la déscolarisation.

1 Ibid. p. 20

2 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 159

3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires à l'épreuve de la précarité, op. cit. , p.161

4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p. 70

Cependant puisqu'ils sont aussi pour beaucoup les enfants de l'insertion, nous préférons traiter ce biais ultérieurement au travers du travail de terrain.

4.3 Les loisirs, une stratégie ?

Pour prolonger l'idée d'une calculabilité en matière d'éducation, nous souhaitons faire une nouvelle digression qui s'attacherait aux loisirs. Une enquête de 2003 sur les loisirs des enfants de 8 à 12 ans relève que la distribution des capitaux sociaux, culturels et économiques marque fortement les pratiques des enfants. Cette affirmation semble presque « tomber sous le sens », pourtant la référence aux théories bourdieusiennes n'a pas été, à notre connaissance, portée, si ce n'est le capital symbolique, sur des champs abstraits de l'existence. Il est entendu que les loisirs puissent être vus au sens du capital culturel mais ils peuvent tout aussi bien être vus comme un placement à longs termes qui favoriserait dans tous les cas un continuum social. C. Tavan écrit que « lorsque l'on tient compte simultanément de l'ensemble des caractéristiques individuelles (âge, sexe, niveau de diplôme, catégorie socioprofessionnelle, type de commune et niveau de vie), il ressort que les pratiques culturelles sont avant tout déterminées par le niveau de diplôme ; viennent ensuite la catégorie socioprofessionnelle et l'âge. »1 Elle donne l'exemple des diplômés du supérieur qui sont trois quarts à avoir visité dans les douze mois au moins un musée, une exposition ou un monument historique contre un quart des personnes ayant quitté le système scolaire sans diplôme et des cadres et professions libérales qui sont 60% à être allés au théâtre ou au concert sur la même période, tandis que les ouvriers sont quatre fois moins. Est-ce uniquement l'idée d'une distinction ou d'une reproduction que de se rendre ou pas dans un musée? G. Pronovost voit dans ces loisirs une tentative pour les familles les plus favorisées « d'inculquer aux enfants des notions de prévoyance »2.

Pour aller plus en avant encore, un bulletin de 2004 du ministère de la culture fait état d'une enquête sur les loisirs des 6-14ans. Cette enquête renonce à une catégorisation socio-économique pour favoriser une catégorisation tournée vers les « univers culturels »3 du public. On y trouve une catégorie nommée « les exclus » qui sont en tout éloignés des formes de loisirs culturels. Le portrait type qu'en dresse l'auteur correspond à un enfant dont les parents,

« ne fréquentent pas les bibliothèques, ne vont ni au théâtre ni aux concerts, leur

1 Chloé Tavan, Les pratiques culturelles : le rôle des habitudes prises dans l'enfance, INSEE Première n °883, Février 2003

2 Gilles Pronovost, Sociologie du temps, op. cit. , p. 108

3 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement culturel, n°144, mars 2004, p. 1

seule sortie culturelle étant le cinéma et encore est-ce dans une logique de l'exceptionnel. Ces parents, qui sortent peu, consomment également peu d'audiovisuel domestique et sous des formes peu diversifiées, se concentrant principalement sur les six principales chaînes de télévision et sur l'usage du magnétoscope. Pour une moitié, ils ne lisent pas de livres et ne pratiquent aucun sport.(...) Le sous-équipement personnel de ces enfants « exclus » est à l'image d'un équipement familial peu important, qu'il s'agisse d'ordinateur ou de chaîne télévisée payante, de même que leur faible investissement dans les activités culturelles répond à celui de leurs parents »1

A l'opposé on trouve les « impliqués dans les loisirs culturels et sportifs ». Ce sont ces enfants qui présentent « le spectre le plus large en matière de loisirs, alliant pratique amateur (sportive mais aussi artistique), consommations médiatiques (au sein desquelles ils préfèrent écouter de la musique à regarder la télévision) et consommations multimédiatiques (qui ne se cantonnent pas aux jeux vidéo), lecture et fréquentation des équipements culturels (bibliothèque, lieux de patrimoine et de spectacle). On note également chez ces parents « la présence d'un projet éducatif qui fait une place importante aux loisirs considérés comme "éducatifs" »2

Bien que soit écartée la notion de capitaux, la lecture de l'extrait et des profils cidessus ne laisse que peu de doutes quant aux populations sous-tendues. Est-ce là une coïncidence que les mêmes familles déjà soumises à bon nombre de difficultés économiques et sociales soient celles dont l'univers culturel est le plus réduit et qu'au contraire celles qui jouissent de capitaux certains appliquent une stratégie de socialisation ? La référence à la transmission de capitaux est davantage signifiée selon la théorie bourdieusienne. Pourtant si l'on prend l'habitus en tant que reproduction d'un « système de conditions objectives dont il est le produit »3, on admet tout aussi tacitement qu'aisément la facilité des uns et la difficulté des autres d'accéder à certaines formes culturelles. On omet dans cette analyse devenue lieu commun, que « la dynamique du champ dans lequel les biens culturels se produisent, se reproduisent et circulent en procurant des profits de distinction trouve son principe dans les stratégies(...) »4. Nous avons plus haut déjà dit la forte corrélation entre stratégie et horizon temporel, et nous poursuivons ici en postulant que plus qu'une simple reconduction de la hiérarchie sociale, le temps libre est un moyen de rendre efficient le temps improductif, le biais immanquable d'un projet éducatif. Cette

1 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement culturel, n°144, mars 2004, p. 7

2 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement culturel, n°144, mars 2004, p. 13

3 Pierre Bourdieu, La reproduction, Minuit, Paris, 1970, p. 198

4 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 279

tentative de manipulation du temps nous renvoie aux rites ancestraux qui reconduisaient sans cesse le passé. Aujourd'hui la manipulation se fait vers l'avenir.

Nous évoquons ici le temps libre occupé aux loisirs, mais il nous faut aussi rappeler que ce temps libre est aussi l'occasion pour les jeunes étudiants de mettre de côté une somme d'argent qui viendra enrichir les bourses d'État ou les aides familiales. Ainsi une enquête concernant le travail au cours des études révèle que travailler pendant ses études est un choix qui dépend de plusieurs facteurs tels que le type de filière et le montant des ressources (familles ou bourses). De sorte que la probabilité d'avoir un emploi régulier est « plus développé dans les filières et les spécialités où les diplômés connaissent le plus de difficultés d'insertion à la fin de leurs études. Il est, au contraire, moins fréquent dans les filières scientifiques et professionnelles où les rémunérations sont les plus élevées et les risques de déclassement plus faibles. »1 Nous avons déjà dit les variations du système scolaire et le déplacement opéré vers les classes « prépa », les filières scientifiques, etc, il ne sera donc pas nécessaire d'appuyer notre propos par l'effet de la variable « origine sociale » sur l'emploi tant celle-ci paraît être captée par le niveau scolaire ou encore la filière. Nous ne disposons pas de chiffres précis sur la question des « petits boulots », mais il ne serait pas inimaginable que de penser qu'ils sont les tributs payés aux études, et qu'ils sont eux-mêmes stratifiés selon les variables déjà citées. Bien sûr la « classe de prépa » ne laisse que peu de temps pour travailler à côté, mais il ne semble pas que l'élève en question en éprouve ni le besoin, ni le désir.

Nous avons dans une recherche antérieure mis en avant la fonction du Brevet d'Aptitude à la Fonction d'animateur (BAFA) pour les jeunes qui l'investissaient. Cette recherche s'avère très instructive en ce qu'elle traduit l'idée de l'utilisation du temps libre par une certaine frange de la population. Ce brevet qui délivre contre 900€ le droit d'encadrer des enfants à titre ponctuel (principalement l'été), revêt une double réalité qui vient préciser le propos ci-dessus. Le portrait type de l'usager de ce brevet est une jeune étudiante âgée de 18, 19 ans plutôt favorisée qui se destine aux métiers de l'enseignement et de l'éducation ou du social et dont les parents, sont dans ce même secteur et ont eux aussi « passé le BAFA ». Globalement ce sont 75%, des jeunes scolarisés interviewés, qui associent le BAFA à l'insertion professionnelle, que ce soit « un plus pour mon projet professionnel » ou un apprentissage nécessaire dans un travail futur comme « le travail en équipe, c'est important aujourd'hui » jusqu'à « un plus sur mon CV... ça permet de rentrer plus facilement dans la vie active ». Plus de 26 % trouvent leur motivation dans un

1 Catherine Béduwé, Jean-François Giret, le travail en cours d'études a-t-il une valeur professionnnelle ,, in Economie et Statistique, n°378-379, 2004, p. 67

« boulot de vacances épanouissant » ou encore « gagner un peu d'argent tout en ayant un travail pas trop fatiguant (comparé à l'usine) et enrichissant ». En bref un job d'été « qui apporte autre chose que de l'argent »1. Nous concluions à l'époque que les loisirs d'enfant avaient perdu, avec l'arrivée de classes plus aisées dans les centres de loisirs, leur fonction originelle d'oisiveté pour laisser place à « un processus de manipulation stratégique du temps »2 et que le BAFA avait suivi de près ce processus. Ce qu'il convient de retenir de cette recherche s'affirme dans la locution « manipulation stratégique ». Elle fait retentir l'idée durkheimienne d'éducation qui « consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération. »3 Cela nous a permis de voir que plus les capitaux étaient élevés plus le sentiment d'une « préparation à la vie active » était évoqué.

Une autre tendance des jobs d'été est avant tout orientée vers les activités de subsistance. Travailler l'été permet, à l'instar de l'écureuil, d'épargner quelques noisettes qui permettront de subvenir aux besoins de l'année à venir. Si les jeunes étudiants interviewés par S. Beaud confient que « la bourse permet pour la première fois de toucher un revenu qui est à la fois mensuel et garanti. » ils ont aussi « l'habitude depuis l'âge de seize ans de travailler l'été pour constituer en deux mois une épargne dans laquelle ils piocheront l'année suivante. »4 Ceci nous ramène une fois de plus à une vision subsistancielle du temps qui n'est pas éloignée de celle des agriculteurs traditionnels. Nous proposons l'idée d'un « petit boulot de subsistance » qui s'oppose à celle d'un « petit boulot éducatif », l'une se rapportant à « l'à venir » l'autre à « l'avenir ».

Sur un thème parallèle qu'est l'aide financière accordée aux enfants, nous retrouvons cette même structuration. « Les enfants reçoivent davantage d'argent de poche lorsque leurs parents disposent de revenus importants et appartiennent à des catégories sociales élevées. »5 Mais ces aides parentales ne sont pas qu'argent de poche. Dans le cas de jeunes en cours d'études elles peuvent être accordées sous formes de contributions au logement, alimentation, etc. Ce type d'aides comme le note l'enquête Éducation de 1992 « apportées pendant la période de formation des enfants s'apparentent le plus souvent à des investissements dans le capital humain des enfants. »6

Ces quelques exemples nous amènent à concéder à l'hypothèse de G. Pronovost une

1 James Masy, Le BAFA, un entre deux, mémoire de DURFA, Université de Nantes, 2006, p. 131

2 Ibid., p. 140

3 Émile Durkheim, Éducation et Sociologie, 1922, édition électronique développée par la Bibliothèque Universitaire de Québec , Chicotoumi, 2002, p. 9

4 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ?, op. cit., p. 166

5 Christine Barnet-Verzat , François-Charles Wolff, L'argent de poche versé aux jeunes : l'apprentissage de l'autonomie financière, in Économie et statistiques, n°343, 2001-3, p. 5

6 Ibid., p. 52

certaine valeur. Si ce n'est une maitrise du temps, on peut parler d'une tentative en la matière. Il paraît difficile d'établir quelques résultats fondés, tant les variables de la temporalité et leur apprentissage résultent d'effets de socialisation dont la famille n'est en fait qu'une partie. Il nous faudrait nous porter avec M. Haricault au sein de la famille "en amont des habitus constitués"1 et avec J. Loos sur "les questions temporelles au commissariat général du plan"2 pour une approche macrosociale du temps. Il y a tant à dire des variables qui construisent la perception temporelle, tant à dire sur les conséquences de cette construction, tant à dire sur le temps. Il eut fallu bien plus pour prétendre à une étude du temps, mais notre souhait n'était pas là, nous souhaitions dans ce chapitre faire valoir la multiplicité des temps fondés dans la nature sociale de l'existence. Nous aurions pu évoquer les temps sociaux à travers les espaces de socialisation, les classes d'âge, le genre la culture, ou encore l'habitat et plus encore, car toutes ces variables sont traversées par des temporalités propres qui constituent leur singularité.

Ce survol des théories sociologiques du temps amène à quatre constats fondamentaux de la temporalité, c'est-à-dire le rapport au temps qu'implique notre conscience de ce dernier. Un premier qui s'appuie sur l'approche constructiviste du temps qui l'envisage comme une synthèse de l'expérience cumulée. Et plus encore nous dirions que cette expérience s'appuie sur l'interaction socio-biologique, ou l'intersection entre le temps cosmique, les séquences temporelles de la nature et le temps intérieur comme le précisent éminemment P. Berger et T. Luckmann. Le deuxième constat estime une condition sociale du temps qui est tournée vers l'activité de chacun et déterminée selon des paramètres environnementaux, matériels et sociaux. La balade dominicale n'est pas la même selon qu'elle est en ville ou à la campagne, que l'on est ouvrier ou cadre, que l'on est à pied ou à cheval, il en va de même pour la temporalité et même de la temporalité des promeneurs. Le troisième découle du précédent mais propose une catégorisation plus rigide de l'activité en distinguant les temps d'activité entre eux. Les cadres temporels définissent une temporalité, car ils contribuent à transformer notre action. Dés lors que retentit la cloche de l'école, s'il s'agit de l'entrée on constate la nonchalance de nombreux élèves, si c'est la sortie, la précipitation démontre l'empressement à changer de cadre temporel. Et enfin le quatrième et dernier qui nous soumet l'idée de précarité temporelle portant en elle les stigmates d'une distribution sociale des horizons temporels. Nous avons vu avec les chômeurs de Marienthal que la projection était rendue difficile par l'inactivité, ou plus exactement l'absence de cadre temporel enfermant.

1 Monique Haricault, Enfants et temps quotidien : apprentissages et transmissions, Temporalistes, n°10, pp. 5-10, p. 6

2 Jocelyne Loos, les questions temporelles au commissariat général du plan, Temporalistes, n°5, pp. 12-13

Ces constats se doublent des transformations en oeuvre dans la société, dont nous avons déjà parlé. Lorsqu'est évoquée avec un certain déterminisme la relation passé, présent futur synthétisée par un groupe de chanson française, sous la forme « regarde ton passé, il te dira ton avenir »1, nous n'y voyons pas une fatalité, mais plutôt la grande difficulté à bâtir aujourd'hui son autonomie temporelle. Une société dans laquelle les horizons temporels se précarisent pour certaines populations, induit pour les membres de ces dernières la difficile, prise en charge de leur vie et considération de leur existence.

Le temps n'est pas une donnée à priori mais une construction sociale qui s'appuie sur des éléments objectifs de niveaux différents. La distinction du temps comme donnée sociale a depuis l'aube des temps présupposé sa segmentation et introduit la volonté de le manipuler. Les uns prièrent de peur que demain n'arrive jamais, les autres s'assurèrent de prévoir l'avenir en considérant aujourd'hui comme synthèse du passé et construction du futur. Considérant ainsi l'existence de temps pluriels, il est possible de situer chaque expérience de la vie dans une temporalité propre qui permet de mesurer les effets de la temporalité sur l'action présente. Il est donc admis que le temps soit vécu selon des conditions sociales et culturelles, dans des cadres plus ou moins libre et au regard de l'activité en présence.

1 Zebda, Sheitan, Utopie d'occase, Barclay, 2002

Conclusion de la deuxième partie

La jeunesse n'a plus de limites fondées sur des rites, ou plus exactement l'idée d'un passage à l'âge adulte est obsolète. La jeunesse est cependant toujours cette période liminaire qui précède en tout l'agrégation au groupe universel des adultes. Mais nous souhaitons insister sur l'idée d'une jeunesse vue comme un itinéraire inscrit dans la trajectoire sociale de la famille ; une jeunesse qui n'est pas délimitée par des étapes organisées chronologiquement, mais faite de conquêtes : « celle de l'autonomie financière, celle de l'autonomie résidentielle, et la transmission de l'héritage. Quant à la formation de la famille de procréation, elle est issue d'une période plus ou moins longue d'essais plus ou moins nombreux, conclue ou non par un mariage et/ou la naissance d'un premier enfant. »1 L'habitus n'est donc pas vu ici comme une incorporation simple et immuable des schèmes liés à quelque éthos mais « une trajectoire sociale définie sur plusieurs générations »2 impliquant ainsi la considération de « ruptures » biographiques. Quelle que soit la chronologie des conquêtes sus-citées, elles sont intimement liées à l'obtention d'un travail.

Si l'insertion des jeunes est aujourd'hui avant tout économique dans ce qu'elle suppose, elle n'en est pas moins une phase liminaire. Tout d'abord parce qu'elle ne correspond pas à un état non reconnu socialement, en effet l'idée d'insérable n'a pas de valeur pas plus que celle de demandeur d'emploi. Ce deux termes ne sont que les euphémismes d'une situation sociale éprouvée par un marché du travail déstabilisé. On comprend tout à fait l'impact souhaité de leur utilisation. Une transformation du langage des acteurs sociaux qui tentent aussi de définir une nouvelle identité des bénéficiaires. Cependant, il n'est pas assuré que ces mêmes bénéficiaires se considèrent de la sorte. Par ailleurs et toujours au regard de cette liminalité, sans reprendre tout ce que nous avons déjà développé à ce sujet, il est intéressant de la mettre en parallèle avec l'insertion par ce qu'elle renvoie de dépendance à une autorité. Nous avons vu l'aspect coercitif du CIVIS et la nécessité de répondre par son engagement à certains critères qui fondent l'insertion, tel que l'employabilité ou plus exactement « l'inculcation d'un habitus entrepreneurial (...) [et] de ce point de vue l'insertion apparaît comme une forme d'orthopédie morale (...)»3 On

1 Gérard Mauger, La jeunesse dans les âges de la vie. Une définition préalable, op.cit., p. 9

2 Claude Dubar, la socialisation, Paris, A. Colin , 2005, p. 71

3 Gérard Mauger, les politiques d'insertion, op. cit., p.14

retrouve ici un grand thème de la fonction liminaire : intégrer une réalité, apprendre à être ce qu'on nous dit que nous sommes. Pour autant nous ne disposons pas d'assez d'élément à ce stade de notre recherche pour convenir d'autres traits conséquents. De même la fonction sociale au sens bourdieusien, c'est à dire la distinction qu'opérerait l'insertion en tant que processus d'agrégation, permet de mettre en avant dans une certaine mesure l'acculturation de l'employabilité et ainsi situer l'insertion comme un processus qui agit directement sur l'individu.

Nous évoquions en concluant notre chapitre sur le temps, l'éternelle tentative de manipulation de ce dernier. Nous avons situé quatre points forts qui viennent interroger à multiples niveaux l'insertion des jeunes. La notion de cadre temporel soulève la question de celui de l'insertion. Peut-on définir un cadre à ce processus ? Existe -t-il réellement une temporalité de l'insertion qui puisse s'analyser au regard du cadre temporel qu'elle suggérerait ? La situation d'insertion est une temporalité singulière par ce qu'elle vise un état. Mais cette visée qu'on serait tenté d'appeler projet, ou bien objectif qui en est la cheville, induit une conception maîtrisée de l'horizon temporel. Ou encore une navigation érudite dans les limbes d'une précarité temporelle qui trouve son origine dans l'absence d'une socialisation qui ait considéré la temporalité. Cette quadrature du cercle nous montre que l'expérience du temps est aussi inégalement répartie que l'insertion, proposant même d'en être une des causes. La synthèse de l'expérience cumulée nous permet d'approcher la conscience temporelle et d'imaginer à partir de celle-ci les capacités de projection nécessaire à la construction d'une représentation structurée de l'avenir. Nous avons vu que la majorité des bénéficiaires des dispositifs d'insertion des jeunes étaient du côté des faibles niveaux scolaires, ce qui signifie aussi qu'ils n'ont que peu fait l'expérience du temps, sous forme de cadre, de synthèse, d'horizon. Par ailleurs il est aussi notable que nombre de bénéficiaires n'ont disposé et ne disposent que de peu de conditions sociales favorisant l'expérience du temps.

Une scolarité courte voire très courte cumulée à des conditions qui limitent leur expérience à celle de la non-structure ne permet par conséquent pas de tester cette jeunesse dont nous parle O. Galland. Cet espace intermédiaire qui combine les expériences dont la synthèse prépare à ce statut d'adulte, existe-t-il de la même façon pour ces jeunes qui ne vivent que peu la scolarité ? Doit-on imaginer qu'en l'absence de structure, se construisent des communitas qui viennent palier ce manque ?

TROISIEME PARTIE

Le corpus et son analyse

...

Tentative d'approche

de construction sociale des temporalités

Existe t-il un consensus entre Le suicide de Durkheim et La misère du monde ouvrage dirigé par P. Bourdieu ? D'un côté le tout social mathématisé, de l'autre l'hypersubjectivité laissée comme un matériau brut à la lecture de chacun. La traditionnelle opposition de méthodes consiste pratiquement à choisir son camp. Or cette opposition trompe le chercheur novice et laisse penser qu'il devrait favoriser telle méthode plutôt que telle autre. Cette recherche n'a pas échappé à un tel choix. De plus l'évolution du sujet n'a fait que complexifier le choix de la méthode.

C'est dans une perspective théorique que s'est construit ce choix qui paraît aujourd'hui d'une logique implacable. En effet à la lecture de quelques ouvrages relevant de l'insertion il m'est apparu très clairement deux types de recherche, l'une axée sur l'effet attendu de l'insertion, et l'autre sur le processus. Dans le cas de notre recherche il s'agissait du comprendre le ou les processus en oeuvre et leurs éventuelles fonctions sociales. Et puis en précisant la problématique, la simple formulation de cette dernière mît à jour la nécessaire démarche. En évoquant la notion de « construction d'une représentation », il paraissait évident de soumettre cette recherche au cadre théorique du constructivisme, ce qui amenait naturellement aux théories de la socialisation et ainsi à ce que nous avons déjà nommé le socioconstructivisme.

Tenter d'appréhender, à travers les processus en oeuvre dans une situation d'insertion, les pratiques et les représentations de chacun suppose de recueillir un discours . Ce qui nécessite alors de considérer la parole comme le vecteur du fait expériencé et de la pensée construite. C'est-à-dire comprendre l'expérience vécue comme une articulation entre « l'épreuve personnelle concrète, pratique, singulière, située dans le temps et l'espace social, et les enjeux collectifs dans lesquels ils peuvent se comprendre et doivent être

interprétés. »1 ; mais aussi l'ensemble organisé des représentations comme une réalité élaborée à partir de l'interprétation subjective du fait social.

En soumettant cette idée à la méthodologie, la question du choix ne se pose plus, l'entretien paraît évident. Mais c'est imaginer l'entretien comme une méthode. Or c'est dans la construction de la problématique que l'entretien trouve sa place dans une démarche plus globale, il n'est en fait qu'un outil parmi d'autres pour recueillir un discours. Ce sont donc ici des outils utilisés dans une démarche qui seront présentés et non pas une méthode. Car s'il est aujourd'hui une certitude pour moi, c'est qu'une recherche ne se construit pas autour d'une « méthode unique et canonique »2 mais autour d'une démarche outillée qui « engage des présupposés théoriques voire idéologiques ».3

1. Corpus

Avant d'entamer une présentation détaillée de ce qui fonde notre corpus, il convient d'en expliciter la nature.

Nous évoquions en introduction ce qui avait suscité cette recherche. Aussi dans le cadre du Master FFAST, dans lequel il est demandé de réaliser un stage pratique de 240 heures, nous avons souhaité effectuer ce dernier auprès d'un public en situation d'insertion et partir du public présent pour mener notre recherche. Ce fut là, une première difficulté. Les institutions accueillant sur une période plus ou moins longue le public visé, ne sont que rarement enthousiastes à l'idée d'accueillir un stagiaire qui ne souhaite pas se limiter à une présence statique ou à des travaux de secrétariat. Ce fut donc un premier échec que ce stage, qui tourna court après deux mois au sein de l'équipe.

Malgré ce premier échec nous avons entamé de nouvelles recherches. Après une rencontre avec la coordinatrice d'un chantier d'insertion, il fut convenu qu'il serait possible de mener des entretiens auprès des 15 jeunes présents sur le chantier. Malheureusement, près de trois mois plus tard le chantier périclitait, laissant s'évanouir dans la nature un corpus pré-établi.

1 Alain Blanchet, Anne Gotmann, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, Paris, Nathan Université, coll. 128, 1992, p. 28

2 Robert Weil, La démarche sociologique, in Jean-Pierre Durand, Robert Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 2006, p. 405

3 Ibid.

1.1 Transformation de la question de recherche... et du corpus

Nous avons alors fait le choix, à ce moment, de remanier notre question de recherche et par là-même notre corpus. Ainsi nous avons fait le choix d'une question qui serait d'avantage transversale aux jeunes publics de l'insertion. Il nous restait tout de même à approcher ce public. Nous avons fait appel à diverses institutions ou plutôt à des informateurs relais. Il est évident que ce mode d'accès aux interviewés n'est pas sans danger en ce qu'il fausse la qualité réelle du volontariat inhérent à une enquête par entretien. Nous avons donc fait un premier choix de ne pas utiliser le réseau Mission Locale ou ANPE, institutions beaucoup trop polémiques auprès des jeunes pour pouvoir mener des interviews les plus neutres possibles. Mais la neutralité n'est pas de mise non plus dans des réseaux moins connotés, car si les informateurs relais sont avant tout des personnes de notre réseau personnel, ils sont surtout, pour les interviewés, la représentation d'une institution, ce qu'elle porte localement et même parfois plus, que ce soit dans une visée positive ou négative. Il est donc crucial d'avoir à l'esprit que « la demande de l'enquêteur (qui est une demande de recherche) se double d'une demande tierce (amicale, sociale, institutionnelle) pouvant brouiller le cadre contractuel de communication. »1 Bien sûr il assure d'une sélectivité qui permet de construire un corpus précis. Même si cette précision reste illusoire dans le cas présent, puisque les entretiens ont démontré que la grande partie des caractéristiques échappait aux informateurs relais. Pour exemple, nous recherchions quelqu'un dernièrement employé par le biais d'un contrat aidé, après quelques années de « galère ». Il s'est avéré que la personne présentée avait toujours travaillé et qu'elle travaillait aujourd'hui dans un objectif loin de l'insertion traditionnelle. Toutefois il n'est pas à nier que ce mode de sélection, s'il n'est pas neutre facilite considérablement l'approche auprès du public visé. Aussi une fois repérés les informateurs relais, nous leur avons fait part d'une première demande formulée en ces termes : « est concerné, par cette recherche, tout jeune âgé de 16 à 25 ans, impliqué ou ayant été impliqué dans un processus d'insertion officiel »2. Loin d'être très précis nous avons du détailler cette demande au regard des profils proposés. Une première sélection se fît en fonction du genre puis ensuite ce fut la situation sociale actuelle et enfin, la donnée la plus contraignante mais de loin la plus intéressante, ceux et celles qui sont réellement venus aux rendez-vous qu'eux mêmes avaient fixé avec les informateurs relais. Ce sont au total près de 12 rendez-vous qui ont été déclinés sans que nous n'en soyons prévenus. Cette donnée est très intéressante pour cette recherche, en ce qu'elle traduit la complexité de la situation de projection ou de

1 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, Op. Cit., p.57

2 Extrait de courriel adressé aux « relais » le 26 mars 2007

maîtrise du temps pour certains publics, mais l'eut été encore plus si nous avions pu en saisir les raisons véritables.

1.2 Présences significatives

Au final ce sont 11 jeunes qui ont été interviewés. Douze nous ont été proposés par un membre de l'équipe de prévention de la délinquance sur un quartier populaire de la région. Seulement six se sont présentés dont deux sur relance téléphonique eu égard à un premier « oubli » de leur part. Les entretiens se sont déroulés sur trois jours. Ces six premiers jeunes ont été retenus dans un panel de douze pour leur disponibilité. Leur représentation massive dans l'échantillon implique de bien considérer l'impact dans l'analyse. Si l'on considère que « l'appartenance au quartier joue sur le degré de discrimination auquel les jeunes doivent faire face »1, on doit la croiser avec l'origine ethnique des parents et le genre. Cela vient aussi percuter le faible taux de poursuite d'études supérieures chez les jeunes dont les parents sont originaire du Maghreb (13% des hommes et 20% des femmes)2 et le taux important de jeunes sortis du système scolaire sans diplôme (3 fois plus que chez les jeunes dont les parents sont français non issus de l'immigration)3.

Quatre jeunes en cours de formation professionnelle nous ont été proposés par un organisme de formation de la région à qui nous avions passé la consigne sus-citée, avec en plus une volonté de mixité dans l'échantillon. Deux ont été disponibles, le choix était limité mais fort heureusement il s'agissait d'un garçon et d'une fille. Il est à noter ici la formation suivie : un Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l'Éducation Populaire et du Sport. Formation inscrite dans une dynamique sociale dans laquelle les animateurs tiennent une position « d'enrichisseur de liens, producteur de créativité et d'innovation et acteur d'éveil social »4 dont la mission principale qu'ils se représentent « consiste dans la mise en place d'une dynamique de transformation sociocritique visant à rendre les individus acteurs de leur devenir et vecteur du changement par la mobilisation des ressources disponibles »5. Leur présence dans l'échantillon nécessite de maîtriser cette donnée dans l'analyse. On peut sans trop de difficulté imaginer que le contenu de leur formation, commencée cinq mois avant les entretiens, leur aura apporté matière à se situer personnellement et professionnellement; en même temps que des éléments qui facilitent la projection, attendu

1 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes en France, PUF, paris, 2006, p.23

2 Ibid., p. 20

3 Ibid., p. 20

4 Tariq Ragi, Animateurs : formations, emplois et valeurs, in Agora, n°36, 2ème trimestre 2004, p.21

5 Ibid.

que c'est là un des apprentissages central de la formation, que de monter des projets.

Une jeune a été proposée par une professeur de danse d'une association culturelle, une autre par une coordinatrice de chantier d'insertion, et une dernière par un membre d'une association de jeunesse et d'éducation populaire. Nous ne redirons pas ici ce qu'implique l'utilisation d'informateurs-relais.

Il devait nous appartenir d'effectuer un tri au regard des variables pré-senties : âge, genre, situation sociale, niveau d'étude, lieu d'habitation, etc. Nous avons en fait du nous limiter notre tri au genre, au niveau d'étude et à la situation sociale actuelle. L'ensemble du corpus se répartit ainsi : (cf. tableau ci-dessous) :

Tableau 6. Répartition du corpus selon quelques variables

D.E: Demandeur d'Emploi ; N.I : Non-Indemnisé

Variable

Genre

Niv.
étude

Sit. sociale

Lieu
d'habitation

Nationalité Parents

Fratrie

Age

Nbre de perslmodalite

Masc

5

I

1

DE indemnisé

1

Prefecture

9

Algerien

4

13

1

18

1

Fem

6

III

1

DE non indemnisé

3

Ss Prefecture

2

Français

6

8

2

22

4

 
 

IV

2

DE non inscrit

1

Commune. Ruale

0

Tunisien

1

6

1

23

1

 
 

V

4

DE formation pro indemnisée

2

 
 
 
 

3

2

24

1

 
 

VI

3

DE chantier insertion

1

 
 
 
 

5

3

25

4

 
 
 
 

Salarié contrat aidé

2

 
 
 
 

2

1

 
 
 
 
 
 

DE. interimaire

1

 
 
 
 

1

1

 
 
 

Ttx

11

 

11

 

11

 

11

 

11

 

11

 

11

Bien que cet échantillon ne soit pas réellement représentatif, il reste pour autant proche de la réalité. Nous prendrons pour valeur de référence les jeunes suivis par la mission locale d'une agglomération de la région (20 antennes ou accueil). Les femmes représentent 51% du public suivi. Le niveau des études se réparti ainsi, le niveau V : 42,1%, le niveau VI : 8,5%, le niveau IV : 24,1% et enfin les diplômés du supérieur : 3,8%. Quant au niveau d'indépendance, 69,5% à vivre chez leurs parents (et 26% sans

logement autonome), 26,4% ont le permis.1

Cette proximité avec la réalité du public de cette institution soulève un nouvel intérêt fort important, rendre compte de la pluralité des situations d'insertion, ce que nous n'avions pas imaginé en début de travail. Cette pluralité amène implicitement à imaginer la recherche selon un axe quelque peu différent dans le traitement de ces données. Mais nous y reviendrons plus précisément en fin de chapitre.

2. Définition des lieux et des acteurs

Dans un article paru en 1994 dans une revue, G. Blanchet et A. Gotman ont réussi à mettre en avant, lors d'une recherche concernant les effets de l'environnement sur l'interview, l'impact considérable du lieux en même temps que la place des personnes lors de l'interview et ainsi de mesurer combien « la situation commande des rôles et des conduites spécifiques ».2

Conscient de cet enjeu, nous avons souhaité que ces entretiens se déroulent dans des locaux qui ne soient ni trop institutionnels, ni trop marqués par le cadre de la recherche. Toutefois il nous importait que ce lieu ne transgresse pas la logique selon laquelle l'interviewer, de qui émane la demande, « se rende vers l'environnement familier de l'interviewé »3.

2.1 un local marqué par la vie du quartier

Nous avons ainsi pu réaliser six entretiens dans un local investi par les jeunes et mis à disposition par la Sauvegarde de l'enfance. Le choix de ce local est avant tout lié à ce qu'ont pu nous transmettre les membres de l'équipe de prévention du quartier. c'est-à-dire la façon dont les jeunes occupaient cet espace. Une petite maison en bordure du quartier, pas de poignée à la porte d'entrée. Pour entrer : on frappe et on est accueilli. Une fois à l'intérieur, chacun semble vaquer à ses occupations. D'aucun prennent le thé ou le café dans le salon de jardin, d'autres jouent aux échecs ou racontent leur dernière aventure ; d'autres encore, à l'étage, accompagnés ou non, passent les coups de téléphone pour des démarches administratives ou professionnelles. Certains arrivent, d'autres partent. Les

1 Données issues du Bilan 2005 de la Mission locale de l'agglomération Mancelle

2 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, op. cit, p.71

3 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, op.cit, p.72

garçons arrivent souvent seuls, tandis que les filles sont au moins deux. Les murs regorgent de photos des équipes de foot locales. On trouve aussi des jeux, des fascicules de prévention, une mappemonde accrochée au mur, quelques papiers collés en guise de pensebête. Nous sommes installés dans une petite pièce au premier étage, dans laquelle siègent deux chauffeuses, une tablette, un bureau et son téléphone. Nous prenons soin d'orienter les chauffeuses de sorte que l'interviewé ait une vue sur la cime du magnifique cerisier qui fournit l'ombre nécessaire aux quelques buveurs de thé et café du salon de jardin et permet l'évasion du regard vers des cieux parfois plus cléments que nos yeux. Sur les six, deux furent vraiment courts (entre 30 et 40 minutes), il s'agit dans les deux cas de deux jeunes filles issues de l'immigration. Bien que les propos recueillis aient été sincères, nous avons noté que la cime du cerisier était vivement visée...

2.2 Un local marqué par un groupe en formation

Deux des onze interviewés sont issus d'un groupe en formation professionnelle. Nous avons donc souhaité les rencontrer sur le lieu de leur formation. En arrivant nous croisons deux jeunes fumeurs accrochés à une rambarde et à leur cigarette roulée. En entrant nous découvrons deux salles de classe : une première fade, vide, aux couleurs et mobiliers de l'éducation populaire de l'époque ; une seconde aux tons pastels qui arborent créations manuelles fantaisistes, ordinateurs, réfrigérateur, cafetière, jeux de société, canapés, table basse et même le vestige de sa première fonction : un tableau vert surplombé d'un vieux néon. Cette seconde salle a tout du foyer de jeune, il ne manque que le baby-foot. Les stagiaires de la formation sont disséminés dans les deux salles, en groupe, par deux ou seuls, ils réfléchissent, discutent prennent un café, lèvent la tête pour me saluer et retournent à leurs réalités. Nous y retrouvons la formatrice qui nous intègre rapidement en nous faisant visiter les locaux et en nous présentant aux personnes intéressées. Nous réaliserons nos entretiens dans un bureau adjacents entre midi et deux, l'heure du déjeuner. Les horaires ont été convenus à l'avance entre les interviewés et la formatrice. Le premier se déroule dans un bureau, sur un coin de bureau, assis sur des chaises de bureau, il sera pourtant plus long que prévu (1h30) et repoussera le second en fin de journée. Ce dernier se fera dans les canapés de la salle aux tons pastels une fois tout le monde parti. La frustration de voir les autres partir ne troublera pourtant pas notre interviewé, qui nous parlera posément durant (1h10).

2.3 Deux entretiens chez les personnes et un sur le chantier

Il est assez difficile de peindre l'intérieur d'une habitation personnelle, aussi nous nous limiterons à une impression générale. Dans les deux cas l'accueil fût fort convivial. Dans les deux cas l'entretiens se tînt dans le salon, un café à la main. Dans les deux cas, il s'agissait d'un appartement de jeune fille. Non que les appartements de jeunes filles se ressemblent tous, mais il est fort à parier que l'esprit "art-déco" soit plus présent sur les murs des jeunes filles que sur ceux des jeunes garçons. Au delà de ces pré-notions, le dernier point commun est la position relativement décontractée des deux interviewées.

Pour la jeune fille que nous avons rencontrée sur le chantier d'insertion, la décontraction n'était pas du tout de mise. En effet, ce chantier basé dans un appartement H.L.M, n'avait rien de très accueillant. D'abord parce qu'un chantier est rarement accueillant et ensuite parce que le seul local adapté à un entretien n'était autre que le bureau de la coordinatrice, qui représente le cadre institutionnel du chantier. C'est elle qui déclare les absences, qui fait le point avec les agents d'insertion, les Juges d'Application des Peines, les éducateurs, etc. C'est donc tout naturellement que la jeune fille, très jeune qui plus est (18 ans), semblait très tendue à l'idée de répondre à des questions. Et c'est donc tout aussi naturellement que l'entretien a viré au questionnaire. Ce n'est sans doute pas la seule raison de cet « échec », il nous appartient de mesurer ce que nous avons pu induire par notre comportement, plus globalement ce que notre rôle d'acteur induit.

2.4 La distribution des acteurs

De ces onze entretiens nous retiendrons un ensemble de variables qui les ont marqués par la représentation que l'interviewé pouvait avoir du rôle qu'il s'attribuait, et de celui qu'il attribuait à l'interviewer. S'il est évident que l'âge, le sexe, et la catégorie socioprofessionnelle ou encore l'origine ethnico-culturelle marquent inévitablement l'entretien, il est affaire du chercheur de réduire ce qui peut être un handicap à la construction d'un discours. Si le chercheur peut minimiser ces handicaps, il ne peut aller contre le risque que représente la mise en mot, d'un parcours et de ses maux.

Bien que nous ayons bâti notre entretien de la même façon à chaque fois, nous ne pouvons arguer avoir établit dans tous les cas « un cadre qui permette [au chercheur] de se soustraire à l'image sociale que lui attribue l'interviewé ».1 Nous avons, en grande partie, réussi avec les jeunes garçons à réduire la distance entre les positions sociales respectives en entamant systématiquement nos entretiens par une courte présentation de notre origine

1 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, op.cit, p.73

sociale en situant notre environnement de référence, ainsi qu'une présentation de notre parcours scolaire et professionnel, assez chaotique pour rassurer l'interviewé et créer ainsi un « monde référentiel commun pour qu'il s'exprime et développe son discours. »1 Nous avons profité de cette courte introduction pour présenter la recherche et son cadre éthique. Dans cette présentation nous avons pris garde de ne pas alimenter la dissymétrie par le langage et les attitudes. Même si dans certains cas la profonde détresse des uns et des unes devaient retentir sur notre visage, nous n'avons pas cédé à un misérabilisme empathique qui aurait plongé l'interviewé dans la production d'un discours de même nature.

Nous avons, sur l'ensemble, vécu trois entretiens comme des échecs avec trois de six jeunes filles. La question de l'échec est toutefois en suspend dans la mesure où nous n'avons pas défini les critères de l'échec, ni non-plus ceux de la réussite. Comme en témoignent Didier Demazière et Claude Dubar , « il n'y a pas de règles précises permettant de dire comment il faut procéder pour optimiser les conditions d'un entretien tout en respectant la déontologie de la recherche (anonymat, liberté de réponse, droit au silence...). Il n' y a que des situations concrètes de face-à-face entre un chercheur qui veut comprendre et un sujet qui veut parler. »2 Notre sentiment d'échec est assurément lié à la dérive de l'entretien en questionnaire et au peu de matériau récupéré. Toutefois à ce niveau de notre travail nous nous retrancherons derrière une citation de C. Dubar qui précise qu'« il est parfois difficile de faire la différence entre un entretien réussi mais difficile et un entretien sans marques de résistance mais qui ne permet aucune analyse utile. »3 Alors pourquoi parler d'échec ? Parce qu'il nous semble que dans deux des trois cas4, nous avons été induit en erreur par nos propres pré-notions. C'est directement notre histoire socioculturelle qui a pris le pas sur notre objectivité. Après avoir passé plus de vingt ans dans un quartier populaire, il est assez difficile de passer outre les codes sociaux, aujourd'hui quasiment promulgués au rang d'habitus, qui régissent les relations mixtes. En écrivant ces mots il nous vient à l'esprit que nous avons provoqué cette attitude en omettant la distanciation nécessaire à l'objectivité.

Si la dissymétrie sociale expliquée plus haut est tout à fait probante dans cet exemple elle est doublée d'une certaine crainte de « l'étranger » qui crée là encore une distance sociale entre les protagonistes. Ainsi lors de notre première série d'entretiens sur le quartier, nous fûmes bien étonnés d'être « craint ». D'abord parce que nous étions l'étranger

1 Ibid., p. 74

2 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques, l'exemple de récits d'insertion, PUL, Laval, 2004, p. 87

3 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques, l'exemple de récits d'insertion, op.cit., p.91

4 Entretiens : ; Ouarda et D2, Nazira

à ce moment précis (situation analogue à l'interview chez les personnes), et qu'en cela nous éprouvions une certaine appréhension; et ensuite par la représentation que les jeunes présents avaient de nous et qu'un d'entre eux oralisa sous forme de boutade en nous serrant la main : « vous êtes les RG1 ? » ce à quoi nous répondîmes par le négatif, pendant qu'un autre demandait si nous étions journaliste. Nous finîmes par pouvoir préciser notre présence en tant qu'étudiant dans le cadre d'un mémoire pour l'université. L'étonnement d'un intérêt scientifique pour les jeunes d'un quartier populaire les laissaient pour le moins perplexes. Et c'est une fois un premier entretien mené avec Majid que tout sembla entrer dans l'ordre. D'un seul coup les postulants à l'entretien se faisaient plus nombreux, au moins dans la volonté immédiate, puisque la projection n'aboutit pas toujours !

L'analogie avec les interviews chez les personnes tient en ce qu'il est toujours délicat d'être chez quelqu'un sans autre but qu'un but personnel. Jouir de l'accueil et du temps de l'hôte tandis que nous ne proposons qu'une extorsion d'information n'a pas de quoi mettre à l'aise. Pour autant ce ne sont pas ces entretiens qui nous ont posé problème.

3. Le cadre contractuel de la communication et réalisation de entretiens Nous avions présenté le cadre aux informateurs-relais par mail en ces mots :

Cadre de la recherche : Mémoire de Master 2

Discipline : Science de l'éducation

Sujet de la recherche :

Les 16-25 ans en situation d'insertion professionnelle et/ou sociale.

Objet de la recherche : Donner la parole aux jeunes 16 -25 ans usagers des dipositifs d'insertion

Quatre axes développés :

identité/ biographie (de la formation initiale à aujourd'hui)

loisirs

projets, rêves, envies...

sentiment sur l'insertion aujourd'hui

Règles liées à l'interview :

l'interview comporte une partie socio-identitaire à questions fermées

1 Renseignements Généraux

la deuxième partie ne comporte que des questions ouvertes.

la personne peut ne pas répondre à une question

les interviews sont anonymes

les interviews sont enregistrées avec l'accord de la personne

chaque interview enregistrée donnera lieu à une retranscription écrite qui sera soumise à la personne concernée (l'interviewé)

les interviews se déroulent sur le temps de travail de la formation (pour les jeunes en formation ).

Malgré ce cadre, l'anecdote sur les RG permet de mesurer l'écart entre le cadre proposé par les informateurs-relais et la représentation restante. Notre présentation de la recherche et du contrat de communication permettait de cibler l'entretien dans sa fonction valorisante socialement (la science s'intéresse à moi !), mais ne permettait pas d'éclaircir sa fonction scientifique (à quoi je sers réellement ?). Bien que chacun des enquêtés aient été en situation d'insertion, il ne leur apparaissait pas évident d'avoir quelque chose à en dire. Persuadé pour notre part d'avoir à faire à des experts, nous nous heurtions à leur sentiment de novice. Ce sentiment de noviciat a d'ailleurs lourdement pesé sur les entretiens lors des questions non-extensionnelles, c'est-à-dire d'avantage basée sur les sentiments ou la projection, que sur la description de l'existant. « Lorsque le thème est extensionnel, le discours répond à une exigence de vérité; par contre lorsque le thème est non extensionnel, le discours répond à un exigence de sincérité. »1 Cette sincérité se doit d'être « gagnée » par l'enquêteur, elle conditionne en grande partie la construction du discours. Toutefois « on ne garantira jamais l'absence de malentendus, l'évitement de tout impair de la part du chercheur ou la résistance du sujet à dire telle ou telle chose à un inconnu. »2

Fort des travaux de D. Demazière et C. Dubar, nous nous sommes attachés à favoriser le récit, sans tomber dans « l'illusion biographique »3 qui présupposerait que « la vie constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d'une " intention" subjective et objective, d'un projet... »4. L'intérêt du récit tient en la « non-directivité » de l'attitude de l'enquêteur, c'est-à-dire en sa capacité d'écoute. C'est sans doute à ce niveau que notre guide comme notre mode d'intervention in situ ont manqué d'expérience. Cela se traduit par un listing de questions qui viennent préciser celles invitant au récit. Notre grande difficulté est, semble-t-il, aussi

1 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses méthodes : l'entretien, op.cit, p.77

2 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens biographiques, l'exemple de récits d'insertion, op.cit., p.89

3 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, sur la théorie de l'action, Seuil, Paris, 1994, p.81

4 Ibid.

inhérente au thème non-extensionnel et à la difficulté des participants à se décentrer du récit pour tendre vers un niveau d'abstraction beaucoup plus important lorsqu'il s'agit d'une projection.

Dés lors, se dessine la question fondamentale de la construction d'un guide interrogeant le rapport social au temps de jeunes souvent déstabilisés par cette notion. Raconter son passé et son présent au travers de questions pré-définies afin de mesurer en quoi ces deux temps peuvent préparer un futur peut sembler amener doucement l'interviewé aux questions associées à la projection, qui sous-tendent le projet professionnel ou au moins le projet d'insertion professionnelle ainsi que le projet de vie tel que le définit J.P. Boutinet lorsqu'il l'évoque comme « un projet à long terme qui concerne le style de vie que compte adopter d'ici quelques années le jeune : célibat, vie conjugale, vie maritale, mariage à l'essai, union libre, militance, engagement caritatif... »1 Nous sommes pourtant loin d'assurer comme l'auteur que le projet « permet aux individus arrivés à un certain stade de leur existence d'anticiper la séquence suivante face à un affaiblissement, voire une disparition des rites traditionnels de passage. »2

Nous avons construit notre guide, d'avantage au regard des pistes développées par A. Brillaud autour des représentations sociales de l'avenir. Ainsi on retrouve dans la mobilité sociale et la scolarité des jeunes interviewés, les enjeux de classe et en cela « la question des conditions et des médiations sociales déterminant la capacité des individus à gérer leur devenir... »3, qu'il s'agisse de mobilisation parentale et ou fraternelle quant à l'école du rapport étroit aux capitaux (culturels, économiques, social, symbolique) ou encore les espaces de socialisation dans lesquels évoluent les jeunes. Notre guid a donc tenté de restituer, ce que l'auteur nomme « les facteurs déterminant le seuil en deçà duquel il n'est de projection dans l'avenir qui puisse prendre sens en terme d'enjeux... »4; et en même temps de proposer une démarche qui ne mette pas en exergue la non-réponse, mais s'applique à produire des éléments de compréhension de la construction du rapport social au temps.

Il n'est pas chose simple de faire le bilan d'entretiens sans en avoir réellement extrait les informations qu'ils contiennent. Il n'est pas non plus chose facile d'avoir un regard réflexif sur une méthodologie sans risquer de l'opposer à une autre ou de tomber

1 Jean Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Quadrige, Paris, 2005, p. 83

2 Jean Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Quadrige, Paris, 2005, p.80

3 André Brillaud, Enjeux de apprentissages et représentations sociales de l'avenir, Éducation permanente n °136, 1998, p.70

4 André Brillaud, Enjeux de apprentissages et représentations sociales de l'avenir, Éducation permanente n °136, 1998, p.70

dans ce que D. Lapeyronnie appelle « l'académisme radical »1. Inviter au récit, c'est se risquer d'orienter l'enquêté vers, ce que P. Bourdieu qualifie « d'effort de présentation de soi ou , mieux, de production de soi », c'est-à-dire d'un manque de sincérité.

Il nous traverse bien souvent l'esprit que cette démarche puisse ne pas être, adéquate ou suffisante, dans ce même questionnement bouillonne l'échantillon et sa représentativité, le guide et sa pertinence, la problématique et son utilité. Mais nous nous réfugions dans ces moments derrière un extrait d'article de C. Dubar :

« Tout est bon, selon moi, qui permet de mieux comprendre et de plus expliquer, l'un ne pouvant, en sociologie, se séparer de l'autre (contrairement aux sciences de la nature). On pourrait donc défendre l'idée que le pluralisme consiste à pouvoir considérer les individus tantôt comme des agents, tantôt comme des acteurs, tantôt comme des sujets et tantôt comme des auteurs, permettant ainsi de comprendre et d'expliquer (de produire) "du social" . »2

4. L'analyse des entretiens

Expliquer les techniques d'analyse utilisées constitue un réel exercice de clarification de la production de sens. Il est important pour cela de revenir au guide d'entretien.

4.1. la directivité du guide

Dans le cadre de notre enquête, l'intérêt était de parler du temps sans pour autant partir sur une discussion philosophique. Nous avons donc regrouper les questions en trois grands thèmes (passé; présent ; futur) et à l'intérieur nous avons considéré, le vécu, les représentations, le souhait de la scolarité, du professionnel et du loisir. L'idée sous-tendue est la mesure de la représentation du temps comme un espace chronologique structuré par la socialisation primaire, c'est à dire par exemple imaginer la situation de marge pas comme une exclusion mais comme une non-intégration donc comme un processus inscrit dans le temps ou encore le projet comme une structuration méthodique du temps impliquant des apprentissages fondamentaux en la matière.

1 Didier Lapeyronnie, L'académisme radical ou le monologue sociologique. Avec qui parlent les sociologues, Revue Française de sociologie, 2004, 45-4, p. 621-651

2 Claude Dubar, Le pluralisme en sociologie : fondements, limites, enjeux, Socio-logos, Numéro 1,mis en ligne le : 21 mars 2006. http://socio-logos.revues.org/docum, consulté le 5 juin 2007

Toutefois, si le guide semblait reprendre les grands thèmes de la recherche, il fut lors des entretiens plus qu'un support. Il devint vite une attache profonde à la recherche qui ne tolérait pas la prose vagabonde des interviewés. Le découpage selon trois temps aurait permis un récit très naturel dans lequel venaient s'imbriquer les éléments recherchés. Mais plutôt que de laisser se tisser le fil de la parole, nous avons à de nombreuses reprises réintroduit le cadre de la recherche de façon maladroite, bien loin de la communication « non-violente » dont parle P. Bourdieu. Dans le protocole espéré d'un entretien, ce type d'intervention enferme et segmente le discours produit. Est-ce là ce que l'on nomme l'entretien semi-directif.

Car si la notion de directivité est claire, la non-directivité qui se fonde une interaction qui se construit au fur et à mesure, où le chercheur fait exploser le thème. A. Blanchet traduit la non directivité comme « l'ensemble des conduites d'un interviewer qui vise la production par un interviewé d'un discours continu et structuré sur un problème donné »1. Cela ne laisse pas une place très claire à la semi-directivité D'ailleurs l'auteur fustige la notion de semi-directivité qui désigne selon lui l'utilisation d'un guide d'entretien dans une démarche non-directive, attendu que selon lui « aucune des interventions du chercheur n'est indépendante des guides ou schémas implicites qui structurent sa vision du problème. »2 Nous nous abstiendrons de définir la semi-directivité autrement que par la formulation de questions finement ajustées au discours de l'interviewé sans donc lui couper la parole. Ainsi la semi-directivité pourra être appréhendée selon chacun au regard de ses orientations théoriques. Cette semi-directivité permet autant qu'elle l'empêche la construction d'un discours basé sur l'ensemble des représentations. Entre directivité et nondirectivité, grand est l'écart. Dans cet empan technico-théorique on retrouve toutes sortes de situations qui vont accueillir les entretiens. Chacun étant le fruit d'une interaction établie au regard des éléments développés plus haut et définissant certaines fois un retranchement vers la directivité pour s'assurer du recueil de données. Nous souhaitons par là insister sur le caractère singulier des entretiens et ainsi prévenir le lecteur que l'analyse qui devrait considérer ce paramètre ne le fera que peu ou prou.

4.2. l'analyse

Nous citions en début de chapitre La misère du monde en lui conférant une hypersubjectivité. Ce que D. Demazière et C. Dubar note comme une « posture restitutive qui,

1 Alain Blanchet & al., L'entretien dans les sciences sociales, Paris, Dunod ; 1985

2 Ibid.

refusant l'imposition de problématique, présente au lecteur les matériaux bruts. »1 ne nous paraît pas exagéré dans la mesure où le lecteur a à charge de faire sa propre analyse sans d'ailleurs lui en donné les réelles possibilités. Pourtant dans cet ouvrage il est frappant de mesurer combien l'émotion éprouvée à la lecture favorise la considération de la situation de l'interviewé. C'est en cela que la restitution transparente est intéressante. A condition d'en maitriser le jeu. La France invisible, ouvrage sorti en 2006, développe cette idée tout en mesurant les effets d'une restitution trop transparente. Il est évident que comme dans la « majorité des travaux de recherche reposant au moins en partie sur la réalisation d'entretiens, des affirmations diverses sont illustrées par des citations tirées de paroles retranscrites »2 celle-ci n'échappe pas à la règle. Elle a cependant cela de remarquable qu'elle allie avec finesse cadre théorique claire et restitution transparente. Soit deux postures complémentaires l'une illustrative et l'autre restitutive. L'intérêt que revêt pour nous cette double-posture est qu'au regard de notre corpus, nous ne pouvons imaginer une analyse biographique et nous inspirer des travaux de D. Demazière et C. Dubar, nous pouvons cependant procéder à une analyse thématique verticale et horizontale. En induisant un discours sur le temps, nous avons établi ces thèmes. Il nous reste cependant à rendre compte du cadre existentiel de l'interviewé.

C'est pourquoi nous avons choisi de procéder à une analyse en trois temps. D'abord la codification du discours à partir des thèmes évoqués. Ensuite une analyse verticale qui tente de situer le sujet. Et enfin une analyse thématique horizontale qui rend compte de l'expérience individuelle dans chaque thème

a) la codification

Nous avons procédé à partir de deux grilles qui relevaient chacune dans le discours les modalités au variables présentées. Pour le niveau d'indépendance, nous avons attribué ou oté un point par réponse positive. Le permis, un logement autonome, des revenus propres et un projet professionnel attribuait quatre points tandis qu'une aide parentale en otait un.

1 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les entretiens biographiques, op. cit., p. 31

2 Ibid. p. 16

Tableau 7. Niveau d' indépendance des interviewés

 

Logement (+1
autonome)

Permis (+1 )

Revenus. Perso
(+1)

Projet. Pro (+1)

Aide.des. Parents
(-1)

Total

Joey

0

0

1

0

0

1

Nazira

0

0

0

0

0

0

Ouarda

0

0

0

0

0

0

Mélanie

0

0

1

1

0

2

Mohamed

1

0

1

1

0

3

Demnah

0

1

1

1

0

3

Majid

0

1

1

1

0

3

Aude

0

1

1

1

1

2

Tomy

1

0

1

1

1

2

Julia

1

1

1

1

1

3

Flore

1

1

1

1

0

4

Nous avons procédé de la sorte pour l'expérience temporelle en modérant selon deux ou trois modalités en fonction des variables. Chaque variable est regroupée à l'intérieur d'un thème plus général.

Par exemple la conscience temporelle comprend le passé, le présent et le futur. Le passé s'entend comme l'histoire familiale lointaine (grands-parents), proche (parents), immédiate (l'interviewé). Lointain assure un point, proche un demi, immédiat zéro. Le présent s'appuie sur la conception de G.H. Mead, c'est à dire la capacité à construire un récit de son présent qui soit une synthèse de son passé. Enfin le futur intégrait les projets, les stratégies, l'anticipation.

Pour le cadre temporel, nous avons attribué un point par cadre. Les loisirs, les relations aux institutions, l'activité quotidienne sont entendues comme une pratique régulière qui s'inscrit dans une constance.

En ce qui concerne l'horizon temporel, la présence de projets professionnel et de vie donnaient un point assurait à chacun un demi-point. La projection sur dix ans reconnaissait la simple capacité à bâtir un discours et les rêves supposaient leur réalisme. Les échéances considéraient le court et moyen terme et le long terme chacune pour un demi-point.

Si l'on reprend l'expérience temporelle de Joey. Il faut entendre l'évaluation de sa temporalité comme la méconnaissance de ce qui se rapporte à son passé, à l'incapacité de le lier à son présent, et à l'absence de projet, d'échéances reconnues. Son cadre temporel est lui distingué par ce qui fonde son activité, c'est à dire son expérience temporelle d'un point de vue qualitatif. Ainsi l'absence de loisirs formels et d'une activité quotidienne reconnue

marquent une absence relative de cadre même si par ailleurs sa fréquentation d'une structure d'accueil locale implique un cadrage reconnu en ce qu'il doit se soumettre à des horaires. Enfin l'horizon temporel distingue l'empan temporel entre aujourd'hui et un autre demain. C'est-à-dire que dans son cas Joey n'a ni de projet professionnel, ni de possibilité ou volonté de se soumettre à une projection sur dix ans, ni d'échéances , ni de rêves qui soient construit sur sa réalité objective.

Tableau 8. Expérience temporelle des interviewés

 

Temporalité

Cadre temporel

Horizon Temporel

Total / 10

Joey

0

1

0

1

Nazira

0

1

0

1

Ouarda

1,5

0

1

2,5

Mélanie

1

3

1,5

5,5

Mohamed

2,5

3

2

7,5

Demnah

2,5

2

3

7,5

Majid

3

2

3,5

8,5

Aude

3

2

3,5

8,5

Tomy

3

2

4

9

Julia

3

3

3,5

9,5

Flore

3

3

3,5

9,5

Il est bien entendu que cette codification relève de l'expérimentation et est à ce titre à utiliser avec les précautions qui s'imposent. Car les entretiens ne livrent pas un matériau assez précis pour proposer une codification qui le soit. En cherchant dans le discours des éléments de temporalisation, nous effectuons une catégorisation théorique partielle en ce qu'elle omet les éléments de construction d'un habitus temporel et subjective parce qu'elle ignore la valeur objective d'un budget-temps détaillé. Cependant il est à noter que l'empan entre les deux extrémités est assez considérable pour tenir compte, si ce n'est des résultats, au minimum d'une réelle différence des expériences temporelles.

b) l'analyse verticale et horizontale

Nous avons ici tenter de reconstituer à travers le titre l'élément fort du discours, et dans la restitution les idées secondaires. Pour Aude par exemple, la drogue tient une place importante et l'entretien s'il n'est pas orienté en ce sens déborde d'allusions, d'anecdotes, de paradoxes, mais en même temps son entrée en formation marque une rupture biographique. L'analyse verticale nous semble donc prétendre situer le cadre expérientiel en même temps que l'idée que l'interviewé s'en fait. Lorsqu'on lui demande d'imaginer sa vie dans dix ans, elle répond :

Aude - Ouh la la, non. -Comment tu voudrais être ?

Aude -Déjà, je voudrai décrocher complètement de la came. Dans dix ans, j'aimerai bien avoir un bébé, faire un enfant. Avoir un mec plutôt cool et avoir un taf qui me plait, toujours dans l'animation. En fait, je sais pas si je serai toujours dans l'anim', parce que peut être que plus tard, je retournerai dans le social. Je sais pas encore. Mais, de toutes façons, depuis toute petite, je me suis toujours dit que mon métier, ça sera d'aider les gens. Donc, peut être que je retournerai là dedans. Mais j'espère qu'à trente-quatre ans j'aurai un enfant. »

Cet élément est analysé selon deux niveaux. D'abord le refus de projection et sa suite, ce qui présente une analyse thématique verticale et horizontale car le contenu lui est propre au sens d'une synthèse de son parcours, de son discours et parce que la question intègre le thème du futur et induit donc une réponse qui pourra être comparée aux autres. L'exemple avec le discours de Julia :

- Un petit coup de futur ! Comment tu te vois dans dix ans ?

Julia -Euh... ça voudra dire que j'ai 35 ans. Je me vois avoir un travail, avoir réussi dans ce que je faisais, que j'arrive à gagner ma vie. Plus avoir de problèmes de sous, sans être plein aux as. Pouvoir vivre normalement, me faire plaisir. Je me vois dans une maison avec mon amoureux. Et peut-être que je me verrai avec une famille. Mais quand je me vois en train de travailler, je le vois positivement, quand je me vois plus tard. Ou alors ça serait que je serai plus avec mon amoureux.

On retrouve ici le thème et la synthèse de l'élément phare de son propos (l'amour). Il est entendu que ces choix méthodologiques laissent une grande place à l'interprétation. Nous ne pensons pas obtenir un résultat assez rationnel pour D. Demazière et C. Dubar, mais nous ne pensons pas non plus tomber dans l'écueil des sirènes romanesques. Notre point de vue est sans doute celui d'un néophyte, nous pensons que la restitution, qui conduit à une forme de sensiblerie qui oublierait la raison, rend accessible l'analyse, à condition d'en avoir précisé le cadre théorique, et donne de la valeur à la vie de ceux et celles qui nous en livrent quelques segments. Nous mesurons ici les limites de notre démarche, mais il reste après ces quelques mots, quelques autres pages qui permettront au lecteur de juger de la valeur heuristique et de la validité de notre recherche.

N

ous avons vu tout au long de cette recherche que l'insertion était un processus complexe et polymorphe qui ne pouvait s'entendre comme une unique intégration socio-professionnelle. Car il nous

faut bien entendre que cette insertion totale et univoque ne correspond plus au modèle de société dans lequel nous avons construit notre recherche. La notion de société du risque définie par U. Beck, bien que trop large pour être précise, permet de lire l'avenir comme un enjeu lié au risque. Il s'agit en fait de construire l'avenir à partir de la connaissance des risques. Une société qui en quelques sortes se limiterait désormais à une gestion des risques comme si plus rien ne pouvait changer. Pourtant en même temps que se construit cette « modernité réflexive »1, la déstandardisation des trajectoires familiales ouvre « pour l'ensemble des individus, à la fois tout et son contraire : à savoir un horizon de libertés et de possibles sans pour autant offrir la garantie pour tous de s'en saisir »2, ce qui provoque assurément au moins deux types de trajectoires que nous proposons ici d'illustrer au travers des parcours différenciés. Quelle que soit la définition que nous pourrions donner de ces trajectoires elles sont pour toutes entendues comme une nécessité de devenir un jour un adulte. La subjectivité de notre classement, de notre catégorisation n'est pas autrement justifiable que par cette même subjectivité. Elle est le rapprochement sous des titres qui peuvent apparaître éloquents. En nous référant encore à D. Demazière et C. Dubar, dans leur approche épistémologique de l'analyse des entretiens, nous ne souhaitons pas subordonner une catégorie à une autre. La valeur de la catégorie théorique (construites par le chercheur) n'est pas plus importante que la catégorie catégorie naturelle (construite par la production langagière des acteurs) ou que la catégorie officielle (administrative). Dans notre démarche, nous tentons de rendre accessible la catégorie naturelle et officielle au sein de catégories théoriques. Bien sûr cette catégorisation repose sur l'idée d'une finalité à l'insertion, d'un état final, nous ne prétendons cependant pas définir les chemins de l'insertion ou les rails de la désaffiliation. Nous rendons compte de segments issus de réalités. Ils portent en eux le sens et la fonction de l'insertion.

1 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes, op. cit., p. 109

2 Ibid.

Chapitre 2
Sur les chemins de l'insertion,
les effets de la socialisation

« Il est souvent insupportable de lire des segments de vie en pensant à leur véracité. Car ils sont de ces toiles impressionnistes qui mettent en lumière une réalité bercée d'immédiateté, d'instantané. Bien que peu ou prou invités à « un déjeuner sur l'herbe », ils sont les témoins privilégiés de la politique sociale française, ils ne sont ni une catégorie officielle, naturelle ou théorique, ni un état, ils et elles sont l'avenir. »

Sine Nomine.

Dans ce chapitre nous privilégierons ceux et celles qui dans leur parcours sont proches de l'accession à l'emploi plus ou moins stable. Cette considération de l'accès repose sur le discours entendu et les démarches en cours. Cette nécessité qui leur est faite de définir à l'avance les modalités de leur insertion et la dextérité relative avec laquelle chacun prend son avenir en main nous laisse imaginer, certes de façon dialectique, qu'ils sont sur les chemins de l'insertion.

1. La formation professionnelle pour rompre avec hier

Concevoir son avenir, c'est le définir à partir de ce que construit la biographie, c'est-à-dire, les socialisations primaire et secondaire mais c'est aussi la définition d'une stratégie qui s'appuie dessus. La formation professionnelle est un de ces leviers qui agit comme un choc biographique sur lequel se construit une réalité subjective dont les enjeux sont la reconnaissance sociale.

1.1. Je sais que je peux dire non, que ça tient qu'à moi, mais non j'y arrive pas. Aude a 23 ans ans, elle est en formation professionnelle et prépare un brevet professionnel

de la jeunesse et de l'éducation populaire et du sport (BPJEPS). Après un parcours scolaire relativement stable jusqu'au lycée, époque à laquelle elle rencontre l'univers de la drogue, elle enchaîne les petits boulots, barman, guichetière dans une banque. Cette rencontre avec la drogue signe une partie importante de sa vie :

Aude - Il y a beaucoup de mecs qui m'ont demandé de choisir entre eux et la came, j'ai toujours choisi la came. Alors peut-être que j'ai jamais été amoureuse.

A la sortie de sa scolarité, elle tente un premier décrochage qui se traduit par une lourde dépression car comme elle dit " quand tu es plus dans la came, tu vas plus en teuf, donc t'es toute seule. » Aujourd'hui, elle avoue ne pas avoir " totalement décroché » et être " encore sensible ». Elle s'efforce tout de même sur les temps de formation de tenir le coup et substitue par le cannabis, " je fume tous les jours mon spliff ici. ». Bien qu'elle ait écarté toutes ses relations liées à cet univers, elle continue à travers un de ses amis très proche à « taper le week-end ». Malgré ce qu'elle appelle tous ses problèmes personnels, elle a réussi à sortir du cycle de la forte dépendance. En effet son entrée en formation pour devenir animatrice professionnelle, lui permet de canaliser son énergie jusqu'à un certain point, car lorsque l'on évoque le temps libre cette énergie semble diminuée :

Aude - C'est beaucoup de temps sur la formation quand même, j'aime bien tout le public porteur de handicap alors je fais vachement de recherches sur internet là dessus. Des fois, ils nous disent, tiens, vous pouvez regarder telle chose ou telle chose, alors, je fais souvent ça. Je regarde des petits trucs sur la formation, sinon, la dope!

Ce qui est réellement significatif dans son histoire, c'est l'énergie déployée pour son projet professionnel : l'animation. Car si son orientation scolaire la pousse vers le médico-social elle expose clairement ses propres inquiétudes de l'époque et revoie son projet selon les nouvelles données :

Aude - Après, je voulais faire un bac SMS mais il y avait pas alors j'ai été à S à CT, faire un bac médico- social. J'ai eu beaucoup de problèmes, j'ai déconné. J'ai arrêté ma terminale, j'ai pas eu mon bac. Et en fait, j'ai été repasser mon bac un an après à N.D au M et je l'ai eu. Après, je voulais pas rester dans le social parce que moi je me disais, vu que moi, j'ai eu beaucoup de problèmes dans ma vie personnelle, je me disais « t'arriveras jamais à faire la part des choses, ça sert à rien, tu vas être encore plus mal avec toi » donc j'ai complètement changé et j'ai fait un BTS force de vente. J'ai fait un an et demi mais pareil, re-problème, j'ai eu pas mal de problèmes de dope. Je suis retombée dedans, j'ai arrêté. Après, j'ai décidé de partir. Je suis partie en saison où j'étais barman animatrice dans un bar. Après je suis revenue, je connais P, on a discuté et il m'a dit « il faudrait que tu passes le BAFA » et vu que j'avais le niveau pour passer le BPJEPS, j'ai dit allez hop BPJEPS! Direct. Parce que ce qu'il y avait dedans me plaisait bien, surtout le LTP niveau socio-

culturel. J'avais l'impression de retrouver un peu le social que j'aimais avant mais dans un autre cadre que par exemple être éduc', parce que à la base, je voulais être éduc'. Mais là, c'était un autre cadre, c'est un cadre un peu plus joyeux, je sais pas si ça se dit.

Cette révélation professionnelle semble donner à l'avenir un sens un peu plus radieux, qui tendait à s'effacer au gré des rechutes.

Aude - J'ai commencé à quinze ou seize ans et là j'ai vingt-trois mais ça fait deux ans et demie que je suis sous traitement. J'ai réussi à pas retaper pendant un an, un an et demi mais régulièrement, j'en prends encore [...] jamais quand je suis en cours. Ça m'est arrivé au tout début mais je tape que le weekend

On comprend dans son discours le besoin de trouver un nouvel espace de socialisation qui rompe avec sa communitas de référence, celle des fêtes Techno, de la drogue. Il semble qu'il soit important pour elle de travailler pour deux raisons. D'abord pour prendre de la valeur ensuite pour sa fonction thérapeutique.

Aude - Moi, je trouve ça super valorisant, moi, je trouve qu'on est très content, enfin, moi je suis très contente quand je fais mon travail, quand j'aboutis à un travail que j'avais envie de faire. Ça valorise, tu te sens bien dans ta tête. Je sais que quand j'ai rien fait pendant un bon moment, j'étais trop mal dans ma peau, trop mal dans ma tête. Et à partir du moment où j'ai recommencé à bosser, à voir du monde, ça m'a trop aidé. Ouai, le travail, c'est valorisant et je pense que psychologiquement, c'est super important. Enfin après...

-Tu peux m'expliquer ce qui psychologiquement et physiquement est important?

Aude - ... physiquement, ça permet de te tenir en forme, parce que je veux dire, tu te lèves le matin, tu bouges, tu es en activité, tu es en mouvement. Donc voilà, physiquement et psychologiquement, c'est important parce que pour moi, le travail c'est l'impression d'être insérée, d'être dans la société. Je pense que quand tu travailles, tu es inséré dans la société. Et je pense que quand tu travailles pas, enfin, moi, c'est comme ça que je l'ai vécu, j'avais l'impression d'être complètement marginale, de ne plus être dans la société. Alors que là, tu te sens utile [...]

Ce sentiment de marginalité qu'elle évoque nous indique combien elle attend l'agrégation à ce groupe que représentent les détenteurs d'un contrat de travail. On note aussi une certaine confusion entre ce qui lui semble être l'unique thérapie valide qu'est le cadre temporel enfermant du travail et des transports pour s'y rendre ou en revenir, dont elle parle comme d'une épreuve personnelle très difficile.

Aude - C'est vrai que quand je suis ici, c'est super dur parce que j'ai un train à 7h13 parce que sinon, j'arrive en retard. Alors, j'arrive à 8 heures moins le quart alors que ça commence qu'à 9 heures et demie. Le soir, c'est pareil, j'ai des trains, c'est super chaud! Donc, je prends le train de 18.45 ou de 19.35 donc j'arrive vers 7 heures et demie, 8 heures chez moi [chez sa mère]. Donc, heureusement que c'est qu'une semaine comme ça de temps en temps parce que sinon, j'y arriverai pas.

Sa consommation bien qu'épisodique restreint son horizon temporel au moins momentanément. Ce qui est d'ailleurs le cas de toute consommation de psychotrope, la recherche d'ivresse n'est qu'un présentisme ponctuel.

Aude - [...]Et puis depuis le début de la formation, je me suis dis, tu t'es pas trompée. Pour l'instant, je suis au bon endroit, au bon moment et que ça va marcher parce que ça me plait trop, ça me passionne tout ce qu'on fait. Le seul point négatif, c'est la came. Mais tu vois, je vais rentrer ce soir, je sais que j'en aurai pas mais je sais que demain soir je pourrai en avoir et ça me travaille. Je sais que je peux dire non, que ça tient qu'à moi mais non, j'arrive pas.

Pour autant, cela ne l'empêche pas de construire relativement facilement un discours sur sa stratégie dans un milieu professionnel encore un peu flou pour elle :

- Je t'ai déjà posé la question sur le métier que tu voulais faire particulièrement, tu m'as dit que tu savais pas trop...

Aude - Animatrice professionnelle, ça c'est sûr et puis peut-être après éduc. Enfin, j'aimerai bien monter dans les responsabilités en fait. Je pense que, enfin c'est pas pour me vanter, mais je crois que je serai capable de prendre des responsabilités et j'ai envie de monter pour en avoir et pour voir ce que je vaux. Je veux me donner des objectifs, des buts à atteindre et monter toujours plus haut pour me prouver que je suis capable de le faire quoi. Parce que j'ai pas mal galéré et je me dis, « tu vas te prouver à toi d'abord mais aussi aux autres gens que t'es capable d'y arriver. On s'est tellement foutu de ma gueule en me disant, ouais, tu es qu'une pauvre camée, t'es une droguée, tu es une merde...Et aujourd'hui, tu vois, je suis quand même en BPJEPS, je m'en suis quand même à moitié sortie, et je suis fière de moi. Alors, j'ai envie de me fixer des objectifs encore plus haut et les atteindre pour me prouver à moi même que je suis capable.

Cette projection qu'a nécessité son entrée en formation n'a pas été une simple rencontre et « allez hop ! » comme elle le dit, c'est avec l'aide de sa famille, de professionnels de l'insertion, de la formation que s'est construit ce nouvel univers de possible qui permet la projection :

Aude - [...] Et puis j'étais suivi par la PAIO depuis un petit moment. Madame Y, elle m'a toujours bien aidé et tout. [...] Ensuite il me fallait des sous donc d'abord, j'ai vu qu'on pouvait prétendre au PRFQ, donc je savais pas trop ce que c'était... Mais, en fait, j'ai mon oncle qui travaille au GRETA et lui, il s'y connait pas mal dans les formations comme ça. Donc, il m'a expliqué ce que c'était et il m'a dit que je pourrai avoir l'aide de la région parce que je suis chômeuse, je suis demandeur d'emploi, j'ai moins de vingt-cinq ans.

- Tu m'as parlé de deux personnes qui t'ont aidé hors ta famille, tu m'as cité B et madame Y, qu'est ce qu'elles ont fait pour que tu te sentes bien aujourd'hui?

Aude - Madame Y, c'est quelqu'un de très important parce qu'elle m'a suivie à la fin de mon BTS quand j'étais dans la drogue et tout ça, et ça été ma porteuse, c'est elle qui m'a porté jusque là, elle a toujours pris de mes nouvelles, c'est quelqu'un qui est important pour moi. Je l'appelle de temps en temps pour lui dire ce que je fais ici, donc elle a une place importante. Donc sur le côté

professionnel, elle a réussi à me dépatouiller de ce que j'avais comme idée et de les mettre en place. Elle a réussi, elle m'a aidé pour les mettre en place. Et B [chargée du suivi administratif des stagiaires de la formation], elle est trop géniale parce que elle me suit depuis le début de la formation, moi je sais que si j'avais eu une amie comme ça dans ma vie, et bien, tout aurait bien été...Elle est géniale, elle a tout le temps la pomme, toutes les semaines, on s'envoie des mails, on s'appelle. Je sais que je peux toujours compter sur elle, n'importe quand. Pour la MJC, elle m'a trop aidé, tous les jours je l'appelais parce que ça allait pas, je pleurais, j'allais trop pas bien, à chaque fois, elle m'a aidé. Elle sait que je suis proche du milieu de la rue, mais elle sait pas que je me dope. Je veux qu'elle garde une image de moi de quelqu'un, enfin comme elle me voit aujourd'hui.

Si son projet professionnel lui tient tant à coeur, ce n'est peut-être pas tant dans l'optique d'une insertion telle qu'elle est consentie par les professionnels. Son discours sur sa propre image, très présent dans cet entretien, témoigne d'une volonté de sortir d'un cercle dans lequel la drogue est une obligation de se projeter en rond, d'un week-end sur l'autre, d'une prise à l'autre. Elle semble rechercher un espace de socialisation secondaire pour se défaire d'un poids qui l'handicape. Il s'agit de l'« intériorisation de " sous-mondes " institutionnels ou basés sur des institutions »1 comme un processus qui permet l'intériorisation d'une nouvelle réalité subjective. Son vocabulaire qui suppose « l'intériorisation de champs sémantiques structurant la routine des interprétations et des conduites à l'intérieur d'une sphère institutionnelle »2, nous en livre un exemple très probant L'utilisation de termes comme « objectifs », « projet », « animation professionnelle » et tous les sigles inhérents à cette branche, laisse entrevoir cette rupture biographique en marche qui vient en même temps se heurter à une socialisation primaire qui n'en finit pas de finir. Bien qu'elle semble vouloir rompre avec son enfance elle ne semble pas tout à fait se représenter comme « membre effectif de la société et en possession subjective d'un soi et d'un monde »3 qui caractérise la fin de la socialisation primaire. Son faible niveau d'indépendance vient dans une certaine mesure corréler notre propos. Mais nous nous garderons de situer l'indépendance comme une recherche effective de sa part, car la présence de sa famille semble constituer un élément important de son bien être. Son expérience temporelle est relativement importante, et on le comprend lorsqu'elle situe les périodes entre elles ou encore qu'elle évalue le temps passé. Les fonctions de projection et d'anticipation sont bien intégrées au point d'un discours d'un fort niveau de synthèse sur son existence. Sauf peut-être dans les moments de prise de drogue. Une anecdote sur le vote des dernières élections présidentielles est à ce titre parlante.

- Mais tu as votée aux présidentielles du premier tours quand même ou pas?

1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 236

2 Ibid.

3 Ibid., p. 235

Aude - (rire) Non, je dormais, j'avais pris trop de came. - Les deux fois?

Aude - (rire). C'est de l'abus en plus parce que moi, je milite pour dire ouais voter ça! Et puis en fait, j'avais pris trop de came et en fait je dormais toute la journée.

Malgré un décalage important entre ce qui constitue ses différents cadres temporels elle se construit une représentation relativement éclairée de l'avenir même si celui-ci paraît presque plus naturel que stratégique. Sa projection comme ses rêves se tournent vers la norme sociale de la famille et du travail : la stabilité matrimoniale et professionnelle, ce que nous avons déjà vu comme étant la conquête du statut d'adulte. Ce passage qui s'effectue douloureusement est aussi très présent dans son discours. L'étape ultime avant l'agrégation définitive, tient à l'abandon de son addiction. Il ne s'agit pas d'assimiler la prise de drogue à un rituel qui situerait un quelconque passage, car comme le souligne J. Gendreau, la toxicomanie ne doit pas être confondue avec un rite de passage, même si à l'interne de ces pratiques on peut distinguer nombre de rituels. En effet, la confusion « qui consiste à désigner comme passage une impasse, car à qualifier à tort et à travers de rite de passage des pratiques qui n'en relèvent pas, on rend le non-passage objectif auquel aboutissent ces pratiques. »1 Il s'agit de rendre évident que son engouement pour un travail qui lui plaît tend à réévaluer sa propre image détruite au travers de sa toxicomanie avouée. Son processus d'insertion paraît en ce sens thérapeutique et induit l'idée de passage, depuis la notion de marge que représente pour elle la consommation de drogue, jusqu'à l'idée d'agrégation que sous-tendent ses aspirations (décrochage, famille, travail).

1.2. Faut surtout pas perdre son temps!

Majid a 23 ans, il est de ceux qui ne devraient pas figurer dans notre échantillon si nous nous étions limités à une insertion qui se veuille professionnelle. Aujourd'hui Animateur sportif employée dans le cadre d'un CAE dans une association de son quartier, il est sorti du système scolaire à 19 ans pour travailler et n'a fait que cela depuis. Plusieurs essais d'orientation débouchent sur une nouvelle orientation soumise par sa soeur ainée, qui à l'époque préparait une maîtrise en sciences comptable :

Majid - Après [une seconde TSA ou et une STT] j'ai fait un BEP comptabilité que j'ai été un peu forcé à faire dans le sens où je me suis dit faut au moins que j'ai quelque chose et je l'ai eu et après j'ai fait des petits boulots de livreurs, j'ai travaillé au Mc Do et aujourd'hui je suis animateur sportif. [...] Dès que j'ai eu le BEP j'ai arrêté parce que mon père, j'ai dit qu'il était commerçant, il est tombé en liquidation judiciaire donc soucis financier à la maison fallait que je travaille ...

1 Joel Gendreau, L'adolescence et ses rites de passage, op. cit. , p. 105

Pressé par une nécessité familiale, il entame un parcours du combattant, celui de l'insertion professionnelle.

- Du coup sorti du système, directement tu as commencé à faire des petits boulots/

Majid - /des petits boulots ouais, j'ai pas cherché a comprendre ce qui me plaisait ou ce qui me plaisait pas il me fallait de l'argent à la fin du mois et c'est tout.

-Donc ça a commencé par l'interim tu disais ?

Majid - Donc ça a commencé par l'intérim, j'ai travaillé en [inaudible] pendant 3 mois, après j'ai enchainé avec R, j'ai travaillé six mois et demi par contre là et ensuite j'ai fait des petits trucs à droite à gauche, ensuite j'ai été au chômage, ensuite j'ai repris un boulot de livreur, livreur de viande et ensuite ...

Le récit de son entrée dans une grande entreprise locale donne un sens tout particulier à l'idée d'insertion professionnelle.

Majid - Je vais t'expliquer rapidement comment je suis rentrer à R, j'ai fait quelque chose un peu illégal au départ parce que si tu veux mon frère par l'intermédiaire d'une intérim a reçu une convocation pour avoir du taf mais il s'avère que mon frère avait déjà du taf donc mon frère m'en a parlé et tout m'a demandé de rentrer en contact avec la personne qui travaille dans l'intérim et qui l'a mis. Moi j'ai pas cherché... parce que lui il commençait le lundi, donc j'ai pris sa place le lundi au boulot et je suis arrivé là-bas et je leur ai dit les quatre vérités, quoi, je suis arrivé au boulot je leur ai dit voilà je m'appelle pas comme ça, je suis pas dans cet intérim, et ils m'ont dit pourquoi vous êtes la ? Et je leur ai dit dit « pour avoir accès directement au bureau au chef d'atelier » etc... il me l'ont reproché au début, j'ai fait la matinée, à midi on m'a dit de pas revenir l'après midi mais j'en ai profité après le midi pour essayer de rentrer dans les bureaux parce qu'il s'avère que je connais deux, trois personnes qui travaillent là-bas, qui m'ont dit où étaient les bureaux donc je suis rentré dans les bureaux, une fois que je suis arrivé dans les bureaux le chef d'atelier super étonné de me voir parce qu'il voit pas tous les jours des jeunes qui viennent dans son bureau sans rendez vous etc ...donc il me demande ce que je veux, je lui dit que je suis motivé, j'ai pas de qualification dans ce domaine là, je cherche à découvrir, à apprendre à voir, il me dit ouais qu'est ce que tu veux concrètement, je dis c'est simple je veux travailler, je veux essayer d'évoluer pourquoi pas dans votre entreprise et tout, même si je suis qualifié dans aucun domaine dans les domaines industriels et il me dit ok je prends ton nom ton numéro et je te rappelle ou si je te rappelle pas, je te rappelle pas! »

Si l'histoire dans ce cas précis finit bien, puisqu'il sera rappeler et travaillera dans cette usine durant six mois, elle n'est pas sans rappeler le système d'embauche d'une autre ère. Cette anecdote porte en elle le souvenir de ce que son père lui dit un jour :

Majid - [...] parce que il y a une phrase de mon père qui m'avait dit à l'époque bien avant deux mille cinq « tu dois faire plus que les autres, tu seras toujours obligé de faire plus que les autres que tu le veuilles ou non ». Donc moi j'ai répondu à mon père « mais pourquoi je dois faire plus que les autres, je peux faire normal comme comme tout le monde, faire les mêmes effort et tout », il me dit

« non, ici t'es en France tu dois faire plus que les autres ». Je lui dis pourquoi? Il me dit « parce qu'on te reconnais pas en tant que français, il faut que tu fasses encore plus que les autres pour prouver que t'es encore plus français ». Je lui ai fait « ouais papa, mais je vois pas ce que tu veux me dire ». Et puis après réflexion je me dit qu'il a peut-être pas tort, parce que j'ai bossé à l'usine comme je te disais tout à l'heure je me rendais bien compte de l'importance de ce qu'il m'a dit et en fait il a pas tort. »

Aujourd'hui animateur sportif, il vit de son occupation favorite, le foot. C'est d'ailleurs devenu son projet professionnel avec une formation de Brevet d'État de foot à la clé. Son temps libre est partagé entre le foot et un militantisme associatif. Celui-ci agit comme un processus de resocialisation qui dans une certaine mesure nous fait penser au phénomène d'altérnation développé par P. Berger et T. Luckmann. Ils entendent par là un démantèlement et une désintégration de « la structure nomique antérieure de la réalité subjective. »1 sur quoi se construit une nouvelle réalité.

Majid - Hors travail, je m'intéresse un peu plus à la politique parce que je fais parti d'un mouvement qui s'appelle F et je vais peut être faire parti d'un collectif qui s'appelle X, je sais pas si on t'en a parlé, parce qu'on m'a demandé si j'avais du temps à donner, c'est un peu comme le foot, quand quelqu'un il milite c'est un peu comme le foot, on m'a demandé si j'avais du temps pour participer à des conférence ou à des réunions ou à des manifestations pour revendiquer des choses comme sur l'emploi sur plein de choses et voilà et puis en dehors de ça je suis à fond dans ma formation.

- Et du coup sur la question du mouvement politique, qu'est ce qui t'a amené à ça ? Majid - C'est les émeutes de ...

- C'est vrai ?

Majid - ouais

- Comment pourquoi ?

Majid - parce que justement ça sert à comprendre qu'il y a des discours au dessus dans la hiérarchie et c'est comment ça peut être grave, donc je me suis dit : voilà je vais donné de mon temps et on va voir si on peut militer. Parce que je voyais qu'y en avaient qui cassaient des voitures qui brulaient et tout, moi ça ne m'intéressait pas. Déjà je me regarde moi d haut en bas, c'est pas mon truc, donc j'ai préféré militer par l'intermédiaire d'associations [...]

-Tu dis que le déclic ça a quand même été les émeutes... politique est-ce que ça a été le déclic militant aussi ?

Majid - ouais déclic politique ça a été les émeutes surtout, quand j'ai vu ce qui s'est passé et que la vérité elle a pas été dite par un ministres très connu, c'est pas normal, c'est pas normal. C'est vrai qu'il y a deux poids deux mesures, c'est là que je l'ai dit, y a deux poids deux mesures c'est pas normal la justice elle est pas égale. »

1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 262

Cet extrait montre la rupture biographique dont parlent les auteurs de l'altérnation. Il y a bien sûr l'élément marquant que sont les émeutes, mais il y a surtout la présence d'une structure de plausibilité, c'est-à-dire une « base sociale servant de laboratoire de transformation. »1 qui est proposée par un mouvement politique et qui permet à Majid de se définir en opposition à ceux qui cassent et qui brulent. Il est en cela une forte valeur sociale distinctive comme peuvent l'être les rites d'institution. Cette intégration d'une réalité subjective transformée, tout du moins en cours de transformation situe la fonction sociale de ce processus. Il est bien entendu que cette agrégation en cours par le biais de l'altérnation ne peut être définie comme un rite de passage. Toutefois on comprend dans son discours la valeur distinctive de ses choix. En injectant « dans le passé différents éléments qui étaient subjectivement indisponibles à ce moment là. »2, il réinterprète le passé selon sa nouvelle réalité subjective. On retrouve là l'idée d'efficacité symbolique de P. Bourdieu. L'exemple de sa propre orientation qui fut selon lui un échec en témoigne.

Majid - Un jeune en 3eme il peut pas savoir ce qu'il va faire, il a pas les facultés de savoir ce qu'il va faire plus tard même si depuis gamin il rêve de ... mais il sait pas ce qu'il va faire, je pense qu'un conseiller d'orientation ça devrait être comme... moi ce que je voulais dire c'est qu'il devait y avoir un prof d'orientation, peut-être qu'ils n'y ont pas penser aussi, il devrait y avoir un prof d'orientation que toute l'année y ait des cours d'orientation, parce que le conseiller je l'ai vu, allez, une heure et demie dans l'année, deux heures et je l'ai suivi comme un con je l'ai suivi, il m'a demandé ce que je voulais faire dans la vie, j'ai dit oui, il me dit " t'es bon en quoi? », je lui dit " je suis bon en maths euh, c'est ma matière favorite » et tout ce qui n'est pas le cas de tout le monde, donc il m'a mis direct en lien avec la comptabilité et puis après il m'a dit par rapport au métier de mon père qui était mécanicien que y avait la technologie des systèmes automatisés que c'était quelque chose que je pouvais faire qu'était intéressant et tout donc moi après, j'ai peut-être fait une erreur de choisir ce que j'ai choisi mais je pense qu'il y a un gros soucis sur l'orientation des jeunes dans les collèges.[...] une seconde générale y a une option, mais l'option elle était très importante pour un lycéen parce que ça veut dire pour mon futur je prends cette option là même si ça dure que deux heures dans la semaine. »

Il admet ne pas avoir mesurer les enjeux de l'orientation et ce qu'ils suggèrent de stratégique, mais est aujourd'hui très conscient de ce que cela engage en terme d'avenir. On retrouve ce rapport au temps très fortement ancré dans le présent tout au long de l'entretien. D'abord quand il nous parle de ce qu'est pour lui le travail.

Majid - Le travail, ça représente c'est la sueur et la sueur c'est les compétences et les compétences doivent être égales pour tout le monde. Par exemple quelqu'un a les compétence pour ce boulot là si il peut le faire, il le fait, et voilà et le travail c'est une porte qu'on nous fournit dans la vie qui nous permet de prendre une direction, qui nous plait ou qui nous plait pas mais qui permet de prendre

1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 262

2 Ibid., p. 270

une direction professionnelle adaptée peut être à ce qu'on pense de notre futur et voilà... - Et il sert a quoi ?

Majid - Le travail il sert à passer le temps dans de bonnes conditions. Vu que tu as de l'argent à la fin du mois et puis surtout tu fais quelque chose, parce qu'aujourd'hui y en a tu leur donnes un agenda, y aura rien dedans, ils peuvent rien mettre dedans.

- Ça sert a remplir du temps ?

Majid - C'est remplir du temps, être utile pour quelque chose et puis surtout montrer à tes enfants que tu fais quelque chose, que tu travailles. Travailler c'est vital, c'est comme le proverbe qui dit « le travail c'est la santé », parce que un rythme de vie, c'est une réflexion, c'est plein de chose. »

Ensuite lorsqu'il évoque la jeunesse.

Majid - Plus l'avenir il avance plus les jeunes ils auront du poids que ce soit au niveau politique économique social. Ils ont un poids parce que ça représente toujours l'avenir même si pour moi un senior de 40 ans s'il représente l'avenir, il est pas vieux, mais quelqu'un qui représente réellement l'avenir c'est quelqu'un qu'est jeune qui est en train de découvrir ce qu'est le bien le mal et qui commence a capter des choses dans la vie, il prend conscience des choses et lui il a des nouvelles choses à proposer vu qu'il a vu dans son adolescence des choses par rapport à son environnement familial, scolaire, le jeune aura toujours quelque chose de nouveau à proposer parce qu'il est à l'intérieur de la population, d'un environnement donc on est obligé de l'écouter. »

Cet entretien avec Majid fut un des plus difficile à mener et un des plus difficile à analyser de par la recherche incessante de réaffirmer sa réalité subjective devant l'enquêteur. Cette difficulté s'explique aussi dans la jeunesse du processus d'altération qu'il vit. La nécessité de se réaffirmer est d'autant plus prégnante que ce processus est en cours et qu'il se l'approprie. Cela étant dit, l'intérêt qu'il présente est sans aucun doute tourné vers l'efficacité symbolique de l'agrégation. En stipulant son implication dans un mouvement qui se distingue des autres par sa théorisation de la crise, il « se désaffilie de son monde antérieur »1 et s'agrège en même temps à un nouveau « sous-monde » qui porte les éléments de sa représentation de l'adulte.

Majid - Franchement, entre jeune et adulte pour moi j'ai pas encore fait en sorte d'être un vrai adulte parce que pour moi un vrai adulte, c'est se marier, c'est fonder une famille etc, pour moi. Après y a adulte responsable et adulte en général. Adulte responsable c'est 18 ans tu peux faire les choses comme tu le sens comme tu veux, t'as 18 ans, c'est toi qu'est responsable, t'as ta carte d'identité, c'est toi qui signe des papiers, qu'ouvre un compte en banque, pour moi l'adulte c'est quelqu'un qu'a pris conscience de pas mal de chose dans la vie qu'a fondé une famille et fait des enfants pour moi c'est ça. »

Ce propos rappelle « la rupture biographique identifiée à une séparation cognitive entre

1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 264

ténèbres et lumières »1, entre le bien et le mal, entre ce que l'on peut faire lorsque l'on est enfant et que l'on ne peut plus devenu adulte. Et cela ressort fortement lorsqu'on évoque la période de vie préférée.

Majid - Parce qu'on en avait rien a foutre de tout (rire) parce que plus on grandit plus on a soucis, plus on voit l'avenir s'approcher de nous le futur s'approcher on prend conscience des choses comme je te disais tout à l'heure alors que quand t'es petit on pense a rien. Par exemple, moi je t'expliquais mon cas, je t'expliquais le foot, d'accord, j'écrivais, je faisais des contrôles des dictées, etc, mais en fait j'en avais rien à cirer mon moment préféré c'était la récréation, j'allais courir et puis jouer au ballon, je sortais de l'école j'allais jouer au foot tu vois, j'avais pas de responsabilités, on en avait aucune... surtout par rapport a la famille, sinon voilà ... Parce qu'à partir du moment où on faisait pas de distinction entre le bien et le mal on pouvait pas nous reprocher de faire le mal, parce qu'on était jeunes, inconscients, irresponsables, pour moi le meilleur moment c'est celui la, parce qu'au moins je dormais tranquille, je dormais en sachant que tout ce que j'ai fais dans la journée jetais content parce que j'avais joué au foot j'avais fait ça, j'avais fait ça, alors qu'aujourd'hui j'ai un peu plus de mal à dormir . »

Devenir adulte est ce chemin de la responsabilisation qui entame le sommeil, l'insertion quant à elle se définit comme une place au sein d'un groupe dont Majid semble d'ailleurs jouir. Seule une conquête fait défaut : l'indépendance de logement. Est-ce une fois de plus l'habitus familial qui l'enferme ou les questions liées à l'indépendance qui l'effraient?

Majid - ouais, parce qu'il y a des choses qui trottent dans la tête, mariage famille, etc.. donc euh ...le temps on a l'impression qu'il passe de plus en plus vite donc voilà faut pas perdre son temps. C'est peut-être ça qui m'empêche de dormir.

- Pour pas perdre ton temps ?

Majid - ouais faut surtout pas perdre son temps. »

Le temps rentable, celui qui érige l'horizon comme une construction quotidienne, devient sa nouvelle devise. On ne peut réellement définir le processus en cours pour Majid, mais il est évident que c'est au travers d'une forme de resocialisation qu'il donne du sens à son avenir. Il n'est jamais ouvertement question de son futur propre dans cet entretien, d'abord parce qu'il se dérobe derrière un discours politique qu'il affute, situant son locuteur comme un autrui significatif ; ensuite parce que l'apprentissage de la projection passe indubitablement par une compréhension de sa propre expérience temporelle et donc elle devient une connaissance pertinente qui nécessite une socialisation secondaire. Ainsi on peut dire à priori que Majid, s'il n'est pas réellement inséré, convole plus ou moins

1 Ibid., p. 266

sereinement vers un avenir qui ne lui apparaît pas incertain.

2. Le plaisir de travailler pour son plaisir

Imaginer que le travail puisse être une source d'épanouissement, suggère de le concevoir selon un éthos du travail qui se fonde dans une vision libérale du monde. L'éthos est ici vu comme « un système de croyances, de valeurs, normes, modèles qui constitue le cadre de référence du comportement individuel et de l'action sociale au sein d'une collectivité définie. »1Le travail est alors « la clé de l'autonomie, l'instrument qui assure la participation à la société d'abondance, la condition même de la poursuite de l'épanouissement. »2, l'outil de la construction de soi, de sa singularité, de sa différence.

2.1. C'est les potes le plus essentiel dans la vie

Tomy a 21 ans , il est en formation BPJEPS APT, un brevet professionnel tourné vers le sport. Dés la seconde il choisit une option lourde sport mais il redouble et se réoriente.

Tomy - En fait je suis retourné à SA, et j'ai fait une seconde IGT, et une première STT, communication commerciale, je sais plus quoi et une terminale communication administrative. Voilà, c'était juste histoire d'avoir un bac. Voilà j'avais mon bac. Après qu'est ce que j'ai fait ? Ah si pendant tout le lycée, c'était assez hard-core parce que je séchais à fond, j'allais en cours à la carte, donc ça se passait pas très, très bien. Après il m'ont pris en BTS alors qu'ils voulaient pas me prendre. En BTS c'est ce qui remplaçait action commerciale, maintenant ça s'appelle management des unités commerciales et ça porte bien son nom parce que ça parle que de pognon, donc ça m'a vite saoulé. Donc je savais pas trop quoi faire. Et... euh. »

Un événement marque sa scolarité au point d'en définir son projet professionnel.

Tomy - Après si je reviens... en première j'ai passé mon BAFA avec les F, je devais avoir dix-huit ans. Après je l'ai finalisé avec S sur un perf, un perf art du cirque, spectacle de rue. Mais je reviens au Bts, j'ai été inscrit un mois, j'ai fait à peu près deux semaines. Ensuite j'ai trouvé un BAPAAT. Là l'animation ça me branchait bien, et puis je me suis dit pourquoi pas, limite ça me plaît donc autant faire ça. Et la formation était gratuite et cent pour cent prise en charge donc ça coutait rien. Pendant un an, j'ai été en stage au service des sports de G. Après c'est vrai que ça m'a pas coûté grand chose parce que j'avais les APL, donc mon appart ça me coûtait que dalle sur A plus le

1 Christian Lalive d'Epinay, Significations et valeurs du travail, de la société industrielle à nos jours, in Michel de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail, Bruxelles, De Boeck Université, 1994, pp. 55-82, p. 56

2 Ibid., p. 72-73

CNASEA, je me démerdais plus mes parents qui me filaient un petit coup de main. J'ai eu mon BAPAAT en deux mille cinq en octobre, après j'ai fait une saison de janvier jusqu'à avril deux mille six, saison classe de neige pendant à peu près quatre mois à la F de vendée, la L. Et après j'ai fait les classes de mer avec la Fol aussi. Et l'été j'ai tapé du centre de loisirs et une colo avec les P toute pourrie. Et là je recherchais un poste en début d'année, et puis voilà quoi, avec le BAPAAT je trouvais que des tafs en péri-scolaire, et moi ça m'intéressait pas. Donc je me suis dirigé vers une formation professionnelle comme le BPJEPS. »

Cette nouvelle formation professionnelle, la deuxième en moins de deux ans, lui permet de définir un projet professionnel intégré à un projet de vie qui laisse supposer la volonté de rester dans cette période d'irresponsabilité provisoire comme le dirait P. Bourdieu.

Tomy - Mon projet professionnel, ça va répondre à ta question, mon projet professionnel, c'est d'allier l'environnement avec le sport plein air. Ça peut être tout genre escalade, même si c'est pas mon truc. Tu peux faire du sport et apprendre des trucs sur ta planète. C'est intéressant de... quand tu pratiques une activité physique de savoir dans quel environnement et comment tu le respectes... donc ce que je cherche après c'est plus une base de loisirs qui propose du multi-activités de plein air.

- Et ce serait quel type de contrat ?

Tomy - Moi je chercherai plutôt un CDD parce que j'ai pas envie de me poser tout de suite. J'ai envie de voyager, de faire plein de trucs, j'ai envie d'aller en Australie déjà. C'est quelque chose que je dois vraiment faire. Ouais un CDD parce que j'ai pas envie qu'à vingt-quatre ans, je sois dans une boîte où je vais rester toute ma vie. Je préfère de loin bosser dans différentes structures. Comme là j'ai fait plusieurs organismes [X], [Y], et j'ai fait des centres socio, des services des sports, j'ai envie de faire plusieurs structures.

Malgré une planification relativement précise ce qui ramène à un niveau de synthèse temporelle important, il souhaite son avenir indéfini. Il semble vouloir se différencier de ceux et celles qui ont tout bâti comme un continuum que rien ne bouscule. On retrouve cet effet à différents moments de l'entretien. Lorsqu'il évoque la politique :

Tomy - Moi je vais te dire clairement, depuis que je peux voter je vote Lcr, j'ai toujours voté Lcr. Parce que déjà le représentant, il est jeune, je m'identifie déjà plus à lui. Son programme... déjà là j'ai voté pour lui, j'ai même pas lu son programme. Parce que la politique je m'y intéresse pas tant que ça. [...] Je sais pas c'est vrai que des fois je vote pour lui parce qu'il est jeune et que j'ai pas envie de voter pour un vieux. Si j'ai le choix entre tous les vieux et un jeune, je préfère voter pour un jeune. »

Ou encore dans ses rêves :

Tomy - C'est quoi... dans l'absolu c'est de vivre de mes passions, d'être payé à jouer aux jeux de société. Non dans l'immédiat c'est de voyager. Bouger de la France, prendre une année où t'amasses un peu de pognon pour bouger. J'ai pas envie d'arriver à quatre-vingt ans, comme mes grandsparents. Ma grand mère elle habite à N elle a jamais quitté N, à part pour venir à Sa... quatre-vingt

kilomètres ouah... j'ai envie d'en faire dans les quatre vingt mille. »

Cette constante marque la volonté de ne pas être ce que les autres son devenus. Il est fondamentalement tourné vers, ce que C. Van de Velde reprend aux jeunes danois, « l'egotrip », en quelque sorte « un chemin vers soi »1. Cet espace de cheminement vers un devenir n'est pas réellement entendu comme tel dans le discours de Tomy. Bien qu'il ne se sente pas adulte, ni enfant d'ailleurs, il confie se sentir responsable par la seule nécessité de gérer un budget, mais être irresponsable à d'autres moments.

Tomy - Par exemple le fait de se mettre complètement minable week-end. Pour moi c'est pas forcément être adulte. »

Son discours ne laisse aucune place à la famille ou à la stabilité en général, ce qui bouche dans une certaine mesure son horizon temporel.

- Dans le futur, dans dix ans comment tu te vois?

Tomy - Avec un peu plus de barbe peut-être. Toujours en recherche de ce que je voudrais être ? - Alors comment tu voudrais être dans dix ans ?

Tomy - Avoir voyagé pas mal, avoir au moins été sur les cinq continents. Avoir servi à quelque

chose dans le pays où je serai installé. Avoir un petit rôle, servir à quelque chose.(silence) »

Le projet professionnel devient alors une stratégie pour vivre sa jeunesse, celle qu'il voit comme un voyage.

- Quelle place le travail prend dans tes rêves ?

Tomy - Aucune, parce que si je voyage c'est pas pour travailler. C'est pour mon plaisir. Si peut-être que mon travail va financer mon voyage et que au cours de mes voyages je serai amené à travaillé pour continuer à voyager. Un de mes rêves c'est de partir un ou deux ans sans revenir. C'est faire la cueillette des fraises en Nouvelle Zélande pour pouvoir repartir.

On retrouve en partie le modèle danois que développe C. van de Velde, le voyage se conçoit comme un espace pédagogique, un espace de transition de la responsabilité de soi vers celle d'autrui. L'analogie n'est pas totale car limitée par une configuration sociétale. Un autre point très fort chez Tomy et qui nous ramène à une identification forte à la jeunesse s'entend dans son besoin important de lien avec ses « potes ».

- Comment tu vis ta vie en ce moment ?

Tomy - (réflexion)...je sais pas mais au niveau de la formation je suis pas tip-top dedans, c'est peut être au niveau de l'ambiance. Parce que si tu veux au BAPAAT il y avait vraiment une bonne ambiance. Après je pense pas que ce soit le niveau du diplôme qui fasse la différence. Après je pense aussi qu'on vient pas chercher la même chose. Moi ce que je viens chercher c'est un diplôme

1 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, op. cit., p. 39

qui va me permettre de trouver plus facilement un emploi et aussi un diplôme qui va me donner les compétences pour avoir accès à cet emploi. Voilà pour la formation. Sinon je connais pas beaucoup de monde ici, alors que à A j'avais plus de potes... c'est plus prés de SA... maintenant le week-end... parce que avant je restais là le week-end mais maintenant dés que je peux rentrer, je rentre. Là j'ai pas de pote donc le soir je me matte deux films et voilà quoi. J'enrichis mon répertoire... c'est peutêtre l'éloignement, à A j'avais des potes et puis il y certaines personnes de la formation avec qui j'ai encore des contacts, c'est devenu un très bon pote. Je pense pas que je vais trouver ce genre de personne dans cette formation.

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- Qu'est-ce qui te paraît essentiel dans la vie ?

Tomy - En tout cas c'est pas de travailler. Ça c'est sûr. Essentiel, pour moi c'est les potes, d'avoir des potes, d'échanger des trucs assez fort avec des potes. Parce que tu te retrouves sans pote, t'as plus grand chose. Si ! Ton travail, mais tes collègues c'est pas tes potes. C'est les potes le plus essentiel dans la vie. Les potes que j'ai là je crois qu'on sera pote encore très longtemps, on était pote quand on était petits, on est encore pote aujourd'hui...voilà.

Réaffirmer l'importance de ses pairs comme essentiels c'est dans une certaine mesure vivre la communitas comme une relation entière entre individus entiers, en opposition aux rôles et statuts sociaux qui fondent la structure. « C'est comme s'il y avait deux « modèles » principaux, juxtaposés et alternés, de l'interrelation humaine. Le premier est celui d'une société qui est un système structuré, différencié et souvent hiérarchique de positions politico-juridico-économiques avec un grand nombre de types d'évaluation qui séparent les hommes en fonction d'un « plus » ou d'un « moins ». Le second, qui émerge de façon reconnaissable dans la période liminaire, est celui d'une société qui est un comitatus (i.e. compagnonnage), une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée. »1 En cela Tomy n'aspire pas à l'agrégation mais revendique bien la jeunesse comme une expérimentation qui permet de construire un avenir, une période liminaire dégagée d'obligations sociales fortes. Cette conception dénote une vision floue de l'issue du processus en cours. Son insertion est professionnellement située mais elle n'est que l'outil au service de son projet.

2.2. Un peu d'argent, de l'amour, la santé... et le cinéma

Julia a 24 ans, elle est titulaire d'un DEA , arts du spectacle option cinéma, a vécu une scolarité quasi exemplaire tant au niveau de ses résultats que de la vision qu'elle en a.

1 Victor W. Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF, coll. «Ethnologies », 1990, p. 97

Julia - Bah en gros, j'ai été à l'école toute ma vie, enfin de 2 ans et demi à vingt quatre ans et puis j'ai jamais redoublé... c'est ça qu'il faut que je dise ?

-Ce que tu veux vas-y...

Julia - Et puis, j'ai toujours aimé l'école et je me suis toujours sentie bien à l'école.

[...]

-Du coup t'étais une élève ?

Julia - J'étais une bonne élève. Pas la première de la classe mais une bonne élève. En primaire j'étais même une très bonne élève je dirais dans les 5 premiers et puis au fur et a mesure ça a descendu mais j'étais toujours dans la bonne moitié de la classe même au lycée. »

Son orientation assez originale d'un point de vue scolaire, démarre dés la seconde.

-T'as fait quoi au lycée ?

Julia - J'ai fait un bac L avec une option lourde audiovisuel, donc c'est là où j'ai commencé à avoir ma passion du cinéma et que j'ai voulu continuer la dedans, ça a confirmé en faisant ça le goût. Et puis j'ai eu mon bac sans mention. Je faisais anglais allemand comme langue, allemand première langue. J'ai jamais fait de latin et de grec.

-T'as fait quoi comme fac ?

Julia - Je suis allée d'abord à C pour faire mon DEUG arts du spectacle et puis en licence je suis allée à R pour continuer en me spécialisant en cinéma. Et j'ai finit à rennes mon master 2. Et j'ai redoublé ma ... ah mais si j'ai redoublé, j'ai dit que j'avais jamais redoublé mais si en fait j'ai redoublé la maîtrise.

Mais elle n'est pas le fruit d'une lubie passagère, la question des arts est déjà très présente dans son enfance au moins dans ses loisirs.

- Est ce que tu me dire à quoi tu occupais tes loisirs tes vacances quand tu étais enfant ?

Julia - [...]Et puis le mercredi je faisais des activités, du sport et du ... ah si j'ai fait du sport, de la musique et de l'art plastique.

- Quel sport t'as pratiqué ?

Julia - Alors j'en ai fait plein. J'ai fait de la gym, de l'athlétisme, du tennis, du ping pong, je crois que c'est tout.

Julia - Un peu de tout.

- Ouai ?

- Longtemps à chaque fois ?

Julia - Nan, le plus que j'ai fait c'est deux ans, trois grand maximum peut-être. Le plus c'est le tennis et l'athlétisme que j'ai fait le plus longtemps.

-En musique t'as fait quoi ?

Julia - J'ai fait du solfège au conservatoire, fallait faire du solfège avant de pouvoir faire un instrument et du coup après j'ai fait un an de flute traversière, et puis c'était beaucoup trop stricte c'était pour en faire des grands musiciens, moi c'était plus pour faire comme un loisir donc c'était plus une corvée donc j'ai vite arrêté. C'était pas du tout ce qui me convenait, j'avais plus peur d'y aller ...

- Et les arts plastiques ?

Julia - Et bah j'en ai fait dix ans. Alors là par contre ça me convenait complètement comme façon de faire parce que c'était très libre avec un super prof, mais en même temps, j'ai appris beaucoup de choses dans les techniques. Il partait de nous c'était vraiment bien. Un grand souvenir dans ma vie. - Et tu te rappelles comment t'en es venue à faire ces activités là ?

Julia - Je me rappelle que quand j'étais petite en maternelle je dessinais vachement bien, c'est un souvenir que j'ai. Je dessinais vraiment très bien et puis j'adorais ça, donc quand on a déménagé pour arriver au M, ma mère m'a inscrite à ce cours là et puis du coup ça m'a plu, donc j'ai continué. Et la musique je sais plus trop. Je sais plus si c'est moi ou ... je sais que mon père il voulait que je fasse de la musique. Mais je sais pas trop. Et les sports c'était que en gros ma mère elle voulais que je fasse un sport pour me défouler, donc c'est moi qui choisissais le sport, et puis en général ça ne me plaisait plus trop donc j'en faisait un autre. »

On imagine alors très bien la suite.

- Et qu'est ce qui fait qu'un moment t'as choisi les options que tu as choisi ?

Julia - Je m'en rappelle pas trop. Mais au collège j'étais déjà fan de cinéma, j'y allais vachement, même toute seule, alors que c'était assez rare, je me rappelle mes copines elles allaient pas toutes seules au cinéma. Je me rappelles pas par contre comment j'ai su qu'il y avait l'option à B donc je pense que c'est ma mère qui m'a dit qu'il y avait ça et donc qui m'a encouragé à le faire parce qu'il fallait faire une lettre de motivation, un entretien et tout donc... je pense que c'est elle. Après vu qu'au lycée j'adorais, c'était sûr que je voulais continuer là dedans donc c'était soit la fac soit un BTS qui était plus technique et ça me disait moins en fait, j'avais envie d'aller à la fac ou alors des grandes écoles mais les grandes écoles c'était beaucoup trop cher. Voilà »

L'importance de sa mère réapparaît dans un autre niveau des loisirs, le BAFA qu'elle commence lorsqu'elle est au lycée.

- Comment t'es arrivée à passer ton BAFA?

Julia - Alors mes cousines l'avaient passé, ma mère a trouvé, vu comment elles en parlaient à l'époque, elle trouvait que ça pouvait être bien pour trouver un travail l'été, avoir un peu de sous, partir en vacances tout ça ... A u départ j'avais pas plus envie que ça de le passer, ça me faisait un petit peu peur d'aller avec plein de gens que je connaissais pas, mais je l'ai fait et en fait ça m'a vachement plu. »

Nous mesurons ici l'effet socialisateur des loisirs mais aussi leur effet sur l'orientation et le projet professionnel. Il apparaît au second plan une réelle cohésion éducative dans le parcours de Julia, une sorte de socialisation méthodique comme dirait E. Durkheim. Cette image fermée de la socialisation trouve un écho certain dans sa vision de l'adulte.

- Parce que toi tu te sens pas adulte? Julia - Nan.

- Tu te sens comment ? comment tu te vois ? Julia - Je me sens entre ado et adulte.

- Pourquoi tu te sens pas adulte ?

Julia - Je me sens plus mûre que des ados, mais en même temps quand je vois des adultes j'ai pas l'impression d'être adulte.

- Alors c'est qui, c'est quoi ?

Julia - Quand je vois mes parents... des gens plus vieux que moi.

-C'est quoi qui va permettre de définir un adulte c'est ses traits physique ?

Julia - Nan, c'est plus son assurance dans plein de choses, j'ai l'impression qu'il sait beaucoup plus de choses, qu'il est plus sur de lui, qu'il va s'affirmer plus. C'est un peu bête en fait, parce que y'a plein d'adultes qui doivent pas arriver à s'affirmer, mais j'ai plus une image de ma famille où ils sont comme ça les adultes. »

Le sentiment de ne pas être agrégée est très parlant dans l'idée de savoir et de pouvoir de l'adulte qui nous ramènent à une considération archétype du rite. On y entend tout à fait le passage du profane au sacré, de celui qui ne sait pas à celui qui sait. La condition de dépendance qu'elle souhaite voir finir, traduit dans le même temps une vision rituelle du travail par la sacralisation de l'autonomie financière

- Que représente le travail pour toi ?

Julia - Déjà c'est gagné de l'argent pour pouvoir vivre et puis c'est aussi... c'est aussi une reconnaissance, moi je me sentirais mieux à avoir un travail que avoir rien. Mais en même temps j'ai pas envie de trop travailler, mais j'ai envie de travailler pour avoir un peu d'argent parce que c'est pas facile. En même temps le travail ça me fait penser à quelque chose qui est un peu une corvée, t'es obligé de le faire, alors que moi tout ce que j'ai fait c'est pour lier plaisir et travail donc du coup ... mais c'est en même temps dur parce que ce que je veux faire, faut travailler beaucoup pour pouvoir que ça marche, donc c'est un peu paradoxal. Quand je fais un truc qui me plait ça me dérange pas de faire beaucoup, passé beaucoup de temps dessus , mais en même temps si je le faisais pas pour gagner de l'argent je le ferai peut-être pas. Je sais pas ...

- C'est quand même l'argent au centre/

Julia - /ouai, je gagne pas beaucoup d'argent et je le ressens que je peux pas faire tout ce que j'ai envie.

- Et l'argent pour quoi faire ?

Julia - Au moins pour payer tout ce que j'ai à payer et après pour pouvoir faire quelques resto quelques sorties, me faire plaisir, genre acheter un vêtement et pas avoir a tout calculer et me dire bah nan ça je peux pas ... Mais il ne me faudrait pas beaucoup plus que ce que je gagne la... Mais aussi pour ne plus que ma mère m'aide que je sois indépendante.[...]

- Là tu te sens pas indépendante ?

Julia - En fait, ça me gêne par rapport à elle, parce que ça fait longtemps quand même et puis j'ai envie de gagner ma vie par moi même.

- Mais qu'est ce qui te gêne dans le fait de ne pas être indépendante ?

Julia - Déjà j'ai une certaine pression à plus vouloir qu'elle me paie donc faut que je fasse un travail, faut que je trouve quelque chose, parce qu'elle va pas continuer à me donner de l'argent éternellement... pour plus avoir cette pression, parce que vu qu'elle me donne l'argent faut que je montre en contre partie que je fais des trucs. »

La dépendance à un adulte détermine selon elle une place d'enfant définie par des devoirs face à des droits. D'ailleurs ce type d'obligation revient à plusieurs reprises. Pour payer son BAFA ou son permis, ses parents divorcés s'organisent pour lui payer deux tiers de la somme, le dernier lui revenant, qu'elle finance par son travail estival. L'intégration d'un habitus entrepreneurial, c'est-à-dire un système structuré et structurant fondé sur le travail, est inscrit très tôt dans son parcours, tout comme la consommation qui est proposée comme un exercice de gestion économique.

Julia - -Je crois que quand j'étais petite, en primaire j'avais 5 francs un truc comme ça par mois. Et puis après vite dès le collège, dès 4ème un truc comme ça, j'ai eu une assez grosse somme d'argent pour l'époque ou en fait je devais m'acheter quasiment tout avec. Ma mère m'achetait juste des vêtements de temps en temps et ce que j'ai besoin pour l'école, puis voilà. Moi je me payais mes CD, mes places de concerts, tout ce que j'avais envie d'acheter. »

Ce principe de socialisation primaire agit comme une construction de l'horizon temporel qui intègre en son sein les éléments sine qua non d'une existence fondée sur une acception très hédoniste de la vie. Le travail y apparaît comme le moyen de se libérer du joug d'une société qui asservit par la nécessité économie. Selon elle le travail propose une liberté contractuelle qui distingue les cadres temporels et les définit selon leur rapport à l'obligation. C'est donc le loisir qui prime comme élément opérationnel du plaisir jusqu'à tenter d'allier les deux éléments, vivre de sa passion et inverser la tendance.

Julia - Moi le truc que j'aurai envie de dire, c'est fait ce que tu aimes déjà. Le truc c'est que maintenant on est plus dans « faut gagner plus d'argent », on incite les gens à aller la parce que tu vas gagner mieux; mais moi je serai d'abord pour faire ce que tu aimes parce que si tu tépanouies dans ton travail, tu seras mieux; je pense qu'on n'a pas besoin de gagner ... fait ce que tu aimes et que aussi les études c'est important, je penses parce que ... bon tout le monde n'a pas la possibilité de faire des études, y en a qu'on été dégouté de l'école donc c'est pas facile, mais en même temps, ça permet de murir, de prendre du recul parce qu'on a pas trop de responsabilités et puis ça apprend plein de choses, c'est vachement épanouissant, quelque soit la façon dont tu fais tes études. Et puis qu'il n'y a pas que le travail dans la vie, mais surtout fais ce que tu aimes; Mais c'est peut-être plus facile à dire qu'a faire. Mais tu parles pour n'importe quel jeunes ou ...

- Ceux qui vont bientôt arriver la... Julia - ceux qui réussissent bien aussi ?

-T u dis y a pas que le travail dans la vie/

Julia - Parce qu'on arrive à un truc avec ce qu'on entend avec les politiques où faut travailler plus, pour gagner plus et plus on gagne, mieux on va. Mais on a plus le temps après de les dépenser ces sous. Je pense qu'il y a beaucoup trop de gens qui se tue dans leur travail, y a plein de parents enfin de gens qu passent tout leur temps au travail qui font des heures... je sais pas comment ils peuvent s'épanouir à côté, donc je pense qu'on incite de plus en plus à travailler, mais qu'il faut pas... il faut qu'ils entendent d'autres discours aussi.

- Ce serait quoi, d'autres discours, ce serait juste dire qu'il y a pas que le travail dans la vie ?

Julia - De dire qu'on a qu'une vie et qu'il faut profiter de plein d'autres choses, qu'on peut s'épanouir dans plein d'autres choses que dans le travail.

- Pour toi, l'important ?

Julia - C'est l'amour, l'amitié, si t'as des passions à côté pouvoir vivre tes passions, chacun a des intérêts donc pouvoir les vivre. Le problème, c'est qu'il faut de l'argent donc il faut travailler, c'est un cercle vicieux. Il y a des trucs c'est peut-être pas nécessaire d'avoir pour être bien. »

L'enjeu est de taille ne plus travailler pour pouvoir vivre ses plaisirs, mais imprimer les loisirs au cadre du travail, en quelque sorte l'image du plaisir sans contrainte et continu.

Julia - [...]en fait j'ai pas besoin de beaucoup d'argent pour vivre mais un minimum donc et puis vu que ma passion je la mets dans mon travail je pense que j'en ai besoin pour m'épanouir; mais le truc c'est que si je gagnais au loto, que j'aurai plus besoin de travailler. Je pourrai le faire ce que je fais sans gagner d'argent et je m'épanouirai tout autant. Donc j'ai pas besoin du travail, j'ai besoin d'argent.

Sa recherche d'emploi fonctionne sur le même mode.

Julia - Nan, mais y a des trucs où je pourrai répondre auxquels je réponds pas, parce que j'ai pas envie de le faire.

-Pourquoi ?

Julia - Parce que j'ai envie de faire ce qui me plait.

- Et à quoi t'associe cette volonté de faire ce qui te plait ? Julia - Pourquoi j'ai ça en moi ?

- Ouai

Julia - je pense que déjà on me le dit depuis que je suis petite et on m'a encouragé la dedans aussi. Sinon on m'aurait t jamais fait faire des études qui servent à rien.

- Toi t'estimes qu'elles servent à rien tes études ? »

Julia - Nan! ça m'a servi à plein de choses personnellement mais pour trouver du travail, c'est pas ce qu'il faut. »

Identifier son cursus universitaire par « qui ne sert à rien » n'est pas une fatalité mais plutôt
une fierté de ne pas se voir imposer son mode de participation à l'économie. Elle s'en

distingue d'ailleurs.

- Qu'est ce que tu mets toi derrière insertion ?

Julia - C'est des gens qui sont désinserés qui sont plus dans le système scolaire. Les ré-amener à travailler.

- C'est ton cas en fait ?

Julia - Oui mais je vois ça plus avec des gens qui n'ont pas de diplômes et qui sont en galère, parce que plus tu as de diplômes plus tu as le choix, même si moi c'est assez serré, tu vas pouvoir t'appuyer sur d'autres trucs alors que quand t'as pas de diplôme, c'est restreint. »

Il existe dans son discours et dans son parcours nombre d'éléments qui nous amènent sur les pas de R. K. Merton et de sa théorie de la socialisation anticipatrice à un groupe de référence. Bien qu'il n'ait construit cette théorie qu'à partir d'adultes, la structure n'en est pas moins séduisante. Nous reprendrons ici une interprétation des conditions de production de l'habitus que nous livre C. Dubar qui présente l'habitus non comme une culture de groupe social mais comme « l'orientation de la lignée, l'identification anticipée à un groupe de référence dont les conditions sociales ne sont pas celles de la famille ou du groupe d'origine. »1 Nous ne disposons certes pas d'assez de données sur la trajectoire familiale, cependant ses grands parents pouvaient être considérés à leur époque comme des membres de la classe ouvrière (grand-pères : pêcheur, ouvrier; grand-mères : femmes au foyer). Ainsi les éléments qui la distinguent de certains et ceux qui l'identifient à d'autres fonctionnent selon un double processus qui relève de l'efficacité symbolique. D'un côté elle cherche à s'agréger au groupe des adultes proches, ces autruis significatifs, qui semblent être les opérateurs de la trajectoire familiale et de l'autre se distinguer de ceux et celle qui n'ont pas accès au choix de la position sociale qu'incarne les études. Autrement dit l'accès à un travail choisi revêt pour elle une double fonction sociale, d'abord la reconnaissance de son statut d'adulte et l'accès à un groupe de référence pré-existant dans la trajectoire familiale, dont la devise pourrait être : « Un peu d'argent, de l'amour, des amis ... Et la santé... Et le cinéma ! » ; ensuite l'institution d'une séparation entre sa réalité qu'elle partage avec un groupe de référence et celles des autres, le non-choix qu'elle réfute.

Cette construction d'une représentation de la réalité, soit la réalité subjective, impose ici ses limites face à l'intériorisation d'une réalité objective qu'est la conséquente diminution de l'horizon temporel dans une situation d'insertion. Une rupture entre deux univers.

Julia - La fac c'était un système qui me convenait bien, parce que fallait que je sois autonome et du coup je pouvais bien gérer ma petite vie comme je le voulais et puis ça m'apportait plein de choses, j'apprenais plein de choses donc c'est un statut qui m'allait très bien.

1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 71

[...]

- Et comment tu vis cette situation d'être sans emploi ?

Julia - Moyen. Je suis un perdue. En fait j'ai hâte, parce que là j'attends des subventions, j'ai hâte d'être au mois de septembre, parce que j'aurai des projets en cours ça se sera un peu plus clarifié, si je peux vraiment faire ça. C'est n peu flou depuis juin dernier, je sais pas trop. Heureusement que mon ami il est là parce que je crois que si j'étais toute seule, je me sentirai seule justement ! Je serai seule avec moi même à pas savoir ce que je vais faire. C'est lui qui 'a donné l'idée de développer ça parce que moi je conceptualisais même pas que ça pouvait marcher de développer l'asso, ça me venait même pas à l'idée... mais c'est vrai que c'est pas évident. Mais ça va, c'est pas non plus... tu te sens pas stable, pas posé. »

Ce regard porté sur ces deux univers est tout à fait parlant lorsqu'elle évoque le milieu de travail.

- C'est quoi que tu appelles le milieu du travail ?

Julia - C'est une bulle qui est à côté de la bulle de la fac mais pour aller dedans faut faire le grand écart, c'est un truc où t'as des responsabilités, où déjà faut le trouver faut en trouver un travail, faut réussir à montrer toutes ses compétences, arriver à se vendre, arriver à savoir tous les genres de métiers qu'il y a, ce qui nous correspond. »

Cette atrophie de l'avenir résonne comme une angoisse, et interroge implicitement ses choix. Comment être certaine que sa situation est si différente de celle d'autres chômeurs englués dans un horizon bouché ? Peut-être parce que pour elle après la pluie vient le soleil.

2.3. Je suis quelqu'un qui commence à grandir

Flore a 24 ans, elle a obtenu son DUT carrière sociale à 20 ans.

- Qu'est ce que tu as fait a la sortie de ce diplôme ?

Flore - Bah j'ai travaillé a C, là où j'ai grandi parce que la maire du village elle m'a connue toute petite donc quand elle a su que j'avais le diplôme elle m'a appelé en me demandant tu veux pas travailler chez nous, j'ai dis bah si allons-y ! Sauf que c'était un peu une entourloupe à deux balles, j'ai commencé comme tout le monde en CDD et puis j'étais a trente heures à ce moment la, donc tu prends un appart, vu que tu travailles tu t'installes et au moment de devenir stagiaire[de la fonction publique] on te propose un 25 heures, tu habites à M, tu te tapes les allées et retour tous les jours et tu fais bah la ça va pas le faire, je suis partie. Le temps de trouver du boulot, après j'ai travaillé à E dans un local jeunes, un truc tenu par FR, un truc horrible, je referai jamais, c'est trop pourri, en gros démerde toi! [...]Donc je suis partie ensuite j'ai commencé à danser, ça a pris de plus en plus de temps dans ma vie et s'est proposé le voyage pour partir en Guinée et là financièrement ça le fera pas alors j'ai arrêté pour faire des boulots qui me rapporte plus d'argent pour pouvoir partir et de là j'en ai plus décollé. Parce que la fois d'après j'ai trouvé un contrat dans une grosse boite qui me ramenait vachement de tunes et j'avais besoin de m'acheter un bagnole donc c'est bien tombé

ensuite j'ai voulu partir en Australie c'était l'année dernière, donc pareil j'ai recommencé parce qu'il m'ont re-proposé et ça me payait mon voyage donc je suis partie et puis la j'ai décidé réellement que de danser. Donc il fallait aussi que je trouve pour pouvoir partir me former donc pareil, recommencer à bosser pour pouvoir me former. »

Très tôt confrontée à un univers professionnel qui a nécessité une socialisation secondaire au sens de l'intériorisation d'un « sous-monde », elle décide toutefois de rompre avec celuici pour emprunter le chemin de sa passion.

Flore - A partir du moment où j'ai pris la danse comme quelque chose de professionnel et non plus d'amateur je suis allée a la mission locale pour poser des choses, à savoir s'il y avait des possibilités pour m'aider pour des formations des choses comme ça ce qui n'est pas le cas. En tout cas la nana que j'ai eu en face de moi et qui me suit encore c'est quelqu'un qui est totalement à l'écoute et qui comprend mon projet, ce qui fait que si elle a pas de nouvelles de moi c'est que je suis en train de travailler pour mettre des sous de coté, on se revoit de temps en temps pour voir où j'en suis dans mon projet, c'est plus un soutien que quelque chose d'autre parce que je lui demande pas de me trouver du boulot, c'est pas le sujet quand je suis arrivé dan son bureau, c'est vraiment j'ai besoin d'un suivi, quelqu'un qui m'écoute tout simplement et qui me dit si c'est réalisable ou pas si je suis en train de faire n'importe quoi ou pas. J'avais besoin juste de ça. Je sais qu'il y a un tas de jeunes qui y vont en pensant que c'est la personne en face qui fait à leur place sauf que moi c'est pas du tout mon objectif, j'ai juste besoin de quelqu'un qui croit en moi et vraiment je suis tombée sur quelqu'un de génial donc du coup c'est plus un suivi psychologique avec moi. Parce que quand je commence à peiner à me dire que j'y arriverai jamais elle me remet un petit coup de boost et c'est reparti! Là dedans [la danse} c'est pas un secteur facile. Si tu dis que tu veux être boucher tu passes tes études pour être boucher , tu fais quoi! Sauf que la y a des secteurs énormément diversifiés, moi j'ai besoin d'un truc qui n'est pas reconnu en France déjà. Tu peux pas le sanctionner par un diplôme ou quelque chose et même si je voulais faire une école dedans aujourd'hui j'ai pas le niveau requis parce que j'ai pas le cheminement classique des autres, d'être passer par du moderne jazz ou du classique ou du contemporain, chose qui va être reconnue dans une école. Après je suis trop frêle là-dessus encore, donc l'option c'était de me dire dans deux ans j'aurai peut être envie de la faire cette école là mais d'abord faut que je me donne les moyens pou pouvoir y rentrer. Peut-être que ça changera après au fur et à mesure du temps j'en sais rien mais la j'ai je me donne deux ans pour mettre tous les atouts de mon coté rencontrer des gens me former au maximum sur les choses où j'ai des manques et en fonctions de ça voir ce que je peux faire avec. Et ce au bout je vois que ça fonction pas faudrait trouver une autre optique mais pour l'instant je pense que je vais y arriver. »

Cette rupture intervient comme un choc biographique qui détruit une insertion professionnelle proche d'être effective. Il est assez clair qu'elle différencie son action auprès de la Mission Locale de celles d'autres (plus assistés sans doute) en se distinguant par la présence d'un projet dont elle est actrice. Flore construit un projet professionnel dans lequel le travail devient une stratégie économique qui vise l'acquisition d'un statut de

danseuse professionnelle. On peut dire que le travail est dans un premier temps subi pour qu'ensuite sa passion s'y adjoigne. Cette perspective lui permet de mieux vivre une situation quelque peu précaire.

Flore - Il y a des jours où j'ai la patate où je me dis c'est un projet et y a d'autres jours ou je me dis bah merde t'es demandeur d'emploi, finalement quand on te pose la question « t'en es où » tu réponds « bah je touche les assedic et je fais ce que je peux pour avancer » et y a des jours où ça va pas vraiment bien mais ça se vit. Y a des hauts et des bas. Ça demande de la niaque.

- Malgré les projets ambitieux ?

Flore - Oui parce que tu te poses la question de savoir si tu es à la hauteur ou non, tu peux avoir des idées et envie de faire des choses mais prendre des baffes ça fait toujours peur et tu sais que tu t'en prendras à un moment donné. Soit t'es courageux tu mets vraiment à burnes et tu décides de foncer en disant y a forcément un moment où je vais me péter la tronche soit tu prends la solution simple qui est d'aller au boulot tous les jours, y a un salaire qui tombe et je m'occupe pas de savoir si ça me convient ou non. Sauf que quand t'as pris la décision de ta passion ça devient plus compliqué. Parce que ça se peut très bien que d'ici deux ans je me rende compte que quand j'étais amateur c'était super j'avais un niveau plutôt élevé mais qu'est ce qui me dit que au niveau professionnel ça suffira, on en sait rien du tout. Y a que ta niaque et ta sueur qui te diras, y a pas le choix.

Son choix de vie persiste dans la distinction, la précarité est vécue comme une posture liminaire mais transitoire en attendant l'agrégation. Et c'est aussi son cheminement personnel vers un statut d'adulte qui s'avère être en jeu.

- Quand je te demandais comment tu te voyais tu me disais « je suis dans le flou je suis en train d'avoir des éléments de réponse sur qui je suis », tu te sens plutôt adulte, enfant ?

Flore - Je pense qu'il y a une page qui se tourne maintenant. J'ai quitté l'adolescence là et je commence à aller vers l'adulte mais c'est pas fini je suis sur le chemin.

- Qu'est ce qui te manque ?

Flore - La maturité.

- Explique moi ça parce que c'est quelque chose que je ne connais pas moi « la maturité » !

Flore - Être capable de faire des réels choix sans avoir a consulter quelqu'un et d'assumer ses choix sans douter. Après je sais pas si ça existe ça. Prendre plus au sérieux les choses aussi et me prendre en main. Je commence à le faire maintenant je commence peut-être à être adulte alors... »

Dans ce extrait, il est fait référence à ses doutes et à la nécessité de se faire accompagner. Il est évident que tout son discours tourne autour de l'incertitude de son choix. Il ne s'agit pas pour elle d'une insertion qui relèverait du double processus : travail/famille, mais plutôt d'une construction identitaire basée sur un groupe de référence, c'est-à-dire un groupe qui la séduit mais dont elle ne fait pas encore partie et qui la distinguerait d'une catégorie plus conforme, qui « ne s'occupe pas de savoir si lui convient ou non ». Il y a aussi ce que R.K Merton nomme la frustration relative, « c'est parce qu'il se compare aux membres d'un

autre groupe que l'individu se sent frustré par rapport à eux et qu'il se met à vouloir leur ressembler pour, peut-être, un jour, se faire reconnaître membre par eux. »1. La recherche d'intronisation au groupe de référence est ici clairement énoncée. La nécessaire distinction de cadres temporels qu'elle établit entre vacances/formation et travail/loisirs participe de ce processus en cours. Il ne serait pas illusoire d'imaginer aussi ce voyage comme initiatique. Elle rejoint par celui-ci la communauté de ceux qui savent, ceux qui ont déjà vécu cela. Toutefois la précarité qu'implique son choix la met partiellement en péril et ne lui permet pas de construire sereinement son parcours, elle imagine donc une stabilité dans cette précarité. Ne pas pouvoir se fier au futur est sans doute plausible si le présent le permet.

- Ok tu m'as dit que tu recherchais au niveau de l'emploi... tout ? rien ?

Flore - Pour l'instant je fais tous les boulots possibles et inimaginables en juillet je vais me former au Sénégal, en, rentrant pouvoir avoir le mois d'août sans qu'on m'embête trop pour pouvoir préparer mon atelier, préparer toute la matière. Septembre peut être encore un peu de boulot en même temps j'espère pouvoir être pionne, mais moi ça m'arrange par rapport à mon désir de formation. Car je serai dans une structure ou d'une part je suis à même de pouvoir mettre en place des ateliers donc tester plein de truc et en plus j'ai les vacances scolaires pour pouvoir partir en formation sur des semaines complètes à Nantes à Rennes à Paris. Chose que je peux pas faire dans d'autres boulots.

- Quand tu dis pionne c'est les aides éduc ...

Flore - ouai. Théoriquement ça devrait passer parce que je suis pas étudiante ...

- T'en connais d'autres qui font ça ?

Flore - Ouai mais eux pas pour ça eux pour glander !

- Une stratégie assez établie.

Flore - Bah si tout ce déroule bien ça devrait bien se passer.

- Quand tu disais monter mon atelier, c'est au sein de l'asso ?

Flore - Ouai. Après discussions avec F mon petit mentor, j'avais envie de faire quelque chose et elle est plutôt dans le sens où elle a évolué et l'initiation c'est un truc qui lui plait plus forcement et moi je la remplacerai là-dessus. »

Ce dernier élément est une réelle stratégie dans tous les sens du terme. Elle imagine qu'il lui permette une réelle démarche pédagogique et lui libère le temps nécessaire à sa formation. En effet on ne peut pas réellement refuser les offres des agences d'intérim sans risque de s'en voir exclu, le rythme scolaire est donc tout à fait pertinent. Il y a ici une synchronisation des cadres temporels qui laisse entrevoir l'acception de S. Schehr de l'autonomie temporelle, c'est-à-dire une appropriation du temps qui ne soit pas imputable au travail. Le projet de Flore repose sur sa passion, donc plus sur le travail. Elle même est quelques fois confuse de ce rapprochement travail/plaisir.

1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 62

Ce qui ressort très fortement de ces premières analyses est sans nul doute la signification accordée au travail. Ainsi que nous l'écrivions plus haut le passage de l'éthos du devoir à celui de l'épanouissement imprime une réalisation de soi qui ne se résout plus dans l'estime du devoir accompli mais dans la quête d'un soi singulier et distinctif. Le travail « reste le principe organisateur de la vie »1 mais fait maintenant partie d'un ensemble de sphères qui se synchronisent en vue de « la quête individuelle contemporaine »2 qu'est la construction d'un soi singulier, unique et particulier. Cette quête suit de près la logique exposée sur la catégorisation de la jeunesse et correspond à un processus initié dès le siècle des lumières : l'individualisation de l'enfant. F. de Singly évoquant l'apprentissage de l'individualisation, insiste sur le fait que « devenir un individu autonome requiert d'apprendre à gérer plusieurs intérêts en présence dans toute situation, afin que leur coexistence pacifique soit possible et éventuellement qu'un intérêt commun puisse être dégagé. »3

1 Christian Lalive d'Epinay, Significations et valeurs du travail, de la société industrielle à nos jours, in Michel de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail, op. cit., p. 82

2 Ibid.

3 François de Singly, Enfants, adultes, op. cit., p. 12

Chapitre 3
D'un éthos à l'autre,
combattre l'inéluctable et construire l'impalpable,

Ce chapitre propose cinq parcours regroupés pour la congruence de leurs perspectives d'avenir. Il n'est pas question de regrouper des expériences temporelles mais des horizons temporels. C'est-à-dire une construction qui évoque le présentisme de F. Hartog, en ce qu'elle enferme l'individu dans une temporalité du présent construit sur le présent. La précarité temporelle s'inscrit dans une logique globale de l'exclusion, elle est une des étapes des processus déjà décrits dont l'état final peut-être vu comme inéluctable. Les discours qui suivent révèlent une grande différence dans l'expérience temporelle mais conduisent à saisir la menace d'un présentisme.

1. Ne pas se laisser enfermer

La construction de repères temporels ne peut s'imaginer à travers la seule convocation quotidienne d'une institution. La « discipline temporelle » est, à l'instar de chaque règle, respectée car intégrée comme un autrui généralisé. L'« autrui généralisé » est une intériorisation de l'ordre social, « sa formation à l'intérieur de la conscience signifie que l'individu s'identifie maintenant non seulement avec des autres concrets, mais aussi avec une généralité d'autres, c'est-à-dire avec une société. »1 Cette étape décisive de la socialisation interroge sur l'auto-identification à un groupe. C'est alors dans la socialisation secondaire ou l'altérnation que repose l'insertion, vécue comme un processus d'intériorisation d'une réalité subjective établie au regard d'un groupe de référence, fut-il celui des travailleurs, des adultes ou plus simplement de ceux et celles qui ont le droit du choix.

1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 229

1.1. En fait le chômage il commence à te bouffer le corps

Mohamed a 24 ans, il est père d'un enfant en bas âge vit en couple et perçoit des indemnités de la part des ASSEDIC.

Mohamed - Au départ j'ai été à l'école aux G, primaire, CM2, collège et en sixième c'est là que j'ai été à fond dans le foot. On voulait tous devenir des footballeurs professionnels. Donc j'étais moins motivé à travailler à l'école, je passais trop mon temps à jouer au foot. Et c'est là que je suis arrivé en échec scolaire, et c'est là que j'ai rencontré un éducateur spécialisé qui s'occupait des collégiens et des problèmes qu'ils avaient. Ils m'ont envoyé en SEGPA. Donc je suis rentré en SEGPA, ils m'ont dit : tu vas apprendre un métier. Et au début je voulais pas. Je voulais pas travailler parce que j'étais encore jeune. Donc j'ai accepté et après je suis arrivé dans un autre collège S, c'était juste à cinq cents mètres de chez moi. Et après ma dernière année d'écolier, après on m'a encore changé. On m'a envoyé au collège V, et là j'ai appris le premier métier de peintre en bâtiment. Parce que au début c'est le métier que je voulais faire. Donc une fois que j'avais signé le contrat et tout je pouvais plus quitter ce métier là. La première année ça allait, la deuxième moyen et la troisième année la motivation je l'avais plus. Et le directeur il voulait pas que... il voulait que je passe mon CAP et tout. Puis moi la connerie que j'ai fait, c'est que j'ai trouvé un autre moyen pour quitter ce collège là et changer de métier c'est de me faire virer. Alors j'ai cherché à me faire virer et je me suis fait virer, c'est là en quatre vingt dix huit. Et moi je pensais que j'allais trouver un autre collège dans le milieu du bâtiment, et j'ai pas pu en retrouver à cause du dossier. J'ai fait une année de chômage de seize ans jusqu'à dix sept ans, parce que j'avais pas l'âge de travailler on m'avait dit. Et c'est là que j'ai trouvé la Sauvegarde, et j'ai fait un petit chantier d'insertion avec [X entreprise d'insertion] c'était des petits contrats, à l'époque on gagnait trois cents euros environ. Donc j'étais content parce que c'était mon premier salaire. Après [inaudible] à faire des petits boulots, des petites formations jusqu'à mes vingt-quatre ans.

Ainsi résumé son parcours ressemble à un jeu de piste qui le mènerait à l'inéluctabilité des « petits boulots et formations ». Mais cette expression cache une richesse d'expériences dans les méandres de l'insertion professionnelle.

Mohamed - Non j'ai fait des petits boulots avec la Sauvegarde. Les HLM à l'époque on faisait la rénovation, et après arrivé à deux ans après j'ai trouvé un CES et maintenant il s'appelle CAE. Et là je suis resté sept mois, c'est là que j'ai commencé à toucher plus. Au début j'étais à trois cents et après j'étais à cinq cents, deux cents euros de plus. Du coup j'étais dans une bonne situation où je gagnais un peu d'argent et je voulais passer mon permis avec, mais j'ai pas pu passer mon permis avec parce que j'étais tenté à... j'étais à fond dans les objets... Et là je suis resté sept mois, c'est mon plus long travail que j'ai fait. Après il y a eu un trou c'est la période de deux mille un où c'est le onze septembre... On arrivait plus à trouver du boulot dans les boîtes d'intérim'. A ce moment là qu'il y a eu beaucoup de chômage dans le quartier. Il y a eu un sondage qui montrait trente six pour cents de chômage dans le quartier dans la période de deux mille un à deux mille trois. Donc il y a eu un trou au niveau social, donc je suis resté deux ans au chômage. J'ai appris à faire une recherche de travail. Mais dans l'intérim' c'était toujours le même disque : « c'est calme, c'est calme ». Et puis après j'avais plus droit aux aides parce que j'avais dépassé mon terme, donc j'avais

plus d'espoir en fait. Les formations elles étaient déjà commencées ou alors c'était des formations qui me convenaient pas donc j'étais obligé de rester carrément au chômage, de rester avec des potes dans le quartier à passer le temps.

[..i- Est-ce que t'a fait des stages ou des actions avec la mission locale?

Mohamed - J'ai fait un stage dans l'entreprise X]. Ça s'est mal passé parce que c'était en été, c'était au mois d'août, il faisait chaud, j'étais jeune en ce temps là et je voyais mes copains qui passaient leurs journées et tout, et moi j'étais barré. Et au niveau de l'ambiance je me retrouvais avec des vieux et ils m'apprenaient rien. Le matin ils me disaient même pas qu'est ce que je devais faire, j'étais obligé de les regarder et [inaudible]. Donc moi les stages... il n'y a qu'un stage, c'était au X en « employé libre service ». Parce que les stages en bâtiment j'ai toujours travaillé en maçonnerie,

parce qu'ils prennent des stagiaires, ils t'en font baver et après on veut plus en faire un métier. - Et le stage en tant que employé libre service tu as trouvé ça comment ?

Mohamed - Ça a duré deux semaines, c'était juste après le collège V, j'avais retrouvé un collège. Mais c'était pas un collège normal, c'était un collège pour les gens qui ... qui ...

- Sortent du système?

Mohamed - Ouais qui sortent du système, par exemple le matin on est en cours et l'après midi on doit chercher des stages. Je sais plus comment ça s'appelle... SIPA je crois. Donc en fait y'avait des tranches d'âge de vingt trois vingt quatre ans, et fallait toujours trouver un stage. Donc moi je suis arrivé en fin d'année donc je suis resté que trois mois. Et on cherchait des stages mais ça servait à rien il y avait pas de suites après. Ça c'était pour faire passer le temps, et celui qui avait pas de stage il restait en classe à faire des matières style du français ou des maths.

Il a aussi participé à une action internationale qui lui a ouvert des droits à une aide financière pour le permis qu'il n'a pas.

Mohamed - Ouais c'était avec le contrat CIVIS, on est parti au Sénégal et on avait le droit à neuf cents euros soit au cas où au retour on trouvait pas de boulot à la suite, une petite aide pour nous aider. Et moi à la place d'avoir quatre vingt euros par mois, j'ai demandé si il pouvaient pas me le donner pour le permis et j'ai financé le reste de ma poche. Donc fallait faire un dossier pourquoi on veut le permis et tout ça. Donc ça a été validé et j'ai pu passer le permis avec ça.

Ce choix de capitalisation de ses droits s'inscrit dans une construction apparemment structurée de l'avenir au sens stratégique, le permis augmentant le niveau d'employabilité du fait de la mobilité qu'il confère pour peu que l'on possède une voiture. Mais cette apparente réalité cache un temps dilaté.

- Et le permis tu l'as?

Mohamed - Non je suis inscrit, je fais des heures de conduite mais j'ai pas encore passé le code. Je me suis inscrit que l'année dernière mais depuis j'ai tardé à ...

Cette expérience temporelle spécifique au permis ne traduit pas son expérience générale. Il
est assez remarquable de voir comment il situe les évènements les uns avec les autres,
dates, durée, marqueurs témoignent d'une expérience temporelle relativement riche même

si l'on suppose que le vide de la vie soit un très bon support aux souvenirs. Mais supposer cela écarte les cadres temporels de son activité quotidienne.

- Et alors en ce moment ça se passe comment tes journées ?

Mohamed - Bah ... depuis des mois je fais des courts métrages, avec des copains dans le quartier. Du foot des clips... tout ça. Avec un argentin que j'ai connu qui travaille dans la mission, on a fait des documentaires sur le quartier tout ça. Donc bah la journée je passais mon temps à filmer et puis sinon j'ai les entraînements de foot et les championnats avec l'U.S.G.

- Donc tes journées...

Mohamed - non j'essaie de... je fais tout je recherche du boulot, mais je recherche du travail que quand j'ai une piste vraiment sérieuse. J'aime pas me lever le matin et que la journée je reviens bredouille, ça casse la motivation. Donc j'ai des contacts avec le relais et des fois je vais voir des annonces. Mais la journée je m'ennuie pas.

Le regard qu'il porte sur sa situation amène un élément expérientiel qui nous avait échapper jusqu'à lors.

- Comment tu vis cette situation de chômage?

Mohamed - Maintenant j'ai l'expérience, mais je vois les jeunes qui sont au chômage depuis la rentrée, ils arrivent pas moralement à résister. Ça leur fout un coup. Moi je leur disais « ça fait quatre années que je suis sorti du système scolaire, je sais la première année c'était dur et puis au fur et à mesure ça fait plus aucun effet. Je suis devenu costaud. » C'est comme un mec qui va en prison il reste une année, ça va être dur pour lui et puis après il a l'habitude. Le chômage c'est comme ça, ça nous fait aucun effet. On va pas se suicider parce qu'on a pas de boulot. (silence)... parce qu'il y en a ils peuvent se suicider parce qu'ils ont pas de boulot.

Pourtant lorsque l'on parle du travail, le chômage devient cette relégation sociale tant redoutée.

- Pour toi ce serait quoi un travail idéal, en terme de temps d'argent ? combien tu voudrais toucher par exemple ?

Mohamed - Bah ...normal le smic, j'ai pas de diplôme, je suis pas qualifié, je vais pas demander... non puis le smic ça équilibre, on sait que la journée on est au travail et le soir on rentre tranquillement. Parce que j'en connais qui sont au chômage, ils pensent toute la journée et ils se font des soucis. D'un côté le travail ça oublie les choses. Parce que quand tu travailles pas tu te sens inutile, tu... tu perds ta fierté.

- Tu perds ta fierté quand tu...

Mohamed - bah par moment, tu te sens inutile tu perds ta fierté, tu... des fois t'as des changements de comportement, tu commences à devenir plus nerveux, plus ... en fait le chômage il commence à te bouffer le corps.

Il y a dans ce discours deux points important. Il y a l'équilibre temps de travail/temps libre.

- Et combien d'heure par semaine tu voudrais travailler ?

Mohamed - Ahh... huit heures par jour, trente neuf heures par semaine, parce que si tu travaille trop t'as pas le temps de faire autre chose.

Mais il y a aussi la désaffiliation qui considère le travail comme le centre de la vie, l'absence de travail est une atteinte à la fierté.

- D'après toi ça sert à quoi le travail dans tout ce que tu viens de me dire ?

Mohamed - T'as pas le choix, ça sert à fonder une famille, à avoir des projets. Manger son pain tous les jours. Avoir son petit appart payé. Taper des vacances encore quand on peut. Remarque le travail c'est ... voilà je suis venu sur terre c'est pour travailler, pour fonder une famille et ... il y a plein de choses le boulot c'est aussi pour le moral. En fait le boulot c'est la santé on va dire. Si il y a pas de boulot il n'y a pas de santé, enfin il y a une santé mais c'est une santé déterminée...on sait pas combien de temps ça va... Parce que celui qui a des enfants et qui travaille pas, l'enfant il va voir son père, il va se poser des questions. Il va avoir honte, c'est pour ça que je disais qu'il y a avait une fierté. Faut montrer que t'es un homme courageux, que t'es pas un profiteur du système comme il dit Sarkozy.

Cet éthos du devoir s'oppose à un éthos d l'épanouissement. D'abord par la séparation qu'il fait entre le temps de travail et le temps libre, ensuite par le refus de travailler à n'importe quel prix.

- Bon on va passer si tu le veux bien à aujourd'hui, à ce que tu fais en ce moment, à quoi tu occupes tes journées ?

Mohamed - Bah là je sortais, en septembre j'ai fini mon contrat de professionnalisation. J'étais chez [X, entreprise] je suis resté huit mois. Et puis j'ai arrêté pour cause de salaire.

- Pourquoi ?

Mohamed - Parce que... (silence), parce que en 2004 j'ai fait de la prison parce que j'avais frappé un policier suite à une bagarre où j'ai défendu mon frère, et bon j'ai été condamné lourdement au niveau de financement. On m'a réclamé onze mille euros pour réparer, donc fallait que je paiye tous les mois. Moi je touchais huit cents euros je crois, mais après j'en avais plus que quatre cents dans les poches. Donc ça faisait quatre cents euros par mois pour trente sept heures par semaine. Donc j'ai eu une baisse de motivation, j'ai arrêté de travailler, et après par la suite j'ai pu toucher mes Assedic. Et après depuis je me suis retrouvé au chômage actuellement.

Même si l'échéance suprême approche, celle de la fin des droits ASSEDIC, il préfère se laisser le temps en sachant qu'il peut trouver un emploi ponctuel dans sa branche d'origine.

- Tu disais tout à l'heure je cherche mais que pour des pistes sérieuses, tu recherches quoi comme genre de taf ?

Mohamed - Bah là je sais qui me reste six mois d'Assedic. Bon en six mois j'ai le temps de trouver quelque chose, mais j'évite de me mettre la pression pour pas me créer de soucis. Je cherche un travail qui va me convenir et durable. J'ai pas envie de me lancer dans le bâtiment pour que ça me dégoute et après que je perde mes droits d'Assedic c'est surtout ça. Parce que je veux pas perdre mes droits et que je me retrouve sans salaire. En fait je cherche un boulot stable et qui ... pas tranquille mais qui me serve et qui me motive. J'ai pas envie de me retrouver dans le bâtiment, c'est sale ambiance et les vieux ils sont un peu raciste des fois aussi. Donc c'est pour ça je garde ça en roue de secours.

- Et t'as des idées de ce qui te plairait en ce moment ?

Mohamed - Au début pendant un moment j'avais cherché dans le nettoyage. Mais dans le nettoyage c'est pas évident à trouver. Je sais que l'ANPE ils m'ont proposé de retrouver dans le bâtiment mais j'en avais marre. Je leur ai dit si j'ai pas envie de travailler dans le bâtiment vous allez pas me forcer à travailler dans le bâtiment. J'ai envie de faire nettoyage. Ils m'ont dit : « oui mais il y a très peu d'offres ». Donc moi je suis resté sur le nettoyage et après dernièrement j'ai cherché, j'écrivais mais il y a rien, rien. L'autre fois [X; entreprise] m'avait demandé le permis mais j'avais pas le permis. (silence)

Ce qui frappe dans la dualité devoir/épanouissement, c'est ce à quoi il réfère le second.

- D'autres rêves du côté professionnel ?

Mohamed - Ouais je rêverai un jour de faire un vrai film. Peut-être un vrai film plus tard, on sait pas selon ma motivation et tout. Pour l'instant je grille pas les étapes, pour l'instant je commence doucement. Sinon mon rêve c'est comme tout le monde c'est d'avoir un boulot.

- Un boulot/

Mohamed - /Un boulot mais pas n'importe quel boulot. Un boulot dans une bonne ambiance et le matin je me lèverai pas pour rien. Je travaillerai pour une société qui fait pas de discrimination, et voilà.

Le sentiment intime que les conditions de travail auxquelles il aspire sont en fait un rêve, condamne sa réalité à un présentisme qu'il combat quotidiennement et dans lequel il ne veut pas rester. Mohamed rompt avec « l'idéal-type » du jeune en difficulté d'insertion. Il n'est ni démunit, ni désocialisé, ou encore abonné absent aux dispositifs. Bien au contraire, Mohamed est ce que l'on pourrait appeler un hyper-actif de l'insertion. Si on ne peut lui prêter une capacité de projection à longs termes, on peut lui accorder une large capacité de navigation dans les méandres de l'insertion et une riche expérience temporelle. Sa stratégie est tout à la fois très simple et très opérante. En attendant de réaliser son rêve, il travaille ce qui lui faut, c'est-à-dire le minimum pour vivre décemment et par ailleurs il vit une expérience proche du chômage inversé qui lui permet de donner du sens à l'inactivité professionnelle et prendre une place importante au sein du quartier. Ses vidéos accessibles sur internet font de lui un réalisateur local reconnu et l'aide dans la construction d'un avenir. Cette expérience lui permet d'aspirer à une autre réalité et limite l'éventualité d'une précarité temporelle qui obstrue l'horizon.

Le difficile passage d'un travail comme devoir à celui du travail souhaité qui permette de s'épanouir rend plus dur encore la situation de chômage qui dans une certaine mesure est choisie. Le processus en cours relève d'une alternation. Passer d'un éthos à un autre implique un changement complet de valeurs et l'intégration de nouvelles, mais il semble manquer un point important dans le processus, la présence d'autrui significatifs sans lesquels « aucune transformation radicale de la réalité subjective (incluant bien sûr la

l'identité) n'est possible »1.

1.2. Ce que je voudrais... je sais pas... je sais même pas ce que je veux maintenant. Mélanie a 18 ans, elle a quitté le collège à 16 ans, en 4ème.

Mélanie - Je suis pas trop fana de l'école. Le français, les maths, j'étais juste bonne dans le dessin; la géographie mais les matières principales, c'était pas ça. C'est pour ça que j'ai arrêté à seize ans. - Ça te plaisait pas ?

Mélanie - Non, moi je voulais trouver un apprentissage, je voulais partir de l'école.

- Dés la primaire tu aimais pas l'école ?

Mélanie - Non j'aimais bien, c'est une fois rentrée au collège.

Après près de deux ans de travail clandestin en plomberie, elle a intégré depuis quelques semaines un chantier d'insertion de peinture en bâtiment. Lorsque l'on évoques ses différentes expériences elle nous parle de toilettage canin, de maçonnerie, mais la plomberie revient toujours.

Mélanie - [...]Je voulais tenter pour voir ce qui me plaisait. Il y avait plusieurs choses qui me plaisaient alors...je voulais essayer pour...

-Et aujourd'hui, qu'est ce qui te plait ?

Mélanie - La peinture, mais j'aurai préféré être dans la plomberie

Pourtant dans la construction de son avenir, elle imagine déjà un parcours dans la peinture.

Mélanie - En fait je cherche un contrat pro pour le mois de juin, mais j'arrive pas à trouver. Alors je vais devoir trouver un emploi saisonnier jusqu'au mois de septembre. Et au mois de septembre je commence un contrat ou que c'est en continu dans la peinture aussi. Pendant... de septembre à juin. -Tu cherches dans la peinture toujours ?

Mélanie - Ouai

-Et quel genre de contrat, CDD ou CDI ?

Mélanie - Un contrat pro ça dure que un an et demi.

-Tu fais ce contrat pour avoir/

Mélanie - pour avoir le CAP

-Et tu es prête à /

Mélanie - ça dure qu'un an et demi et après j'aurai un CAP C'est ce qui va m'aider à... ça va me donner un petit plus pour trouver une entreprise.

-C'est un CAP peintre en bâtiment ?

Mélanie - Oui

[...]

Mélanie - Ce que je voudrais faire, c'est en sortant... enfin pour atteindre c'est peintre décorateur. C'est ça que je voudrai atteindre. Je voudrai atteindre peintre décorateur, par exemple c'est pas comme façadier...c'est pas la même chose. (silence) »

1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 262

Cette dualité entre projet et désir prend une place importante dans son discours. Son expérience avec la Mission Locale en témoigne.

- Et les gens que tu as rencontré dans tout ton parcours, à la mission locale, à l'anpe, etc, qu'est ce que tu en penses ?

Mélanie - Déjà ma conseillère ça fait pas longtemps que je l'ai parce qu'avant, j'avais un mec mais il était pas capable de m'aider parce qu'il m'a dit qu'il faisait pas parti de la bonne section. Parce que moi quand j'allais le voir c'était pour un apprentissage, et lui il me disait qu'il faisait pas partie de ça. Donc il savait pas trop quoi faire pour m'aider.

- Donc ça t'a pas trop aidé tout ça ?

Mélanie - Non parce que j'allais plus le voir jusqu'à ma nouvelle conseillère.

- Et avec elle ?

Mélanie - Déjà elle m'a aidé à chercher des petits boulots, on a fait un travail sur moi. Et en fait aussi c'est par elle que... c'est au dernier moment qu'elle m'a trouvé ça [le chantier d'insertion].

- Quand tu dis travail sur moi, qu'est ce que ça veut dire ?

Mélanie - Elle m'a posé... enfin je lui ai expliqué ce que je voulais, je devais lui dire concrètement ce que je voulais faire , dans quoi je voulais être.

- Tu savais à ce moment là ce que/

Mélanie - /non je savais juste que j'adorais tout ce qui était manuel, mais après je savais pas si je voulais faire de la peinture, de la plomberie, la maçonnerie, ou l'électricité.

- Mais c'est quand même autour du bâtiment, tu avais déjà cette branche là en tête ? Mélanie - Oui voilà. Parce que je suis pas intellectuelle, je suis manuelle.

Cette représentation d'elle même, bien que réductrice, lui ouvre le champs des possibles. Ce projet qui vient bousculer une socialisation secondaire dans le monde de la plomberie, lui permet de se représenter l'avenir, même si dans l'immédiat sa préoccupation reste l'après-chantier.

Mélanie - Je me demande comment je vais faire quand ça sera fini. Parce que moi dans une semaine j'ai plus rien. Ça me fait un peu chier.

-Ça te fait chier par rapport à l'argent.

Mélanie - Ouais par rapport à l'argent aussi parce que j'en ai besoin mais par rapport à travailler aussi. Parce que je vois, là je sais que j'ai eu quatre semaines de vacances, la reprise c'est un peu dur. Après que je savais que je travaillais pas alors je me couchais à n'importe quelle heure, je me levais à n'importe quelle heure. Alors que là c'est six heures, huit heures au chantier. Faut revenir à la normale.

Le travail semble remplir un temps vide, ou tout du moins « vidé de son sens ». Cela l'est d'autant plus que ses amis sont inscrits dans cette logique, les vacances opèrent une quasi désociabilisation.

- C'est quoi pour toi le travail, ça représente quoi ?

Mélanie - Ça me fait (Réflexion) ça me change en fait, ça m'occupe aussi, je suis pas là pour
m'amuser. Ça change. Je sais pas ce que je ferai si j'étais en vacances. Déjà là les vacances, j'ai

galéré.

- Galéré, pourquoi?

Mélanie - Parce que je m'ennuyais.

- T'avais rien à faire, tu voyais personne? Mélanie - Non ils travaillaient. »

Effectivement, les cadres temporels dans lesquels elle s'inscrit sont relatifs au cadre de son activité quotidienne. Sa référence est le temps enfermant, ce temps de travail qui détermine une place au regard d'un éthos du devoir. Une distinction est opérée entre l'oisiveté et le devoir social. Les loisirs qu'elle pratique avec ses amis sont réservés au temps hors travail qui correspond à un ordre social. Cet « ordre social est avant toute chose un rythme, un tempo. Se confronter à l'ordre social, c'est primordialement respecter les rythmes, suivre la mesure, ne pas aller à contre temps. »1 Mélanie s'attache à cette symphonie comme marqueur social qui lui assure l'entrée dans le processus de construction de son statut d'adulte en prenant des responsabilités qu'elles puisent dans son indépendance économique, elle même fruit de son travail.

Mélanie - Quand je me sens adulte c'est quand faut payer les factures.

- Quelles factures par exemple ?

Mélanie - le téléphone par exemple, enfin quand il faut payer. parce que avant c'était papa maman qui le faisaient, maintenant quand c'est toi même qui le fait, ça change, tu fais plus attention. pareil quand j'emmène mes furets chez le véto, faut payer souvent.

- C'est quand il y a de l'argent en jeu que tu te sens plus adulte ?

Mélanie - Ouai parce que j'ai pas le choix d'avoir la tête sur les épaules pour savoir ce que je dois payer. (silence)

- Et quand est-ce que tu te sens enfant ?

Mélanie - Quand je suis chez moi parce que ma mère elle me prend encore comme une gamine. - Et toi tu voudrais qu'elle arrête de te prendre pour une gamine ou/

Mélanie - non j'aimerai qu'elle arrête, parce que là faut que je rentre à telle heure, faut pas que je fasse ça, faut pas que je fasse ça.

- Et tu penses que ça va s'arrêter quand ?

Mélanie - Quand je serai partie, quand je serai partie de chez eux.

- Pas avant ?

Mélanie - Non je pense pas. »

Cette indépendance ne lui permet toutefois pas de « partir » de chez elle, mais constitue l'élément phare de son projet car il lui assure une projection. L'idée de partir devient une étape qui suppose une plus grande autonomie définie par le travail. Nous rejoignons ici l'idée de conquête dans le processus d'insertion comme dans celui du statut d'adulte. Il y a bien en cela l'idée forte d'agrégation au groupe des travailleurs et celle du refus de

1 Pierre Bourdieu, Algérie 60, Paris, les éditions de minuit, 1977, p. 41

l'enfance, un entre deux qui ouvre dans une certaine mesure les possibles mais trouble aussi l'horizon temporel.

- Comment tu penses que tu seras dans dix ans, comment tu te vois à ... 28 ans ?

Mélanie - Je sais pas, je me suis jamais posée la question. C'est la bonne question... (silence) - Alors je vais t'en poser une autre, comment tu voudrais être dans dix ans ?

Mélanie - Ce que je voudrais... (silence) je sais pas. Je sais même pas ce que je veux maintenant donc ... c'est pas vraiment concret.

2. Dis-moi qui je suis, je te dirai... qui je suis.

Apprendre à être ce que l'on nous demande de devenir implique, dans toute acception de la formule, une construction qui nécessite la présence d'autruis significatifs autrement appelés ailleurs « agents socialisateurs »1 c'est-à-dire ces personnes qui sont les porteurs de la réalité objective (parents, professeurs, chefs, amis, etc.)

2.1 Il y a des moments où je vais bien... je ne pense ni au passé, ni à l'avenir

Joey a 25 ans, il est reconnu par la COTOREP, travailleur handicapé pour des raisons qui ne sont pas physiques.

Joey - Déjà moi (silence) [il réfléchit] (silence) j'ai été dans la classe SECPA jusqu'à la troisième, c'est un mauvais souvenir. Ensuite il y a eu un petit problème. Quand c'était la fin de l'année je devais changer d'école mais manque de pot le directeur, il voulait m'envoyer à F mais quand j'ai été à F pour le premier jour, ils ont appelé tout le monde pour savoir dans quelle classe ils étaient, mais ils m'ont pas dit mon nom, alors je trouvais ça bizarre. Et ils voyaient que j'étais tout seul après. Ils m'ont envoyé voir le directeur de F (silence) il a appelé V et bien sûr le monsieur, le directeur de V avait oublié de renvoyer le dossier. Alors du coup je pouvais pas aller à F. Alors pendant trois ans je suis resté chez moi à rien foutre.

-T'avais quel âge ?

Joey - Après (silence) ouais (silence) non après (silence) j'ai oublié en fait comme le directeur il avait oublié d'envoyer le dossier il s'est démené quoi pour que j'aille ensuite à H et du coup j'étais dans une classe qu'était une [inaudible], ça veut dire insertion professionnelle (silence) euh (silence) du coup j'ai été que trois mois à H après j'ai arrêté et après pendant trois ans j'ai arrêté l'école (silence) . Je suis resté chez moi à rien faire (silence) comme à cette époque j'avais pas de potes euh (silence) .

-Tu disais tout à l'heure que t'avais des mauvais souvenirs de l'école, est-ce que tu te rappelles ce que c'était les mauvais souvenirs de l'école ?

Joey - (silence) euh (silence) quand j'avais (silence) euh (silence) en fait (silence) y'avait des

1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 56

choses que je comprenais pas en devoirs et quand le prof expliquait quelque chose, il m'aidait pas il aidait plus les autres alors du coup j'étais exclus. Alors quand je faisais des trucs y'avait presque rien d'écrit et les profs ils se font pas chier, c'est zéro directe. Ils cherchaient pas à comprendre pourquoi j'arrivais pas à comprendre le truc. Et puis à l'école aussi au niveau des autres élèves, j'avais pas de [sonnerie de téléphone dans le bureau] camarade.

Tu disais quand t'étais à l'école...

Avec les autres élèves, j'avais pas de potes à chaque fois dans la récréation j'allais tout seul dans un coin quoi. J'avais une vie de solitaire dans l'école. »

Ces années de chômage ont été l'occasion de découvrir un tout autre monde.

Joey - En fait si j'y repense bien, si je me serais pas rebellé, je serais encore chez moi à être enfermé tout seul (silence) [inaudible]

- Ok. du coup après la rébellion, après la SECPA, après H, qu'est ce que t'a fait qu'est ce qui s'est passé ?

Joey - (silence) euh (silence) trois après j'ai un copain, je dis pas son nom, il m'a fait connaître la Sauvegarde, il m'a fait connaître [X] et bien d'autres jusqu'à maintenant (silence) et grâce à lui du coup je les connais et si je les avais pas connu je pense que je serais toujours chez moi et j'aurais pas connu, entendu et vu certaines personnes. Grâce à la Sauvegarde j'ai fait des sorties, des choses que j'aurais jamais fait quand j'étais petit.

- Et justement à part avec la Sauvegarde tu as fait des trucs avec d'autres par exemple la mission locale, t'as fait des stages ou quelque chose comme ça ?

Joey - Alors attends (silence) (silence) euh (silence) ça fait des années que j'y suis (silence) en fait la mission locale ils m'ont pas trop aidé à trouver des choses comme une reconnaissance de travailleurs handicapés, comme je recherche dans les milieux protégés, comme c'est dur d'y rentrer (silence) euh (silence) .et puis comme il y a beaucoup de demandes, alors c'est dur d'y rentrer. Puis en même temps grâce à eux j'ai fait un stage à B en milieu protégé mais ça s'est mal passé. J'ai un mauvais souvenir de ça. Sinon (silence) pfuiii (silence) heu (silence) j'ai fait qu'un stage avec la mission locale comme ils m'ont pas trop aidé à trouver plus de trucs quoi. Sinon encore plus que j'ai aimé c'était pas la mission locale, c'était une organisation et tous les mois je faisais un stage dans une entreprise et puis à chaque mois je (silence) euh (silence) j'ai été payé (silence) et ça a duré (silence) euh pfuiiii (silence) au moins six mois. Six mois et sur ces chaque stage pendant six mois ça s'est bien déroulé et pourtant c'était des stages en milieu naturel quoi.

- Et c'était quoi comme stage, tu te rappelles ?

Joey - Ouais je me rappelle que j'avais fait un stage au relais le foyer et j'avais fait aussi (silence) euh (silence). J'ai fait X, [association] une sorte de zoo, j'ai fait aussi une entreprise de peinture, j'ai aussi... (silence)... j'ai fait un autre aussi... (silence) il y en a quelques uns que j'ai oublié, je sais pas pourquoi d'ailleurs (silence). »

Cette perception du passé laisse entrevoir son expérience temporelle. La synthèse du passé qui s'opère dans la construction de la réalité subjective, est ici limitée aux affres de la mémoire. Ce rapport réduit avec le passé pose la question du rapport au temps dans sa globalité. Le futur est tout aussi bouché que son passé, voire plus.

Joey - Même si je pense que j'aurai trente-cinq ans, je pense que j'aurai toujours les mêmes pensées, j'aurai les mêmes choses (silence) pour moi avoir trente-cinq ans c'est comme si j'en aurai vingt-quatre quoi. J'aurai toujours les mêmes pensées, les mêmes convictions, les mêmes choses. ça se trouve j'aurai encore les mêmes amis [inaudible] »

Joey n'a pas du tout d'élément qui puisse l'aider à situer son histoire, il ne dispose d'aucun renseignement sur ses grand-parents, et peu sur ses parents.

Joey - Dans notre famille on parle pas trop du passé, ni sur nous même d'ailleurs

- Et ta mère ?

Joey - Ma mère elle a jamais travaillé à part qu'elle a été chez les bonnes soeurs

- Elle a des frères et soeurs?

Joey - Elle m'en a jamais parlé à part (silence) c'est un peu compliqué (silence) d'après ce qu'elle m'avait dit elle avait un beau père allemand pendant la guerre. La mère de ma mère elle vivait avec un soldat allemand et comme lui il avait une fille alors voilà (silence)

- Tu connais son âge (silence) à ta mère ?

Joey - Environ la soixantaine.

- Est ce que tu sais si tes parents sont allés à l'école et jusqu'à quel âge ?

Joey - Euh ça je sais pas à part que mon père avait dit qu'il faisait l'école buissonnière (silence) c'est tout! »

Cette représentation s'impose dans son discours comme une impossibilité de situer les évènements entre eux. Pourtant un événement marquant lui permet de situer un avant et un après. Il y a bien sa « rébellion », mais c'est surtout sa rencontre avec l'équipe d'une antenne de la Sauvegarde de l'Enfance.

Joey - J'avais une vie monstrueuse, vraiment monstrueuse. La chose que j'ai découvert qui m'a donné les moments les plus heureux, c'était les vrais moments avec la Sauvegarde et le moment aussi que j'ai découvert Gundam [dessin-animé Manga], c'est un moment que j'oublierai jamais, les sorties avec la sauvegarde. Et aussi les gens que j'ai rencontré, ça c'était quelque chose qui m'a rendu heureux, qu'il y a eu un bonheur quoi, ça j'oublierai pas, même si j'aurai quatre-vingt dix ans ou plus, ça restera. »

Cette rencontre devient un marqueur temporel qu'il vit comme une naissance sociale. Depuis ses souvenirs sont plus distincts.

Joey - En fait c'est grâce à la Sauvegarde que j'ai pu rentrer au CES du chantier et ensuite c'est grâce à la Sauvegarde aussi que j'ai pu rentrer au CES du centre social de la machinerie.

-Et tu faisais quoi tous ces emplois, c'était des choses très différente ou (silence) ?

Joey - On faisait toutes sortes de tâches, on faisait du nettoyage, et aussi (silence) [réflexion] une sorte de (silence) ah euh (silence) de déplacement (silence) euh (silence)

- De la manutention ?

Joey - Euh ouais. On prenait des trucs et on les mettait euh.. et aussi de la rénovation, je me

rappelle d'un petit local qu'on a rénové (silence) euh (silence)

- Et dans tous ces stages ce qui t'a le plus plu c'était quoi, le meilleur souvenir que tu gardes ?

Joey - J'en ai deux. Celui où j'avais fait un stage où c'était au Relais, les tâches dedans c'était simple comme nettoyer les murs ou comme changer une ampoule, enfin c'était simple. J'arrivais à la faire sans problème. Du coup comme j'avais quelqu'un avec moi qu'était le responsable pour mon stage, des fois à quatre heure on allait à la cuisine et on mangeait un gâteau [rires] et c'était tous les jours comme ça quand on travaillait quoi.

- Et tu t'entendais bien avec (silence) ?

Joey - Ouais j'ai jamais eu de problème avec lui, je faisais bien le travail et même il disait même des blagues [rires].

- Donc ça c'est un bon souvenir ? et le deuxième ?

Joey - C'est le CES de la machinerie ça c'était vraiment bien. Que à la machinerie moi j'les appelais tout le temps les chefs même si ils aimaient pas. Quand on faisait une tâche ils nous expliquaient ben comment il fallait faire, et ils nous faisaient voir les erreurs qu'on pouvait faire si on faisait autrement et ça (silence) euh (silence) en plus comme on faisait de la menuiserie et de la carrosserie, comme la rénovation des vielles voitures. Alors ça (silence) ils nous donnaient du travail bien, les chefs il nous disaient des blagues, ils étaient sympas, ils nous disaient même la sécurité quand on était sur la [inaudible], ils nous apportaient toujours une protection comme ça peut arriver vite un accident. En plus comme je travaillais en métallerie, c'était dur mais je trouve que c'était bien en même temps.

- C'est quoi qu'était bien ?

Joey - La différence entre la menuiserie et la carrosserie quand j'étais là bas, c'est que quand on ponçait le bois, au début c'est pas bien, c'est c'est (silence) mais après quand c'est lisse et quand c'est doux, ça fait du bien. Que en carrosserie, t'as beau te (silence) . faire bien, tu touches c'est froid, c'est (silence) enfin voilà quoi. »

Le fort sentiment d'existence qui ressort dans cette poésie de l'action donne à ce segment de vie, une couleur particulière. Il s'en dégage une estime de lui très rare dans le reste de son discours voire même de son parcours.

- Et les autres tu crois qu'ils pensent quoi de toi?

Joey - Je pense que, en fait, comment dire (silence), que je sois avec eux pour pas qu'ils s'ennuient. Pour moi ils pensent ça. Que je sois avec eux pour pas qu'ils s'ennuient, en fait je suis comme un objet pour eux. »

Lorsque nous tentons d'évoquer une esquisse de budget-temps, de façon générale sa référence temporelle est l'action, ce sont les tâches qui sont mises en avant il se réfère à la qualité et jamais à la quantité. Nous pourrions parler d'une temporalité qualitative pour désigner la référence unique au temps enfermé.

Joey - Mes journées ça se résume à voir les potes, jouer à la console, traîner voilà quoi.

- Alors si on commence dés le matin, ça commence à quelle heure tes journées ?

Joey - Vers 11h30. Directe je me lève, je fume une clope, je joue à la console. Ensuite il est midi c'est l'heure de manger, ensuite je rejoue à la console, soit je vais voir un pote qui m'a dit tu passes quoi.

- Du coup ta journée c'est surtout des rencontres avec tes potes (silence)

Joey - Et console ouais et aussi des fois je passe à la Sauvegarde.

- Et tes potes ils font des trucs , du sport ou autre chose ?

Joey - La plupart de mes potes ils sont soit à l'école soit ils sont comme moi au chômage soit ils travaillent. Je les vois, il y en a un que je vois que les week-end et les soirs, pour l'autre qu'est son frère je le vois tous les après midi comme il travaille pas aussi. Puis il y a un autre pote qu'a fait pareil, qui a quitté l'école et il cherche un travail. »

Ces marqueurs temporels sont quasiment subsistanciels même si la fréquentation ponctuelle du local de la Sauvegarde lui impose des horaires d'ouverture et de fermeture qui rigidifie ce cadre, ce sont les repas qui marquent le temps. Toutefois ce cadre temporel qu'il partage avec d'autres, est synchronisé en partie avec celui de ceux qui travaillent ou vont à l'école, un temps qui leur est commun, un temps enfermant. Mais la globalité de son discours repose sur la valeur enfermée du temps, il fige ses journées autour de l'activité qui la construit même si celle-ci peut paraître limitée. On pourrait aussi rapprocher son expérience temporelle de l'éthos artisanal du travail, l'idée de l'action qui domine le temps et pas le contraire. Cette conception du travail retentit dans la représentation qu'il s'en fait.

- Ok, alors bon tu disais que cherchais un emploi, tu recherches dans quoi ?

Joey - En milieu protégé.

- Ok mais sinon tu cherches dans une branche précise, un métier ?

Joey - J'aimerais bien faire de la menuiserie, mais le problème c'est (silence) c'est que l'entreprise ce serait plus dur que si c'était en milieu protégé comme à la B quoi. Le stage que j'ai fait à la B c'est en milieu protégé et c'est de la menuiserie. Et comme j'avais de la connaissance, et puis là bas comme c'est automatisé, t'as juste à rendre le bois à le poser et c'est la machine qui fait après. Suffit de prendre le bois et de le poser, c'est assez simple. Et... mais le problème c'est que j'ai pas tenu, comme la Sauvegarde ils me prêtaient une caravane, comme c'est assez loin de M, puis j'avais du mal à dormir, puis y'avait une cloche qui sonnait vers onze heure ou minuit. Alors ça me réveillait, alors pour dormir c'est mort. Et puis chaque matin, ils me mettaient sur une tâche où il fallait prendre une planche vachement lourde et longue. quand il faut faire en vitesse, comme si t'étais un ouvrier en entreprise, c'était compliqué quoi. Alors en plus comme j'ai remarqué les mecs qui faisaient ça ils étaient carav, comparé à moi quand même que je suis fin. A chaque fois quand je prenais du bois et que je le posais, je m'épuisais. Alors l'autre poste c'était juste des petites planches à poser, alors je pouvais le faire en speed sans problème que sur l'autre poste (silence) pfuiiii. Et le midi là-bas, il nous donne pas grand chose alors quand tu travailles là bas (silence) tu speed alors après t'as faim et puis le ventre il te creuse, alors (silence) après quand il te donne une petite assiette de machin (silence) après tu travailles, je vais te dire que dans la journée t'as faim et après quand le soir tu rentres t'es crevé quoi. »

Dans son récit, la valeur travail est indiscutablement qualitative en ce qu'elle renvoie directement à la tâche. Mais le sens qu'il lui donne est tout autre.

- Et qu'est ce qui te paraît le plus essentiel aujourd'hui dans ta vie, qu'est ce qui est le plus important pour toi?

Joey - C'est de trouver un travail, et parce que sans travail t'es à la rue et avec l'expérience que j'ai fait ça m'a quand même donné une idée. Que dans les AM, dans une toile de tente, alors que on avait rien amené, et qu'on devait même dormir habillé. Alors on se les ai gelé bien, mignon, ah! Alors après on dit putain à ceux qui vivent dehors. qu'est ce qui doivent empirer. Ça ça m'a fait... ça m'a donné une idée parce que si tu travailles et que tu te retrouves dehors et que c'est comme dans les AM, je les comprends les mecs qui sont dehors.

- Alors le travail c'est pour gagner de l'argent et pour ?

Joey - Ouais c'est pour bien manger et vivre sous un toit. Ouais c'est ce qu'il y de plus important.

-Comment tu vis les choses en ce moment est ce que c'est dur, est ce que ça va est ce que... ?

Joey - ...ça dépend des moments, il y a des moments que je vais bien je pense pas ni au passé ni à l'avenir, je vis le moment qu'est là. Il y a des moments aussi où que quand je fais un truc et que ça marche pas quoi ou plus tard. là ça me fait réfléchir, mais en fait quand je réfléchis à ça, ça dure pas trop longtemps quoi. Après je me remet comme avant quoi, parce que je vis toujours au présent sur le moment. Des fois j'ai une petite pensée rapide et je me dis si seulement ça pouvait réussir, quoi.

- Tu dis si seulement ça pouvait réussir, réussir quoi ?

Joey - Construire une vie comme les autres qui ont un travail, un logement, qui ont quelqu'un avec eux, tout ça quoi. Que sans travail ni argent aucune meuf veut de toi maintenant. Maintenant c'est si t'as pas de fric t'as personne. Ah ouais c'est (silence) après il y en a c'est une question de beauté, oh il est moche allez hop dégage, c'est comme ça quoi. C'est pour ça qu'il faut avoir un travail et de l'argent. Après si la meuf elle vient que pour ça pas pour toi, tu te dis si il n'y a que ça à faire pour avoir une meuf pourquoi pas?

Le travail devient le moyen de prévenir du pire que serait l'exclusion et dans le même temps de construire un avenir « comme tout le monde », de s'émanciper, d'atteindre le niveau d'indépendance requis pour être reconnu socialement. A ce jour la question d'être adulte ou enfant ne se pose pas en ces termes. L'entretien laisse penser que Joey cherche d'abord un processus de socialisation qu'il puisse intégrer, car celui qui lui a été présenté ne lui a pas permis de se construire une autre réalité que celle pour laquelle il a été préparé : travailleur handicapé. On retrouve en cela le déplacement qu'a pu opéré la science dans l'institutionnalisation de la maladie. Il y a là les bases de l'altérnation dont la « structure de plausibilité » pourrait être la Sauvegarde.

Nous voudrions une fois de plus procéder à une digression afin que ne soit pas mal
compris notre propos. Dans la vision qu'il a de lui, Joey abdique devant la reconnaissance
COTOREP, alors qu'il témoigne d'une réalité en milieu protégé tout aussi difficile, en

terme productiviste, qu'en milieu traditionnel. Il va même jusqu'à préciser qu'en certains cas le second fut de meilleure consistance, tant au point de vue social que cognitif ou physique. Nous souhaitons donc finir par l'analogie à laquelle il procède pour nous expliquer l'univers de son dessin animé favoris, et faire valoir une image qu'il n'a pas de lui. Ceci illustrant par ailleurs les notions de déplacement juridico-administratif conditionnant une situation sociale subie.

Joey - c'est un manga japonais, ça s'appelle Gundam. En fait le mec qui a créé ça Il voulait faire voir les problèmes de ce monde à ça. Comme le racisme, le nucléaire, le clonage la paix, la guerre, la haine, la noblesse , la conviction, les idéaux (silence) alors et en fait tout ça il voulait le réunir dans ça.

- Gundam, c'est les mecs dans des robots ?

Joey - En fait il voulait faire voir aux gens les problèmes de ce monde comme le nucléaire. Parce que c'est bien d'avoir le nucléaire mais (silence) on peut faire le bien et le mal avec ça. Comme dans ce dessin animé là, il y a un épisode il y a une image. Par exemple il y a l'armée qui balance un missile thermonucléaire sur une colonie de civils. Et là il voulait faire voir pour moi ce qui s'est passé (silence) euh comme Hiroshima quoi. Des mecs qui balancent du nucléaire sur des civiles quoi. A mon avis il voulait faire voir le rapport (silence) à mon avis le mec qu'a créé çà, en fait pour faire voir les choses que l'homme peut faire (silence) sans limite quoi, des trucs horribles même si on peut faire avec ça quelque chose de bien. Comme la paix et la guerre, il y en a qui veulent faire la guerre pour le profit, pour le pouvoir (silence) alors que il y en a qui se battent pour la paix, pour leur liberté, pour leur droit d'existence, des trucs comme ça. Ça c'est quelque chose de mieux. Par exemple le racisme il le montre mais pas question de couleur de peau. C'est par exemple être plus intelligent, être plus fort, être plus rapide; c'est ce qui font voir dedans. Que il y a une population qu'est plus intelligente, que tout le monde est intelligent, est plus rapide et tout le tralala. Et il y a une autre partie de la population qui n'est pas comme eux. Et en fait eux ils les ont créé et eux ils veulent les détruire ceux qui les ont créé. Ils ont créé une nouvelle espèce humaine et ils veulent la détruire après, alors que eux ils veulent se battre pour sa vie. Voilà ça c'est comme (silence) c'est comme (silence) c'est comme (silence) ce qui existe (silence) c'est comme le racisme (silence) les gens pour eux ils sont différents comparés à eux alors il y e en a qui les tuent, qui les frappent. Pour moi dans Gundam c'est la même, il y a des petites choses qui se ressemblent. Même si comme ça on voit pas, mais si on regarde bien on voit que il y a une petite relation. C'est comme la paix, la guerre. On regarde ce qui s'est passé avant dans l'histoire, c'est la même chose. [inaudible] »

L'expression orale limite certainement ce foisonnement gorgé de poésie que l'on découvre au détour de ses souvenirs :

Joey - J'ai déjà fait un baptême de l'air grâce à un éducateur de la Sauvegarde. ça c'est quelque chose de merveilleux qui restera toujours dans ma mémoire. ça c'était quelque chose de beau . Que quand t'es à haute altitude, tu vois tout en bas tu vois petit (silence) c'est beau à voir (silence) que quand t'es sur terre tu vois juste ce qu'est devant toi, c'est gros c'est juste à côté de toi et tu vois pas ce qu'il y a autour après. Alors que en avion tu vois une piscine, tu vois un champs, après tu vois autre chose, ça c'est... (silence) »

2.2. Inch'allah un jour je travaillerai

Nazira a 22 ans, elle a quitté le système scolaire à 18 ans avec un BEP sellerie. Son souvenir de l'école est aussi concis que celui de son parcours depuis.

- Est ce que tu peux me parler de ta vie à l'école ?

Nazira - Si, c'était bien l'école mais j'en avais marre... des profs. Je m'embrouillais avec eux. - Sur quoi tu t'embrouillais ?

Nazira - Avec eux, ils faisaient « ouai vous êtes pas à l'heure, nininin » sinon c'était bien.

[...]

- Alors, après le BEP qu'est ce qu'il s'est passé ?

Nazira - J'ai arrêté. J'ai eu des problèmes avec la justice et j'ai arrêté l'école. - Et ça a duré combien de temps tes problèmes ?

Nazira - Euh... dix-huit [réflexion] cinq ans.

- Mais t'a purgé une peine de cinq ans ?

Nazira - Non tous les ans j'allais en prison.

- C'était des petits séjours ?

Nazira - Oui. Dix-huit, attends, dix-neuf, vingt, vingt-et-un, vingt-deux. Ouai. - Et c'était des séjours de combien à chaque fois ?

Nazira - Sept mois, six mois, quatre et un week-end. Ils m'ont mis un week-end. Non mais c'est vrai. (Rires)

Le sentiment d'une vie de problèmes pose l'entretien dans une configuration assez particulière.

- Ça a été quoi ta période de vie préférée ? Nazira - Comment ça ?

- Ce que tu as préféré dans ta vie ?

Nazira - Je sais pas moi

- Il y a un moment que tu as préféré ? Nazira - Non

- Tout était nul ?

Nazira - Ouai (Silence).

Ne rien avoir à dire d'intéressant sur sa vie révèle aussi un sentiment d'inutilité qui rappelle la posture liminaire, l'absence de sens à l'existence. Cette liminarité est renforcée par une attente continue et la construction d'un discours qui inclut ses pairs.

- Tu fais quoi en ce moment ?

Nazira - J'attends la réponse d'un chantier d'insertion. Ils m'ont dit dans dix jours ou quinze jours on va vous envoyer un courrier. J'attends. Ça fait une semaine déjà. J'attends

- Et tu fais quoi de tes journées en attendant ?

Nazira - Rien. On reste au quartier. on squatte. On attend, on fait rien.

- Et vous discutez même pas ?

Nazira - Si on discute, on parle (rire)

Le phénomène de l'attente est souvent constaté dans les communitas, ce que V. Turner appelle « un moment dans le temps et hors du temps »1. On trouve dans son discours une part importante d'irresponsabilité devant sa situation. Il ne s'agit pas ici de marquer l'incapacité à être responsable, mais plutôt de situer l'irresponsabilité comme le marqueur d'une liminarité. Dans le cas des rites on trouve l'irresponsabilité comme élément marquant la soumission à des autruis significatifs que sont les initiateurs. Dans le cas présent, ce n'est pas de soumission dont il est question mais de reconnaissance d'autruis significatifs responsables de la situation, non pas responsables de l'origine de cette situation mais du déroulement et de la sortie de celle-ci : l'agrégation.

- Tu es allée à la mission locale déjà ?

Nazira - Oui je me suis embrouillée avec eux moi. Je leur ai dit moi j'ai pas de travail. Tous les matins ils m'ont donné un rendez-vous mais j'y vais et ils me disent « bonjour madame, mais là on a rien pour vous ». Alors allez vous faire foutre. Je leur parle comme ça maintenant. J'ai pas de travail, je parle comme ça. L'autre elle trouve jamais rien, donc... une fois on a trouvé une formation moi et [X]. On devait y aller à T, on leur a dit « vous pouvez nous payer le billet de train » ? elle nous a dit « non pas question, si c'est avec les copines,non vous y allez pas. » j'ai dit bon ok, on y va pas, on travaille pas. Elle nous a dit « ouai vous avez qu'à voler » j'ai dit ouais on va aller voler, au moins c'est de l'argent ». Non mais c'est vrai, s'ils sont pas contents je les insulte moi. J'en ai rien à foutre.

Car le travail conserve malgré tout sa valeur symbolique ancrée dans un éthos du devoir.

- Tu es au chômage depuis ta sortie de bep ?

Nazira - Ouai.

- Ça fait cinq ans ?

Nazira - Ouais

- Tu recherche quoi comme genre de travail ?

Nazira - N'importe, du moment que je travaille.

- N'importe ?

Nazira - Parce que. Parce qu'on s'ennuie la journée, on en a marre.

- Ça sert à quoi pour toi le travail ?

Nazira - À rien, non je rigole. Moi je travaille et après... ,je sais pas pour avoir [inaudible], pour avoir de l'argent. Pour avoir des enfants plus tard.

- N'importe quel travail ? il y en a pas un qui te plaît plus que d'autres ?

Nazira - Non, je sais pas pour l'instant.

- Et tu préférerais avoir un CDD ou un CDI ?

Nazira - CDI, au moins je suis tranquille.

- Tu voudrais travailler combien d'heure par semaine ?

1 Victor W. Turner, Le Phénomène rituel,op. cit. p. 96

Nazira - Trente cinq heures.

- Tu voudrais gagner combien ?

Nazira - Je sais pas. Mille cinq. Mille deux, mille cinq, je m'en fout, du moment que... - Tu t'en fous ?

Nazira - Oui je m'en fout. Même sept ou huit cents euros je m'en fout.

- Tu travaillerais à n'importe quel boulot, à trente-cinq heures, payé même au minimum ? Nazira - Oui.

(Silence)

- Comment tu vis ta situation en ce moment ?

Nazira - J'ai l'habitude.

- Et au fond de toi ?

Nazira - C'est bon j'en ai marre. Je veux travailler, sinon je vais recommencer mes conneries. Faut

que je trouve du travail parce que ... non je veux plus aller faire mes conneries, ça c'est fini. - Tu penses que ça a un lien/

Nazira - /non mais non, mais c'est chiant. T'as pas de travail, je sais pas moi.

- (silence)

- Pour toi ça te permettrait quoi le travail ?

Nazira - Rencontrer des gens, le contact. Passer mon permis.

- Ça te manque de rencontrer des gens ?

Nazira - Non, j'ai mes copines mais parler avec des gens, je sais pas changer un peu, pas rester dans le quartier à attendre je sais pas quoi.

Vouloir rompre avec hier avec aujourd'hui ne signifie pas pouvoir bâtir demain.

- Est ce que tu as des rêves ?

Nazira - Ouai mais je m'en rappelle pas.

- Non pas ceux là ceux que/

Nazira - Ah,moi je voudrais sortir de ce putain de quartier, avoir ma maison, tout, ma Porsche, ma voiture, tout. Me tailler d'ici. J'ai envie d'y aller à Cannes, de me tailler de ce putain de quartier de merde. Ouai ça m'énerve ici, franchement.

- Pourtant tu as toutes tes copines ici ?

Nazira - Ouai mais elles viennent, je les appelle et elles viennent. Et gagner cinq cent mille euros, et Tahiti directe.

- Et tu travaillerais ?

Nazira - Non je travaillerais pas si j'ai des sous comme ça.

- Un rêve par rapport au travail ?

Nazira - Non pas encore

- Il y a pas un métier qui/

Nazira - /non pas encore

- Et un rêve de quand tu étais petite?

Nazira - Au début je voulais être prof de sport, et puis après j'ai dit laisse tomber. Non au début je voulais être à l'armée. Mais avec mon casier judiciaire, c'est mort. Tout est mort.

- Et comment tu te vois dans dix ans ?

Nazira - Je sais pas , comme ça en train de tenir les murs...Mais non je rigole. mais non dans dix ans j'aurai mon appart, j'aurai tout inch' allah. J'aurai tout tout tout.

- Et comment tu voudrais être dans dix ans ?

Nazira - De quoi ?

- Là je t'ai demandé comment tu pensais être, mais maintenant comment toi tu voudrais que ce soit ?

Nazira - Bien.

- Bien ?

Nazira - Ouai bien. Des enfants, ils vont à l'école et moi je vais au travail.

- Tu en veux combien d'enfants ?

Nazira - Deux, un garçon et une fille. C'est bon moi je fais pas de gamins, j'en fais que deux, pas besoin de dix gamins aussi. Deux ça me suffit moi.

- Et tu les élèverais comment ces enfants ?

Nazira - Bien. Parce que .. pas de bêtise, pas d'insulte. Dèjà pas dans un quartier ça c'est sûr, dans une maison. Et dans une autre ville, j'aime pas M.

- Et tu irais dans un e ville ou à la campagne ?

Nazira - Dans une ville. La campagne et puis quoi encore, des vaches ? (silence) il y a que ça comme question après ?

Nazira fut sans nul doute l'entretien le plus difficile à mener. Un comportement très spontané comme pour se défendre de n'être que cela. Une dérive en questions fermées comme pour mieux la contenir, l'enfermer un peu plus. Le sentiment de n'être ni l'un ni l'autre à notre place, eu égard à l'asymétrie sociale, à l'irruption dans une vie cachée. Ce sont autant de raisons qui font d'un entretien, un interrogatoire. S'il est un processus en cours dans le parcours de Nazira, il porte les couleurs de la disqualification sociale, cette relégation là où « tout est mort ». Lorsque S. Paugam construit cette théorie, il sous-tend ce cumul qui construit une réalité objective et subjective, l'exclusion. Cette étape ultime d'une catégorisation officielle qui nie la non-insertion. Une planification de la cohésion sociale qui construit l'avenir sans plan B.

2.3. Mais franchement c'est la misère,... tu travailles pas tu fais quoi ?

Ouarda a 21 ans, elle arrive juste des États-Unis où elle a été fille au pair durant trois mois chez son cousin.

- Est ce que tu peux me raconter un peu l'école ?

Ouarda - Ouais. Moi l'école. J'ai jamais aimé l'école mais j'étais quand même une bonne élève, tout le temps virée, d'un lycée, d'un collège. Et puis c'est S de la Sauvegarde qui m'a tout le temps... Quand je devais aller chez le directeur, c'est tout le temps lui qui m'a accompagné.

- Pour quoi à chaque fois tu étais virée ?

Ouarda - Parce que, je sais pas. J'avais un mauvais caractère. Parce que mon père il est décédé au mois d'avril, et tout le temps au mois d'avril je suis méchante. J'accepte pas une remarque, c'est ça.

Ou encore.

Ouarda - Parce que quand j'avais dix, j'étais en CM2 et je me battais tout le temps avec les garçons de ma classe. Et après ils ont... en fait mon prof il a fait un courrier au tribunal, au juge. Donc ils m'ont mis en internat pendant un an je crois. Jusqu'à temps que j'aille en sixième. Au départ moi j'étais en CM2 et eux ils m'ont fait mettre en CE2. Donc ça veut dire que j'ai perdu deux ans pour rien.

Et puis.

- T'as fait un BEP c'est ce que tu m'as dit tout à l'heure ?

Ouarda - Ouais en fait j'étais d'abord en troisième et je me suis battue avec une fille dans ma classe, et je pouvais pas passer le brevet parce que j'ai été virée au mois de mai. Et ils m'ont dit a qu'il fallait que j'aille chez un psychologie si je voulais être inscrite dans la liste pour passer le brevet. J'ai dit non, je veux pas aller voir un psychologue, c'est pour les fous. Et en fait j'ai été... ma mère elle voulait tellement... parce que en fait chez moi il y a personne qui a été à l'école plus que moi. Elle voulait tellement que j'ai mon brevet, je me suis dit bon je vais le faire. Je suis partie chez le psychologue, j'ai passé mon brevet et je l'ai eu, et après je me suis inscrite au lycée pendant deux et puis après j'ai arrêté.

-Pourquoi un BEP secrétariat ?

Ouarda - Parce que je voulais faire secrétariat.

- Et le BEP, tu es allée jusqu'au bout du BEP ?

Ouarda - Oui

- Et après qu'est ce que tu as fait?

Ouarda - Après, on m'a pas laissé passer le BEP et j'ai pas été au BEP, je me suis pas présentée. Et après je suis allée à SC et après j'ai arrêté parce que c'était trop stricte. C'est là que j'ai arrêté l'école.

Pourtant.

- Et que des mauvais souvenirs de l'école ?

Ouarda - Ouais. Mais maintenant je regrette parce que l'école j'aimerai bien reprendre mes études mais c'est trop tard.

- Comment ça c'est trop tard ?

Ouarda - Qui voudrait de moi maintenant, personne, aucun lycée.

Cette assignation à comparaitre aux yeux de tous comme violente construit une réalité subjective qui la conduit vers une catégorie officielle proche de l'inadaptation sociale, ou selon ses propres termes comme une « galérienne ».

- Comment tu te vois ? c'est à dire si tu devais me parler de toi qu'est ce que tu dirais ?

Ouarda - Déjà je vis dans un quartier. Déjà quand on me parle, c'est presque racaille et tout... mais je sais pas comment je me vois. Je me vois galérienne. Je suis une galérienne.

- Et c'est quoi une galérienne ?

Ouarda - Je fous rien de mes journées, c'est la routine, je fais tout le temps la même chose. Je me lève tout le temps à la même heure, c'est vrai je fous rien. Ça déprime de rien faire, surtout quand tu vois tes copines aller travailler et toi tu galères. C'est... (silence) chiant.

[..i- Tu me disais tout à l'heure que tu te voyais comme une galérienne, mais comment tu penses que les autres te voient ?

Ouarda - Les autres ? Pareil comme une galérienne. Parce que des fois les grands du quartier, des fois on en parle le soir, ils nous disent : « Franchement les filles arrêtez de galérer, allez travailler, faites pas les mêmes erreurs que nous, regardez des fois on est obligé de vendre du shit pour avoir de l'argent, allez travailler ». Et c'est vrai ce qu'ils disent. Et voilà. On est comme eux, on tient les murs.

On retrouve tout au long du discours la galère qui semble arrêter le temps.

- C'est quoi pour toi une journée type?

Ouarda - Je me réveille, je déjeune. Je fais un peu de ménage, je vais voir mes copines et puis voilà. C'est la routine, on fait tout le temps la même chose.

- Mais par exemple quand tu vas voir tes copines, vous faites quoi ?

Ouarda - Rien on squatte. On fait des tours de voiture. On s'assoit et puis on discute, il y a que ça à faire.

- C'est quoi vos sujets de discussion?

Ouarda - C'est je veux passer le permis ou bien... parce que en fait j'ai une copine qui travaille et je me dit « purée t'as de la chance. » En fait moi j'attends que le travail après je suis indépendante, après tu te lèves le matin, tu vas travailler, tu rentres et c'est ça en fait. Sinon on est là, on squatte, on a rien à faire et les gens ils vont au travail. Et nous on calcule même plus les fins de mois. On est là entrain de galérer.

- C'est vos seuls sujets de conversation... la galère ?

Ouarda - Ouais, la galère. On est en train de tenir les murs.

- Et ils tiennent bien ?

Ouarda - Ouais avec nous ils tiennent bien.

La production d'un discours aux résonances collectives amène une fois de plus à l'idée de communitas. On comprend aussi l'anomie que préfigure l'absence de travail.

- Tu me parlais de travail tout à l'heure, ça sert à quoi pour toi le travail ?

Ouarda - A avoir de l'argent, à me payer tout ce que j'ai envie. A pas taxer toujours ma mère. Passer surtout mon permis. Et pour moi le travail c'est avec ça que je serai indépendante. Faut que je travaille.

- Ça veut dire quoi indépendante ?

Ouarda - Moi je sais que si j'ai pas de travail, je rentre à n'importe quelle heure, je me lève tard et tout. Et si je travaille, après je me lève tôt.

- Tu as envie de te lever tôt ?

Ouarda - Non j'ai envie de me lever tôt pour aller travailler, pour avoir de l'argent, pour me payer

mon permis, c'est ça surtout. J'en vois qui ont déjà leur permis, ils ont déjà une voiture, et moi j'ai rien du tout. Ça m'énerve.

- Pour toi l'indépendance c'est avoir le permis, et est-ce qu'il y a autre chose ?

Ouarda - Non il y a beaucoup d'autres choses, mais... avoir mon appartement déjà. Payer mon loyer tout les mois.

- Du coup de pas te sentir indépendante, tu te sens jeune ou adulte ?

Ouarda - Je me sens jeune, je me sens comme une gamine encore.

- Tu tes sens une gamine ?

Ouarda - Pas une gamine mais je veux dire... (silence)

- Et tu m'as dit que tu cherchais un travail et tu cherches quoi ?

Ouarda - Je veux faire vendeuse ou m'occuper des enfants, ou des personnes âgées.

Ce discours relève un point important, qu'est celui d'une anomie temporelle. C'est-à-dire l'absence de cadres qui fondent l'ordre social. Ce tempo qui régit la vie organisée autour d'un cadre enfermant qu'est celui du travail. Le travail apparaît comme un élément qui permet l'indépendance mais est aussi une incertitude, un risque dans l'orientation.

- Imagine que tu trouves un travail, tu voudrais que ce soit un CDD ou un CDI ?

Ouarda - En fait au début j'ai envie de commencer par un CDD pour voir si c'est vraiment ça que j'ai envie de faire. Et si c'est ça que j'ai envie de faire pourquoi pas passer en CDI. Comme ça être sûre d'avoir une paye à la fin du mois pendant des années. Que.. imagine que ça me plait pas et que je signe un CDI... c'est la misère.

Il subsiste toutefois ce vieux rêve qui fut américain pour certains et français pour d'autres.

- Est-ce que tu as des rêves ?

Ouarda - Ouais, je voudrais aller en Égypte, acheter une grande maison.

- Pourquoi l'égypte ?

Ouarda - C'est beau l'Égypte, c'est magnifique (silence) je voudrais avoir une grande maison, avoir des chevaux dedans, une belle voiture, une grande piscine. Mais c'est des rêves.

- Mais c'est bien de parler de ses rêves.

Ouarda - Ouais mais on dit en Amérique...c'est ça qui est bien en Amérique, parce que peut-être que en Amérique il n'y a pas les allocations ou la sécurité sociale, il y a pas tout ça. Mais au moins là bas tu es sûr de trouver du travail. Ouais t'es sûr et le permis il est pas cher, avec deux cents euros, tu passes le permis et le code, t'as une belle voiture pas chère alors que ici la vie elle est chère. Et t'as pas de travail en plus. Et là bas c'est pas pareil, t'es payé à la semaine, t'es pas payé au mois. C'est comme là bas je parlais avec une fille, une française aussi, une fille au pair comme moi. Et elle franchement elle est bien payée, elle est payée quatre mille dollars, te franchement ça va.

- Et t'as de rêves liés à ton travail ?

Ouarda - J'avais un rêve quand j'étais, tout le temps je voulais être avocate. Mais maintenant c'est trop tard je trouve. Et maintenant je voudrais être médecin ou infirmière à l'hôpital. Ouais... (silence). Mon cousin en fait, c'est un professeur de finances en Amérique et sa femme elle est directrice des ressources humaines. Tout le temps ils me ramenaient des gens qui étaient avocats, qui étaient bien placés. Ils parlaient français et je leur disais ce que je voulais faire quand j'étais

petite. Ils m'ont dit « elle, elle est venue, elle avait vingt-six ans en Amérique. Maintenant elle en a trente-cinq. » Et elle m'a dit qu'elle est venue sans rien. Elle venue même pas avec une valise, elle est venue juste avec ses affaires et maintenant elle est avocate. Que ici jamais tu seras avocate.

Mais même les rêves sont ancrés dans une réalité.

- Dans tous ces rêves le travail, il aurait quelle place ?

Ouarda - Le travail c'est le premier. Le travail c'est grâce à ça que je veux m'acheter une maison et faire des voyages.

- C'est pour réaliser tes rêves ?

Ouarda - Ouais.

- Comment tu te vois dans dix ans?

Ouarda - Je me vois eremiste, je me vois une cassos de merde. Je sais pas mais...

- Et comment tu voudrais être, toi ce que tu voudrais dans dix ans?

Ouarda - Comment je voudrais être. Je voudrais travailler, avoir une petite maison, des enfants et tranquille. Et ma mère avec sa petite maison. Surtout travailler. Si je travaille pas olalah... je me suicide. Peut-être pas. Mais franchement c'est la misère, tu travailles pas, tu fais quoi? (silence)

- Si je te demande ce qui est essentiel dans la vie ?

Ouarda - Le travail.

Cette dialectique rêve/réalité ramène à une enquête réalisée européenne réalisée en 1981. Elle faisait apparaître une faible distinction sociale du rapport au travail. Mais C. Lalive d'Épinay note que le libellé de la question considérant l'emploi idéal et non pas celui exercé, marque « une attente dominante selon laquelle le travail, dans l'idéal, devrait être un lieu d'épanouissement pour celui qui l'exerce »1. Ce souhait devient dans certains cas un fantasme, au sens d'une « production imaginative par laquelle le moi cherche à échapper à l'emprise de la réalité »2. Ce fantasme n'est de toute façon pas réalisable en France, alors qu'il l'est outre-atlantique ! Par ailleurs Ouarda attend elle aussi que se présente la sortie de la communitas. Une recherche d'agrégation, d'émancipation, de production de soi en tant que femme.

- D'autres rêves, au niveau famille, amour ?

Ouarda - Déjà je pense pas trop à ça pour l'instant, c'est le travail en premier. Et je veux travailler, je veux aider ma mère et je veux lui acheter une maison. Parce que ma mère elle a des problèmes de santé, elle habite au quatrième étage. Ça fait plus de vingt ans qu'on demande un appartement au rez de chaussée, ça fait vingt ans qu'elle galère, elle peut pas trop descendre les escaliers. En plus elle sait pas trop parler...elle parle français, mais pas beaucoup et elle sait pas écrire, alors c'est la misère. Hum. (silence) et c'est moi qui a tout le temps aidé ma mère à faire ses papiers. Et depuis que je suis partie, elle dit que c'était dur, que... parce que c'est moi qui allait voir mon frère en

1 Christian lalive d'Épinay, Significations et valeurs du travail, op. cit., p. 78

2 Définition du Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d'Alain Rey

prison, mes soeurs elles veulent pas y aller, elles font rien, c'est des fainéantes. Et la pauvre, ma mère, elle y va, elle galère.

Cet autrui généralisé qui s'est construit au court d'une socialisation primaire, cette femme faite d'abnégation.

S'il est un point fort de ce chapitre, c'est sans nul doute ce rapport au travail. Cette disposition sociale, certes individuelle mais pas innée, à situer le travail comme le fondement de la vie relève de l'éthos déjà évoqué. Selon C. Lalive d'Épinay cet éthos du travail-devoir , « en tant que configuration culturelle relève aujourd'hui de l'histoire » arguant que l'histoire ne se répète pas. Mais l'auteur ne prend pas ici en considération les réalités intériorisées dans les trajectoires familiales. Il y a là matière à nombreuses recherches. Identifier la transition de la valeur accordée au travail, doit considérer cette transition comme un processus et en ce sens considérer qu'il soit en cours. Si nous adhérons par ailleurs à sa thèse d'une forte augmentation de l'épanouissement et d'une baisse considérable du devoir, nous supposons toutefois que ce processus n'a pas encore gagné toute la population. Il en résulte selon nous la difficile cohabitation désir/réalité. Pour les cinq interviewés, le souhait de l'épanouissement est plus ou moins implicite et le devoir est tout à fait explicite. La travail est entendu tantôt comme l'instrument du bonheur s'il est évoqué en terme de souhait, et tantôt comme la nécessité socio-subsistancielle de l'adulte responsable. Dans tous les cas il porte en lui l'espoir d'une vie meilleure. Il est à la fois l'objet d'un combat contre l'inéluctabilité et celui d'une construction qui peut pour certains relever de l'impalpable.

Il est un autre phénomène qui prend une place considérable dans ces discours c'est que nous appellerons la temporalité anomique dans une acception durkheimienne du terme, c'est à dire une non-organisation supposée pathologique. Il convient ici de préciser l'idée, car l'auteur parle, lui, des formes anormales où la division du travail ne produit pas la solidarité. De notre côté et pour continuer sur l'analogie biologique de l'auteur, il s'agit surtout de noter que la pathologie, vue comme une anormalité, est « un précieux auxiliaire de la physiologie. »1 et ainsi nous intéresser à cette forme de non-organisation temporelle qui rejoint en de nombreux points l'idée de non-structuration de la communitas, mais sous-tend surtout l'idée de norme temporelle.

Hormis Mohamed qui, à travers l'expériencialité et surement aussi sa paternité, a su se construire les cadres temporels indispensables pour ne pas sombrer dans les limbes

1 Emile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 101

du chômage total, les autres ne parviennent pas à construire de repères qui leurs soient propres. Les quelques marqueurs sont ceux des autres. On peut dire que le cadre temporel de la scolarité de uns ou du travail des autres fournit un des derniers marqueurs sociaux de leur existence auxquels viennent s'ajouter quelques rendez-vous forcés avec une institution, et les horaires des structures ou des magasins ; les autres marqueurs sont subsistanciels, il s'agit des repas, du lever, du coucher. Encore que ces deux derniers puissent inscrire une norme sociale à leur temporalité. Lorsque les heures de lever et de coucher sont notées, on constate, outre un décalage avec l'ordre social, une temporalité enfermée qui assure la construction d'une norme temporelle propre à la communitas mais qui reste synchronisée sur le temps enfermant de ceux et celles qui sont à l'école ou au travail comme pour ne jamais perdre de vue l'horizon. La formule de S. Aquatias synthétise très bien ce propos. « Cantonner à s'ennuyer dans la cité, il leur faut être présent quand les autres jeunes ne sont plus absents et se retrouver avec eux quand les autres adultes sont partis se coucher. »1

1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du temps, in Temporalistes, n°40 décembtre 1999, pp. 26-34, p. 28

A travers une analyse thématique horizontale, ce chapitre propose de relever les axes privilégiés de la recherche dans trois points forts des discours. D'abord la liminarité qui, à travers ses effets, contribue à placer l'individu dans une anti-structure appelée communitas qui révèle une nature sur laquelle peuvent s'appuyer les plus démunis. Ensuite la nécessaire maitrise de sa trajectoire qui, pour aboutir à l'épanouissement, implique une structuration temporelle sollicitée à chaque étape clé de l'existence. Ceci amène fondamentalement à l'orientation, comme le marqueur temporel dans un espace social déritualisé.

1. La communitas, dernière balise avant exclusion ?

Nous avons à plusieurs reprises dans ces deux chapitres fait référence à la communitas, cette période liminaire, marquée par l'absence de structure, qui suit la séparation avec le groupe des scolarisés. Cette séparation marque en tout l'entrée dans un processus marqué par la structure rituelle de A. Van Gennep. Cette marge à laquelle nous faisons référence dans notre recherche n'a pas son égal dans les modèles de communitas présentés par V. Turner, mais elle se rapproche de la communitas spontanée, définie comme unique et socialement transitoire. Ce qui l'en rapproche encore plus c'est qu'« elle peut surgir de manière imprévisible à n'importe quel moment, entre des êtres humains qui sont institutionnellement comptés ou définis comme membre de n'importe quel groupe

social ou d'aucun. »1. Ce qui est indiscutablement le cas des jeunes interviewés qui font
souvent référence au groupe , ce On qui les indéfinit. S'appuyant sur les travaux de M.
Buber concernant le Nous essentiel qui renvoie à une communauté structurée d'individus ,

V. Turner explique que le Nous a un caractère liminaire, en opposant à la vision structurale de la communauté de M. Buber l'aspect transitoire, unique et spontanée de la communitas. Sa démonstration bien qu'insuffisante, de notre point de vue, nous permet tout de même d'apprécier l'aspect liminaire du Nous qui se rapporte précisément à l'utilisation contemporaine du On. Cette identification à un ensemble définit par l'absence de statut renvoie à une structuration de l'insertion en trois phases propres aux rites de passage: séparation, marge, agrégation.

Nous avons vu pus haut qu'une marge pouvait comporter en son sein la structure même du rite, ce que A. Van Gennep appelle le dédoublement. La liminarité de l'insertion peut alors se concevoir dans ce processus comme l'absence de travail, et donc la non-attribution d'un statut social. Ce sentiment de ne rien être ou si peu, rejoint ce que S. Aquatias nomme « l'indétermination sociale »2. Ce que d'autres appellent une transition ne rend pas compte de cette phase. L. Roulleau-Berger nomme espaces intermédiaires, « des espaces physiques, sociaux et symboliques où se mobilisent des jeunes en situation précaire entre pairs dans des espaces de création, ou entre jeunes et acteurs publics dans des espaces de recomposition. »3. Cette définition peut convenir dans le cas d'une mobilisation des jeunes, mais elle ne saurait convenir aux « invisibles »4, celles et ceux qui trouvent certes quelque mobilisation dans une rencontre avec la Sauvegarde qui tient ce rôle d'espace intermédiaire.

Ouarda - Je me dis heureusement qu'il y a la Sauvegarde parce que sinon on serait perdu... C'est pour ça que je vais plus à l'ANPE, j'ai trouvé... ils m'aident à trouver du travail, ils m'aident à appeler, à faire des petits trucs. Mais voilà heureusement qui sont là..

Ce sont elles et eux, ces inutiles au monde qui sont socialement indéterminés, ni enfant - ni adulte, ni inséré - ni exclus, ni apte au travail - ni inapte, ils sont ces « jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux risques d'exclusion. »5

Nous imaginions plus haut que la psyché pouvait être ce que fut le corps, un morceau de bois taillé. Nous ne sommes que très peu éloigné de cette hypothèse. La perception d'un temps qui n'en finit pas, l'attente constante qui suggère l'ennui de ne rien

1 Victor. W. Turner, Phénomènes rituels, op. cit., p. 134

2 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du temps, op. cit., p. 26

3 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 113

4 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 112

5 Les jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux risques d'exclusion, Céreq Bref, n°171, janvier 2001

faire d'autre que d'attendre, l'incapacité à situer demain autrement que comme un autre aujourd'hui, favorisent et font peut-être même émerger cette indétermination sociale. Il est là question du temps comme marqueur social qui délimite une absence de reconnaissance. Le fait de ne pas vivre le temps enfermant du travail salarié devient une marge qui ne peut se vivre que comme une communitas, ce regroupement de pairs quasi-anomique. Entendons-nous bien, la période d'indétermination sociale n'est pas un rite mais correspond à une période liminaire où « la continuité temporelle nivelle les seuils coutumiers de la progression individuelle [où] les jeunes ont la sensation de ne jamais évoluer dans les positions sociales. »1 Se considérant si peu, la communitas devient, comme pour Joey qui nous dit qu'avant sa vie était « monstrueuse », un univers dans lequel ils existent, reconnus pour ce qu'ils sont même si c'est si peu. Bien que peu ou pas structurée, elle devient l'espace d'une construction individuelle, elle n'est pas une préparation à devenir, elle ne prépare en rien à l'agrégation, elle est l'affirmation de l'existence du Je à travers ce nouveau Nous qu'est le On. Elle est un rempart à « l'épreuve morale du mépris et de la non-reconnaissance sociale. »2 La communitas est peut-être le dernier espace de sociabilité avant la « mort sociale »3. Sans elle, Joey n'aurait sans doute jamais rencontré la Sauvegarde et réalisé un de ses rêves : son baptême de l'air. En allant un peu plus loin dans l'analyse des entretiens, on s'aperçoit que les références à la communitas sont d'autant plus marquées, que la dépendance est élevée. Nous ne pouvons au regard de notre corpus procéder à une analyse qui relèverait du quantitatif, cependant il paraît assez évident que la dépendance assigne à une communitas. Dans la mesure où elle est marquée par l'absence des possibilités qu'offre le travail (logement, droits sociaux...) et induit souvent une temporalité anomique qui rétrécit les horizons temporels passés et futurs. Le groupe de pairs devient alors un repère qui endigue, dans un présent de l'immédiateté, l'isolement et les situations menaçantes en général mais qui ne permet pas l'intériorisation d'un autrui généralisé du temps. Autrement dit, si la communitas peut donner du sens au présent, elle ne peut en donner à l'avenir.

Ce type de discours qui renvoie à un collectif est quasiment absent dans les cinq premiers entretiens. Il n'y a que Aude et Tomy qui fassent implicitement référence à une communitas lorsqu'ils évoquent pour l'une les « teufs », pour l'autre les « potes ». Mais les deux en parlent au passé comme pour marquer une rupture. Les liens qui les unissaient à ce groupe, est réactivé par des pratiques liées à cette communitas, dans un cadre précis qu'est

1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du temps, op. cit., p. 28

2 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 114

3 Anne Marie Guillemard ; Vieillissement et exclusion ; in S. Paugam (dir). ; L'exclusion, l'état des savoirs ; Pari; Éditions La Découverte ; pp. 193-208.

celui du temps libre du week-end, mais qui n'est plus leur réalité. La semaine est, pour eux, un temps découpé, segmenté qui inclut temps enfermant et enfermé, libre, privé, publique, mais indiscutablement articulé au travail ou à la formation. Aude ne « tape »jamais la semaine, Tomy ne « se met complètement minable » qu'à l'occasion de cette réactivation du passé. De plus, on entend dans leurs discours la nécessaire rupture biographique que leur imposent les nouveaux autruis significatifs de leur groupe de référence. Quant aux trois autres la question n'est même pas pensable, il se font une discipline que d'être en quête du Graal.

2. Le travail et le chômage, point de fuite et perspectives

Comme précédemment décrit la question de l'éthos du travail semble être au centre de notre recherche en ce qu'elle présuppose une représentation structurée du temps. En effet, la notion même d'épanouissement relève d'une considération hédoniste de l'existence mais aussi très benthamienne et donc en cela inscrite dans le temps. Car si le Graal est une recherche de soi, il est aussi et surtout la recherche du plaisir certain, long, durable dans lequel s'intègre le travail et pas l'inverse. Les projets définis comme ceux de Flore ou Julia sont porteurs d'une temporalité très structurée, les étapes font preuve d'une stratégie presque millimétrée qui les amènera, dans un avenir plus ou moins éloigné, à l'état visé. Il n'est qu'à regarder ce que chaque interviewé pense du travail pour comprendre qu'il existe une réelle dichotomie quant aux aspirations et donc une construction très différente des représentations de l'avenir. Pour tous il est gage d'indépendance et procède du cheminement vers le statut d'adulte. Mais pour les uns le travail quel qu'il soit assure la subsistance, la fierté dirait Mohamed. Tandis que d'autres n'ont pas de critère précis des conditions de travail dans lesquelles ils souhaitent évoluer et peu de considération du métier : vendeuse ou avocate, plomberie ou peinture, hygiène industrielle, « j'm'en fous du moment que j'travaille ». Leurs aspirations même financières rejoignent l'idée d'un salaire de subsistance que serait le SMIC (indexé sur l'indice des prix à la consommation et le pouvoir d'achat) même en rêve leurs aspirations semblent sortir de «La Reproduction ». Joey cherche un milieu « protégé » des rendements de la productivité mais il considère en premier lieu l'aspect subsistanciel du travail. « C'est pour bien manger et vivre sous un toit. Ouais c'est ce qu'il y de plus important. » Même s'il note que le rapport humain construit le plaisir de travailler.

Pour les autres le travail doit apporter, dans une acception philosophique, la clé du bonheur en venant à bout de la frustration. Autrement formulé par Julia : « je gagne pas beaucoup, je le ressens que je peux pas faire tout ce que j'ai envie. » Le travail doit en fait apporter sa contribution au projet de vie, il doit se fondre dans un projet global qui allie plaisir et subsistance, épanouissement personnel et ascension sociale. Julia ou Flore ont besoin d'argent pour construire leur projet qu'il soit professionnel ou de vie. « L'omniprésence du travail est telle qu'il ne peut pas ne pas trouver sa place dans le projet de vie. ». Ce qui veut dire que l'épanouissement comme but nécessite une expérience temporelle considérable, il doit se construire à partir d'hier et d'aujourd'hui comme d'aujourd'hui et de demain. La recherche de l'épanouissement implique des horizons temporels dégagés. Or, bien qu'il ne s'agisse que d'une expérimentation, notre évaluation de l'expérience temporelle, montre un empan si important qu'il permet tout de même de mesurer une distribution sociale du temps. Il nous faudrait bien entendu approfondir la question pour affirmer ce qui est ici proche d'une pré-notion. Il existe quoi qu'il en soit une réelle différence de temporalités et de significations accordées au travail, de l'éthos tel que nous l'avons définit avec C. Lalived'Épinay. Pour Majid « Le travail, il sert à passer le temps dans de bonnes conditions. Vu que tu as de l'argent à la fin du mois et puis surtout tu fais quelque chose, parce qu'aujourd'hui y en a tu leur donnes un agenda, y aura rien dedans, ils peuvent rien mettre dedans. » Il réfère le travail à un temps enfermant symboliser par l'agenda, outil de structuration de l'avenir mais qui dans le discours marque une forte distinction entre ceux qui pourraient le remplir au sens de l'emploi du temps et même ceux qui sauraient l'utiliser pour s'orienter et les autres, ceux qui n'ont rien à y inscrire et ceux qui ne sauraient pas s'organiser dessus. C'est dire si « le travail et ses exigences continuent à organiser le temps collectif, à assurer la dignité des individus et à entretenir l'essentiel des échanges sociaux. »1. Se posent alors la question de la transformation de l'éthos du travail et des représentations du temps qui lui sont inhérentes.

La transformation de l'ethos n'est pas si binaire que nous l'avons laisser paraître. Il fut effectivement un temps où le travail était de ces dialectiques marxistes qui estimaient d'un côté les bourgeois qui en usaient ou abusaient pour leur ascension sociale, de l'autre ceux et celles qui s'arrêtant devant le produit de leur labeur s'exprimaient « on a fait du bon boulot ! ». Aujourd'hui, le travail et ses valeurs subissent le poids de l'emploi et de ses réalités. Et cette transformation s'inscrit en creux dans notre histoire, celle de l'État Providence et plus encore celle de la société salariale.

1 Dominique Schnapper, Travail et chômage, in Michel de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail, op. cit, pp. 118-124, p. 120

L'État Providence, ainsi que nous l'avons vu, retient l'idée de la solidarité comme système de gestion des situations de non-travail et l'assurance comme technique de gestion de l'accident. C'est dans cette structuration que l'individu est socialement inventé. La fin de la guerre qui coïncide avec les Trente Glorieuses, associe le travail à la sécurité sociale. Le devoir de travailler donne dés lors accès à des droits et s'enrichit ainsi d'une conception qu'avait déjà affirmée lord Beveridge durant la Guerre : « la fin matérielle de toute activité humaine est la consommation ; l'emploi est recherché comme un moyen d'accroître la consommation ou d'augmenter les loisirs ».1 « On assiste alors à une quasi-mythologisation d'un profil d'homme (et accessoirement de femme) efficace et dynamique, libéré des archaïsmes, à la fois décontracté et performant, gros consommateur de biens de prestige, de vacances intelligentes et de voyages à l'étranger. »2 Il est désormais admis que le travail soit un des instruments au service de l'épanouissement et plus seulement celui de droits sociaux. C'est le travail au travers du salaire qui construit le possible épanouissement, peint dans la consommation de biens et de services. Il s'agit comme W. Grossin le souligne, de gagner « dans un temps de travail délimité et programmer [...] le moyen de jouir d'une autre partie du temps de son existence que l'on appelle le temps libre, ce qui veut dire que l'autre ne l'est pas »3. Les loisirs qui occupent le temps libre sont, à la lecture de cette citation, les principaux agents de l'épanouissent qui, comme nous l'avons vu, sont en partie une construction méthodique de la socialisation et par ailleurs socialement distribués. Cette transformation de l'éthos du travail, perturbe considérablement les trajectoires sociales filiales puisque se heurtent l'idée de devoir et l'envie d'épanouissement. Ou plus précisément se heurtent, à des degrés qui diffèrent selon la stratification sociale, la réalité objective d'une société du risque perturbant les horizons temporels, et la réalité subjective qu'est l'appréhension individuelle du monde en tant que réalité sociale et signifiante. « Cette appréhension ne résulte pas de créations autonomes de signification par des individus isolés, mais commence quand l'individu prend en charge le monde dans lequel les autres vivent déjà. »4 En d'autres termes, selon les trajectoires familiales, il nous serait donné de voir les niveaux de transformation en cours et d'imaginer à partir de cela une expérience temporelle en rapport avec cette conception du travail et même de la vie et des périodes qui la segmentent.

Dans les entretiens, le discours des uns laisse imaginer que le chômage, ou un déclassement, ne puisse être vécu autrement que comme une transition ; et celui des autres,

1 Lord Beveridge, cité in, Christian Lalive d'Épinay, Significations et valeurs du travail, op. cit., p.70

2 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 586

3 William Grossin, La notion de cadre temporel, op. cit., p.16

4 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 224

plus fataliste, renvoie à l'inéluctabilité comme unique perspective. Ce qui pour les premiers se réfère tout à fait au processus d'insertion et pour les seconds au processus de désaffiliation. Le non-travail transitoire ou la précarité de leurs situations entament ainsi plus ou moins leur capacité de projection. Nous pouvons à ce niveau assurer que la jeunesse est une période qui nécessite une orientation à multiples niveaux, et que la situation d'insertion vient accentuer cette nécessité tout en brouillant les horizons par ce qu'elle porte d'incertitudes.

Bien que la représentation du futur soit dans notre recherche présentée sous l'égide d'un questionnement sur les rêves ou d'une estimation indicative ou conditionnelle du futur (quels sont tes rêves?, dans 10 ans comme tu penses que... ; dans 10 ans comment tu voudrais que... ), les éléments de réponse permettent de comprendre l'enjeu fondamental du rapport au temps dans des situations d'insertion. Pour mieux comprendre cette affirmation il faut entendre le choix sémantique du questionnement comme une double volonté. La première suppose que la notion de projet traduit une commande institutionnellement située qui conduit à une réponse qui peut-être pré-formatée et la seconde tente de saisir l'idéal comme la construction d'une réalité subjective projetée qui, à travers son réalisme, traduirait la perception de l'avenir.

A partir du discours des extrémités que proposent le tableau relatif à l'expérience temporelle des interviewés, établie à travers une démarche expérimentale, nous pouvons tout de même mesurer cette perception. Dans les cinq premiers entretiens il est frappant de voir que l'idée du futur est quasiment identique qu'on en parle à l'indicatif ou au conditionnel et même en rêves.

Julia -En fait je le vois calme et posé tranquille mon futur. Mais peut être que ce sera pas ça. - Justement est ce que tu as des rêves ?

Julia - Ouai je rêve d'avoir trouver l'homme de ma vie.

- C'est ton rêve ultime ?

Julia - Je crois que mon autre rêve ce serait de fonder une famille avec lui.

- Si je te parle de projet de vie ...

Julia - bah c'est ça.

- Tu te vois comment dans dix ans ?

Flore -Dans dix ans, j'aurai trente ans. Bah j'ai pas trop d'idée là dessus, parce que j'en suis à me poser la question de est ce qu'un contexte familial ça te dit ? Est ce que t'as envie d'être a deux ou trois ou quatre ? Est ce que t'as envie d'enfant ? Est ce que t'as envie de te poser à un moment donné ? Et c'est des choses auxquelles je peux pas répondre maintenant. Dans 10 ans soit je serai complètement barrée dans ma danse et j'aurai complètement laissé tombé le reste soit finalement je

vais complètement changer d'optique, rencontrer un jeune homme et j'en sais rien peut être que je décollerai de ça ou je ferai les deux en même temps, j'en ai aucune idée. Pour l'instant c'est une inconnue, dans dix ans je me projette pas la dessus.

- Formulé autrement, comment tu voudrais être dans 10 ans ?

Flore -Je voudrai bien être sur scène et bouffer avec pour l'instant j'ai pas envie d'autre chose, c'est clair !

- Tu as une vision de dans 10 ans?

Aude -Ouh la la, non.

- Et comment tu voudrais être?

Aude -Déjà, je voudrai décrocher complètement de la came. Dans dix ans, j'aimerai bien avoir un bébé, faire un enfant. Avoir un mec plutôt cool et avoir un taf qui me plait, toujours dans l'animation. En fait, je sais pas si je serai toujours dans l'anim', parce que peut être que plus tard, je retournerai dans le social. Je sais pas encore. Mais, de toutes façons, depuis toute petite, je me suis toujours dit que mon métier, ça sera d'aider les gens. Donc, peut être que je retournerai là dedans. Mais j'espère qu'à trente-quatre ans j'aurai un enfant.

[..iAude -Voyager! Mes rêves...Avoir un enfant. Ça, ça me touche vachement, parce que j'ai pas mal de problèmes médicaux donc la peur d'être stérile. Donc, avoir un enfant, c'est un de mes grand rêve, de fonder une famille, d'être bien; de pas reproduire ce putain de schéma dans ma famille qui s'est passé, le divorce, toutes les séparations, tous les gamins seuls...je sais bien que c'est impossible que tout se passe bien mais je voudrais que mon enfant puisse bénéficier de son père et de sa mère. Et puis je veux tout simplement m'épanouir dans mon métier. Voilà. De base!

L'avenir est une source d'inspiration pour le présent. Il structure le temps selon des données qui orientent l'action dans la réalité, ce qui dans une acception meadienne revient à parler de présent. C'est en quelques sortes la perception du futur qui détermine, selon le degré d'incertitude qu'il porte, le type d'action à mener pour prétendre tendre vers les objectifs et même les finalités exprimés. Mais cela ne rend pas entièrement compte de l'horizon temporel en tant que tel. Effectivement il y a une structuration du temps qui permet d'organiser son présent pour construire son avenir. Mais cela ne nous éclaire toujours sur l'étendue des horizons.

Pour Ouarda, Joey et Nazira, la réalité se rapproche d'un enfermement dans le présent. La seule projection possible vient confirmer cette inéluctabilité de ne jamais rien devenir d'autre. « Ils ont l'impression de suivre une inflexible trajectoire d'échec social vécue comme un "destin" »1.

- Comment tu te vois dans dix ans?

Ouarda - Je me vois eremiste, je me vois une cassos de merde. Je sais pas mais...

1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du temps, op. cit., p. 27

- Et comment tu te vois dans dix ans ?

Nazira - Je sais pas , comme ça en train de tenir les murs...Mais non je rigole. mais non dans dix ans j'aurai mon appart, j'aurai tout inch' allah. J'aurai tout tout tout.

- Si c'était à toi d'écrire ta vie comme tu voudrais qu'elle soit (silence)

Joey - je ferais en sorte que ce soit beau (silence)

Et ce serait comment quelque chose de beau ? quand tu l'imagines tu vois quoi?

Joey - je vois ce que je suis.

- Mais tout à l'heure tu me parlais d'amour, tu me disais « avoir une copine, une maison, que ce soit beau, aller au japon. »

Joey - (silence) Je pense que c'est dur d'imaginer le futur, on sait jamais ce qui peut arriver.

- Et toi qu'est ce que tu voudrais qu'il arrive ? on imagine comme dans les histoires, une fée qui réalise un souhait : ta vie dans dix ans

Joey - mmh...(silence)

Nous avons déjà vu combien les rêves pouvaient être des contes de fée qui permettent de tout imaginer, même l'inimaginable. Ouarda en Egypte, Nazira à Cannes.

- Et tes rêves c'est quoi ?

Joey - j'en ai deux (silence) le premier c'est depuis tout petit jusqu'à maintenant, c'est être pilote de chasse dans l'armée. c'est (silence)

- Et ton autre rêve ?

Joey - Mon deuxième c'est d'aller au japon.

On peut constater que l'absence de perspective rend le futur encore plus illusoire parce qu'il n'a pas de sens. Nos pourrions à ce titre tenter une approche plus opératoire des discours en mobilisant deux concepts du futur, la prévision et le projet. Nous retiendrons pour cela les définitions que J.P. Boutinet en fait. « La prévision profile avec un certain degré de probabilité en état futur vraisemblable, alors que le projet cherche à positionner l'individu ou le groupe par rapport à cet état. »1 Fort de cela, il serait tentant de construire deux catégories : une première qui prévoit son futur comme un continuum social, et une seconde qui par le projet entend transformer son statut, sa place, son rôle. Mais ce serait omettre que «le projet le plus individuel n'est jamais qu'un aspect des espérances statistiques qui sont attachées à la classe. »2 Il faut par là entendre que le projet induit la prévision. Le vraisemblable futur tenant dans la perception que l'on a de la réalité, il est alors évident que

1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op. cit., p. 76

2 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit., p. 70

l'intériorisation de la réalité devienne le point d'ancrage du projet. A ce titre l'auteur pense que le recours au projet est symptomatique, car selon lui « il exprime une crise profonde de la temporalité du futur et un repli sur la temporalité du moment présent. Le futur n'étant plus crédible ni accessible par l'une ou l'autre forme de prévision, nous nous replions sur le moment présent en bricolant l'un ou l'autre projet. »1 Il apparaît que le projet joue dans cette perspective un rôle fondamental puisqu'il est le sens donné au présent. Mais si on peut concevoir que chacun se replie sur le présent, il est plus délicat de penser que chacun puisse bricoler son projet. L'oreintation est à cet effet un exemple des plus parlant.

3. L'orientation dans l'univers des possibles

Nous ne ferons pas ici une approche historique de l'école mais nous pencherons sur la structuration de la scolarité selon la norme temporelle du projet qu'impose l'orientation scolaire. Il est d'abord notable que plus de la moitié du public touché par les missions locales et PAIO est sorti de l'école sans diplôme. Avant d'aller plus loin nous retiendrons de l'expression « sans qualification » l'acception française qui consiste à « se référer explicitement et distinctement aux populations, d'une part sans CAP, BEP ni baccalauréat et, d'autre part, ayant arrêté avant la dernière année d'un CAP ou BEP. »2 Un rapport ministériel de 2005 fait apparaître nombre de facteurs de cette rupture avec le système scolaire avant l'obtention d'une qualification. On y lit des causes externes au système éducatif (social, économique, psychologique, etc.) et des cause internes qui se réfèrent à deux types, l'un lié « aux capacités d'apprentissage ou à la « motivation » des élèves » l'autre lié au système. Le premier entend les difficulté cognitives ainsi que « le résultat d'une orientation par l'échec ou par défaut »3 et l'absence de projet personnel et professionnel. Le second corrobore le premier puisqu'il entend bien évidemment les effets de structure (pédagogie, publics, etc) mais surtout l'orientation comme « facteur d'abandon ultérieur le plus fréquemment évoqué »4. Si l'on regarde les chiffres du réseau ML.PAIO, on constate que sur 52% des jeunes gens accueillis, les jeunes de niveau IV non diplômés ne représentent qu'à peine 10%. Non que ce taux ne soit pas déjà trop important, mais il est à considérer l'orientation et ses effets surtout du côté professionnel, car c'est dans ses

1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op. cit., p. 76

2 Sorties sans qualification , Rapport ministériel n° 2005-074, Juin 2005, p. 5

3 Sorties sans qualification , Rapport ministériel n° 2005-074, Juin 2005, p. 22

4 Ibid.

enseignements que la rupture scolaire apparaît comme la plus importante. Ce qui révèle au minimum la question de l'appétence de l'élève orienté avec ou sans son accord.

Nous rejoignions Francis Vergne, conseiller d'orientation-psychologue, qui assure que l'orientation est une réalité double puisqu'elle touche au champs scolaire et professionnel. « L'orientation scolaire renvoie alors à une gestion des flux d'élèves dans l'institution tandis que l'orientation professionnelle renvoie à la répartition et au placement final des jeunes dans les divers emplois. »1 Dans les deux cas, l'orientation qui a suivi la construction sociale de l'individu, singulier, unique, particulier, l'invite à s'orienter et plus précisément à construire son projet personnel. Pourtant « dans une conception libérale de l'éducation, l'orientation ne serait qu'adaptation et conformation à un environnement incertain, incitation à entretenir tout au long de la vie son employabilité, confection d'un porte-feuille de compétences à placer le plus judicieusement possible dans le grand monopoly de l'insertion professionnelle. »2 Cela rappelle de près l'habitus entrepreneurial de G. Mauger déjà évoqué. Dans tous les cas, la définition d'un projet recouvre l'appréhension de l'avenir au regard du présent donc la prévision, qui correspond dans une certaine mesure à la construction de soi en ce qu'elle vient préciser l'intériorisation de la réalité objective. Tout cela implique un haut niveau de synthèse comme le dirait N. Élias. Mais elle recouvre aussi la nécessité de se situer entre « les contraintes et pesanteurs du réel et les libertés de l'imaginaire »3. Rappelons-nous des rêves de chacun. Il est en fait question de ce que P. Berger et T. Luckmann développent dans leur théorie en situant le processus de socialisation aussi dans une dialectique « entre l'identification avec les autres et l'auto-identification, entre l'identité objectivement attribuée et subjectivement appropriée. »4 Cette équilibre précaire tend à définir un rapport plus ou moins libre au temps, c'est-à-dire une capacité à « espérer » qui nivelle l'univers des possibles.

Une étude de J.P. Boutinet de 19805 rendait accessible cette notion à travers une opposition forte entre les élèves qui avaient un projet scolaire et ceux qui n'en n'avaient pas, les premiers étant ceux qui par ailleurs réussissaient à l'école et se trouvaient dans des filières très valorisées. Nous revenons ici sur les conditions sociales de l'expérience temporelle et donc la représentation que les individus se font de leur réalité en tant qu'univers de possibles. Nous avons vu combien la précarité réduisait l'horizon temporel. Les représentations de l'avenir qui sont une forme de prévision, parfois fatalistes, du futur,

1 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre, Édition Nouveaux Regards, Paris, 2005, p. 59

2 Ibid., p. 8

3 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre, op.cit., p. 163

4 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, op. cit. , p. 227

5 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op. cit.

sont une partie de l'horizon temporel.

