Conclusion
Une certaine confusion règne chez le chercheur qui
entreprend d'entamer une étude dite Ç linguistique È.
Devant faire face à diverses écoles, fournissant avec abondance
des études théoriques et empiriques aussi diverses que
divergentes sur le sujet, il peut parfois para»tre difficile de se
positionner au sein de ces écoles. Cette confusion est propre à
la matière, faute d'une ambiguité que l'on peut retrouver au sein
même du mot Ç linguistique È. Nos dictionnaires
eux-mêmes nous perdent, lui donnant à parts égales le rTMle
de l'étude de la langue ou du langage. Une encyclopédie donnera
la linguistique comme la Ç science qui a pour objet l'étude du
langage et des langues È74, faisant reposer la base de leur
définition sur l'étymologie latine lingua,
elle-même aléatoirement traduite langue ou langage.
Or, nous savons que la langue n'est pas le langage.
L'étude du langage concerne l'étude des moyens d'expression et de
communication que peuvent partager deux êtres intelligents,
l'étude de la langue concerne un supposé code formel que
partagerait les hommes, étant une partie du langage, celui qui peut
être écrit ou parlé. Comme le résume Blanchet dans
son ouvrage La pragmatique, Ç (serait) langage tout mode de
communication, c'est-à-dire tout échange. (...) Parmi ceux-ci, on
admettra que le langage articulé propre à l'humanité et
nommée "langue" est une constituante majeure de la communication.
È Dans notre étude, nous n'avons pas suivi la vision des
héritiers de Saussure d'une langue-code idéale, transitant le
long d'un canal entre un émetteur codant et un récepteur
décodant. Bien à l'inverse, notre étude, s'attachant
à l'école pragmatique, a étudié le langage en tant
que discours utilisé par deux interlocuteurs, c'est-à-dire que
nous avons considéré la base de la communication dans
l'interaction ainsi que dans le processus d'inférence : il est
impossible pour un interlocuteur de se représenter à l'identique
les représentations mentales de l'Autre, ainsi, chaque interlocuteur ne
peut que faire des hypothèses sur les choix qui ont mené l'Autre
à communiquer de la manière choisie, et ce gr%oce à une
interaction continuelle du système et de son environnement. Ces choix
sont guidés par la recherche de la pertinence, à savoir la
recherche de création d'un équilibre entre économie
cognitive et efficacité.
74 Nouveau Larousse Encyclopédique, 1994
C'est de cette conception que nous avons nourri notre
réßexion, puisant au sein de l'école pragmatique, insistant
sur la linguistique comme l'étude du langage utilisé par des
interlocuteurs dans un contexte interactionnel particulier. En d'autres termes,
notre vision de la linguistique a été l'étude de la
communication, celle-ci étant l'ensemble des moyens qui existent
aÞn de Ç mettre en commun È ce qui ne saurait être
mis en commun sans communication, communication utilisée et
partagée par deux ou plusieurs êtres intelligents, pour le ou les
Autre(s) autant que pour soi, d'une manière qui relève parfois du
code, mais bien souvent d'une toute autre sphère.
Ainsi, en définitive, le système de la
communication n'a pas été considéré comme une
partie de tennis mais comme une partie de squash, en ce sens que la
communication ne réside pas dans l'échange alterné de tour
de parole comme le tennis réside en un échange tour à
tour. En effet, la communication est un système cybernétique,
c'est-à-dire que tout élément sortant redevient
immédiatement un élément entrant ; tout comme sur un court
de squash, tout output est un nouvel input. La
compréhension du signe produit n'est donc pas effectuée par un
Ç auditeur È uniquement mais aussi par l'interlocuteur qui l'a
produit, permettant donc au système de fonctionner via un feedback, et
de s'autoréguler lorsque le système a du jeu (pour diverses
raisons, les interlocuteurs peuvent ne pas avoir une connaissance
adéquate de leurs propres capacités ou de celles de l'Autre, et
donc ne pas arriver à l'efficacité cognitive
consécutivement à leurs productions) : si un interlocuteur
s'aperçoit qu'il a été insuffisamment efficace
(c'est-à-dire trop économique) pour l'Autre, il peut Ç
réinjecter È un indice dans le système pour le
réguler, tout comme le joueur de squash peut renvoyer sa balle s'il se
rend compte qu'il ne l'a pas correctement envoyée. Ce système
cybernétique est également utile à l'économie
cognitive : réinjecter dans le système tout élément
qui en sort permet à celui-ci de créer un environnement cognitif
direct commun manifeste aux interlocuteurs, ce qui leur permet, puisque chaque
signe n'est pas sans relation avec ce qui précède,
d'économiser l'effort cognitif d'avoir à retraiter chaque
stimulus de nouveau, tout en gardant la même efficacité. Le
traitement des éléments récents est donc présent
dans cet environnement cognitif direct afin de permettre d'augmenter
l'économie cognitive. Pour résumer, communiquer engage les
interlocuteurs dans une partie de
squash, cette partie pouvant être match ou
échange. Deux interlocuteurs (ou plus) sont face au même mur, au
même monde, jouant sur la même surface de jeu, bien que
possédant des compétences différentes. Un joueur joue et
s'adapte en fonction de la balle qu'il reçoit, mais aussi de la
manière dont il reçoit cette balle, des handicaps qu'il connait
ou non de l'autre joueur, appris par le passé, ou tout au court du
jeu.
Ensuite, nous avons montré en quoi l'approche
systémique pouvait être utile à l'étude du
fonctionnement de la communication. Le système communicationnel,
permettant de produire et de comprendre inférentiellement par mise en
relation d'informations sur des stimuli environnementaux appartenant aux
environnements cognitifs direct et indirect, est un système
autopo ·étique, c'est-à-dire un système qui est
autonome, auto-référentiel, auto-organisé et
auto-régulé. Ainsi, le système existe par et pour
lui-même, se produit et s'organise par des éléments qui lui
sont internes et selon des règles déÞnies par lui,
communiquant de l'information sur son environnement, et non pas
par son environnement. Son environnement étant composé
d'informations, le système communicationnel est donc fondamentalement
cybernétique, c'est-à-dire un système oü tout output
est un nouvel input. Son autonomie fait que ce système ne peut accepter
d'observateur qui lui soit externe, à savoir que tout observateur
voulant observer le système ne pourra le faire qu'en intégrant le
système, et donc pour une observation qui ne pourra se faire de
façon absolue. Malgré tout, son autonomie en reste relative,
puisque le système est adaptatif, c'est-à-dire que son
organisation interne s'adapte par autorégulation aux conditions de son
environnement, le système étant somme de sous-systèmes et
partie de macro-systèmes. Ce statut, dit Ç socialÈ, est
nécessaire à la pérennité du système,
puisqu'en tant que partie d'un méta-système spatio-temporel, il
peut fonctionner de façon optimale par apprentissage continuel de
patterns de sens pertinents.
Lorsque des interlocuteurs sont engagés dans un
processus interactionnel de communication, chaque interlocuteur cherche
Ç à se faire comprendre È, c'est-à-dire que tout
interlocuteur cherche à ce que sa production soit assez pertinente pour
que l'Autre trouve du sens à cette production, et c'est dans l'obtention
d'un sens dans la
production de l'Autre que le système trouve son
équilibre : c'est lorsque les interlocuteurs sont en accord relatif sur
le sens que le système obtient son efficacité et son
équilibre, et lorsque les interlocuteurs ne se comprennent pas qu'il
existe un déséquilibre, quand chacun trouve que la communication
de l'Autre Ç n'a pas de sens. È Idéalement,
l'équilibre entre le sens voulu et le sens compris existerait
continuellement. Cependant, ce n'est pas le cas. La communication est un
système non-linéaire dirigé par la loi de
l'imprédictibilité dans lequel il est impossible qu'existe un
constant équilibre. Ë l'inverse, la communication se fait par
Ç bonds È d'un équilibre à un autre, en passant par
des paliers de situations de déséquilibre, régulées
et contrôlées par la nature autopo ·étique du
système. Chaque interlocuteur, en recevant de l'information en retour
sur ses productions, peut juger de celles-ci afin de rectifier la dynamique du
système et le rediriger vers un état d'équilibre. En
d'autres termes, lorsque, subjectivement, un interlocuteur ne comprend pas le
sens que veut donner l'Autre à ses productions, les deux se trouvent
dans une situation de déséquilibre, situation créatrice de
nouveaux signes afin de réguler le mouvement du système et de le
ramener à un équilibre, équilibre précaire puisque
mis en danger par la continuité temporelle du système. Ainsi le
système évolue-t-il par Ç bonds È d'un
équilibre à un autre, passant par des situations de
déséquilibre, se contrôlant par autorégulation,
processus d'auto-équilibrage.
C'est cette dynamique de déséquilibre et
d'équilibrage que nous avons appelé Ç jeux È et que
nous avons vu dans le troisième chapitre, en définissant dans un
premier temps ce qu'il convient d'appeler Ç équilibre È.
Ainsi dans ce travail la conception de la théorie des jeux a
été élargie, conception qu'il est nécessaire
d'avoir pour une définition complète du système
communicationnel. Nous avons vu l'importance du jeu régulier,
créateur de normes, indispensable à l'existence même d'un
système de communication, suivant la définition traditionnelle du
jeu, ainsi que le paradoxe qu'entraine sa nature fractale. Nous pourrions
imaginer que l'existence d'un langage ne suivant que ce jeu régulier
soit possible, à travers l'utilisation d'un langage purement logique et
dont tous les signes seraient relevés de leur ambigu ·té,
utopie suivie par nombreux penseurs et théoriciens de la langue en
quête de cette conception uniquement logique. Bien qu'idéal
puisqu'il éliminerait tous les jeux interférants vus dans la
troisième partie, ce langage logique existerait au dépend de
tout jeu créatif vu dans la partie deux, ce qui
signiÞerait sacriÞer également tout ce qui fait la
beauté d'une langue, la poésie, la littérature, la
rhétorique, etc., ainsi que l'attrait relationnel que la communication
possède. Une langue logique, idéal de la théorie du code
et se détachant de l'usage ordinaire qui est fait du langage, aurait
pour ambition de se séparer de toute ambigu ·té, de tout
jeu interférant possible. Cette disparition de tout jeu
interférant reste cependant impossible, de par la nature
inférentielle, hypothétique et complexe du système
communicationnel, et donc ne pouvant jamais adopter le schéma de la
transmission, schéma canonique de la théorie du code. De plus, de
par la nature dynamique du système, aucune norme ne pourra s'imposer aux
signes, puisque ce sont ces signes qui créent la norme et non l'inverse.
EnÞn, de par la complexité extrême du système et de
son auto-production par itérations d'utilisations de signes en contextes
d'interactions communicatives, le jeu interférant conversationnel et
culturel ne pourra jamais être évité, deux interlocuteurs
ne pouvant jamais avoir un arrière plan et une mémoire semblable,
ainsi ne pourront-ils jamais avoir un Ç dictionnaire des sens È,
une Ç copie du code È qui leur serait égale à tous
points de vues.
Cette utopie d'une langue logique, Ç bien faite
È et vivant uniquement par le jeu régulier, est un idéal
qui remonte aux logiciens du siècle des lumières avec Descartes
ou la Logique de Port-Royal, et que nous retrouvons jusqu'à
aujourd'hui dans les idéaux de langues comme le Simple English. Selon
les propos de Descartes dans sa Lettre à Mersenne, le langage
logique serait Ç une langue universelle fort aisée à
apprendre, à prononcer et à écrire, et, ce qui est le
principal, qui aiderait au jugement, lui représentant si distinctement
toute choses qu'il lui serait presque impossible de se tromper. È
(Cité dans Eluerd,1985,19) Cependant ce rêve d'une langue logique
idéale est illusoire, les trois formes de jeu étant
profondément inter-dépendantes et inséparables, permettant
à la communication d'exister, et source de toute sa beauté comme
de ses faiblesses. Au sein d'un jeu régulier, le jeu interférant
reste le prix à payer pour l'existence du jeu créatif.
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