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Des identités de papier à  l'identité biométrique

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par David Samson
Ecole des hautes études en sciences sociales - Master 2 de théorie et analyse du droit 2009
  

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Chapitre V:La sécurisation biométrique des documents de voyage et d'identité p.

frontières externes, techniques qui mettent l'accent sur la matérialité du corps physique, entre d'une part en résonance avec la définition de l'identité culturelle de la nation américaine, d'autre part se lie étroitement avec l'usage de la biométrie en tant que technique de vérification d'identité dans le cadre de l'attribution des prestations sociales par le « welfare state ». Or, la détermination de l'identité culturelle et des différents grades de citoyenneté sociale passent par un ensemble de frontières internes, qui déterminent la place et le rang de chaque individu et son appartenance à une catégorie spécifique de la population, constituée en norme idéale et majoritaire ou au contraire dépréciée voire stigmatisée.

Ceci est d'autant plus vrai que les systèmes biométriques s'insèrent dans des « systèmes de management des bases de données » pré-existants, qui ont pour but de rassembler des données personnelles éparses et récoltées par les différents organismes locaux et, après les avoir réduit à des dénominateurs communs, ou « universal data elements », d'établir des statistiques et des « populations » au sens biopolitique du terme. Comme l'a montré C. Willse en analysant le programme du Homeless Management Information Systems (« système de management de l'information sur les sans-abris »)545, ces « universal data elements » servent d'abord à comparer les données produites par telle agence locale d'assistance sociale et telle autre, dans tel autre Etat, afin de savoir si c'est le même sans-abri qui a eu recours aux services sociaux dans plusieurs Etats ou plusieurs sans-abri différents. Cette procédure de standardisation au niveau fédéral permet en retour d'établir une estimation fiable de la population réelle de sans-abris. Mais ce procédé, qui requiert des procédures d'identification et de vérification de l'identité -- procédures qui pour l'instant ne sont pas encore biométrisées --, poursuit d'autres fonctions. En effet, les applications de données permettent aussi de centraliser celles-ci à un niveau fédéral, après avoir pris la précaution de les anonymiser afin de répondre aux objections concernant le droit à la vie privée, et ainsi de constituer toutes sortes de statistiques et de catégories de « populations » (plutôt que de simple « data doubles », expression qui dénote encore l'individu). A partir de celles-ci, l'administration peut évaluer l' « efficacité » du réseau décentralisé des agences de welfare et de chacune d'entre elles. Ces « populations » de données, qui sont produites par le système informatique,

545 Willse, Craig (2008), « « Universal Data Elements, » or the Biopolitical Life of Homeless Populations », Surveillance &Society, 5 (3), 2008, p.227-251

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celui-ci pouvant créer de nouvelles données en calculant les données brutes et en les mettant en réseau, données qui à leur tour deviennent des données brutes prêtes à être reconfigurées, etc., permettent ainsi une série de décisions, qui affectent en retour la vie singulière des individus. En effet, « cette population ne fait pas que représenter une image juste du phénomène des sans-abris [homelessness] aux Etats-Unis, mais plutôt re-fabrique ce phénomène en reconfigurant quels besoins ont le droit de s'enregistrer [dans les agences locales], et quels services peuvent répondre à ces besoins. »546

Ainsi, le contrôle accru sur l'identification des personnes, qui passe par l'instauration de procédés biométriques mais aussi par l'instauration, inédite aux Etats-Unis, de documents d'identité sécurisés, s'effectue d'abord et surtout dans le contexte des discours sur l'immigration illégale, mais aussi dans le cadre d'une politique néolibérale de reconfiguration des dispositifs de protection sociale. Ce sont en effet les discours sur l'immigration qui relient les peurs xénophobes d'une « invasion » exogène aux craintes concernant les dispositifs de protection sociale, et qui favorisent ainsi l'avènement des technologies biométriques. La même logique est à l'oeuvre dans la sécurisation de la frontière américano-mexicaine via le déploiement policier et militaire et l'utilisation de technologies sophistiquées, dont la biométrie, et dans l'identification biométrique des prétendants aux prestations sociales, qui vise à les empêcher de postuler sous des noms différents aux aides publiques 547. Mais l'analyse de C. Willse, bien qu'elle n'évoque pas la biométrie, permet d'aller plus loin: les caractéristiques biométriques sont, en effet, les identifiants universels par excellence qui permettent de relier différentes bases de données ensemble. Et par cette interconnexion, fût-elle simplement momentanée, nul besoin de créer une base de données centrale: de multiples bases de données peuvent être reliées via l'identifiant biométrique, comme l'a remarqué le CEPD, qui note que les caractéristiques biométriques permettent ainsi l' « agrégation de bases de données »

546 Willse, C. (2008), art. cit.

547 Certains hommes politiques qui prônent l'instauration de systèmes d'identification sûrs, afin de vérifier qu'une personne a bien le droit de travailler et de bénéficier des prestations sociales, peuvent toutefois s'opposer aux expulsions des undocumented aliens, comme c'était le cas, par exemple, du sénateur républicain (de 1969 à 1997) Alan Simpson. Voir Willoughby, Randy (1997), « Immigration, race et sécurité à la frontière mexicano-californienne », Cultures & Conflits n°26-27, été-automne 1997, éd. L'Harmattan, Paris, p.2o3-234 (en part. p.217)

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augmentant le risque de « détournement d'usage »M8 Une fois les données anonymisées afin de répondre aux objections des défenseurs du droit à la vie privée, cela permet à des algorithmes de construire de nouvelles catégories « virtuelles » de populations, qui servent ensuite à classer les individus selon ces différentes catégories et à décider, en conséquence, de quelles sortes de droits ils auront le droit de se prévaloir; les « exclus » formant la dernière catégorie, celle de ceux qui n'ont pas le droit d'avoir des droits, c'est-à-dire des « sans-droits ».

Cette logique générale n'est toutefois pas la seule à l'oeuvre, bien qu'elle soit très puissante. D'une part, elle est à distinguer de celle qui a présidé à l'établissement de la « biométrie de confort », dès les années 199o, à la frontière américano-canadienne, où la biométrie visait aussi bien à faciliter les déplacements des voyageurs fréquents qu'à permettre de réduire le nombre de fonctionnaires attachés à la surveillance des frontières. D'autre part, l'instauration même des documents d'identité peut servir d'autres fins, radicalement opposées. Tout comme en Europe, l'immigration, qui dépend des autorités fédérales, est en effet un enjeu de débats importants. Or, certaines villes aux Etats-Unis (dont San Francisco, Oakland et New Haven, dans le Connecticut), certes rares, qui se sont déclarées « villes-sanctuaires » pour les « undocumented aliens »549, ont délivré des cartes d'identité à ces derniers, afin qu'ils puissent accéder aux services locaux55°. La carte d'identité municipale551 devient ainsi un moyen, pour ces immigrés en situation irrégulière, d'obtenir certains droits et statuts (ouvrir un compte en banque, aller à l'hôpital, emprunter des livres dans une bibliothèque, voire bénéficier de certaines prestations sociales locales, etc.), sans toutefois être régularisésss2. Il s'agit là, bien sûr, d'un aspect marginal dans

548 Evoquant le traité de Prüm, le CEPD écrit : « Cette agrégation de bases de données augmente par ailleurs le risque de "détournement d'usage". En effet, l'interconnexion de deux bases de données ayant deux finalités distinctes débouchera sur une troisième finalité pour laquelle ces deux bases de données n'ont pas été conçues. Or, ce résultat est tout à fait contraire à l'esprit du principe de limitation des finalités. » (CEPD, 2006, « Observations relatives à la communication de la Commission sur l'interopérabilité des bases de données européennes », 10 mars 2006.)

549 Certaines municipalités interdisent ainsi à la police municipale de contrôler la situation régulière ou non des immigrants, affirmant notamment que cela les aide dans la prévention du crime (cf. par ex. Hopkins, Kerrian, « Hartford Bars Police from Asking Status of Illegal Aliens », CNS News.com, 14 août 2008).

55° Christie, Jim (2007), « San Francisco to give illegal aliens ID cards », Reuters, 21 novembre 2007.

551 A New Haven, elle s'appelle « Elm City Resident Card ».

552 Christoffersen, John (2007), « New Haven Gives ID Cards To Illegal Aliens », Associated Press, 25 novembre 2007.

l'utilisation des documents d'identité aux Etats-Unis, mais qui suffit à montrer l'hétérogénéité des logiques à l'oeuvre.

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C. ENCADRÉE PAR LE DROIT, LA BIOMÉTRIE PEUT-ELLE MENER À LA

PERVERSION DES NORMES JURIDIQUES?

Enfin, les contrôles s'orientent vers ceux qui auraient l'apparence d'étrangers, constitués en menace pour la sécurité et l'identité nationale: si les facteurs sociaux, économiques et politiques ont une importance décisive dans cette réorientation du contrôle, qui se fait indépendamment du statut juridique réel de la personne, l'usage de technologies biométriques telles que la reconnaissance faciale automatisée ou les échantillons ADN (classés, aux Etats-Unis, selon des critères ethniques et raciaux, ce qui contribue à la construction sociale des catégories de « race »553) ne peut que favoriser ces biais discriminants. Ici, bien qu'encadré par les normes juridiques, l'usage de la biométrie contribue à leur perversion, en mettant l'accent sur l'apparence extérieure et l'appartenance ethnique et/ou raciale des individus au détriment de leur statut juridique réel, de leur nationalité et de leur citoyenneté effective. En se focalisant sur l'identité matérielle, physique et biologique, la biométrie se montre ici héritière des dérives de l'anthropométrie au XIXe siècle, en contribuant à la construction d'identités culturelles, sociales et raciales, processus qui heurte de front la logique juridique de l'Etat-nation contemporain, pour lequel la nationalité est un marqueur invisible et bureaucratique, une « identité de papier » qui échappe, par essence, à l'examen optique, qu'il soit mené avec l'oeil nu du douanier, ou grâce aux machines de vision mises en place par l'administration fédérale. La biométrie dépasse ici le simple rôle d'outil technologique au service des normes juridiques édictées dans le cadre du droit des étrangers: elle inverse au contraire ce rapport de subordination de la technologie au droit, en pervertissant les normes impersonnelles et égalitaires de l'Etat de droit, à travers une focalisation de l'attention de l'opinion publique et des forces de maintien de l'ordre sur les sujets physiquement différents, quoiqu'ils puissent être par ailleurs juridiquement égaux (et d'abord en étant sur le papier, et de plein droit, des citoyens des Etats-Unis, et non des « latinos » potentiellement « dangereux »).

553 Duster, Troy (2005), « Race and Reification in Science », Science, 18 février 2005: Vol. 307. no. 5712, pp. 105o - 1051 ; DOI:1o.1126/science.111o303

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams