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Des identités de papier à  l'identité biométrique

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par David Samson
Ecole des hautes études en sciences sociales - Master 2 de théorie et analyse du droit 2009
  

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Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 41

C/ LA BIOMÉTRIE ENTRE MÊMETÉ ET

IPSÉITÉ

Nous ne pouvons évoquer, même brièvement, différents concepts de l'identité sans évoquer la distinction conceptuelle élaborée par Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, entre « mêmeté » et « ipséité », qui vise précisément à apporter des éléments de réponse aux problèmes soulevés par la permanence dans le temps et, notamment, par le rapport entre l'identité numérique et l'identité qualitative. Outre l'intérêt philosophique de cette distinction, elle concerne directement la biométrie, dans la mesure où le Comité consultatif national d'éthique y a fait explicitement allusion dans son avis n°98, « Biométrie, données identifiantes et droits de l'homme »72.

Le CCNE met en effet en garde contre une réduction de l'ipséité à la mêmeté que pourrait engendrer la biométrie. En ce sens, celle-ci représenterait une menace à l'égard de la « dignité de la personne humaine »73, en déconsidérant l'ipséité, caractère subjectif de la personne ou rapport de soi à soi (illustrée par Ricoeur en tant que fidélité à soi à travers la parole donnée), la personne étant réduite aux composants matériels, analysables par la médecine, de son corps. La Commission nationale consultative des Droits de l'homme (CNCDH) partage une position très proche, quoique peut-être plus acérée: il ne s'agirait pas simplement d'un naturalisme ou d'un réductionnisme biologique, voire génétique, mais plutôt d'une autonomisation des données biométriques, lesquelles, une fois recueillies, possèderaient leur « vie propre »: si la personne est alors « réduite à une composante de son patrimoine biologique ou à un geste enregistré », ce n'est pas tant parce qu'elle ne serait considérée que sous cet angle-là, mais parce que son double (« data double ») le serait74.

71 Voir en particulier de la 5e étude de Soi-même comme un autre, intitulée « L'identité personnelle et l'identité narrative ».

72 Comité consultatif national d'éthique (2007), avis n°98, « Biométrie, données identifiantes et droits de l'homme », publié le 20 juin 2007

73 Cf. chap. IV

74 CNCDH, avis du ler juin 2006, « Problèmes posés par l'inclusion d'éléments biométriques dans la carte nationale d'identité: contribution de la CNCDH au débat. »

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Ce que Ricoeur appelle « mêmeté », c'est à la fois le concept d'une relation et une relation de relations. Il s'agit en effet de la relation entre l'identité numérique, à laquelle correspond selon lui l'identification (ou re-connaissance) et l'identité qualitative, à laquelle correspond, selon lui, l'opération de substitution sans perte sémantique (salua ueritate). Or, chacun de ces concepts d'identité étant eux-même des relations (entre x et y), il s'agit bien d'une relation de relations. Plus le temps passe, plus on fait appel, dit-il, à l'identité qualitative pour reconnaître une personne, au détriment de l'identité numérique. Le doute s'installe alors. En raison de la faiblesse de ce critère de similitude, on fait alors appel à un troisième concept, de structure, qui permet d'expliquer la permanence dans le temps (celle de l'arbre qui provient d'une graine, ou de la personne qui passe par différents âges). Il s'agit en fait d'une identité formelle, ou de genre, et non d'une simple permanence dans le temps : la graine comme l'arbre appartient à la même espèce75. On reste-là, toutefois, dans le domaine de la « mêmeté »: si Ricoeur invoque le concept d'ipséité, c'est pour s'affranchir du concept de substance, répondre à la question non pas « quoi? » mais « qui? », seule appropriée, selon lui76, à la personne humaine. Mais ce concept n'a de sens qu'en tant qu'il est lui-même relationnel: l' « identité narrative », qui est le concept majeur élaboré par Ricoeur, est cette relation entre l'idem et l'ipse, entre la mêmeté et l'ipséité. Pour illustrer celle-ci, il prend deux exemples élevés au statut paradigmatique : le maintien du caractère dans le temps, et le respect de la parole donnée (ou promesse). Le caractère, selon lui, implique le recouvrement quasiment complet de l'ipse par l'idem, qui permet notamment l'identification de la personne :

«J'entends ici par caractère l'ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu comme étant le même. Par les traits descriptifs que l'on va dire, il cumule l'identité numérique et qualitative, la continuité ininterrompue et la permanence dans le temps. C'est par là qu'il désigne de façon emblématique la mêmeté de la personne. »77

Le respect d'une promesse implique au contraire l'écart maximal entre l'idem et l'ipse: je reste fidèle à la parole donnée alors même que je savais que j'allais changer et devenir autre. Je donne l'assurance à mon interlocuteur (fût-il moi-même) que,

75 Voir sur ce point Descombes, Vincent (1991), « Le pouvoir d'être soi. Paul Ricoeur. Soi-même comme

un autre », in Critique, Paris, Revue générale des publications françaises et étrangères, tome 47,

n° 529-530, juin juillet 1991, pp. 545-576.

Ce que Vincent Descombes conteste par ailleurs. Cf. art. cit.

77 Ricoeur, Paul, Soi-même comme un autre, 5e étude, « L'identité personnelle et l'identité narrative ».

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quand bien même je serais un autre, cet autre respectera la parole que je donne, aujourd'hui; et c'est la fidélité à soi dans cet écart qui marque l'ipséité de la personne. Contrairement à ce que semble dire le CCNE, dans un avis qui n'a pas la prétention d'être un texte philosophique, mais qui se prévaut toutefois de la légitimité des « sages », la mêmeté ne se réduit pas au corps. Ricoeur met explicitement le lecteur en garde contre l'assimilation de la distinction entre mêmeté et ipséité à celle du corporel et du psychologique. Le « caractère », qui serait davantage, selon lui, du côté du psychologique que du corporel, est en effet un aspect de la mêmeté; bien qu'il soit sujet à évolution, il n'en demeure pas moins relativement stable. La mêmeté n'est pas l'identique'$. De façon inverse, « l'appartenance de mon corps à moi-même constitue le témoignage le plus massif en faveur de l'irréductibilité de l'ipséité à la mêmeté. Aussi semblable à lui-même que demeure un corps (...), ce n'est pas sa mêmeté qui constitue son ipséité mais son appartenance à quelqu'un capable de se désigner lui-même comme celui qui a un corps. »79 Nonobstant les réserves de Ricoeur à l'égard de la science-fiction, la nouvelle de G. Egan illustre ce point8°.

Dans cette mesure, les membres du CCNE vont un peu vite lorsqu'ils assimilent la « mêmeté » au corps. Certes, cet avis n'a pas la prétention d'être un texte philosophique, et se contente de faire appel à la distinction désormais célèbre faite par Ricoeur pour souligner les risques introduits par l'usage de la biométrie. Il s'agirait donc plutôt d'un essai d'application des concepts élaborés par Ricoeur à la problématique sociale, technique, politique et juridique posée par la biométrie. En ce sens, le respect exact de la lettre de cette cinquième étude de Soi-même comme un autre n'a pas de sens: ce qui est important, c'est de donner vie à ces concepts, d'en faire un usage stratégique, quitte à les tordre et à changer leur sens. De plus, en tant qu'avis émanant d'un « comité de sages », il n'est pas indifférent d'invoquer un philosophe reconnu et une distinction conceptuelle devenue classique : l'usage de ces

78 L'assimilation trompeuse de la « mêmeté » au « corps » trouve en effet son symétrique dans sa réduction à l' « identique ». Ainsi, Ayse Ceyhan (2006) identifie-t-il la « mêmeté » aux caractéristiques corporelles et à ce qui ne change pas chez l'individu, c'est-à-dire à un « noyau substantiel ». Mais, précisément, le corps change autant que l'esprit, et la question posée par Ricoeur consiste à tenter de penser l'identité de la personne en-dehors du concept de substance. Ce n'est que le discours général sur la biométrie qui présente le corps comme un invariant permanent, affirmation immédiatement contredite par la pratique biométrique elle-même, qui requiert par exemple la prise à intervalles réguliers des empreintes digitales d'une personne. Cf. Ceyhan, Ayse (2006), « Enjeux d'identification et de surveillance à l'heure de la biométrie », Cultures & Conflits, 64, hiver 2006, p.33-47.

79 Ibid.

8o « Le réserviste », cité en exergue. Cf. Sylvie Allouche (2003), « Identité, ipséité et corps propre en science-fiction, une discussion à partir de Paul Ricoeur, Derek Parfit et Greg Egan », Alliances n°6o.

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concepts obéit sans doute à des objectifs de légitimation politique, qui visent à donner plus de force à ce qui ne possède pas de valeur juridique en soi, mais qui peut être invoqué, à titre d'avis consultatif, dans des textes juridiques. C'est la position intermédiaire, le statut consultatif du CCNE, qui expliquerait cet usage imparfait des concepts élaborés par Ricoeur. Vu de cet angle, l'avis du CCNE constitue une appropriation réussie du texte de Ricoeur. Car si le concept de mêmeté n'est pas isomorphe à celui du corps, il semble vrai que la biométrie, en s'appuyant sur le caractère semblable du corps au cours du temps -- ou plutôt, sur le « caractère », c'est-à-dire sur ce qui permet de « ré-identifier un individu comme étant le même » en dépit des changements intervenus --, s'appuie sur la mêmeté, au détriment de l'ipséité ou, pour utiliser d'autres termes, du sentiment de soi. Or, en portant l'attention sur ce qui échappe à l'individu, au corps et aux données matérielles, physiologiques et comportementales, la biométrie pose en effet un risque vis-à-vis de la perception des identités. Si l'assimilation du corporel à la mêmeté est philosophiquement erronée, il est toutefois vrai que la biométrie, en s'appuyant sur le corps, contribue à fixer les identités et à rendre celles-ci immuables et indépendantes de la volonté du sujet. Le CCNE, ici, reprend une antienne ancienne, déjà exprimée en 1989, selon laquelle l' « identité biologique » pourrait entrer en conflit avec l'identité civile, hypothéquant ainsi la liberté humaine :

« De même, affirmait-elle alors, utilisées dans la vie sociale, les techniques d'empreintes génétiques peuvent mettre en danger le système et l'autorité de l'état civil, le secret de la vie privée, le principe de non-discrimination en raison de l'ethnie ou de la parenté, ou la liberté du travail. »81

On pourrait toutefois rétorquer que le processus de réduction de l'ipséité à la mêmeté, dénoncé par le CCNE, est loin de caractériser uniquement la biométrie: en fait, en devenant une affaire d'Etat, l'identification des individus sort non seulement du domaine privé de la volonté individuelle, mais aussi de la sphère sociale d'interconnaissance qui surdétermine l'identité des individus. L'argumentation déployée par le « comité des sages » du CCNE à l'encontre de la biométrie pourrait être utilisée, de façon cohérente, à l'encontre de tout programme d'identification des

81 CCNE, Avis n017 du 15 décembre 1989, « relatif à la diffusion des techniques d'identification par analyse de l'ADN ».

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citoyens, et pourrait fournir des armes à une critique de l'état civil en général, qui impose contre leur gré des « identités de papier » aux individus.

Divers travaux historiques et ethnologiques ont en effet montré que l'identité administrative, écrite, n'enregistre pas des identités pré-existantes, mais contribue à les créer (cela a par exemple été le cas au Rwanda, où l'administration coloniale a renforcé les identités ethniques tutus et hutsies, notamment via l'émission de cartes d'identité spécifiques82). Historiquement, le paradigme de l'identification par l'écrit inclut l'étatisation de l'état civil. En effet, si des registres de naissance et de décès étaient auparavant tenus par les paroisses, progressivement les Etats vont prendre en charge ceux-ci (à partir de la Révolution française en France83, plus tardivement ailleurs). Progressivement, l'identité civile ou « identité papiérisée », auparavant restreinte à certaines catégories de la population (armée, voyageurs, étrangers84), va être généralisée à l'ensemble de la population. G. Noiriel a pu montrer dans quelle mesure ce processus allait de pair avec l'édification de l'Etat-nation et la détermination de la communauté des citoyens et des « ayant droits ». L'émergence de cette identité civile est toutefois loin de se restreindre à la sphère administrative ou/et bureaucratique : au contraire, elle joue fortement sur la perception des identités sociales, en réduisant l'identité d'une personne à quelques caractères inscrits sur le papier, caractères conduisant parfois à restreindre les possibilités d'identification ou d'auto-identification de la personne (ainsi pour le cas des hermaphrodites ou « transgenres », sommés de choisir leur sexe). Le reproche fait par le Comité consultatif national d'éthique à l'encontre de la biométrie, qui réduirait l'ipséité des personnes à la mêmeté, s'applique ainsi tout autant aux identités bureaucratiques de papier.

Néanmoins, l'identité de papier n'est pas seulement imposée aux individus: ceux-ci « jouent » avec celle-là. Ainsi, selon l'historienne et anthropologue Agnès Fine, « les marques de l'identité civile que sont les papiers liés à un événement biographique, fin de l'adolescence, mariage, paternité, maternité, en sanctionnant publiquement une étape importante de la vie, non seulement traduisent le sentiment

82 Longman, Timothy « Identity Cards, Ethnic Self-Perception and Genocide in Rwanda » in J. Caplan & J. Torpey (eds), Documenting Individual Identity: The Development of State Practices in the Modern World (Princeton & Oxford, 2001), pp. 345-58.

83 Noiriel, Gérard (1993), art. cit.

84 Denis, Vincent (2008), op.cit.

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de soi mais contribuent à le produire. »85 L'identité civile permet encore, dit-elle, d'assurer la permanence dans le temps et « de jouir des effets positifs de l'identification, alors même que nous développons des identités plurielles au contact d'interlocuteurs divers et variés. » Si l'ipséité relève du rapport de soi à soi, le rapport de celle-là au social se fait par la narration de ce rapport, ce que Ricoeur théorise précisément sous le nom d' « identité narrative », qui entremêle les éléments autobiographiques à l'histoire des sociétés. Dans ce cadre, les identités de papier viennent fournir un élément de construction de plus à cette narration du sujet. Ce faisant, l'identité de papier est à la fois une identité-mêmeté, imposant le principe d'immutabilité du nom, et une identité-ipséité, nom par lequel l'individu reconnaît son corps comme le sien. Imposée du dehors et appropriée par l'individu, l'identité civile se situe non seulement dans une zone d'indétermination entre identité numérique et identité qualitative, mais aussi entre mêmeté et ipséité, de même qu'elle entrelace le changement à l'identité. L'identité civile ne demeure jamais identique à elle-même, enregistrant les changements biographiques de la vie, de même que le corps est marqué par les aléas et les cicatrices du temps. Corps et nom demeurent les mêmes au cours du temps, ce qui ne les empêchent pas de changer, d'être qualitativement voire numériquement différent86 : en aucun cas l'identité ne se réduit-elle à la permanence, et, à proprement parler, il ne s'agit pas d'identité, mais du même, c'est-à-dire du résultat d'un processus de re-connaissance et d'identification.

Plutôt que d'identifier la mêmeté au corps ou/et à la permanence, alors que le concept d'ipséité vise précisément à préserver l'identité, voire à sauver les apparences de l'identité, tout en se passant du concept de substance et de permanence, on peut utiliser d'une façon plus convaincante la distinction entre « mêmeté » et « ipséité » pour penser la biométrie. En effet, ce qui distingue selon Ricoeur ces deux concepts, c'est le régime de vérité qui est en jeu: la mêmeté procède d'un critère, d'une « critériologie », et du régime de vérification et de falsification; l'ipséité, elle, procède de l'attestation. En ce sens, la biométrie procède bien d'une accentuation de la mêmeté au détriment de l'ipséité, ce qui pourrait conduire, en retour, à une

85 Fine, Agnès (2008), « Identité civile et sentiment de soi », introduction au recueil Etats civils en questions. Papiers, identités, sentiments de soi (dir. Agnès Fine), éditions du CHTS, Paris, 2008.

86 On dira d'un corps qu'il est difficile qu'il soit numériquement différent dans le temps, en s'appuyant sur une conception naturaliste. Cependant, outre le problème du métabolisme cette question prend son sens dans les cas limites des greffes d'organes, de modifications importantes de la personnalité, ou pour les corps en état de « mort cérébrale ». A quel moment peut-on dire, dans ces cas, qu'il ne s'agit plus du même corps, qui est devenu, par exemple, un « cadavre »? (cf. à ce sujet Iacub, Marcela, 1999)

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modification de l'ipséité, de la structure anthropologique de la conscience de soi, ou encore des « frontières de soi », des actions que le sujet est prêt à s'approprier comme siennes8 .

En effet, on ne demande plus à l'individu d'attester, par un récit, de son identité, mais on se contente de vérifier son identité, ou d'infirmer ses dires, à l'aide de mesures biométriques. La signature elle-même, d'attestation permettant d'authentifier un acte, peut être utilisée par les graphologues comme indice pour attribuer un auteur à un acte. Cette évolution vers la vérification, au détriment de l'attestation, est flagrante dans le domaine du droit des étrangers ou/et de la nationalité. Ainsi de la réforme de l'art. 47 du Code civil et de l' « amendement Mariani » concernant les tests ADN dans le cadre du regroupement familial$$, ou encore pour ce qui concerne les demandeurs d'asile mineurs: plutôt que de se satisfaire du récit de la personne qui se présente en tant que mineur, on passe par une vérification de son âge, à l'aide d'expertises osseuses ou médicales, qui permettent ensuite de lui attribuer, au regard du droit, un âge89. Indépendamment du statut incertain et approximatif de l'expertise médicale concernant la détermination de l'âge, il s'agit bien de vérifier ou d'infirmer l'âge prétendu de la personne, voire de lui en fixer un d'autorité; on note au passage que l'âge juridique fixé peut être ouvertement fictif, comme c'est le cas lorsque les autorités attribuent un âge à une personne naturalisée ignorant sa date de naissance9°

L'identité des personnes est donc une notion polysémique, faisant intervenir plusieurs couples de concepts, qui ne se recouvrent pas entre eux: identité numérique et identité qualitative, mêmeté et ipséité, identité narrative, etc. Dans le processus

8' Voir l'analyse critique du texte de Ricoeur effectuée par V. Descombes (art. cit.). Critiquant le projet d'anthropologie philosophique de Ricoeur, celui-ci écrit : « Rien ne nous autorise à juger que les frontières du soi soient fixées une fois pour toutes dans la nature des choses. Quelle part des actions dont je suis l'agent doit je m'approprier, reconnaître comme mienne ? Cela dépend certainement des idées qu'on se fait autour de moi sur le droit, la responsabilité, la justice humaine, la justice divine. Déterminer la frontière ne relève pas d'une exploration « éidétique », mais d'une décision. Par conséquent, la structure de la conscience de soi, ou celle de l'ipséité humaine, ne sont pas des formes uniques, universelles, accessibles à la réflexion pure. Ces structures sont plutôt des constructions sociales qui peuvent varier. » (Descombes, art. cit.)

88 cf. infra, chap. V, section la « chaîne de l'identité ».

89 Cf. infra, chap. V, section sur «EURODAC» et la problématique de l'examen de l'âge des demandeurs d'asile.

Avant novembre 2004, les autorités françaises retenaient arbitrairement la date du ier janvier; désormais, c'est celle du 31 décembre qui est retenue. Voir Sylvie Sagnes, « Aux marges de l'état civil: les « Français de l'étranger », in Fine, Agnès (dir.) (2008), Etats civils en questions. Papiers, identités, sentiment de soi, p.55-76

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d'identification administrative, ce qui importe, c'est la correspondance de l'identité physique à l'identité civile: l'identité civile est utilisée comme critère de l'identité numérique du corps, c'est-à-dire comme critère de reconnaissance et d'identification; ce que Ricoeur désigne sous le terme de « mêmeté ». C'est cette relation entre le corps et le critère d'identité numérique qu'est l'identité civile qui seule permet l'identification et la vérification biométrique, comme le rappelle Bernard Didier, directeur scientifique et du développement de Sagem Défense Sécurité, du groupe Safran, leader mondial de la biométrie: « Votre empreinte n'est pas votre nom. Ce qu'il faut protéger, c'est le lien entre les deux. »91 Cette correspondance entre le corps et l'identité civile doit s'établir selon les critères de l'identité numérique: elle vise à déterminer l'identité numérique de ce corps-ci, mais pour cela ne peut s'empêcher de passer par des critères qualitatifs (la photographie insérée sur la carte d'identité ressemble ou non au visage qui se présente au contrôleur). Ainsi, il ne peut s'agir simplement de mettre en correspondance l'identité civile et l'identité physique, ni celle-là, ni celle-ci, ne pouvant jamais être appréhendée de manière immédiate. Concept juridique, l'identité civile s'incarne nécessairement dans un corpus (actes d'état civil, « papiers d'identité », etc.). Ce que l'on met en correspondance avec l'identité civile ne peut être qu'une description de l'identité physique, un signalement ou une perception; inversement, ce que l'on met en correspondance avec le corps n'est jamais immédiatement l'identité civile, mais l'incarnation empirique de celle-ci dans un corpus documentaire. « Ce visage que je vois-là ressemble à cette photo que je vois ci-devant. » Le corps est médiatisé par le regard; l'identité civile par le corpus documentaire et l'appareil étatique qui le prend en charge. La subjectivité inhérente à l'opération classique d'identification et de reconnaissance demeure ainsi irréductible, et le principe de similitude, ou le critère faillible d'identité qualitative, surdétermine inévitablement le principe d'identité, ou le critère numérique d'identité. C'est précisément de ceci que la biométrie va tenter de se défaire.

Le processus d'identification ne se joue donc pas seulement dans une relation entre deux termes, identité physique et identité civile, mais fait intervenir un troisième terme, le signalement, ou la description de l'identité physique, qui se veut un double de l'identité physique elle-même, sa copie la plus fidèle possible. Dès lors,

91 Cité par Persidat, Marie (2008), « Le premier passeport biométrique », Le Parisien, ier novembre 2008

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le passage d'un signalement écrit, plus ou moins formalisé ou objectivé, au signalement biométrique, correspond à une tentative d'épouser au plus près le corps, d'approcher du rêve d'une description immédiate du corps. A travers l'automatisation du regard, ou du signalement, on espère se passer de la médiation que met en oeuvre ce regard. L'usage de la technologie manifeste ici le rêve scientifique et administratif de mettre la subjectivité individuelle hors jeu, permettant ainsi d'établir une identité physique objective, et donc assurée. De même, la biométrie permettrait de se passer de la médiation médiatisante de l'identité civile, du corpus documentaire de l'état civil, en branchant directement le corps au concept juridique de la personnalité physique. Cela correspond à ce que Peter Galison a appelé l' « objectivité mécanique » 92. Au lieu d'utiliser des critères physiques approximatifs (la taille, la couleur des yeux, etc.), toujours soumis à la subjectivité de l'agent effectuant leur description, ainsi que des aléas du contexte, la biométrie utiliserait des critères biologiques uniques et permanents. La biométrie se présente ainsi comme le stade scientifique du signalement : elle serait l'avènement au rang de « science » des procédures archaïques d'identification. On pourrait alors fantasmer une histoire ternaire de l'identification, qui commencerait par l'identification dans le face-à-face, procédure la plus primitive, se poursuivrait avec l'identification par l'écrit et les progrès apportés à l'objectivité du signalement, et enfin culminerait dans l'identification biométrique, procédure scientifique et infaillible.

Cette lecture rétrospective est bien entendu vouée à rester mythique. Si les médiations technologiques visent à mettre l'homme « en-dehors du circuit » (off the loop), afin de gagner du temps et de l'efficacité, celles-ci n'éliminent pas tout risque d'erreur, et auraient même tendance à secréter leurs propres vulnérabilités. Comme on le verra, le fonctionnement même des technologies biométriques repose davantage sur un principe qualitatif de similitude que sur un principe d'identité (numérique).

Par ailleurs, l'identification par l'écrit n'a jamais entièrement supprimé l'étape nécessaire du face-à-face, ce qui se manifeste clairement à l'occasion des contrôles d'identité (chap. V). A l'heure où l'identification biométrique prolonge l'identification par l'écrit, ces débats demeurent actuels. L'identification dans le face-à-face,

92 P. Galison, « Objectivity is Romantic », in American Council of Learned Societies, Occasional Paper n°47, « The Humanities and The Sciences »,1999. Accessible sur http://archives.acls.org/op/op47-3.htm

Chapitre I: L'identité, un concept ambigu p. 5o

l'identification par l'écrit et l'identification biométrique ne peuvent donc être pensés selon les termes progressifs d'une histoire linéaire, comme si l'une succédait à l'autre, reléguée au musée de l'histoire des arts et techniques. Toutes ces formes d'identification doivent en effet affronter la tension entre l'identité numérique et l'identité qualitative et entre l'identité physique et l'identité civile. A la recherche d'un critère introuvable permettant d'établir l'identité numérique, et donc la certitude de la mêmeté d'une personne, l'identification fait appel à l'identité civile, qui tend à être garantie par l'établissement d'une véritable administration, qui émerge en France dès le XVIIIe siècle, et permet ainsi l'instauration des « identités de papier ». Avec la Révolution française, l'état civil devient à la fois le critère permettant de distinguer les citoyens des étrangers et les « ayant droits » de ceux privés des différents types de droits (politiques, civils, économiques, etc.). L'identité de papier devient ainsi centrale non seulement dans l'édification de l'Etat-nation, concrétisant la « communauté imaginée » qu'est la nation, mais aussi dans le « sentiment de soi » de chacun. Elle trouve alors sa place à l'intersection entre la mêmeté et l'ipséité, faisant l'objet de narrations différentes, selon que l'on parle du point de vue administratif ou du point de vue du sujet lui-même. Ou, pour reprendre les concepts foucaldiens, l'état civil permet à la fois l' « assujettissement » des individus, c'est-à-dire la formation même du sujet individuel, tout en étant lui-même pris dans les procédures individuelles et collectives de « subjectivation ». Si les procédures d'identification biométriques n'arrivent pas à rendre obsolètes les autres modes d'identification, qui perdurent encore, elles pourraient toutefois marquer une divergence notable par rapport aux identités de papier. Ainsi, rien n'empêche de penser la substitution d'un « paradigme », pris au sens large, d'une forme d'identification à une autre, selon l'interprétation proposée par G. Noiriel puis par V. Denis. Admettre une telle hypothèse interprétative nous conduirait donc à questionner l'émergence éventuelle d'un nouveau paradigme de l'identification, qui viendrait au jour avec l'utilisation croissante des technologies biométriques. En quoi celles-ci modifient-elles le face-à-face et l'identification à distance, par l'écrit ?

Chapitre II:Le rêve biométrique confronté aux défis technologiques p. 51

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault