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Des identités de papier à  l'identité biométrique

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par David Samson
Ecole des hautes études en sciences sociales - Master 2 de théorie et analyse du droit 2009
  

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L'IDENTITÉ NUMÉRIQUE

L'identité numérique vise l'unicité de l'objet x: pour un ensemble E, il n'y a qu'un seul x qui existe, de sorte que x est différent de y, z, etc. L'identité qualitative vise au contraire non pas tant la distinction de x et y (cette Volvo rouge n'est pas la même que cette autre Volvo rouge), mais la ressemblance qualitative: x ressemble à y à un degré si élevé qu'on peut dire que x = y. Ainsi, l'identité numérique distingue selon la nature les différents individus, tandis que l'identité qualitative n'est qu'une question de degré. Appliquée à la notion de personne humaine, cette double nature de l'identité permet d'expliquer pourquoi l'identité doit être construite par des procédures de reconnaissance et d'identification: si toute personne change dans le temps, à la fois physiquement et psychiquement, alors il est logiquement impossible que l'individu x, au temps t2, soit le même, au sens de l'identité numérique, que l'individu y, au temps t1. Si la prémisse selon laquelle toute personne change dans le temps est vraie, alors l'identité entre l'individu x et y ne peut logiquement provenir que d'une ressemblance qualitative, c'est-à-dire de degré. Or, dès lors que l'identité n'est plus de nature, mais de degré, la possibilité de l'erreur intervient dans le processus de reconnaissance et d'identification. Deux jumeaux, ou deux homonymes, forment certes des individus numériquement distincts, mais peuvent être qualitativement semblables, conduisant à des confusions lors des opérations de reconnaissance et d'identification. Inversement, un même individu peut être numériquement identique à travers le temps, mais qualitativement différent.

Du fait de cette ambiguïté, une tension apparaît au sein même du concept d'identité dans son usage social, tension qui contribue à expliquer les évolutions modernes de l'état civil: on ne peut se fier, en effet, à une simple ressemblance de degré pour conclure l'identité numérique de l'individu x et y au cours de moments différents du temps. La reconnaissance faciale, processus cérébral complexe mis en oeuvre instinctivement par les hommes, et qui fait appel à la fois aux données physiologiques et aux éléments dynamiques de comportements°, se heurte à l'échec

Tistarelli, Massimo; Bicego, Manuele; Grosso, Enrico, « Dynamic face recognition: From human to machine vision », Image and Vision Computing 27 (2009) 222-232 (en-ligne sur

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toujours possible -- comme en témoigna de façon exemplaire, au XVIe siècle, l'affaire Martin Guerre51. Or, qu'est-ce qui assure et garantit l'identité numérique à travers le temps et l'espace, sinon précisément les procédures d'identification et de reconnaissance, à la fois sociales et, bientôt, étatiques?

Le nom apparaît ainsi comme le marqueur social de l'identité individuelle, ce qui permet d'identifier deux individus distincts dans le temps comme ne formant qu'un seul et même individu, au sens numérique de l'identité, qui est le seul sens « réel » de l'identité. En effet, si deux individus numériquement distincts peuvent être « identiques », c'est-à-dire les « mêmes », au sens de l'identité qualitative, les procédures d'identification civile visent précisément à aller au-delà de l'identité qualitative, afin d'appréhender l'identité numérique à travers le temps et l'espace, en dépit des ressemblances ou des différences apparentes qui permettraient de parler du « même » individu, conclusion qui serait erronée.

Institution sociale et juridique, qui n'a rien de naturelle, comme le montre l'exemple de cultures et de pays qui n'utilisent pas les patronymes (dont les Comores, ce qui suscite des problèmes quant à la départementalisation de Mayotte52), le nom devient une composante de l'ordre public, qui permet à la fois de fixer l'identité

http://www.sciencedirect.com et librement accessible sur

http://profs.sci.univr.it/--bicego/papers/2009 IVC.pdf ). De nombreux travaux ont montré que l'autisme se caractérise par une incapacité à bien mener ce processus de reconnaissance faciale, les malades ne portant pas leur regard sur les yeux ou la bouche, traits du visage associés à la communication.

51 Natalie Zemon Davis, Le retour de Martin Guerre, éd. Tallandier, 2008 (préface de Carlo Ginzburg)

52 Aux Comores, où les règles du nom sont inspirées de l'onomastique arabe, le « nom de famille » n'existe pas: chaque personne reçoit un nom individuel (ism), suivi du nom individuel de son père ou nom de filiation (nasab). Ainsi, Bakari Madi sera le père de Saidi Bakari, lui-même père de Ali Saidi, qui est donc le petit-fils de Bakari Madi (en arabe on dirait Saidi ben Bakari, mais ici le « fils de » ou « fille de », ben ou binti, disparaît, sauf exception) . Si dans un village deux individus portent le même nom, on ajoutera alors le nom du grand-père à chacun de leur nom: Hasani Saidi Daudu est le fils de Saidi, lui-même fils de Daudu, tandis que Hasani Saidi Bwana est le fils d'un autre Saidi, lui-même fils de Bwana (deux hommes portant le nom de Saidi ont donné le même nom, Hasani, à leur fils). Un surnom peut aussi venir à remplacer le prénom, et devenir le nom de filiation de l'enfant. Le nom peut aussi changer lorsqu'on devient parent ou grand-parent (on dira alors « père de Hasani » ou « grand-père de Hasani »: il s'agit de teknonymes, et la communauté oublie parfois le nom original). Le « prénom » n'existe pas non plus: après une grave crise de paludisme, Omar peut devenir Houssen, même si on continuera parfois à l'appeler Omar. Par ailleurs, les Mahorais adoptent parfois un « nom d'école », utilisés pour les rapports avec l'administration, parfois pour tromper celle-ci (une famille voulant inscrire à l'école un enfant trop âgé lui donnera une nouvelle identité et une nouvelle date de naissance grâce à un jugement supplétif du cadi; cela peut aussi permettre à un Comorien de se naturaliser), le plus souvent en raison d'un décalage entre « pays réel » et « pays légal ». L'Algérie connaissait un système semblable, les lois de 1873 et de 1882 ayant imposé le système européen. Cf. Gueunier, Noël Jean, M'Trengoueni Mohamed et Soilihi Mouhktar, « « Nom, prénom », une étape vers l'uniformisation culturelle? Identité et statut juridique à Mayotte » (1999), Revue des sciences sociales de la France de l'Est, 1999, 26, p.45-53.

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personnelle et de situer l'individu dans une généalogie. La loi du 24 Brumaire an II, autorisant tout citoyen à changer de nom à sa guise, n'eût qu'une éphémère existence: accusée de permettre aux malfaiteurs de se dissimuler sous de vrais-faux noms d'emprunts53, elle fut remplacée par la loi du 6 Fructidor an II, qui pose de façon définitive le principe d'immutabilité du nom, devenu instrument de « police civile »54.

L'identité de papier, fondée sur le couple registre-passeport, recouvre ainsi -- sans s'y substituer totalement, la persistance du témoignage dans les actes légaux, ou dans le contrôle d'identité, suffirait à le montrer -- la logique de reconnaissance par le face-à-face, dans un contexte d'augmentation des mobilités individuelles et collectives. G. Noiriel oppose ainsi les nouvelles techniques d'identification à distance aux plus archaïques techniques d'identification par le face-à face55 ; on passe de procédures d'identification fondées sur des relations de proximité sociale à une identification fondée sur l'écriture56. L'identité est progressivement devenue une affaire d'Etat, qui engage tout un réseau administratif et bureaucratique chargé de la garantir et de conserver les archives d'état civil. Foucault évoque ainsi ce savoir cumulatif, cette procédure de l' « examen qui place les individus dans un champ de surveillance » en même temps qu'elle les situe dans un « réseau d'écriture », « écriture disciplinaire » qui codifie et homogénéise les singularités tout en faisant de chaque individu un « cas », afin de « faire en sorte qu'à partir de n'importe quel registre général on puisse retrouver un individu et qu'inversement chaque donnée de l'examen individuel puisse se répercuter dans des calculs d'ensemble »: ainsi se constituent réciproquement « individu » et « population »57. Si le processus d'identification

53 Rapport de Cambacérès sur la loi du 6 Fructidor an II, cité par da Silva, Isabelle (2004), (commissaire de gouvernement), « Le changement de nom devant le Conseil d'Etat: le relèvement du patronyme menacé d'extinction (conclusion sous CE n°236470 du 19 mai 2004) », in Revue du droit public, n°4, 2004, p.1153-1171. Voir aussi l'arrêt Daroczy c. Hongrie (n°44378/05) de la CEDH du ler juillet 2008, par lequel la Cour de Strasbourg affirme la possibilité légale de restreindre les changements de nom dans l'intérêt public. Le principe d'immutabilité du nom a cependant une origine plus ancienne (édit d'Amboise du 26 mars 1555 et ordonnance royale de janvier 1629). Cf. Hincker, Laurent (1999), « Droit du nom et droit au nom », Revue des sciences sociales de la France de l'Est, 1999, 26, p.67-69.

54 Da Silva, Isabelle (2004), art. cit. En France, la femme mariée peut changer son nom, mais il ne s'agit que d'un « nom d'usage ».

55 Noiriel, Gérard (2006), « L'identification des personnes » in Xavier Crettiez & Pierre Piazza (dir.), Du papier à la biométrie, identifier les individus, Presses de Sciences-Po, 2006, p.29-37.

56 Noiriel, Gérard (1998), « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l'histoire du passeport en France de la Iere à la IIIe République », Genèses. Sciences sociales et histoire, 3o, mars 1998, p.77-100. Republié dans Etat, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Belin, 2001 (ed. poche, p.448-479 ; cf. en part. p.462)

57 Foucault, Michel (1975), Surveiller et punir, p.217-227, pages célèbres où Foucault affirme:

« L'individu, c'est sans doute l'atome fictif d'une représentation « idéologique » de la société; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu'on appelle la

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administrative a été engagé dès l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), qui rend obligatoire les noms de famille (art. 51), tout en fixant l'organisation des registres d'état civil, il s'est accéléré au XVIIIe siècle, puis sous l'effet conjoint de la construction des Etats-nations et de la révolution industrielle. A cet égard, la mutation qui s'amorce aujourd'hui avec la biométrie s'appuie partiellement sur la logique qui prévalait au XIXe siècle: l'augmentation des possibilités de circulation, hier dans le cadre du territoire national, aujourd'hui dans le contexte de la mondialisation, est l'un des motifs officiels de la nécessité de « fixer » les identités58.

En raison, toutefois, du rôle important conservé par les reconnaissances de type traditionnel, ou « reconnaissance faciale », il convient néanmoins de parler, plutôt que de passage ou de substitution d'une logique à une autre, d'un recouvrement d'une logique par l'autre, c'est-à-dire d'une superposition d'une logique fondée sur l'identification administrative, qui fonctionne à distance, à la logique persistante de la reconnaissance faciale. Comme le dit V. Denis, s'il y a bien « prépondérance » des nouvelles logiques d'identification, fondée sur l'écrit et fonctionnant à distance, « cette évolution n'est pas synonyme d'un basculement progressif de l'identité définie par l'interconnaissance à la prépondérance de l'écrit et de l'enregistrement bureaucratique, à commencer au coeur même de l'administration et de la police », où perdurent des pratiques telles que « l'aveu ou même l'identification des morts », « l'interconnaissance et la médiation de la communauté des familiers » demeurant fondamentale59.

L'état civil devient ainsi le critère d'identité numérique qui permet de s'assurer de l'identité d'une personne dans le temps, critère se révélant supérieur à celui de l'identité qualitative, qui se satisfait d'une simple ressemblance. On arrive alors à ce paradoxe que l'identité numérique de la personne, qui semble « naturelle » et toujours déjà donnée, requiert, pour que l'on puisse s'en assurer, un critère social, construit, artificiel.

« discipline ». »

58 Cf. les travaux de Gérard Noiriel pour ce qui concerne l'état civil au XIXe et au XXe siècle; pour l'invocation de la globalisation comme prétexte pour généraliser la biométrie, cf. entre autres Ceyhan, Ayse (2006), « Enjeux d'identification et de surveillance à l'heure de la biométrie », Cultures & Conflits, n°64, hiver 2006, p.33-47.

59 Denis, Vincent (2008), p.448

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Qu'il y ait, ou non, une identité numérique réelle des individus, en particulier des individus humains, c'est-à-dire des « personnes », relève certes d'un débat philosophique complexe, qui court de Platon et Aristote à Nietzsche, Foucault ou Deleuze et à leurs contradicteurs, et qui implique notamment le concept métaphysique fondamental de « substance » (substantia) et de « sujet ». Toutefois, quelle que soit la décision philosophique prise vis-à-vis de ce problème métaphysique primordial, que l'on adopte une position essentialiste qui considère que l'identité des personnes est une donnée naturelle et première, ou au contraire une position constructiviste qui en fait une donnée socialement construite et sujette à évolution, il n'en demeure pas moins que cette identité-là, naturelle ou construite, réelle ou fictive, doit nécessairement être garantie par des processus sociaux qui font de plus en plus intervenir, depuis le XVIIe siècle, l'administration étatique. Il s'agit en premier lieu de l'institution du nom et de l'état civil, qui fonctionnent comme critère de l'identité numérique des personnes.

Mais ce critère, à nouveau, peut se révéler défaillant: pas plus que la ressemblance physique, l'homonymie de deux individus x et y à travers le temps n'est un critère infaillible de détermination de l'identité numérique de x et y. Créé pour garantir l'identité des personnes, l'état civil lui-même demeure sujet à des erreurs et à des fraudes. Vu sous cet angle conceptuel, le développement des technologies biométriques n'est rien d'autre que le prolongement de la quête du critère infaillible de l'identité numérique des personnes humaines. De façon somme toute peu étonnante, puisque ce problème philosophique de l'identité dépasse largement le seul cadre des individus humains, les technologies biométriques recourent ainsi à des procédés sensiblement semblables aux procédés de traçage des animaux, des objets et des marchandises, mis en oeuvre par des tatouages, des passeports pour animaux, des puces RFID, etc. La similitude de ce traitement des personnes, des animaux et des objets, similitude tenant à la tension inhérente au concept même d'identité, écartelé entre l'identité numérique et l'identité qualitative, explique peut-être pourquoi G. Agamben décrivait les technologies biométriques comme un « tatouage biopolitique » et s'élevait contre une « animalisation progressive de l'homme. »6o

6o Agamben, Giorgio (2004), « Non au tatouage biopolitique », Le Monde, 11-12 janvier 2004

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand