A.3.3. Le modèle économique-efficace
Comme nous venons de le voir, la communication est un
système dans lequel sont engagés des interlocuteurs. Une des
propriétés de ce système est qu'il répond au
principe d'équifinalité, c'est-à-dire qu'un état
particulier du système peut être atteint depuis des conditions
initiales différentes mais aussi via des utilisations, des Ç
voies È différentes. Ainsi, il peut atteindre un état qui
est indépendant des conditions initiales depuis lesquelles il
évolue, et donc un état dU à des influences
environnementales ou à une production spontanée par et dans le
système. De ce fait, les interlocuteurs doivent faire des choix
d'utilisation, guidés par le processus de pertinence, afin de choisir
parmi les différentes hypothèses à leur disposition afin
d'arriver aux conclusions souhaitées ; en d'autres termes, un
utilisateur du système va produire des indices et inférer des
hypothèses qui vont être optimalement pertinents. Nous allons ici
développer les critères qui font cette pertinence.
Selon Sperber&Wilson, la pertinence est un processus
d'optimisation de la communication par production d'un signe créant le
maximum d'effets contextuels, un effet contextuel étant la conclusion
d'une Ç déduction utilisant comme prémisses l'union
d'informations nouvelles P et d'information anciennes C. È (1989:168)
Ainsi, un effet contextuel est la création d'une conclusion prenant pour
prémisse la jonction d'une information nouvelle avec une information
plus ancienne. C'est la création de d'effets contextuels maximales que
recherche les interlocuteurs à travers un minimum d'effort cognitif,
c'est-à-dire qu'une Ç hypothèse est d'autant plus
pertinente dans un contexte donné que ses effets contextuels y sont plus
importants (et) (...) que l'effort nécessaire pour l'y traiter est
moindre. È (ibid:191) Ce n'est cependant pas tout à fait la
terminologie que nous utiliserons. Comme nous l'avons vu, notre vision de la
communication est celle d'une interaction totale écartant l'idée
d'un tour de parole quelconque. Or, pour rendre compte de cette interaction
totale, nous nous devons d'utiliser une terminologie qui répond des deux
processus de compréhension et de production de façon
égale.
Comme nous l'avons vu précédemment, les
interlocuteurs possèdent une capacité cognitive de
compréhension inférentielle depuis les indices laissés par
la production. Une pertinence non-optimale n'est pas due à une
incapacité de compréhension (car, rappelons le, tout
interlocuteur possède la capacité cognitive inférentielle
lui permettant de comprendre les indices), mais à une économie
lors de la production d'indices qui est trop forte de la part d'un
interlocuteur. De ce fait, nous considérerons que tout interlocuteur est
capable de comprendre une production si et seulement si cette production
produit efficacement, c'est-à-dire si elle produit assez d'effets
contextuels pour sa compréhension. C'est à la production qu'il
Ç incombe de ne pas se tromper et de savoir quels codes et quelle
information contextuelle (l'autre) est à même d'utiliser dans le
processus de compréhension. È (ibid:73)
Ainsi, envisageons un exemple, qui sera bien sUr
schématique : si un interlocuteur A produit à un autre
interlocuteur B le signe locutionnel S suivant : Ç J'ai vu le dernier
King dans la boutique en bas de la rueÈ, il est évident que A
présuppose que le signe-indice Ç King È est suffisamment
efficace pour que la compréhension mène B à la conclusion
souhaitée par A, à savoir que pour référer au
dernier ouvrage de Stephen King, DTMme, il peut faire
l'économie d'indices supplémentaires à King.
Cependant, si B n'arrive pas à la conclusion à laquelle veut le
mener A, ce n'est pas parce qu'il n'arrive pas à fournir l'effort
nécessaire à la compréhension, mais bien parce que A a
été trop économique dans sa production de signe,
c'est-à-dire que A n'a pas produit assez d'indices pour que B comprenne,
à savoir qu'ici, B peut comprendre que le dernier King est Duma
Key, si B ne connait pas l'existence de l'ouvrage plus récent
DTMme, voire même que King est la chanteuse Diana King.
Schématiquement, pour que B comprenne A à travers S, il faut que
A fournisse un nombre n d'indices à B pour être assez pertinent
pour la compréhension par B. Or, si B ne comprend pas A, ce n'est pas
par effort trop élevé lors de la compréhension, mais bien
parce que A envisage que B comprendra avec moins d'indices que n, et est trop
économe dans sa production pour être efficace.
Ce modèle permet également de rendre compte des
communications qui sont dans un premier temps source d'incompréhension :
quand un locuteur n'est pas familier avec l'interlocuteur, il suivra d'abord sa
propre économie cognitive, avant de l'adapter s'il s'aperçoit que
cette économie est trop grande par rapport à
l'efficacité
nécessaire à une compréhension juste. De
fait, le modèle coUt/effet ne rend pas compte de façon juste de
ces incompréhensions en considérant que les
incompréhensions et ambigu ·tés sont dues à un
coUt trop élevé par rapport à l'effet : encore une fois,
ce modèle ne prend en compte que le niveau compréhension et pas
le niveau production, n'expliquant pas pourquoi la production du locuteur
engendre un coUt trop élevé, c'est-à-dire que la
théorie coUt/effort développée par Sperber et Wilson
analyse la pertinence dans une optique de la compréhension verbale.
Notre terminologie s'adaptant aux deux processus de la communication, elle nous
para»t donc plus adaptée pour rendre compte de la communication en
tant qu'interaction ainsi que de ses jeux. Ë travers la notion
économie-efficacité, nous pouvons rendre compte des
ambigu ·tés de façon juste.
Ces ambigu ·tés existent uniquement dans le
processus de compréhension, en effet, considérer que l'on puisse
produire des énoncés ambigus pour nous même est une
idée fausse qui ne se retrouve jamais dans la conversation
réelle, en d'autres termes, lorsque nous communiquons, nous Ç
savons ce que nous voulons dire È, nous ne produisons jamais
d'énoncés non pertinents pour notre propre compréhension.
En d'autres termes, l'énoncé n'est jamais ambigu pour celui qui
le produit. Comment est-il possible que celui-ci deviennent ambigu avec la
compréhension ? Ce phénomène appara»t lorsque celui
qui produit suit sa propre économie cognitive sans envisager (ou sans
conna»tre) l'équilibre nécessaire pour arriver à
être efficace, c'est-à-dire en suivant son propre sens du signe,
sans envisager les informations potentiellement nécessaires à la
compréhension par l'Autre.
Pour résumer, nous ne contredisons pas le
développement fait par Sperber et Wilson, nous nous permettons de le
reformuler. La terminologie utilisée par ces derniers ne permet pas
d'envisager un point de vue totalement interactionnel, puisqu'elle renferme
toujours l'idée d'un Ç communicateur È produisant ce qu'il
envisage comme pertinent pour la compréhension par Ç l'auditeur
È en fonction de coUts et d'effets cognitifs. Or, cette idée
contredit ce que nous avons vu précédemment. Est pertinent en
communication ce qui optimise les tâches de compréhension et de
production, la pertinence ne peut donc recouvrir le seul processus de
compréhension, mais se doit de recouvrir les deux processus, ce que
fait la terminologie économie-efficacité, les
deux processus devant être économiques et efficace,
l'économie s'effectuant pour soi et l'efficacité pour
l'entièreté du système.
Ainsi, la compréhension est indissociable de la
production, et ces deux tâches cognitives sont dirigées par la
notion d'inférence, c'est-à-dire que l'on produit et l'on
comprend en posant des hypothèses sur les capacités cognitives
représentationnelles de l'Autre. Chaque interlocuteur partage la
supposition que l'Autre est pertinent dans sa production, qu'il utilise
optimalement les moyens à sa disposition pour maximiser la
compréhension, et va ainsi, par économie, utiliser ses
capacités inférentielles pour comprendre ce qui lui est le plus
directement accessible, car Ç même si dans le processus de
compréhension les données et les hypothèses dont on
pourrait en principe tenir compte sont innombrables, les seules dont on tienne
compte en fait sont celles qui sont directement accessibles. È
(ibid:105) L'interlocuteur qui produit envisage que sa production est
économique pour éviter le superflu mais aussi qu'elle va produire
assez d'effets contextuels (c'est-à-dire être assez efficace) pour
que la compréhension-économique arrive aux conclusions voulues.
Nous soutenons l'idée que tout interlocuteur est capable de comprendre
une production à condition que celle-ci produise assez d'effets
contextuels pour être comprise. Ainsi, selon notre terminologie, si une
incompréhension survient, ce n'est pas parce que la compréhension
demande trop d'efforts, mais bien parce que la production a été
trop économique. De ce fait, un signe est pertinent lorsqu'il
crée un équilibre entre l'économie et l'efficacité,
c'est-à-dire lorsque la production fait l'économie du superflu en
restant assez efficace pour permettre à la compréhension
d'arriver aux conclusions souhaitées.
Nous rappelons que la communication recouvre la communication
ainsi que la méta-communication, il en va ipso facto de
même pour la pertinence. Un signe peut être non pertinent à
un niveau communicationnel mais pertinent à un niveau
métacommunicationnel : un interlocuteur peut vouloir communiquer une
Ç non-communication È, c'est-à-dire communiquer qu'il ne
souhaite pas communiquer, ou encore l'informer qu'il est capable de fournir une
économie cognitive que l'Autre ne peut pas fournir, afin d'affirmer une
supériorité de ses capacités cognitives ou encore afin de
signifier qu'il connait mieux un sujet que l'Autre. Ainsi, une production peut
sembler trop économique, mais cette économie peut être elle
même pertinente, car l'effet contextuel visé se situe à un
niveau méta-communicationnel.
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