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Zones économiques spéciales et nouveaux enjeux fonciers: le cas de Marg Swarnabhoomi au Tamil Nadu, Inde

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par Paul BERTIN
Université Bordeaux III - Master 1 territoires, développement et cultures 2010
  

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Zones économiques spéciales et

nouveaux enjeux fonciers :

Le cas de Marg Swarnabhoomi au

Tamil Nadu, Inde

Paul Bertin

Master 1 Territoires, Développement et Cultures

Sous la co -direction de Kamala Marius-Gnanou Ma»tresse de conférence Ð Université Bordeaux III

et d'Eric Denis

Directeur du département de Sciences Sociales - Institut français de Pondichéry

Université Bordeaux III
UFR de Géographie
Juin 2010

SOMMAIRE

Introduction - Exposé de la démarche

1ère partie : Zones Economiques Speciales : une politique qui divise

1.1 - Un modéle venu d'ailleurs

1.2 - Des Export Processing Zones au SEZ Act 1.3 - Les limites d'une politique mal contrTMlée 1.4 - Le cas particulier du Tamil Nadu

2ème partie : Aux sources du projet Swarnabhoomi

2.1 - Chennai et son contexte metropolitain 2.2 - Le point sur la question des Reddyars 2.3 - Le groupe Marg

2.4 - Marg Swarnabhoomi : détails sur le projet

3ème partie : Les dessous du mirage - Enquête de terrain

Introduction

3.1 - Questions de méthode

3.2 - Sept villages pour autant de réalités 3.4 - Stratégies et conséquences

Conclusion

Remerciements Bibliographie Annexes

Introduction - Exposé de la démarche

Depuis maintenant quelques années, les médias n'ont de cesse de faire l'éloge de la nouvelle économie émergente que représente l'Inde. Avec un taux de croissance qui devrait atteindre 7,5 à 8% pour l'année budgétaire 2009-2010, l'Inde ne conna»t pas la crise. Le tournant initié par Rajiv Gandhi à la fin des années 80 en matiere de stratégie de développement, désormais fondée sur l'intégration à l'économie globale, semble porter ses fruits. Disposant d'avantages comparatifs certains, avec une main d'oeuvre abondante et qualifiée, des pTMles de compétitivité susceptibles d'attirer les grandes firmes multinationales, et l'appartenance à l'aire linguistique anglo-saxonne, le pays ne manque pas d'atouts.

Désireux d'améliorer les capacités de son économie en matiere de compétitivité et de flexibilité, le gouvernement central a fait le choix de développer, sur l'exemple de la Chine et de nombreux pays en voie de développement, les zones économiques spéciales (ZES) à partir de 2005.

Les ZES possedent entre autres l'avantage d'être exemptes des lois fiscales et environnementales. Les entreprises qui font le choix de s'y installer bénéficient d'une main d'oeuvre bon marché, et louent leur terrain à des prix défiants toute concurrence. De plus ils profitent de ressources naturelles illimitées. Le ministere de l'Industrie et du Commerce entend par ce moyen augmenter les exportations et les flux d'IDE. Cependant, l'établissement d'une ZES suppose la déportation des primo-occupants de ladite zone. Ceux qui soutiennent les ZES prétendent que de nombreux emplois sont créés, mais l'opinion internationale se montre sceptique. Les instit utions financieres ont à plusieurs reprises exprimé leur désaccord vis-à-vis de ce type de politique ultra -libérale. Aussi la vice-présidente au développement du secteur privé de la Société financière internationale , une branche de la Banque Mondiale, exprime ses doutes sur son blogue « La plupart des ZES sont situées sur des terres agricoles fertiles. Détruire ces terres ne semble pas approprié dans la mesure ou les fermiers ne deviendront pas facilement ouvriers È, affirme t-elle.

C'est ainsi que les terres agricoles indiennes se transforment tous les jours un peu plus en champ de bataille. Dans l'Orissa, le Bengale Occidentale (affaire de l'usine Tata de Singur) le Maharashtra et le Karnataka, les paysans manifestent par milliers contre le vol manifeste de leurs terres par des géants de l'industrie. Pres d'un million d'indiens, dépendant des revenus

de l'agriculture dans un pays oü 70% de la population travaille encore aujourd'hui dans ce secteur, sont menacés par l'avancée du phénomène des ZES, qui ont d'ores et déjà grignoté plusieurs centaines de milliers d'hectares du territoire national. De 1990 à 2003, la surface cultivée s'était déjà réduite de 1,5% soit 2,1 millions d'hectares. Le processus tend aujourd'hui à s'accélérer.

L'Etat peine aujourd'hui à adopter une position ferme et claire sur le sujet. Le Land acquisition Act, hérité des temps de la colonisation, et datant de 1894, autorise les Etats fédéraux à acheter des terrains au nom de l' Ç intérét général È. L'ambiguité de ce texte permet ainsi l'acquisition forcée de terres à la faveur des grands groupes industriels, sans que les paysans ne percoivent une compensation à la hauteur du préjudice causé.

C'est précisément sur ce point que se porte mon étude. J'ai choisi de m'intéresser au cas de Marg Swarnabhoomi, un mega-projet de ville nouvelle particulièrement ambitieux développé entre Chennai et Pondichéry, sur le littoral du Tamil Nadu, et comportant deux ZES. Lancé dès 2005, on verra qu'il entre pleinement dans le cadre de la politique volontariste développée par le gouvernement du Tamil Nadu, et qu'il soulève à ce titre bon nombre de questionnements. De quelle facon le groupe Marg est-il parvenu à acquérir les terres nécessaires au lancement de son projet? Ce processus s'est-il déroulé de facon démocratique? Comment les habitants appréhendent -ils l'avenir? Et surtout quels bénéfices peuvent-ils espérer de l'arrivée d'un tel projet? Tous les villageois sont-ils égaux face au processus d'acquisition ? Étant donnée la situation au niveau national, on peut supposer que l'arrivée de Marg ne s'est pas déroulée sans heurts. Nous verrons en quoi la structure sociale, pas toujours homogène sur toute la zone, intervient dans le jeu des acteurs et les rapports de force liés au processus d'acquisition, et comment le groupe Marg a su utiliser la situation dans le cadre de sa stratégie. De ce fait, en quoi peut-on dire que l'établissement du projet a pu bouleverser les rapports entre villageois et entre communautés?

Pour réaliser cette étude, j'ai d'abord dü me doter d'un cadre théorique, gr%oce aux recherches réalisées à l'Institut francais de Pondichéry et au Madras Institute of Development Studies, qui m'ont permis d'avoir une vision globale du phénomène des ZES au Tamil Nadu et ainsi de formuler mes premières hypothèses. J'ai ensuite pu me lancer dans mon étude de terrain, d'abord sous l'angle du promoteur, Marg, puis sous l'angle des populations en contact direct avec le projet Swarnabhoomi. Les intéréts de chacun étant largement divergeants, j'ai dü

prêter une attention toute particulière à recueillir un maximum de points de vue. C'est dans cette logique que je me suis ensuite intéressé à l'implication des politiques, de l'échelle locale à l'échelle du Taluk puis du District. Afin de compléter mon enquête, je me suis enfin orienté vers le front militant, notamment le SPMEI (mouvement anti-ZES opérant à l'échelle du Tamil Nadu) et le CPI-M (parti communiste marxiste), ce qui m'a permis de confronter mon étude de cas à un contexte plus large, et ainsi de confirmer mes hypothèses.

Le dossier qui suit se compose de trois blocs:

- Une première partie pose le cadre du sujet par l'exposé du processus qui a amené à l'émergence des Zones Economiques Spéciales, et à leur contestation. Quels avantages offrent-elles (cadre légal)? Quels enjeux accompagnent leur mise en place? Quelle est la stratégie adoptée par le gouvernement central, puis relayée par les gouvernements régionaux ? Quelles en sont les limites?

- La deuxième partie vise à apporter les élément s nécessaires à la compréhension du contexte qui entoure la mise en place de Marg Swarnabhoomi. Localisation et nouvelle réalité socio-économique, rappels historiques et détails concernant le groupe Marg et le projet sont ici développés.

- La troisième partie quant à elle est entièrement consacrée à l'étude de terrain, et à une rélexion approfondie sur les dynamiques à l'Ïuvre à l'heure actuelle.

1ère partie - Zones Economiques Speciales: une politique

qui divise

1.1 - Un modèle venu d'ailleurs

C'est à la suite d'une visite officielle dans l'Empire du milieu que le ministre indien du commerce prit la décision, en l'an 2000, de se lancer dans la course aux investissements en adaptant la politique des zones économiques spéciales à son propre pays. L'Inde n'est pas la seule a avoir embo»té le pas du géant chinois, et à l'heure actuelle près de 3000 projets sont en cours dans plus d'une centaine de pays, parmi lesquels le Brésil, l'Iran, le Pakistan, la Corée, les Emirats Arabes Unis, et plusieurs pay s issus de l'ex URSS. Le modèle est transposé, tant bien que mal, et les bénéfices sont aléatoires. Aussi peut-on se poser la question de l'adaptabilité d'un modèle issu d'un régime aux méthodes et aux moyens plutôt radicaux.

Lancée par Deng Xioping au tournant des années 80, la politique des ZES conna»t très vite un succès remarquable. Shenzhen, aujourd'hui la plus puissante ZES du monde, a transformé un petit village de pécheurs en une mégapole de 10 millions d'habitants en seulement une vingtaine d'années.

1.1.1 - Naissance d'un succès

Pour commencer, le gouvernement central lance en 1980 cinq vastes zones économiques

1

spéciales, que sont Shenzhen , Zhuhai, Shantou, Xiamen et Hainan. Si la Chine fait le choix d'expérimenter ses ZES dans ces régions, c'est avant tout du fait de leurs avantages géographiques. Shenzhen est accollée à Hong Kong, Zhuhai à Macao, et Xiamen fait face à l'»le de Taiwan2. Il s'agit donc là de lieux privilégiés d'investissement pour les chinois d'outre-mer. Les raisons sont également politiques, puisque Deng Xioping entend se livrer à une expérience pilote en ouvrant une fenétre sur son pays, dans le but de frayer la voie à une réforme plus profonde et à une ouverture plus large.

1 La ZES de Shenzhen représente 396 km2 à sa création

2 Cf. Annexes / figure 1

Les ZES chinoises se veulent être des zones synthétiques, combinant les secteurs de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, de l'élevage, de l'immobilier et du tourisme (c'est le cas de l'»le de Hainan). Elles ont été créées de façon à absorber des capitaux étrangers gr%oce à l'application d'une polit ique de souplesse, visant à faciliter et à accélérer les installations.

L'objectif principal de la création des ZES vise aussi à importer des techniques et des méthodes de gestion d'avant garde, à créer de l'emploi, et à obtenir d'avantage de devises pour le compte de l'Etat.

Les ZES sont la vitrine de l'ouverture de la Chine sur l'extérieur. Elles se présentent comme un terrain d'essai pour greffer l'économie de marché sur le socialisme. Le but est ensuite de répandre l'expérience, si toutefois elle fonctionne, d'abord sur la côte, puis vers l'intérieur du pays. Elles sont le point de départ d'un passage de l'économie planifiée à l'économie de marché. Des 1984, 14 villes côtières dont Shanghai, Canton et Tianjin sont ouvertes aux investissements étrangers, sans pour autant acquérir le statut de ZES. En 1988, les 5 ZES chinoises sont agrandies et l'»le et province de Hainan est convertie dans sa totalité en ZES. Depuis, nombre de capitales de provinces ont été ouvertes sur l'extérieur.

Le fonctionnement des ZES chinoises repose sur plusieurs ÇpilliersÈ :

- Des incitations fiscales spéciales pour les investissements étrangers: Tant que l'entreprise ne fait pas de profit elle ne paye pas de taxes, puis bénéficie d'allegements fiscaux pendant une durée de cinq ans une fois la machine lancée.

- Une plus grande autonomie pour les activités internationales

- La production doit être orientée en priorité vers l'exportation

- Les activités économiques sont déterminées par le marché

- Leur fonctionnement n'est pas régi par le gouvernement central mais par les gouvernements provinciaux qui peuvent légiférer par eux-même.

1.1.2 - Une croissance qui a un coat

Gr%oce au développement des ZES et au pari de l'ouverture, la Chine est devenue cette année

2ême

la puissance économique mondiale, et le premier pays exportateur, devant l'Allemagne.

Cependant, cette métamorphose spectaculaire, opérée en seulement une vingtaine d'années, ne s'est pas faite sans conséquences.

Les investisseurs étrangers ont été attirés par les SEZ chinoises d'une part du fait du faible coüt des terrains et des avantages précédemment détaillés, mais aussi et surtout du fait d'une législation du travail et d'une politique environnementale profondémment laxiste. En 2006, l'Organisation des Nations Unies pour l'environnement a désigné Shenzhen comme étant un Ç hotspot mondialÈ de la crise environnementale. En à peine treize années, de 1992 à 2005, vingt millions de paysans ont dü abandonner l'agriculture pour cause de développement industriel, et 21% des terres arables ont vu leur utilisation détournée en raison de l'explosion de l'urbanisation. Les protestations contre l'acquisition forcée des terres arables sont devenues monnaie courante, en particulier dans la province du Guangdong, oü l'instabilité sociale est devenue un grave sujet de préoccupation pour le gouvernement. Une partie de la classe ouvrière employée dans des ateliers clandestins gagne à peine 80 dollars par mois. L'émergence de la prostitution, de la criminalité, sont les nouveaux symptômes d'une génération d'ouvriers condamnés à l'esclavage.

Par ailleurs, les écarts de revenus sont devenus tels qu'ils se rapprochent maintenant de ceux du Brésil3. Le revenu moyen des citadins est ainsi plus de trois fois supérieur à celui de leurs homologues ruraux. En raison des concessions massives imposées à la Chine pour adhérer à l'OMC, la tendance ne fait que se confirmer.

Il ne fait aucun doute que les exportations jouent un rôle important dans la stimulation du PIB. Mais le prix à payer ne risque-t-il pas d'être le même pour un pays tel que l'Inde?

1.2 - Des Export Processing Zones au SEZ act de 2005

Si la Chine fût la première à se lancer dans le développement de ZES, l'Inde, dès 1965, fit l'expérience des toutes premières zones franches d'exportation asiatiques. Leur portée resta très limitée cependant, avec une contribution aux exportations aux alentours de 5% en 2000.

La première pierre est posée en 1965, avec la création de la zone de libre-échange Kandla dans l'état du Gujarat, puis la mise en place de Santacruz electronics à Mumbai, et des EPZ de Falta, Cochin, Chennai, Noida, et Visakhapatnam en 1980, créées suite au choc pétrolier.

3 Selon le coefficient de Gini ou 0 signifie légalité parfaite et 1 l'inégalité maximale, la Chine obtient 0,5 en 2006, le Brésil 0,56, là oü l'inde obtient seulement 0,3.

Le principe de fonctionnement de ces zones franches repose sur toutes sortes d'avantages censés promouvoir les exportations. L'Etat met donc en place une législation spécifique, avec notamment la mise en place d'une exonération fiscale en ce qui concerne les matiéres premières et les biens d'équipement, d'une exonération des droits de douane et de l'impTMt aux sociétés, d'une aide à la fourniture de produits de base. L'alimentation en eau et en électricité est garantie sans interruptions, et des infrastructures appropriées sont mises à disposition.

A partir de 1991, l'Inde souhaite accélérer son intégration dans l'économie-monde et lance un programme d'ajustement structurel, appuyé par l'OMC, la banque mondiale et le FMI. Il en résulte une simplification des dispositions administratives, des incitations fiscales accrues, et l'intégration de nouvelles industries, notamment agro-alimentaires.

Forcé de constater le manque d'efficacité des EPZ, le nouveau gouvernement de coalition mis en place à partir de 2005 adopte une nouvelle politique, en théorie directement inspirée de celle des ZES chinoises, mais différente dans sa pratique. Pourvues d'un cadre réglementaire solide, et permettant l'attraction d'investissements étrangers sans pour autant exiger la mise en oeuvre de réformes impopulaires et sensibles en matiére de législation du travail, les ZES indiennes voient le jour en 2005 avec le coup d'envoi donné par l'adoption du Special Economic Zones Act . Le gouvernement entend ainsi faire affluer les investissements privés dans l'infrastructure industrielle, qui accuse des retards considérables. Le but est d'opérer un basculement de l'économie, jusque-là essentiellement axée sur le secteur primaire. Dans le même temps, c'est un moyen pour le gouvernement de se désengager et de laisser le secteur privé le remplacer dans son rTMle de fournisseur de services aux citoyens. La loi sur les ZES vise ainsi à créer un nouveau systeme de gouvernance, un nouvel ordre économique, politique et géographique, détaché des droits constitutionnels, et des méchanismes parlementaires et juridiques.

La loi sur les ZES entre en application en février 2006, et alors même qu'elle s'apprête à affecter des millions de vies, aucun report dans les médias n'est observé. Il faut dire qu'aucun débat public ou parlementaire n'a eu lieu avant son adoption.

Les objectifs tels que décrits dans le SEZ Act sont les suivants :

- Générer de nouvelles activités économiques,

- Promouvoir les exportations de biens et services

- Promouvoir l'investissement étranger et domestique

- Créer de l'emploi

- Développer de nouvelles infrastructures

- Maintenir la souveraineté et l'intégrité de l'Inde, la sécurité de l'Etat et les bonnes relations avec les Etats étrangers.

Pour ce faire, le gouvernement reconduit les principes édictés pour le développement de ses EPZ, avec des exonérations fiscales de 100% pour la production destinée à l'exportation au cours des cinq premières années d'exploitation, puis réduites à 50% les cinq années suivantes, une suppression des droits de douane, des taxes indirectes et des impTMts sur les bénéfices. Mais désormais, l'Etat n'est plus l'initiateur de ces nouvelles ZES. Ce sont des agences parapubliques ou des promoteurs entiérement privés qui vont se charger de les développer. Les promoteurs restent de fait propriétaires de ces enclaves, et découpent leur terrain en lots qu'ils vont ensuite proposer à la location à des entreprises. Par ailleurs, la loi prévoit autour de ces ZES la possibilité pour les promoteurs de développer, en plus de l'aire de production, une zone plus large pouvant contenir commerces, logements, structures de loisirs et hotelliéres, autorisant ainsi la construction de villes privées.

Comme on l'a vu, les ZES s'accompagnent de la création d'un nouveau systeme de régulation, totalement séparé des mécanismes institutionels existants. En déclarant chaque nouvelle SEZ d'intérêt public, les gouvernements fédéraux déléguent le pouvoir décisionnel jusque-là détenu par le Commissaire au Travail vers le Commissaire au Développement, notamment pour ce qui concerne la question de la législation du travail et des salaires minimums, du régime d'assurance, etc. Les fonctions policiéres et judicières sont elles aussi altérées, puisqu'en vertu de la loi, « aucune enquête, perquisition ou saisie ne pourra être effectuée dans une ZES par un organisme ou un dirigeant, sauf avec la permission du commissaire au développement4 » . La loi prévoit aussi que des tribunaux spéciaux doivent être mis en place pour tra»ter spécifiquement des litiges dans les ZES 5

civils .

Les ZES sont par ailleurs extraites de la juridiction des panchayats et organismes municipaux élus dans de nombreux états, du fait de leur classement en tant que « cantons industriels », assurant ainsi l'effacement des institutions locales de gouvernance démocratique dans les ZES. Par ailleurs, il est important de noter que toute ZES se doit d'être cloturée et sécurisée, et que seules les personnes autorisées ont droit d'accés à la zone6.

4

Section 22, SEZ Act 2005

5

Section 23, SEZ Act 2005

6 Article 11, section 2, SEZ Act 2005

1.3 - Les limites d'une politique mal contrôlée

1.3.1 - Profil des ZES indiennes

La politique des ZES met en avant la nouvelle direction prise par le gouvernement en matière d'ouverture et d'expansion économique, et provoque très vite l'intérêt des investisseurs.

Ë ce jour, plus de 700 projets ont été déposés auprès du gouvernement central à New Delhi, parmi lesquels:

- 105 sont fonctionnels,

- 348 sont Çnotifiés È, c'est-à-dire qu'ils ont recu toutes les autorisations nécessaires au démarrage de leur activité,

- 573 ont recu une approbation Çformelle È, c'est -à-dire que les promoteurs du projet ont déjà acquis tous les terrains nécessaires, mais qu'ils sont encore dans l'attente des dernières autorisations

- 147 ont recu une approbation de Ç principe È, c'est-à-dire que les promoteurs sont encore en phase d'étude

Un nombre important de ZES sont développées dans le domaine des technologies de l'information, puisqu'en Decembre 2008, 181 ZES notifiées sont issues de ce secteur, ce qui représente 66% du total. Cette prédominance s'explique sans doute par le fait que les ZES de ce secteur sont peu gourmandes en espace comparativement aux ZES multi-produits par exemple, qui représentent seulement 9% du total des ZES notifiées.

Au niveau de la répartition régionale, en 2008, on remarque que trois Etats émergent très distinctement en matière de développement de ZES. L'Andhra Pradesh est l'Etat qui compte le plus de ZES sur son sol avec 57 zones notifiées, suivi du Tamil Nadu avec 44 zones notifiées, et du Maharashtra avec 43 zones notifiées. Ces trois Etats comptent à eux seuls près de la moitié du total des ZES du pays.

Par ailleurs, il convient de souligner le rTMle prépondérant joué par les métropoles d'Hyderabad et de Chennai, qui concentrent respectivement 48 des 99 ZES notifiées en Andhra Pradesh, et 34 des 66 ZES notifiées au Tamil Nadu.

On ne peut en outre que constater l'inégale répartition des ZES sur le territoire national, ainsi
qu'au niveau régional. En effet, la loi sur les ZES ne prévoit aucune restriction en matière

d'implantation, et les entreprises, par conséquent, choisissent naturellement de s'installer à proximité des points chauds du pays, profitant ainsi de meilleures infrastructures et de débouchés plus faciles. Dans un tel contexte, il est évident que l'aggravation d'inégalités régionales déjà profondes ne fait que se confirmer.

Carte n°1

Une différence majeure oppose en outre les ZES indiennes et chinoises : la taille. En effet, la Chine s'est concentrée sur la mise en place de zones très vastes, incluant des régions entières, alors que l'Inde de son côté mise sur la création d'une multitude de petites zones, dont la majorité n'excèdent pas la cinquantaine d'hectares. Cependant, l'Inde compte 53 ZES multiproduits ayant une approbation Ç en principe È en 2008. Hors, ces zones recquièrent de très larges zones de terres pour leur installation et sont aujourd'hui au cÏur des débats. Récemment, le quota qui limitait la surface maximale des ZES à 5.000 hectares a été levé., et le groupe indien Adani spécialisé dans la distribution de gaz naturel a recu la permission de s'établir à Mundra dans l'Etat du Gujarat sur trois ZES qui ensemble représentent un total de 9.500 hectares. Avant 2008, le total des ZES notifiées représentait une surface de 30.122

hectares. Mais les ZES multi-produits, une fois notifiées, couvriront une surface totale de 122.000 hectares, avec une moyenne de 869 hectares par ZES. Le Gujarat a ainsi clairement fait le choix du développement prioritaire des zones de grande ampleur, contrairement au reste du pays qui donne la priorité aux petites structures, de type IT park.

Les 10 plus grandes ZES multi-produits de la catégorie Ç en principeÈ

Surface (ha)

DLF Universal, Gurgaon, Haryana

8,097

Omaxe Ltd., Alwar District, Rajasthan

6,070

D.S. Constructions Ltd., Palwal, Haryana

5,000

Skil Infrastructure Ltd., Nandagudi Hobli, Karnataka

5,000

Reliance Haryana SEZ Ltd., Jhajjar District, Haryana

5,000

New Kolkata International Development, Medinipur, West Bengal

5,000

Writers and Publishers Ltd., Indore, Madhya Pradesh

4,050

Suncity Haryana SEZ Developer Private Limited, Ambala, Haryana

3,237

Skil Infrastructure Limited, Himachal Pradesh, Airport based

3,230

Rewas Ports Ltd., Rewas, District Raigarh, Maharashtra

2,850

Source: Ministry of Commerce and Industry, Government ofIndia,janvier 2008 ( http://sezindia.nic.in).

Tableau n°1

1.3.2 - La question de l'acquisition forcee des terres

L'originalité de l'Inde dans sa facon de concevoir les ZES repose sur le fait que la taille, l'emplacement et la nature de la zone est non pas déterminée par l'Etat comme dans la majorité des pays, mais par le capital privé souhaitant s'y installer. En outre, la seule condition pour les promoteurs repose sur l'acquisition au préalable d'une surface adéquate au projet .

Malgré la ligne de conduite émanant du Ministère du Commerce qui interdit l'acquisition forcée de terrains à des fins économiques, la majorité des Etats continuent à utiliser le Land Acquisition Act de 1894 dans le but d'établir des ZES. Dans des Etats comme l'Andhra Pradesh et le Tamil Nadu, les gouvernements vont jusqu'à utiliser la clause d'urgence de cette loi, de facon à acquérir des terrains au nom de l' Ç intérét général È. De cette façon les Etats parviennent à se constituer des réserves de terres, qu'ils peuvent ensuite mettre à la disposition des développeurs privés. Dans certains cas, les Etats n'interviennent pas

directement dans le processus d'acquisition mais viennent en aide aux sociétés privées en leur
apportant un soutien plus stratégique (Kennedy, 2010), notamment en déployant des forces

7

militaires ou po licières de facon à faire céder les plus récalcitrants , ou plus simplement en s'assurant que la presse ne vienne pas les déranger. Peu à peu une véritable compétition émerge entre les Etats les plus industrialisés, désireux d'attirer un maximum de capitaux sur leurs terres.

Dans la majorité des cas, les acquéreurs promettent monts et merveilles aux agriculteurs, en matière d'emploi par exemple. Dans la réalité cependant, étant donné les lacunes en matière d'éducation dans les zones rurales, les possibilités de reconversion se révèlent quasi-nulles, et les emplois créés dans le cadre des nouvelles ZES attirent surtout les jeunes venus des villes, mieux formés. On considère que pour trois emplois non-qualifiés détruits, l'établissement d'une ZES crée seulement un emploi, qualifié.

Par ailleurs, presque 80% de la population agricole en Inde possède seulement 17% des terres cultivables, ce qui signifie qu'une grande partie des paysans peut être considérée <<sansterres È. De nombreuses familles voire même des communautés entières dépendent de l'exploitation d'un lopin de terre qui bien souvent ne leur appartient pas. Et même dans le cas de propriétaires, il n'est pas rare que les titres de propriété soient inexistants, du fait d'un droit coutumier et ancestral sur la terre. Cependant, lors du processus d'acquisition, les compensations sont reversées uniquement aux possesseurs d'un titre de propriété. Aucune compensation n'a été prévue pour ceux qui en sont dépourvus.

Dans des Etats comme le Gujarat, une large part des terres converties en ZES sont classées dans la catégorie <<wasteland È, c'est-à-dire qu'il s'agit de friches ou de terres <<communes È. Ces terres, arides, sont situées pour la plupart sur la côte, et sont utilisées par les communautés de pêcheurs, entre autres, pour leur subsistance. Étant donné leur statut, ces terres n'appartiennent à personne et sont transférées au domaine industriel sans aucune consultation auprès des communautés locales ou des panchayats. On trouve aussi de nombreux exemples de terrains appartenant au domaine public et transférés au domaine privé au Tamil Nadu et en Andhra Pradesh, notamment des terrains religieux.

On considère que les acquisitions les plus sensibles ont eu lieu en Andhra Pradesh, qui
possède le plus grand nombre de ZES notifiées sur son sol, et oü des terres autrefois attribuées

7 Comme ce fIt le cas à Nandigram dans le Bengale occidental, en mars 2007, oü la police s'est interposée entre les promoteurs et les paysans refusant de céder leurs terres. Bilan: 14 personnes tuées.

aux Dalits et aux Scheduled Tribes ont été cédées à des investisseurs privés, à Polepally, Kakinada ou Chittoor par exemple. Ces actions vont à l'encontre même de la constitution indienne, et de l'artice 21 de la Constitution and special rights to Scheduled Tribes and Castes, qui garantit des droits sur la terre à cette partie de la population.

1.3.3 - Une économie rurale en péril, des conditions de travail négligées

Les récents déplacements de populations issues du domaine agricole et de la pêche conduisent aujourd'hui certaines régions à se poser des questions quant à la hausse de l'insécurité alimentaire. Une majorité des terres acquises pour le développement de futures ZES sont en effet hautement fertiles en particulier dans le cas des zones multi-produits, les plus larges. Les scientifiques estiment que 82.000 familles de travailleurs agricoles dépendant de la terre pour leur subsistance vont surement être déplacées à cause des projets qui ont été adoptés jusqu'à ce jour. On estime que la perte de revenus totale annuelle pour toutes ces familles est proche des 35 millions d'euros (Bhaskar Goswami 2006). On doit ajouter à cela la destruction de nombreux emplois indirectement liés à l'agriculture dans l'artisanat, le commerce et la petite industrie.

La pêche est menacée du fait d'une privation croissante de l'accès à la mer à cause du développement de projets de ZES portuaires, au Gujarat, au Maharashtra, en Andhra Pradesh et au Tamil Nadu.

Par ailleurs les rudes conditions de travail dans les ZES indiennes comme chinoises est une réalité aujourd'hui reconnue. Le Commissaire au Développement, en déclarant les ZES comme étant un Çservice d'utilité publique È, suspend ainsi le droit de grève et le droit d'association. Aucune protestation n'est possible de la part des travailleurs dans les ZES. Dans certains Etats comme le Maharashtra, du fait de sa toute puissance, le Commissaire au Développement peut même refuser une inspection de la Direction de la Sécurité Industrielle et de la Santé. En Andra Pradesh, le salaire minimum a été récemment revu à la baisse, et le travail y est maintenant possible 365 jours par an, et 24h par jour, moyennant une prime pour les heures supplémentaires.

Le Ministère des Finances a récemment conduit une étude, et estime que les pertes cumulées
dues aux réductions fiscales offertes en cinq ans dans le cadre de la politique des ZES

sÕelevent à plus de trois milliards dÕeuros, ce qui represente 6 à 7% des recettes annuelles du pays en 2006.

Le refus systématique de la vente de terres fertiles dans lÕEtat de Goa a récemment

conduit le

gouvernement à stopper le processus de creation des ZES, et à dénotifier la totalité des projets supposes sÕy établir. Dans un tel contexte, et notamment à la suite des incidents de Nandigram en 2007, le gouvernement central réagit et apporte quelques corrections à sa politique en matiére de ZES. En juin 2007, le Ministére du Commerce interdit explicitement lÕacquisition forcée de terrains dans un but privé, et interdit egalement lÕacquisition de terres arables. Les gouvernements provinciaux sont priés de ne plus venir en aide aux promoteurs.

Cependant, la machine étant déjà lancée à pleine vitesse et les considerations sociales et environnementales nÕétant pas une priorité, les repercussions de ces corrections se font toujours attendre.

1.4 - Le cas particulier du Tamil Nadu

En 2005, le Tamil Nadu se lance de plain-pied dans la nouvelle politique adoptée par le gouvernement central en adoptant le Tamil Nadu Special Economic Zones Act, et entend ainsi prendre de lÕavance sur les Etats concurrents en vue de devenir à terme le veritable hub manufacturier du pays. Usant du Tamil Nadu Acquisition of Land for Industrial Purposes Act de 1999, le gouvernement du Tamil Nadu decide à partir de cette période de promouvoir la creation dÕune banque de terrains via ses agences para-publiques que sont la SIPCOT 8et la TIDCO, dans le but de faciliter et dÕaccélérer lÕimplantation des industries, et plus tard, des ZES. La durée du processus dÕacquisition passe ainsi de trois ans à seulement six mois (Vijayabaskar 2010). En plus d'être plus agressif que le Land Acquisition Act dans la mesure oil il ne laisse pas de place à la dissidence, le TNALIPA manque cruellement de precision quant aux termes utilisés. Aussi il ne définit pas précisément la notion dÕ Ç intérêt public È. Pourtant, cÕest en son nom que le Tamil Nadu peut se permettre dÕacquérir tous types de terrains et notamment les terres arables et les « dry lands È. La notion même de compensation nÕest pas abordée dans la loi. Le flou est de rigueur, et les individus ayant perdu leurs terres ont seulement droit à un Ç montant déterminé par le District Collector È, equivalent du préfet

8

State Industries Promotion Corporation of Tamil Nadu et Tamil Nadu Industrial Development Corporation

en France, et qui avec lÕadoption du Tamil Nadu SEZ Act se voit investi de la delicate mission de fixer les prix et dÕorganiser les discussions entre acheteurs et acquéreurs. La négociation sur la compensation monétaire devient le seul recours pour les propriétaires dépossédés, qui sont privés de leur recours legal via les circuits traditionnels de la justice.

La SIPCOT et la TIDCO visent à accumuler une banque de terrains de 8000 hectares chacune sur cinq ans. La plupart des ZES du Tamil Nadu vont par la suite etre implantées sur ces terres, acquises graduellement à partir de la fin des années 90.

Pour autant, aussi étrangement que cela puisse para»tre, on observe une relative absence de resistance face au processus de creation des ZES au Tamil Nadu. Plusieurs raisons expliquent ce fait surprenant, et méritent que lÕon sÕy penche de plus pres.

1.4.1 - Un rapport à la terre de plus en plus distant

Le Tamil Nadu, on lÕa vu, se trouve actuellement dans le trio de tete dans la course aux investissements avec à lÕheure actuelle pas moins de 50 ZES notifiées sur son sol. Il fut par ailleurs lÕinitiateur de la toute première ZES opérationnelle du pays avec lÕimplantation de la fameuse Mahindra World City, au sud de Chennai. Dès le milieu des années 90, il devient lÕun des Etats indiens les plus dynamiques sur le plan économique, avec une croissance annuelle moyenne avoisinant les 7%. En lÕan 2000, il devient le deuxieme Etat le plus industrialise en terme de valeur derrière le Maharashtra, et le premier en terme dÕactifs avec un taux de 21,1% (Ramaswamy 2007). Il est également lÕEtat le plus urbanise avec un taux dÕurbanisation de 44% (Census of India 2001) et bénéficie dÕune repartition urbaine particulierement homogène en comparaison des Etats voisins. Pour completer le tableau, on peut noter également un très fort taux dÕactivité chez les hommes comme chez les femmes, en ville comme à la campagne, un excellent niveau dÕéducation ainsi quÕun rapide déclin de la fertilité, qui ont fait du Tamil Nadu le troisieme Etat indien le mieux note en terme dÕIDH (Govt of India, 2003).

Dans le même temps, on constate depuis maintenant deux décennies une relative stagnation, voire même une crise du secteur primaire. En effet, entre 1993 et 2005, la part du revenu agricole dans le PIB du Tamil Nadu a chute de 24,82% à seulement 13,3%. En 2003, le revenu moyen issu de lÕexploitation pour une famille dÕagriculteurs (138€) est inférieur aux dépenses nécessaires à la mise en culture (150€) (Narayanamoorthy 2006). Par consequent le

taux d'endettement de ces familles explose, et 70% d'entre elles sont touchées par le phénomène. Les suicides se multiplient, et l'agriculture est désormais percue comme un véritable fardeau.

En réaction à ce phénomène, une part importante des ruraux choisissent de changer d'activité. On assiste alors à une intensification des migrations journalières ou saisonnières vers les bourgs ou les grandes villes, facilitées par l'urbanisation diffuse du Tamil Nadu, oü la ville n'est jamais très loin des champs. C'est l'émergence de cette nouvelle mobilité qui a permis le développement de nombreux Ç clusters È indu striels à travers tout le Tamil Nadu, avec une production largement tournée vers le textile et la tannerie, l'ameublement, ou l'agro - alimentaire. La culture du riz, de l'arachide ou de la canne à sucre est alors abandonnée au profit des plantations de cocotiers, de manguiers ou d'anacardiers, qui nécessitent moins de main d'Ïuvre et surtout moins de temps pour leur entretien.

S `ajoute à cela un profond exode des jeunes vers les grandes agglomérations et les emplois plus qualifiés. En effet, du fait d'une forte volonté d'intégration des castes les plus basses, menée principalement par l'Anti Caste Dravidian Movement, on observe une importante mobilité verticale dans l'espace rural tamoul. La politique de réservation de places dans l'enseignement supérieur pour les Backward casts et les Dalits sur une longue période a fait du Tamil Nadu l'Etat le mieux noté en terme d'accès à l'éducation pour ce type de population, juste derrière Delhi.

1.4.2 - Une habile strategie gouvernementale

Contrairement à d'autres Etats où l'on a souvent pu observer une résistance de grande ampleur face aux projets d'implantation de ZES, on constate que le Tamil Nadu n'a connu que de petits mouvements sporadiques, individuels, et oü il était plus souvent question de négocier une meilleure compensation que de refuser la vente. Comme on l'a vu, la crise du secteur primaire, la forte mobilité sociale et la hausse des débouchés dans le secteur secondaire appuyée par un urbanisme diffus expliquent en partie cette volonté d'abandon de la terre. Mais d'autres réalités ont participé au fait qu'au Tamil Nadu, on ne résiste pas face à l'avancée des promoteurs.

Depuis plus d'une décennie maintenant, le gouvernement du Tamil Nadu a mené une politique de souplesse, visant à étouffer dans l'Ïuf la moindre protestation, en mettant tout en Ïuvre pour empêcher le développement de mouvements organisés.

Un premier élément de cette stratégie repose sur une acquisition graduelle des terres, depuis la fin des années 90. Donc contrairement à d'autres Etats qui ont connu de brusques transactions, et portant parfois sur plusieurs villages en même temps, le Tamil Nadu a préféré jouer la carte de guerre d'usure, et de la négociation. Les parcelles sont acquises au goutte-à- goutte, comme on le verra dans le cas de Swarnabhoomi.

Par ailleurs, le Tamil Nadu est l'un des premiers Etats à réagir face à la montée de la contestation au niveau national contre les ZES, et procede à quelques ajustements dans sa politique des 2007. A l'issue de cette correction, et dans le but de faciliter l'intégration des ZES dans l'économie locale, l'Etat stipule que désormais un minimum de 10% des terres acquises dans le cadre de l'établissement d'une ZES doit être consacré au développement de nouvelles infrastructures sociales. Une partie des terres doit également être attribuée aux petits commercants.

Compte tenu de la forte concentration de ZES dans les environs immédiats de Chennai, le gouvernement propose désormais des incitations fiscales accrues pour les entreprises souhaitant s'installer dans les régions les plus reculées.

Dans le même temps, l'Etat se désengage partiellement de ses responsabilités en laissant les promoteurs privés gérer seuls les acquisitions. De plus, et dans la mesure du possible, les transactions doivent désormais concerner en priorité les terres non irriguées, les terres arides et stériles. Le gouvernement promet de s'opposer aux projets incluant plus de 10% de terres cultivables (Vijayabaskar 2010).

En 2009, le gouvernement promet également de faire des efforts en s'assurant qu'au moins une personne par foyer ayant cédé au moins 4000m2 de terres à des promoteurs se voit attribuer un emploi.

Enfin, l'émergence de l'utilisation de leaders informels, locaux, issus de partis politiques ou simplement chefs de village comme intermédiaires dans le processus de négociation permet souvent d'apaiser les esprits, et facilite les transactions. Ces intermédiaires montrent souvent l'exemple, lorsqu'ils possedent des terrains, en étant les premiers à vendre.

Cependant, les efforts consentis par les politiques au cours des dernières années en vue de rendre le développement des ZES plus équitable attendent toujours d'entrer en application sur le terrain. En effet, étant donné la mauvaise conjoncture économique internationale actuelle, le social n'est pas une priorité, et il para»t important de ne pas froisser les investisseurs. C'est dans ce contexte qu'on assiste finalement à l'émergence de quelques fronts collectifs, tels que le SPMEI (Sirapu Porulaathara Mandalam Ethirpu Iyyakam), basé à Chennai, et qui vise à coordonner la création de petits groupes de résistance à travers tout le Tamil Nadu, formés pour lutter contre les acquisitions forcées de terrains. Sans cet accompagnement, la contestation a beaucoup de mal à s'organiser. Le poids du système de castes, particulièrement lourd au Tamil Nadu comme a pu me le faire comprendre Madhumita Datta; l'une des co - fondatrices du SPMEI avec qui j'ai pu avoir une longue discussion ; se traduit trop souvent en fatalisme, chacun acceptant sa condition, pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

2eme partie - Aux sources du projet Swarnabhoomi

Afin de comprendre les raisons d'être du projet Swarnabhoomi, il convient de revenir sur les dynamiques urbaines et économiques récentes de la ville de Chennai, puisque le projet a été voulu dans le but de répondre à une demande, incontestablement liée à un nouveau contexte metropolitain.

2.1 - Chennai et son contexte metropolitain

Chennai, anciennement Madras, capitale de lÕEtat fédéral du Tamil Nadu, est aujourdÕhui la

4eme 9

ville du pays avec ses 9 millions dÕhabitants , derrière les megapoles que sont Delhi, Bombay, et Calcutta. Malgré un contexte indien oil le processus dÕurbanisation se fait à petits pas, Chennai attire , et sÕinsére aujourdÕhui pleinement dans une réalité globale. Située à quelques heures seulement de Bangalore, cinquieme ville du pays et centre majeur de la production et de la recherche en informatique et technologies de pointe, Chennai, elle aussi, a fait le choix de la spécialisation. Elle est aujourdÕhui à la tete de lÕEtat le plus urbanisé et le plus industrialisé du pays, et contribue à hauteur de 30% de la production automobile indienne. Ville portuaire, elle reste egalement trés competitive dans le domaine du textile qui a fait sa richesse au cours des siécles précédents, et contribue à la moitié des exportations nationales de cuir en 2008. Depuis les années 80 et surtout 9010 et lÕémergence de politiques incitatives, on observe le développement de corridors industriels le long de grands axes routiers et autoroutiers, principalement à lÕouest et au sud, avec lÕémergence notamment dÕun IT corridor, probablement lÕune des plus grosses concentration sud asiatiques en matiére de recherche et développement dans le secteur des technologies de lÕinformation et de la communication. De trés nombreux frabricants informatiques ou éditeurs de logiciels y ont élu domicile, comme par exemple Hewlett Packard, Dell ou IBM, pour ne citer que les plus célébres, si bien que ce secteur représente 11,5% des revenus de la métropole en 2007 (Ramesh, 2007).

9

Estimation e'tant donne que le dernier recensement date de 2001

10 Et lÕouverture economique du pays initiee en 1991

Cette concentration post-libérale sur le modele nord-américain des edge-cities, qui fait suite à un processus de développement urbain déjà complexe au vu de la polynuclé arité de l'agglomération, essentiellement due aux gonflements successifs de bourgs ruraux qui peu à peu ont fusionné, a conduit à l'appartition d'une bipolarité au sein de la région métropolitaine de Chennai. Graduellement, on passe ainsi d'une partie nord consacrée aux industries lourdes et polluantes, à une partie ouest consacrée principalement à l'assemblage (avec par exemple l'installation ces dernieres années de centres de production dans les secteur de la téléphonie et de l'électronique, par de grandes firmes multinationales telles que Nokia, Siemens, Motorola ou Sony-Ericsson), et à une partie sud, plus moderne, et tournée vers les industries de pointe, l'enseignement supérieur et la recherche. Le haut niveau d'éducation, l'émergence récente de nombreuses ZES qui attirent les flux de capitaux étrangers, le développement d'infrastructures adaptées et l'avenement du transport individuel, participent à la tertiarisation de la periphérie sud de Chennai, qui n'en finit plus de s'étendre, toujours plus loin le long de l'autoroute NH45, de la Old Mahabalipuram Road (OMR), et de l'East Coast Road (ECR). Les anciennes activités, dans le secteur primaire pour l'essentiel, disparaissent, et cedent la place à des quartiers créés de toutes pieces, à des gated commu nities, et à des villes nouvelles, rivalisant tant par leur ampleur que par la qualité des équipements qu'elles proposent. Les grues sont partout, le béton coule à flot, et le visage de l'Inde de demain prend forme, à l'image de la Chine au cours de la derniere décennie. Tant et si bien que pour se rendre du centre-ville à la pointe sud de l'agglomération, on doit désormais parcourir plus d'une trentaine de kilometres. Cette coulée vers le sud prend également sa source dans la flambée des prix de l'immmobilier dans la partie centrale de Chennai, qui rivalisent parfois avec ceux des grandes villes européennes11. La proximité de l'aéroport international a évidemment participé à attirer une population riche et mobile.

Le projet Swarnabhoomi, sur lequel je reviendrai plus en détail dans une deuxieme partie, s'inscrit pleinement dans cette logique de fuite vers le sud,

et se trouve de fait directement lié aux dynamiques métropolitaines de la ville de Chennai. De plus, à l'issue d'un entretien avec le Chief Planner du CMDA (Chennai Metropolitan Development Authority), j'ai appris que l'ECR, qui relie Chennai à Swarnabhoomi et à Pondichéry, a été prise pour cible dans le cadre du développement d'un corridor touristique, qui devrait profondément influer sur l'attrait de

11

Quartier de Nungambakam notamment

la zone au cours des prochaines annees. Pour faciliter cette transformation, lÕECR devrait etre elargie tres prochainement à 2x2 voies, ce qui devrait permettre une acceleration des flux.

2.2 - Le point sur la question des Reddyars

Un petit detour par lÕhistoire me para»t essentiel, puisque comme on le verra par la suite à travers la presentation du groupe Marg et de mon travail de terrain, le rTMle joue par cette communauté dans le cadre du projet Swarnabhoomi est predominant, et sans quelques explications il me para»t impossible de comprendre les processus en Ïuvre à lÕheure actuelle.

2.2.1 - Les origines

Majoritairement présente en Andhra Pradesh oil elle représente de 11 à 15% de la population, et dans une moindre mesure dans les états voisins du Maharashtra, du Karnataka, et du Tamil Nadu, la caste dite des Ç Reddys È est considérée comme dominante dans le domaine politique et socio-économique. CÕest la caste des grands propriétaires terriens et des hommes dÕaffaires.

Sous la domination britannique, le terme de Reddy était utilisé communément pour designer les chefs de villages, souvent confondus avec les Ç Kapus È, terme qui signifie Ç protecteurs È en Telugu, langue officielle de lÕAndhra Pradesh12. Le rTMle du Reddy consiste à collecter les taxes, à assumer la protection la stabilité la subsitance 13

du village, à en assurer et . Il joue

egalement le rTMle dÕintermédiaire entre les villageois et le monde extérieur, et notamment le gouvernement. Le terme de Reddy recouvre historiquement dÕautres réalités, puisque nombre de soldats au service de ces chefs de villages, petit à petit, vont se retrouver incorporés à la communauté Reddy, par recompense aux services rendus. On peut supposer lÕexistence dÕun processus dÕanoblissement tel quÕon a pu le conna»tre dans nos sociétés occidentales.

LÕorigine de la communauté Reddy remonte à 200 ans av-JC, avec les rois Rathis et Maha rathis. Ces royaumes étaient originellement constitués de petites principautés, disséminées à travers le Maharashtra, le Karnataka et lÕAndhra Pradesh, et ce bien avant lÕémergence des Mauryas ou des Satavahanas dans la region. La récente découverte de pièces de monnaies

12

Et plus generalement langue de communication privilegiee entre Reddyars

13

Cf. Edgar Thurston dans son énorme ouvrage Castes and tribes of Southern India

dans le nord de lÕAndhra Pradesh, et pros de la ville de Pune témoignent de cette presence. Le mot Ç rathi » fait reference à Ç ratha È qui signifie Ç celui qui conduit un char È, ce qui nous permet dÕétablir là encore un lien entre la communauté Reddy et le monde guerrier. Pendant les siecles qui ont suivi, les Rathis ont perduré, mais sans que lÕon puisse parler encore véritablement de caste, puisque la structure tribale, largement majoritaire, a mis beaucoup de temps à se dissoudre, malgré lÕarrivée du bouddhisme. TantTMt guerriers, tantTMt agriculteurs, les Reddys se mêlent aux dynasties successives, tout en restant discrets.

La tradition orale nous rend compte de lÕimportance de la communauté Reddy, puisquÕil semblerait que leurs ancetres, peut-être originaires du nord de lÕInde comme tendent à le prouver certaines analyses génétiques, furent les premiers praticiens de lÕagriculture et de lÕélevage. Si tel est le cas, il para»trait evident quÕautour de ces premières fermes se soient constitués rapidement des villages, avec évidemment à leur tote, les ancetres des Reddys. Le terme actuel de Reddy réfere dÕailleurs au mot telugu « Redu », qui signifie la terre ferme. La première trace dÕutilisation du terme de Reddy remonte à des inscriptions datant de lÕépoque Chola Renati (7eme siècle de notre ere).

2.2.2 - La maturation

LÕhistorien et chercheur B.N.Shastry dans son ouvrage Ç Reddy Sarwaswam Rajya È fixe les fondations de la communauté moderne des Reddys aux Xieme et XIIemes siecles. Apres la mort de Musunuri Kaapaya Nayaka, les Reddys, qui en tant que commandants de lÕarmée ont collaboré avec Musunuri afin de garder les musulmans à distance, retournent à la terre et créent leur propre royaume. CÕest ainsi que les premières dynasties Reddy voient le jour, entre 1353 et 1448 sur les cTMtes de lÕAndhra Pradesh, avec entre autres les royaumes de Kondaveedu et Rajahmundry. Malgré les guerres incessantes et la fragilité de ces royaumes, les Reddys laissent derrière eux de nombreux forts, barrages et reservoirs, toujours utilisés de nos jours.

Ils appararaissent également comme prédominants dans lÕémergence des beaux-arts et de la littérature en langue telugu, oil ils excellent dans lÕart de la poésie. Mais il convient surtout de retenir de cette période lÕenrichissement considerable de la communauté, et son appropriation massive de terres dans tout le sud de lÕInde.

Aussi, du fait dÕune longue tradition de chefs de villages et dÕune certaine force militaire et
aristocratique residuelle, les Reddys conservent aujourdÕhui leur rTMle politique et continuent à

etre tres actifs au niveau local, étatique et national, et en particulier dans lÕAndhra Pradesh, oi un certain nombre dÕanciens ministres et patrons de grandes entreprises appartiennent à cette communauté. Les Reddys ont joué par ailleurs un rTMle important dans le développement économique et social de LÕEtat, et représentent lÕune des premières communautés hors brahamanes à participer activement à la nouvelle démocratie. Ils ont occupé jusquÕà 40% des sieges de lÕassemblée legislative en Andhra Pradesh. Cependant, les réformes entreprises à partir de 1969 sous lÕimpulsion dÕIndira Gandhi et visant à favoriser les basses castes affectent les riches propriétaires, qui émigrent alors en masse vers les Etats-Unis. Nombre dÕentre eux travaillent dans les domaines des technologies de lÕinformation, et de la médecine. La communauté 2 ème

Andhr a a dÕailleurs été classée

récemment comme étant la plus riche aux

Etats-Unis parmi les communautés minoritaires. De ce fait et étant donné le décollage économique recent de lÕInde, les Reddys de lÕétranger tendent à investir de plus en plus massivement dans leur pays dÕorigine, dans le domaine de lÕéducation, de la sante, et des hautes technologies.

En Inde, le statut de Reddy ayant perdu une part de son prestige passé, nombre dÕentre eux quittent les campagnes pour les grands centres urbains, tout en conservant des terres, exploitées par des paysans de castes inférieures14.

2.3 - Le groupe Marg

2.3.1 - La tête : GRK Reddy

G.R.K Reddy, comme son nom lÕindique, est issu dÕune famille de Reddys, riches propriétaires terriens. Originaire de la region cTMtiere de Tenali, en Andhra Pradesh, oil il suit sa scolarité jusquÕà la fin de ses etudes secondaires, il sÕexile ensuite vers Delhi oil il étudie le commerce au SV College et obtient sa ma»trise. Il commence à travailler comme assistant dans une banque dÕinvestissement, Sarin Consultants, toujours à Delhi, oil il acquiert une précieuse experience en matiere de conseils et de structuration financiere. Il rejoint ensuite le groupe dÕinvestissement chinois CIFCO, oil il complete sa formation dÕhomme dÕaffaires.

Étant issu dÕune famille dÕentrepreneurs dans le domaine de lÕingénierie civile, et constatant lÕénorme potentiel, encore inexploité, de son pays dans ce secteur, GRK Reddy decide de

14

Constatations issues de discussions sur le terrain, Tamil Nadu, district de Kanchipuram, taluk de Cheyyur

monter sa propre affaire. Avec l'appui financier de sa famille, il crée Marg Constructions en 1994.

2.3.2 - L'émergence d'un géant

Les débuts sont difficiles. Marg Constructions, basée à Chennai, commence par investir au sud de la ville, à Thiruvanmiyur, en se lancant dans la construction de quelques appartements et immeubles de bureaux. Mais étant donné la crise soudaine du secteur immobilier, de nombreux acteurs font faillite, et Marg frôle de justesse le dépôt de bilan. Le projet Thiruvanmiyur ne décolle pas comme prévu. Cependant, le développement d'un centre commercial à Vijayawada, dans la région d'origine de GRK Reddy sur la côte de l'Andhra Pradesh, lui procure suffisamment de fonds pour se lancer dans un projet de parc éolien dont personne ne voulait, toujours en Andhra Pradesh, et dans une région reculée et sensible, terrain de jeu des militants naxalites. Le risque paye, et les contrats pleuvent. En trois ans, Marg installe plus de 200 éoliennes à travers le pays, ce qui lui permet de rembourser ses dettes antérieures, et de devenir une entreprise rentable. En 2004, la Marg's Digital Zone 1 ouvre ses portes sur l'IT corridor au sud de Chennai, puis Marg obtient l'accord pour le développement d'un très gros projet: le port de Karikal, en 2006. Les chantiers de centre commerciaux, de parcs technologiques le long de l'IT corridor et de la Old Mahabalipuram Road, et de gated communities se multiplient, profitant allègrement de l'emballement de la croissance indienne.

En 2008, c'est l'explosion. Marg, renommée Marg Constructions Limited, obtient les feux

15

verts pour le développement de Swarnabhoomi , un projet de ville nouvelle intégrée qui pèsera à terme plus d'un milliard de dollars... le vieux réve mégalomane de GRK Reddy prend forme. Dans le méme temps, un contrat pour la construction d'un aéroport régional dans le Karnataka est signé, et un projet de port de péche près de Kanyakumari, à la pointe sud du Tamil Nadu, est en route. La méme année, Marg se voit attribuer le prix de la plus forte croissance pour une firme de développement d'infrastructures aux 6èmes Annual Construction World Awards à Bombay.

Ë travers la mise sur pied de tous ces projets, on peut se rendre compte de la volonté affichée
par le groupe d'opérer un développement vertical. Dans le cadre de Swarnabhoomi par

15 Littéralement Ç le pays de l'or È, en Tamoul

exemple seront regroupés tous les savoirs-faire de Marg, des infastructures électriques, logistiques et routières au développement de parcs technologiques, de centre commerciaux, et de zones résidentielles. La compagnie Marg déploie tout son savoir-faire afin de prouver que désormais, elle est capable de tout.

En octobre 2009, le groupe pose son premier pied à l'étranger et signe son premier contrat avec le gouvernement du Sri Lanka, pour la création d'un lotissement de logements sociaux, dans la capitale Colombo. Ë l'heure actuelle, un projet de complexe touristique est en cours de négociations aux Maldives. Pour les trois derniers mois de 2009, Marg Ltd a dégagé un bénéfice net de 3.500.000!, soit le double de 2008 sur le méme période.

2.3.4 - Une responsabilité sociale

Au fil du temps, Marg Ltd a compartimenté ses activités à travers plusieurs appellations, telles que Marg ProperTies pour ce qui a trait à la branche résidentielle, Marg's Real Estate Commercial pour la division commerciale, Marg Foundation pour la division infrastructures, Marg Aviations pour la récente branche aéroportuaire, et enfin, Marg Parivarthan, pour ce qui est du social...

En effet, conjointement à la création du projet Swarnabhoomi, Marg a adopté le principe

d' <<inclusive living16È. Se considérant comme une entreprise socialement responsable, Marg a concentré ses initiatives dans les domaines de l'éducation, de la santé, de l'assainissement, et des compétences pour l'emploi. Ë ce titre, elle a établi un partenariat avec la Confédération des Industries Indiennes (CII) afin de lancer un programme de formation à destination des jeunes du taluk de Cheyyur, au voisinage direct donc, du projet Swarnabhoomi. Ce programme permettra de former chaque année 200 jeunes de la région à des compétences industrielles de base, pendant une durée d'un an et demi, directement dans le centre Marg Parivarthan17, dont le slogan laisse réveur: << un centre pour inspirer le changement È. Le centre se concentrera également sur l'orientation professionnelle, la sensibilisation à la nutrition, et la formation au développement rural. Ce projet vise à créer du lien social, et à intégrer des jeunes économiquement vulnérables dans le système de l'économie formelle.

16 Principe de vie intégrée à la société

17 Dont la construction n'est pas encore à l'ordre du jour, malheureusementÉ

En aout 2008, en soutien à l'association Givelife Charity, Marg a également organisé le semi-marathon de Chennai, qui a rassemblé près de 170.000 personnes. L'expérience a été renouvelée cette année au mois de février.

2.4 - Marg Swarnabhoomi: details sur le projet

Lorsque l'on quitte Chennai par le sud et que l'on emprunte L'East Coast Road en direction de Pondichéry, Marg est partout. Le péage, recouvert des slogans Marg Visioneering New India, et Swarnabhoomi A New for business, living and learning 18

paradigm , annonce l'entrée

dans le domaine de la firme de GRK Reddy. Et les panneaux publicitaires ne manquent pas tout le long du trajet, dévoilant aux automobilistes les divers projets en cours, et exposant ainsi toute la force du groupe. On y détaille méme le prix des appartements.

2.4.1 - Presentations

On l'a dit, Marg Swarnabhoomi est un méga projet de ville nouvelle, privée, que l'on peut également qualifier d' <<integrated business city È, c'est à dire qu'il s'agit là d'une cité clé en main, oü théoriquement tout est disponible sur place. On peut y travailler, y résider, et y disposer de tous les types de services nécessaires à la vie de tous les jours. Choisir d'habiter une ville de ce genre permet donc de se retrouver en situation de totale autarcie, comme sur une »le. Le but est de proposer aux classes moyennes et aux plus aisés un lieu de vie verdoyant, oü les déplacements ne posent plus de problème puisque tout est accessible à pied, loin de la pollution, de l'encombrement et de la surpopulation des grandes agglomérations. Par ailleurs, le regroupement entre catégories sociales les plus favorisées, surtout dans un pays tel que l'Inde, est un atout certain. L'entre soi devient possible. La mendicité, le bruit,

la

saleté et le désordre sont ici bannis. Le groupe Marg qualifie cela de << nouvel urbanisme È.

Concu par un cabinet d'architecte américain, HOK, le projet s'est vu implanté sur les bords de
la lagune de Cheyyur, à 2km des plages du Golfe de Bengale. Il s'agit là d'une région rurale à

18 Visionnaires de l'Inde nouvelle / Un nouveau paradigme pour vivre, travailler et apprendre

l'écart de l'agitation, mais bien reliée à Chennai et à Pondichéry par l'ECR, distantes respectivement de 90 et 60km.

Figure n°1

2.4.2 - Un pôle à la pointe de la technologie

Le projet, d'une surface totale de 4500 hectares19, comprend tout d'abord la création de deux ZES, notifiées depuis septembre 2007:

- L'une consacrée aux technologies de l'information, à la recherche en bio - pharmaceutique et dans le domaine des nano-technologies, à l'animation et à la simulation, à la santé, et comprenant un parc scientifique spécialisé dans les sciences de la vie (Multi-Services SEZ, sur 121 hectares)

19 Une première phase sur 400ha avec pour échéance 2013, une deuxieme sur 2000ha, et une troisieme non planifiée pour l'instant.

- L'autre consacrée à l'industrie de haute précision, c'est-à-dire à la production de pièces automobiles, à la production de composants électroniques pour l'aéronautique, le domaine spatial et le domaine médical, et à l'ingénierie électrique. (Engineering & Electronics SEZ, sur 312 hectares).

Ë l'heure actuelle, seule une dizaine de firmes sur la centaine de prévue ont établi un contrat avec Marg, telles que Virgo Engineering (Valves - USA), Vanspall (Climatisation - Royaume-Uni), Grundfos (Pompes, Danemark), ou Acer (Informatique, Taiwan). L'objectif affiché est de faire de Swarnabhoomi un hub scientifique de niveau international d'ici à 2020. Seules de petites unités de production sont prévues, censées fonctionner en synergie. Pour cela, Marg fournira toutes les infrastructures nécessaires.

En association avec ces deux SEZ est d'ores et déjà entamée la construction d'un campus vert qualifié de Çpôle de la connaissance È, qui s'étendra dans un premier temps sur 15 hectares. L'école BVM global, premier élément complété, a déjà ouvert l'été dernier, et regroupe 1300 élèves. Bientôt suivront:

- Une annexe de Virginia Tech, une université américaine, qui prévoit d'implanter une

bibliothèque scientifique, un centre de recherche sur les sciences appliquées, la

bioinformatique, et les transports. Ces centres visent à travailler en collaboration avec

l'industrie présente sur place, dans le souci de produire, évidemment, de l'innovation. - Un institut de management singapourien

- Un institut national de management et de recherche dans la construction, le NICMAR

- La Swarnabhoomi Academy of Music, première académie de musique contemporaine

implantée en Inde et dirigée par le compositeur et guitariste de renom R. Prasanna. - Un institut de formation cinématographique et dans l'animation

- Un institut de la mode et de l'art

- Un institut de formation aux soins infirmiers

Et bien d'autres, dans le domaine des bio-technologies, de l'ingénierie, de l'aviationÉ mais tout n'est pas encore confirmé.

Figure n°2

Ci-dessus : Plan d 'ensemble des phases I et II du projet. Pour le moment, seule la BVM Global School et le réseau routier sont achevés. Ci-dessous: L' unité d'habitation Navratna phase I (image 1) est en cours definition, et Navratna phase II (image 2) est bien avancée. BVM School (image 3), ouvriers sur le chantier (image 4) - Photo : P. Bertin

2.4.3 - Tous les attributs d'une grande ville ?

En 2020, Marg Swarnabhoomi devrait accueillir prés de 100.000 habitants. Selon le concept des integrated business cities, tout doit etre mis en Ïuvre pour satisfaire la population et subvenir à ses besoins. Dans le cas de Swarnabhoomi on va même plus loin, du fait quÕil sÕagit là de la future vitrine du groupe Marg.

La construction des 15.000 unites de logement sÕétalera sur 3 phases, la première étant prétendument terminée. Tous types de logements vont etre réalisés, de la villa luxueuse avec piscine aux lotissements plus denses, et aux immeubles collectifs de differents niveaux de standing. Comme pour la zone dÕactivités, la fourniture dÕeau et dÕélectricité sera garantie en continue, gr%oce à la mise en place dÕune station de désalinisation dÕeau de mer et dÕune centrale electrique interne. Une station dÕépuration est egalement prévue.

Un réseau de monorail devrait relier ces zones résidentielles à une sorte de centre-ville pourvue à lÕhorizon 2015 dÕun hTMpital généraliste dÕune capacité de 300 lits et de sa clinique estampillée Apollo Hospital20 de 25 lits, dÕun centre commercial de 100.000 metres carrés, dÕune zone hoteliére, dÕun auditorium de 1500 places, dÕun multiplex, dÕun complexe religieux, et même dÕun golf et dÕun parc dÕattraction, le tout dans un environnement à la végétation luxuriante. Marg prévoit en effet la plantation de 45.000 arbres pour une surface verte occupant 30% de lÕespace de la ville. Pour cela, un important systeme de récupération et de stockage de lÕeau de pluie sera installé.

20

Fameuse cha»ne dÕhopitaux privés déjà bien implantée dans la region metropolitaine de Chennai

2.4.4 - Les raisons de l'attractivité

 

Marg Swarnabhoomi

Chennai Metropolitan

Revenu moyen annuel par foyer

900.000

1.000.000

Budget nourriture

189.000

210.000

Budget habillement

56.430

62.700

Logement

198.192

330.324

Transports

24.000

61.500

Education

66.420

73.800

Loisirs

21.420

23.800

Santé

27.000

36.000

Equipement

32.940

36.600

Autres

63.000

70.000

Total des dépenses

678.402

904.724

Epargne

221.598

95.276

Tableau n° 2 : Budget Familial - Marg Swarnabhoomi vs. Chennai (Source Marg) On l'a vu, Marg mise sur la qualité de l'environnement

et de l'équipement pour attirer les futurs occupants de Swarnabhoomi. Mais la possibilité pour un nouvel arrivant de vivre à moindre frais est un paramètre primordial à prendre en compte dans cette attractivité mise en avant par le groupe. Évidemment, les chiffres issus de ce tableau sont à analyser avec précaution, étant donné la source. Mais néanmoins, il para»t évident que les économies réalisées sur l'achat ou la location d'un logement à près d'une centaine de kilomètres de Chennai, ainsi que l'annulation des frais de transports, est un atout certain.

Mais l'essentiel de l'attractivité de Swarnabhoomi repose sur le faible coüt d'installation pour les entreprises, puisque, en plus des bénéfices issus du statut de ZES, on note :

- Des coüts de location divisés par trois

- Une maintenance moitié moins cher, du fait d'une main d'Ïuvre locale très bon marché - Là encore, des coüts de transport moindre, d'autant que la création d'un port sur le taluk de Cheyyur est prévue très prochainement21.

Sur le papier, donc, Marg Swarnabhoomi promet une belle réussite. Pour autant, la ville rêvée vendue par Marg ne fait pas l'unanimité.

21 Public ou privé, pour l'instant, la question reste en suspens.

3ème partie : Les dessous du mirage - Enquête de terrain

Carte n°2 : Zoom sur la localisation de la zone d'étude

Introduction - Une première approche par l'intérieur

Afin de me rendre compte de l'ampleur du projet et de son avancement, j'ai commencé par me rendre directement sur le chantier. Une fois passé le barrage de sécurité à l'entrée du site, j'ai d'abord rencontré le General Manager, Mr. J. Krishnamaraju, qui m'a soumis à un interrogatoire pendant près d'une demi-heure, en me questionnant sur mes motivations, mon niveau d'étude, ma vie en France, mes relations en Inde. Après avoir détaillé mon projet de recherche, que j'avais volontairement Çarrangé È pour qu'il ne soulève pas d'inquiétude, j'ai été prié de revenir ultérieurement muni de tous les justificatifs nécessaires. Ce que j'ai fait quelques jours plus tard, accompagné cette fois-ci de Venkat, ingénieur d'études à l'IFP, de facon à prouver mon sérieux et surtout ma non-appartenance au monde journalistique ou à un quelconque mouvement revendicatif. Malgré cela, le climat s'est avéré d'une extreme froideur. Nous avons pu rencontrer de nouveau le General Manager, qui, ne souhaitant pas

particulièrement communiquer, nous a renvoyé vers le Project Manager, M.K.A Pasha, auquel j'ai enfin pu soumettre mon questionnaire. Disposant déjà d'informations à propos du projet en lui même tel que j'ai pu le détailler dans la partie précédente, j'ai tenté d'en savoir plus à propos du processus d'acquisition, des acteurs impliqués, des difficultés éventuellement rencontrées, des rapports avec les villages alentours, et des perspectives pour l'avenir. L'entretien fut bref, le Project Manager étant visiblement embarrassé par mes questions. Je n'ai pu tirer de cet entretien que de simples banalités, dictées probablement par la direction. Cependant, une phrase trop souvent répétée m'a permis de me rendre compte d'un certain malaise vis-à-vis des populations alentour.

Ç N'allez pas voir les villageois, ils ne vous apprendront rien È.

Après cette seconde visite, je ne suis retourné qu'une seule fois dans les bureaux de Marg, afin de rencontrer le Sales Manager, Kamalthiagarajan N., que j'avais déjà croisé lors de mon premier passage, et qui m'avait paru plus loquace et surtout plus abordable que ses collègues. Lui non plus n'a rien pu m'apprendre de nouveau, mais il m'a clairement fait entendre que les employés de Marg avaient des consignes très strictes en matière de communication, et que je n'obtiendrai rien d'intéressant de leur part. C'est à partir de là que j'ai décidé de me consacrer au cÏur de l'enquête de terrain, en interrogeant les villageois.

3.1 - Questions de méthode

Afin de partir à la rencontre des populations, dans une grande majorité uniquement tamoulophone, Venkat m'a mis en contact avec un jeune interprète, Anthony, qui m'a accompagné sur le terrain tous les jours pendant deux semaines. Nous avons entamé notre enquête par le village de Seekinankuppam, situé juste à l'entrée du projet, à quelques mètres seulement des immenses panneaux marquant l'entrée du territoire Marg. Nous étions déjà venus une première fois discuter avec les villageois avec Venkat quelques jours plus tTMt, ce qui m'avait permis de me faire une idée du type de popu lation vivant là, des différents types d'occupation des sols, de la quantité de terrains vendus. J'avais cependant été déçu par le

manque evident de sincérité de la part de ces premiers individus rencontrés. JÕai compris plus tard que plusieurs elements sont à prendre en compte lorsquÕon part à la rencontre dÕune population rurale, pauvre, visiblement opprimée, et nÕayant jamais eu aucun contact avec un occidental. Pour une grande majorité des personnes rencontrées au cours de lÕenquête, jÕai pu constater lÕétroitesse de lÕespace vécu et pratiqué, se limitant aux villages alentours et aux petites villes telles que Cheyyur ou Kalpakkam situées à une quinzaine de kilomètres. Rares étaient les villageois à avoir déjà fait le trajet jusquÕà Pondichéry, Kanchipuram ou Chennai. Dans un tel contexte, la catégorie sociale, la façon de se presenter, la posture verbale adoptée, et même la tenue vestimentaire ont une importance capitale. Je suppose donc que lors de ma première visite, au cours de laquelle Venkat avait fait le lien entre moi et les villageois, ces derniers avaient été intimidés par son charisme naturel et surtout par son statut de brahmane.

Apres avoir discuté de la question avec Anthony, nous avons donc prêté une attention toute particuliere à ces parametres. Il a fallu au début de chaque interview préciser que nous nÕavions aucun rapport avec Marg22 et que les informations issues de la rencontre ne sortiraient pas du cadre de mon travail dÕétudiant, expliquer le but de lÕopération en detail et nous presenter lÕun apres lÕautre. La mise en confiance est une étape tres importante. Cela passe aussi par le regard, et lÕutilisation, pour ma part, de quelques mots tamouls dans les échanges. Anthony se montrant tres souriant et ouvert, tout en restant simple, les échanges ont été souvent tres riches, parfois enflammés. DÕautant quÕau fur et à mesure que les jours passaient, tout le monde ou presque avait été mis au courant de notre présence et du caractere amical de nos interviews. Méfiants de prime abord, les villageois ont fini par nous accepter, et il nÕétait pas rare quÕon nous salue sur le bord des routes, ou que lÕon nous invite à boire un jus de coco ou un the.

Au départ, jÕavais prepare un questionnaire pour donner un cadre aux échanges. Mais finalement, je me suis vite aperçu, malgré la simplicité et la souplesse de mes questions, que la méthode rendait lÕexercice trop rigide, et orientait de fait les réponses des interrogés. Par la suite, et naturellement, nous avons plutTMt fait le choix de la discussion ouverte et de lÕéchange naturel, orienté en priorité vers le ressenti de chacun. Le sourire et surtout lÕhumour ont été nos meilleurs allies, malgré le caractère sérieux et souvent accablant de lÕenquête.

22

Beaucoup nous percevaient au depart comme des investisseurs, et craignaient de nous parler à cÏur ouvert

Une fois corrigée cette question du rapport et de la présentation, il a fallu faire face au caractère aléatoire des réponses, du fait de la variété des communautés rencontrées, et de la divergence de leurs intéréts par rapport au projet Swarnabhoomi. On remarque que le type de réponse colle à plusieurs grandes catégories, à savoir:

- Celle des riches propriétaires, des Reddyars en particulier, qui entretiennent des relations étroites avec la compagnie Marg, et qui en général ont participé aux transactions et se sont enrichis par ce biais. Le discours est alors élogieux par rapport au projet, et les réponses aux questions vont entièrement dans le sens de celles des employés de Marg. Il s'agit là assurément de la catégorie dominante, et souvent la plus hostile à notre présence sur le terrain.

- Celle des Reddyars qui ne se sentent pas concernés par le projet et qui ne comptent pas vendre leurs terres pour le moment. Ceux-là ne subissent pas de pression et se révèlent souvent satisfaits de leur situation, qu'ils souhaitent voir perdurer le plus longtemps possible. Ces gens là, le plus souvent, ne travaillent pas et vivent du revenu de leurs terres, exploitées par de petits paysans.

- Celle des petits propriétaires, issus de différentes communautés, et largement sollicités dans le cadre du processus d'acquisition. Leur situation est très inégale suivant qu'ils se trouvent au contact direct de la zone, suivant la qualité de leurs terres et la quantité de terrains vendus. C'est pour cette catégorie que les réponses sont les plus aléatoires et les plus difficiles à interpréter.

- Celle des petits exploitants dépourvus de terres, qui sont souvent les plus enclins à communiquer, mais aussi les plus critiques vis à vis du projet. On verra pourquoi dans la partie suivante.

- Enfin, une séparation très nette oppose les jeunes générations, en général éduquées, poursuivant souvent des études à l'extérieur, donc plus mobiles et plus aptes à trouver un emploi hors du domaine agricole, et les personnes agées, souvent analphabètes, n'ayant jamais quitté leur village, et entretenant un rapport très étroit à la terre. Les premiers se montrent optimistes et espèrent trouver un emploi au sein de Swarnabhoomi, les seconds se sentent marginalisés, et craignent des retombées

négatives. En règle générale, plus les populations interrogées ont un niveau d'études élevé, plus elles soutiennent le projet. Ce n'est donc pas forcément une question de richesse.

La question de l'unité est aussi primordiale. En effet suivant les villages, on observe un niveau d'unité très variable au sein de la population. Ainsi, dans les villages oü l'on a plutot tendance à se serrer les coudes face au danger et à l'oppression exercée par les castes dominantes, on aura largement tendance à critiquer l'avancée du rouleau compresseur Marg. Sans pour autant que le ressenti se traduise en revendications. Mais on y reviendra.

Difficile au final de faire le tri dans toutes les informations récoltées, en particulier pour les données quantitatives. Aussi, nous avons dü veiller à interroger pour chaque village un représentant de chaque communauté, de facon à obtenir une vision globale, et la plus proche de la vérité.

3.2 - Sept villages pour autant de réalités

Une rapide présentation de la zone d'étude s'impose, de facon à rendre compte des différents niveaux de vulnérabilité face à l'établissement du projet Swarnabhoomi. Les sept villages concernés par la vente de terrains ont été regroupés en fonction de leur appartenance à un méme Pânchayat23, c'est-à-dire qu'ils ont en commun le méme thalaivar, ou chef de village. C'est important dans la mesure ou le thalaivar influe énormément sur les liens entre les villageois et la compagnie Marg.

23 Village Panchayat pour ôtre plus précis. Il s'agit d'une assemblée traditionnelle élue, équivalente en quelque sorte au conseil municipal, et chargée de régler les différents entre individus ou entre villages.

Carte n°3 - Emprise spatiale du projet Swarnabhoomi
(basée sur un assemblage de plans cadastraux)

Seekinankuppam - Velur - Punjeri

A gauche : parcelles rizicoles encore en exploitation à Seekinankuppam.

A droite: le projet vu depuis Velur. Au premier plan, l'ancien Water Tank utilisé pour l'irrigation des terres du village, aujourd'hui dans l'enceinte de Swarnabhoomi.

Ces trois villages se trouvent au contact direct du projet, et sous la domination d'un seul homme, le Reddyar N.Jaya Prakash. A eux trois ils regroupent plus de 1.500 habitants, dont la plupart appartiennent à la catégorie SC (Scheduled Cast, 50%), viennent ensuite les Yadav (25%), principalement installés à Velur et à Punjeri, les Vanyars (15%), les Reddyars (5%), et les OC (Other Cast, 5%), principalement installés à Seekinankuppam, qui regroupe les 2/3 de la population du Panchayat. Pour ces trois villages, on observe une nette division nord/sud en ce qui concerne la qualité des terres, avec au nord des sols de type White soil, c'est à dire nonirrigués et secs, qui pour la grande majorité ont été vendus à Marg, et des sols de bien meilleure qualité au sud du fait de leur moindre altitude. Il s'agit de sols de type Red Soil (c'est à dire de qualité intermédiaire, disposant souvent de puits comme on peut en apercevoir partout à Velur et à Punjeri) et Black Soil (c'est à dire les sols pourvus d'un système d'irrigation régulier tout au long de l'année, notamment par le biais des mares et des réservoirs). En tout, depuis 2005, date à laquelle Marg a commencé à acquérir des terres pour son projet, 70% de la surface totale de Seekinankuppam a été vendue, 60% de la surface de Velur, ainsi que 35% de la surface de Punjeri. Cela représente la quasi-totalité des terres de type White Soil. En deux ans, entre 2005 et 2007, on a pu noter une augmentation des prix de 400!/ha à plus de 2500!/ha, toujours pour les terres non-irriguées.

A Seekinankuppam, 40% seulement de la population active travaille dans le secteur agricole,
pour 90% à Velur et à Punjeri. Cette différence s'explique par une forte intégration des

travailleurs de Seekinankuppam à l'intérieur même du chantier, qui fournit par exemple la majeure partie des watchmen chargés de la sécurité.

Nous y reviendrons par la suite, mais c'est dans ces trois villages que la contestation est la plus forte, du fait de la toute puissance du chef du Panchayat, N.Jaya Prakash, que l'on surnomme parfois the devil, et qui depuis 2006 a été pris d'une folie acheteuse et qui a littéralement réquisitionné plusieurs centaines d'hectares de terres qu'il a ensuite revendu à Marg, plus cher bien entendu, profitant au passage d'un bénéfice de 20 à 40%. A ce titre il se présente lui-même comme l'un des partenaires privilégiés du groupe, et représente certainement l'un des personnages clés du processus d'acquisition.

Villabaggam - Pakkur - Punjeri

A gauche : puit utilisé pour l'irrigation à Pakkur.

A droite : parcelles anciennement rizicoles à Punjeri, aujourd'hui vendues au groupe Marg.

Une petite précision avant de commencer: le village de Punjeri est partagé entre deux Panchayats, une petite partie ouest étant rattachée au village de Pakur.

Ë la tête de ces trois villages on trouve A.Varathan, un individu diametralement opposé à N.Jaya Prakash dans la mesure oü il appa rtient à la catégorie des Scheduled Cast, et oü il n'adhère pas aux pratiques du groupe Marg en matière d'acquisition des terres. Il a pourtant lui aussi été contacté dans le but de remplir le rTMle d'intermédiaire entre Marg et les villageois. En effet, comme on a pu le voir précedemment (cf. 1.4.2), Marg, comme beaucoup d'autres développeurs au Tamil Nadu, a fait appel à des leaders locaux, ici les chefs de village, dans le but de rassurer et de convaincre les villageois quant aux bénéfices de la vente de leurs terres. A.Varathan ayant refusé de remplir ce rTMle, Marg a d'abord fait appel à des

brokers indépendants chargés de réaliser les transactions, mais du fait de leur manque d'efficacité, Marg a directement investi le terrain depuis quelques mois, et il n'est pas rare de croiser le 4x4 des brokers du groupe , estampillé Marg ProperTies, au détour d'un chemin.

La première phase d'acquisition a ici commencé en 2008/2009, et étant donné la distance au projet, on peut se poser la question de l'utilité de ces extensions.

Pour une population de 1550 habitants, on constate la encore une nette prédominance des basses castes, c'est a dire des Scheduled Cast (30% a Villabaggam, 70% a Pakkur) et des Backward Cast (60% a Villabaggam, 10% a Pakkur), qui représentent la majeure partie de la population. Viennent ensuite les MBC et les Yadav, installés principalement a Punjeri. Aucune famille de Reddyars n'est présente sur cette portion.

Comme pour les villages précédents, on a ici vendu la majeure partie des terrains de mauvaise qualité. Cependant, les sols de type Black Soil et Red Soil dominent, et le processus d'acquisition est bien moins avancé pour cette catégorie de terrains, dont les prix dépassent de 50 a 70% ceux des parcelles de type White Soil. C'est pourquoi seulement 10 a 15% de la surface de Villabaggam a été cédée, puisqu'il s'agit du village qui concentre les meilleures terres. Pakkur et Punjeri étant moins avantagés, 50% des terres ont été vendues.

La prospection ayant débuté ici plus tardivement, le s tarifs des transactions sont largement supérieurs a ceux observés plus tTMt, a Seekinankuppam, Velur et Punjeri. Les terres nonirriguées ont ainsi été cédées en moyenne pour 14000€/ha, et les meilleures terres entre 30000 et 35000€/ha. On remarque donc la rapide explosion du prix de la terre depuis l'arrivée de Marg en 2005. Les tarifs paraissent même exhorbitants, en comparaison du prix de la terre en France. Cependant, il convient de noter que la plupart des familles ne possedent que de petites parcelles, dont la taille varie généralement entre 0,1ha et 0,5ha.

Madayanpakkam

Encore un village sous la domination d'un Reddyar, Veeraragava Reddy, marié a la niece de N.Jaya Prakash. Malgré la proximité familiale entre les deux hommes, leur rapport a la terre differe, et V. Reddy, comme A.Varathan, n'est pas intervenu dans les rapports entre Marg et les villageois. Fait surprenant d'ailleurs, c'est même N.Jaya Prakash qui serait intervenu a Madayanpakkam a la place de son homologue, en rachetant des terres en vue d'une revente au groupe Marg. Pour un total de 1400 habitants, 4% appartiennent a la catégorie Scheduled

Tribes, 75% à la categorie Scheduled Casts , 15% à celle des Backward Casts, et 6% sont des Reddyars.

A gauche : type d'habitat traditionnel tel qu'on peut en trouver dans tous les villages de la zone d'etude A droite : recolte de l'arachide. Au fond, on peut apercevoir Swarnabhoomi

Les surfaces cédées à Marg à partir de 2007 représentent un total de 20% de la surface totale du village. Comme à Villabaggam, la majorité des terres sont de relativement bonne qualité, de type Red et Black Soil principalement, ce qui explique la faible proportion de terrains vendus jusquÕà present. Les tarifs semblent intermédiaires, entre 3000 et 10000€/ha.

Koddur

Il sÕagit de loin du village le plus étendu, le plus riche aussi, puisque contrairement aux précédents, la quasi-totalité des maisons sont ici construites en dur, là oil les habitations des autres villages étaient en général faites de terre et de branches de palmiers. Le chef du village, là encore un Reddyar, a catégoriquement refusé de communiquer, ayant été mis au courant de notre presence par ses amis employés dans les bureaux de Swarnabhoomi.

Parmi les 2000 habitants de Koddur, 40% appartiennent à la communauté Reddy, 50% à la catégorie SC, 5% à la catégorie BC, et enfin 5% à la catégorie OC (pour Other Casts). La large proportion de Reddyars explique probablement le niveau de richesse du village.

A gauche : au premier plan, parcelle rizicole toujours active. En arrière plan, parcelles cédées à Marg. A droite : maisons de la communauté Reddy.

Comme à Seekinankuppam, le début du processus d'acquisition a aussi commencé dès 2005, et a abouti a la vente de 30% de la surface du village, dans sa partie sud c'est-à-dire dans la partie oü les terres souffraient depuis plusieurs années d'un assèchement progressif de la nappe phréatique. Le nord du village, disposant de terres de bonne qualité (à dominance Black Soil), résiste toujours à l'envahisseur. Comme c'est le cas dans tous les villages visités, on attend une nouvelle hausse des prix des terrains pour vendre. Marg para»t cependant moins gourmand ici qu'ailleurs, étant donné la qualité et donc le prix des terrains, aujourd'hui plus chers encore qu'à Villabaggam.

Je ne l'ai pas évoqué jusque-là, mais je me permets une petite parenthèse à propos de la production agricole locale. La majeure partie des terres cultivées est utilisée pour la culture du Paddy, c'est à dire du riz, viennent ensuite par ordre d'importance l'arachide, la canne à sucre, la noix de coco, la mangue et le casaurina tree.

Pour compléter ce tour d'horizon de la zone d'étude, venons-en maintenant aux données plus générales, en matière d'éducation pour commencer. A part pour Koddur, il est important de préciser que l'analphabétisme touche une large part de la population, puisque seulement 40% des habitants de Madayanpakkam par exemple sont capables de lire et écrire, hommes et femmes confondus. Les plus jeunes s'en sortent mieux, et on note la présence d'une école primaire dans chaque village, mis à part à Pakkur. On trouve aussi une école privée catholique à Punjeri, et une autre à Koddur, anglophone. Pour la poursuite d'études, les jeunes doivent se rendre à Cheyyur, à 7km au sud de Villabaggam, ou à Kalpakkam, à 10km au nord de Swarnabhoomi. Cependant, du fait de l'absence de transports publics et du faible taux

dÕéquipement en moyens de transport privés (on ne dispose souvent que dÕun simple vélo pour la famille, parfois dÕune moto), les déplacements sont compliqués. Le bus nÕest accessible que depuis Villabaggam ou Madayanpakkam. De ce fait, le travail à lÕextérieur est rendu difficile, et lÕagriculture est la seule source dÕemploi. Avant lÕarrivée de Marg, la quasitotalité des actifs était concentrée dans le secteur primaire. Depuis, une petite part des villageois ayant vendu leurs terres a été employée sur le chantier. Sur les 2.000 ouvriers, entre

24

10 et 20% seulement sont issus des villages alentour . Les autres ouvriers sont originaires de regions plus lointaines, souvent du nord du pays, de lÕUttar Pradesh, du Bihar, ou du Nepal. Les promesses dÕemploi de la part de Marg pour les villageois ayant cédé leurs terres nÕont visiblement pas été tenues, et beaucoup se retrouvent aujourdÕhui au chTMmage et survivent gr%oce à lÕargent issu de la vente, qui sert par ailleurs à rembourser les dettes qui touchent plus de la moitié des exploitants.

Par ailleurs, si lÕon fait la moyenne pour tous les villages de la zone, entre 30 et 40% des habitants ne possedent pas de terres, et travaillent en partie sur les terres des Reddyars, ou dans le cadre de petits travaux gouvernementaux, les 100 days work s.

Au niveau du rapport à la politique, on observe un relatif désintérêt, mis à part pour les Reddyars, qui se rangent tres nettement du cTMte du DMK, le parti à la tete du gouvernement. Le DMK domine donc, suivi de lÕAIADMK et du PMK, puis de quelques pa rtis minoritaires. Il semblerait cependant quÕune petite partie des villageois entretienne des rapports avec des partis dÕextrême gauche, souvent les plus opprimés, notamment à Seekinankuppam. Mais dans la majorité des interviews, jÕai pu constater une certaine distance, une certaine lassitude, vis-à-vis du monde politique. LÕimpression d'être mis à lÕécart et réduits au silence domine. Le poids de lÕanalphabetisation est sans doute à prendre en compte dans ce constat.

3.3 - Stratégie et conséquences

Apres avoir mene mon enquete et realise le compte-rendu dÕune cinquantaine dÕinterviews,
jÕai pu me faire une idee plus precise du deroulement du processus dÕacquisition. JÕaurais

24

Mais les salaires ne sont pas toujours ceux espérés, souvent inférieurs à 90E par mois, et ne sont pas toujours verses à temps. La hausse de revenus est tout de meme appreciable aux dires des villageois, puisque la hausse de revenus mensuel dépasse les 40% pour la plupart.

néanmoins aimé compléter mes observations gr%oce à une entrevue avec le Thasildar, c ' est-à- dire avec le chef du Taluk de Cheyyur, mais celui-ci venant tout juste de prendre ses fonctions en février 2010, ce dernier n'a pas pu, ou en tout cas a prétendu ne pas pouvoir m'aider. Déçu, j'ai alors pensé pouvoir me rattraper en rencontrant le District Collector, le chef du district de Kanchipuram. Apres m'y etre rendu une première fois et avoir patienté pendant 5h dans la salle d'attente du Collectorate sans pour autant avoir accès à son bureau, j'ai dii y retourner la semaine suivante, cette fois-ci avec succes. Succes relatif cependant, puisque je n'ai pu lui poser la moindre question au sujet de Marg et de Swarnabhoomi. En effet, malgré son apparence amicale et paisible, celui-ci s'est montré tres rude lorsque je lui ai expliqué le theme de mon enquête, et a immédiatement exigé que je lui fournisse quantité d'autorisations que je n'avais malheureusement pas en ma possession. De plus, mon visa étant estampillé « touristic visa », j'ai préféré ne pas insister puisque le District Collector m'a assuré que j'aurais des problemes si mes papiers n'étaient pas en regle. Personne ne s'étant jamais penché avant moi sur le sujet de Swarnabhoomi, je ne dispose donc que des informations récoltées tant bien que mal sur le terrain.

3.3.1 - Diviser pour mieux régner ?

On l'a vu, Marg a entamé la première phase d'acquision en 2005. Au départ, je supposais que la totalité du projet avait été établi sur des terrains achetés à des privés. C'est en faisant l'acquisition des précieux plans cadastraux aupres du Survey and Land Records Office de Chennai, que je me suis aperçu de la présence d'un vide entre les plans de Koddur et de celui de Seekinankuppam (référencé sous le nom de l'unité administrative c'est à dire Paramankeni). J'ai alors posé la question à Bhavana, une étudiante de M.Vijayabaskar rencontrée lors d'une entrevue au MIDS, qui m'a expliqué que ce vide était dii à la présence de Wastelands, c'est-à-dire de terrains relevant du domaine public, comme je l'ai précédemment évoqué (cf. paragraphe 1-2-2). Il s'agit en fait plus précisément de p%oturages et de Dry Lands, comme on peut le voir sur les images satellites disponibles via Google Earth . Hors, c'est précisément dans ce périmètre que se situe le cÏur du projet. Cette découverte confirme donc que la base du projet à été établie à cet emplacement, du fait des facilités offertes par le gouvernement.

Par la suite, étant donné l'ampleur du projet Swarnabhoomi et des ambitions du groupe Marg,
il a fallu élargir le périmetre, en acquérant dans un premier temps uniquement les Dry Lands,
conformément aux regles édictées par le gouvernement dans le cadre du Tamil Nadu SEZ Act,

cette fois-ci aux privés. Pour cela, Marg s'est doté d'un atout de choix en la personne de N.Jaya Prakash, et de la communauté Reddy de facon plus générale, bien implantée, notamment à Koddur. Non seulement la communauté Reddy a été utilisée pour servir d'exemple en étant la première à céder ses terrains, mais elle a également été mise à contribution dans la mesure oü Marg lui a proposé de jouer le rTMle d'intermédiaire, en rachetant les terres des petits propriétaires, avant de les lui céder à un prix supérieur, ce qui avait de quoi susciter des vocations. Certains, satisfait de leur situation, ont laissé passer l'occasion de s'enrichir d'avantage. D'autres, comme N. Jaya Prakash, se sont pris au jeu et ont permis la rapide acquisition des terrains necessaires au lancement du chantier, en 2008.

Selon toute vraisemblance, le projet tel qu'on peut le visiter à l'heure actuelle a donc été implanté uniquement sur des terres arides, ce qui ne pose donc pas de véritable problème, puisque la perte de ressources pour la population se trouve minimisée. Mise à part la destruction de quelques rares habitations à Velur, pour lesquelles les habitants ont percu de généreuses compensations après négociation, et d'un cimetière à l'entrée de Seekinankuppam, les dommages sont minimes. C'est pour les événements survenus ultérieurement que les problèmes se dessinent, puisque le processus d'acquisition s'est poursuivi, toujours sur des terres arides, mais pas seulement. Le gouvernement se montrant visiblement laxiste dans le cadre de sa politique en matière de ZES, Marg s'attaque au rachat de terres fertiles.

Personne n'a été en mesure de me dire pour quelle raison Marg a décidé d'élargir le processus à des terrains situés parfois à plusieurs kilomètres de son projet. Certes, sur certaines images du projet à son terme, c'est-à-dire d'ici à une vingtaine d'années, l'emprise spatiale semble effectivement considérablement plus vaste qu'elle ne l'est aujourd'hui. De plus, des accès reliant Swarnabhoomi au futur port sur la lagune de Cheyyur, ainsi qu'à l'autoroute NH 45, sont à l'étude. Mais l'hypothèse de la spéculation para»t visiblement plus plausible. Marg, conscient de l'engouement suscité par son projet, mais surtout de la hausse future des tarifs du foncier aux alentours de Swarnabhoomi, déjà constatée d'ailleurs, achèterait donc des terrains, encore accessibles aujourd'hui, en vue d'une revente ultérieure, à un tarif bien supérieur.

La stratégie reste la méme, Marg contacte les chefs de village, leur proposant de jouer le rTMle d'intermédiaire avec les villageois. Parfois, en réponse au refus constaté de ce partenariat, Marg fait appel à des brokers indépendants, voire méme à ses propres brokers, comme c'est le cas aujourd'hui à Madayanpakkam et à Villabaggam, dans le but d'accélérer la cadence. L'opération s'avère délicate dans le cas des transactions concernant les terres cultivées, et la

résistance ralentit le processus dÕacquisition. Dans ce cas, Marg doit affiner sa stratégie, et pour parvenir à ses fins, il nÕest pas rare quÕelle vise en premier lieu lÕachat de terrains permettant lÕacces aux puits et aux mares (water tanks). De cette façon, les parcelles alentour se trouvent privées de leur ressource en eau, et il est plus facile de pousser les propriétaires à la vente. CÕest en usant de cette stratégie quÕune bonne partie de Seekinankuppam, de Velur et de Punjeri a pu etre acquise, le reservoir dÕeau utilisé pour irriguer les terres ayant été inclus dans le périmétre de Swarnabhoomi (on le distingue dÕailleurs trés bien sur toutes les photos du projet). CÕest par lÕasphyxie que Marg parvient tranquillement à étendre son emprise.

Un autre exemple de lÕaggressivité manifeste des operations fonciéres concerne, une fois de plus, N.Jaya Prakash, et rejoint les propos développés dans la première partie du dossier (cf. 1-3-2). JÕai dÕailleurs pu en etre le témoin, lorsque je me suis rendu pour la première fois dans le village de Punjeri, et lorsque quÕun homme visiblement affolé est arrive en trombe sur sa moto, expliquant aux villageois que plusieurs acres de terres, de bonnes terres, venaient tout juste d'être vendues à Marg par N.Jaya Prakash. Ces terres avaient été cédées aux basses castes deux siécles plus tTMt par les ancetres du chef actuel du village, sans quÕaucun papier ne le stipule. Le droit coutumier ne justifiant pas, selon Mr Prakash, sa libre utilisation à lÕheure actuelle, il a donc procédé à la vente, sans même en informer ses occupants. Et aux dires des habitants, il ne sÕagissait pas là dÕun fait surprenant. Je ne sais pas si Marg est tenu au courant des agissements de N.Jaya Prakash, mais étant donné quÕil ne sÕagit pas là de son coup dÕessai, le District Collector, avec qui jÕaurais aimé en discuter, lÕest certainement.

Par ailleurs, jÕai été trés surpris du fatalisme ambiant et de manque de réactivité de la population face à tous ces agissements. Même si nombreux ont été les villageois interrogés à adopter des propos trés rudes vis-à-vis de Swarnabhoomi, aucun ne proteste ouvertement. Aussi, on mÕa souvent avoué quÕavant lÕarrivée de Marg, lÕunité entre villages et villageois était la regle. Mais certains, en cédant leurs terres au groupe, ont depuis été pointés du doigt, et la discorde sÕest peu à peu installée. DÕautant que Marg, en offrant du travail à certains, attise le feu en créant de lÕinjustice, et dans le même temps impose le silence auprés des proches des employés, craignant un licenciement de ces derniers dans le cas oil un mouvement de résistance était mis en place. Certains villages disposent de facilités offertes par Marg, comme à Seekinankuppam, oil des vélos sont offerts aux étudiants poursuivant des etudes à Cheyyur, oil des fournitures scolaires sont mises à disposition, et oil le groupe participe à lÕagrandissement du temple du village, ce qui ne fait là encore que renforcer les

inégalités entre villages, et provoque une certaine jalousie. Tout cela mis bout à bout explique en partie la difficile émergence de groupes de résistance. En montant les villageois les uns contre les autres, peut être involontairement d'ailleurs, Marg peut ainsi agir en toute quiétude. Comme à l'époque de la colonisation britannique, c'est par la division que le groupe parvient à étendre son emprise.

3.3.2 - Désastre ou nouveau départ ? - Un bilan contrasté

Pour le moment, il para»t difficile de dresser un bilan. La construction n'en est encore qu'à ses débuts, puisque le projet s'étale sur une quinzaine d'années. Les villageois espèrent trouver du travail une fois les premiers néo -habitants installés, et prennent leur mal en patience, sans trop se faire d'illusions étant donné le nombre de promesses non-tenues par Marg jusqu'à présent, puisque seule une minor ité de propriétaires ayant été dépossédés de leurs terres a pu obtenir du travail25. Toujours est-il que jamais rien ne sera plus comme avant. Et le doute gagne du terrain.

Les Reddyars, comme on a pu le voir, s'en sortent plutôt bien. La situation est plus délicate pour les petits propriétaires, qui, soumis aux pressions, sont souvent pris au piège et vendent leurs terres contre leur gré. Les sommes offertes en échange compensent cependant cette perte, même si cela implique une reconversion, et la recherche d'un emploi à l'extérieur du village. Avec la peur de l'inconnu, beaucoup préfèrent encore attendre le démarrage de Swarnabhoomi. Les conséquences les plus douloureuses concernent donc en premier lieu les travailleurs sans-terres, qui, privés de leur source de revenu une fois les terrains vendus et ne recevant aucune compensation, se retrouvent dans l'impasse. Ë terme, c'est environ 2.300 personnes qui sont directement menacées. Certains ont déjà fui vers les villes en quête d'un emploi, les jeunes surtout, ayant recu une meilleure éducation. Les plus chanceux sont parvenus à trouver du travail et envoient régulièrement de l'argent à leur famille restée au village, ce qui leur permet de survivre. Mais très vite, tous vont devoir les rejoindre, participant ainsi à la croissance démographique des slums de Chennai, de Chengalpattu, de Kanchipuram ou de Pondichéry. Selon eux, il n'y a pas d'autre issue. C'est le début d'un exode rural forcé, et inexorable.

25 On rappelle que le cadre légal prévoit de donner du travail au minimum à un individu par famille ayant cédé des terres.

Conclusion

Pour un occidental, il est tres difficile d'appréhender la société indienne d'aujourd'hui. Ë travers l'étude qui m'a été confiée, j'ai pris conscience de l'extrême complexité d'un systeme socio-économique dans lequel les époques semblent se percuter à bien des égards. Ainsi coexistent un monde figé, quasi-féodal, dans lequel les relations entre les hommes semblent s'inscrire dans une tradition ancestrale qui ne permet pas la remise en question, et un monde plus chaotique, oil tout se bouscule, et dans lequel la soif de vaincre justifie tous les sacrifices moraux. L'un se nourissant de l'autre pour cro»tre, on peut se poser des questions quant aux suites de cette cohabitation. L'Union indienne, qui s'est construite sur les principes d'une démocratie se devant « d'assurer aux plus faible les mêmes oppportunités qu'au plus fort », pour reprendre les paroles de Gandhi, traverse aujourd'hui une crise d'identité, et si le creusement accéléré des inégalités entre communautés en est le symptTMme, quelle en est la cause ? Le gouvernement central, en déléguant ses responsabilités aux grandes compagnies telles que Marg, n'aurait-il pas vendu son âme au diable ? C'est vrai, l'Etat manque de liquidités, et il y a tant à faire. Alors on cherche à attirer la croissance, à n'importe quel prix. La mise en place des Zones Economiques Spéciales répond directement à cette nécessité. Car il faut aller vite. Mais il ne faut pas oublier que si la recette a si bien fonctionné en Chine, c'est parce-que le régime politique le permettait. Et si l'on veut que cette recette fonctionne tout aussi bien dans le cas de l'Inde, il ne s'agira pas d'adapter le modèle, mais de s'adapter au modéle. C'est bien cette nuance qui est la source du probléme. Et c'est pourquoi certains diront que l'on assiste aujourd'hui à l'émergence d'une « dictature économique », dans laquelle la puissance de frappe monétaire aurait pris le pas sur le pouvoir politique.

Beaucoup cependant se complaisent dans cette nouvelle réalité, comme on a pu le voir dans le cadre de l'étude de Swarnabhoomi.

Ë l'heure actuelle, donc, la responsabilité de centaines de milliers de petits paysans semble reposer sur les épaules des compagnies ayant fait le choix de s'installer dans la myriade de ZES qui parsément le pays. Malgré le fatalisme ambiant, et un profond laxisme de la part des politiques, l'émergence récente d'une prise de conscience laisse entrevoir quelques issues possible. Et comme il n'y a pas de solutions sans problémes, on peut espérer que les échecs d'aujourd'hui donnent naissance à une impulsion nouvelle, menée pourquoi pas, par les entreprises à la source de la contestation. Ë mes yeux, elles seules disposent des moyens

nécessaires à la mise en Ïuvre de grands chantiers sociaux. Et si l'espoir est permis, c'est parce-que des indices laissent à penser qu'un sentiment de responsabilité (mélé de culpabilité) tend à se répandre. Marg, avec son projet Parivarthan (cf. 2.3.3), en est un bel exemple. Bien sür, il est fort probable qu'il ne s'agisse là que d'un outil de publicité, mais on peut envisager que ce type de projets puisse un jour se concrétiser. Une prise de responsabilité sociale des entreprises est encore possible.

REMERCIEMENTS

Merci tout d'abord à vous, Kamala, Eric, qui m'avez permis de partir pour l'Inde dans le cadre de cette année de Master. Merci pour votre disponibilité, votre suivi, vos conseils, et pour votre soutien.

Merci également à l'Institut Français de Pondichéry, pour son accueil chaleureux, et plus particulièrement à Venkat, pour son oreille attentive et ses conseils. Merci aussi à Léo, de la cafétéria, qui a largement contribué à mon intégration sur place, ainsi qu'à Anthony, mon interprète, sans qui mon travail de terrain n'aurait pas été aussi enthousiasmant.

Je tiens aussi à remercier Loraine Kennedy, Benjamin Salomon, Bhavana et le MIDS à Chennai, ainsi que Bhuvana Raman, qui m'ont soutenu dans ma démarche et ont participé à la bonne orientation de mes recherches.

Merci à Madhumita Datta, du SPMEI, qui m'a fourni un bon nombre des informations utiles à la rédaction de ce mémoire, et qui m'a beaucoup encouragé.

Et enfin, un très grand merci à tous les villageois de Seekinankuppam, Velur, Punjeri, Pakkur, Villabaggam, Madayanpakkam et Koddur.

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www.tidco.com

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www.tn.gov.in

www.worldbank.org.in

ANNEXES

1 - Les ZES Chinoises

2 - Tamil Nadu Special Economic Zones Act (2005)






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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore