1.4-En Angleterre
L'historiographie de la délinquance
juvénile anglaise au XIXème siècle s'est longtemps
préoccupée de l'augmentation apparente de la criminalité
du début du siècle et des débats sur les solutions
législatives et pénales envisagées pour l'enrayer. Une
première génération d'historiens s'est limitée au
récit descriptif de ces débats et à une analyse
enfermée dans un cadre conceptuel défini par les
réformateurs eux-mêmes. De même, les choix politiques et les
innovations législatives furent presque toujours
interprétés comme le résultat de la campagne humaniste
pour la mise en oeuvre de solutions pénales spécifiques et
appropriées aux jeunes délinquants.
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Ce type d'analyse s'inscrit dans un courant historiographique
plus large, à savoir l'interprétation téléologique
de l'histoire de la justice pénale anglaise, dite
« whig ». Il considère que, tout au long du
XIXème siècle, les solutions pénales plus
« humaines », plus « modernes » se sont
inexorablement développées, remplaçant peu à peu
les châtiments « barbares » d'antan. Ainsi, la mise
en place de nouvelles institutions carcérales pour jeunes
délinquants s'inscrirait dans cette tendance
« humanisante » plus large, avec la réduction du
nombre de crimes passibles de la peine de mort, la restriction du
châtiment corporel et l'abolition de la relégation dans les
années 1860.
C'est ainsi que de nouvelles institutions pour jeunes
délinquants, alternatives à l'incarcération
traditionnelle, furent mises en exergue. Il s'agit tout d'abord de maisons de
redressement ou « reformatories », mises en place
à la suite de la promulgation d'une loi de 1854 (Reformatory Schools
Act). La nouvelle loi donna aux magistrats locaux (chargés des
condamnations pour délits) le pouvoir de condamner des
délinquants en dessous de 16 ans à une peine de deux à
cinq ans en maison de redressement, mais seulement après un passage de
quatorze jours minimum en prison locale. Une loi de 1857, complément de
celle de 1854, donna aux magistrats le pouvoir d'envoyer des enfants de 7
à 14 ans condamnés pour vagabondage dans une
« école industrielle » pour une
période appropriée, mais jamais au-delà de l'âge de
15 ans (Industrial Schools Act). En 1861 et 1866, la portée de cette loi
fut élargie à d'autres catégories de jeunes
« futurs criminels », tels que les mendiants et les
indigents, les orphelins, les enfants de forçats et autres criminels, et
les enfants pauvres considérés comme trop
« réfractaires » pour être logés en
asile pour les pauvres. Les institutions qui succédèrent à
ces deux types d'établissements devinrent les solutions pénales
incontestées du XXème siècle pour jeunes
délinquants. Les autres initiatives pénales, comme
l'expérience de la prison pour enfants à Parkhurst dans
l'Île de Wight, ouverte en 1838 et abandonnée vingt-cinq ans plus
tard, furent, en revanche, largement négligées par les
historiens. Même l'influence de Surveiller et punir de Michel
Foucault (qui parut en anglais en 1977) n'inversa pas cette tendance. Pourtant,
les foucaldiens développèrent un nouvel axe d'analyse des
motivations des réformateurs, le concept de
« délinquance juvénile » étant
reformulé comme une stratégie de contrôle social,
« ... un stéréotype que l'on utilise afin de
stigmatiser et moraliser les enfants de la classe ouvrière qui se
seraient éloignés des mentalités et des comportements
prônés par les classes moyennes ». Cela dit, les
théoriciens du contrôle social accordèrent la même
importance aux écrits des réformateurs pénaux que
l'historiographie traditionnelle. En fait, les foucaldiens se
contentèrent d'exploiter le même éventail réduit des
sources primaires. Il en résulte, selon les termes choisis par
l'historien américain Martin J. Wiener, « une image
négative photographique sombre et peu convaincante » des
récits classiques, dans laquelle un nouveau
« simplisme » (à savoir « la marche
inéluctable de la surveillance et du contrôle »)
remplace l'ancien (« la réforme humaniste »).
Les explications de la délinquance juvénile qui
se fondent sur le milieu ne manquent pas. L'extrait suivant, paru dans
l'Edinburgh Review en 1851, en est un exemple typique :
« Le sort [du délinquant juvénile]
n'était pas forcément d'être élevé,
dès ses premiers jours, dans un taudis surpeuplé, mais
probablement dans un lieu aussi malsain, dans un milieu imbibé de
saleté, de violence et de vice, milieu qui émousse toute
conscience morale, toute pensée et tout sentiment. Les coups et les
jurons auront été son premier catéchisme, la tricherie et
le mensonge, ses premières leçons. A un âge où l'on
s'occupe des enfants de riches avec sollicitude, et où l'on ne laissera
sous aucun prétexte les enfants s'éloigner des quartiers de la
nursery, on l'envoie mendier et chaparder. S'il manque de talents ou de chance,
on le bat, si ses efforts sont couronnés de succès, on loue son
intelligence et on le récompense. »
L'auteur anonyme de cet article poursuit :
« Il me semble que la majeure partie des jeunes délinquants
sont induits en erreur et tournés vers le vice par le manque de
surveillance et de formation industrielle. Les parents sont obligés
d'aller travailler et sont dès lors occupés toute la
journée et ces garçons livrés à eux-mêmes
dans la rue. Les pouvoirs publics n'ont-ils pas autorisé ces lieux de
prédilection de la méchanceté et de l'infamie (dans
lesquels le jeune délinquant est élevé) à perdurer
au coeur même de nos grandes villes ? Leur indifférence
envers les conditions physiques et morales des couches inférieures de
nos classes laborieuses a favorisé ces pépinières de
criminalité. Aussi, les pouvoirs publics ne sont-ils pas en partie les
auteurs et les complices de la dépravation du
garçon ? » L'évocation de ce milieu
criminogène est souvent haute en couleurs : l'influence
néfaste des « parents brutaux et
dénaturés » et des « mauvais
compagnons » induit « le garçon vicieux »
à emprunter « la voie de la mort ». Ces images
jouèrent un rôle essentiel dans la campagne de réforme. On
ne peut espérer « rendre leur enfance » aux jeunes
criminels, selon la formule célèbre de Matthew Davenport Hill,
juge de la ville de Birmingham, l'un des personnages clefs du mouvement de
réforme, qu'à la seule condition de les séquestrer de
manière définitive loin du milieu familial et social si nocif.
C'est la seule manière, poursuivait-il, d'« inverser leur
comportement criminel et de les ramener au sein de notre société
fraternelle ». De telles opinions étaient largement
répandues chez ceux qui prônaient la mise en place de maisons de
redressement à la campagne sur le modèle de Mettray et chez ceux
qui préféraient des mesures plus punitives à l'encontre
des jeunes criminels, comme celles d'une prison spécialisée pour
enfants de moins de 16 ans. Dans leur deuxième rapport de 1836, William
Crawford et Whitworth Russell, inspecteurs de prison du ministère de
l'Intérieur, préconisaient une solution carcérale à
la délinquance juvénile.
La nouvelle prison de Parkhurst devait permettre
de « sevrer le délinquant [juvénile] de ses
pulsions criminelles » grâce à un alliage judicieux de
« correction et d'amendement », en l'éloignant de
« la pauvreté et de l'ignorance, de la misère et de la
dégradation, qui frappent, dans cette métropole énorme,
des milliers de personnes appartenant aux couches
inférieures ». Au-delà des débats sur la
solution carcérale, tous s'accordaient à reconnaître les
difficultés de son application. Ainsi, le Révérend Henry
Worsley, auteur d'un essai primé de 1849, La dépravation
juvénile, soulignait que les « relations provenant de la
petite enfance et de l'enfance sont tenaces et inflexibles. La première
courbure de la brindille, témoin de toute la croissance
antérieure, est difficile à changer
complètement. » Difficile certes, mais pas
nécessairement impossible. Pour beaucoup de contemporains, le
déferlement de la délinquance (notamment juvénile)
provenait essentiellement de l'industrialisation rapide et de l'urbanisation
sauvage. On comprend, dans ce contexte, que l'on ait voulu mettre de la
distance entre le jeune criminel et son milieu criminogène et que l'on
ait envisagé les rythmes immuables du travail agricole comme
remède. D'ailleurs, le modèle de redressement des jeunes
délinquants par le travail aux champs, « métier
d'extérieur, où l'on se trouve exposé aux
intempéries, et à l'épuisement musculaire », est
resté un des choix privilégiés des gouvernements et des
législateurs pendant une bonne partie du XXème siècle. On
peut considérer que les deux types de délinquants
juvéniles évoqués, à partir de cette analyse, dans
cet article sont représentatifs des forces de l'innocence et de
l'expérience, ou plutôt des deux issues possibles de leur
combat, combat qu'elles se livraient, selon les croyances des contemporains, au
sein de chaque jeune criminel. L'issue de ce conflit dépendait en partie
de l'âge de l'individu (l'innocence diminuant avec l'âge), en
partie de l'influence du milieu familial et de l'impact des
fréquentations de l'enfant (plutôt
« mauvaises » ou carrément
« vicieuses »), et enfin - et ceci de plus en plus à
partir des années 1860 - de la force des prédispositions
biologiques innées au crime. Les victoriens des années 1840, 1850
et 1860, se rendant bien compte que les débats sur la délinquance
juvénile était « une mer agitée par des
théories controversées et des expériences
contradictoires », naviguaient en se servant de criminels-types
à la fois puissants et durables, dotés de caractéristiques
tant psychologiques que physiologiques. La force de chacun de ces sous-types
permet, tel un baromètre, de mesurer, tout au long du XIXème
siècle, l'influence des explications optimistes par rapport aux
explications fatalistes de la causalité criminelle. Pendant la
période que nous avons retenue ici, la délinquance
juvénile est analysée essentiellement dans un contexte
d'optimisme quant aux possibilités d'amendement des jeunes. Ce cadre
perdura durant le reste du XIXème siècle,
malgré les nombreuses mutations des institutions
préconisées pour réformer les délinquants. Cela
étant, à partir des années 1890, de nouvelles
théories fatalistes, selon lesquelles un nombre considérable de
jeunes délinquants demeurerait au-delà de la portée de
toute solution pénale, gagnèrent du terrain. Pour ces malheureux,
le poids de leurs tares mentales et physiques innées étaient
telles qu'un comportement criminel était presque inéluctable.
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