A.2.1. La fin de l'opposition langue/parole
Nous avons vu que la théorie du code, reposant sur
l'opposition langue/parole, engendre un certain nombre d'exclusions. Par la
prise de position en faveur de l'analyse du langage ordinaire, la
théorie pragmatique vient mettre fin à cette opposition, et donc
aux exclusions qui lui était inhérente. C'est la fin de ces
exclusions que nous verrons ici.
La théorie pragmatique se base sur un rejet de la
notion de monologue, c'està-dire une prise en compte de l'ensemble des
interlocuteurs. Fondamentalement, Ç il n'y a de pragmatique possible
qu'avec la prise en compte effective des interlocuteurs. È
(Eluerd,1985:189) Gardiner (1989) pose rapidement cette prémisse dans
son ouvrage, des le §7, intitulé Ç L'origine sociale de
l'acte de langage : l'auditeur È dans lequel il soutient que Ç le
développement du langage suppose nécessairement un emploi
délibéré de sons articulés dans le but d'influencer
la conduite d'autrui. È (25) Nous pouvons en effet douter que le langage
ne serve qu'à l'expression d'une vie mentale intérieure et
personnelle. En effet, pourquoi l'homme utiliserait-il un discours aussi
complexe pour exprimer quelque chose que ses pensées suffisent à
exprimer pour lui-même ? Pour reprendre la question posée juste
avant cette partie, le langage ordinaire est celui qui a fait face aux
innombrables situations humaines, celui qui a permis de passer, au cours de
l'évolution, des cris primaires au langage complexe qu'on connait
à l'homme d'aujourd'hui. C'est donc dans un but coopératif de
développement social et collectif que l'homme utilise le discours.
Ë travers l'approche pragmatique, communiquer n'est plus utiliser un code
pour transmettre une information sur les pensées qui sont propres
à un individu,
mais bel et bien prendre part à un discours dialogique en
vue d'influencer un interlocuteur, au travers d'un effort réciproque
de coopération pour faire émerger
une inter-compréhension, une mise en commun du sens. Ainsi, le
langage a pour fonction première, non pas d'exprimer les Ç
méditations intellectuelles È de l'individu, mais d'entrer en
contact avec l'Autre. Comme le souligne Gardiner (1989:24) : Ç dans
bon nombre de cas, on ne parle de rien en particulier. È Le langage
est donc fondamentalement dialogique, le dialogisme étant, selon la
définition de Jacques (1979 cité dans Douay,2000:36) Ç
la distribution effective de l'énonciation sur deux instances
énonciatives, lesquelles sont en relation communicative actuelle.
È Avec la théorie pragmatique, l'essence du langage est la
communication, cette communication passant par l'entrée en
interaction de deux (ou plusieurs) individus qui ne sont plus
émetteur et récepteur mais interlocuteurs, interactants ou encore
co- énonciateurs, cette même interaction étant le but
premier de la communication : au- delà de la communication sur les
choses, l'homme communique également, et parfois uniquement, afin
d'entrer en contact avec l'Autre. De ce fait, le but de certaines
communications se trouve dans l'entrée en contact et dans
l'établissement, la modification et/ou l'affirmation d'une relation
sociale avec autrui. Pour résumer, ce qui pousse un individu à
la parole, ce n'est pas uniquement la transmission d'information(s)
concernant l'expression de ses pensées, mais bien
majoritairement l'entrée en contact avec autrui dans une situation
interactive de communication ordinaire, le positionnement d'un acte de
langage individuel vis-à-vis de celui de l'Autre. Il devient
impossible d'ignorer l'importance qu'a le contexte dans
l'interaction. Ignorer le contexte dans lequel le signe se produit revient
à prêter à toute manifestation sémiotique un lien
immanent entre le signe et le sens auquel il renvoie, inséparable et
irréductible, indépendant de tout contexte, définissant le
signe comme un signe-étiquette posé sur chaque chose. C'est
l'optique inverse que la théorie pragmatique suit, qui est l'optique
selon laquelle tout acte de langage Ç a lieu dans un contexte
défini par des données spatio-temporelles et socio-historique.
È (Fortin, 2007:111) La prise en compte du langage ordinaire dans
cette théorie suppose d'accepter que chaque signe, dans son
énonciation ordinaire, est dépendant du contexte dans lequel
il se trouve, en ce sens qu'il est influencé par le contexte, et
en même temps le modèle. Le signe n'apparait plus comme
transparent, ce n'est plus un signe-étiquette, car Ç
potentiellement, tout mot qui est prononcé peut faire
référence à l'univers entier. È
(Gardiner,1989:51) Cette importance du contexte se trouve dans l'analyse que
Benveniste (1966) fait des pronoms personnels : si l'on ne considère pas
le contexte dans lequel appara»t la communication, à quoi renvoient
les pronoms je et tu ? En effet, les pronoms personnels ne
peuvent être classés dans la catégorie des
signes-étiquettes, puisque ce sont des signes qui renvoient à un
Ç extra-linguistique È constamment renouvelé dans chaque
contexte, tout comme le sont des signes tels que idi et
maintenant. Ducrot, quant à lui, distingue la phrase comme
Ç être linguistique abstrait È de l'énoncé
Ç occurrence particulière, unique, (...) réalisation
concrète de la phrase dans une énonciation È (Ducrot,1979
cité dans Eluerd,1985:97). Nous retrouvons un développement plus
radical chez certains penseurs avec un refus de l'existence possible d'un sens
littéral qui existerait Ç hors contexte È. Ce rejet d'un
sens littéral Ç hors contexte È qui existerait au sein de
la langue, abstrait indépendant de toute circonstance contextuelle, se
rencontre chez Gardiner, à une période antérieure à
la théorie de Ducrot, et à la suite de Ducrot chez Searle. Dans
son article Le sens littéral, traduit dans Sens et
expression en 1982, Searle annonce qu'il contredira Ç l'idée
que, pour toute phrase, le sens de la phrase peut être
interprété comme le sens qu'elle a quand elle est prise hors de
tout contexte. È Searle, et Gardiner avant lui, défendent
l'importance du contexte dans la création du sens, puisque ce sens est
obtenu via la mise en relation des signes et des informations d'arrière
plan, en d'autres termes, le signe sert de complément aux
éléments d'arrière plan, et avec le signe, les
interlocuteurs Ç ne disent pas tout È, mais uniquement ce qui est
nécessaire pour compléter cet arrière plan, chacun mettant
en place une stratégie inférentielle de compréhension.
C'est cette stratégie inférentielle qui sera
développée dans la partie suivante.
Pour continuer l'analogie sportive, considérer
l'étude du langage au travers du prisme de la pragmatique revient
à analyser l'échange des deux joueurs d'un match de tennis, en
analysant leurs coups réels, empiriquement effectués sur un court
de tennis particulier, en envisageant que les conditions de jeu influencent la
façon dont jouent les deux adversaires/partenaires et qu'aucun coup ne
peut se faire hors du terrain. Cela revient aussi à envisager que chaque
joueur adapte son jeu en fonction du terrain et des conditions de jeu dans
lequel il se trouve, mais aussi de la façon dont il souhaite que son
coup atteigne son adversaire/partenaire.
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