Cette idée est confortée dans celle du projet professionnel, souvent plus précis, des élèves qui réussissent moins bien à l'école. L'injonction à ne pas être exclus oblige à trouver sa voie, ce qui traduit une orientation contrainte au gré des exigences sociales, alors que pour ceux qui ont un projet scolaire il n'est nul besoin de projet professionnel, du moins à partir du moment où il évite les filières professionnelles. Aussi lorsque J.P. Boutinet suppose la projection plus précise pour les niveaux scolaires plus faibles, il renvoie non-pas à la réalité subjective mais à une réalité objective. Rappelons-nous encore les rêves de chacun des interviewés. Ils représentent bien l'idée de la définition d'un projet personnel, les uns sont dans « les contraintes et pesanteurs du réel » les autres dans les « libertés de l'imaginaire », et pour les derniers ils sont à la croisée de ces deux chemins et sont peut-être à ce titre les plus « insérables ». On comprendra alors la difficulté relative, pour les professionnels de l'insertion à construire un projet et pour les usagers à reconnaître leur utilité.

On trouve par exemple un discours très valorisant chez Flore, Tomy ou Aude qui se présentent aux professionnels avec un projet et qui ne demandent qu'un accompagnement.

Tomy - Et sinon j'ai demandé à... c'est une démarche auprès de Mission Locale, tout en même temps j'ai essayé de voir avec le Assedic, j'ai eu des droits et ça s'est joué à pas grand chose en fait. J'ai eu juste avant la formation et c'est ce qui m'a permis de faire la formation. Et ... ouais Mission Locale, franchement super.

Aude - Donc sur le coté professionnelle, elle [professionnelle PAIO] a réussi à me dépatouiller de ce que j'avais comme idée et de les mettre en place. Elle a réussi elle à m'aider pour les mettre en place.

Dans le cas de Mélanie qui ne s'autorise pas à construire l'avenir autrement qu'ancrée dans une réalité objective, cet accompagnement est différent mais trouve un écho dans la mesure où les effets d'une socialisation secondaire (la plomberie) constitue à son niveau un univers de possibles qu'elle tente de rationaliser auprès de la Mission Locale. Rappellonsnous son discours à ce propos qui valorisait un « travail sur elle » pour définir son projet

- Par rapport à ton parcours, tu m'as dit que tu avais galéré, etc, tu m'as dit que tu avais une conseillère puisque tu étais en contact avec une mission locale. qu'est ce que tu pense de tout ça ? Mélanie - C'est super parce que ça permet aux jeunes de découvrir différents métiers. Mais bon les choix sont pas terribles. Parce que je vois l'ancienne équipe, c'était pas super. Maintenant pour moi je trouve ça bien parce que ça m'a appris, même si j'en connaissais un petit peu, ça m'a permis d'apprendre la peinture. Comment faire çi, comment faire ça. Mais après [inaudible]

- Et les gens que tu as rencontré dans tout ton parcours, à la mission locale, à l'ANPE, etc, qu'est ce

que tu en penses ?

Ce discours proche de l'idéal-type, nous intéresse doublement. D'abord parce qu'il illustre bien la notion d'espérances statistiques rattachée à un groupe d'appartenance que propose P. Bourdieu en même temps que l'idée selon laquelle « l'individu devient ce que les autruis significatifs lui demandent. »1 Ensuite parce qu'il rend hommage aux professionnels qui ont cette vertu de mobiliser l'individu à partir de ce qu'il est.

Par contre si le regard se porte sur les discours de Ouarda, Mohamed, Nazira et Joey qui n'ont pas de projet professionnel au sens où nous l'avons entendu, la Mission Locale semble inopérante. Nazira s'y est d'ailleurs selon ses propres termes « embrouyée ».

Ouarda - La mission locale? Je me demande pourquoi ça existe. Parce qu'ils te disent qu'ils cherchent du travail et ils cherchent pas de travail. Tu trouves un truc et ils te disent non. C'est pour ça que moi je me suis pris la tête avec eux. Je suis inscrite nul part maintenant, ni à l'Assedic, ni à l'Anpe ni à la mission locale. Voilà comme ça c'est clair.

- Et si tu pouvais t'adresser à tout ce monde là, s'ils étaient tout en face de toi, qu'est ce que tu leur dirais?

Ouarda - Je leur dirai que vous êtes bonnes à rien, que quand on veut faire quelque chose, vous nous dites non. Et puis il y a quoi encore ? Par exemple c'est vrai, moi j'ai pas envie de faire un truc, eux ils vont me proposer un truc que j'ai pas envie de faire, je le fais pas. C'est comme avant que je parte en Amérique je devais faire, je voulais faire avec les personnes âgées, elle m'a mis dans un truc, elle m'a mis dans des cours. En plus c'était même pas rémunéré, j'ai dit j'y vais pas moi. Elle m'a dit « si faut que tu ailles là, c'est bien ». J'ai dit « non ». Moi je m'en fous de l'école, pour l'instant c'est pas ce que j'ai envie de faire. Ils ont vraiment... ils sont bêtes. Tu galères des années et des années, je vois des gens ça fait des années qu'ils vont à l'Anpe, des gens qui sont toujours au même stade, ils ont même pas de travail. Et des gens qui sont inscrits deux ou trois mois à l'Anpe et qui ont déjà du travail. C'est vraiment bête, mais bon... C'est comme ma copine, par exemple... elle sort de prison alors tous les gens, les gens ils la jettent comme ça dehors dans la nature, sans insertion, sans lui trouver un travail. C'est vas-y que je te laisse dehors, sans te trouver un travail, tu te démerdes pour trouver un travail toute seule. Il les jettent comme ça les gens.

- Et la mission locale tu l'as découvert comment ?

Joey - heu (silence) moi je préfère oublié le passé, je suis pas du genre (silence) je préfère oublié le passé quoi.

Mohamed - Par exemple au niveau de la mission locale le problème c'est que la mission locale ils
ont pas de vrais boulots. Ils ont toujours des formations des petits... je sais pas mais depuis que je

1 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, op. cit. , p. 227

vais à la mission locale depuis l'âge de dix-sept ans à là, maintenant j'y vais plus parce que...pfuiiit, ça sert à rien ils ont rien, des formations et des fois ils ont des missions sur de chantier CAE, il sont pas grand chose. Ils disent aux jeunes d'écrire des lettres de motivation, ils leur donnent des billes et combien de personnes vont écrire ? Peut-être mille et ils retiendront une ou deux candidatures.

Donc ils font espérer un peu les jeunes parce que d'un côté ils sont obligés d'avoir un quotat. - Et toi ça t'a servi à rien ?

Mohamed - Si ça m'a servi une ou deux fois. Mais je sais que j'allais pas rester à vie là bas parce que plus les années passent et moins t'as de chance de trouver quelque chose. Moi j'ai trouvé le chantier ces avec eux et le chantier Sénégal avec la sauvegarde et la mission locale. Deux fois en.. et aussi une fois une formation. C'était une formation défi sport solidarité, une formation... on s'est retrouvé tous avec des jeunes qu'étaient au chômage depuis un ou deux ans. En fait c'était pour dire que le pourcentage il a baissé en France du chômage. On parlait de notre situation voilà, on se disait qu'on était pas les seuls à être au chômage. Mais toujours beaucoup plus de jeunes.

Ce refus catégorique de l'institution ne l'est pas tant, qu'on puisse imaginer un chômage total, puisqu'ils sont tous les quatre accompagnés par l'équipe éducative de la Sauvegarde. Ainsi il ne s'agit pas d'un refus institutionnel ou de l'institutionnel mais d'une impossibilité pour les professionnels de la Mission Locale d'accompagner ce qui n'existe pas, un projet ; et pour les jeunes d'un manque évident d'appétence pour un fonction et d'une recherche axée sur l'immédiateté de la réponse, un travail. Cela renvoie à l'échec cuisant de leur orientation, aucun ne souhaitant continuer dans sa branche.

Le projet comme outil pédagogique, lui-même construit dans une culture du projet, induit un équipement cognitif et une expérience temporelle qui s'inscrivent dans une trajectoire qu'emprunte l'habitus, c'est-à-dire « la pente de la trajectoire sociale de la lignée »1. Celui-ci dotant les individus de capacités à lutter contre les vicissitudes du futur ou même dans certains cas l'absence de futur. Selon S. Aquatias, les jeunes [il se réfère à son enquête auprès de jeunes qui habitent les grandes citées] ne croient plus au sacrifice du temps, passé à étudier ou à travailler, probablement parce que les exemples des générations de parents ou de frères aînés montrent assez la vacuité de tels investissement. »2. Il faut modérer ce propos à deux niveaux. Un premier qui doit ne pas considérer le sacrifice du temps comme une lecture simple de l'analyse du passé des autres pour construire son présent ; et le second qui doit estimer l'analyse de son présent dans la construction de la représentation de l'avenir. Car si l'auteur se réfère au passé des uns (les grands...) pour évoquer le présent des autres, nous avons choisi de notre côté de provoquer le contraire en demandant aux interviewés de s'adresser aux générations futures, et convoquer de la sorte une analyse au sens de la synthèse qui rend par ailleurs compte de la place accordée à

1 Pierre Bourdieu, cité in, Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 71

2 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du temps, op. cit., p. 28

l'école dans des espaces où on la dit souvent vaine.

- Et aux gamins tu leurs dirais quoi, aux petits ?

Nazira - Je leur dirai de travailler, de pas faire de conneries.

- De travailler ? comment ça travailler?

Nazira - De travailler, de pas faire de bêtises comme nous.

- Travailler ? parce que eux ils ont encore à l'école.

Nazira - Ouai mais après, de passer votre diplôme et d'aller jusqu'au bac, à la fac...je sais pas. - Tu y crois à la fac, au bac, aux diplômes et tout ça ?

Nazira - Pour qui ?

- Pour eux

Nazira - oui. Oui il y en a.

- Oui mais est ce que tu penses que ça sert aujourd'hui?

Nazira - Ouai mais non ! Je crois pas. Ils arrêtent l'école tôt maintenant. Il y a plein de monde aux G, qui ont dix-sept, dix-huit ans, ils ont tous arrêté l'école, ils sont tous au quartier. Tout le monde a arrêté l'école, il y a trop de chômeurs en ce moment.

- Et toi tu voudrais qu'ils continuent l'école ?

Nazira - Ouai, sinon après ça leur incite à faire des conneries.

- Tu en connais qui vont encore à l'école ?

Nazira - Ouai.

- Et alors qu'est ce que ça change entre ceux qui y vont et ceux qui n'y vont plus ?

Nazira - Ceux qui vont à l'école ils apprennent et ceux qui restent ici ils vendent du shit, ou je sais pas quoi, ils font des conneries.

- Je voudrais que tu adresses un message aux plus jeunes que toi. tu leurs dirais quoi aux gamins ? Ouarda - Je leur dit : « surtout n'arrêtez pas les cours, continuez. »

Pourquoi ?

Ouarda - Parce que franchement au lieu de galèrer dans la rue à rien faire, aller en cours c'est mieux. Moi je préfère mieux, par exemple le matin aller en cours, que de galérer dans la rue. Et surtout je leur dit ne vous inscrivez pas à l'Anpe, ni aux Assedic, ça sert à rien.

- Dans tout ce que tu m'as raconté, un peu de ta vie. ça a été quoi ta période préférée ?

Ouarda - (silence)... quand j'étais petite, j'allais à l'école, j'avais ma famille, ma mère, mon père... heu mon beau-père, mon frère, mes soeur. Voilà.

Joey - Parce que moi quand j'étais petit, on m'a rien dit, on m'a même pas aidé. Moi j'ai fait comme les autres. Hop! je me barre de l'école et là je suis en pleine galère maintenant. Depuis longtemps et (silence)

- Pour toi l'école c'est important ?

Joey - ouais, parce que c'est grâce à l'école qu'on apprend des trucs. C'est pas dans la rue. C'est dans l'école qu'ils t'apprennent des choses qui sont utiles.

- Tu voudrais y retourner aujourd'hui ?

Joey - Oui pour apprendre les trucs que j'ai pas pu apprendre et que j'ai loupé. J'aurai bien aimé les apprendre pour que je sois quelqu'un d'autre intérieurement, dans l'intelligence. Parce que quand tu apprends des choses c'est comme si tu étais devenu plus intelligent que un autre qui apprend rien. Et ça en plus apprendre des nouvelles choses et de t'en souvenir et de t'en servir, cette intelligence t'es fier grâce à ça. Tu dis moi je suis pas comme les autres, j'ai réussi à faire ça, je me suis souvenu, je peux le faire, je peux l'apprendre à quelqu'un. Parce que après quand t'as rien appris tu peux pas apprendre à quelqu'un d'autre, ce que t'a pas appris. Parce que ça c'est quelque chose qui est bien, d'apprendre aux gens la connaissance que t'as eu, ça c'est quelque chose de merveilleux. Parce que ton intelligence si tu la donnes à d'autres, l'autre il peut s'en servir et la donner à quelqu'un. Ça (silence).

L'école ne peut être vaine au regard d'un discours qui la positionne comme la seule institution proposant un réel univers de possibles. Bien sûr il leur semble si tard pour eux que plus rien ne paraît possible en ce sens. Pourtant l'éducation tout au long de la vie, bien que détrônée par la libérale et nécessaire formation tout au long de la vie, constitue un levier considérable de la socialisation qui doit être entendue comme un continuum évolutif. L'avenir porte en son sein le dessein de l'insertion, le droit à l'espérance de devenir autre chose que ce qui est demandé.

Le rapport au temps paraît donc être une construction lente opérée dans l'expériencialité de la trajectoire individuelle et familiale. Ce qui pose évidemment la question de la stratification sociale de l'expérience temporelle. Car si le temps suit les transformations sociales, les révolutions culturelles, il suit aussi le cheminement des inégalités sociales. Il nous faudrait bien sûr nous interroger sur ce que suppose une stratification sociale du temps dans la construction d'une représentation de l'avenir et pour prétendre à une éventuelle analyse en la matière, pouvoir accéder à la trajectoire familiale. Mais nous n'avions pas, à l'époque de notre enquête, imaginer un cadrage en ce sens. Aussi l'hypothèse d'un habitus temporel conservera son statut en attendant de prochains travaux sur la question.

Conclusion

La division du travail social a participé d'une nouvelle temporalité, au sens du niveau de synthèse de l'individu, puisqu'il a détaché son activité de l'effet de la production, a différé cette production et appris à vivre le temps abstrait du calcul. Ce qui fut un temps enfermé appuyé sur l'activité construite sur des horizons temporels calqués aux cycles naturels, devint à travers la spécialisation, le morcellement des tâches, un futur médiat et abstrait qui devait assurer la productivité dans une économie globale où le temps enfermé est réservé au temps libre. En d'autres termes, le salarié qui vit un temps enfermant, entendu comme ce qui fait aujourd'hui office d'autrui généralisé dans la société salariale, a perdu de vue le sens de l'activité en lui imputant une valeur économique, ce qui lui permet hors travail de vivre un temps enfermé. C'est donc dans une certaine mesure qu'il construit son autonomie temporelle dans le seul cadre du temps libre. C'est à dire une capacité individuelle à vivre le temps enfermé aux côtés d'un temps enfermant.

En parallèle, la valeur économique du travail pourfend sa valeur sociale dans la transformation de son éthos. La proximité filiale de l'éthos rural pré-capitaliste favoriserait alors une temporalité qui s'inscrit dans « l'à venir » ; tandis qu'une trajectoire familiale très ancrée dans l'industrialisation renverrait à un habitus de « l'avenir ». Les parents qui ont quitté leur village natal, souvent de milieu rural, à une époque où l'agriculture revêtait un éthos du devoir qui réunissait social et subsistanciel, n'ont pu que transmettre au moins en partie un habitus temporel conséquent à celui que leur socialisation a opéré. D'un autre côté les parents salariés de l'industrie, enfants de la tertiarisation qui ont vu se transformer le devoir en épanouissement, ont eux transmis un habitus plus contemporain. Nous pouvons par là inférer au nouvel éthos du travail la primeur de la temporalité « postmoderne » qui entreprend d'amasser des « capitaux » pour se prémunir face à l'incertitude.

Le processus en cours de cette transformation amène chacun à construire le temps au travers son expérience propre, celle de sa famille, mais aussi et de plus en plus à partir d'outils qui prolongent l'individualisme jusque dans le rapport que chacun entretient avec le temps. De l'orientation à l'agenda, il ne s'agit que de structurer le temps de sorte de le manipuler à son gré. Cette nécessité devient obligation dans des périodes gorgées

d'incertitudes. Hier on reconduisait le temps dans un éternel retour à zéro, le temps cosmogonique. Aujourd'hui le futur est devenu un risque qui s'est développé au fur et à mesure qu'ont disparu ces espaces et que se sont développées la technologie et les sciences. « On ne sait jamais de quoi demain sera fait », « il faut se préparer au pire » sont les signes de l'intériorisation de ce risque. La condition socio-économique liée au marché économique mondial a rendu toute prévision impossible et cette incertitude globale ne fait que se renforcer aux convenances des conditions sociales du temps. La précarité et la marge sont de ces conditions sociales qui accentuent ce phénomène. Toute liminarité devient alors le berceau d'un horizon brouillé.

L'insertion et la jeunesse sont deux dénominateurs communs de la liminarité, l'un privant du statut social lié au travail, l'autre privant du statut social lié à la construction d'une vie idéal-typique d'adulte. Dans les deux cas la question de la socialisation est centrale, bien que la seconde englobe la première. Une société déritualisée se pose nécessairement la question l'intériorisation de la réalité objective. Puisque le rite ancestrale assurait cette fonction, et que les rites contemporains qui subsistent tiennent davantage à la mise en exergue des limites qui séparent les uns des autres, on se réfère aujourd'hui à la socialisation pour identifier « l'intériorisation de la structure sociale »1, à l'intérieur de laquelle demeurent pourtant des statuts sociaux qui renvoient à la liminarité. L'insertion est de ce point de vue un temps social émergent appuyé sur la structure du rite de passage. Mais plus encore l'insertion est fondamentalement construite comme un rite tel que définit par A. V. Gennep puisqu'elle intègre les trois phases, la séparation avec l'enfance symbolisée par l'école, la marge du chômage et l'agrégation au groupe des travailleurs. Cependant l'insertion n'est pas un rite de passage, entre autre parce qu'elle ne garantit pas à toutes et à tous l'agrégation. L'idée de cohorte, chère au dispositifs d'évaluation des politiques d'insertion, permet d'identifier cette affirmation. Tandis que dans le rite, les trois phases sont vécues par des cohortes socialement définies, de la séparation à l'agrégation, c'est le groupe dans son entier qui est concerné ; dans l'insertion on peut retrouver la cohorte dans les deux premières phases et la voir disparaître dans la troisième, située socialement par la rupture avec le milieu scolaire, les membres ne seront pas tous agrégés au groupe des travailleurs en même temps. Il est à ce titre convenable d'imputer une valeur symbolique à l'insertion, puisqu'elle permet dans sa phase ultime de distinguer les insérés des insérables et à terme pour les premiers d'accéder à l'état visé qui correspond en toutes choses à un projet d'insertion.

Mais c'est plus au coeur de la liminarité de cette période liminaire que se vit la

1 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 270

situation la plus proche des rites de passage. Car c'est par le prolongement de cette liminarité que se créent les communitas, marques des phénomènes rituels qui instituent la non-structure comme référence symbolique. Il n'est pas question d'admettre des notions comportementales du rite à la communitas mais de saisir la question de la marge et ses effets sur la construction de l'avenir. Cet espace social ne permet aucune structure qui soit « enracinée dans le passé et se déploie dans le futur »1, elle appartient au présent et l'est.

Puisque le présent devient le moment privilégié de demain par le jeu de l'orientation et du calcul prévisionnel, il y a tout intérêt à positionner le présentisme de la communitas comme une forme de temporalité pathologique. E. Durkheim disait, dans son analogie organique du tout social, de la pathologie qu'elle était « un précieux auxiliaire de la physiologie »2 en ce qu'elle permettait de situer ce qu'il appelait l'état normal et que d'autres appellent l'ordre social. Cette déviance ramène à la « socialisation ratée comprise en terme d'asymétrie complète entre la réalité objective et subjective »3 à laquelle nous n'avons aucunement fait référence et qui pourtant apporte au débat une dimension opératoire. Mais évaluer le degré de symétrie aurait nécessité une approche sociopsychologique que les auteurs eux-mêmes n'ont pu faire. Aussi nous nous limitons ici à convenir d'une réalité objective qui impose un haut degré de synthèse comme préalable à l'orientation, et dont tout le monde ne peut se targuer de disposer. C'est dans cette acception qu'il nous faut comprendre la valeur thérapeutique des situations d'insertion.

Il est à ce niveau de la recherche évident de répondre de façon très fermée et surtout négative : non l'insertion n'a rien de thérapeutique. Seulement il nous faut une fois encore modérer la forme catégorique du propos. Bien sûr, il est chez les jeunes en général un certain présentisme qui perturbe l'expérience temporelle de la socialisation. On distingue traditionnellement à ce titre, ceux et celles dont l'enfance a permis l'intériorisation progessive de la maitrise du temps, des autres. En revanche on ne distingue pas les effets d'une éventuelle socialisation secondaire qui pourtant regorgent d'espaces intermédiaires souvent porteurs d'avenir. L'insertion est bel et bien cette phase transitoire entre deux temps sociaux intériorisés en tant que processus de l'existence (enfance) ou état visé (adulte), mais elle est aussi un passage au sens du choix d'orientation qui doit présenter tous les éléments constitutifs de l'état visé. C'est pourquoi il n'est pas entendu que l'insertion soit fondamentalement une action correctrice, si on la conçoit comme un temps social émergent qui permet aux mieux équipés face au futur, de prendre le temps de s'orienter. Ceci supposant une distribution sociale des horizons qui traduirait en creux une

1 Victor. W. Turner, Le phénomène rituel, op. cit., p. 112

2 Emile Durkheim; De la division du travail social: livre II; op.cit; p. 101

3 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 271

insertion choisie et une insertion subie.

Pour le premier cas, les politiques et les professionnels de l'insertion satisferaient aux besoins d'acompagnement dans la construction d'une représentaion de l'avenir. D'autant plus qu'il y aurait convergence des réalités subjectives. En effet la volonté affirmée par les uns et les autres articulant travail et épanouissement inscrit de fait chaque acteur dans une logique de projection rendue possible en amont de la situation d'insertion que vivent les jeunes. Ce qui amène à une insertion planifée dans laquelle l'absence de travail nourrit temporairement le projet d'une situation circonscrite dans le « projet vocationnel de l'adulte »1 , c'est-à-dire comment ils entendent se réaliser en tant qu'adulte au sein de leur travail, de leur famille et de leurs activités collatérales.

Pour le second cas, ce n'est pas la situation sociale mais la politique sociale, réifiée dans des dispositifs qui sont perçus « comme des appareils disciplinaires dont la fonction essentielle est de calmer le jobard »2, qui est une forme d'intervention correctrice ne visant que des publics particuliers. Le recours à la pédagogie de projet ne fait à ce titre qu'introduire de façon très claire la pathologie temporelle à travers l'incapacité dévoilée à se représenter l'avenir autrement que comme un autre présent. Ceci pose en fond la capacité des professionnels à lire au sein des discours « les paroles et les regards sur l'avenir comme engagement et projection, façon de s'orienter parmi les choses et les êtres, indices d'une intelligibilité à l'état naissant. »3 Ainsi réaliser un film, devenir pilote, avocate, ne sont peut-être pas des rêves dénués de représentation de l'avenir. Chacun de ces rêves comporte un environnement qui pour peu qu'on l'entende porte un projet. L'aéronautique, la justice ou le cinéma ne sont pas dépourvus de possibles au point qu'on en refuse l'accès aux plus démunis. Notre propos ne vise pas l'accessibilité de toutes et tous au pilotage d'avion, au barreau ou au film d'auteur, il réaffirme juste que l'orientation temporelle est affaire d'éducation et d'espérance.

En conclusion de cette recherche nous pouvons affirmer que l'insertion, qui nécessite pour les jeunes une sorte d'aculturation administrative suggérée par la représentaion temporelle qu'ils peuvent avoir des procédures, doit être pour eux un espace de construction ou de co-construction d'une représentation de l'avenir, dans lequel les professionnels ne peuvent faire l'économie de la considération de l'expérience temporelle individuelle s'ils veulent pouvoir recourir au projet comme outil pédagogique producteur de libertés.

1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, op. cit., p. 84

2 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 107

3 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre, op. cit., p. 163

Notre approche des processus à travers les temps a participé de la désignation d'un temps propre à ce segment de vie qu'est la jeunesse au sortir de l'école, mais il nous faut encore insister sur ce temps qui n'a d'unique que son appelation officielle et qui réduit considérablement la compréhension de l'insertion comme un phénomène temporel propre mais polymorphe. Ce qui suppose que sur le plan scientifique, cette recherche est insuffisante face à la multitude de pistes ouvertes, mais elle nous a permis d'attirer plus particulièrement notre attention sur la notion d'habitus temporel. Nous avons vu que l'habitus pouvait seoir à l'étude de la construction des temporalités du fait entre autre qu'une part de ces dernières semblait fonctionner comme « des principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations »1.

« S'il n'est aucunement exclu que les réponses de l'habitus s'accompagnent d'un calcul stratégique tendant à réaliser sur le mode conscient l'opération que l'habitus réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances supposant la transformation de l'effet passé en objectif escompté, il reste qu'elles se définissent d'abord dans des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui, à l'oppposé du futur comme possibilité absolue sens de Hegel, projetée par le projet pur d'une liberté négative, se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant la délibération. »2

Le cadre de l'habitus pose en ce sens une double temporalité à l'habitus temporel, celle de l'intériorisation liée à l'expériencialité, et celle de la construction stratégique qui évoque la possibilité d'une temporalité, héritée, enrichie et transmissible.

Voici qui augure pour le futur mille et une recherches sur la construction du temps et sa transmission.

Ce qui nous est donné aujourd'hui et dont nous héritons pour parler du temps se limite en un comptage effréné du nombre d'années, celles vécues, celles à vivre, qui censées nous situer, nous ont souvent prostré face au passé et fait languir devant l'avenir.

« Comme l'eau du fleuve ou le vent du désert,
Un nouveau jour s'enfuit de mon existence...
Le chagrin ne fit jamais languir ma pensée, à propos de deux jours :
Celui qui n'est pas encore, celui qui est passé. »

Ômar Khayyãm, Quatrains

1 Pierre Bourdieu , Le sens Pratique, les Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 88

2 Ibid., p. 89

Liste des tableaux

Tableau 1. Évolution des droits à indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, avec un salaire référence égal au SMIC 27

Tableau 2 . Évolution de la durée d'indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, ayant un salaire de référence égal au SMIC 27

Tableau 3. Les bénéficiaires du RMI selon la situation familiale 36

Tableau 4. Les jeunes accueillis pour la première fois dans le réseau ML, PAIO par niveau de formation 38

Tableau 5. Consultation médicale des individus au cours de l'année selon la catégorie
socioprofessionnelle 96

Tableau 6. Répartition du corpus selon quelques variables 114

Tableau 7. Niveau d' indépendance des interviewés 125

Tableau 8. Expérience temporelle des interviewés 126

liste des sigles

ANPE : Agence Nationale Pour l'Emploi

APT : Activités Physiques pour Tous

ASSEDIC : Association pour l'Emploi dans l'Industrie et le Commerce ASS : Allocation Spécifique de Solidarité

ATD : Aide Toute Détresse

BAFA :Brevet d'Aptitude à la Fonction d'Animùateur

BPJEPS : Brevet Professionnel de l'Éducation Populaire et de la Jeunesse CDD : Contrat à Durée Déterminée

CDI : Contrat à Durée Indéterminée

CEREQ : Centre d'Etude et de Recherche sur l'Emploi et les Qualifications CES : Contrat Emploi Solidarité

CHRS : Centres d'Hébergement et de Réinsertion Sociale CIVIS : Contrat d'Insertion dans la Vie Sociale

CMU : Couverture maladie Universelle

CNIAE : Conseil National de l'Insertion par l'Activité Economique

CNLE : Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale

CPE : Contrat Première Embauche

CV : curriculum Vitae

DREES : Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques IGF : Impôt sur les Grandes Fortunes

IFEN : Institut Français de l'Environnement

INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques ISF : Impôt de Solidarité dur la Fortune

INED : Institut national des Études Démographiques

JDE : Jeunes Demandeurs d'Insertion

LTP : Loisirs Tout Public

ML : Mission Locale

ONPES : Office National de la Pauvreté et de l'Exclusion Sociale PAIO : Point Accueil Information Jeunesse

RMI : Revenu Minimum d'Insertion

SEGPA : Section d'Education Générale et Professionnelle Adaptée SDF : Sans Domicile Fixe

SEJE : Soutien à l'Emploi des Jeunes en Entreprise

SMIC : Salaire Minimum Interprofessionnel De Croissanse SMIG : Salaire Minimum Garanti

UNAF : Union Nationale des Associations Familiales

UNEDIC : Union Nationale Interprofessionnelle pour l'Emploi dans l'Industrie et le Commerce

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Préambule de la constitution de 1946

Arrêté du 4 juillet 1972 relatif aux clubs et équipes de prévention, Art. 5 : Agrément préfectoral des organismes menant une action éducative d'insertion sociale auprès des jeunes

Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu minimum d'insertion.

Loi du 04 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité des systèmes de santé. Art. L. 1111-5

Loi n° 2006-457 du 21 avril 2006 sur l'accès des jeunes à la vie active en entreprise

Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées

Décret n° 2006-692 du 14 juin 2006 relatif au dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise et au contrat d'insertion dans la vie sociale, Art. 4

Décret n° 2007-1008 du 12 juin 2007 relatif aux attributions déléguées au hautcommissaire aux solidarités actives contre la pauvreté.

L'ensemble des textes a été consulté sur le site « légifrance » [consulté entre octobre 2007 et septembre 2008]

Table des matières

Introduction 4

Première partie, une approche socio-historique 9

De la solidarité organique à l'égoïsme social, entre exclusion et non-intégration, l'inutilité sociale

ou l'insertion inévitable

Chapitre Un, De l'État-providence à l'État social, une seule et même finalité ? 10

1. La solidarité organique comme socle de l'État-providence ? 10

2. La « dissolution du paradigme assuranciel » et l'avènement de l'État social 13

Chapitre Deux, Les maux définis par les mots 19

1. L'exclusion pour parler de qui ? 20

2. Les assistés, ces étranges non-intégrés 23

2.1. La pauvreté, infrastructure de l'exclusion 23

2.2. Le chômage : assurance, solidarité ou assistance ? 23

2.3. Défaillance du grand intégrateur ? 25

Chapitre Trois, L'insertion 33

1. L'insertion de quoi parle t-on ? 34

2 . L'insertion de qui parle t-on ? 41

Conclusion de la première partie 48

Deuxième partie, le cadre théorique 52

Juvenis, Ritus, Tempus

Chapitre Un, Juvenis, jeune, jeunesse. Déclinaison d'une catégorie sociale 53

1. La justice se plie aux lois biologiques et sociales 54

2.La vie est un long fleuve 55

2.1. Où chaque berge est un statut 55

2.2. Et au milieu coule la jeunesse 58

Chapitre Deux, Le rite et quelques auteurs en perspective 62

1.Ritus: la quête originelle 63

2.Essai de catégorisation systématique du rite 64

3.L'initiation, une deuxième naissance 66

3.1. Souffrir pour mourir et renaître pour devenir 66

3.2. Limbus ou limen, ne plus être au point de se soumettre 69

4. Une vue contemporaine du rite : agrégation ou ségrégation ? 71

5. Mais où sont nos rites d'antan ? 73

Chapitre Trois, Tempus Vitam Regit 78

1. Il était une fois... 79

1.1. Le temps nous est conté 79

1.2. Le temps de le définir 81

1.3. le temps du social 82

2. Du temps aux temps 84

2.1. De temps en temps 85

2.2. Des temps pour tout 87

3. Le temps : une course d'orientation 91

3.1. L'horizon temporel 92

3.2. La précarité, réductrice d'horizon temporel 94

4. La précarité temporelle à travers quelques points 96

4.1. la santé, prévenir ou guérir ? 96

4.2. Une vision temporelle de l'anomie universitaire 97

4.3. Les loisirs, une stratégie ? 101

Conclusion de la deuxième partie 107

Troisieme partie, une démarche, une méthode, des outils 109

Le terrain et l'analyse, une fable sans moralité

Chapitre Un, Méthodologie 110

1 Corpus 111

1.1. Transformation de la question de recherche... et du corpus 112

1.2. Présences significatives 113

2.Définition des lieux et des acteurs 115

2.1. un local marqué par la vie du quartier 115

2.2. Un local marqué par un groupe en formation 116

2.3. deux entretiens chez les personnes et un sur le chantier 117

2.4. La distribution des acteurs 117

3. Le cadre contractuel de la communication et réalisation de entretiens 119

4. L'analyse des entretiens 122

4.1. la directivité du guide 122

4.2. l'analyse 123

a) la codification 124

b) l'analyse verticale et horizontale 126

Chapitre Deux, Sur les chemins de l'insertion,les effets de la socialisation 129

1. La formation professionnelle pour rompre avec hier 129

1.1. Je sais que je peux dire non, que ça tient qu'à moi, mais non j'y arrive pas 129

1.2. Faut surtout pas perdre son temps! 134

2. Le plaisir de travailler pour son plaisir 140

2.1. C'est les potes le plus essentiel dans la vie 140

2.2. Un peu d'argent, de l'amour, la santé... et le cinéma 143

2.3. Je suis quelqu'un qui commence à grandir 150

Chapitre Trois, D'un éthos à l'autre, combattre l'inéluctable et construire l'impalpable 155

1. Ne pas se laisser enfermer 155

1.1. En fait le chômage il commence à te bouffer le corps 156

1.2. Ce que je voudrais... je sais pas... je sais même pas ce que je veux maintenant 161

2. Dis-moi qui je suis, je te dirai... qui je suis 164

2.1 Il y a des moments où je vais bien... 164

2.2. Inch'allah un jour je travaillerai 171

2.3. Mais franchement c'est la misère,... tu travailles pas tu fais quoi ? 174

Chapitre Quatre, A l'aune du temps, se lève l'avenir 181

1. La communitas, dernière balise avant exclusion ? 181

2. Le travail et le chômage, point de fuite et perspectives 184

3. L'orientation dans l'univers des possibles 190

Conclusion 197

Liste des tableaux 202

Liste des sigles 203

Bibliographie 204






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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus