2. Le marché du roman ados soumis à une
concurrence accrue.
Le marché du roman ados peut être
résumé en deux mots : traduction et concurrence.
En effet, la vague de fictions pour adolescents nous arrive
principalement des pays anglosaxons dont les États-Unis et la
Grande-Bretagne. << En 2006, 16,5% des 7 000 nouveautés
étaient des traductions - contre 19,5% en 2005 -, dont 70% de l'anglais
>>51. Par conséquent, les éditeurs
français se voient obligés d'entrer dans la course aux droits
étrangers. Travailler avec les auteurs anglo-saxons signifie travailler
avec des agents littéraires. Ces agents, qui travaillent avec un ou
plusieurs auteurs, ne dépendent pas d'une maison d'édition
spécifique. Leur travail consiste à défendre au mieux les
droits de leurs clients et d'assurer une bonne diffusion de leur oeuvre. Il est
<< l'interface entre auteurs et éditeurs, ou
l'intermédiaire entre éditeurs pour la vente et l'achat de droits
de traduction. Il est rémunéré à la commission
>>, explique Pascale Gendrey en citant Le Motif52.
Ainsi, les négociations entre éditeurs français et agents
littéraires sont difficiles et parfois très longues. Les agents
littéraires sont très exigeants car ils vont s'assurer que, non
seulement, l'auteur soit bien rétribué mais aussi que le roman
ait une promotion soutenue. Ce dernier point est ce qui va réellement
compliquer les choses pour les éditeurs français. Lorsqu'une
négociation concerne un roman à grand potentiel, comme
Twilight ou Hunger Games, les agents littéraires et
les éditeurs étrangers demandent à avoir un aperçu
de la campagne de lancement marketing prévue pour l'ouvrage ou la
série. Cela implique évidemment
51 Livres Hebdo, n°682, 23 mars 2007.
52 Gendrey Pascale, Quelle stratégie
numérique pour les éditeurs de livres ? MBA Marketing &
Commerce sur Internet, sous la direction de Vincent Montet, Institut Leonard de
Vinci, 2010.
beaucoup de temps de travail et d'argent pour des droits que
l'éditeur français n'obtiendra peut-être jamais. Car une
fois qu'un éditeur français commence des négociations, il
se peut qu'un de ses concurrents compatriotes décide d'entrer lui aussi
dans la course à la cession de droits. De là commence ce que l'on
appelle des enchères. Les enchères concernant le monde de
l'édition ne ressemblent pas à celles organisées chez
Drouot. Là, encore une fois, les concurrents vont devoir se battre sur
plusieurs points cruciaux aux yeux du détenteur des droits. «
C'est l'agent qui joue à la fois le rôle de l'expert et du
commissaire priseur, qui demande à l'un, puis à l'autre, et qui
parfois décide de procéder à la best offer:
toutes les parties en lice annoncent alors leur "meilleur prix", et c'est le
meilleur qui gagne définitivement. Les enchères mettent en jeu
une dimension financière essentielle (niveau de l'avance et de droits),
mais il y a aussi toute la mise en scène marketing et promotionnelle qui
joue, "comment on va publier XXX, quel lancement on va offrir à l'auteur
de XXX »53, explique Céline Terouanne, Directrice
Editoriale chez Hachette Jeunesse lors d'un entretien pour le blog Place to
be. Ces enchères sont en quelques sortes des appels d'offres dont
la dimension financière exclue rapidement les petits éditeurs ou
ceux qui se lancent à peine dans le marché. Nathan, par exemple,
vient de créer sa collection ados - adultes, Blast, mais n'a pas encore
eu de best-seller assez conséquent pour convaincre beaucoup
d'éditeurs étrangers. En comparaison avec Michel Lafon ou
Hachette Jeunesse qui ont déjà publié Twilight et
Les Chevaliers d'Emeraude, les autres éditeurs français
doivent redoubler d'efforts. Ces gros éditeurs, bien installés
sur le marché, font grimper les enchères à des prix
parfois inaccessibles. Promettre des ventes entre 50 000 et 100 000 exemplaires
dans la première année n'est pas du ressort de tous, cela peut
prendre beaucoup de temps. La concurrence de ce marché est rude.
Antoinette Rouverand avoue que, contrairement à ce que les autres
éditeurs peuvent penser, même Hachette a parfois du mal à
obtenir des droits.
53 Blog, Place to be : Entretien de Cécile
Térouanne, Directrice Editoriale Hachette Jeunesse.
Dans l'entretien pour Il bouge le livre, blog du journal
Le Monde, Soazig Le Bail, Directrice Editoriale de Thierry Magnier,
s'exprime sur le sujet :
« Pour la traduction anglo-saxonne, c'est très
clair, généralement les auteurs que j'édite sont ceux que
les autres n'ont pas voulu. La traduction est un univers très
concurrentiel, avec des droits, des achats et des enchères. Je ne suis
pas dans le circuit parce que ça se joue à plus de 10 000 euros
d'à-valoir. De toutes manières, les agents ne pensent même
pas à moi. Tant mieux parce que je serais vraiment embêtée.
Enfin, en même temps c'est énervant mais quand vous achetez un
livre très cher, après il faut mettre autant d'argent en
promotion parce que vous ne pouvez pas vous permettre de le perdre.
Il y a des livres qui ont un petit potentiel commercial et
que les agents m'envoient très gentiment parce que je suis une petite
éditrice « avare » et voilà
»54.
Avec l'arrivée d'Internet, l'achat de droits se
complique encore un peu plus. Certains sites sont vendus clef en main
dès l'acquisition des droits de l'ouvrage. Nathan a eu l'occasion
d'expérimenter cela lors de l'achat des droits des
Désastreuses aventures des orphelins Baudelaire. Le site
étranger, en langue anglaise, a été cédé
directement à Nathan, ôtant ainsi un long travail de promotion
numérique. Cette option est un avantage mais toujours coûteux. Une
petite maison d'édition n'aura pas les moyens ou le temps de
gérer un nouveau petit site dédié. Encore une fois, les
grosses maisons d'édition sont privilégiées. Une solution
reste alors aux petites maisons, celle de trouver le livre aux droits peu
coûteux qui deviendra peut-être un véritable
phénomène. Pour cela, ces éditeurs auraient
intérêt à se tourner vers les ouvrages de langues moins
demandées que ceux de langue anglaise. Comme Actes Sud a réussi
à mettre en avant la littérature nordique grâce à sa
collection Actes Noirs et plus particulièrement grâce à la
série Millénium, il se peut que Thierry Magnier ou un
autre ait cette chance.
La concurrence qui réside et fait vivre ce
marché nous mène à se poser une question qui fâche
beaucoup dans le monde de l'édition, française du moins, celle de
la commande d'éditeurs. Comment expliquer la surabondance de romans sur
les vampires, sur les loups-
54 Op.cit. Blog Il bouge le livre, Le Monde,
A propos du roman ados, 17.12.2009, entretien avec Soazig Le Bail.
garous et aujourd'hui sur la Dystopie55 ? La
surproduction que vit ce marché nous ramène à la
réalité commerciale de la production industrielle, de masse, de
série. Ce suivisme à Harry Potter puis Twilight
ne tient pas uniquement des auteurs mais bien des éditeurs qui eux aussi
veulent un best-seller digne de ce nom. Tout le monde s'y met, à sa
manière et il semblerait que tous les coups soient permis, y compris la
commande de titres aux caractéristiques bien précises.
Grâce à la vague Twilight, les éditeurs ont
compris que le fantastique durerait après la fin des aventures du petit
sorcier. Les adolescents sont en demande de plus d'aventures de ce genre et les
éditeurs doivent les contenter afin de ne pas perdre leur attention. Si
l'éditeur joue un rôle de guide pour son auteur en le conseillant
sur son style ou son histoire, il n'est pas traditionnellement question qu'il
réécrive le roman. Dans le même entretien pour le blog
Place to be, Céline Terouanne explique les exigences demandées
à l'auteur et à l'éditeur étranger avant d'acheter
les droits d'un ouvrage :
« Quel est le parcours d'un roman dans cette
collection, de ces débuts jusqu'à l'arrivée chez les
libraires ? Par exemple 16 Lunes, Le Journal d'un Vampire,
Delirium.
Chaque roman a un parcours particulier, et ce serait
raconter autant d'histoires différentes que de parler de chacun. En
avril 2008, le livre 16 Lunes s'appelait, au moment de la foire du
livre de Bologne, Caster Grils. Le texte était très
fort, mais pas "édité", il manquait beaucoup de travail dessus.
Nous avons choisi d'attendre une version plus aboutie, ce qui est toujours
risqué car un autre éditeur pouvait en acquérir les droits
entre temps. En septembre 2008, juste avant la foire du livre de Francfort,
l'agent new-yorkais nous a envoyé une version dite "finale", et nous
avons été conquises. Cela s'intitulait alors 16 Moons.
Mais nous n'étions pas les seuls à aimer, et nous nous sommes
battus aux enchères contre d'autres éditeurs ! Finalement c'est
nous qui avons été choisis, entre autres parce que le fait
de
55 Dystopie : La dystopie est un genre
littéraire s'opposant radicalement à l'utopie. Elle met en avant
une société imaginaire basée sur les craintes humaines qui
peuvent dériver en idéologies et avoir des conséquences
néfastes sur la population. Les dystopies sont des anticipations qui
mettent en exergue des évènements apportant le malheur suite
à un projet politique précis. Les différents thèmes
des dystopies sont intimement liés aux craintes d'une époque
ainsi qu'aux préoccupations personnelles des auteurs, que ceux-ci ont
besoin d'extérioriser. Mouvement qui titre ses origines des classiques
1984 de Georges Orwell ou de Sa majesté des mouches de
William Golding.
publier un titre sous la marque Black Moon était
déjà une garantie de succès »56 .
Le roman 16 Lunes a donc mis du temps à
être publié en France. Un travail de réécriture a
dû être effectué par l'auteur américain avant
qu'Hachette n'accepte quoique ce soit. Ici, 16 Lunes n'est pas une
commande d'éditeur à proprement parler. L'ouvrage a
été soumis à des exigences éditoriales
légitimes. Pourtant, avec un marché composé principalement
de traductions, les éditeurs français ne peuvent pas nous assurer
que les livres dont ils acquièrent les droits sont des commandes
d'auteurs, des perles trouvées à force de longs travaux de veille
et de négociations ardues. Sur ce point, Antoinette Rouverand avoue
qu'elle ne peut pas nous << assurer que l'éditeur américain
ou anglais n'a pas eu ce manuscrit sur commande. Cependant, il y a une
véritable exigence éditoriale et littéraire chez les
éditeurs d'Hachette Jeunesse ». << Nous ne sommes pas
L'Oréal, nous faisons un produit unique et pas en série
»57, continue-t-elle. Oui, Hachette Jeunesse ne fait donc pas
de la commande. Toutefois, ils acceptent des manuscrits qui peuvent avoir
été écrits sur commande. On ne peut donc pas les
blâmer mais peut-être douter de la voie que prend la
littérature jeunesse anglo-saxonne. Certes, elle permet de donner un
nouveau souffle à ce marché mais elle remet en cause toutes les
fondations et les principes de l'édition française qui nous est
chère.
56 Op.cit. Blog Place to be, entretien.
57 Op.cit. Annexe A, n°3.
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