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Les enchanteresses dans les compilations du XVe siècle

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par Julie Grenon-Morin
Université Sorbonne-nouvelle - Master 2 2011
  

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a) « Circé n'est pas fable »

Madeleine Jeay explique la naissance des compilations de femmes dénigrées. La popularité des compilations trouve peut-être une explication par la volonté de se retrouver soi-même au travers des multiples personnages. L'exercice de la compilation, aussi, permet de mettre en lumière des éléments magiques, comme le savoir, qui, autrement, serait perçu d'un mauvais oeil. Il est donc logique que, au-delà d'un siècle, les compilations se soient succédé, comme le résume cet extrait :

Il faut attendre les XIIe-XIIIe siècles pour voir une floraison de catalogues de mauvaises femmes dont la Dissuasio Valerii ad Rufinum philosophum ne uxorem ducat de Walter Map est l'exemple le plus connu. (...) C'est aussi le moment [toujours aux XIIe-XIIIe siècles] où se popularisent les listes de personnages célèbres, en particulier celle de Boccace, le De casibus virorum illustrorum et De claris mulieribus, dont la traduction attribuée à Laurent de Premierfait a inspiré l'interprétation qu'en a faite Christine de Pizan dans le Livre de la cité des Dames. Dans cette lignée, s'inscrivent The Legend of Good Women de Chaucer et les catalogues de personnages illustres de la tradition italienne, le Filocolo qui est également un inventaire de connaissances et le De viris illustribus de Pétrarque. D'après Cerquiligni-Toulet, les listes d'hommes et de femmes célèbres permettent aux auteurs de s'inscrire dans une généalogie rêvée ou de s'exclure d'une filiation réprouvée. La Cité des dames de Christine de Pizan ne sera pas sans influence : au milieu du XVe siècle, Martin Le Franc reconnaît sa filiation dans le Champion des dames. La mode se poursuivra au XVIe siècle avec des compilations venues à la suite de la traduction de Boccace publiée en 1493 par Antoine Vérard sous le titre De la louenge et vertu des nobles et cleres dames. La Nef des femmes vertueuses de Symphorien Champier et Les Vies des femmes célèbres d'Antoine Dufour s'en inspirent comme, très certainement, de la Cité des dames de Christine de Pizan71(*).

Jeay mentionne certains des ouvrages ici à l'étude, marquants dans le style de la compilation féminine. L'auteur en liste également qui sont publiés en latin : Dissuasio Valerii ad Rufinum philosophum ne uxorem ducat de Walter Map, De casibus virorum illustrorum et De viris illustribus de Pétrarque. De claris mulieribus de Laurent de Premierfait et Filocolo sont les traductions respectivement en ancien français et en italien de la compilation sur les femmes. On remarque donc que la langue savante, le latin, s'intéresse aussi aux personnages de femmes, dont celles qui sont magiques. Les compilations en langue vulgaire sont plus tardives. Le français, au détriment du latin, est la seule langue des compilations du corpus du XVe siècle. Ce choix s'explique en partie par la volonté de s'attribuer les qualités des personnages et de les rendre plus accessibles.

Si autant de compilations ont été rédigées plus ou moins dans la même période, c'est que la demande était forte. Les auteurs revendiquaient cependant leur originalité les uns par rapport aux autres, tout en ne cachant pas leurs emprunts respectifs. L'annexe IX suivant montre l'ordre choisi par les auteurs. Chez Boccace, Circé est trente-huitième. Chez Christine de Pizan, elle est placée au quatre-vingt-deuxième chapitre, conjointement avec Médée. Dans la compilation d'Antoine Dufour, Circé se trouve au vingt-troisième chapitre. Dans De claris mulieribus, l'enchanteresse, selon l'édition de Virginia Brown, est précédée par « Helen, Wife of King Menelaus » et « Camilla, Queen of the Volscians ». Dans La Cité des dames, Circé est précédée de Manthoa et suivie d'un chapitre avec Raison. Dans La Vie des femmes célèbres, Circé se trouve entre Pénélope et, fait remarquable, Camille, une nouvelle fois.

Il est bien connu que Circé transforme les compagnons d'Ulysse en pourceaux. Prenons tout d'abord Boccace. Dans Des cleres et nobles femmes, il parle de la métamorphose :

[E]lle entachoit ou emposonnoit de venin les buvrages (...) toutes ces gens elle muoit en bestes de diverses espesces, entre lesquelz furent mués les compaignons d'Ulixes72(*)»

(« huis artibus cantatis carminibus, seu infectis veneno poculis, in feras diversarum specirum fuisse conversos73(*) », en latin).

De plus, en parlant de « diverses espesces », Boccace insinue que la femme magique n'en est pas à son premier sort, qu'elle est habituée à agir de la sorte. Comme l'explique Ana Pairet, ce genre de sortilège était très mal connoté, au Moyen âge, ce qui explique en partie le rejet de l'auteur pour Circé : « Telle qu'elle s'exprime dans les mythes païens, l'idée de métamorphose remet en cause la hiérarchie chrétienne de la création. (...) L'idée de la métamorphose relève en outre d'une pensée dualiste, irréconciliable avec l'anthropologie chrétienne, où l'âme est indissociable du corps74(*) ». Selon cette conception, l'enchanteresse a donc causé du tort à l'âme des voyageurs grecs. Boccace, en bon chrétien, ne peut pas faire autrement que de la blâmer.

Plus loin, si le terme « enchanteresse » n'est pas mal connoté, il n'en différemment pour le terme « empoisonneuse ». Dans la phrase «ceste femme enchanterresses et empoisonneresse75(*)», ce dernier mot ne peut être que relié à la mort, préméditée, qui plus est. En s'exprimant ainsi, l'Italien juge que Circé utilise ses pouvoirs à de mauvaises fins. Par ces deux termes juxtaposés, Boccace émet deux opinions : d'une part, une prise de position qui est neutre (presque élogieuse) et, d'autre part, une autre qui est négative. Le compilateur prouve qu'il est incapable, au contraire de Christine de Pizan qui le sera plus tard, de faire un éloge dénué de blâme de la femme : « Boccace a beau faire le panégyrique du comportement des femmes; les réserves qu'il émet, sous forme de comparaisons désobligeantes, révèlent un parti pris irréductible76(*) ».

Contrairement à Boccace, Christine classe ses personnages :

La première invention de Christine est de fixer un ordre. Selon la nature des questions posées par la lectrice, le compilateur fait se succéder les exemples de femmes célèbres qui ont exercé un pouvoir politique, de femmes savantes (poétesses, philosophes, gyromanciennes), de figures fondatrices, de celles qui inventent (l'agriculture, le jardinage, les lettres, les armes, le tissage), de femmes passées maîtres dans les arts appliqués (la peinture, l'éloquence), enfin, de figures édifiantes incarnant une position morale exemplaire (la constance en amour, la piété filiale, la chasteté, etc.)77(*).

Elle démontre ainsi un intérêt plus marqué pour ces femmes. Pour l'auteur, elles se distinguent par différentes qualités qu'il est important de mettre en relief. Elle consolide ainsi son projet de « cité », où les femmes sont toutes puissantes. Christine affirme qu'elles sont dotées de multiples possibilités qui sont restées trop longtemps sous silence. Elle salue les talents manuels tout comme les talents moraux. Elle mène plus loin le projet de son modèle, l'améliore grandement. L'ouvrage de l'écrivaine en devient ainsi plus convaincant pour le lecteur moderne, probablement plus que celui de Dufour, qui fait moins l'éloge de la femme qu'elle.

Dans le court chapitre d'Antoine Dufour concernant Circé, une longue phrase est ponctuée de quelques termes permettant de croire que l'auteur l'admire, mais cette admiration est loin d'être complète, par exemple avec cet extrait où elle est « à malice ingénieuse, cherchant son plaisir par luxure en toutes formes et manières78(*) ». Selon Dufour, Circé se rend coupable, en plus du reste, d'un des sept péchés capitaux : la luxure. L'image de Circé est mise à mal, malgré les bons mots de Christine de Pizan, un siècle plus tôt, pour redorer son image. Les nombreuses critiques des femmes ont nécessité un travail important de l'auteure afin de les corriger. Il aura fallu plus d'une retouche pour que leur image s'améliore.

Dufour et ses congénères masculins, règle générale, semblent plus enclins à dépeindre le négatif que le positif. L'auteure avait sa propre méthode pour corriger les défauts esquissés par Boccace dans De claris mulieribus :

She [Christine de Pizan] sometimes turns accusations around to defend where it seems inevitable that she must condemn; for instance, to the accusation that women are greedy she replies that women are not usually gluttonous, and if they were their desire to control it would be praiseworthy. The old adage that women are made to weep becomes a praise of the gift to tears, of speaking, of sewing. To the accusation that women are failed men, incapable of performing men's tasks, she replies with examples of women doing exacly that, but also asserts that men's and women's gifts are different, and that it is appropriate to ask one man to do something which would require several women. To the accusation that women have weak bodies she replies that this takes account only of one feature, and ignores women's daring and boldness. To the view that women are ignorant she counters that only because they are kept at home untaught do they appear simple - this is due to a failure to teach, not an inability to be taugh79(*).

Le lieu où habite Circé, la lointaine île d'Aea, n'a rien de rassurant pour l'image du personnage. En effet, « Les lieux isolés, déserts et montagnes, sont eux aussi un terrain d'élection de l'imaginaire80(*) ». Le chapitre sur Circé dans La Vie des femmes célèbres se conclut avec son suicide, qui, selon le compilateur, était mérité : « Toutesfoys, ainsi que sa vie avoit esté méchante, sa mort fut cruelle et ténébreuse, car elle-mesmes se tua81(*) ». Donc, à cause de sa mauvaise vie, l'enchanteresse mérite son sort. Il n'est pas dit cependant si c'est à cause de son lieu de vie qu'elle mérite son sort ou bien si elle a choisi de vivre dans ce lieu du fait de sa nature surnaturelle. Antoine Dufour ne montre aucune pitié pour elle, valeur chrétienne par excellence, malgré sa qualité de prêtre. Christine n'est pas une femme de Dieu et, pourtant, elle se montre beaucoup plus compréhensive que lui.

Dans L'Odyssée, Circé possède certains dons qui seront repris par les compilateurs. Elle possède le don d'«apotiquèresse » pour fabriquer des potions, nommées « pharmakon » en grec : « Que le pharmakon entre les mains de Circé soit un poison, une potion magique nocive, une drogue, qui nuit à son consommateur, c'est tout à fait logique82(*) ». Dans l'épopée grecque, Circé est d'abord présentée comme un être nocif. Elle veut nuire à son prochain et croit qu'elle y parviendra à l'aide de son savoir magique. Ce sont donc deux pouvoirs qu'elle utilise : « elle les attire par son chant, à l'instar d'une sirène, figure de l'oubli du retour, et surtout elle verse dans un mélange un pharmakon 83(*)». Contrairement aux sibylles, la voix de Circé est utilisée à des fins malicieuses, car les prophéties servent à aider les Hommes, alors que Circé agit dans un but personnel. Cependant, après avoir causé certains torts, elle se rachète.

Bien des siècles après l'Antiquité, la chasse aux sorcières est bien enclenchée en Europe et ne tardera pas à rejoindre les côtes nord-américaines. Chaque comportement un peu marginal d'une femme est mal perçu et sème le doute. La peur ne cesse d'assombrir les esprits. Il va sans dire que le savoir des femmes se voit ainsi réprimé. Certaines croyances qui jusqu'alors au Moyen âge étaient considérées comme des histoires qui n'étaient pas à craindre prennent des proportions gigantesques. Les auteurs prennent parfois des positions drastiques sur des questions évidentes : « Jean Bodin va jusqu'à écrire dans sa Démonomanie des sorciers (1580) : `Circé n'est pas fable'84(*) ». Il n'est d'ailleurs pas surprenant que l'ouvrage de Bodin porte un titre qui contient le mot « démonomanie ». Les lecteurs d'aujourd'hui trouveront naïf cette citation qui place Circé dans le monde réel, plutôt que dans celui imaginaire auquel nous ont habitué les compilateurs.

* 71 Madelaine Jeay. Le commerce des mots : l'usage de la liste dans la littérature médiévale (XIIe-XVe siècles), Genève, Droz, 2006, p. 54.

* 72 Boccace, ibid., p. 119-20.

* 73 Famous Women, ibid., p. 150.

* 74 Ana Pairet. Les mutacions des fables : figures de la métamorphose dans la littérature française du Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, coll. Essais sur le Moyen âge, 2002, p. 31.

* 75 Boccace, ibid., p. 120.

* 76 Giovanna Angeli. « Encore sur Boccace et Christine de Pizan : remarques sur le De mulieribus claris et le Livre de la cité des Dames (« Plourer, parler, filer mist Dieu en femme » I, 10) », Le Moyen français, vol. 50, 2002, p. 120.

* 77 Blanchard, ibid., p. 149.

* 78 Ibid., p. 50.

* 79 Morse, ibid., p. 233.

* 80 Claude-Claire Kappler. Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen âge, Paris, Bibliothèque historique Payot, 1999, pp. 37-38.

* 81 Dufour, ibid., p. 50.

* 82 György Karsai. «La magie dans L'Odyssée : Circé» dans La magie : actes du colloque international de Montpellier 25-27 mars 1999. La magie dans l'antiquité tardive. Les mythes, édition scientifique par Alain Moreau et Jean-Claude Turpin, tome II, Montpellier, Publications de la Recherche Université Paul-Valéry, Montpellier III, 2000, p. 190.

* 83 Escola, ibid.

* 84 Closson, ibid., p. 105.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault