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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées: les effets d'un miroir brisé dans "le livre brisé " de Serge Doubrovsky

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par Jérôme PERAS
Université François Rabelais de Touraine - Maà®trise 1998
  

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    INTRODUCTION

    1. LA SITUATION HISTORIQUE ET GÉNÉRIQUE DE L'OEUVRE DE SERGE DOUBROVSKY

    1.1. de la fiction vers l'autobiographie, l'autofiction

    Le roman français du XXème siècle est en crise1(*). C'est que le roman comme tout l'art contemporain semble refléter la « crise de l'esprit »2(*) en Occident, à savoir cette mise en doute des fondements et des valeurs des civilisations qui ont rendu possible l'explosion de deux guerres mondiales et le génocide. Cette « ère des contestations »3(*) ou des crises (« crise des croyances », « crise des comportements » et « crise des idéologies »4(*)) n'est pas sans répercussions dans la vie littéraire. Dès les années cinquante, la figure mythique du grand écrivain et intellectuel, notamment incarnée par Sartre - engagé dans l'humanisme -, s'effondre par « inefficacité  politique »5(*) face à la guerre froide, aux guerres d'Indépendance, au soulèvement de Budapest, etc. Dès les années soixante, le développement des sciences sociales (la sociologie et l'ethnologie) et de la psychanalyse vient déstabiliser l'omniscience du romancier-philosophe. Ainsi, la crise de la culture moderne et contemporaine a quelque peu remis en question la conception que l'homme se fait de lui-même. De la même façon, dès l'après-guerre, le roman classique perd son « statut de genre souverain et exclusif »6(*). Sa mise en cause repose principalement sur la question du réalisme (selon Balzac et Flaubert) et plus précisément sur l'idée même de réalité : face aux perturbations mondiales, la représentation d'une société permanente et totalement saisissable apparaît comme invraisemblable, et face à l'inconscient freudien le héros semble bien manquer de profondeur psychologique et par conséquent de vie. Ainsi, le langage conçu comme simple dévoilement de la réalité est rendu caduc - ce que renforce plus encore l'avènement de la linguistique, en 1950 environ -, et comme le décèle Nathalie Sarraute, « l'ère du soupçon » n'ébranle pas seulement l'histoire et la fiction romanesques, mais aussi tout le rapport entre auteur et lecteur :

    Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, la base solide d'où ils pouvaient d'un commun effort s'élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque, le terrain dévasté où ils s'affrontent.7(*)

    Seulement, l'évolution du genre ne s'arrête pas à cette crise du roman et de la fiction8(*), et c'est justement en réaction à celle-ci que se sont constitués de nouveaux romans. En effet, l'une des tendances actuelles du roman converge vers une remise en cause des « conventions objectives de la fiction pour donner à la voix de l'auteur une extension proliférante »9(*). En d'autres termes, l'une des conséquences de la crise est d'avoir problématisé les pouvoirs et les limites du langage (allant de sa mise en scène à sa mise en pièces) et d'avoir renvoyé le romancier à lui-même, à sa subjectivité, à son écriture et à ses propres prospections (« à se saisir et à se signifier globalement par les mots »10(*)), d'où une extension remarquable du « je » narratif et une recherche de formes romanesques plus personnelle.

    À propos de l'un des renouvellements11(*) du roman, il est possible de constater avec N. Sarraute un amoindrissement du grand événement héroïque au bénéfice du « petit fait vrai »12(*), du fait plus ordinaire, et un retrait, voire une disparition, du personnage héroïque au bénéfice d'une présence plus marquée de l'auteur, qui désormais parle plus volontiers en son seul nom. Par le récit à la première personne et sans doute sous l'influence, entre autres, de Proust et de Céline, le romancier insère « une apparence d'expérience vécue, d'authenticité, qui tient le lecteur en respect et apaise sa méfiance »13(*), et noue avec celui-ci un dialogue qui l'entraîne dans les profondeurs de l'être, entre « conversation et sous-conversation »14(*).

    Aujourd'hui chacun se doute bien, sans qu'on ait besoin de le lui dire, que « la Bovary - c'est moi ». Et puisque ce qui maintenant importe c'est, bien plutôt que d'allonger indéfiniment la liste des types littéraires, de montrer la coexistence de sentiments contradictoires et de rendre, dans la mesure du possible, la richesse et la complexité de la vie psychique, l'écrivain, en toute honnêteté, parle de soi.15(*)

    Dans ce renouvellement du genre, une relation de plus en plus manifeste se crée entre l'auteur et le personnage romanesque :

    Jadis, Flaubert prétendait qu'Emma Bovary était lui. De même Céline pouvait se prendre pour Bardamu, et Sartre pour Roquentin. Doubrovsky est le Doubrovsky de son livre [...].16(*)

    C'est pourquoi, dans une évolution logique, le romancier « post-moderne » est davantage tenté par le récit de lui-même, de sa vie (quotidienne, familiale, etc.) et même de son travail d'écriture. Ainsi, depuis 1975, avec notamment la parution de Roland Barthes par Roland Barthes, de W ou le souvenir d'enfance de G. Perec, et de Fils de S. Doubrovsky, le roman tend à se défictionnaliser pour devenir plus réflexif et référentiel à l'auteur. Dans ce renouvellement du genre, on peut observer que l'autobiographie n'est plus très loin.

    Aussi, arrivé à ce stade de notre traversée cavalière de l'histoire du roman, il apparaît indispensable de considérer un instant cet autre genre qu'est l'autobiographie. Si l'on s'en tient à la définition de Ph. Lejeune, sans doute la plus pertinente à ce jour, l'autobiographie est un « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité »17(*). En somme, ce genre se caractérise par son sujet, l'histoire de la vie d'un individu, par la situation d'énonciation fondée sur l'identique identité entre auteur, narrateur et personnage principal, et par le présent et le « je » de l'instance énonciative, à savoir les « formes autobiographiques » plus largement définies par É. Benveniste18(*). En outre, ce genre est référentiel mais aussi contractuel : la garantie de l'identité nominale (entre auteur, narrateur et personnage) est attestée par la signature de l'auteur (ou de son pseudonyme), et, dès lors que cet auteur affirme cette identité, soit à l'intérieur du texte, comme dans des séquences métatextuelles, soit au seuil du texte (le péritexte, d'après la terminologie de G. Genette19(*)), comme dans le sous-titre ou dans le « prière d'insérer », soit à l'extérieur du texte (l'épitexte, d'après cette même terminologie), comme dans des interviews écrites ou télévisuelles, il signe pour son lecteur ce que Lejeune appelle le « pacte autobiographique »20(*).

    Ainsi, ce protocole de lecture repose pour l'essentiel sur la question identitaire réelle et non sur la question de vérité ou de vraisemblance21(*), et pour cause : si l'on ne considère que le texte, sans connaissances extradiégétiques, uniquement du point de vue syntaxique, il semble bien que rien ne peut distinguer une autobiographie d'un roman à la première personne.22(*) D'ailleurs, si aucune possibilité de vérification référentielle n'est offerte, cette vérité du discours autobiographique peut être prise pour de la pure fiction romanesque. Précisément, Lejeune écrit dans son article « L'ère du soupçon » :

    Et surtout n'est-il pas légitime qu'une autobiographie, qui est une oeuvre d'art comme une autre, soit élaborée ? Bien sûr, bien sûr. Mais, il est aussi légitime que l'idéologie de la sincérité et de l'authenticité affichée dans le texte autobiographique inspire le soupçon dans la mesure où elle fait l'impasse sur le travail textuel que révèlent les brouillons.23(*)

    Sur cette question de la vérité du discours autobiographique, justement, P. Valéry écrivait déjà :

    Comment ne pas choisir le meilleur, dans ce vrai sur quoi l'on opère ? Comment ne pas souligner, arrondir, colorer, chercher à faire plus net, plus fort, plus troublant, plus intime, plus brutal que le modèle ? En littérature, le vrai n'est pas concevable.24(*)

    Désormais, et en réaction à l'ère du soupçon et à l'« idéologie anti-autobiographique »25(*) ambiante, l'une des tendances actuelles du genre paraît justement de problématiser et de mettre en scène cette question de la véridicité du discours autobiographique26(*). Prenons pour exemple le récit autobiographique Enfance (1983) de N. Sarraute. Celle-ci procède par le dialogue (fictif) entre N. Sarraute-narratrice et son double - sorte de N. Sarraute-lectrice ; la première voix a une fonction purement narrative et la seconde une fonction critique de soupçon et de relance sur celle-là. Par ce procédé, l'auteur illustre ses soupçons et ses méfiances à l'égard de l'autobiographie et de l'examen rétrospectif, désamorce les méfiances du lecteur en les devançant et démontre dans le même temps que par soucis de sincérité - pour signifier par exemple toutes ses peines à se remémorer son enfance (comment parler de notre enfance et comment faire parler l'enfant que nous avons été...) -, elle a eu recours à la fiction : l'échange entre ces deux voix est fictif et donc feint, mais il marque ce désir de dire au plus vrai ce que fut cette enfance. De la sorte, il ne s'agit plus de vérité à proprement parler mais plus d'effets de vérité, produits par la mise en scène du dialogue ou plus largement par la fiction. Ainsi, puisque l'autobiographie française contemporaine tend sciemment à se fictionnaliser, comme l'indique par exemple le surtitre Romanesques (1984-1994) du récit autobiographique d'A. Robbe-Grillet, on peut avancer que l'un de ses grands renouvellements27(*) se forme par le jeu et l'interrogation sur le rapport entre l'autobiographie et la fiction.

    Dès lors, apparaissent des récits indécidables, au statut incertain ou contradictoire, tels que l'autofiction définie par Serge Doubrovsky, qui, « autobiographie fictionnalisée ou roman défictionnalisé, est à l'intersection de deux trajectoires, et le suffixe `auto-' y a le même rôle que dans `auto-diégétique' ou `autobiographique'. »28(*)

    1.2. genèse et composition de l'autofiction

    Dans sa thèse de doctorat et dans une approche descriptive, V. Colonna tente de définir ce nouveau genre qu'est l'autofiction.29(*) Seulement, cette définition de la « fictionnalisation de l'expérience vécue » dépasse largement celle donnée par Doubrovsky, puisqu'elle englobe toute « oeuvre littéraire par laquelle un écrivain s'invente une personnalité et une existence, tout en conservant son identité réelle (son véritable nom) »30(*), au point que J. Lecarme remarque : « Dans cette extension du terme, il reste bien peu d'`auto-', et il apparaît quelque chose qui déborde de partout la fiction et qui pourrait être la littérature. »31(*)

    Il convient alors de revenir sur cette autofiction, au sens plus restreint que lui donne son créateur. En effet, en réaction à l'autobiographie traditionnelle et chronologique, elle est une pratique d'écriture qui subvertit délibérément les limites entre le genre autobiographique - où auteur, narrateur et personnage principal, porteurs du même nom et de la même identité, garantissent l'authenticité - et le genre romanesque - où la page de couverture et la page de titre portent l'indication « roman ». Aussi, ne se réduit-elle pas au « roman autobiographique »32(*), genre aux limites quelque peu troubles, dans lequel « le lecteur peut avoir des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a identité de l'auteur et du personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l'affirmer »33(*), car l'autofiction, telle que nous l'entendons, contient deux affirmations à la fois contradictoires et indissociables : d'un côté, le démenti d'une référence « copie conforme »34(*) du personnage principal à l'auteur, du type « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »35(*), et de l'autre, l'attestation de l'identité de l'auteur-narrateur et du personnage par la signature en page de couverture et en page de titre, du type Roland Barthes par Roland Barthes. Par conséquent, cette autofiction relève autant du genre romanesque que du genre autobiographique et occulter l'un de ses aspects reviendrait à élaborer une analyse réductrice et à ignorer ce qui fait justement son charme et sa richesse. Ainsi, « à la fois entièrement fabriquée et authentiquement fidèle »36(*), « à la fois `feint[e]' et `sincère' »37(*), remet-elle en cause la pratique de lecture qui s'attachait jusqu'alors à distinguer le récit factuel (c'est-à-dire l'énoncé de réalité, tel que les récits (auto)biographiques, historiques ou scientifiques ; la « [description] d'un état de fait objectif »38(*)) du récit fictionnel (c'est-à-dire l'énoncé d'affabulation ; la « [description] d'un état mental »39(*)). Il n'est alors pas étonnant que cette autofiction remplisse la case aveugle du « pacte autobiographique » de Lejeune (récits à « pacte romanesque », où le nom du narrateur-personnage est identique à celui de l'auteur)40(*) et celle de Genette (récits « aux fictions conditionnellement littéraires »)41(*) ; « à moins que cette pratique d'écriture très contestée, écrit M. Darrieussecq, ne se trouve finalement mieux logée au croisement de toutes les cases »42(*).

    Toujours est-il qu'au regard de l'évolution des genres et des pratiques d'écriture plus conventionnelles et plus couramment admises, en l'occurrence le roman et l'autobiographie, il nous est possible d'appréhender plus précisément la pertinence de l'avènement de l'autofiction définie par Doubrovsky. En effet, puisqu'elle se situe « au carrefour des écritures et des approches littéraires »43(*), elle n'est pas moins qu'une remise en place et une remise à jour de la conception de la littérature référentielle, et de la présence, voire de l'engagement, de l'auteur dans le récit (de soi).

    L'autofiction paraît rappeler que « le pouvoir poétique du langage, selon la terminologie de Jakobson, constitue en soi le lieu de l'élaboration du sens ; s'il n'oblitère point la référence, il la problématise, dans la mesure où il soumet le registre de la vie à l'ordre du texte. »44(*) Ainsi, peut-on retrouver dans presque chaque récit (auto)biographique le projet despotique de transformer rétrospectivement le vécu en une destinée singulière ou collective. Tout autobiographe, parce qu'il raconte une histoire de (sa) vie et parce qu'il utilise l'écriture narrative, paraît a posteriori conférer à son existence un sens, une cohésion, voire une cohérence, une signification, inexistants dans le réel. De cette façon, en s'engageant ouvertement dans l'affabulation par ladite déclaration du « pacte romanesque », en démontrant que finalement l'autobiographie classique (donnée comme récit factuel, purement référentiel, documentaire, et transparent à une réalité vraie et vérifiable) est une construction textuelle qui ne saurait se passer de la mise en forme, autrement dit d'un certain degré de fictionnalisation45(*), l'auteur de l'autofiction ruine l'illusion référentielle ; il ébranle la conception « naïve » et radicale de la « mimésis » en littérature46(*), c'est-à-dire du rapport d'équivalence entre « les mots et les choses », entre le langage (l'artificiel) et la réalité. Par conséquent, si l'autofiction a une valeur subversive, voire « monstrueuse »47(*), c'est qu'elle révèle qu'elle ne saurait faire autrement que de « se dissocier[...] en une personnalité authentique et en un destin fictionnel »48(*).

    Par fiction, il faut entendre, à ras de sens, une « histoire » qui, quelle que soit l'accumulation des références et leur exactitude, n'a jamais « eu lieu » dans la « réalité », dont le seul lieu réel est le discours où elle se déploie.49(*)

    Aussi, sans nullement amoindrir le souci de la vraisemblance et de l'« effet de réel »50(*), sans rompre avec l'écriture autobiographique - puisqu'« il ne s'agit plus de travestissement, mais d'une traversée de la vérité vers la fiction »51(*), d'une « fausse fiction, qui est histoire d'une vraie vie »52(*) - l'autofiction problématise la relation entre la biographie et la narration. Elle fictionnalise ouvertement, à partir de données référentielles, « d'événements et de faits strictement réels »53(*), mais disparates, informes et contingents, l'expérience vécue, et ce, en la brodant par l'imagination et en tissant une unique « ligne de vie »54(*), « une ligne de fiction »55(*) propre pour chaque autofiction ou « roman vrai ».

    J'ai ma recette. [...] UN ROMAN VRAI. Ça fait coup double. On chatouille l'imagination. On certifie que l'imaginaire est véridique. Jouissance double : le rêve et la réalité. Bien sûr, il y a l'art et la manière de débiter. Si on se dépiaute, il faut savoir tailler dans les chairs. Même et surtout si ça fait mal. Dégraisser la banalité du quotidien, garder le nerf, la nervure de la vie. Tout dépend comment on la découpe. Ça ne se fait pas tout seul. L'existence donne

    un coup de main, l'écriture un coup de pouce. Question de doigté.

    [Le Livre brisé, Grasset, 1989, p. 65.]56(*)

    Tout l'art du romancier consiste à « transmuter »57(*) par l'écriture la vie en récit, la réalité en fiction, la matière biographique en tissu narratif, en matière poétique (au sens large de la « poêsis ») ou fantasmatique, à se métamorphoser par l'affabulation en héros du quotidien ; en somme, à faire entrer son existence dans l'espace romanesque.

    D'une part, il s'agit pour chaque oeuvre de convertir le temps de la vie en temps de la narration, de choisir une période de vie (« trancher », pour reprendre la métaphore culinaire), de sélectionner les éléments biographiques pour en éliminer l'insignifiant et les éléments gênants (« dépiauter », « dégraisser »), et de condenser cette période (« garder le nerf »)58(*). Par exemple, Fils (Galilée, 1977) réduit une dizaine d'années en une journée et Un amour de soi (Hachette-Littérature, 1982) résume huit ans, passés aux États-Unis. La structure même des récits illustre l'intention de l'affabulation, de la composition romanesque chez Doubrovsky ; les éléments référentiels sont, à l'exception du premier volume La Dispersion (Mercure de France, 1969) qui ne contient ni chapitre ni partie, disposés selon un système titulaire qui ne ressemble en rien à celui d'une autobiographie canonique, comme : « I. L'enfance », « II. L'adolescence », « III. L'âge adulte » et « IV. La vieillesse ». À titre d'exemple, nous pouvons nous référer aux intertitres de Fils et à leurs assemblages phoniques, par l'allitération (« Strates »/« Streets »59(*)), l'assonance (« Rêves »/« Chair »59) et l'homophonie (« Chair »/« Chaire ») ; ou encore à ceux d'Un amour de soi, agencés selon une composition fuguée, où se suivent « Prélude », « Fugue » (soit l'exposition), les douze « Spirale[s] » (le développement et la strette) et « Coda » (la conclusion)60(*) : l'agencement de ces intertitres d'Un amour de soi annonce que l'univers diégétique sera constitué d'un « sujet » et d'un « contre-sujet », qui sont l'amour et sa désillusion - sentiments représentant la nature de la relation entre les deux personnages principaux, Doubrovsky (l'« énoncé ») et Rachel (la « réponse »). Aussi, le contenu figuratif se réduit pour l'essentiel à la vie que Doubrovsky partage avec l'une de ses conjointes ou concubines (et plus accessoirement avec ses parents et ses deux filles, Renée et Cathy), c'est Élisabeth dans La Dispersion (1969) et dans Fils (1977), Rachel dans Un Amour de soi (1982), Ilse dans La Vie l'instant (1985) et dans Le Livre brisé (1989), et une Française (« elle ») dans L'Après-vivre (1994). De plus, même si les scénarios peuvent globalement se réduire à la rencontre, à la relation amoureuse et à la séparation (dramatique ou tragique) entre l'auteur-narrateur-personnage et l'une de ses compagnes, l'argument organisateur de toute l'oeuvre est principalement « chromatique »61(*), c'est-à-dire « limité à l'unité d'une ambiance », à l'état d'âme, psychologique et mental de Doubrovsky, à partir duquel s'entremêlent les fils « d'événements et de faits » et les gammes de pensées, d'émotions et de souvenirs, composites, fragmentés et ressassés, comme dans l'écriture de Cl. Simon62(*) ou dans la musique sérielle. Pour l'essentiel, cet argument est le traumatisme de la seconde guerre mondiale et les émois d'une liaison amoureuse (La Dispersion), le deuil du fils pour sa mère et l'exploration des rêves (Fils), le drame de la désillusion amoureuse (Un amour de soi), les impressions fugitives (La Vie l'instant), le drame des conflits et de l'usure du couple (Le Livre brisé), le deuil de l'époux, les inquiétudes d'une rencontre amoureuse et le drame du vieillissement (L'Après-vivre).

    D'autre part, il s'agit de rendre l'émotion, de donner à l'énoncé narratif une expression, une intensité, et ce, au moyen d'un constant travail du style - maintes fois exhibé par le discours auctorial intradiégétique -, qui s'effectue le plus souvent sur le mode du jeu du son et du sens des mots - par exemple, le seul titre Fils se révèle polysémique par homonymie, puisqu'il peut désigner aussi bien le pluriel de « fil », soit la métaphore du tissage (si, du point de vue phonétique, l'on considère que la consonne finale est liquide), que la filiation parentale (si l'on considère que la consonne finale est sifflante)63(*). Aussi, la diction de Doubrovsky, influencée par les techniques de la psychanalyse et par les récits autobiographiques de Leiris64(*), se caractérise par les associations libres et la « friction » des mots, et, proche en cela de l'écriture célinienne, par la dislocation de la phrase et la rupture de la syntaxe. Cet extrait de la définition de l'autofiction donnée par notre auteur est tout à fait révélateur : « Rencontres, fils des mots, allitérations, assonances, dissonances, écriture, d'avant ou d'après littérature, concrète, comme on dit musique. »65(*) En « céd[ant] l'initiative aux mots » (pour reprendre la formule de Mallarmé)66(*), en jouant avec leur signifiant, en donnant libre cours aux divagations, Doubrovsky crée une musique atonale - sorte de monologue intérieur parfois proche du « délire verbal » - qui se veut rompre avec le « beau style »67(*) et l'omniscience de l'autobiographe ou du romancier traditionnel. La stylistique de Doubrovsky exprime la perspective limitée et indépassable, la vision réductrice, subjective et fragmentée de l'auto(bio)graphe, sa mémoire anxieuse et son acte névrotique, angoissé, pour atteindre la « transparence intérieure » et les « limites du dicible »68(*) et de l'inconscient. Elle est l'expression d'une aventure intérieure dans laquelle l'auteur cherche la part d'inconnu que révèle en soi l'écriture. Il s'explore et se (re)crée une nouvelle vie par et dans le langage. Par l'expérience même de l'écriture, Doubrovsky est à la fois créateur et créature de son récit. En cela, il illustre parfaitement les considérations de G. Gusdorf qui, dans son importante étude philosophique, Lignes de vie, constate que l'écriture du récit de soi est une expérience en soi et que l'ordre réel d'un tel récit ne semble pas être Auto-Bio-Graphie mais plutôt Graphie-Bio-Auto69(*). Dans ces conditions, notre « autofictionnaire »/« autoficteur » s'engage dans une expérience scripturaire, ou tout du moins résolument romanesque, où l'écriture l'emmène toujours au-delà d'un projet initialement prévu, où l'écriture d'une histoire se transforme en une histoire de l'écriture, ou, pour citer Doubrovsky, le lecteur assiste au passage du « langage d'une aventure à l'aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau »70(*).

    2. Le Livre brisé : problématique et hypothèses

    Se limiter à ces quelques remarques théoriques et poétiques sur l'autofiction reviendrait à donner une interprétation incomplète de l'oeuvre de Doubrovsky. En effet, il s'avère qu'au fil du temps celle-ci connaît une évolution, voire une transformation, dans laquelle le « narrateur prend ses distances avec son néologisme sans le renier complètement », écrit J. Lecarme71(*). H. Jaccomard fait ce même constat : « Serge Doubrovsky renonce peu à peu à son pacte d'origine comme le prouve la progression sur les cinq [premiers] volumes »72(*). C'est pourquoi, nous nous proposons d'analyser plus particulièrement le cinquième volume, Le Livre brisé, qui, rien que par son titre, interpelle qui connaît déjà les récits de Doubrovsky. Contrairement aux autres volumes : Fils, Un amour de soi, La Vie l'instant et L'Après-vivre - seul le premier, La Dispersion, fait exception -, le titre Le Livre brisé porte effectivement plus sur la forme que sur le fond, plus sur le « livre » lui-même, plus précisément sur sa « brisure », que sur l'expérience vécue de l'auteur-narrateur-personnage, même s'il peut malgré tout, malgré la présence de l'article défini « le » et l'absence de l'adjectif possessif « mon », sous-entendre l'expression « coeur brisé »73(*) ou même, par la reprise de l'assonance en [i], « vie brisée », qui fait écho avec le titre du volume suivant, L'Après-vivre. Qu'est-ce à dire ?

    Si l'on s'en remet à la critique littéraire, la « brisure » de ce « livre » est, comme nous venons de le voir, l'indice du fait que notre auteur se désolidarise d'avec son autofiction. Reprenons par exemple les dires de Jaccomard. En faisant suite aux analyses de Lejeune74(*), elle avance que cette autofiction est, du fait de son « étiquetage » (« roman »), « un refus des responsabilités morales et juridiques qui accompagnent le pur pacte autobiographique »75(*). De ce fait, en arrive-t-elle à s'interroger sur ce « que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky » et à constater que, dans ce livre, « le jeu de la vérité fait un retour en force : il ne s'agit plus de fuir ses responsabilités d'auteur mais de les étaler au grand jour ».76(*) Ainsi, ce livre ruinerait les fondements mêmes de l'autofiction et avec elle le « pacte romanesque ». Mais, à y regarder de plus près, ne pouvons-nous pas remarquer que l'auteur n'a, pour autant, nullement rompu avec ce « pacte romanesque » et que Le Livre brisé (Prix Médicis 1989) conserve, au même titre que les autres volumes, l'indication générique « roman » en page de couverture et en page de titre ?

    Il convient de retenir, comme le laisse supposer le « titre-métaphore », que le « livre » est « brisé » en deux parties disjointes et qu'il rompt à son centre le projet autofictif jusqu'alors élaboré, pour se réorienter vers un récit plus proche de l'autobiographie canonique, fondée sur la traditionnelle question de la vérité, de la sincérité et de l'authenticité. Comme l'indique également le mouvement de la création chez Doubrovsky, mouvement illustré par la structure même de la narration, à savoir l'absence d'une division en chapitres dans la deuxième partie « Disparition », qui contraste avec les treize chapitres de la première partie « Absences », il apparaît qu'arrivé à celle-là le narrateur n'a plus l'entière maîtrise de son histoire et de son discours, qu'il subit autant qu'il choisit cette brisure77(*). Mais, peut-on pour autant ignorer ce « pacte romanesque » et affirmer qu'il s'agit finalement d'une autobiographie comme les autres ?

    Par conséquent, nous apporterons quelques nuances aux conclusions faites par Jaccomard, car l'opposition radicale qu'elle énonce entre le récit autofictionnel et Le Livre brisé occulte précisément ce « pacte romanesque ». Ainsi, l'étude de ce récit nécessite de revenir sur cette brisure et de reconsidérer ce roman en tant que tel, puisqu'il s'agit, par une « mise en abyme »78(*), d'un roman réflexif, c'est-à-dire d'un roman du « livre » qui se « brise » et plus précisément d'une critique du roman dans le roman. D'ailleurs, Sartre y verrait très certainement un « anti-roman », car « il s'agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu'on semble l'édifier, d'écrire le roman d'un roman qui ne se fait pas, qui ne peut pas se faire »79(*) et qui, pour le nôtre, va jusqu'à se briser. Dans ces conditions, nous pouvons émettre l'hypothèse que le propre du Livre brisé est d'être ni une autofiction, ni une autobiographie, mais un roman et une autobiographie, soit un roman-autobiographie80(*) - puisque le récit conserve son statut de roman et se dirige de plus en plus, au fil des pages, vers le genre autobiographique, on assiste à une superposition des deux genres -, et ainsi d'être non pas une brisure du « pacte romanesque » mais plutôt une brisure des fonctions et des résultats attendus d'une telle écriture. C'est pourquoi, un attachement particulier doit être accordé aux raisons pour lesquelles cette écriture est sciemment bouleversée, et par conséquent, aux bouleversements quant aux intentions de l'auteur, car, en effet, l'autofiction répond à des intentions et à des projets précis sur lesquels il convient de revenir. Pour ce faire, nous retiendrons un projet central et deux autres consécutifs à celui-ci.

    De même que chez Colette (pour ne prendre qu'un exemple parmi tant d'autres romanciers), mais pour des raisons qui sont évidement particulières à celle-ci, ce qu'a très justement observé L. Baladier81(*), on peut légitimement trouver chez Doubrovsky et dans son dessein d'une écriture autofictive un projet existentiel. Ce projet part chez notre auteur d'une réflexion sur la condition métaphysique de l'homme qui définit l'être-soi comme fondamentalement « fictif » :

    L'évidence cartésienne n'est pas détruite, mais réduite à l'instantanéité, la ponctualité pure. Si je pense, je suis, c'est sûr. Mais, sans l'aide de Dieu, ce que j'ai été, ce que j'ai pensé se dissout dans l'incertain, le probable, l'imaginaire. Descartes dirait : imagination. Je dirai : fiction. « Je suis un être fictif » n'est pas une formule littéraire, c'est une vérité existentielle.82(*)

    Aussi, à travers la dialectique du récit autobiographique et de la narration romanesque, Doubrovsky élabore dans chacun de ses récits le projet d'analyser lucidement et de « réincarne[r] »83(*) fictivement cet être-soi « fictif », et ce faisant, de créer un sens clair à son être et à son vécu, et d'extraire de cet « être fictif » une matière de roman à inspiration poétique et lyrique.84(*)

    Pour chaque roman, Doubrovsky vise, par la fictionnalisation, à ressaisir la dernière étape de sa vie - époque encore récente qui concerne déjà l'« être fictif » et passé -, à dépasser les situations auxquelles il a été confronté, à dominer en tant qu'auteur son expérience vécue (celle désormais du personnage-narrateur), à marquer une période de conversion et le passage à une nouvelle existence, mais aussi à surmonter ses nostalgies (de son enfance passée auprès de sa mère - décédée le 26 février 1968 -, de ses amours perdues), et par l'écriture, à libérer ses maux et ses traumatismes de guerre. À ce premier projet se mêle alors un second, qui est le projet thérapeutique. Parce que son écriture lui assure une vitalité et un équilibre, il confère aux mots un pouvoir salvateur :

    Corneille, fort longtemps avant Freud, avait remarqué : À raconter ses maux, souvent on les soulage. Mais, comme la parole, le soulagement qu'elle apporte risque d'être éphémère. Par écrit, on est inscrit. Plus important encore, par écrit, notre vie prend sens. [Le Livre brisé, p. 257]

    Il attribue alors à son écriture un pouvoir de conquête sur son être, c'est-à-dire une vérité personnelle, lucide et assumée. Pour preuve, nous pouvons nous référer à la citation suivante, où Doubrovsky établit un lien de similitude entre son autofiction et la cure psychanalytique :

    L'autofiction, c'est sans doute là qu'elle se loge : image de soi au miroir analytique, la « biographie » que met en place le processus de la cure est la « fiction » qui se lira peu à peu, pour le sujet, comme l'« l'histoire de sa vie ». La « vérité », ici, ne saurait être de l'ordre de la copie conforme, et pour cause. Le sens d'une vie n'existe nulle part, n'existe pas. Il n'est pas à découvrir, mais à inventer, non de toutes pièces, mais de toutes traces : il est à construire. Telle est bien la « construction » analytique : fingere, « donner forme », fiction, que le sujet s'incorpore. Sa vérité est testée comme la greffe en chirurgie : acceptation ou rejet. L'implant fictif que l'expérience analytique propose au sujet comme sa biographie véridique est vrai quand il « marche », c'est-à-dire s'il permet à l'organisme de (mieux) vivre.85(*)

    En outre, on peut trouver chez Doubrovsky et à travers le jeu du miroir et de la fiction un troisième projet qui se joint au premier et qui est le projet narcissique, car cette autofiction est aussi « autofriction, patiemment onaniste »86(*). En somme, elle doit répondre à « une question majeure »87(*) qui est le besoin d'« un amour de soi ». L'extrait suivant, tiré d'un article autocritique de Doubrovsky, est tout à fait révélateur :

    [...] la notion d'« autofiction » ou de « roman vrai » répond à une demande d'amour [...]. Là où l'autobiographie classique avait valeur apologétique, l'autofiction aurait ainsi valeur séductrice.

    La personne qu'il s'agit de séduire, avant d'être le lecteur éventuel, la femme aimée, c'est surtout l'auteur lui-même. Loin d'être projection d'une autosatisfaction, le projet autofictif est compensation, par le biais de la fictionnalisation d'un profond ennui, voir de dégoût (cf. « In vino » [le titre d'un chapitre du Livre brisé]) de soi, d'un rejet de sa propre existence, à laquelle il va falloir refaire sinon une beauté, du moins retrouver un intérêt.88(*)

    Ainsi, Doubrovsky entretient avec son double diégétique une relation spéculaire. Pour qu'un ouvrage autofictionnel soit véritablement mené à terme, il faut que l'auteur parvienne à un reflet spéculaire avec le personnage romanesque et, grâce à celui-ci, à un dévoilement et à une possession de son être. Il ne s'agit pas simplement d'un retour dans le passé mais d'une construction de l'être-moi faite au jour le jour, d'une « conquête existentielle »89(*) faite au fur et à mesure des étapes de la vie et de l'oeuvre, pour qu'enfin, ensembles, l'auteur et son double romanesque finissent par se confondre et s'engager dans une vie nouvelle, dans un avenir. C'est par exemple Un amour de soi qui, après 380 pages, après des relations tendues et la séparation entre le protagoniste et Rachel, débouche, au dernier paragraphe, sur la rencontre amoureuse avec Ilse, et de ce fait, sur un nouveau projet de vie, sur un avenir prometteur. Ainsi, contrairement à l'autobiographie traditionnelle, l'autofiction n'est pas seulement une rétrospection, elle est aussi et avant tout une prospection.

    Maintenant que l'évolution de l'oeuvre de Doubrovsky est relevée, que le « pacte romanesque » est retenu et que le projet fondamentalement existentiel (et thérapeutique et narcissique) pour le concept d'autofiction est défini, il devient possible de relire Le Livre brisé, et de le considérer non pas comme une pure autobiographie mais comme un roman-autobiographie. Il apparaît bien que si l'autofiction trouble l'autobiographie traditionnelle, ce roman trouble l'autofiction. En effet, Le Livre brisé révèle les perturbations de l'autofiction et de la « conquête existentielle » qui ont pour effet la brisure dans la relation spéculaire entre Doubrovsky et son double diégétique. Pour le démontrer, cette étude procédera à l'examen : des perturbations de l'autofiction ; de la brisure de la symbiose entre fiction et autobiographie ; et du reflet contradictoire, d'une part fantasmatique/autofictionnel et d'autre part réel/autobiographique, de l'auteur.

    Première partie

    LES PERTURBATIONS DE L'AUTOFICTION

    Afin d'appréhender la perturbation de l'autofiction, il convient tout d'abord de (re)préciser quelques points.

    Bien que retraçant son expérience vécue, Doubrovsky laisse jouer son imagination dans le cadre de chaque ouvrage. Cette expérience, que l'autobiographe tente de rapporter à travers la fragilité de sa mémoire, est dans l'autofiction reprise et modifiée en fonction de cette imagination. Mais celle-ci n'est pas pure invention de soi, de son identité et de son existence, elle est avant tout compensation et dépassement de la fragilité et des lacunes de sa mémoire. Il s'agit tout d'abord de rassembler ses souvenirs composites et fragmentés, et de combler ses « Trou[s] de mémoire » (pour reprendre le titre du premier chapitre du Livre brisé) :

    `Fiction, de faits et d'événements strictement réels.' Fragments épars, morceaux dépareillés, tant qu'on veut : l'autofiction sera l'art d'accommoder les restes. Comme la psychanalyse, d'ailleurs, par le biais de la théorie, arrive à sa propre construction. L'autofiction produira, par le canal de l'écriture, son propre texte.90(*)

    Par le travail d'écriture, par la transposition de son vécu en une histoire fictionnelle, soit par l'agencement des faits et des événements de sa biographie selon un argument, un scénario et un cadre spatio-temporelle qui « serv[ent] de fourre-tout à la mémoire »91(*), Doubrovsky recompose son passé (à la page 105 du Livre brisé, il est justement question d'un « passé recomposé »). En d'autres termes, il recouvre ce passé moins à travers la remémoration qu'à travers la fictionnalisation. La vérité qu'il propose n'est alors pas de l'ordre de l'autobiographie pure, c'est-à-dire de la « copie conforme » (selon la terminologie de Lejeune92(*)), soit de l'adéquation référentielle, mais de l'ordre de l'autofiction ou du fantasme, d'où le pacte romanesque et le « je soussigné » (toujours selon la terminologie de Lejeune93(*)). Contrairement à l'autobiographe, l'auteur de l'autofiction ne prétend pas à une vérité objective, mais à une vérité toute personnelle. Tout comme le psychanalyste peut construire sa vérité « par le biais la théorie », l'auteur de l'autofiction construit sa vérité « par le canal de l'écriture ». Ainsi, à travers son autofiction, Doubrovsky accède à une « conquête existentielle », c'est-à-dire à une possession, à une analyse lucide et à une vérité assumée sur son être. C'est pourquoi, l'autofiction n'est pas sans rapport avec la psychanalyse94(*), comme l'affiche clairement la citation ci-dessus. Ce rapport est encore plus évident dans les deux articles autocritiques de Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse » (art. cit.) et « Autobiographie/vérité/psychanalyse » (art. cit.), et dans le scénario même de Fils.

    Fils a pour cadre fictif une journée et pour trame fictionnelle le travail d'analyse de quelques « vrais »95(*) rêves ; cette journée débute sur la prise en note d'un des rêves (présenté à la page 71) du personnage-narrateur, se poursuit entre onze et douze heures par une séance psychanalytique et par l'analyse de ce rêve (au troisième chapitre, celui au coeur de l'ouvrage, « Rêve »), et se clôt en début de soirée sur un cours universitaire et sur la reprise de cette analyse, à travers une étude de Phèdre (1677) de Racine (au dernier chapitre, « Monstre »). En cela, Fils se présente, si l'on peut dire, comme une version romanesque de Die Traumdeutung (1900 ; traduit en 1926 par La Science des rêves, puis en 1967 par L'Interprétation des rêves) de Freud. Quoi qu'il en soit, Freud, son oeuvre et sa psychanalyse constituent ici, pour l'écriture autofictionnelle, un fil conducteur et une base théorique, et pour la « conquête existentielle », un modèle idéal.

    Il apparaît que, concernant Le Livre brisé, le modèle est moins Freud que Sartre et que la fiction est moins psychanalytique qu'existentialiste. En effet, dans ce roman, l'autofiction entretient des rapports étroits avec Sartre, son oeuvre et sa philosophie. Ils y occupent même une place centrale, au point que, dans la première partie, le chapitre 4 a pour titre « Sartre » et que les chapitres 4, 6 (« Fondement »), 8 (« Maîtrise ») et 10 (« In vino ») ont pour principal sujet cet écrivain, l'homme et son oeuvre. Mais si cette dernière prend une telle importance, c'est que Doubrovsky veut montrer combien elle reflète sa propre entreprise d'écriture. Il écrit justement à propos de Sartre, à la page 26 de son article « Sartre : autobiographie/autofiction », que ce « qui traverse cinquante ans d'écriture et plus de quinze mille pages », c'est le « désir » de « maîtrise absolue du sens, [de] réappropriation de soi et du monde par la philosophie et l'écriture littéraire »96(*). Il nous est alors possible de saisir avec pertinence les raisons pour lesquelles notre auteur emprunte la voie de Sartre : grâce à celle-ci, il peut espérer mener à terme son autofiction et avec elle son projet existentiel.

    Aussi, le procédé qui consiste à insérer dans le roman des extraits d'oeuvres littéraires n'est pas nouveau. Déjà dans Fils, notre auteur introduisait Phèdre de Racine. Comme il a été dit ci-dessus, cette tragédie fait l'objet d'une explication de texte, mais le lecteur peut aisément percevoir qu'à travers elle, Doubrovsky s'identifie successivement aux personnages de Phèdre, de Thésée, d'Aricie, d'Hippolyte et du monstre.97(*) De la même façon, sont insérés dans la première partie du Livre brisé, et ce dans le cadre (fictionnel) de la préparation d'un cours, quelques propos sur La Nausée (1938) de Sartre et surtout une longue analyse des Mots (1964). Par ce procédé, Doubrovsky tente de s'identifier à Roquentin- Sartre98(*) et à Poulou.99(*) Dès lors, il nous est permis de mieux comprendre l'objectif de cette identification : grâce à celle-ci, notre auteur souhaite pouvoir donner une image déformée, reformée de lui-même, construire son double diégétique comme personnage romanesque et entretenir avec lui une relation spéculaire.

    Par conséquent, une attention toute particulière doit être portée aux relations qui s'établissent entre le projet existentiel et le modèle sartrien que Doubrovsky utilise pour écrire son autofiction. En effet, ces relations semblent être à l'origine des perturbations de l'autofiction et de celles de la création du double diégétique.

    1. LA FICTION SARTRIENNE

    1.1. Lecture et écriture chez Doubrovsky : la voie sartrienne

    Dès la parution de ses écrits, c'est-à-dire depuis la publication de son recueil de nouvelles Le Jour S (Mercure de France, 1963) et de sa thèse Corneille et la dialectique du héros (Gallimard, 1964) Doubrovsky n'a cessé de mener de front la lecture critique et l'écriture romanesque. Mais précisément à cause de cela, il s'est créé entre ces deux activités une influence réciproque. En effet, dès le début des années 1970, Doubrovsky entreprend en même temps une étude psychanalytique de l'oeuvre proustienne La Place de la madeleine : écriture et fantasme chez Proust (Mercure de France, 1974) et une écriture romanesque Fils (1977), de sorte que M. Miguet-Ollagnier remarque que « chacun de ces deux livres reflète partiellement les préoccupations de l'autre et qu'ils se sont mutuellement engendrés. »100(*) Aussi, se produit-il le même phénomène lorsque dans les années 1980, Doubrovsky reprend et développe quelques unes de ses études critiques dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre (1988), et rédige son roman Le Livre brisé (1989).101(*) Cette influence réciproque devient telle que dans ce dernier roman lecture et écriture finissent par se confondre et ne faire plus qu'un.

    Si la lecture critique joue un aussi grand rôle dans l'écriture du Livre brisé, c'est qu'il s'est instauré un rapport singulier entre Doubrovsky et l'oeuvre qu'il étudie, comme le révèle déjà Autobiographiques : de Corneille à Sartre. Cet ouvrage se compose de deux parties distinctes : la première a pour titre « Rétrospections » et pour objet d'analyse les oeuvres de Corneille et de Proust, et l'autofiction dans Fils ; la seconde, « Prospections », est exclusivement consacrée au double emploi (fictionnel et autobiographique) du « je » chez Sartre. Par cette bipartition, Doubrovsky marque une époque de changement personnel - d'un côté, il fait en quelque sorte le bilan de ses travaux sur Corneille et Proust ; de l'autre, il en vient à se tourner exclusivement vers Sartre - et inscrit dorénavant son « engagement personnel »102(*) dans ses lectures des écrits sartriens.103(*) Pour preuve, nous retrouvons dans Le Livre brisé :

    Sartre, pour moi, n'est pas n'importe quel écrivain. C'est moi, c'est ma vie. Il me vise au coeur, il me concerne en mon centre. Corneille, Racine, après trois siècles, ne sont plus personne. Des oeuvres sans auteurs, des mythes. J'adore en eux des fantômes. Proust, ses duchesses, déjà enterrés avant ma naissance. J'ai remâché avec joie sa madeleine, je lui dois d'infinis bonheurs tardifs. Mais Sartre. Ses livres ont jalonné mon existence. [p. 71] 

    Rien que par cet extrait, on peut remarquer combien ses liens avec Sartre sont devenus exclusifs et combien son admiration pour celui-ci l'a rendu quasi insensible à tout autre écrivain. D'ailleurs, les rapports qu'il entretient avec lui sont tels qu'il les compare lui-même à une solide amitié, voire même à une liaison amoureuse :

    Un auteur qu'on aime fait autant partie d'une vie qu'un ami, qu'une femme aimé. Les rapports qu'on tisse avec lui, au fil des ans, font partie du tissu intime. [p. 149]

    Cette intimité est encore plus explicite quand pour décrire sa rencontre avec l'homme et sa lecture de l'oeuvre il utilise la métaphore sexuelle104(*) : « Je suis ravi. Au septième ciel. » [p. 71] ; « Je plane. Avec un texte pareil, je m'envoie aussitôt en l'air. » [p. 111] ; « Chaque fois que je le lis, je jouis. » [p. 74]. Mais cette métaphore est sans surprise si l'on se réfère justement, comme le fait Doubrovsky, à la théorie sartrienne sur la littérature et sur la nature des rapports entre auteur et lecteur : « Qu'est-ce que la littérature ? Le rapport de l'auteur au lecteur est analogue à celui du mâle à la femelle. » [p. 114].105(*)

    Dès lors, les oeuvres de Sartre ne sont pas sans influencer Doubrovsky-lecteur/Doubrovsky-auteur de l'autofiction : « Des morceaux de son oeuvre, je me les suis tellement assimilés, ils coulent dans mon sang, dans mon corpus. » [p. 73]. Plus précisément, cette lecture est présentée par notre auteur comme essentiellement féconde pour l'élaboration de son miroir autofictionnel, pour la recomposition de son expérience vécue et pour sa « conquête existentielle », ce que confirme l'extrait suivant : « Ma vie. La réelle, l'imaginaire, je l'ai retrouvée, transsubstantiée mais quintessentielle, à chaque étape, en lisant Sartre. » [p. 152]. De ce fait, en arrive-t-il à suivre les traces de Sartre pour composer son roman Le Livre brisé qui, selon ses propres dires, est un « ouvrage imprégné jusqu'aux moelles de Sartre »106(*) : « Ses bouquins m'ont éclairé à mesure, guidé comme des phares. Il n'a pas évité tous les écueils, qu'importe. Son itinéraire balise mon trajet. » [p. 72]. On peut alors affirmer que la lecture et l'écriture répondent au même besoin, puisqu'elles sont toutes deux motivées par le désir d'« [avoir] rendez-vous avec [soi]-même » [p. 253], comme le révèlent les deux citations suivantes, où prédomine le lexique de l'eau, métaphore de l'écriture : 

    [...] j'ai hâte d'étancher ma soif. De moi, d'émois, de mots. Je cours me rejoindre dans mon oasis, j'ai besoin de m'abreuver à la fontaine où je coule de source. [p. 254] 107(*)

    Toujours m'irrigue. J'ai besoin, de temps à autre, de m'y retremper. Dans son flux intarissable de mots, dans sa jaillissante coulée. J'y puise des forces, une vertu baptismale, [Sartre] me ranime. Si je reste trop longtemps loin de lui, je suis en manque d'ablutions sartriennes. À sec. [p. 149] 18

    Ainsi, ce lexique met en évidence le parallélisme des démarches de lecture et d'écriture, et révèle encore que l'écriture de Sartre permet à Doubrovsky de poser les bases de sa propre écriture. Celle-là est le point d'ancrage de celle-ci ; l'oeuvre de Sartre aide notre auteur à s'engager dans l'écriture autofictionnelle ou, pour reprendre la métaphore, à « lev[er] l'encre » [p. 255] :

    Quelque part entre l'Être et le Néant et la Nausée, l'Imaginaire et le Mur. C'est là que je suis arrimé, là que je m'encre. C'est dans son flot d'écriture.[p. 74]18

    Plus encore, cette oeuvre lui permet d'appréhender son existence :

    Je n'ai cette relation d'existence avec aucun autre écrivain. Justement, parce qu'il a sans cesse tenté de penser, dans la totalité de ses dimensions, rien que ça, qu'une chose : l'existence. [p. 149-150]

    De ce fait, ne serait-ce qu'en feuilletant Le Livre brisé, le lecteur peut aisément retrouver nombre de citations de Sartre, toutes insérées en caractères italiques, et s'il persiste à parcourir ce roman, il peut s'apercevoir que notre auteur emprunte largement la voie de Sartre pour parler de lui-même, pour élaborer son autofiction et pour parvenir à la « conquête existentielle ».

    1.2. De la crise existentielle au salut par l'écriture : le modèle de La Nausée

    Les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie « Absences » du Livre brisé se réfèrent très largement à La Nausée, car, comme dans ce roman, le récit y a la forme du journal intime. Précisément, le « prière d'insérer » de l'éditeur indique en quatrième page de couverture : « le journal de l'auteur [...] est sa version fin de siècle de la Nausée, où il explore sa solitude ». Rappelons pour mémoire l'incipit du roman de Sartre : « Le mieux serait d'écrire les événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir clair. ». Aussi, le narrateur-personnage de ces chapitres se révèle une réplique exacte du personnage de La Nausée, Roquentin. Sartre, ou ce qui apparaît plutôt comme son fantôme, lui déclare à la fin du chapitre 10  « In Vino » : « dis donc, mon bonhomme, on a des nausées, on se prend pour Roquentin ? » [p. 217]. Ainsi, Doubrovsky nous signale que son récit est tiré de son vécu quotidien, ce que le choix de cette forme fait ressortir, non pas dans le sens où elle constituerait son journal personnel, mais dans le sens où elle est l'expression de sa situation au présent de l'écriture, c'est-à-dire de sa solitude et de sa crise existentielle, lors desquelles il éprouve à l'égard de lui-même une sorte de « nausée ». Par cette référence au roman de Sartre, Doubrovsky nous montre qu'il utilise la « clé » donnée par Roquentin-Sartre, à savoir « la clé de l'Existence, de [ses] Nausées, de [sa] propre vie » [p. 107]. Plus encore, par cette identification à Roquentin, il nous révèle précisément les raisons pour lesquelles il a été amené à écrire.

    Dans ces chapitres, Doubrovsky est seul à Paris, séparé de sa conjointe, Ilse, qui est partie pour Londres ; tout comme Roquentin, est seul à Bouville - même s'il entretient avec Anny des relations amoureuses qui de toute façon finissent par échouer. Cette solitude n'est pas sans conséquences, puisqu'elle contribue amplement à un accès d'angoisse ou de crise existentielle. En effet, en l'absence du regard de sa compagne, de l'« être-pour-autrui » (pour utiliser la terminologie sartrienne), Doubrovsky n'arrive plus à se saisir, ni à se définir. Son « je » s'évide de sens et se désagrège. En cela, sa situation rejoint sans conteste celle de Roquentin. Pour illustrer notre propos, nous pouvons mettre en parallèle les deux extraits suivants :

    Qui se souvient de moi ? Peut-être une lourde jeune femme, à Londres... Et encore, est-ce bien à moi qu'elle pense ? [...]

    À présent, quand je dis « je », ça me semble creux. Je n'arrive plus très bien à me sentir, tellement je suis oublié. Tout ce qui reste de réel, en moi, c'est de l'existence qui se sent exister. [...] Personne. Pour personne, Antoine Roquentin n'existe. Ça m'amuse. Et qu'est-ce que c'est que ça, Antoine Roquentin ? C'est de l'abstrait. Un pâle petit souvenir de moi vacille dans ma conscience. Antoine Roquentin... Et soudain le Je pâlit, pâlit et c'en est fait, il s'éteint. [La Nausée, Bibl. de la Pléiade, p. 200]

    Impossible d'être impassible : comme un drogué, je suis en manque d'épouse. Sa voix tendre, modulée, qui me susurre, chéri, comment vas-tu ?, qui me rassure, je pense tellement à toi. Pas pour vivre que j'ai besoin d'elle. Pour autre chose : pour exister. J'ai le Cogito tordu, empêtré dans le pour-autrui : elle pense à moi, donc je suis, voilà ma formule. Sinon, je ne suis pas certain d'être. Il me faut des certitudes. Je veux en avoir le coeur net. J'EXISTE OU JE N'EXISTE PAS. Pour elle, par elle. [Le Livre brisé, p. 153]

    Aussi, cette prise de conscience, cette présence à soi (pour parler en termes sartriens), amène S. Doubrovsky au constat que la connaissance de lui-même lui échappe - « Si je songe à moi, un pur rêve. » [p. 214] - et que l'accès à l'être-soi n'est qu'une « illusion rétrospective » [p. 159]108(*) - « Si j'essaie de me remémorer, je m'invente. Sur pièces, de toutes pièces. » [p. 214]. En d'autres termes, il ne peut se définir autrement que comme un être en « manque de substance »109(*), c'est-à-dire comme un être déclarant : « JE SUIS UN ÊTRE FICTIF. » [ibid.]. À ce sujet, Sartre écrit en 1933-1934 - c'est-à-dire au moment même où il achève la seconde version de La Nausée -, dans La Transcendance de l'Ego (esquisse d'une description phénoménologique) : « Tout se passe donc comme si la conscience constituait l'Ego comme une fausse représentation d'elle-même [...] »110(*). Dans ces conditions, le cogito, ergo sum de Descartes n'est plus ressenti comme un critère sûr de connaissance, car cette coïncidence de soi à soi n'existe plus, si ce n'est dans un mouvement infini où l'être se perd peu à peu111(*), ce que Doubrovsky expérimente douloureusement dans ces quelques lignes :

    Rien. De la pensée qui se pense, ça ne fait personne. Je pense, donc, de la rigolade, pas une consolation du tout, prouve pas du tout que JE suis, simplement, il y a de la chose, quelque chose qui pense. Suis dedans, vaguement, quelque part, mais où. [Le Livre brisé, p. 214]

    En cela, il se fait l'écho de Roquentin, comme le montre l'extrait suivant, où le cogito cartésien est largement parodié :

    Je suis j'existe je pense donc je suis ; je suis parce que je pense, pourquoi est-ce que je pense ? je ne veux plus penser je suis parce que je ne veux pas être, je pense que je... parce que... pouah ! [La Nausée, op. cit., p. 120]

    Ainsi, à travers cette prise de conscience de soi, Doubrovsky fait, comme Roquentin, l'expérience du non-être ou du néant - en terme sartrien, on dirait plutôt la « contingence » [La Nausée, p. 155], c'est-à-dire l'expérience d'une existence gratuite et sans fondement. Son existence lui apparaît accablante, absurde - « de trop » [La Nausée, pp. 152 et 201] -, et il éprouve à l'égard de lui-même une profonde aversion, une « nausée » [p. 215]. Pour cette raison, il transparaît entre l'autoportrait de Doubrovsky [p. 214-215] et celui de Roquentin [La Nausée, p. 22-24] des similitudes flagrantes. Tout comme pour Roquentin, lorsqu'il se trouve devant le miroir, Doubrovsky ne se reconnaît plus, il a soudainement la sensation d'un manque d'être, d'une existence absurde de la « chair ». De même, comme pour La Nausée, Le Livre brisé présente nombre de métaphores qui sont notamment celles de la « flaccidité[...] nauséabonde[...] » [p. 215] et de l'agitation et de la digestion du corps, comme : « Ces tressaillements de muscles, ces glouglous de tripe, anonymes, PAS MOI [...]. » [p. 252]. Aussi, puisque certains chapitres du Livre brisé se réfèrent très largement à La Nausée, toutes ces manifestations de la crise existentielle ne peuvent se comprendre que comme l'expérience vécue - mise en fiction - d'une vision existentialiste de soi-même.

    De fait, Doubrovsky en vient nécessairement, et non sans une certaine anxiété, à s'interroger sur ce qui pourrait le libérer de la crise et le sortir de la léthargie, de cette sensation de néant ou de non-être, comme le montre la citation suivante : « QU'EST-CE QUE JE VAIS FAIRE DE TOUTE CETTE GRAISSE. Au jour le jour, pour la rendre vivante, vibrante, vaille que vaille. » [p. 252]. La réponse est alors l'écriture : « Pour me tirer du néant, la seule voie que je connaisse, pas d'autre méthode. Dans les mots, j'ai toujours trouvé LE remède. » [p. 252-253]. Cette réponse est sans surprise, car, si l'on (re)considère l'ensemble de son oeuvre, on peut s'apercevoir ou se rappeler que son écriture doit répondre à une quête fondamentale qui est la « quête existentielle ». En effet, au risque de nous répéter, il s'agit bien ici d'un combat contre la crise existentielle, contre cette sensation du « néant » ou du non-être. Par l'acte scriptural, Doubrovsky se sent justement revivre. Pour reprendre les comparaisons de notre auteur, le verbe « écrire » est bien le synonyme du verbe « respirer » [p. 253] et l'antonyme de « suffoquer » [ibid.], et pour reprendre l'extrait ci-dessus, l'écriture est bien le seul « remède » efficace contre sa vision existentialiste ou son état psycho-pathologique. D'ailleurs, ce dernier terme montre combien ce projet existentiel inclut le projet thérapeutique. En cela, sa démarche d'écriture s'apparente à celle de Roquentin. Dans « Phallotexte et gynotexte dans `la Nausée' », Doubrovsky affirme, à partir de quatre extraits du roman de Sartre : « Il y a en effet, pour Roquentin, une vocation thérapeutique de l'écriture, sans cesse affirmée »112(*). Seulement, chez Doubrovsky, la condition sine qua non de l'écriture - pour qu'elle soit non seulement une conquête mais aussi « une thérapie » [p. 257] opérantes - est d'être autobiographique :

    Comment est-ce que j'arriverais à vivre, si je ne racontais pas ma vie. Rien qu'à cette pensée, je sue d'angoisse. Mon existence, elle me pèse souvent une tonne sur la poitrine, elle m'écrase, j'étouffe dedans, elle me gêne. En l'écrivant, je l'oxygène. En faire le récit l'aère. Chaque matin, séance de réanimation. [p. 253]

    Comme on peut encore le voir dans ce court passage, cette écriture est absolument vitale pour Doubrovsky : « Je transforme mon existence exsangue en texte construit. » [ibid.]. Parce qu'il se décrit comme un être qui ne peut se (re)construire et se rétablir que par et dans l'écriture autobiographique, chaque moment d'écriture, qui a lieu « chaque matin », « entre dix heures trente et une heure trente » [ibid.], est comparé à une « séance » psychanalytique.

    En somme, pour Doubrovsky, la prise de conscience de soi est indissociable de l'écriture autobiographique, au point qu'il trouve en celle-ci le salut métaphysique : « L'autobiographie n'est pas un genre littéraire, c'est un remède métaphysique. » [ibid.]. Il apparaît alors un cogito autre que celui de Descartes, le scripto, par lequel Doubrovsky parvient à une sorte de renaissance. Il accède ainsi à une composition de l'être-soi et à une conquête de l'être-moi :

    Je me réveille, je me secoue, je me secours : enfin une vie solide comme du roc, bâtie sur du Cogito : j'écris ma vie, donc j'ai été. Inébranlable. Si on raconte sa vie pour de vrai, ça vous refait une existence. [p. 255]

    Pour cette raison, Doubrovsky est à l'image de Roquentin qui, aux dernières pages de La Nausée [p. 209-210], trouve ce même salut dans l'écriture. Ce salut s'incarne dans le dessein d'une écriture romanesque pour celui-ci et dans le dessein d'une écriture autofictionnelle pour celui-là. Plus précisément, si Roquentin abandonne la biographie d'Adhémar de Rollebon au profit d'un roman (soit de l'écriture et de l'imaginaire), Doubrovsky abandonne, pour les mêmes motifs, comme nous allons le voir, l'autobiographie traditionnelle au profit d'une fictionnalisation de soi. Nous pouvons constater que pour surmonter cette sensation de « nausée », Doubrovsky doit, dans un projet cette fois-ci narcissique, écrire une autofiction, soit réorganiser l'ensemble, sélectionner et retrancher quelques éléments de sa biographique selon son imagination. En cela, l'extrait suivant est dans son propos, dans son vocabulaire et dans sa référence à la recette de cuisine tout à fait révélateur :

    Souvent elle est là, devant moi, en moi, une pâte molle, insipide, indigeste, elle me reste sur l'estomac, sur le coeur, une existence morne, morte. Écrire l'allège. Je la découpe, j'extrais des morceaux choisis, elle prend du goût, elle n'est plus fade. [p. 253]

    Aussi, en ce qui concerne Le Livre brisé, Doubrovsky choisit pour son autofiction la « saveur Sartre » [p. 269].

    1.3. L'autobiographie et l'affabulation : le modèle de la « fable théorique »113(*) de Sartre

    Si Doubrovsky s'engage, pour les raisons que nous venons d'évoquer, dans l'écriture autobiographique, il s'interroge aussi sur les possibilités d'une telle écriture. En effet, en se fondant sur les écrits de Sartre, il tend à montrer que le récit autobiographique ne va pas de soi. Mais précisément, s'il problématise ce récit, bien plus, s'il fait le procès de ce récit, c'est pour se tourner vers une nouvelle écriture, à la fois autobiographique et romanesque, qu'il (re)découvre et admire dans Les Mots, ouvrage qui sous-tend Le Livre brisé. Pour rendre compte de l'influence de cette écriture, il suffit de se reporter au chapitre « Sartre », dans lequel Doubrovsky, en rapportant sa première rencontre avec l'écrivain, présente « son » Sartre, c'est-à-dire non pas l'intellectuel engagé mais l'autobiographe : « Mon Sartre, pas le Sartre Mao : le Sartre môa. J'ai devant moi l'auteur des Mots. » [p. 73].

    Ce discours auctorial intradiégétique présent dans quelques passages métatextuels révèle que l'intention dominante est ici didactique, puisqu'il s'agit pour Doubrovsky d'exposer sa conception de l'autobiographie, de mener le lecteur implicite ou plus précisément le narrataire (dans le sens que lui donne Genette, c'est-à-dire « le destinataire du récit »114(*)) - comme l'indique les nombreux « vous » ou « on » dans le récit115(*) -, à une réflexion sur le genre : démontrant que celui-ci n'est pas sans comporter une part de construction fictive, il problématise la relation entre la biographie et la narration.

    De prime abord, le regard qu'il pose sur l'autobiographie est un regard critique qui ruine l'un de ses premiers principes : la « copie conforme » (Lejeune116(*)) entre l'auteur et le personnage, soit le « pacte référentiel ». En mettant face à face le texte des Mots et la personne physique de Sartre, il constate effectivement une non-coïncidence entre le réfléchissant et le réfléchi, entre le « je » narrant et le « je » narré117(*), entre l'auteur qui est de l'ordre du réel et de la vie, et le personnage qui est de l'ordre de l'artificiel du langage, et pour illustrer son point de vue il s'appuie finalement sur la formule concise et expéditive de Sartre :

    Comment voulez-vous faire passer chair et squelette dans un texte. [...] Pas évident. Du tout, le rapport. Je n'en vois pas. L'être vivant, qui se dresse là, devant vous. Les pages et les pages qui s'alignent. Comment celle-ci retiennent, contiennent l'autre. Pas possible. L'existence n'est pas du même ordre que le discours. Sartre qui le dit, dans la Nausée : il faut choisir : vivre ou raconter. [p. 75]

    De ce fait, il met en évidence que l'autobiographie ainsi que sa réussite littéraire ne sont que le résultat d'un travail d'écriture, au point qu'à sa lecture des Mots, il reconnaît Sartre non pas tant dans le personnage décrit que dans l'écriture, dans le style. En d'autres termes, il reconnaît non pas tant l'autobiographe que l'écrivain : « Le style, l'homme même. » [p.109]. Par exemple, lorsque Sartre raconte son histoire prénatale et natale, Doubrovsky ne voit pas apparaître l'enfant « Poulou », mais seulement l'écriture personnelle de Sartre :

    Jean-Baptiste [...] fit la connaissance d'Anne-Marie Schweitzer, s'empara de cette grande fille délaissée, l'épousa, lui fit un enfant au galop, moi. Voilà Sartre. C'est bien lui. Sa griffe, sa patte. Achevé d'imprimer le 30 décembre 1963, il renaît de son écriture. Voilà son style. À lui, qu'à lui. [p. 106]

    À travers ces remarques, S. Doubrovsky tend à présenter ce genre comme un pur objet verbal et souligne qu'en dépit de ses prétentions, malgré la sincérité de l'auteur et l'authenticité des faits et des événements énoncés, l'écriture narrative de l'autobiographie ne renvoie avant tout qu'à elle-même. Aussi, la seule présence de l'autobiographe est pour notre auteur sa signature, son « je soussigné » (Lejeune118(*)).

    De même, Doubrovsky rappelle que tout autobiographe doit pour construire son récit rétrospectif recourir à ses souvenirs et, pour les lier entre eux, pour leur donner un sens, à un schème organisateur. En effet, l'acte premier de l'autobiographe étant la remémoration, celui-ci se confronte à l'incontrôlable dispersion de ses souvenirs qui surgissent dans son esprit sans lien ni logique. L'autobiographe doit alors les ordonner, et le plus souvent il fait le choix de l'ordre chronologique. Dans ces conditions, avant même de commencer à écrire, l'autobiographe connaît le fin mot de son histoire personnelle, puisqu'il le vit au présent de la rédaction. Tout ce qu'il décrit de son passé est orienté vers un avenir déjà présent. Le passé, ce temps aboli, ne reflète finalement que ce présent de la rédaction, c'est ce que Sartre appelle « l'illusion référentielle » [cité dans Le Livre brisé, page 79 ; voir à ce propos l'extrait des Mots cité en haut de la page 159.], selon l'expression empruntée à Bergson. Ainsi, par ce rappel, Doubrovsky cherche à ébranler la confiance du lecteur d'autobiographies et à relativiser la notion même de vérité dans ce genre de récit. Afin de mettre en évidence ce qu'il appelle le « trucage », c'est-à-dire la mise en forme du récit (autobiographique) selon une écriture à rebours, commençant par la fin, notre auteur met en parallèle l'autobiographie et le roman, et emprunte la voix de Sartre :

    On parle d'histoires vraies. Comme s'il pouvait y avoir des histoires vraies ; les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. Autobiographie, roman, pareil. Le même truc, le même truquage : ça a l'air d'imiter le cours d'une vie, de se déplier selon son fil. On vous embobine. En réalité c'est par la fin qu'on a commencé. Elle est là, invisible et présente. Toujours Sartre, toujours la Nausée. [p. 75]

    Par la métaphore du « fil », Doubrovsky indique bien que, pour conférer un sens a posteriori à sa vie, l'autobiographe ne peut que créer une ligne directrice, de cohérence, à savoir une « ligne de fiction » (J. Lacan)119(*) ; parce qu'il transforme la matière biographique en tissu narratif, il ne peut recourir, même de manière minime, qu'à l'affabulation. En se référant à La Nausée, S. Doubrovsky rappelle que Roquentin renonce justement à l'écriture biographique pour avoir « l'impression de faire un travail de pure imagination. » [La Nausée, p. 19] ; d'ailleurs, si Sartre « s'y rattrape avec Flaubert de la biographie Rollebon, abandonnée dans La Nausée »120(*), celui-ci dira qu'il s'agit là d'un « roman vrai »121(*). Aussi, par la comparaison avec le roman, Doubrovsky montre qu'une autobiographie est, à son sens, « encore plus truqué qu'un roman. » [p. 75] ; parce que le récit de vie ou de faits procède par la même mise en scène de l'illusion référentielle que le roman, la vérité qu'elle propose n'est pas plus vraie que dans le récit fictif ou feint, et même, parce qu'à travers le « pacte autobiographique » et le « pacte référentiel » l'autobiographe « jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité »122(*), il ment à son lecteur, bien plus au regard du romancier qui, à travers le « pacte romanesque », fournit à son lecteur l'« attestation de fictivité »123(*) et de mensonge, lui jure de dire la fiction, toute la fiction et rien que la fiction. C'est pourquoi, en examinant l'un des topoï de l'autobiographie, le récit d'enfance124(*), il constate : « Lorsqu'on prétend en faire le récit, on fabule. Un récit d'enfance n'existe pas. Ça se fabrique de part en part. » [p. 263].

    Puisque l'autobiographe prétend maîtriser son vécu par le regard rétrospectif, Doubrovsky met en évidence que celui-là est, face à son texte, dans une position similaire à celle du romancier. L'autobiographe est maître de la personne ou du personnage qu'il a été, comme le romancier est maître du personnage qu'il a créé. Au début du chapitre intitulé « Fondement » [p. 105-106], notre auteur remarque que Sartre utilise, pour son autobiographie Les Mots, le même point de vue distant et surplombant que chez les naturalistes et les réalistes, soit Zola et Maupassant, c'est-à-dire le point de vue d'un (auteur-)narrateur omniscient, dit « focalisation zéro »125(*) ou « vision par derrière »126(*). Il décèle également, chez cet autobiographe, une autre référence romanesque. En effet, dans le chapitre 8, justement intitulé « Maîtrise », Doubrovsky écrit :

    La loi du genre. Romancier est maître chez soi, il est maître de la vie et de la mort. Mais, s'il raconte sa vie, l'écrivain n'est plus maître.[...] Seulement, sur le personnage qu'il fut, l'écrivain a un unique, immense avantage : il voit ce que l'autre ne pouvait voir. Proust avait depuis longtemps compris la division du travail : au « héros » les hésitations obscures, les incertitudes de l'existence, au « narrateur » la sagesse des maximes durement acquises, l'amère vérité des grandes lois psychologiques. Sartre reprend le truc, il l'exploite à fond : il le prend au pied de la lettre. [p. 157]

    Il remarque d'ailleurs, trois pages plus loin : 

    Pas d'autre posture possible pour écrire sa vie : un aveuglement lucide. Mixte contradictoire, indépassable. C'est ainsi. Sartre apporte la lucidité. Poulou fournit l'aveuglement. [p. 160]

    Par cette juxtaposition du roman et de l'autobiographie, on peut aisément observer que Doubrovsky vise à troubler les limites, à mêler deux genres considérés plus communément comme contraires, car, s'il cherche à accentuer le caractère romanesque de l'autobiographie, il cherche tout autant à souligner la dimension autobiographique du roman, d'où le choix de Proust. À propos de celui-ci, on peut effectivement noter que son oeuvre est une oeuvre-limite, qui comporte bien des éléments biographiques, même si sa mise en forme et sa composition sont suffisantes pour que J.-Y. Tadié la considère comme un roman127(*) et G. Genette comme une autofiction128(*). Quant au choix de Sartre, il peut s'expliquer et se résumer en ces quelques mots : « Son écriture, à gros bouillons, à grands brouillons, tourbillonne, brouille les genres, fracasse les frontières, brise les vitres [...]. » [p. 74].

    Si Doubrovsky vise à perturber l'autobiographie, à rapprocher ce genre du roman, à confronter le récit de vie avec le récit de fiction, c'est pour justement introduire le pacte sur lequel il fonde sa propre écriture.

    Compte tenu de toutes ces considérations, ce pacte ne peut que s'avérer paradoxal, c'est-à-dire, à la fois autobiographique et anti-autobiographique, ou autrement dit, autobiographique et romanesque, et même à dominante romanesque, comme l'indique la page de couverture et la page de titre du Livre brisé. Pour rendre compte de ce statut générique particulier, Doubrovsky s'appuie une fois encore sur Sartre et Les Mots - récit autobiographique et anti-autobiographique, pour lequel le « pacte autobiographique » est absent : « pacte = 0 »129(*). Pour preuve, nous pouvons mettre en parallèle les deux extraits suivants :

    Même en voulant dire vrai, on écrit faux. On lit faux. Folie. [Le Livre brisé, p. 76]

    Ce que je viens d'écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes. [Les Mots, op. cit., p. 60]

    La ressemblance entre ces deux extraits est flagrante, autant dans le vocabulaire que dans le raisonnement logique. On y trouve une dialectique serrée qui invalide toute distinction entre le récit vrai et le récit faux (ou fictionnel), et qui aboutit à la déduction suivante : toute autobiographie est « folie ». Chez Doubrovsky, l'autobiographie répond à la volonté d'écrire vrai et l'écriture reste de l'ordre de l'artificiel et du « faux », donc toute autobiographie est « folie ». Chez Sartre, le raisonnement repose sur un syllogisme : toute (auto)biographie rapporte la vie d'un homme et tous les hommes sont « fous », donc toute (auto)biographie est « folle ».

    Il apparaît clairement que les écrits de Sartre sont à l'origine du raisonnement de Doubrovsky. Nous pouvons affirmer sans risque que notre auteur prend pour modèle d'écriture, non pas l'autobiographie traditionnelle, mais l'autobiographie sartrienne, soit Les Mots. La présence de ce récit aux chapitres « Fondement », « Maîtrise » et « L'autobiographie de Tartempion » du Livre brisé est là pour le confirmer. Précisément, si Doubrovsky se tourne vers Les Mots, c'est qu'il présente une nouvelle écriture autobiographique dans laquelle l'affabulation a prise sur les faits et les événements du vécu130(*). Au regard de l'autobiographie traditionnelle, ce récit fictionnalise plus volontiers ce vécu, suffisamment pour être une « espèce de roman »131(*), mais pas assez pourtant pour cesser d'être une autobiographie. D'ailleurs, dès la lecture de l'incipit des Mots, Doubrovsky écrit : « Du passé recomposé, voilà son essence. » [p. 105]. Nous ne sommes alors plus très loin de cette nouvelle écriture, appelée autofiction. Pour nous en convaincre, il suffit de lire l'un des articles de notre auteur qui porte sur Les Mots et qui s'intitule justement : « Sartre : autobiographie/autofiction » (art. cit.). Par conséquent, il n'est pas très étonnant que Doubrovsky considère cet ouvrage comme un modèle d'écriture, soit comme un ouvrage didactique.

    Dès que Doubrovsky tente de se remémorer son passé, qu'il suit la « déambulation » des pensées et des images qui lui viennent à l'esprit, il se voit contraint de mettre de l'ordre, et pour ce faire, il s'en remet à Sartre :

    Je suis le cours de mes déambulations, mais j'ai mon autre cours. Sur Sartre, lundi. Je me secoue, je me reprends en main. Je reprends pied, je repars du bon. [p. 35]

    Rappel à l'ordre, rappel à Sartre. Il vient vers moi, il m'ouvre lui-même. [p. 71]

    Si Doubrovsky a recours à l'« ordre » de Sartre, c'est qu'il lui offre un avantage non négligeable : celui d'apporter une fiction analytique à « fondement » (pour reprendre le titre du chapitre 6) théorique, déjà présente dans Les Mots. Comme l'a clairement montré Lejeune, ce qui détermine « L'ordre du récit dans Les Mots de Sartre »132(*), ce n'est pas la chronologie mais la logique : les faits se suivent selon une « dictature du sens » et de la dialectique. Alors que l'autobiographe traditionnel cherche à raconter une histoire à partir de l'exactitude des faits remémorés, Sartre cherche à construire une fiction théorique, dans laquelle prime l'ordre de la dialectique, et les instruments conceptuels de la théorie philosophique ont prise sur les faits, en somme, sur le vécu. En effet, si « Poulou » est Sartre-enfant, le double de l'autobiographe, il est avant tout un personnage issu de la théorie/philosophie, fictionnalisé par celle-ci. Lejeune parle alors de « fable théorique »133(*), ce que notre auteur n'est pas sans ignorer : « Son autobiographie est un conte de fées. Lejeune dit, fable théorique. » [p. 110]. Il faut dire que chez Sartre, autobiographie et philosophie ont toujours été indissociables.

    Précisément, Doubrovsky rappelle que la philosophie sartrienne repose sur le vécu, que ce vécu a permis de constituer les bases de l'élaboration théorique et inversement cette élaboration a permis d'éclaircir et d'analyser lucidement ce vécu, resté jusqu'alors dans une certaine opacité. En cela, la philosophie existentialiste est une philosophie existentielle et autobiographique, et, comme le remarque d'ailleurs M. Contat, L'Être et le Néant peut être considéré comme une autobiographie abstraite134(*), c'est-à-dire une autobiographie dans laquelle Doubrovsky, comme tout individu (athée), peut se reconnaître : « Je me suis retrouvé totalement dans l'Être et le Néant. » [p. 151]. Du point de vue autobiographique, ce récit de Sartre est un récit fictionnalisé, puisque les événements et les faits du vécu sont réinventés et redistribués en fonction de cette théorie : ils prennent une fonction spécifique, celle d'exemple ou de preuve, dans tous les cas, celle d'illustrer la théorie. Mais en même temps, il s'agit d'un récit véridique, ou si l'on préfère, fiable, puisque cette réinvention et redistribution par la théorie a pour fonction de donner un éclaircissement meilleur au vécu. Dans ces conditions, la vérité abstraite de l'autobiographe laisse place à la vérité théorique du philosophe. C'est pourquoi, Doubrovsky écrit :

    La philo est une forme d'autobiographie, plus subtile, épurée. Qui passe par l'enchaînement des concepts, au lieu d'enfiler les anecdotes. Mais ça raconte quand même une vie. La vie. Voir Descartes, Discours de la méthode, il savait, lui. [p. 152]

    Ainsi, quand Sartre entreprend d'écrire Les Mots, il connaît la vérité sur son vécu, plus précisément sur son enfance, avant même l'acte scripturaire, puisque cette vérité est déjà exposée et construite par la théorie, puisque son récit autobiographique a justement pour cadre la philosophie. Aussi, par la transposition du vécu en fiction (en se libérant largement des faits et de leur ordre chronologique) et en thèse dialectique, Sartre prétend adopter sur lui une vision quelque peu extérieure, dans laquelle sa subjectivité peut être dépassée. Comme le remarque l'auteur du Livre brisé, Sartre affirme dans Les Mots : « L'illusion rétrospective est en miette, p. 210. » [p. 159]. Doubrovsky rend encore plus explicite cette affirmation :

    [...] ce qui fait la lumière sur la vie, c'est la theoria, vision, la bonne vision, celle qui délivre des illusions de l'oeil, du dilemme optique [...]. On ne peut coïncider avec soi qu'en sortant radicalement hors de soi. On ne se voit voir que du haut du surplomb philosophique. Installé à son dixième étage, l'écrivain contemple sa vraie vie, sa vie enfin découverte et éclaircie. Sa seule vie par conséquent réellement vécue. [p. 159]135(*)

    En d'autres termes, en écrivant Les Mots, Sartre ne fait qu'appliquer sa théorie. En cela, son autobiographie est identique à ses biographies sur Baudelaire, Genet et Flaubert136(*), si ce n'est qu'il se propose ici d'analyser son propre « cas ». C'est pourquoi, dans sa lecture des Mots, Doubrovsky compare le philosophe Sartre avec le psychanalyste Freud : « Comme Freud sur son pic, il a vue panoramique sur le passé. Le sien, celui des autres. » [p. 112]. En somme, si Sartre est comparable à Freud, c'est qu'il tente d'accéder à une élucidation de soi et à un sens « diaphane » [p. 106] du vécu, à partir des instruments conceptuels de la théorie. En repérant quelques uns de ces instruments, Doubrovsky constate effectivement cette visée par la phrase : « Voilà, le tour, le retour sur soi est joué. [pp. 106, 107 et 159].

    L'insertion de l'analyse sur Les Mots dans Le Livre brisé n'est alors pas anodine. Elle permet à Doubrovsky d'introduire précisément et avec appui le concept d'autofiction. En effet, nous avons pu observer que Sartre accède à une « conquête existentielle » par le travail d'écriture, par la fictionnalisation de soi et de son vécu, plus précisément ici, par une fiction théorique. Plus encore, le processus d'appropriation du texte de Sartre par notre auteur dépasse largement la réflexion sur le genre autobiographique, puisqu'il concerne aussi la fiction du Livre brisé.

    En lisant le récit d'enfance Les Mots, Doubrovsky pense aussi à sa propre enfance, au point qu'il finit, à force de relecture, par confondre la sienne et celle de Sartre : « Un bouquin, quand on le relit, est comme le passé, lorsqu'on le revit : une vaste caisse de résonance, une grotte aux échos. » [p. 119]. Aussi, lorsque Doubrovsky choisit d'écrire son récit d'enfance, il l'écrit, en toute logique, selon « la version Sartre » [p. 270], c'est-à-dire, selon l'ordre dialectique et la fiction des Mots : « Je me concentre, je fais le vide, épaules rentrées, genoux serrés, je saute à pieds joints dans [Les Mots]. » [p. 105]. Mais encore, par le collage d'extraits des Mots, Doubrovsky mêle volontairement son écriture à celle de Sartre.

    1.4. Le récit d'enfance : le modèle des Mots.

    Pour trouver la « clé » de son existence et plus précisément, pour accéder à son enfance, autrement dit, pour en ouvrir la « grille » (pour reprendre la métaphore des pages 106 et 107), Doubrovsky utilise, en plus de la « clé » [p. 107] de Roquentin-Sartre137(*), celle marxisante de Sartre autobiographe. Il s'approprie le « trousseau [...] de clés » [ibid.] des Mots, à savoir les « instrument[s] critique[s] » [p. 106] de la philosophie existentialo-marxiste, qu'il résume en ces termes : « Un libre projet se façonne dans une famille, une famille s'articule à une classe, une classe se situe dans une histoire. » [p. 107]. Ce « libre projet » est ce par quoi Doubrovsky tend à se modifier, ou plutôt à modifier rétrospectivement son enfance et ce, dans le sens donné par Sartre : « Sartre s'empare de Poulou et en fait un écrivain en deux cents pages. » [p. 111]. Ainsi, notre auteur s'empare pareillement de l'enfant qu'il a été, Julien, surnommé « Juju » [p. 115], pour en faire un écrivain en quelques pages, disparates ou continues [p. 269-275].

    Dans Le Livre brisé, l'histoire personnelle de Julien, ou son projet d'écrire, s'inscrit dans une histoire collective, celle d'un milieu social : « Comme Poulou. Mes histoires fantasmatiques font partie de l'Histoire réelle. Ma psychologie complexe recouvre une sociologie élémentaire. » [p. 270]. La préhistoire de Julien n'est pourtant pas la même que celle de Poulou, elle n'est pas celle de la bourgeoisie [cf. p. 106] pastorale ou enseignante, mais celle de la classe laborieuse ; de sa lignée paternelle, il n'y a que « les ghettos d'Ukraine » [p. 272], et de celle maternelle, « des maquignons, des colporteurs, des marchands ambulants » [p. 278]. Pour vivre, ou tout au moins survivre, les membres de sa famille doivent travailler de leurs mains ; par exemple, sa famille maternelle « s'est enrichie. Patiemment, laborieusement, par le commerce. Les jambes percluses, violacées de varices, de [sa] grand-mère [...] en font foi. » [p. 270]. Sa mère est « sans profession » [p. 259] et son père, après avoir occupé des emplois précaires, s'installe à son compte (en 1930) dans un petit « atelier de tailleur » [p. 273] qui ne lui assure pas toujours la sécurité financière escomptée [cf. p. 259]. En somme, rien a priori ne prédestine Julien à devenir écrivain ; toute sa famille paternelle est Russe, et si son père est le premier à s'exiler pour la France, il le fait « sans un mot de français » [p. 272] ; en ce qui concerne sa famille maternelle, son grand-père Polonais ne savait « ni lire ni écrire » [p. 271] et sa grand-mère, pourtant alsacienne, « n'a jamais tenu la plume » [ibid.]. Malgré tout, comme Poulou, Julien naît prédisposé au culte de la littérature, il est voué à l'écriture de par sa famille maternelle.

    Cette famille, transformée au fil du temps et à force de travail en une petite-bourgeoisie [p. 270], et plus encore, sa mère, jouent un rôle déterminant pour l'enfant. Serge Doubrovsky déclare : « Issus d'illettrés, ma mère et mon oncle n'aiment que les lettres. Je suis, à mon tour, pris dans le désir de ma mère. » [ibid.]. Pour cette raison, on peut observer que Julien se sent plus proche de sa mère que de son père. Par exemple, il est manifeste qu'il préfère amplement ses sorties avec sa mère qu'avec son père : lorsque ce dernier veut l'emmener à la piscine, il obéit à contrecoeur - « Mon petit gars, c'est samedi, dépêche-toi [...]. Ça y est, je n'y couperai pas. Avec mon père, on obtempère. [...] Fini, plus un mot à dire, je me prépare. » [p. 115] -, lorsque sa mère veut l'emmener, également le samedi, à une séance de récitation poétique, il obéit de bon coeur - « [...] mon petit, dépêche-toi [...], je me hâte, de toutes mes jambes, de tout mon être [...]. » [p. 416]. Aussi, il est évident que ces récitations, soit la littérature, exercent sur l'enfant une influence bien plus grande que ces séances de piscine. D'ailleurs, dès qu'il est question de ses résultats scolaires, notre auteur écrit :

    Moyen en gym, bas sur pattes empoté, je suis gauche. Rédaction, récitation, là, mon domaine. Ma mère m'emmène [...] aux matinées du Français. [...] J'ai mes voix. Elles me guident vers mon avenir : les nobles volutes de mots, les phrases ailées, j'aimerais bien, à mon tour, un jour, les déclamer. Ou les écrire. [p. 262]

    Son attachement pour la littérature lui vient bien de sa mère et non de son père, comme le prouve encore ce passage : « Ma mère me tend l'amour des lettres : je prends. La langue me nourrit, elle est mon aliment, mon élément. J'y nage comme un poisson dans l'eau. » [p. 273]. Mais encore, son histoire personnelle, et son projet d'écrire, sont entièrement déterminés par le vécu de celle-ci. En effet, ses grands-parents maternels tenant (à la Belle Époque) un buffet au Trocadéro, tout près du théâtre de Chaillot, sa mère, comme son oncle (le frère de celle-ci), a pu « voir Mounet-Sully, Paul Mounet, pour les grandes occasions, Sarah Bernhardt » [p. 33] et s'éprendre pour le théâtre [cf. p. 271], soit pour la littérature. De ce fait, les souvenirs d'enfance de Julien-Serge se prolongent à travers ceux de sa mère et de son oncle : « [...] ils m'ont renvoyé leurs souvenirs. Au moins, ça me peuple. À défaut de mes souvenirs, j'ai les leurs. Je résonne de leurs échos [...]. » [p. 33]. Surtout, pour montrer sa différence entre son père et sa mère, l'auteur du Livre brisé met en valeur leur différence socioculturelle. Il déclare effectivement : « Par ma famille maternelle, par ma mère, sa mère, nées en France, je suis juif. Par la branche paternelle, je suis youpin. » [p. 272]. Rien que par ce passage, par l'emploi normatif (« juif ») et celui familier (« youpin »), on peut constater que l'auteur tend à dissocier ses parents et avec eux, leur lignée. Pour confirmer ces dires, il écrit d'ailleurs : « Pour ma mère, il n'y a de beau que les lettres. Pour mon père, que le travail. » [p. 274]. Alors, si Julien arrive tout de même, à cinq ans, à concilier les attentes de ses parents, en voulant être « un travailleur des lettres » [p. 273], c'est-à-dire un professeur de lettres, il s'inscrit plutôt du côté de sa mère en « gribouill[ant] » [ibid.] et en « rêv[ant] [p. 275] d'être écrivain. Bien plus, on peut dire que ce souhait d'être à la fois professeur, pour la sécurité matérielle, et écrivain s'inscrit entièrement dans le souhait de sa mère :

    Ta soeur et toi, je veux que vous ne manquiez jamais de rien. Elle sera satisfaite. [...] Il faut commencer au commencement, bête à concours [...]. J'accumulerai les diplômes, j'irai à l'université, le premier de la famille à y pénétrer, j'y prendrai pied. Et puis, je n'en ferai qu'à ma tête. J'écrirai ce qui

    me passera par la tête. Je serai, moi, plus tard, écrivain. [p. 275]

    De fait, on peut remarquer que Julien se fait l'écho de Poulou, qui, de son côté, conclut avec son grand-père l'accord suivant :

    J'écrirais, c'était une affaire entendue [...]. Mais il fallait regarder les choses en face, avec lucidité : la littérature ne nourrissait pas. [...] Si je voulais garder mon indépendance, il convenait de choisir un second métier. Le professorat [...]. [Les Mots, op. cit., p. 133]

    En même temps, cette vocation pour le professorat et l'écriture, est pour Julien, une manière de venger sa mère qui, à cause de sa judaïté, n'a pu réaliser son rêve, celui de devenir une actrice [cf. p. 271], bref, d'appartenir au cercle des littéraires ; pour Poulou, c'est une manière de venger son grand-père Alsacien qui, ayant « opté pour la France » [Les Mots, p. 132], n'a pu être intégré dans la « communauté enseignante » [Les Mots, p. 133]. Ainsi, selon ce schéma marxisant, la mère de Julien joue le même rôle que le grand-père maternel de Poulou, ce que révèle clairement les deux extraits suivants :

    À travers ma mère et à son insu, la deuxième génération de juifs eût fait volontiers de la littérature sa religion et son salut. [p. 272]

    Tout un plan de mon histoire ancestrale est pris dans l'amour des lettres. Mais cet amour est pris aux Mots : rien d'innocent là-dedans, Sartre le prouve. Son grand-père et, à travers lui, sa classe en ont fait un sacerdoce sublime, un ersatz d'immortalité, bref, une religion. [p. 271]

    En d'autres termes, en reprenant les instruments de la théorie marxisante de Sartre, l'auteur du Livre brisé tend à démontrer que son projet d'écrire a pour origine sa mère et la petite bourgeoisie juive qu'elle représente. Mais, il ne faut pas pour autant oublier que cette théorie est aussi une théorie existentialiste. En effet, si Julien-Serge se met à écrire, c'est aussi pour une raison existentielle.

    Comme nous venons de le voir, l'histoire et le projet de Julien commencent bien avant sa naissance, puisqu'ils font partie intégrante de l'histoire des juifs. Ils sont même entièrement conditionnés par celle-ci. En effet, sa judaïté semble être à l'origine de sa crise existentielle ou identitaire, soit de son « trou » originel. Il apprend par expérience et déjà par celle de sa famille maternelle, les Weitzmann, qu'un juif n'est rien tant qu'il n'est pas complètement intégré à une population :

    Règle absolue : dans la République, une et indivisible, de Loubet, il faut être comme les autres. Le juif s'assimile. [...] Pour être comme tout le monde, il faudra faire un effort supplémentaire, être plus français qu'un Français. [p. 270-271]

    Justement, durant la deuxième guerre mondiale, Julien va être encore plus éprouvé par sa judaïté et plus précisément par « la solitude originelle du pour-soi » [p. 152]. Durant ces six ans de guerre, soit de l'âge de onze à dix-sept ans, il se trouve précisément dans le « trou ». Ce « trou » désigne concrètement l'endroit où lui et sa famille se cachent et symboliquement l'expérience de la solitude et du néant : « Tapi au fond de mon trou, avec défense absolue d'en sortir. Je suis devenu l'homme invisible. » [p. 12] ; « Arraché aux habitudes du lycée, terré dans un trou des mois : ça m'a retranché d'un seul coup de l'espèce humaine. » [p. 151] ; « Des mois et des mois, enfoui, enfui, comme un lapin dans son terrier. Pendant la guerre, au fond du trou. » [p. 204]. Par cette expérience, Julien est la réplique exacte de Poulou qui, au stade de « la prise de conscience du vide »138(*), connaît « l'ennui et l'angoisse de la mort »139(*), et a le sentiment d'être « de trop » [cf. Les Mots, p. 83]. Alors, avant même l'avènement de la guerre, dès l'âge de cinq ans, comme Poulou, et pour les mêmes raisons que celui-ci - pour combler ce « trou » ou ce vide existentiel -, Julien joue la « comédie » : cette « comédie » est d'abord celle du héros, puis celle de l'écrivain. Tout d'abord, en se nourrissant des mêmes lectures, accessoirement des mêmes films, et des mêmes modèles - « Pardaillan et Zévaco, Michel Strogoff » [Le Livre brisé, p. 269 ; voir également p. 118 ; pour la comparaison entre Julien et Poulou, voir Le Livre brisé, pp. 113 et 120 ; cf. Les Mots, p. 95-115] - que Poulou, Julien se réfugie dans le rôle du héros, dans un monde imaginaire et romanesque, soit narcissique, dans lequel il tente de transformer son existence en aventure. Seulement, si l'auteur du Livre brisé reprend l'ordre dialectique des Mots, même de manière schématique, il ne peut que démontrer l'échec de cette « comédie » : si l'enfant se désintéresse finalement du héros, c'est qu'il ne comble pas le « trou » existentiel et qu'il est même « un tantinet ridicule » [p. 268]. La mère en est témoin : « Et quand tu jouais devant la glace, tu étais très bien déguisé, avec un couvercle de marmite pour bouclier, tu t'escrimais, en inventant toutes sortes d'histoires, tu étais drôle ! » [p. 268-269].140(*) Cette anecdote sert en quelque sorte de transition : puisque le héros-chevalier est ridiculisé, il va falloir passer à une autre « comédie » ; puisque l'acteur n'arrive pas à remplir le « trou », à être reconnu, il va devoir être l'auteur de ses propres rôles. En somme, à la période de la lecture succède la période de l'écriture : « Lire, écrire : comme Poulou, à mon humble niveau, mon enfance aussi se partage entre ses pôles. » [p. 269]. Finalement, en écrivant, Julien peut se sentir exister et devenir quelqu'un ou tout au moins « comme tout le monde ». À la question du pourquoi et du comment devient-on romancier, ou, pour le dire autrement, du « [...] comment un homme devient [...] quelqu'un qui écrit, quelqu'un qui veut parler de l'imaginaire »141(*), notre auteur répond comme l'auteur des Mots, que c'est essentiellement par projet existentiel. En effet, par l'acte scripturaire, et ce, dès l'apprentissage de l'écriture, Poulou se sent renaître : « Je suis né de l'écriture [...]. Écrivant, j'existais [...] ; [...] je n'existais que pour écrire et si je disais : moi, cela signifiait : moi qui écris. » [p. 130-131]. De même, Julien renaît de son écriture. Précisément, en signant ses écrits, il donne sens et consistance à son nom, à son identité et donc à sa personne. Il peut prouver à lui-même et au monde son existence :

    Un juif, lui, n'écrit pas vraiment pour se faire un nom : il s'agit de se le refaire. Il s'appelle Bergson, mais on ne s'en aperçoit plus. S'il devient suffisamment célèbre, le voilà enfin comme tout le monde. [p. 271]

    La signature symbolise justement cette renaissance. On peut effectivement remarquer que pour tous ses écrits, qu'il s'agisse de critiques littéraires ou d'oeuvres romanesques, notre auteur signe toujours du nom de « Serge Doubrovsky », quand bien même son nom véritable, c'est-à-dire de naissance, serait Julien Serge Doubrovsky. Ainsi, en gardant pour seul prénom Serge, l'auteur se crée un nom, à la fois homonyme et pseudonyme, qui désigne uniquement l'être-qui-écrit : « Julien : moi et plus moi. Je m'appelle désormais Serge. » [p. 277]. De fait, la signature crée en quelque sorte le signataire.142(*) En somme, comme Poulou se transforme en Sartre-auteur de La Nausée, Julien se transforme en Serge. Aussi, derrière cette transformation, il apparaît clairement le fantasme d'une métamorphose posthume du corps en corpus, et plus encore, le fantasme d'immortalité et de reconnaissance suprême : comme Poulou qui rêve de finir sa vie dans la « Bibliothèque nationale » [Les Mots, p. 163], Doubrovsky rêve d'apparaître dans l'édition de la Pléiade : « Les petits cercueils blancs de la Pléiade sont un mausolée aussi exclusif que le Panthéon. Mais il ne faut point exagérer, la sélection n'est pas toujours du dernier rigide. » [p. 258]. Dans ce « salut par l'art » [p. 271], soit par l'écriture et l'imagination, S. Doubrovsky exprime le même fantasme ambivalent que Sartre, à savoir être « n'importe qui » (Sartre) ou « comme tout le monde » (Doubrovsky) et être quelqu'un143(*). Nous pouvons par exemple relever cette ambiguïté dans la phrase : « En France, puisque je suis comme tout le monde, je serai quelqu'un. » [p. 276].

    Ainsi, nous avons pu constater que dans Le Livre brisé le récit d'enfance de Doubrovsky se déroule selon le même ordre dialectique et selon la même fiction analytique/théorique que dans Les Mots. Aussi, nous avons pu observer que l'appropriation de la « clé » existentialo-marxiste de Sartre permettait à notre auteur d'accéder et, mieux encore, de reconnaître lucidement la vérité sur son enfance. De ce fait, elle rend possible une certaine « conquête existentielle ». C'est pourquoi, la philosophie sartrienne se dégage amplement de ce récit.

    Seulement, si Doubrovsky se montre grandement influencé par celle-ci, s'il y adhère, il prend aussi du recul, suffisamment pour y voir une insuffisance. Il écrit effectivement :

    Longtemps, Sartre et moi, on a eu la même devise, sa devise : exister, pour une conscience, c'est avoir conscience qu'elle existe. Et puis, constater qu'on existe autrement qu'on en a conscience. D'une autre façon, qui vous échappe. Totalement. [p. 152]

    Cet extrait révèle que de toute évidence Doubrovsky prend ses distances avec l'existentialisme sartrien pour se tourner vers autre chose qui est la psychanalyse freudienne et la théorie de l'inconscient. Il tend effectivement à se distancier du philosophe en affirmant que l'obstacle (pour reprendre la terminologie de J. Starobinski144(*)) à l'élucidation et finalement à la transparence (selon cette même terminologie) de soi sur soi est l'inconscient. Pour confirmation, il suffit de se rapporter à la scène où Doubrovsky fait part à Sartre de sa (psych)analyse de La Nausée, intitulée « Neuf de coeur, fragment d'une psycholecture »145(*) [p. 77], après quoi, finalement, le philosophe répond :

    Je ne suis donc pas opposé à votre interprétation, mais ce que je continue à récuser absolument, c'est votre conceptualité freudienne, votre notion d'inconscient. Un vécu obscur à lui-même, oui, l'inconscient, non. [p. 78]

    De toute évidence, un abîme semble se creuser entre le lecteur critique qu'est S. Doubrovsky et l'auteur Sartre, ou mieux encore, entre notre auteur et son modèle d'écriture. N'affirme-t-il pas d'ailleurs ne pas être « le nègre de Sartre » [p. 73] ? Pour le prouver, il nous livre, à côté de la « version Sartre » [p. 270] et de la fiction philosophique, une version freudienne de son enfance, dite « version Akeret » [ibid.], et une fiction psychanalytique. En d'autres termes, pour accéder à son enfance, pour en ouvrir la « grille », il utilise aussi la « clé » de la psychanalyse.

    2. L'écriture fragmentaire146(*) ou l'échec avoué

    2.1. La fiction freudienne et le roman familial

    Le recours à la psychanalyse freudienne s'explique par les mêmes raisons que le recours à la philosophie sartrienne. D'une part, il s'agit de tisser une « ligne de fiction » (psych)analytique, comme le montre l'extrait suivant, où apparaît justement l'image du tissage : « À l'aide de mes histoires décousues, Akeret m'a rebâti une vie, cousue main. Il a tissé une histoire solide, avec mes anecdotes, mes ana. En analyse. » [p. 263]. D'autre part, il s'agit d'arriver à une « conquête existentielle », à travers la dialectique de cette fiction et de l'autobiographie. D'ailleurs, Doubrovsky n'en est pas à son premier coup d'essai, puisque dans Fils il était déjà amplement question de psychanalyse et d'Akeret - celui avec qui il suivit durant une dizaine d'années, de 1968 à 1978, une thérapie psychanalytique. On peut même affirmer que la psychanalyse est à l'origine de l'écriture de Doubrovsky. Pour seule preuve, nous pouvons nous référer aux pages 42-43 d'Un amour de soi (op. cit.) :

    Je me suis recousu main, à la plume. Premier roman, la Dispersion, raconter soulage. Avec [Akeret], aussi. En même temps. Les deux à la fois. Comme ça que j'ai commencé à écrire. Quand il s'est mis à me fouiller dans le trou de l'âme.

    - ou encore à la page 38 de L'Après-vivre (op. cit.) : « Moi, [la psychanalyse] m'a, ce n'est pas rien, libéré la plume, elle a accouché de l'écrivain. ». Aussi, ce passage du Livre brisé révèle combien la psychanalyse a été profitable à Doubrovsky :

    Dans mon capharnaüm,[Akeret] a mis de l'ordre. L'ordre règne dans ma vie [...]. Mon existence filandreuse, désossée, il lui a donné une structure. Il m'a enfin reconstruit une enfance logique : désormais, je suis racontable. Avant, je n'étais que des bribes dispersées, sans queue ni tête. Maintenant, je suis fermement regroupé, côté tête et côté queue. Akeret m'a permis de comprendre mon enfance. [p. 269]

    Ce passage indique clairement l'apport de la psychanalyse : au même titre que la philosophie existentialo-marxiste de Sartre, la psychanalyse freudienne d'Akeret offre à Doubrovsky une mise en ordre logique de son vécu. Plus encore, elle rend possible la construction d'une fiction. Comme nous l'avons vu plus haut147(*), cette fiction permet de dépasser les lacunes et les fragilités de la mémoire, de compenser les « trou[s] de mémoire » (cf. le titre du premier chapitre du Livre brisé), et ce « fondement » théorique ouvre l'accès à une vérité fiable sur son être et a posteriori sur son vécu. Pour preuve, nous pouvons nous reporter à cet autre passage, où Doubrovsky se trouve soudainement atteint d'amnésie quant à la chambre qu'il partageait, enfant, avec ses parents148(*), et où, pour combler ce « trou béant » [p. 266], il s'en remet à Akeret et à sa fiction psychanalytique :

    Ce morceau vital de réalité est à jamais disparu : une tombe. J'y suis mort et enterré. À la place, on a mis une fiction. Vraie. Au lieu d'une vision, je dispose d'une vue. Théorique. Théôrein, en grec : contempler. Je me contemple par un regard théorique. [p. 266-267]

    S'agissant de l'enfance, la fiction a ici pour « fondement » le complexe d'OEdipe149(*). Notre auteur présente cette fiction théorique en ces termes :

    Avec un père qui voulait essentiellement une épouse pour avoir un fils. Une mère qui, avant d'avoir un fils, aurait voulu avoir d'abord un mari. Des années et des années d'analyse pour repérer mon porte-à-faux dans le désir parental. [p. 59]150(*)

    Cette fiction psychanalytique est assez simple à reconstruire. Tout d'abord, elle considère trois sujets : l'enfant et ses deux parents, et pour qu'elle soit bien apparente dans son récit, Doubrovsky utilise à maintes reprises ce nombre trois, écrit en chiffre : « Rue de l'Arcade, au 39, 3è étage, dans les années 30 : je suis né sous le signe du 3. » [p. 264] ; « Rue de l'Arcade, au 39, 3è étage, dans les années 30 : j'y suis. » [p. 265] ; « Ma chambre à coucher d'enfance, au 39, rue de l'Arcade, où j'ai passé jour et nuit de 1930 à 39 [...]. » [p. 266] ; « En 33, une chambre à coucher pour 3. » [ibid.] ; « Akeret sourit : toujours 3, une chambre pour 3. » [ibid.]. Cette fiction s'attache ensuite à décrire la relation entre l'enfant et ses parents : à l'égard de sa mère, il éprouve du désir et à l'égard de son père, le rival, de la jalousie et de la rancune. Précisément, ceci expliquerait le trou de mémoire de notre auteur : en perdant le souvenir de la chambre parentale, il tend inconsciemment à nier l'amour spirituel et charnel entre ses parents. Comme l'indique de toute évidence le passage suivant, l'enfant a dû théoriquement s'y sentir frustré, soit se sentir exclu par son père/rival de son amour et de son désir pour sa mère :

    Qu'est-ce qu'elle a dû m'en faire voir, la scène primitive. Mon Urszene, qu'est-ce que j'ai dû en baver. De désir, d'angoisse. Une seule chambre, ça je suis sûr, il n'y en a qu'une. Mon père, il n'a pas dû toujours s'ennuyer avec ma mère. Ils ont dû y aller à grand ahan, dans le grand lit, tous deux. Moi, tout seul, dans le petit. [ibid.]

    Mais l'auteur du Livre brisé n'analyse pas seulement son « cas ». Tout en écrivant son récit d'enfance, il lit celui de Sartre. Il note effectivement, à partir d'un extrait des Mots : « Naturellement, Sartre sait le plus important : que sa mère n'aimait pas son père. » [p. 112] ; et à partir de la chronologie de la Pléiade : « Plus tard, avec le beau-père [...]. Sa mère, elle ne peut aimer ni son père ni son beau-père : elle ne peut aimer que lui. Seulement, avec le fiston, elle ne peut pas jouir. Donc, elle ne jouit pas. Jamais. C.Q.F.D. » [p. 113]. On peut dès lors remarquer que cette « version Akeret » [p. 270] de l'enfance est appliquée parallèlement à la lecture des Mots et à l'écriture du récit de Doubrovsky.

    Conformément à la théorie du complexe d'OEdipe, notre auteur présente l'état de bisexualité originelle de l'enfant. Si, chez Doubrovsky et chez Sartre, cet enfant est un garçon, celui-ci se conduit effectivement en fille :

    On naît femme, on devient homme. [...] On est tous d'abord femelles. Après, il faut se débrouiller pour devenir mâles. Sartre le sait, lui qui le dit. Il y insiste. Beaucoup. Nous ne fîmes plus, Anne-Marie et moi, qu'une seule jeune fille effarouchée... [p. 117]

    À la suite de quoi, Doubrovsky met en application le second stade de la théorie freudienne qui correspond au premier développement psychique de l'enfant et qui se caractérise d'une part, par la prise de conscience de la différence sexuelle, d'autre part, par l'orientation sexuelle. Cette prise de conscience par l'enfant commence par la découverte d'un certain regard masculin sur sa mère. En effet, en revenant [p. 121] sur la dernière phrase du passage ci-dessus, extraite des Mots, Doubrovsky décèle chez l'enfant une jalousie suscitée par les regards de désir portés sur sa mère, et en cela, un certain attrait de cet enfant pour celle-ci. Il remarque d'ailleurs que « beaucoup de collègues ont insisté là-dessus, maints critiques ont relevé ce passage. On parle de délices fusionnelles avec la mère [...]. » [ibid.]. Ou en rapportant de sa mère l'anecdote où, enfant, il frappa son grand-père d'un coup de poing pour la venger d'une moquerie, Doubrovsky met en évidence ce même effarouchement de l'enfant et cette même attirance de celui-ci pour sa mère [pp. 117 et 268]. Arrivé à ce point du raisonnement, notre auteur en vient proprement dit au complexe d'OEdipe, à savoir l'intrusion du père dans cette relation filiale. Celui-ci joue effectivement un rôle primordial dans l'orientation sexuelle de l'enfant : il cherche à le viriliser pour qu'il devienne homme. Aussi, exerce-t-il la fonction du surmoi, dans la mesure où il tend à retenir la pulsion sexuelle de l'enfant pour sa mère et à la rendre compatible avec les normes sociales, soit la civilisation : il cherche à le séparer de sa mère en allant à l'encontre de celle-ci qui aimerait voir une fille en ce fils [p. 121]. Doubrovsky rappelle justement que, si Sartre prétend échapper à l'interprétation de la psychanalyse du fait de la mort prématurée de son père (alors que Poulou-Sartre est âgé seulement d'un an) - « La configuration familiale : la prompte retraite de mon père m'avait gratifié d'un `OEdipe' fort incomplet : pas de Sur-moi [...]. Ma mère était à moi. » [Le Livre brisé, p. 106] -, son grand-père prend manifestement cette figure du père, ou en terme freudien, cette fonction de surmoi. Pour preuve, Doubrovsky retient l'anecdote où le grand-père emmène l'enfant de sept ans chez le coiffeur pour couper ses « bouclettes » [p. 118], pour qu'il ressemble enfin à un garçon. De la même façon, Doubrovsky évoque les fois où son père l'emmenait de force à une leçon de natation ou de bicyclette [pp. 115 et 116]. Pour mettre en évidence cette fonction du surmoi, Doubrovsky juxtapose les paroles que le grand-père de Sartre et son propre père adressaient aux mères respectives des garçons ; le premier dit : « Tu vas en faire une fille ; je ne veux pas que mon petit-fils devienne une poule mouillée ! » [pp. 114, 116 et cf. p. 120], et le second : « Nénette, tu vas en faire une poule mouillée !  » [pp. 114, 116, et cf. p. 120]. La volonté chez ce dernier de voir son fils devenir un homme est renforcée par l'affirmation suivante : « je déteste les femmelettes » [p. 116] ou « je n'aime pas les hommelettes » [p. 118]. En poussant son enfant à changer son comportement sexuel, à se transformer en homme fort physiquement et dans ses principes, le père représente une censure pour l'enfant et en cela, une menace de castration, comme l'indique l'extrait suivant : « [...] son dicton favori : on ne fait pas d'omelette sans casser d'oeuf. À force d'en avoir bavé, il me les casse. Devant lui, je marche toujours sur des oeufs. Faut faire gaffe. » [p. 118]. À travers ces quelques extraits, il apparaît également que le père de Doubrovsky représente, au même titre que le grand-père de Sartre, un obstacle à la jouissance charnelle de l'enfant avec sa mère. Aussi, S. Doubrovsky parvient au stade où le complexe d'OEdipe se brise par la menace de castration. En effet, si l'enfant renonce finalement à assouvir ses désirs envers sa mère, c'est par crainte du châtiment paternel, ce que souligne particulièrement ce passage :

    Ma mère, objet absolu d'amour [...]. Mais il y a mon père. Sale garnement, il me corrige. Faiblesses, peurs, il me rectifie. Il est habitué à la coupe : idéal, pour le complexe de castration. Je ferai de toi un homme. Mon père, pilier de virilité, parangon de courage, me désespère. Il est l'empêcheur de danser en rond avec ma mère. [p. 264]

    Selon la théorie freudienne, l'enfant ou l'adulte névrosé cherche alors dans le fantasme une compensation à son renoncement : d'une part, en s'imaginant séparer ses parents et tuer (physiquement ou symboliquement) son père, d'autre part, en s'inventant par ambition une autre famille que la sienne propre, où il serait le fils d'un homme important. Cela explique sans aucun doute qu'il y ait dans Le Livre brisé, et ce, à partir de la « version Akeret » [p. 270] de l'enfance, un « roman familial »151(*), à savoir une autobiographie dans laquelle l'auteur est un fabulateur.

    Doubrovsky donne une description de son père qui vise à le déposséder de ses apanages paternels. Afin d'accomplir une partie de ses désirs oedipiens, séparer son père et sa mère et enlever toute menace de castration, l'auteur du Livre brisé tend par cette description à déviriliser celui que sa mère surnomme justement « Zizi » [pp. 114 et 115]. En effet, il fait apparaître une image radicalement autre que celle du père-surmoi, qui est celle du père infirme et mourant, du « tubard recroquevillé, rabougri, des années 40, crachant ses poumons à longueur de quintes. » [p. 267]. Notre auteur en arrive ainsi à ébranler la figure du père. Symboliquement, il est sans père : alors que celui-ci a la foi en son pays, la Russie, Doubrovsky ne peut avoir la foi ni en la Russie, étant français, ni en la France, étant durant la guerre un Français qui doit se cacher de la France. Il écrit d'ailleurs : « [...] moi, la foi, je ne l'ai pas. Sans feu ni lieu, sans foi ni loi. » [p. 151]152(*). En somme, pour reprendre le titre initial des Mots, il se présente comme « Jean-sans-terre », ce qui sous-entend « Jean-sans-père »153(*), et la filiation paternelle s'en trouve littéralement évacuée. Concrètement, son père décède peu de temps après la guerre.

    Après cette déconstruction de la filiation paternelle, Doubrovsky élabore dans l'imaginaire une « filiation narcissique ». En effet, il tend à s'inventer une famille fictive qui comprend sa mère et son père spirituel, Sartre : alors que son père biologique est au seuil de la mort, il rencontre par ses lectures celui qui va prendre l'image fantasmée du père. En d'autres termes, la paternité naturelle disparaît derrière la paternité spirituelle : « Quand j'avais vingt ans, mon père est mort. Sartre a pris sa suite. De loin, à travers ses livres. » [p. 150]. Aussi, peut-on remarquer que cette lecture est décisive pour Doubrovsky, puisque la philosophie (contenu dans L'Être et le néant ; cf. p. 151) et la morale (présente dans Les Mouches ; ibid.) qu'il y découvre le sortent, après la guerre, soit « à la fin des années quarante » [p. 150], du « trou » existentiel [cf. p. 151]. On voit alors clairement que Sartre se substitue à la fonction du père, comme la confirme ce passage :

    Un père, c'est quoi. Quelqu'un qui guide, qui éduque, s'il le faut, vous force. Vous forme, par la valeur de l'exemple, par l'exemple de sa valeur. [...] Sartre m'a formé. [p. 150]

    On peut d'ailleurs observer que cette « filiation » [ibid.] se trouve légitimée par la mère : « Sartre, c'est ton père spirituel » [p. 79] ; « tiens, on annonce un nouveau livre de ton père spirituel. » [p. 150] - et même par Sartre : « au fond, vous êtes un peu mon fils. » [p. 78].

    Ainsi, il nous a été possible de vérifier en ces quelques mots forcément schématiques que la théorie freudienne offrait à l'auteur du Livre brisé la même possibilité que la théorie sartrienne, à savoir l'écriture d'une fiction analytique à travers laquelle notre auteur conquiert quelque peu son être, c'est-à-dire sa vérité reconnue et assumée, à partir de laquelle s'élabore le « roman familial ». Mais encore, nous avons pu constater qu'il imposait dans le même temps et selon la même logique que pour son récit d'enfance, une interprétation psychanalytique des Mots. Pour cette raison, nous pouvons affirmer sans risque que Doubrovsky vise à se détacher de son principal modèle d'écriture, à savoir le modèle sartrien, et par là même de sa fiction sartrienne. À vouloir montrer l'existence d'une autre vérité que celle donnée par le philosophe - vérité que celui-ci récuse en bloc, quand bien même elle serait contenue dans ses écrits et a fortiori dans Les Mots -, S. Doubrovsky tend effectivement à se distancier de son « Maître » [p. 156] ou père spirituel. C'est ce que nous avions déjà relevé dans la scène où S. Doubrovsky soumet à Sartre une lecture psychanalytique de La Nausée : cette lecture est bien l'expression d'une prise d'indépendance du « fils », et il n'est pas surprenant, qu'à cette occasion, ce « fils » voit le « cadavre anticipé » [p. 76] de Sartre. Aussi, pouvons-nous déceler dans Le Livre brisé une fragmentation du récit d'enfance et l'effilage de la fiction, car ce récit se partage manifestement entre deux fictions théoriques.

    2.2. l'effilage de la fiction

    La fragmentation du récit d'enfance et l'effilage de la fiction en fiction sartrienne et en fiction freudienne apparaissent comme le signe d'une rupture du savoir-faire de notre auteur. Elle est le renoncement manifeste à l'autofiction proprement dite, telle qu'elle se pratiquait dans les autres romans de Doubrovsky - hormis celui qui précède Le Livre brisé, La Vie l'instant, qui se présente non pas comme une histoire romanesque mais comme un recueil de huit récits, de huit fragments déliés et autonomes154(*). L'avant-dernier chapitre de la première partie du Livre brisé est à cet égard révélateur, ne serait-ce que par le premier terme de son titre : « L'autobiographie de Tartempion ».

    Il apparaît clairement, à la lecture de ce chapitre, que Doubrovsky oscille entre la fiction freudienne [p. 264-266] et la fiction sartrienne [p. 270-276] parce que toutes deux analysent et exposent l'être selon des méthodes certes différentes mais toutes aussi recevables et que l'une comme l'autre apportent une aide effective. Doubrovsky conclut la première par la remarque : « Cela, c'est la version Akeret. Elle est sûrement vraie. » [p. 270] ; après quoi, il introduit la seconde par la constatation : « Il y a aussi la version Sartre. Elle est non moins vraie. » [ibid.]. Ces deux citations explicitent bien la situation du locuteur, puisque Doubrovsky n'adhère pas particulièrement à l'une ou à l'autre de ces fictions théoriques et qu'il demeure indécis entre ces deux vérités possibles. Pour le dire autrement et pour reprendre la métaphore culinaire de l'extrait suivant, Doubrovsky ne peut, pour écrire sur son enfance, véritablement trancher entre la recette de cuisine de Freud et celle de Sartre : « Si j'ai la plume adéquate. Je peux la cuisiner à la Freud, la mitonner à l'Akeret. Mais je peux aussi l'épicer à la Marx. La saveur Sartre. Dans une enfance, il y en a pour tous les goûts. » [p. 269]. D'ailleurs, l'indécision se manifeste au sein même des fictions théoriques : prenons pour exemple la seconde, où la phrase « Ainsi, autrement, peu importe » [p. 271] marque à deux reprises la fragmentation, c'est-à-dire l'inachèvement ou l'élan retombé et aussitôt repris du geste scripturaire. De fait, ce récit d'enfance reste inachevé ou morcelé, et le fragment, loin de figurer l'harmonie des fictions et des parties du récit, ne fait qu'en accuser la séparation, d'où cet aveu de Doubrovsky :

    Ainsi, autrement, peu importe : je suis quelque part à l'intersection de schémas qui ne sont pas superposables. Je gis sous un oedipe gros comme une montagne. Je geins dans l'étau des contradictions de classe et de race. [p. 276].

    Par conséquent, l'auteur de ce récit fragmentaire perturbe dans son texte la mise en ordre logique de son vécu, en l'occurrence de son enfance. Précisément, après l'application de la logique freudienne, il remarque avec regret :  

    Ce n'est pas la seule, voilà le problème. La logique, s'il n'y en avait qu'une, tout irait bien. Le malheur, avec la logique, ou bien il n'y en a pas assez. Ou bien, soudain, il y en a trop. Elle se met à pulluler. Une enfance peut se mettre à toutes les sauces. [p. 269]

    À la suite de quoi, il entrevoit d'autres logiques formelles et d'autres modèles d'écriture de soi, comme ces deux autobiographies, le « poème lyrique » de Rousseau (cf. Les Confessions, 1782) et l'« apologue moral » de Gide (cf. Si le grain ne meurt, 1920-1921, 1926). Ainsi, la fragmentation, qui entraîne la perturbation de la logique du récit d'enfance, se trouve associée à l'idée d'une défaillance. Elle manifeste l'insatisfaction de Doubrovsky.

    Contrairement à Rousseau, à Gide et à Sartre, Doubrovsky ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit dans son écriture autobiographique, surtout pas au nom d'une théorie ou d'une idéologie : « Moi, je montre, mais je n'ai rien à démontrer. » [p. 176]. À ce propos, le passage ci-dessous, qui retrace une discussion entre Doubrovsky et sa femme, est tout à fait révélateur :

    Ma femme demande : what is your point ? Elle déclare : every book must make a point. [...] La question de ma femme me tracasse. What is your point ? Une seule réponse : my point of view. Je ne sais pas si c'est la bonne. J'essaie de mettre les choses au point. [ibid.]

    Aussi, on a pu voir que les fictions psychanalytique et existentialo-marxiste assuraient à notre auteur une certaine « conquête exitentielle ». Seulement, il est à remarquer que ces fictions lui interdisent l'accès à une vérité personnelle sur son être et sur son vécu, puisque la vérité que propose chacune de ces fictions est abstraite car théorique, et en cela, impersonnelle. Bien plus, parce que cette vérité est déjà exposée et construite par la théorie, il ne s'agit pas d'une vérité à dire ou à découvrir mais d'une vérité déjà toute révélée, avant même l'acte scripturaire155(*). La vérité qui se dégage de ce récit d'enfance n'est alors pas celle de Doubrovsky mais celle de théoriciens. Il écrit d'ailleurs, à propos de la fiction freudienne : « Akeret m'a permis de comprendre mon enfance. À sa façon. Il l'a façonnée à sa manière. » [p. 269] ; « [...] il m'a refait à son image. Je n'arrive plus à me voir que par ses yeux. Si je m'interroge, il me répond. » [p. 263] ; « La psychanalyse m'a à la fois révélé et dérobé à moi-même. Découvert et recouvert. » [p. 264]. En d'autres termes, Doubrovsky ne peut plus donner libre champ à son écriture et à son imagination, il apparaît ici moins comme un auctor que comme un scriptor. Par conséquent, en appliquant l'une ou l'autre fiction théorique, Doubrovsky s'avère contraint de se limiter au cadre des théories en questions, au point de ne plus retrouver son vécu ni son être, mais seulement l'une ou l'autre théorie. Le passage suivant est tout à fait révélateur de cette transformation symbolique de la « grille » théorique en grille d'une prison :

    Mais, en m'imposant sa grille, l'analyse m'a mis sous les barreaux. Mon enfance est désormais sous séquestre. Je suis prisonnier d'une façon d'appréhender. Si j'essaie de mettre la main sur le garçon que j'ai été, au lieu d'un être de chair, je trouve le squelette de mon oedipe. [p. 264]156(*)

    Par cette critique, Doubrovsky ne vise évidement pas que la théorie freudienne d'Akeret. Suivant la même logique, il écrit, au chapitre « Maîtrise », à propos de la théorie marxisante de Sartre : « Le Sartre qui veut mettre la philosophie existentielle dans le cadre du marxisme, peux pas l'encadrer. » [p. 150]. Plus encore, il affirme au chapitre « Fondement », à propos de l'existentialisme :

    Seulement, l'existence ne s'en laisse pas conter par la théorie. Quelle qu'elle soit. N'entre pas dans un Système. Fût-il très futé. Futile. Même existentialiste. L'existence n'est pas faite pour. Elle déborde sans cesse, par-dessous, par-delà. [p. 110]

    Ainsi, quelles qu'elles soient, les fictions théoriques sont désavouées parce qu'elles empêchent toute l'expression de l'écriture de Doubrovsky et qu'elles ne permettent pas vraiment l'élaboration de l'autofiction, c'est-à-dire la construction, au fur et à mesure de l'écriture, d'une vérité personnelle sur son être et a posteriori sur son vécu, comme le prouve la fragmentation du récit d'enfance. De ce récit, nous ne pouvons alors pas dire qu'il s'agisse véritablement d'une autofiction : d'une part, parce que la fiction qui y est contenue se limite au cadre de la théorie, que la fiction n'est pas de notre auteur, d'autre part, parce que celui-ci aboutit à une vérité et à une « conquête existentielle » insatisfaisantes. D'ailleurs, l'extrait ci-dessous manifeste clairement l'échec : cette fragmentation de l'autofiction et cette perturbation de la « conquête existentielle », c'est-à-dire cette incapacité à se prendre dans une « ligne de fiction » et à éclaircir son vécu :

    [...] je me défais. Plus que des bribes, des débris d'existence, fragments disjoints, je me disloque. Finie, ma belle unité diurne. Tout à refaire, je suis refait. [...] Ça ne colle plus. Je me décolle. Tous mes fragments caracolent. Les morceaux de mon puzzle gambadent. Ça gamberge toutes directions. D'un seul coup, ma vie n'a plus de sens. Tous mes moi, tous mes émois foutent le camp, une sarabande. Je m'exile de moi-même en permanence, je suis en perpétuel exode. [p. 154]

    Cette insatisfaction explique nettement le retournement de Doubrovsky à l'égard de Sartre : à sa lecture des Mots, il se montre très admiratif, comme nous l'avons vu plus haut, mais également très critique157(*). En effet, s'il tient le rôle correspondant à celui du lecteur-femelle, selon la théorie sartrienne sur les rapports entre auteur et lecteur158(*), il tend aussi à transformer son rôle de lecteur-passif en celui de lecteur-actif : « À présent, les rôles se renversent : moi, le mâle. Chacun son tour. Il faut que je le pénètre. Lui, la femelle. » [p. 114]. Pour ce faire, il décrit l'acte même de cette lecture critique : « Moi, je prends ma lecture pour un scalpel. Microchirurgie, je décortique. » [p. 113]. Il revient plus de onze fois sur les premières pages des Mots [cf. pp. 105 et 109 ; p. 113 : « J'insiste. Je recommence. Je relis les trente première pages »], s'interroge sur le texte, comme le marque les nombreux points d'interrogation des pages 156-161, et revient plusieurs fois sur ses réflexions et interprétations, comme le montre l'expression : « Retour à la case de départ » [pp. 157, 158 et 162]. Tout d'abord, il relève la facilité avec laquelle Sartre prétend à l'élucidation de soi et de son enfance : « Paradoxe : pour la plus difficile des entreprises : se comprendre, voilà le plus court de ses livres. » [p. 111]. Il note ensuite la mainmise excessive sur la matière biographique, il remarque effectivement que « le narrateur omniscient s'installe à l'intérieur des têtes. Il sonde les reins et les coeurs. Sartre se met, sans façons, à la place de Dieu. » [p. 112] - ce qu'il désapprouve amplement : « Dès qu'on ouvre les Mots, sa manière de tout voir, de tout savoir, est trop visible. » [p. 161]. Il montre enfin, en « appliqu[ant] la méthode Akeret » [p. 113], au coeur du chapitre « Maîtrise » [p. 156-162], que « la volonté de pouvoir de Sartre-narrateur sur Poulou échoue malgré lui : il se croit lucide sur son aveuglement passé, mais écrit précisément à partir d'une `tache aveugle' »159(*), qui est, comme on a pu le voir plus haut, la trace de « l'OEdipe mal résolu de l'auteur »160(*), surtout si l'on considère qu'« un récit d'enfance ne montre que le récitant. » [p. 110]. Par cette (psych)analyse des Mots, Doubrovsky tend à prouver que Sartre ne peut parvenir que partiellement à un dévoilement et à une possession de son vécu, plus précisément de son enfance, et ainsi qu'à une « conquête existentielle » toute relative. Dès lors, Les Mots devient un contre-modèle pour notre auteur. Mais Sartre ne fait pas exception à la règle :

    La tache aveugle transforme l'écriture en tâche aveugle. Même chez les penseurs les plus éclairés. Pas seulement chez Sartre. Vrai de Freud aussi. J'ai jadis essayé de montrer comment ça fonctionnait chez Lacan. [p. 161]

    Finalement, la fragmentation du récit d'enfance et l'effilage de la fiction marquent le rejet de la démonstration et de l'ordre rationnel au nom d'un ordre strictement personnel de la pensée. Aussi, en se distanciant des deux fictions théoriques, Doubrovsky fragmente et perturbe par la même occasion la fictionnalisation de son vécu et plus particulièrement de son enfance. Par conséquent, les voix de Sartre et d'Akeret laissent place à la voix de Doubrovsky qui, ne pouvant plus tenir le discours autofictionnel et refusant celui de l'autobiographe traditionnel, est désormais un personnage-narrateur désemparé : dans les chapitres étudiés du Livre brisé, nous lisons donc une autofiction dans laquelle, du 8 au 10 mai 1985 , le personnage-narrateur ne peut écrire une autofiction de son enfance.

    2.3. L'autofiction d'une autofiction échouée

    Afin de mieux appréhender la mise en abyme de l'autofiction (le récit d'un personnage-narrateur qui, au 14 juillet au matin, tente de raconter son enfance à partir des théories sartrienne et freudienne) d'une autofiction en échec (le récit d'enfance), il nous faut tout d'abord considérer l'articulation de l'énonciation et de la narration, et remarquer qu'aux chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé, le « je » narratif est fragmenté en deux instances. Ce « je », qui réfère à Doubrovsky, est d'une part, un auteur d'une histoire fictive ainsi qu'un critique du genre autobiographique et plus précisément des Mots de Sartre161(*), puisqu'il expose, comme on l'a vu plus haut, ses intentions, son travail et sa conception du récit autobiographique dans une série de métatextes dispersés dans le texte, d'autre part, un narrateur intradiégétique-homodiégétique, et même autodiégétique (pour reprendre la terminologie de Genette162(*)), c'est-à-dire un personnage-narrateur qui, au niveau de l'affabulation, est l'acteur principal du récit et, au niveau de la narration, assume la fonction de narrateur. Aussi, par la « mise en abyme »163(*), l'énonciation narratoriale a pour fonction d'illustrer l'énonciation auctoriale. En effet, ce personnage-narrateur, sorte de double de l'écrivain, est l'« autofictionnaire » ou « autoficteur » qui ne parvient pas à fictionnaliser son enfance, à en tisser une « ligne de fiction », qui ne peut pas même se résoudre à écrire une autobiographie.

    Si, au contraire de Sartre, S. Doubrovsky choisit la narration homodiégétique passant par l'acteur, c'est qu'il s'interdit de recourir à la narration omnisciente, et ainsi au savoir omniscient, pour livrer un sens à son vécu. Aussi, un « manque à savoir » s'éprouve-t-il non seulement dans la diégèse qui en fait l'un de ses thèmes récurrents, mais également dans la narration qui s'interroge sur elle-même. Il s'agit ainsi d'exposer le choix de l'instance narrative en rapport à la position interrogative du personnage-narrateur envers son vécu.

    Dans Le Livre brisé, le narrateur déplace le sujet de l'autobiographie, puisqu'il ne raconte pas sa vie passée, rétrospective, mais sa vie présente, puisqu'il raconte son histoire d'auto(bio)graphe comme si elle se déroulait au moment de la narration. D'ailleurs, comme dans tous les autres romans de Doubrovsky (mis à part quelques rares passages), le narrateur est le même personnage que l'acteur, sans distance temporelle, ou pour le dire autrement, la narration est à « focalisation interne » ou « vision avec »164(*), avec toutes les restrictions du champ et toutes les limites de la perspective narrative que cela suppose ; comme l'indiquent les segments descriptifs, tel au bas de la page 26, l'espace référentiel est orienté par le regard du descripteur (« J'embrasse [...] d'un bref coup d'oeil. » ; « Mon regard s'arrête [...], s'y accroche. ») qui se déplace à pied, d'où les verbes de mouvement : « déboucher sur », « remonter » et « diriger vers ». En somme, le narrateur est indissolublement lié au personnage et au flot de son discours intérieur. Plus précisément, l'auteur utilise la technique du « monologue intérieur ». Si ce monologue peut désigner au sens large toute forme de « flux ou courant de la conscience » (qui est la traduction anglo-saxonne de stream of conciousness), il est surtout déterminé par des traits formels : s'agissant d'un monologue non régi par un récit, d'un « monologue autonome » (pour reprendre la terminologie de D. Cohn165(*)), il comprend : d'une part, l'absence de toute marque manifestant l'intervention de l'auteur (dans les pensées et donc dans le discours du personnage-narrateur), c'est-à-dire l'absence de propositions introduisant le discours, comme les incises (« se dit-il », « pensait-il »), et l'absence de guillemets ; d'autre part, la prédominance du présent d'énonciation ; à cela, s'ajoute généralement une perturbation dans l'emploi de la syntaxe (et donc de la ponctuation). C'est pourquoi, nous préférons employer le terme de « discours immédiat » (soit la terminologie de Genette)166(*) que de « monologue intérieur ». Jaccomard remarque justement que dans toute l'oeuvre de Doubrovsky « le personnage-narrateur se résume à l'intériorité d'un matériau brut, mal décanté, une pure voix : l'écriture au lieu de fixer le moi, en fixe l'irrésolution. »167(*).

    C'est que, comme Proust et Céline (pour ne choisir que les deux plus grands romanciers de notre siècle), Doubrovsky considère qu'« il n'y a pas de discours sans voix, fût-ce un discours narratif »168(*), soit d'énoncé narratif sans « je »169(*) et sans présent d'énonciation. Comme le révèle l'entrée in medias res de l'incipit du Livre brisé, « Voilà, c'est bien de moi. », tout l'univers diégétique est défini par le « je » narratif, qui se définit lui-même, réflexivement, par son emploi. Dire « je » suffit à instaurer un centre de discours et à susciter ce que R. Barthes appelle un « effet de réel »170(*), en l'occurrence un effet de personnage, qui tient à l'effet de voix. Le personnage-narrateur existe d'abord par sa déclamation et par son emploi particulier de la langue, car, précisément, « la langue parlée restitue dans la moindre de ses inflexions, de ses ruptures, de ses figures, l'individualité de celui qui parle »171(*). Aussi, ne serait-ce qu'aux chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la Première partie du Livre brisé, peut-on observer que la stylistique de Doubrovsky vise à une très forte illusion d'oralité. Pour transposer le « parlé », l'auteur utilise fréquemment la majuscule pour signifier les éclats de voix172(*), et le niveau ou registre de la langue que la (socio-)linguistique nomme « français populaire ». Le lexique est très souvent relâché, allant du familier au vulgaire, à la grossièreté même, comme lors des descriptions de l'acte sexuel ou du corps féminin : par exemple, on peut relever les verbes « triquer » [p. 42], « fricoter » [p. 38] et « baiser » [p. 40], et les substantifs « tétons » [pp. 41 et 213] et « nichons » [pp. 207 et 211]. La syntaxe est, elle aussi, bien souvent plus proche de la langue orale que de la langue écrite, ce qui induit un emploi non normatif et agrammatical de la langue : comme les ellipses de coordinations, d'articles - « Uniformes kaki, uniformes vert-de-gris, couleurs ne se mélangent pas, on est d'un côté ou de l'autre. » [p. 17] -, de propositions principales (dans des tournures raccourcies) - « Aussi simple, aussi sec. » [p. 17]), de sujets - « Dois me remettre en marche » [p. 33] ; « [...], peux pas louper les débuts de l'amour. Peux pas rater [...], reviens à l'attaque. » [p. 37] - et même de verbes - « La plus grande tuerie de l'Histoire, le plus énorme massacre, le plus colossal monceau de cadavres. » [p. 13]. Le commatisme173(*) y est très fréquent et le style télégraphique, ou l'économie du discours, reconnu(e) pour être caractéristique de l'oral, est tel(le) qu'une phrase ne peut comprendre qu'une juxtaposition de termes - « Civils, femmes, enfants, soldats. » [p. 13] - ou qu'un mot isolé - « Aussi. » [p. 15] ; « Voilà. » [ibid.] ; « Un bail. » [ibid.]. Comme à l'oral, Doubrovsky procède presque toujours par la suppression des articulations logiques, comme par la parataxe (qui est la préférence de la juxtaposition à la subordination) -

    Soudain, ci-gît. J'aperçois mon lit. Je vais devoir coucher seul. Le lit jumeau, à côté du mien, est désert. Ma femme est à Londres. Pour affaires, c'est la vie moderne. Un avion, et hop, réunion importante, au revoir. Pour la Victoire, elle m'a plaqué. Business is business. J'aime pas ce bizness. [p. 18]

    - et par l'anacoluthe (qui est la rupture de l'enchaînement syntaxique) - « Place de Gaulle, j'y serai. La cérémonie, j'en serai. » [p. 12] ; l'enchaînement serait classiquement : Je serai à la place de Gaulle. Je serai de la cérémonie. De ce fait, dominent la fragmentation et la dislocation de la phrase, et la prose en est « parasyntaxique » et presque asyntaxique. Le débit narratif est régulièrement haché et la structure syntaxique brisée par la ponctuation - « [...], il demande. POURQUOI. On a envoyé des émissaires aux Alliés. » [p. 16] ou au contraire par le blanc - « taisez-vous pas possible on fait silence » [p. 199]. Les signes de ponctuation et le blanc sont en quelque sorte l'équivalent des points de suspension chez Céline ou chez N. Sarraute. Ils ont pour fonction de seconder la voix, de marquer la pause de la diction, la vacillation de la parole, la recherche du mot juste ou de l'expression la plus adéquate à l'idée ou à la pensée encore inexprimée, et grammaticalement, ils prennent la fonction de « greffes » ou de « coordonnants discursifs », car ils combinent deux mots ou deux constructions à la fois complémentaires et indépendantes.

    Par conséquent, ce « discours immédiat » demande au lecteur une attention toute particulière car, pour comprendre l'énoncé, il doit résoudre les difficultés syntaxiques, sémantiques et logiques, il doit de lui-même finir les phrases ou segments de phrases resté(e)s inachevé(e)s, les relier ou les coordonner, saisir le ou les implicite(s), etc. Le discours du personnage-narrateur se trouve parfois à la limite de l'intelligible, la syntaxe y est suffisamment déconstruite et fragmentée pour être quelque peu hermétique, mais aussi suffisamment construite pour être totalement compréhensible. De ce fait, le lecteur se trouve dans la même situation qu'à l'oral, lorsque son interlocuteur parle spontanément, selon sa performance et sa compétence linguistique, et estime que son propos est suffisamment clair pour être plus familier et relâché, pour omettre par exemple les liaisons syntaxiques. Si dans le « discours immédiat » le personnage-narrateur est le locuteur, le lecteur est alors l'allocutaire, c'est-à-dire le destinataire du discours, comme le révèlent clairement les adresses suivantes : « Vous pensez si j'ai sauté sur l'occasion à la seconde. » [p. 11] ; «  Il y a la dose d'existence quotidienne qui vous propulse [...]. » [p. 14] ; « Non, non, je n'exagère pas. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être sourdingue. » [p. 18] ; « Essayez, vous m'en direz des nouvelles. » [p. 152].

    Mais encore, ce « discours immédiat » n'affecte pas seulement la structure syntaxique, elle affecte aussi la construction (montage et découpage) du récit. En effet, le lecteur peut aussi être perturbé par ce récit qui se morcelle en plusieurs fragments disjoints, de grandeurs variables (de quelques mots à plusieurs pages). Précisément, dans cette « poétique du fragment », on ne peut établir une typologie que du point de vue graphique ou typographique, et ainsi retrouver les cinq types de fragments déjà répertoriés par Jaccomard174(*) :

    (1) « ponctué (excepté de points) et ouvert en ses deux bouts (phrase d'attaque et phrase conclusive sont inachevées ; le paragraphe ne commence pas par une majuscule [...].) » :

    me frappe en plein estomac, ça me reprend à la tripe, me triture les boyaux, ma bile me ballotte en bouillonnant, mon bilan reflue du fin fond des fibres, tellement M'ÉCOEURE [p. 216]

    (2) « non-ponctué et aéré de blancs (de larges espaces remplacent les césures de la ponctuation ; pas de majuscule au début [...].) » :

    je laisse la gare vide à ma droite rues vides la pâtisserie fermée la ville en attente derrière volets clos Villiers tapi derrière ses fenêtres je remonte la forte pente vers la mairie souffle un peu court perdu l'habitude de marcher soudain me mets à courir [p. 201]

    (3) « non ponctué et dense (chaque mot est séparé d'un unique espace typographique [...].) » :

    silence me clôt le bec

    sur ces sujets toujours eu le bec cousu visage de démon voix de métal aiguë [p. 217]

    (4) « surponctué (des mots isolés ou petits groupes de mots sont hachés de points et de virgules ; les majuscules sont surnuméraires [...].) » :

    ET MOI. Dans tout ça. Je regarde. UNE TÊTE DE MORT. Sur ma chaise, affalé, affaissé, à m'ébrouer parmi les fesses, les faces. Assis à mon cinéma, je me joue du soft et du hard dans ma caboche. ET LA MIENNE. Fallait pas y penser, j'en tressaute. [p. 213]

    (5) « une catégorie pour le discours d'autrui (le plus souvent en italiques, c'est le dialogue rapporté avec tirets, interlignages ; ou la reproduction d'extraits de textes, pièce de théâtre [...] ; phrases entendues à la radio ; souvent intégré à d'autres types de paragraphes [...].) » :

    - Chéri...

    - Tiens, tu te décides à m'appeler, tu existes ? [...] [p. 72]

    Rodrigue, as-tu du coeur ? - Tout autre que mon père. [pp. 20 et 25]

    ici Londres [pp. 11 et 199] Les français parlent aux Français [p. 12]

    On peut voir ici que l'alinéa joue le même rôle que la surponctuation et le blanc (la non-ponctuation), puisqu'il participe amplement à la fragmentation du récit et à la mise en scène énonciative, puisqu'il rend plus intense encore l'expression immédiate de la pensée parlante. Mais cette typologie n'est pas une typologie de base des textes, car chaque fragment peut être conjointement et diversement le narré, la description, l'argumentation, l'explication ou le dialogue. Prenons le fragment « non-ponctué et aéré de blancs » comme exemple : aux pages 200-202, il est une narration (le récit de l'arrivée sur Paris, en 1944, de la Deuxième Division blindée) et par endroits une description (des rues de Paris) ; aux pages 214-215, il est une description (un autoportrait). Alors, si aucune règle ne semble régir la construction du récit, le montage et le découpage en fragments, c'est que le récit suit uniquement l'ordre du discours et ainsi de la pensée oscillante et papillonnante, à l'état brut, du personnage-narrateur. Ce récit est fragmenté parce qu'il « mime[...] le temps réel de la formulation d'une pensée »175(*). Le « je » narratif « fonctionne alors comme le référant unique et commun à tous les fragments, le signifié concret qui permet de dépasser la dispersion tout en la justifiant »176(*). En somme, le récit n'a pour centre que le « je » et le présent de l'énonciation : la logique de progression d'un mot ou d'un groupe de mots à l'autre, d'un paragraphe à l'autre, dépend uniquement de l'instance et de la situation d'énonciation, plus précisément de l'instance narratoriale et de la narration simultanée (où coïncident le temps de l'histoire et le temps de sa narration).

    Le récit jette abruptement le lecteur dans la pensée éclatée en sensations intensément vécues ou remémorées d'un personnage-narrateur en train de regarder la télévision, avant d'aller se coucher, au soir du 8 mai 1985 ; de se réveiller, de regarder à la télévision et en direct le défilé militaire, de sortir de son domicile pour se rendre sur l'avenue des Champs Élysées, jusqu'à l'Arc de Triomphe, de déambuler dans les rues de Paris, de rentrer chez lui pour la préparation de son cours universitaire sur Les Mots de Sartre, de dîner, avant d'aller se coucher, au soir du 9 mai ; de se réveiller, de prendre le petit déjeuner, d'écrire une autofiction qui s'avère très vite pseudo-autobiographique (comme nous allons le voir), au matin du 10 mai. Le point de repère temporel est alors ce présent (fictif) de l'énonciation qui, du chapitre 1 au chapitre 12, en passant par les chapitres 2, 4, 6, 8 et 10 - soit au total, cent trente pages -, se déroule sur trois jours. Comme on peut le voir, la fable est de courte durée, au point de donner l'illusion au lecteur que les événements se passent sous ses yeux, comme dans une scène de théâtre ou de film. Les repères chronologiques, écrits d'abord en lettres minuscules puis en lettres majuscules, accentuent cette illusion. En effet, le personnage-narrateur note avec une extrême précision les heures défilant sur sa montre, soit, dans la nuit du 8 au 9 mai : « une heure moins vingt » [p. 18], puis « une heure un quart » [p. 22] ; le 9 mai, au matin : « dix heures trente-cinq » [p. 24] ; dans l'après-midi : « presque six heures » [p. 35], « six heures » [ibid.], « SIX HEURES DIX » [p. 69] ; au soir « NEUF HEURES MOINS LE QUART » [p. 109], « NEUF HEURES CINQ », « NEUF HEURES ET DEMIE » [p. 153], « neuf heures trente passées » [p. 156], « DIX HEURES MOINS DIX » [p. 161], « DIX HEURES VINGT-TROIS » [p. 197], « ONZE HEURES DEUX » [p. 206], « MINUIT DIX » [p. 218] ; le 10 mai, au matin : « DIX HEURES TRENTE » [p. 252]177(*). C'est par rapport à ce présent d'énonciation et aux déictiques temporels qui l'accompagnent que se repèrent le passé (proche ou lointain) et le futur. Par exemple, l'indication « Aujourd'hui 9 mai 1985 » [p. 256] est le point de repère de « hier après midi » [p. 269], de « hier soir » [p. 251] et de « Demain, vendredi 10 mai. Il y aura samedi 11. Et puis le 12. » [p. 252]. Dans ce présent, est mise en scène l'énonciation et plus spécialement la situation d'énonciation. Par exemple, on peut relever toutes les fois où le personnage-narrateur est assis soit à sa table à manger, soit à son bureau, en train de lire Les Mots de Sartre ou d'écrire son récit autobiographique : « Je m'assieds sur mon fauteuil à accotoirs chromés, je croise les jambes, j'allume la lampe [...]. » [p. 70] ; « Maintenant je suis affalé dans mon fauteuil. » [p. 22] ; « Je pose les coudes sur les accotoirs de mon fauteuil chromé, je me repose. » [p. 149] ; « Coudes appuyés sur ma table, lampe braquée sur le livre [...]. » [p. 105] ; « Coudes sur mon bureau d'acajou [...]. » [p. 196] ; « Coudes appuyés sur la table, menton écrasé entre les paumes. » [p. 251] ; « Au creux de mon fauteuil chromé, quand j'écris. » [p. 251]. De fait, ces indications spatio-temporelles réfèrent à la position du personnage-narrateur. Dans ces quelques chapitres (indiqués ci-dessus) du Livre brisé, Doubrovsky met au premier plan le présent d'énonciation (ou de narration) et l'instance narratoriale, et relègue au second plan le passé remémoré. On voit que, contrairement à l'autobiographie (pensons aux Mots de Sartre, par exemple), la scène de l'autobiographe n'est pas placée hors récit, ou plus exactement à sa clôture, mais au coeur de celui-ci, et qu'elle importe bien plus que la scène de la biographie proprement dite. Pour ne prendre que les souvenirs d'enfance, on peut remarquer qu'ils sont disséminés dans les sept chapitres concernés [p. 14-16 ; p. 19-20 ; p. 21-22 ; p. 23 ; p. 114-122, p. 150-152, p. 199-204, p. 261-263, p. 266, p. 267-269, p. 270-276] et qu'ils apparaissent toujours en fonction de la situation d'énonciation ; par exemple, le personnage-narrateur se remémore son enfance parce qu'il lit (comme on l'a vu plus haut) Les Mots de Sartre [dès la page 105], ou seulement la période de l'Occupation, parce qu'il regarde l'émission Les Dossiers de l'écran consacrée au Journal d'Anne Frank [p. 11], ou le jour de l'annonce par radio du débarquement des Alliés [p. 199] ou encore le jour de l'entrée dans Paris de la Deuxième Division blindée [p. 200-202], parce qu'il fête au soir du 9 mai, l'anniversaire de la fin de la guerre. Par conséquent, le récit passe subitement du présent d'énonciation au passé remémoré et inversement - « Comme ça, j'ai mes va-et-vient, je suis branché sur un courant alternatif. J'existe par saccades. Tantôt, dans le présent. D'un coup, dans le passé. » [p. 35] -, et les souvenirs surgissent toujours au gré des pensées du personnage-narrateur, ou plus exactement, au gré des pensées et des associations d'idée de l'auteur lui-même, en fonction malgré tout de l'histoire du personnage-narrateur.

    Dès lors, nous pouvons remarquer que l'écriture de Doubrovsky rompt avec le discours académique et avec la logique d'ordre rationnel. L'état fragmentaire de ce récit s'explique effectivement par le fait que l'écriture « est constituée par la logique de l'affect »178(*). Tout d'abord, c'est par cette logique que s'effectue la « sélection référentielle », car il n'est pas question de relater la totalité du vécu, mais seulement de faire surgir des instants ou quelques expériences vécues en fonction du courant de la conscience affective : « Je garde les épisodes marquants ou piquants [...]. » [p. 253]. Par exemple, nous pouvons déceler la nostalgie à travers les souvenirs d'enfance (ce temps révolu d'une sérénité) et le traumatisme à travers les souvenirs de guerre (à cette époque, Doubrovsky est dans une situation de crise à la fois historique et personnelle, puisqu'il y fait l'expérience du « trou » existentiel), et voir que ces souvenirs sont généralement générés par des moments de crise existentielle. De ce fait, il ne s'agit pas vraiment d'un retour vers le passé mais plutôt d'un passé dans le présent ou, pour le dire autrement, d'un passé encore présent, c'est-à-dire présent dans le psychisme du narrateur et, à travers lui, de l'auteur179(*). Pour preuve, nous pouvons constater que les lambeaux du passé sont, sauf à de rares exceptions près, toujours relatés au présent de l'indicatif, que ce présent (effectif) engendre les présents (mentaux et affectifs). Mais il ne s'agit pas seulement de dévoiler les affects du narrateur, ou de l'auteur, il s'agit aussi et surtout d'instaurer un discours de l'affect. La prise de parole du narrateur, ou plus justement l'écriture de l'auteur, se fait toujours sous le coup de l'émotion, et les fragments de la matière biographique sont toujours transposés (dans le récit) selon un discours « à vif », d'où la déconstruction de la syntaxe, l'éclatement de la phrase, la surponctuation ou le blanc, l'ellipse et le rythme précipité. Tout cela donne un incroyable « effet de vie ». Aussi, le courant de l'affect libère la parole, la libère des contraintes du « bon usage » et du « bien écrire ». Qui plus est, elle déclenche les divagations et les associations libres de pensées et de souvenirs (il faut toutefois noter que ces associations sont en « libertés surveillées », puisqu'elles sont disposées dans le cadre de l'histoire romanesque). Ainsi, chez l'auteur, écrire signifie se laisser emporter par le flux verbal et par l'émotion. Pour lui, « céder l'initiative aux mots, c'est céder l'initiative aux maux »180(*), comme dans une séance de psychanalyse. Le récit de S. Doubrovsky peut alors apparaître comme une longue et unique phrase qui ne s'achève jamais.

    L'écriture mime le courant de l'affect et l'acte de remémoration. Plus encore, elle mime l'acte même de la quête, et plus précisément l'acte de l'enquête de soi. C'est que, par contraste avec l'autobiographe, avec Sartre par exemple, S. Doubrovsky est incapable de totaliser ses expériences vécues, de faire la somme de ses faits et gestes (« Une vie, la somme de ses actes, tu parles. » [p. 252]) :

    Je ne perçois pas du tout ma vie comme un tout, mais comme des fragments épars, des niveaux d'existence brisés, des phases disjointes, des non-coïncidences successives, voire simultanées. C'est cela qu'il faut que j'écrive. Le goût intime de mon existence, et non son impossible histoire ! [p. 175]

    C'est que, contrairement à l'autobiographie sartrienne et à la littérature analytique (c'est-à-dire aux récits d'analystes ou d'analysés)181(*), l'écriture autofictionnelle de Doubrovsky « n'est pas mise au travail dans un espace post-analytique, mais dans l'espace même de l'analyse. Plus exactement, elle tente d'ouvrir cet espace dans le texte même, en produisant un en deçà et un au-delà de l'expérience dans le tissu narratif. »182(*) Cette auto-analyse s'effectue par les associations libres et plus spécialement par la « friction » du son et du sens des mots, comme par les répétitions phoniques, qui produisent des chaînes signifiantes à partir des reprises vocaliques, soit par l'allitération - « Un mec tordu, je reconnais, un sacré zigue. En zigzags. Toujours entre le zist et le zest que j'existe. » [p. 197]183(*) -, par l'assonance - « De quoi. De moi. Un entonnoir noir, un puits de ténèbres. Je tombe dans ma tombe. » [p. 193]94 -, et par l'homophonie - « cahot chaos K.O. » [p. 201].184(*) Cette « friction » produit un auto-engendrement du discours qui s'effectue aussi au niveau du fragment - comme dans : « [...] prendre pied. »/« Je reprends pied. [...] » [p. 113]. Rappelons justement ce qu'indique la définition de l'autofiction dans Fils (en quatrième page de couverture) : « Rencontre, fils des mots, allitérations, assonances, dissonance [...]. ». Au fil des mots et des fragments, Doubrovsky entreprend alors « un travail de mécano » [p. 253]. Aussi, par la « friction » des mots et par la décharge d'affectivité, il se refait une vie dans son récit :

    Afin d'être sûr que ma vie, dans mon texte, soit bien vivante, je la survole. Haute voltige sur mon clavier électrique, j'écris en termes trépidants. Ainsi, ça la galvanise. Ça lui donne ce qui lui a fait le plus défaut : du style. Au réveil, si je veux que mon dos puisse tenir droit, exercices d'assouplissement. Ensuite, si je ne veux pas que mon existence s'affaisse, électrochoc matinal. [p. 254]

    Cette « friction », qui donne la primauté au signifiant (ou à la matérialité du mot) par rapport au signifié (ou au référent), permet la fictionnalisation de soi, et offre des rapprochements surprenants, des trouvailles inopinées, comme par exemple :

    QUAND ? AVEC QUI ? [...] Comme un noyé, j'égrène mes souvenirs à perdre haleine. Vogue d'île en île, d'elle en elle. Ulysse ballotté sur la houle libidineuse. Ça y est je touche terre. L'île, c'est la verte Irlande. Sacré soulagement. Je reprends ma marche, je me remets en branle, je traverse la rue Franklin. Je traverse les décennies, elle, c'est Josie. Quand j'étais étudiant d'anglais, pendant mon séjour à Dublin, en 49. [p. 37]

    En somme, la « friction » assouvit la « soif » « de moi, d'émois, de mots » [p. 254] ; elle répond au désir d'« [avoir] rendez-vous avec [soi]-même » [p. 253], soit au désir de « conquête existentielle ». Il s'agit donc bien de l'autofiction, comme nous en assure le dernier fragment de la page 257 et plus encore le fragment qui s'étend de la page 252 à la page 254, puisque Doubrovsky y expose les raisons pour lesquelles il écrit (« Pour me tirer du néant, la seule voie que je connaisse, pas d'autre méthodes. Dans les mots, j'ai toujours trouvé LE remède » [p. 253]), et, comme nous venons de le voir dans les quelques citations ci-dessus, les méthodes qu'il utilise pour parvenir à cette conquête.

    Seulement, une perturbation se manifeste dès le fragment suivant : « Eh bien, non, rien. Aujourd'hui, mes accus sont à plat. Immobile, inerte, je suis vissé sur ma chaise. Sans énergie. » [p. 254]. Précisément, nous avons pu observer plus haut que Doubrovsky délaissait l'autofiction proprement dite pour la fiction sartrienne et la fiction freudienne, et qu'il abandonnait finalement ces fictions, car aucune d'entre elles ne permettait véritablement la « conquête existentielle ». De ce fait, le désir devient tout autre : « J'ai toujours soif, mais DE RÉEL. » [ibid.], et l'autofiction se transforme aussitôt en autobiographie : « Je laisse tomber mon roman. Écrire AUTRE CHOSE » [ibid.], « UNE AUTOBIOGRAPHIE » [p. 255]. Le pacte romanesque ou autofictionnel se retourne alors en pacte autobiographique, comme le confirme l'extrait suivant :

    Aujourd'hui 9 mai 1985, à l'âge, requis pour cette entreprise, de cinquante-sept ans, j'aimerais tenter d'esquisser le récit de ma vie. Ce qu'on est convenu d'appeler une autobiographie. [p. 256-257]

    Dès cet extrait et ce jusqu'à la fin de ce chapitre, justement intitulé « L'autobiographie de Tartempion », tous les déictiques spatio-temporels référant à la situation d'énonciation et tout le cadre fictionnel disparaissent, donnant l'impression au lecteur qu'auteur et narrateur ne font plus qu'un, que l'auteur écrit sans passer par le biais de la fiction. Mais, s'agit-il vraiment d'une autobiographie ? D'emblée, Doubrovsky affirme qu'il ne peut prendre la pose de l'autobiographe qui est celle du « Grand-homme-au-soir-de-sa-vie-et-dans-un-beau-style » [p. 256]. La raison en est la suivante : Tartempion désigne un individu quelconque et ici, plus spécialement, Doubrovsky, qui, en tant que professeur de littérature française et anglaise, est inconnu du grand public ; pour reprendre l'épigraphe de La Nausée empruntée à Céline : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu ». En cela, il est un être « fictif » : si Tartempion est apte à écrire l'histoire de sa vie, de fait, « [S]A VIE » « N'INTÉRESSE PERSONNE » [ibid.], car le lecteur ordinaire est seulement intéressé par les biographies d'exceptions, comme celle de Claude Roy [cf. p. 258], et par les autobiographes ayant déjà acquis une certaine notoriété, c'est-à-dire par les personnalités du moment, comme Marcel Dassault ou Bernard Tapie [ibid.], ou par les écrivains déjà connus pour leurs ouvrages, comme Françoise Sagan [ibid.], et pour leurs engagements auprès d'hommes illustres, comme André Malraux [ibid.] :

    L'autobiographie n'est pas un genre démocratique : une chasse gardée, un club fermé, un privilège jaloux. Réservé aux importants de ce monde [...]. Je suis un nabot. Un type timide, rien qu'un prof. [p. 256] 185(*)

    À l'ordinaire, S. Doubrovsky trouve « l'astuce » : en écrivant « sous le couvert du roman », il peut « appâter » le lecteur, il peut le faire « mordre à l'hameçon », lui faire « avaler » [ibid.] son autobiographie. Cette formule peut paraître provocante pour le lecteur qui se voit ainsi traité en poisson piégé. Mais le lecteur du Livre brisé peut aisément passer outre, car SDoubrovsky vise ici le lecteur obsédé par les faits et les événements du récit, c'est-à-dire le lecteur indifférent à la littérature, au travail d'écriture, au style de l'écrivain, etc. De ce fait, si l'auteur abandonne l'autofiction pour l'autobiographie, c'est en parti pour se jouer de l'horizon d'attente de ce dernier. Pour ce faire, il présente, aux pages 259-260, une dérision parodique du discours autobiographique. D'une part, il caricature le genre en condensant au maximum la matière biographique. Dépouillée de son écriture, l'autobiographie devient une pure chronologie, une simple nécrologie ou « litote » [p. 258], comme aux premières pages de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Aussi, pour montrer son insatisfaction, Doubrovsky livre une chronologie inachevée, arrêtée à ses seize ans, soit à la période 1940-44. D'autre part, les quelques anecdotes, souvent mises entre parenthèses, sont très généralement dérisoires et n'expliquent en rien le devenir de l'enfant, comme on peut le voir dans l'extrait suivant : « La clientèle militaire comprendra notamment le général Gamma, qui dira au petit garçon : `Un jour, tu seras soldat, comme moi.' » [p. 259].

    Mais cette ironie est présente bien avant ces pages et elle ne vise pas seulement l'autobiographie, mais aussi l'autoportrait. Commençons par le début, soit par l'incipit du Livre brisé : « Voilà, c'est bien de moi. Typique, lamentable, inadmissible, mais, hélas ! vrai. » [p. 11]. On peut y relever trois indices de l'ironie : l'absence de traits caractérisant le sujet (ou l'autoportrait vain), l'hypertrophie et la redondance. Tour d'abord, cet autoportrait est tout l'inverse d'un autoportrait, car il est dépendant d'un comportement (contemporain à l'énonciation) qui n'est pas énoncé, seuls les présentatifs « voilà » et « c'est » l'indiquent. Cela revient à dire qu'aucun comportement n'est « typique » du « moi », le lecteur devra seulement patienter jusqu'au second paragraphe de la deuxième page pour découvrir enfin le comportement en question : il n'a pas tenu la promesse qu'il s'était faite la veille au soir - promesse qui consistait à se lever suffisamment tôt pour se rendre aux Champs Élysées et voir le défilé militaire du 9 mai. Ensuite, cet autoportrait comprend deux autres adjectifs qualificatifs, « lamentable » et « inadmissible », qui caractérisent le « moi », mais de manière hypertrophique, l'autoportrait fonctionne alors comme un chleuasme, c'est-à-dire comme une invitation à ne pas adhérer à l'autocritique dépréciative. Enfin, l'effet de redondance des deux derniers adjectifs (malgré un développement croissant, ils sont tous deux l'expression du jugement moral, péjoratif et subjectif) est souligné par les répétitions phoniques, par l'allitération en [l], [b] et [m], et par l'assonance en [a], [wa] et [ai] : « Voilà, c'est bien de moi. Typique, lamentable, inadmissible, mais, hélas ! vrai. », et même renforcé par l'assonance ouvrant et clôturant les périodes : « VOIlà,/ c'est bien de mOI/. TYpique/, lamentable/, inadmissIble/, mAIs,/ hélas !/ vrAI. ». Finalement, après lecture de l'incipit, nous ne somme pas plus avancé, nous n'en savons pas plus sur l'auto(bio)graphe. C'est que l'autoportrait se mêle et même se fond dans l'ironie et le ludisme. Aussi, l'autoportrait n'échappe pas, lui non plus, à la condensation maximale, comme à la page 205, au chapitre « In vino », il prend l'aspect d'une fiche familiale d'état civil :

    ISRAËL DOUBROVSKY, Tailleurs d'Habits, né à Tcherhigoff (Russie), MARIE RENÉE WEITZMANN, sans profession, née à Paris IVe. Mariés le 9 août 1927. JULIEN SERGE DOUBROVSKY, professeur, né le 22 mai 1928, à Paris IXe. 9 août-22 mai [...]. [p. 205]

    La cible de l'ironie est bien le lecteur (trop) habitué à lire l'autobiographie, et, puisque ironie il y a, l'énoncé est nécessairement ambigu. D'une part, l'auteur respecte (à outrance) toutes les règles du récit factuel, en n'exposant, en un minimum de mots, que les faits et en supprimant tout lien entre ces faits, toute intervention, explication ou commentaire personnels ; en somme, il exclut tout risque de fictionnalisation. D'autre part, l'auteur n'adhère pas à ces règles ; en somme, le locuteur n'est pas l'auteur (ou l'énonciateur)186(*). Ces deux points se retrouvent clairement dans le passage ci-dessous, car le fait y est parfaitement grotesque et inscrit en lettres italiques :

    Mesdames et Messieurs, j'ai une nouvelle étonnante, ahurissante à vous communiquer, et ce n'est pas sans une certaine émotion que je le fait : voilà, JE SUIS MOI. Et veuillez noter, PAS UN AUTRE, contrairement à une formule célèbre, mais mensongère. [p. 206]

    Ce procédé qui consiste à ironiser sur l'autobiographique classique n'est aucunement surprenant de la part de l'auteur de l'autofiction. A-t-on besoin de rappeler que Doubrovsky remet en question la véridicité du récit chronologico-logique et que, contrairement à l'autobiographe (à Rousseau, à Gide ou à Sartre, par exemple), il n'a rien à démontrer (comme on a déjà pu s'en apercevoir plus haut). Pour le confirmer, nous pouvons revenir à la page 205 du Livre brisé et voir que l'auteur expose une naissance et une existence absurdes et injustifiées (ce qu'indique entre autres les interjections « clic », « clac » et « paf »), et un recours désespéré à la biologie :

    POURQUOI JE SUIS MOI. Plutôt qu'un autre. Plutôt rien. La vérité : PAS DE RÉPONSE. [...] POURQUOI MOI. Simplement, comme ça, se décide, au petit bonheur la chance. Ou malchance. Ça se déclenche sans raison. Clic, soudain déclic. Un jour, je claquerai, clac. Un jour, on m'a conçu, paf. D'un sacré coup de paf. Suis paf. Dès le début, fait malgré moi. Comme un rat. En un éclair ténébreux, en une seconde gluante. Coup de queue du père dans les entrailles maternelles, au hasard de millions de spermatos vibrionnants. Ils se reproduisent, ça ME produit. [p. 205]

    - ou à une formule pseudo-scientifique : « biologie + environnement, hasard + déterminisme = Moi. Avec un brin de libre volition [...]. » [ibid.].

    Alors, si Doubrovsky se décrit dans son autofiction comme un personnage-narrateur (du 8 au 10 mai 1985) ne parvenant pas à écrire une autofiction de son enfance, il ne peut malgré tout se résoudre à tenir sérieusement celui de l'autobiographe. Seulement, les conséquences de ce renoncement (fictif) à l'autofiction sont la fragmentation et le blanc.

    D'une part, le personnage-narrateur se décrit en quête du « vrai » moi, et pour cette raison, il refuse l'affabulation, c'est-à-dire la transformation de la matière biographique en tissu narratif ou, pour le dire autrement, tout lien entre les faits et les événements du vécu selon une quelconque « ligne de fiction ». Il n'y a plus « l'art d'accommoder les restes »187(*), comme le révèle le passage ci-dessous :

    JE VEUX EXISTER COMME MOI. Ressaisir ma VRAIE vie. Au lieu de m'halluciner en personnage, ressusciter ma VRAIE personne. Ce qui en subsiste. Fragments, débris, détritus, peu importe : au moins, ce seront de VRAIS restes. [p. 254]

    Ce refus se manifeste clairement dans cet autre passage, où l'on retrouve justement l'image du tissu ; en effet, il déclare au sujet de son enfance :

    Lorsque je la revis, c'est à l'envers, elle s'effiloche, il n'y a plus qu'un entrelacs de fils, un entremêlement de sensations, un embrouillamini de souvenirs sans lien. [p. 263]188(*)

    En excluant toute reconstitution continue, le personnage-narrateur brise son histoire personnelle en « bribes, fragments, morceaux épars » [p. 22] ; pour preuve, il brise son récit d'enfance par la déclaration : « J'ai des éclats, des éclairs d'enfance, entiers, intacts, dans la tête [..] » [p. 262] et par une série de quatre anecdotes d'une ou deux phrases, introduites par « quand » [p. 262-263]. Le débris le plus élémentaire est alors l'image : « [...] tout un éclatement d'images aux contours nets, précis, une fulguration d'éclairs sans lien, des chandelles, des soleils de feux d'artifices sous le crâne. » [p. 167].

    D'autre part, le personnage-narrateur ne tente pas de dépasser la fragilité et les lacunes de sa mémoire, mais bien au contraire, il en fait état. Tout d'abord, il affirme que le souvenir vrai n'existe pas : en abordant son enfance, il constate effectivement que l'« image » de ses parents « a été déformée, reformée par les souvenirs postérieurs » [p. 267] et que des impressions contemporaines ont pris la place des souvenirs effectifs - dans ce dernier cas, il s'agit, d'après la notion freudienne, de « souvenirs-écran » [p. 23]. Afin de combler les faiblesses de la mémoire et afin de répondre à la question « qui suis-je ? » [p. 262], il a recours aux photographies : « Sur la photo jaunie [...]. moi, à un an, la tête à peine émergeant de mes langes. Au dos, crayonnée par ma mère, une date : août 1929. Mai 1985. » [p. 34] - et à la question « que suis-je ? » [p. 262], il a recours à « [s]es on-dit de famille » [p. 263], soit exclusivement aux dires de sa mère [pp. 117, 122 et 268-269]. Ensuite, le personnage-narrateur ne cache pas ses « Trou[s] de mémoire », comme le montre le titre du premier chapitre du Livre brisé. Mais au contraire, cette perte de mémoire engendre Le Livre brisé, elle devient très vite, dès la page 28, une obsession, qui se poursuit au second chapitre, justement intitulé « De trou en trou », qui reprend au dixième chapitre, « In vino », et s'achève au douzième chapitre, « L'autobiographie de Tartempion ». Le mouvement général des chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé est alors celui de l'anamnèse. Dans ces chapitres, le personnage-narrateur cherche à se souvenir de deux événements qui ont dû marquer son existence, soit le jour de la Libération en 1945 et le jour de sa première liaison amoureuse, mais en vain. Le récit suit la rétrospection - par exemple : « en 49 » [p. 37] ; « de 49 à 47 » [p. 39] ; « De 47, je décroche jusqu'en 45. » [p. 40] ; « Entre 45 et 47, je rôde. » [ibid.] -, et le travail de remémoration, mais aboutit toujours sur l'anti-mémoire ou la « mémoire-sans-mémoire »189(*). Pour illustrer notre propos, nous relèverons, de la page 37 à la page 43, uniquement les mots inscrits en lettres majuscules :

    QUAND EST-CE QUE J'AI FAIT L'AMOUR POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] QUAND ? AVEC QUI ? [...] PAS AVEC JOSIE. [...] KAY. [...].

    [...] ALORS, QUI ? [...] QUOI. [...] HUGUETTE. [...] NON, UNE FOIS. [...] J'ENTENDS. JE VOIS. [...] JE TOUCHE. [...] LA PREMIÈRE FOIS. [...].

    [...] QUI, QUAND. LA PREMIÈRE FOIS. [...].

    [...] LA PREMIÈRE FOIS [...] PAS PU [...].

    [...] MA SCÈNE PREMIÈRE. [...] QUAND ? AVEC QUI ? [...] OÙ. [...] QUI. [...] QUAND. [...] RIEN.

    Ce passage est tout à fait révélateur de cette recherche vaine, de ce jaillissement ininterrompu de souvenirs, qui ne correspondent jamais au souvenir recherché.

    Ainsi, en perdant le souvenir des grands événements de sa vie, le personnage-narrateur ne saisit que le vide et l'absence de soi ; le « trou de mémoire », qui reste tel quel jusqu'au bout du récit, engendre alors le « trou » existentiel, le non-être ou le néant ; l'être-moi perd sa substance. À la différence de Fils par exemple, ces chapitres (indiqués ci-dessus) du Livre brisé présentent trois jours de la vie de Doubrovsky, trois jours durant lesquelles le personnage-narrateur ne parvient pas à s'analyser et à se retrouver à l'aide de la fiction théorique, il reste obsédé par ses « trous de mémoire ». Précisément, on retrouve à la deuxième page du chapitre « L'autobiographie de Tartempion », c'est-à-dire peu avant l'effacement de toute distinction entre le personnage-narrateur et l'auteur :

    Crise soudaine, sais pas pourquoi. [...] Cette fois, plus au creux, au fond que j'ai dégringolé. Ou plutôt, pire PAS DE FOND. Avant moi, rien. Après, rien. Moi, rien. Très peu de chose, qui se fait, se défait, qui s'effiloche, s'embrouille dans ses fils, s'élime, s'élimine. Une trame qui se trou. Trou de mémoire, hier, à l'Arc de Triomphe, prémonitoire. Signal de détresse. D'un trou l'autre, à force. Maintenant, TOUT ENTIER DANS LE TROU. Ma vie a disparu sans laisser de traces. J'ai beau me palper, impalpable. Quand j'essaie de me ressaisir, dès que je pense, je m'évide. L'évidence. Je me dissipe dans mon inanité. [p. 252]

    Ce chapitre se clôt sur le constat de l'échec et sur la déception, c'est-à-dire sur l'impossibilité d'écrire une autofiction ou une autobiographie, ou tout au moins un récit d'enfance : « D'emblée, mon autobiographie doit dire adieu à mon enfance : Tartempion est un adulte désemparé, face à un enfant introuvable. » [p. 277]. Il n'y a plus d'oeuvre à proprement parler, ni de maître d'oeuvre (comme celle de Sartre ou de Proust), ce qui explique la mélancolie et le renvoi aux autres romans : « Est-ce que j'aime la [l'enfance] raconter ? Dans mes livres, oui, la Dispersion, Fils. » [ibid.].

    * * * *

    Dans cette Première partie, nous avons pu observer que, dans les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé, l'autofiction de Doubrovsky racontait les difficultés d'un personnage-narrateur à constituer une autofiction de son enfance : la perturbation de cette autofiction se déroule selon trois phases. Tout d'abord, le collage : le personnage-narrateur ne raconte pas une autofiction proprement dite, mais plutôt une autobiographie à fiction sartrienne, celle existentialo-marxiste, qui concerne essentiellement le récit d'enfance. Il suit alors la voie de Sartre. Ensuite, la fragmentation : en insérant une seconde fiction, psychanalytique, le personnage-narrateur montre que la fiction sartrienne ne peut prétendre être le seul moyen d'atteindre la « conquête existentielle », plus encore, il démontre que cette conquête ne peut être que partielle, lacunaire. En outre, il révèle que ces deux fictions, étant théoriques, ne lui permettent pas l'accès à une vérité personnelle sur son être. La fictionnalisation de soi se brise alors en fragments inefficaces. Enfin, l'abandon : le personnage-narrateur se retrouve dans l'incapacité de fictionnaliser son vécu et alors de conquérir son être. Il ne reste alors plus qu'un personnage-narrateur confronté aux « trous de mémoire » et au « trou » existentiel, soit aux « Absences », comme l'indique clairement le titre de toute cette Première partie du roman. En somme, les voix de Sartre et d'Akeret disparaissent, seule reste la voix du personnage-narrateur désemparé. Ainsi, nous pouvons affirmer que l'autofiction est dépassée et que notre auteur se tourne désormais vers un autre genre de récit, plus proche de l'autobiographie, et donc vers une voix, autre que celle de l'auteur d'une fiction ici incarnée par Sartre, celle de l'autobiographe traditionnel, incarnée par Ilse, la « compagne d'existence et d'écriture » [p. 311] de Doubrovsky.

    Deuxième partie

    LE ROMAN-AUTOBIOGRAPHIE

    La distanciation à l'égard de l'autofiction et du modèle de la fiction théorique est encore plus grande avec l'apparition d'Ilse. Le Livre brisé n'est certes pas le premier ouvrage à divulguer l'entourage féminin de l'auteur, seulement, à la différence d'Élisabeth dans La Dispersion et dans Fils, de la mère de l'écrivain dans Fils et de Rachel dans Un amour de soi, Ilse partage toujours la vie de Doubrovsky lorsqu'il rédige Un amour de soi (comme l'indique la dédicace : « Für Ilse ») et La Vie l'instant, et lorsqu'il entame la rédaction du Livre brisé. Or, à chaque ouvrage de fiction, Doubrovsky avait coutume d'écrire sur la dernière « tranche de vie » qui précédait le présent de la rédaction, de raconter pour l'essentiel ses relations (de la rencontre à la séparation) avec sa dernière ex-concubine ou maîtresse, et plus accessoirement l'écriture et la publication de son précédent ouvrage, soit La Dispersion dans Fils (p. 415) et Fils dans Un amour de soi (pp. 177, 222, 267-9, 318-9, 323-4) ; ce décalage temporel et cette séparation amoureuse lui donnaient la liberté d'écrire selon sa propre version des faits, selon son imagination et ses convenances. Mais, depuis La Vie l'instant, recueil de huit récits, l'auteur de l'autofiction se trouve perturbé par la présence d'Ilse. Comment, en effet, écrire en toute liberté sur sa vie privée et l'exhiber sans pudeur, quand elle concerne aussi sa compagne actuelle ? Précisément, dans La Vie l'instant, Doubrovsky semble osciller entre raconter et ne pas raconter sa vie avec Ilse, si bien qu'il retrace les années qui précèdent leur rencontre au printemps 1978 (par exemple, le récit « Train » [p. 43-67] relate une expérience vécue en mai 1969) et celles qui la suivent (par exemple, le dernier récit « La fontaine de Bethesda » [p. 125-158] retrace un dimanche de juin 1979 que l'auteur partage avec sa deuxième fille Cathy et Ilse). De même, dans Le Livre brisé, Doubrovsky paraît hésiter entre ressasser ses anciennes expériences amoureuses, comme dans le second chapitre « De trou en trou », et raconter son histoire avec Ilse. Cette indécision se manifeste clairement dans la disposition de la première partie du Livre brisé, où alternent les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 qui concernent uniquement le vécu de Doubrovsky, et les chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 qui concernent principalement le vécu passé et présent du couple Serge-Ilse - et si l'auteur relate finalement son histoire conjugale, c'est sous les injonctions de sa conjointe. Au troisième chapitre, intitulé « Roman conjugal », l'auteur fait justement transparaître le mécontentement de sa conjointe :

    [...] j'en ai marre de toutes tes histoires de bonnes femmes ! Ta Tchèque, après Rachel, maintenant tu vas chercher tes premières putes ! Et moi, tu n'écris jamais sur moi ! Je ne compte pas peut-être ? [p. 47]

    toujours ton Élisabeth, toujours ta Rachel, toujours les autres, ET MOI ? [p. 50]

    Comme l'indique le « prière d'insérer » de l'éditeur, Doubrovsky se trouve ainsi perturbé : « Par la présence de sa femme qu'exaspère le rappel des amours passées de son mari. Elle exige d'être au centre de son livre, et le défie de relater, à nu et à cru, leur roman conjugal. ».

    Mais, même si l'exigence d'Ilse a sans doute été réelle, cette perturbation est en fait une perturbation de l'autofiction voulue par l'auteur. En effet, si Doubrovsky relève le « défi » d'Ilse en écrivant, aux chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie du Livre brisé, un « roman conjugal » (pour reprendre le titre du troisième chapitre), c'est pour suivre et même poursuivre la progression de son roman personnel des chapitres pairs (auquel il faut ajouter le premier chapitre) de cette même partie. Nous avons vu dans notre Première partie que Doubrovsky s'évertuait à ébranler la confiance du lecteur d'autobiographies, à relativiser la notion de vérité dans ce genre de récit, en démontrant que l'autobiographe ne pouvait accéder à une vérité totale et objective, même à l'aide d'un « fondement » théorique, et que la seule vérité à laquelle il pouvait prétendre était une vérité personnelle et toute subjective - en somme, il tendait à ébranler la « copie conforme » et à conserver uniquement le « je soussigné »190(*) ; c'est pourquoi, par souci d'authenticité, l'auteur abandonnait l'autofiction puis l'autobiographie à fiction théorique (sartrienne et freudienne) pour la pseudo-autobiographie, ou plus exactement, la voix de l'« autofictionnaire »/« autoficteur » s'effaçait derrière celles de Sartre et d'Akeret (ou de Freud), qui disparaissaient à leur tour pour laisser place à la voix du personnage-narrateur désemparé, resté sans voix-voie. Mais justement, c'est pour dépasser sa subjectivité (et pour remédier entre autres à son amnésie) que Doubrovsky décide de se tourner vers Ilse et d'écrire un « roman conjugal », ou plus précisément, une autobiographie de couple selon un « point de vue hétérobiographique »191(*). En choisissant la « tranche de vie » qu'il partage avec Ilse, l'auteur attribue à celle-ci le rôle de lectrice critique et par là même, la voix de l'autobiographe traditionnel : elle peut effectivement critiquer son écriture192(*) mais plus encore, elle est en mesure de dénoncer et de rectifier sa subjectivité, et ainsi d'apporter une vérité (plus) objective à son récit193(*). Afin d'instaurer cette épreuve de la vérité, l'auteur introduit sa voix et celle d'Ilse dans une suite de dialogues qui forment l'axe de la narration. Par ce subtil procédé, l'auteur met en texte la brisure des règles et des limites de l'autofiction : d'une part, Ilse participe activement à l'élaboration du « roman conjugal » pour récuser la prétendue authenticité des faits et des événements à partir desquels l'autofiction se constitue, pour dénoncer les complaisances et la mauvaise foi de son mari, pour l'empêcher de fictionnaliser et de sélectionner à sa convenance les éléments biographiques et pour le contraindre à écrire selon ses volontés à elle ; d'autre part, Ilse « exige » de son mari qu'il dévoile « à nu et à cru » toute la vérité de leur relation conjugale, y compris sa dépression et son alcoolisme, et les violences qu'il lui inflige. De ce fait, Doubrovsky perturbe délibérément et progressivement son autofiction. Il s'oriente, au fil des pages, vers un nouveau type de récit qui vise à rectifier, à préciser ou à combler les omissions, les distorsions, les déplacements (des repères chronologiques) et les imprécisions de son autofiction.

    Mais pour composer le « roman conjugal », Doubrovsky procède toujours par la fictionnalisation. En effet, la fiction supporte ici tout le cadre de la narration, qu'est la série de dialogues entre les deux voix. Ces dernières sont deux personnages, le personnage rédacteur Serge et le personnage lectrice/critique Ilse, qui représentent en quelque sorte deux instances de l'auteur. En cela, on peut dire que Doubrovsky suit la voie (plus radicale) ouverte par J.-J. Rousseau avec Les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques (1772, publiés en 1782). À propos des Dialogues, justement, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone écrivent : « ce discours hétérodiégétique s'appuie [...] sur le dédoublement de deux instances : une sorte de sur-moi, avocat, enquêteur établissant une vérité objective, et une subjectivité plaintive [...]. »194(*) Deux siècles après, la voie fut largement suivie par N. Sarraute avec Enfance (1983).195(*) Pour revenir à S. Doubrovsky, nous pouvons remarquer que ce procédé de démultiplication de l'auteur existait déjà dans Fils et plus précisément dans le dialogue entre le personnage Serge (l'analysé) et le personnage Akeret (l'analysant)196(*). Mais, à la différence de ce roman, les dialogues (entre les personnages Serge et Ilse) du Livre brisé ne sont pas intégrés dans une journée fictive. En effet, les faits et les événements de la biographie de couple ne sont pas agencés selon une histoire fictive et un cadre temporel condensé, mais sont simplement « transposés » : ceux du présent de la rédaction sont « transposés » dans les dialogues fictifs ou feints et ceux du passé sont « transposés » dans le « roman conjugal », condensés en fonction des thèmes ou des sujets abordés ou lancés par les deux personnages des dialogues197(*). Aussi, Doubrovsky « transpose » son point de vue et celui d'Ilse sur sa vie conjugale et sur son écriture, il « transpose » les deux positions interprétatives. Il instaure ainsi une polyphonie, un plurivocalisme qui ouvre la voie à un récit nouveau et polémique, où apparaît deux personnages ou deux voix qui livrent deux réalités, soit deux points de vue particuliers et divergents.

    De ce fait, les faits et les événements racontés dans « le roman conjugal » sont entièrement tirés du vécu de l'auteur. De plus, si l'on se réfère aux déclarations de Doubrovsky, ses discussions avec Ilse ont réellement existé, et les dialogues du Livre brisé sont dans ce sens le reflet de la réalité. Mais, en même temps, ces dialogues sont fictifs ou feints. Ce point est précisé par l'auteur, dans son article « Textes en main », à la page 215 (art. cit.) :

    Ma femme, qui est autrichienne et avait appris admirablement mais sur le tard le français, ne pouvait pas s'exprimer comme je l'ai fait parler ; ses interventions directes (pp. 125-6) correspondent à ses sentiments ou ressentiments, mais sont écrites par moi, comme on ferait pour un personnage de roman. 

    Pour confirmation, nous pouvons nous reporter au témoignage de Jaccomard :

    Dans une interview inédite, Serge Doubrovsky nous affirme que c'est lui qui a bel et bien écrit le livre : c'est son livre à lui. Ilse n'en est donc pas le co-auteur ; pur personnage, ses paroles sont pures créations fictives.198(*) 

    Pour montrer au lecteur qu'il est l'unique auteur du Livre brisé, Doubrovsky utilise le dialogisme, c'est-à-dire le procédé consistant à introduire un ou plusieurs dialogue(s) fictif(s), ou plus précisément deux discours contradictoires et en confrontations, dans le « monologue intérieur » ou « discours immédiat » du narrateur qui apparaît comme l'ancrage énonciatif.199(*)

    Par conséquent, Doubrovsky présente son récit comme un roman - comme l'indique le titre du troisième chapitre de la première partie « Roman conjugal » - et comme une autobiographique - l'auteur, le narrateur et le personnage sont porteurs du même nom et de la même identité, comme Ilse, qui est à la fois extra- et intradiégétique, personne et personnage, lectrice, narratrice et narrataire du Livre brisé ; aussi, l'engagement référentiel existe bien, l'auteur s'engage au fur et à mesure des chapitres à « dire la vérité sur sa vie vraie, la quotidienne, la réelle » [p. 50]. Il lui confère alors, au même titre que l'autofiction, un statut ambigu et contradictoire. Ainsi, l'auteur relate et fictionnalise sa vie conjugale. Seulement, pour que lui et sa conjointe puisse entrer « ensemble, vivants, dans l'écriture » [p. 311], il procède uniquement par la « transposition » (pour utiliser la terminologie d'H. Godard200(*)) : il « transpose » la réalité biographique en un récit fictionnel, ou plus exactement, leurs discussions (vraies) dans des dialogues feints ou fictifs et, à partir de ces dialogues, leur histoire commune dans un « roman conjugal ». Dès lors, on peut affirmer que l'auteur du Livre brisé ne cherche pas à raconter sa vie conjugale telle quelle, ni à s'inventer une autre vie, à la romancer ou à la fictionnaliser en totalité. Simplement, à partir des éléments biographiques, il tire par « transposition » la matière d'un récit qui dit une vérité plus riche et plus profonde que celle proposée dans une autobiographie plus classique ou traditionnelle. En somme, il conserve le rapport de la fiction et de la réalité biographique entretenu dans l'autofiction, mais ne passe plus par le biais d'une condensation temporelle et ainsi par la « transmutation »201(*) en une histoire fictionnelle. Il ne s'agit plus d'une fusion mais simplement d'une superposition du projet romanesque et du projet autobiographique. Dans ces conditions, nous croyons légitime de ne plus parler d'autofiction. Désormais, nous parlerons de roman-autobiographie202(*).

    Dès lors, il nous est possible de mieux saisir les objectifs de cette nouvelle voie scripturaire : puisque l'auteur se trouve dans une situation où l'être est toujours menacé de décomposition et où l'autofiction ou l'autobiographie à fiction théorique ne permettent plus de combler le « trou » existentiel, il s'oriente vers un nouveau type d'écriture, le roman-autobiographie, qui perturbe justement cette autofiction et qui se fonde sur la « transposition » des critiques et ainsi du point de vue d'Ilse. Aussi, il nous est permis de saisir avec pertinence les raisons pour lesquelles notre auteur recourt à cette « transposition » et suit finalement la voie indiquée par Ilse : grâce à celle-ci, il peut espérer accéder à une vérité plus objective et ainsi à une « conquête existentielle », c'est-à-dire à une analyse lucide et même impitoyable de l'être-soi et à une lente (re)construction de l'être-moi qui est aussi une construction du couple Serge-Ilse Doubrovsky, puisque la rédaction du récit a lieu à un moment difficile de leur vie conjugale. Il convient alors d'étudier plus en profondeur les relations qui s'établissent entre le projet existentiel et cette nouvelle voie scripturaire, car, précisément, la « disparition » (pour reprendre le titre de la seconde partie du Livre brisé) d'Ilse semble entraîner la perturbation de la « conquête existentielle » et par la même, la brisure du récit.

    1. LE « ROMAN CONJUGAL »

    1.1. De la crise à la conquête existentielle : la présence d'Ilse

    Dans notre Première partie, nous avons observé que l'appropriation de la voix de Sartre et d'Akeret ne permettait pas de combler parfaitement le « trou » existentiel, le néant ou le non-être ressenti par Doubrovsky. C'est pourquoi, il s'en remet, aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie, à une autre voix, celle d'Ilse.

    Nous avons déjà remarqué203(*) que le personnage-narrateur des chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 se trouvait seul à Paris, séparé d'Ilse, qui était partie pour quelques jours à Londres, et que cette solitude ne faisait qu'accentuer sa crise existentielle. L'extrait suivant le rappelle :

    Respirer seul. Le problème, seul, je ne peux pas respirer, je suis à mon dernier souffle. Un gisant. Une chambre à coucher sans compagne, une tombe. Une vie sans compagnie, un cimetière. La solitude, un enterrement de première classe. [...] Tout seul, je suis l'ombre de moi-même. Un fantôme, rien qu'un ectoplasme exsangue. [p. 97]

    Cette incapacité à vivre dans la solitude apparaît bien avant Le Livre brisé. On trouve par exemple, à la page 243 de Fils (op. cit.) : « mais seul vraiment seul non peux pas j'ai besoin il faut de l'ouate femelle » ; ou à la page 133 d'Un amour de soi (op. cit.) : « Mon malheur, pour vivre, j'ai besoin de me mettre à deux. Réduit à moi, j'inexiste. » ; ou encore à la page 328 de ce roman : « Pour vivre, j'ai besoin d'être deux. ». C'est qu'Ilse remplit dans l'existence de Doubrovsky la même fonction que l'écriture autofictionnelle : elle exerce sur lui une action existentielle, thérapeutique et narcissique. En effet, Ilse l'aide à vivre (sans quoi sa vie ressemble à une mort par asphyxie, son sang devient un « sang noir »), à se « recharger » [pp. 196 et 351] ou à « [s]'électriser » [pp. 196 et 352], à « reboucher » son « trou » existentiel et à « penser »/panser ses angoisses et ses traumatismes de guerre :

    [...] j'ai trop de failles, de faillites. Dans ma mémoire, trop de trous. Dans mon être, trop de fissures. Sésame-ferme-toi : j'ai besoin du mot magique de sa bouche, pour me reboucher. En s'aimant, ciment. Je serai de nouveau solide. Ma femme sait que n'avoir pas fait la guerre m'a laissé criblé de blessures. Je ne peux pas penser mes plaies tout seul. Par les entrailles du souvenir jaillit toujours un mauvais sang noir. Sur les lèvres. Qu'elle applique tendrement du sparadrap sur mes lésions d'âme. Pour les cicatriser, ma femme est mon adhésif. [p. 155-156] 204(*)

    Avec elle, il retrouve son être, il accède à la « conquête existentielle ». En d'autres termes, il n'est plus cet être dépourvu de sens, cet être fictif en « manque de substance »205(*) :

    Ma femme est mon armure, mon armature. Amour en béton, elle me protège. [...] Une existence, à son terme, est dévastée. Comme par une guerre. De trou en trou, on erre entre les débris. Depuis toute une vie que je bourlingue à ma recherche, je ne me suis jamais trouvé. [...] Notre union me ressoude, notre couple me recolle. Ma femme est une explosive en surface : le fond est de roc. Je m'appuie sur elle pour me bâtir. Là où je suis mou, invertébré, elle est solide. Pour beaucoup, le mariage est une nécessité de la chair. Pour moi, du squelette. Ma femme me restructure, grâce à elle, je me suis construit une forteresse portative [...]. [p. 238]

    En somme, Ilse est présentée comme sa « bouée de sauvetage » :

    À l'école, elle a eu des leçons de secourisme. Quand on se noie, elle a appris ce qu'il faut faire pour ranimer : pression rythmique sur la poitrine, du bouche-à-bouche. Moi, j'ai besoin de bouche-à-oreille. [p. 155]

    Aussi, son attachement pour Ilse n'est pas sans comporter un certain narcissisme : « J'y suis attaché. Pour toutes sortes de raisons, de bonnes, de mauvaises. Comme toujours. D'abord, je m'aime. J'ai besoin d'elle. » [p. 153].

    Ainsi, la présence d'Ilse lui est tout aussi nécessaire que l'acte scripturaire, et si cet acte ne permet plus véritablement la « conquête existentielle », cette présence lui devient encore plus indispensable. Plus encore, s'il n'arrive pas à élaborer son autofiction, il conçoit une nouvelle écriture qui aura pour voie celle indiquée par Ilse.

    1.2. L'autobiographique de couple : la voie d'Ilse

    Si S. Doubrovsky conquiert désormais son être à travers sa relation avec Ilse et non plus à travers son autofiction, il a besoin d'elle pour continuer autrement son récit. Justement, de son côté, Ilse désire être au centre de ce récit : puisqu'elle fait partie de sa vie, elle veut qu'il écrive enfin sur elle et sur leur vie commune : « Tu prétends écrire à partir de ta vie. Puisque je partage ta vie. Je partage ton livre ! » [p. 221]. Elle lui « lance » ainsi le « défi » d'écrire « à nu et à cru » une autobiographie de couple. Il apparaît alors un consensus : l'auteur suit la voie d'Ilse en relevant son défi d'écrire cette autobiographie et Ilse s'engage à critiquer et à censurer selon sa convenance certains passages. Précisément, Doubrovsky « transpose » dans son roman l'élaboration de cette autobiographie de couple.

    À leur rencontre, Ilse fut charmée par Doubrovsky, ou plus exactement « flattée » par les « attentions » particulières de celui qui était alors son professeur de littérature française [p. 64], et plus encore, « impressionnée » par le roman Fils [p. 65]. Ilse apparaît alors comme la lectrice idéale du romancier, son attirance pour ce dernier étant en quelque sorte le résultat de la stratégie autofictive adoptée par celui-ci : « Si le lecteur a bien voulu me suivre, si j'ai réussi un peu, rien qu'un peu, à éveiller son intérêt pour mon personnage, je lui refilerai ma personne. » [p. 256]. Son écriture autofictive est une tentative de séduction parfaitement réussie avec Ilse, comme le déclare Doubrovsky dans cette phrase : « Puisque ma femme est romantique, normal, mes romans m'ont rendu pour elle intéressant. » [p. 65-66]. En somme, ce qu'elle aime en lui, c'est moins l'homme que l'écrivain. Celui-ci le confesse dans L'Après-vivre, op. cit., p. 47-48 :

    Mes livres, elles ne les a pas lus, elle se les est appropriés, elle en a fait sa substance. Sa substance, pour les coups durs, entre nous : celui qui me rattache toujours à toi, c'est l'écrivain. Lors de nos bisbilles, zizanies, avoir un enfant ou pas, mes bouquins ont été notre ciment. Grâce à eux, nous ne nous sommes jamais disjoints. Elle est, contre vents et marées du mariage, restée ma conjointe. 

    Seulement, en contrepartie, Ilse attend de son mari qu'il lui rende la vie romanesque : « Quand ma femme n'est pas éruptive, elle est romanesque. Avec elle, il faudrait sans cesse filer le doux et le tendre, la trame de la vie serait une métaphore amoureuse continue. » [p. 62] - ou tout au moins, elle espère de lui qu'il l'édifie en personnage romanesque :

    Ma femme me prend à mon propre piège. De ma faute. Pourquoi j'ai toujours parlé de moi-même dans mes livres. Maintenant, puisqu'on est mariés, elle veut sa place. Dans ma page, dans mes pages. À mes côtés. Comme on fait son lit, on se couche par écrit. [p. 51]

    C'est que, lasse de le voir écrire sur son passé, sur ses anciennes expériences sexuelles et sentimentales (« Mes histoires à moi donnent à ma femme la nausée. » [p. 49]), Ilse éprouve le sentiment de ne pas exister pour lui : « Tu es tout le temps à évoquer les autres femmes. Et moi, je ne compte pas, je n'existe pas ? » [p. 219]. Serge se trouve alors dans l'obligation d'écrire un « roman conjugal » : « [...] si je continue à consacrer la flamme du souvenir aux autres, elle en est capable, à la longue, possible qu'elle me plaque. » [p. 51]. En somme, l'auteur du Livre brisé relate le « défi » que lui lance sa femme [p. 50] : d'écrire sur elle et sur leur couple, et de « dire » la « vérité » sur leur relation, sans omettre leurs conflits : « Elle m'a dit : tiens, voilà ma vie, et la tienne, et leur enchevêtrement inextricable, et leur emmêlement de joies, et leurs entrelacs de tortures, c'est à toi, tisse ton texte. » [p. 311].

    De ce fait, Ilse lui demande d'aller au-delà des limites traditionnelles du genre autobiographique. Comme l'a montré Jaccomard206(*), Doubrovsky repoussait déjà, dès son premier ouvrage, les limites du genre en publiant sa vie sexuelle : « [...] par écrit, dans mes livres. Là je m'expose, je m'entrebâille coeur et braguette. » [p. 69] - même si, comme le rappelle notre auteur, ces limites ont fini par disparaître à l'époque actuelle :

    Montaigne, lui, avait de la chance. De son temps, il existait des bornes, des barrières. Mes defauts s'y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la révérence publique me l'a permis. De nos jours, la révérence publique ou pubique, on lui tire sa révérence. [...] En cette fin de siècle, on ne veut plus que des scènes à poil. Quand on dévoile, âme et braguette, il faut tout entrebâiller. [p. 176]

    Mais l'auteur n'est pas sans connaître les risques de cette autobiographie de couple, quand bien même le récit aurait pour sous-titre « roman », car il est une chose d'écrire sans pudeur ses expériences personnelles et conjugales passées, il en est une autre d'exposer ses expériences heureuses et malheureuses avec sa conjointe actuelle, et par la même, de dévoiler la vie privée et même intime de celle-ci207(*). L'auteur indique ainsi au lecteur implicite ou narrataire extradiégétique que l'écriture autobiographique comporte toujours une part de censure. D'ailleurs, dans ce dialogue fictif ou feint, il rappelle à Ilse que le récit autobiographique a ses limites :

    Je ne vais pas te faire un cours, ce n'est ni le lieu ni le moment. Mais Rousseau, il a, si j'ose dire, publié les Confessions après sa mort... Gide, il a éliminé de son Journal tout ce qui avait trait à Madeleine... Il y a des choses qu'on ne peut pas publier de son vivant, quand c'est vivant... [p. 49-50]

    Mais précisément, Ilse s'obstine et exige de lui qu'il dépasse ces limites convenues : « Michel Contat a écrit que, dans tes romans, tu reculais `les limites du dicible'... Eh bien, recule-les encore ! » [p. 50]. Seulement, il sait très bien ce qu'il peut lui en coûter, car un tel récit ne peut être sans répercussions sur le réel, sur sa vie208(*) :

    Inutile de lui expliquer que, justement, si j'écris, c'est pour tuer une femme par livre. Élisabeth dans la Dispersion. Rachel dans Un amour de soi. Ma mère dans Fils. Lorsqu'on a raconté, on liquide et ça s'en va. On accole des centaines de milliers de signes pour effacer. Une fois que c'est imprimé, en principe, ça gomme. Ma femme, je n'ai pas envie de la dissiper par écrit, de l'effilocher dans les volutes stylistiques. [p. 50-51]

    Ici, Doubrovsky « transpose » ses propres craintes. En effet, quelle sera la réaction d'Ilse, une fois ce roman publié ? Pourra-t-elle affronter le regard des autres et surtout celui de ses amis (étant Autrichienne, sa famille ne connaît pas le français et, par conséquent, ne pourra jamais lire ce récit) ? Et d'abord, pourra-t-elle supporter d'être touchée dans son image, dans son amour-propre ? Plus encore, puisque le couple est en pleine période de crise, ce récit ne risque-t-il pas de raviver ou d'aggraver les ressentiments et les conflits ? Doubrovsky rapporte ses efforts pour persuader Ilse d'abandonner sa requête : il est tout à fait conscient du danger et, pour en convaincre Ilse, il rappelle justement que dans Un amour de soi, il exposait ses déboires amoureux avec sa conjointe précédente, Rachel, et en profitait pour régler ses comptes avec celle-ci209(*) : « Enfin, ça ne te gênerait pas ? Que j'écrive sur toi comme j'ai écrit sur Rachel ? » [p. 51]. Et comme il le montre dans l'extrait ci-dessous, la réaction de sa femme pourrait être tout simplement celle-ci : « Si je dis vrai sur elle, sur moi, si j'écris nos quatre vérités, possible qu'elle me quitte. » [ibid.]210(*).

    Mais la réponse d'Ilse s'avère décisive, et sous-entend que ce récit peut aussi avoir une action thérapeutique sur leur couple : « Au point où nous en sommes, nos amis en savent suffisamment. Les autres, ça n'a aucune importance. Et puis, tu me montreras ce que tu écris, avant de le publier. » [ibid.]. La réaction de Serge est alors immédiate, s'il doit dépasser les limites traditionnelles du récit autobiographique, Ilse apportera les nouvelles limites, et la publication du récit ne se fera pas sans son assentiment211(*). Ainsi, l'auteur explicite au lecteur les conditions sous lesquelles il écrit :

    Je respire. Au moins, il y aura une censure. Elle m'indiquera ma limite. Ainsi je ne dépasserai pas les bornes. Lu et approuvé, ce sera une édition autorisée. Pour mes voyages au royaume des souvenirs conjugaux, j'aurai son visa. [ibid.]

    Il est dès lors évident que le projet d'écriture de Doubrovsky se déplace : il ne s'agit plus vraiment de fictionnaliser, et par là même de condenser, la dernière étape de son vécu selon une histoire fictive, mais de relater ce qui se passe réellement dans sa vie quotidienne avec Ilse : « Marché en main. Je ne pourrai pas dire toute la vérité. Mais tout ce que je dirai sera vrai. Fallait y penser. Un pacte. Impact. » [p. 52]. C'est pourquoi, Doubrovsky délaisse l'autofiction pour écrire un « roman conjugal », pour « transposer » dans son roman l'histoire, c'est-à-dire les faits et les événements marquants, de son couple, ainsi que l'histoire de la rédaction de cette autobiographie de couple. C'est ce que révèle l'auteur lors d'un entretien : « Ce livre est différent des autres car il est le fruit d'une collaboration. Le processus décrit dans le livre reprend avec exactitude les circonstances de son élaboration. »212(*) À partir de dialogues fictifs ou feints entre lui-même et sa conjointe, soit entre un auteur et sa lectrice, Doubrovsky met en scène leur pacte ou négociation de vérité factuelle, et « transpose » dans des dialogues les critiques d'Ilse. Dès lors il écrit une « autobiographie avec point de vue hétérobiographique »213(*), et la narration y importe autant, voire plus, que ce qui est narré, car elle est ce qui est au coeur du « roman conjugal », elle constitue l'événement central de ce roman, à savoir l'axe selon lequel se déroule l'histoire conjugale. Pour résumer, nous pouvons nous reporter à la page 20 de L'Après-vivre (op. cit.) :

    Je me découpe, de décennie en décennie, je me débite en tranches de vie. Ma femme veut la sienne. Nous avons même, là-dessus, passé un pacte. J'écris, elle lit, elle juge, j'incorpore à mon texte ses jugements, un livre à deux, déposé sur deux registres. Notre vie, notre livre, seulement c'est moi le scribe.

    Ainsi, tous deux s'engagent dans un véritable projet existentiel et, du fait de leur crise relationnelle, dans un projet thérapeutique de couple. Aussi, le « roman conjugal » apparaît comme un roman existentiel.

    1.3. Le roman existentiel : le modèle de la relation Sartre-Beauvoir

    Il n'est pas sans intérêt d'examiner les circonstances de la rencontre entre Doubrovsky et Ilse décrite aux pages 53-55 : au printemps 1978, à l'université de New York, Serge214(*) donne un cours sur Sartre, et Ilse, qui est l'une de ses étudiantes, se rend à son bureau pour lui proposer une « dissertation » sur ce même écrivain. Ce passage indique clairement que le couple se forme sous la tutelle de Sartre et révèle que la description de ce couple est conçue sur le modèle du couple Sartre-Beauvoir ou tout du moins sur le mythe qu'il en a été fait. En effet, il s'avère qu'Ilse joue dans l'existence et dans l'écriture de Serge le même rôle que Beauvoir dans celles de Sartre, et que leur relation se fondent précisément sur le pacte de transparence conçu par le couple mythique, à savoir l'engagement de tout se dire l'un à l'autre et de tout écrire publiquement sur leur vie de couple.

    Pour préciser le rôle d'Ilse dans la construction du couple Serge-Ilse élaborée par l'auteur, attardons-nous d'abord sur la relation entre Doubrovsky et sa mère. Celle-ci prend une place de première importance dans son psychisme. Pour s'en convaincre, il suffit de remarquer que son décès (survenu le 26 février 1968) a provoqué chez lui une telle dépression mentale qu'il dût entamer une psychanalyse. Mais, en dépit de cette thérapie, il n'est jamais parvenu à assumer pleinement cette disparition, comme le prouve le passage suivant :

    Voilà. Presque vingt ans qu'elle est morte. Des années et des années d'analyse. Je ne peux toujours pas vivre sans mère. Comme ça que je suis fait. À défaut de la mienne, j'essaie de m'en refabriquer une autre. [p. 155]

    Depuis, il n'a eu de cesse de chercher un substitut maternel en chacune de ses compagnes, comme il l'avoue dans son article « Analyse et autofiction » : « Moi, mon drame, c'est que j'ai eu trop de mère, j'ai demandé à chaque femme que j'ai connue d'être ma mère. »215(*). C'est pourquoi, il considère dans Le Livre brisé que sa « femme est un peu comme [s]a mère » [p. 49]. Or, cette mère joue un rôle particulier dans son psychisme, comme il le révèle dans Fils : « ma mère c'est mon tribunal », « MON JUGE » [p. 221, op. cit.]. Aussi, comme l'a justement remarqué M. Miguet-Ollagnier216(*), l'auteur exige d'Ilse ce que Sartre a exigé de Beauvoir : jouer ce rôle de juge. En cela, Doubrovsky applique ce qu'il a pu observer au cours de son étude sur Sartre, intitulée « Sartre : retouches à un autoportrait », à savoir :

    Dans la relation au Castor, la fonction maternante et nourricière fait place à l'imago de la Mère phallique, très proche du Surmoi pré-oedipien de l'école kleinienne [...]. [...] le Castor est `plus moi' que Jean-Paul, dans la mesure précise où elle est Surmoi, où elle administre la Loi, Castor-Mentor et Juge suprême.217(*)

    Alors, en toute logique, on trouve dans Le Livre brisé ce rôle de surmoi, incarné par Ilse, on retrouve d'ailleurs dans ce discours adressé à Ilse : « tu es ma mère, mais ma mère, c'est DIEU » [p. 411]. Et Ilse semble très bien jouer ce rôle : « Comme Freud sur son pic, Sartre à son dixième étage, ma femme aperçoit tout de loin. Je suis transparent. Elle lit mes moindres faits et gestes. » [p. 166]. Cette fonction de surmoi exercée par Ilse ne s'applique pas seulement à l'existence de Serge, mais aussi à son écriture. En effet, sur le modèle de Beauvoir, elle est non seulement sa « première lectrice, la meilleure », mais aussi et surtout le « juge » de son écriture [p. 47]. Pour preuve, reportons-nous à la page 265 de L'Après-vivre (op. cit.), où Doubrovsky montre, à partir d'un passage de La Force de l'âge de S. de Beauvoir, combien la relation Sartre-Beauvoir a constitué un modèle :

    À chacune de nos rencontres il me montrait ce qu'il avait écrit [...]. Je pouvais mieux que [Sartre] me mettre dans la peau d'un lecteur pour juger qu'il avait fait mouche, aussi suivait-il toujours mes conseils. 

    Cet exemple célèbre a [...] inspiré en partie mes rapports d'écriture avec Ilse.

    Ainsi, ce procédé d'écriture entre Sartre et Beauvoir, observé par Doubrovsky dans l'étude citée ci-dessus, est repris pour élaborer Le Livre brisé :

    [...] elle a un pifomètre littéraire infaillible. Quand elle m'a dit, en me rendant mes feuillets : « Ton début est bien trop lent, il ne force l'attention. » Forcé, j'ai obtempéré. Mort dans l'âme, je me suis remis à l'ouvrage. Elle est ma première lectrice. La meilleure, la plus stricte. J'ai réécrit la première section. Ma femme a toujours voix au chapitre. [p. 46]218(*)

    Aussi, l'auteur du Livre brisé applique ce qu'il avait observé dans cette même étude sur Sartre219(*) : « Plus le Surmoi flagelle, plus le Moi expose »220(*). En effet, plus Ilse émet des critiques littéraires vexantes pour Serge et plus Serge s'étend sur ses aventures précédentes et blesse Ilse en retour :

    Ma première lectrice, la meilleure. Seulement, elle est un cas à part, un peu spécial. À force d'être juge et partie, parfois me prend à partie, elle m'empoigne. Les coups que j'ai tirés avec d'autres sont des coups de poignard. Le lire lui retourne le fer dans la plaie. Elle me rend des coups d'épingle. [p. 47]

    Doubrovsky présente et construit son couple à l'image de Sartre et Beauvoir : il entretient avec Ilse le même pacte d'écriture, comme nous venons de le voir, et le même pacte de transparence, comme l'a remarqué M. Contat dans son article « Le roman existentiel » : «  [...] c'est le livre lui-même qui est fils de Sartre, fils de ses oeuvres, produit aussi du mythe le plus consistant élaboré par Sartre-Beauvoir : celui de la transparence dans le couple. `Tout dire, tout se dire.' »221(*). Les deux conjoints s'engagent effectivement à « tout se dire » de leurs anciennes expériences sexuelles et sentimentales : d'un côté, face à son mari, Ilse « raconte en long et en large son bonheur avec son premier mari » [p. 47] et « déballe » « les grands élans d'âme qu'elle avait pour [...] Robert » [p. 48] ; de l'autre, Serge fait lire à sa conjointe le chapitre 2 du Livre brisé qui concerne uniquement ses premières aventures. Et ils s'engagent à « tout dire » ou tout écrire sur leur vie de couple, y compris les vérités les plus pénibles : le dernier chapitre de la première partie du Livre brisé, intitulé « Beuverie », décrit effectivement la dépression et l'alcoolisme d'Ilse, et les violences physiques que lui inflige son mari.

    Par conséquent, Serge se trouve contraint devant les instances d'Ilse d'exposer la situation passée et présente de leur couple, et la nature de leurs rapports. Mais, si Ilse supporte difficilement la lecture des premières aventures de son mari, Serge affirme que cela sera pire encore quand elle lira le récit de leurs conflits : « Elle veut que je nous expose. Épouse-suicide, femme-kamikaze. Que je nous fasse hara-kiri, ça qu'elle demande. Qu'on s'ouvre le ventre, qu'on déballe comment on s'étripe. » [p. 51].

    Ainsi, en attribuant à Ilse le rôle de surmoi, Doubrovsky peut dépasser sa subjectivité. Aussi, en disant la vérité sur lui-même et sur sa relation de couple, en racontant l'alcoolisme d'Ilse et ses violences envers elle, Doubrovsky fait reculer la limite des convenances littéraires, et par la référence au couple Sartre-Beauvoir et à leur pacte de transparence, il révèle clairement que Le Livre brisé s'inscrit dans la lignée du « roman existentiel ». D'ailleurs, M. Contat affirme, après étude de ce roman, que « [...] l'ultime du roman existentiel : ce n'est pas une philosophie qui l'inspire, c'est un contrat de vérité que l'auteur passe avec lui-même et dans lequel il risque plus que sa réputation littéraire. »222(*)

    Afin de dépasser cette subjectivité et de dire cette vérité, Doubrovsky utilise ce qu'il a justement développé dans son article : « Sartre : retouches à un autoportrait ». En confrontant les Carnets de la drôle de guerre et les Lettres au Castor et à quelques autres, il découvre que « le bel équilibre interne des Carnets (destinés à la publication) est fragilisé, contesté ou renversé par un texte jumeau et antithétique (à l'intention de destinataires privés). »223(*) Pour notre auteur, ces Carnets et ces Lettres constituent respectivement un texte et un « contre-texte », à la croisée desquels se trouve la vérité. Aussi, Doubrovsky s'emploie à juxtaposer dans Le Livre brisé un texte et un « contre-texte » pour créer l'illusion de fournir la vérité sur son histoire conjugale. En effet, même s'il est l'unique auteur du « roman conjugal », la narration du « contre-texte » s'établit avec la collaboration d'Ilse, qui joue le rôle de critique littéraire, qui critique non seulement l'écriture mais aussi le propos autobiographique. C'est qu'Ilse représente le lecteur-narrataire idéal pour le romancier-autobiographe, car elle partage la vie et l'histoire de l'auteur depuis près de sept ans, et peut par conséquent vérifier la « copie conforme »224(*), c'est-à-dire l'adéquation référentielle entre l'auteur, le narrateur et le personnage romanesque, contester et dans le même temps rétablir la véracité du texte de son mari. C'est pourquoi, en insérant les critiques d'Ilse dans le « roman conjugal », Doubrovsky ajoute à son texte un « contre-texte ».

    2. Texte et « contre-texte »

    2.1. La mise en scène judiciaire du « pacte autobiographique »225(*)

    Le « roman conjugal », qui se présente comme un livre en train de s'écrire, s'organise selon deux types de texte, le récit public (le texte) et le discours privé (le « contre-texte »). Dans celui-là, le narrateur assume la fonction narrative ainsi que sa subjectivité, et dans celui-ci, le narrateur exerce la fonction de régie d'un dialogue qui confronte sa subjectivité avec celle de sa conjointe. La vérité autobiographique se construit alors dans l'« entre-deux » de ces textes, et plus exactement dans la confrontation des deux points de vue, celui du personnage rédacteur, Serge, et celui de sa lectrice la plus proche, Ilse. Aussi, par cette confrontation, Doubrovsky élabore une mise en scène judiciaire du « pacte autobiographique ».

    Comme nous l'avons vu dans l'Introduction, l'autobiographie est un genre qui, selon Lejeune, se définit par le « pacte autobiographique » entre l'auteur et le lecteur226(*). Mais J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone remarquent justement que : « Pour qu'il y ait pacte au sens propre, il faudrait une manière de négociation entre l'auteur et le lecteur qui, tout particulièrement pour ce genre, n'a jamais lieu. » Puis, ils ajoutent en note : « Cette négociation peut par contre être mise en scène dans la fiction. »227(*). Précisément, Doubrovsky procède à cette mise en scène dans le « roman conjugal » : pour simuler cette négociation, il compose une série de dialogues fictifs ou feints entre lui-même et sa conjointe, Ilse, qui est la plus à même de « juger » la véridicité de son texte autobiographique. Pour être plus précis, notre auteur utilise un dialogisme228(*), c'est-à-dire un discours hétérodiégétique et contradictoire. En insérant le témoignage ou plutôt le contre-témoignage, le jugement et les critiques/accusations d'Ilse dans son récit, il crée ainsi le « contre-texte ».

    Puisque ce « contre-texte » a pour fonction essentielle de commenter, de compléter et de contester le texte, il est d'un niveau narratif supérieur au texte, et puisque la confrontation des personnages Serge et Ilse aboutit à une remise en cause et à une remise en place de la vérité énoncée dans le texte, on peut aisément dire que le « contre-texte » possède un fort pouvoir de persuasion sur le lecteur du Livre brisé, dans la mesure où il se présente comme une caution quant à la véridicité du récit. Ce pouvoir est renforcé par l'« effet de réel » qui ressort du dialogue. Du fait de l'actualisation du « contre-texte », c'est-à-dire de la modalité d'énonciation simultanée et de la diminution maximale de la distance d'énonciation, l'action n'est plus racontée mais montrée comme « en direct », ce qui donne une forte impression d'équivalence entre le récit et la réalité. Cette impression est confortée par les « mots-témoins » inscrits en italique (les mots anglais et allemands) qui parsèment ce « contre-texte » et qui sont le plus souvent prononcés par Ilse229(*). Par conséquent, le lecteur du « roman conjugal » assiste comme « en direct » à l'élaboration d'un « pacte autobiographique », et est amené à croire en ce pacte. Aussi, il lui donne le sentiment que l'auteur restitue entièrement ses expériences présentes, qui couvrent la durée de la rédaction du Livre brisé.

    Puisque la justice symbolise la quête de la vérité, l'élaboration de ce « pacte autobiographique » se fait selon une mise en scène judiciaire, comme le révèlent les rôles respectifs que jouent Ilse et Serge. En effet, Doubrovsky rappelle au moyen de cette mise en scène que l'autobiographe se fait traditionnellement l'« avocat » de lui-même : « Mes écrits plaident ma cause. » [p. 66] ; « De toute façon, quand on se raconte, même quand on s'accuse, c'est toujours, en fin de compte, pour s'excuser. La règle du jeu, la loi du genre. Du genre masculin. » [p. 280]. Précisément, par l'insertion des commentaires de sa conjointe, notre auteur ébranle cette « loi », puisque, dans cette mise en scène, Ilse joue simultanément les rôles de juge, d'inspecteur de police, de procureur et de témoin à charge, et que Serge y joue le rôle de l'accusé, de l'avocat et du témoin à décharge. D'emblée, en soumettant son texte à Ilse, il attribue à celle-ci les pouvoirs d'un magistrat. Le chapitre « Roman conjugal » s'ouvre sur l'attente de Serge (l'accusé) des délibérations de sa conjointe (la juge) :

    Un peu anxieux, j'attends le jugement de ma femme. Décidément, dans la vie, que des verdicts. Toujours devant un tribunal. [...]

    Je suis suspendu à sa sentence. [p. 45]230(*)

    Mais, dans cette scène judiciaire, Serge se sent condamné d'avance, comme l'illustre cette métaphore de l'échafaud : « La phrase-couperet va tomber, sa bouche s'ouvre. Dans la lunette de la guillotine, mon cou palpite. En littérature, tout est affaire d'exécution. » [ibid.]41. Attendu qu'Ilse est témoin de la vie de Serge, elle est plus que quiconque à même de juger de la véridicité de son texte. Elle peut non seulement dénoncer sa subjectivité, mais aussi apporter une vérité (plus) objective : « Fine mouche, fine lectrice. D'être à la fois juge et partie aiguise l'esprit. » [p. 176]41. C'est pourquoi, en sus du rôle de magistrat, Ilse tient celui d'inspecteur de police ou plus spécialement celui de procureur. Mais, ce n'est pas uniquement à la lecture du texte de son mari qu'Ilse remplit ce dernier rôle. En effet, à propos de l'une de leurs conversations, le narrateur commente :

    Entre nous, c'est le jeu de l'interrogation qui se déclenche. Devient un interrogatoire. Ilse est une experte. Elle a la manie dans le sang. Chacun ses ancêtres : elle, un grand-père, inspecteur de police à Vienne, au début du siècle. Quand elle fronce légèrement les sourcils, quand sa voix prend une modulation caressante, voilà le Polizeiinspektor qui ressuscite. [p. 82] 41

    On retrouve ce rôle dans la mise en scène judiciaire de l'autobiographie :

    Ma femme est toujours très forte pour les constats. D'huissier, aurait dû être officier de justice. Le côté Polizeiinspektor de son grand-père viennois.[p. 177] 41

    On comprend alors mieux les craintes de Serge : « Après avoir inspecté, elle juge. Elle me fait part sans ambages de ses jugements. » [p. 138] 41 - d'autant plus que le verdict d'Ilse est un verdict de culpabilité :

    Dans mes phrases, elle a toujours son mot à dire. À redire. Elle ne se contente pas de décider ce dont j'ai le droit ou le devoir de parler. Après elle juge. Le malheur, elle a du jugement. J'obéis, je m'exécute. Elle m'exécute. Cette fois, elle se paie ma tête. Une vraie guillotine, une remarque couperet. Mon roman vrai, décapité, roule au panier : une fiction fictive[p. 280] 41

    Si la « fiction » est « fictive », l'écrivain Serge est accusé de mentir dans son texte, et la véridicité de son texte est alors détruite, ou, pour reprendre la métaphore du passage ci-dessus, « décapité[e] ». Mais Serge se défend. Dès lors, le lecteur implicite ou narrataire extradiégiétique du Livre brisé suit le déroulement de la confrontation des deux acteurs-témoins de l'histoire conjugale, c'est-à-dire de deux parties adverses. Il suit ainsi la confrontation du texte et du « contre-texte ». Par conséquent, le juré ou le jury de cette scène judiciaire est ce lecteur qui doit, pour découvrir la vérité, confronter deux versions de la même histoire.

    2.2. La confrontation de deux points de vue divergents

    Par contraste avec l'autobiographe traditionnel, l'auteur du Livre brisé ajoute au monologue du narrateur (le texte) des échanges dialogués (le contre-texte) dans lesquels les personnages Serge et Ilse retracent par fragments leur histoire conjugale. Le lecteur dispose ainsi de deux optiques différentes ou plus exactement de deux points de vue divergents, comme dans le roman épistolaire. D'ailleurs, à propos de ce type de roman, J. Rousset écrit : « Dans le roman par lettres, dès qu[e le « je »] renonce au soliste pour des combinaisons plus complexes, chacun voit de son point de vue et selon son caractère propre ; autant d'angles visuels que de personnages. »231(*) En cela, Le Livre brisé est à système polymodale, il y a deux « focalisations » ou perspectives narratives, deux subjectivités qui livrent chacun une version différente des mêmes faits232(*). Il en résulte une « guerre des versions »233(*) qui vient briser les règles et les limites de l'autofiction.

    Nous avons constaté dans notre Première partie que (l'auteur-)narrateur se dirigeait finalement vers un récit plus autobiographique que fictionnel, mais qu'il se plaignait de ses « trous de mémoire ». Pour les combler, il se tourne alors, dès le chapitre « Roman conjugal » (et dans tous les chapitres impairs, excepté le premier, de la première partie du Livre brisé) vers sa conjointe qui, à l'inverse, dispose d'une bonne mémoire : « Ma femme a une mémoire fantastique, les moindres détails s'y gravent. Elle a un ordinateur à souvenirs installé dans la tête. La mienne, une passoire. » [p. 222]. Grâce à elle, il recouvre la mémoire : « Ah oui, ça me revient. Moi, j'oublie tout. Ma femme, rien. J'ai une mémoire de moineau. Elle, d'éléphant. » [p. 143] - et tente ainsi d'accéder à la « maîtrise » de son récit autobiographique. Seulement, ce problème de mémoire en inclut un autre : « Je reconnais, ma mémoire, n'est pas infaillible. Pas que la mémoire, question aussi de vision, j'ai la vue basse. » [p. 174]. Il est alors pris à son propre piège, car ses souvenirs et sa vision des choses ne concordent pas forcément avec ceux de sa conjointe234(*), ils sont même, au regard d'Ilse, partiels et partiaux et ce, dans l'écriture comme dans la vie. L'auteur du Livre brisé insiste sur cette partialité, notamment dans le dialogue du chapitre « L'anneau nuptial », où le personnage Serge demande Ilse en mariage : Serge est surpris des hésitations de sa partenaire, mais elle lui rappelle justement ce qu'il semble avoir (volontairement) oublié : « [...] n'oublie pas [...] qu'au bout de quinze jours [après leur rencontre], j'ai quand même voulu te quitter [...]. » [p. 90-91] ; « Tu oublies que tu as quand même essayé un soir de m'étrangler ! » [p. 82]. Cette situation où Ilse rafraîchit la mémoire de son mari et où elle dénonce sa partialité est logiquement reproduite dans les dialogues où Ilse fait part en privé de ses jugements sur le texte retraçant leur histoire conjugale. L'auteur organise ainsi une confrontation entre le texte de Serge et le « contre-texte », qui regroupe les dialogues entre Serge (le personnage rédacteur) et sa conjointe (le personnage lecteur). Plus exactement, l'auteur met en scène, dans ces dialogues, la confrontation entre Serge, qui représente la voix de l'« autofictionnaire »/« autoficteur », et Ilse, qui représente la voix de l'autobiographe traditionnel (qui cherche la vérité objective ou factuelle à partir de ses propres souvenirs).

    Aussi, à chacun de ces dialogues, le retour sur leur passé commun fait naître ou resurgir des divergences de mémoire et de point de vue, et des discordes entre les deux protagonistes, comme le confesse le narrateur : « Comme s'il n'y avait point assez de conflits dans notre existence, la relater en crée d'autres. » [p. 220]. Étant donné que chacun des deux partenaires délivre sa vérité et ainsi la part de vérité omise par l'autre, les dialogues révèlent nettement leurs différends et leurs affrontements : « On a souvent, comme ça, à l'improviste, de longues conversations où l'on se lance à la tête nos quatre vérités. » [p. 142]. Par conséquent, l'hétérogénéité du discours rend problématique l'écriture. Prenons pour exemple ce qui représente leur principal sujet de conflit, la conception d'un enfant : « Dans une perspective inverse, on ne voit pas les choses du même oeil. [...] Corps à corps, empoignade, sujet casse-cou. » [p. 221]. Ilse décèle une erreur notable dans le texte, une erreur qui est à ses yeux le signe de la mauvaise foi de son mari : lorsqu'elle lui exprimait pour la première fois son désir d'avoir un enfant et qu'il refusa en raison de son âge, Serge n'avait pas la soixantaine, comme il le prétend, mais la cinquantaine :

    La soixantaine, c'est maintenant que tu en approches, ce n'est pas au moment que tu décris, mais au moment où tu écris... Commode, hein ? En changeant les dates, tu changes de rôle ! Ta soi-disant fiction devient un mensonge. [p. 279]

    De son côté, Serge lui rappelle ce qu'elle semble avoir oublié :

    Je reconnais, j'ai une mémoire épouvantable. Mais il y a quand même quelque chose dont je me souviens. [...] La fois où tu m'as déclaré que tu ne voulais pas d'enfant, j'ai ri, j'ai dit : « Là-dessus, on est d'accord ! » C'est même ce qui m'a décidé à transformer notre ménage en mariage. [p. 124-125]

    Seulement, Ilse est plus jeune que son mari de vingt-trois ans, ce qui explique ce désir d'enfant, quand de surcroît ses relations avec les deux filles nées du mariage précédent de Serge n'ont aucunement évolué dans le sens d'une relation filiale pouvant compenser, comme elle l'avait espéré, ce désir d'enfant. Dans cet exemple, il apparaît clairement qu'à travers ces deux personnages « focalisateurs » s'expriment deux voix discordantes, deux subjectivités en conflit, soit deux perspectives inconciliables :

    La réalité, j'avoue, souvent, quand j'essaie de me la rappeler, j'en retranche. Ma femme en rajoute. Où est le juste milieu. Des mêmes faits on a parfois des versions opposées. [...] Bagarre, je n'en démords pas, elle ne recule pas d'un pouce. On s'énerve, on hurle [...]. On est chacun certain du contraire. Pas toujours facile de s'accorder, souvent, lorsqu'on veut les accorder, nos violons grincent. [p. 174]

    Serge et Ilse s'engagent alors dans une « guerre des versions », dans un duel oratoire, où chacun tente d'imposer son point de vue. Le lexique du combat d'épée dans le passage ci-dessous illustre parfaitement ce propos :

    Nos regards ferraillent. [...] Quand on compare nos points de vue, ils s'entrechoquent. Si l'on évoque le passé, on a aussitôt une passe d'armes. [...] On ne voit pas du tout pareil. [...] Les souvenirs qui bouillonnent sont un ferment de discorde. [p. 63]235(*)

    On peut également noter que ce droit de regard accordé à Ilse sur le texte de Serge, que ces divergences de point de vue et que ces désaccords au sein du couple se manifestent clairement dans ces extraits où sont décrits le regard d'Ilse : « Éclats de voix, elle me fusille de la prunelle. Ses yeux lancent des éclairs à bout portant. » [p. 47] ; « Son oeil ne plaisante pas du tout. Elle fait feu de la rétine. Son regard me met en joue. » [p. 49] ; « Je sens l'orage. Son oeil jette de nouveau des éclairs. » [p. 59] ; « Plus des éclairs, ses yeux crachent des flammèches, ils m'incendient. » [p. 61] ; « Les yeux d'Ilse jettent des éclairs, elle me foudroie. » [p. 139] ; « [...], les yeux d'Ilse jettent des éclairs, cette fois, la guerre au lance-flammes. » [p. 146] ; « Son oeil fulmine. » [p. 165] ; « [...] éclairs aux prunelles [...] » - ce qu'Ilse n'est pas sans remarquer : « Quand tu écris, j'ai toujours l'oeil qui jette des éclairs, qui fulmine... » [p. 174].

    C'est qu'Ilse ne voit dans l'autofiction de son mari qu'une fiction flatteuse, qu'une fable complaisante : « Tu as une façon de récrire l'histoire à ta convenance, d'en faire une idylle, qui m'agace. » [p. 90]. Les paroles d'Ilse fonctionnent comme une contre-écriture par rapport à celles de Serge, elles envahissent le récit, au point de rendre l'écriture problématique. Chapitre après chapitre, Ilse vient défigurer, recomposer le texte de Serge, elle y ajoute sa contre-vérité. Face à elle, Serge se défend : « Écoute, je ne tiens pas un journal de bord, je fais un roman. Une fiction, ça déforme, ça synthétise. De la vérité, ça extrait la quintessence, ça ne fournit pas tous les détails. » [p. 279] - ce à quoi Ilse répond : « Oui, Herr Professor, mais il y a des détails qui ont leur importance ! » [ibid.]. C'est pourquoi, Ilse ajoute des « détails » qui viennent contrecarrer le discours de Serge et ainsi perturber l'autofiction et la vérité subjective qui s'en dégage. Dès lors, Le Livre brisé se divise en deux voix narratrices dont la seconde détruit méticuleusement tout ce que la première s'est efforcée d'établir. Par exemple, à l'évocation de leur première nuit d'amour, Serge déclare : « Je me rappelle qu'entre ton arrivée et ton départ, dans le grand lit de Rachel, tu as eu l'air assez contente de mes services... » [p. 60]. Ilse rétorque :

    Ce n'est pas dans le grand lit de Rachel, tu as écrit ça dans Un amour de soi, parce que ça avait l'air plus provocant, plus cynique, mais tu avais bien trop la trouille que Rachel s'aperçoive de quelque chose ! On a été se caresser dans le petit lit de ta petite chambre... [p. 61]236(*)

    À cela, elle ajoute qu'à leur arrivée et à leur départ, Serge s'est montré « pleutre » [p. 56] et d'une « lâcheté pitoyable » [p. 61], tout d'abord en la laissant seule dans le couloir pour s'assurer de l'absence de Rachel [p. 56], puis en la laissant partir seule à deux heures du matin dans un taxi, en lui donnant « comme à une pute » [p. 61] un « billet de vingt dollars pour la course » [ibid.]. Aussi, apporte-t-elle une autre version des faits décrits dans l'autofiction, elle comble les omissions et rectifie les déformations de Serge, de façon à étaler ses « complexes » [p. 60] et sa constante « fausse position » [p. 58]. En pointant le doigt sur les complaisances de Serge, elle présente l'envers du décor autofictionnel et ainsi ébranle le processus de fictionnalisation :

    Dans son jugement. Je la méjuge. Moi, je me situe d'emblée sur les hauteurs éthérées, je parle littérature. Elle est terre à terre. Mon personnage, elle s'en fiche. Elle en veut à ma personne. J'ai beau m'abriter derrière mes fictions, elle cherche les réalités, la petite bête. [p. 60]

    Alors lasse de ces arrangements, Ilse exige de Serge qu'il abandonne la fiction pour « dire » la vérité (objective) sur leur histoire conjugale : « JE VEUX que tu dises tout ce que tu m'as fait endurer ! » [p. 221] ; « [...] si tu ne racontes pas les choses comme elles se sont passées, je te fais un procès ! » [ibid.]. Doubrovsky illustre ici l'un des problèmes auquel est confronté le romancier contemporain : aujourd'hui, le personnage principal réfère davantage à l'auteur, si bien que le romancier s'expose aux réactions des proches qu'il a transformés en personnage, et risque, après chaque publication, un procès pour diffamation :

    De nos jours, les personnages se rebiffent contre l'auteur. Lui font des procès. Jacques Lanzmann, sa mère lui en a fait un pour le Têtard. Serge Rezvani, pour son Testament amoureux, a eu des ennuis avec la justice. [p. 222]237(*)

    En somme, Doubrovsky rappelle par ces quelques mots et plus globalement par le « roman conjugal » que le romancier qu'il est ne dispose pas des mêmes libertés que celui des siècles précédents, qu'il ne peut comme celui-ci faire ce qu'il veut de ses personnages, car, précisément, Ilse est une personne réelle avant d'être un personnage de fiction238(*). C'est ce qu'indique clairement le passage suivant :

    Je soupire. Ils ne connaissaient pas leur chance, les romanciers du XIXe. Ils pouvaient décider de raconter ce qu'ils voulaient. Flaubert, avec sa Madame Bovary. Zola, avec sa Nana. Moi, avec la mienne, je ne suis plus libre. Pégase, l'inspiration, peux plus enfourcher mon dada. Elle radine, proteste, objecte. Me rogne les ailes, me muselle. Du coup, j'aboie. [p. 219]

    Ainsi, l'auteur du Livre brisé retrace dans le « roman conjugal » les perturbations de la création romanesque - perturbations entraînées par la présence d'Ilse, par le fait qu'elle est, plus qu'un personnage du roman, la lectrice critique de ce roman, par le fait même qu'elle conteste le personnage que Serge fait de lui-même et qu'elle corrige le texte en biffant tout écart entre l'imagination de Serge et le réel, comme l'atteste celui-ci : « Si vos personnages se mettent en grève, si, de plus, ils se transmuent en glossateurs, on n'a plus qu'à fermer boutique. » [p. 175]. Dans Le Livre brisé, Ilse brise alors les règles fondamentales de l'autofiction, elle ôte à Serge son autorité de romancier, elle le dépossède de son texte en le privant de la liberté de fictionnaliser, c'est-à-dire de choisir parmi les faits et les événements de leur vie conjugale les sujets à raconter, de les écrire selon ses impulsions et ses intentions, de les arranger à sa convenance. De plus, elle perturbe l'autofiction en obligeant Serge à écrire sur leur situation conjugale actuelle. Par conséquent, le principe même de l'autofiction décrite par Doubrovsky dans les deux passages ci-dessous est réduit à néant :

    Seul, le trou, le gouffre, la béance que le moi devient en se faisant autre avec le temps, en se « fictionnalisant » pour lui-même, peuvent déchaîner l'imagination romanesque et l'imaginaire verbal.239(*)

    Il faut que ma vie fasse roman pour que je puisse écrire. Il faut aussi que les histoires que je raconte soient achevées, forment un tout cohérent, pour que je puisse les ressaisir dans une structure, un mouvement d'écriture qui leur soit propre.240(*)

    En somme, dans ce « roman conjugal », le personnage Ilse s'efforce de se substituer à Serge, le personnage rédacteur :

    Ma femme s'empare de ma plume. Elle édicte ce que je dois dire. [...] Je ne suis plus maître de mon encre. Peut-être vouloir débiter sa vie pendant qu'on la vit, pas au passé, à chaud, à vif, est un pari impossible. [p. 220]241(*)

    Afin de figurer la brisure du fondement même de l'autofiction - brisure qui résulte de la présence et de la volonté impérieuses d'Ilse - l'auteur intervertit à deux reprises le narrateur et le narrataire intradiégétique. En effet, aux pages 125-126 et 131-133, Ilse devient le « je » et Serge le « tu » du texte narratif - ce texte ne présentant ni tiret ni guillemet, il ne peut être un dialogue. Ainsi, au fil des pages, la voix d'Ilse prend de l'importance : au fur et à mesure que la narration progresse, l'autorité d'Ilse s'impose, au point que c'est elle qui finit par choisir les éléments de la biographie de couple et qui décide de la façon de les raconter. Plus exactement, c'est elle qui décide de ne plus trier ces éléments et de tout dire de leur histoire conjugale : « Secrets pénibles, pudeurs personnelles, vertiges intimes. » [p. 312]. Tout d'abord, Serge feint de ne pas comprendre les exigences de sa conjointe en lui déclarant : « Tu ne veux tout de même pas que je décrive en détail comment on a fait l'amour, dans quelle position ? » [p. 58]. Ilse précise ses intentions : elle ne pense nullement à leurs relations sexuelles, mais à « l'enfer » de leur vie maritale. Aux premières pages du chapitre « Avortements », soit à l'avant-dernier chapitre du « roman conjugal », elle déclare à Serge : « [...], MOI ! J'exige que tu parles aussi de MES avortements... Car je n'en ai pas eu qu'un... GRÂCE À TOI ! » [p. 220-221]. Aussi, aux premières pages du chapitre « Beuveries », soit au dernier chapitre de ce roman, elle le somme de cesser de romancer pour « dire » « la vérité de [leurs] rapports » [p. 280-281], pour révéler enfin son alcoolisme et les coups violents qu'il lui inflige. Dès lors, le pacte qu'Ilse et Serge avaient conclu au tout début du chapitre « Roman conjugal » - Serge écrit à sa convenance sur leur couple et Ilse censure les passages qu'elle juge trop impudiques - est brisé. Comme Serge le confesse, les limites de l'autofiction subissent alors, sous la pression d'Ilse, un sort identique : « [...] une fois qu'on a franchi les limites, il n'y a plus de bornes. Entre le dicible et l'indicible, où s'arrêter. Plus de frontière. » [p. 281].

    Ainsi, il résulte de cette confrontation des protagonistes une brisure des règles et des limites de l'autofiction. Arrivé au chapitre « Beuveries », Serge ne peut plus se regarder avec complaisance et se doit, pour « honorer [le] défi » d'Ilse [p. 281], d'élargir plus encore le champ des aveux et des confidences, de dire l'inavouable ou l'indicible de leur vie conjugale. Justement il faut avoir passé les 280 premières pages du Livre brisé pour voir apparaître cet indicible - Jaccomard parle de « stratégie de la réticence »242(*). C'est que cet indicible ne relève ni de l'ordre de la sexualité ni du simple conflit conjugal, il réfère à la situation passée et encore présente du couple, situation dans laquelle Serge tient un bien mauvais rôle. Dès le chapitre « Beuveries » s'opère un net renversement des rapports entre Serge et Ilse, car, si Serge était décrit jusqu'alors comme un écrivain passif et victime de son épouse, et Ilse comme une lectrice active et bourreau de l'écrivain, dans la vie conjugale Ilse est de fait une femme passive et victime des coups de Serge, qui est alors le bourreau.243(*) L'indicible, c'est alors la lente marche du couple vers l'« enfer », c'est « l'harmonie conjugale tirée à hue et à dia [...]. » [p. 236]. Le narrateur émet justement le commentaire suivant : « notre vie, pas de mot, depuis qu'[Ilse] boit, pour la décrire » [p. 297]. Cette crise conjugale débute avec le rejet catégorique de Serge d'avoir un enfant avec Ilse - « La vérité, toute nue, brutale, voilà : je n'aime pas les enfants. Je n'ai jamais voulu en avoir. » [p. 177] - car dans cette éventualité, Ilse ne pourrait plus être en même temps la mère d'un « vrai » enfant [p. 155] et le substitut de la mère de Serge. Les projets de Serge n'ont jamais été de l'ordre de la procréation mais uniquement de l'ordre de la création littéraire : « Mes projets incluent oeuvres imprimées et oeuvres de chair. Que les femmes soient charmées, mais pas grosses de mes oeuvres. » [p. 222] - et, comme l'a très justement remarqué M. Miguet-Ollagnier, ce rejet et même cette « répulsion » [p. 232] pour la fécondité relève d'une éthique empruntée à Sartre.244(*) Mais par son refus catégorique, Serge vient « briser le coeur » [p. 232] d'Ilse. En effet, il la contraint à subir deux avortements, comme en témoigne le chapitre justement intitulé « Avortements » - « Sentence, je la guillotine, alors il faudra bien le faire passer. [...] Son visage pâlit, s'éteint quand je l'ai connue, elle était rose. [...] Là, elle était carrément blanche. » [p. 232] -, ce qui entraîne la dépression, l'alcoolisme et les tentatives de suicide d'Ilse. Aussi, éprouve-t-elle de la rancoeur contre son mari qu'elle finit par injurier régulièrement. Alors, incapable de supporter ses ivresses et ses insultes, Serge la frappe. Dès lors, Ilse et Serge se montrent, chacun à leur façon, de plus en plus violent l'un envers l'autre245(*). Le récit de cet « enfer » débute véritablement au chapitre « Beuveries », par une scène où Ilse injurie Serge qui répond finalement par des coups. Cette scène est écrite en un paragraphe dont l'ouverture et la clôture se font écho :

    salaud, qu'elle hurle à tue-tête, je dis, tu vois que je travaille, fous-moi la paix, sur le seuil de mon bureau, elle vocifère, ordure  [...], salaud, je dis, tu vois que je travaille, fous-moi la paix, sur le seuil de mon bureau elle vocifère, ordure, crapule [p. 281-283]

    Cette scène est racontée au présent, d'un présent itératif ou présent d'habitude. En d'autres termes, « ce soir » [p. 305] est représentatif de bien d'autres soirs et cet « aujourd'hui » [p. 308] est représentatif de beaucoup d'autres jours ; cette scène (« cette fois » [p. 283]) constitue le point de repère des autres scènes, décrites jusqu'à la fin du chapitre « Beuveries » et introduites par « des fois » (seize fois) ou par « quand » (vingt-cinq fois). L'écho entre le début et la fin du paragraphe cité ci-dessus et la répétition de cette scène par des scènes similaires figurent l'enlisement du couple dans le « cercle vicieux » [p. 283] des violences verbales et physiques, et l'incapacité des partenaires à trouver une issue à leur conflit. Pour exprimer cette situation indicible, l'auteur fragmente le texte en paragraphes non ponctués ou bien, par endroits, ponctués seulement de virgules, omet les lettres majuscules au début des paragraphes et emploie les termes les plus crus : rien que le titre du dernier chapitre de la première partie du roman, « Beuveries », est éloquent. Ce dernier point est tout à fait manifeste dans ces quelques extraits :

    je lui glaviote un gros comme ça en pleine tirelire [...] et puis ça gicle au lance-flammes en pleine poire un molar [...] la tabasse à mort la bats comme plâtre [p. 294]

    je tape sec, je cogne soudain, au dessert une pêche, quand elle attaque ainsi mes filles, lui flanque un taquet, toqué, je perds la boule, je perds le nord, quand ma femme est givrée, j'ai envie de la refroidir, lui fermer à jamais la gueule, [...] quand ma femme a ses excès de boisson, j'ai mes accès de meurtre [p. 295]

    maintenant chaque fois qu'elle se soûle la gueule, je lui fous carrément un pain dessus, pas du gâteau, lorsqu'elle dégoise ses injures, une vraie tarte [p. 298]

    Ces quelques citations suffisent pour constater que la complaisance de Serge envers lui-même disparaît finalement du texte. En effet, il emploie pour se décrire un vocabulaire à la mesure de la violence de son comportement avec Ilse. Aussi, dépasse-t-il les limites du dicible, c'est-à-dire les limites de l'autobiographie et même de l'autofiction, en avouant l'inavouable, à savoir son comportement « monstrueux ». Il est une chose de révéler ses différends conjugaux, il en est une autre d'avouer, publiquement et sans crainte pour sa réputation, les violences physiques qu'on inflige à sa conjointe, car, si notre société admet la domination masculine, puisqu'elle est en son fondement246(*), elle n'en condamne pas moins l'usage de la violence.

    Ainsi, de par les critiques d'Ilse, Serge se trouve dépossédé de son entreprise autofictionnelle, et la confrontation des deux points de vue divergents brise le livre dans une « guerre des versions » qui rend compte des subjectivités respectives d'Ilse et de Serge, qui traduit la complexité et la difficulté de leurs rapports, et qui surtout produit des effets de diffluence et d'opacité dans le roman. À propos de cette brisure du livre, l'auteur écrit dans son article autocritique « Textes en main » :

    Le phénomène que j'avais noté à propos de Fils, d'une « auto-connaissance non leurée, c'est-à-dire à hétéroconnaissance incorporée » se produit à nouveau ici. La femme du narrateur, Ilse, remplace l'analyste Akeret pour déloger le moi de ses certitudes spontanées, offrir une perspective différente, souvent contradictoire, des mêmes événements, dédoublant sans cesse la narration, la mettant sans trêve en abyme ou en conflit avec elle-même, créant, dans le texte, une sorte de « surfiction », d'indécidable, dont le narrateur n'est pas maître. [...] Brisé, le livre l'est aussi par la confrontation permanente des points de vue.247(*)

    En conséquence, la confrontation des deux points de vue divergents interrompt le processus d'écriture autofictionnelle et par là même, le projet existentiel. Elle exclut pour Serge toute possibilité de reconstruction et de conquête de l'être, car l'écriture à deux produit de lui deux images contradictoires. En cela, l'auteur applique la théorie de Sartre qu'il présente en ces termes :

    Bien sûr qu'il y a les autres, et comment. On en est la proie. Par le pour-autrui, le pour-soi s'échappe. Une indépassable dimension, une aliénation fondamentale. Dans le regard de l'autre, une partie intégrante de moi m'est dérobée. Le regard d'autrui me fige en objet. [...] L'un qui est sujet, ou l'autre. Pas les deux ensemble. [p. 151-152]

    À cela, on peut ajouter que cette confrontation brise non seulement les règles mais aussi les limites de l'autofiction en ce qu'elle amène le narrateur à exposer dans le chapitre « Beuveries » l'indicible de sa vie conjugale. Cette progression dans l'indicible correspond en fait à une stratégie de l'auteur visant à donner l'impression (au lecteur) que le narrateur abandonne malgré lui, chapitre après chapitre, son autofiction pour s'engager dans un récit plus autobiographique, plus authentique, plus fidèle à la réalité et à la véridicité des faits, et qu'il n'est plus maître de son récit comme il ne l'est plus dans sa vie : avec la confrontation du texte et du « contre-texte », et la dépossession narratoriale, le lecteur a encore plus l'impression de détenir toute la vérité sur cette histoire conjugale. Dans ces conditions, cette brisure de l'autofiction fait, si l'on peut dire, partie intégrante de la fiction, puisqu'elle est mise intentionnellement et délibérément en fiction par l'auteur. Seulement, le décès d'Ilse, fait imprédictible, vient briser la fiction de S. Doubrovsky. Il se produit ce que cette phrase décrit : « La réalité fait irruption, dévore la fiction et la redoutable » [p. 235]. Nous assistons cette fois-ci à une dépossession auctoriale, et pour cette raison, nous pouvons considérer la seconde partie du Livre brisé comme un autre type de « contre-texte ».

    3. La brisure de la fictionnalisation

    3.1. La brisure du « roman conjugal »

    Doubrovsky « transpose » dans le roman la brisure de son existence, comme l'indiquent très clairement le titre Le Livre brisé et l'ouverture de la seconde partie « Disparition » : « Un livre, comme une vie, se brise. Ma vie, mon livre sont cassés net. » [p. 311]248(*). Puisque le décès d'Ilse, survenu le 25 novembre 1987, entraîne la brisure du couple, il entraîne aussi la brisure du « roman conjugal » : l'auteur confesse ne plus pouvoir conclure ce roman comme il l'avait prévu, par le chapitre « Hymne » ou « Retrouvailles ». Il ne lui reste plus qu'à commenter et compléter son roman, et à poursuivre le récit de son existence à partir de son deuil. Aussi, puisque l'irruption du réel brise tout le processus de fictionnalisation, Doubrovsky n'a plus ni règles ni limites pour écrire. Il est désormais un écrivain désemparé qui, seul, doit poursuivre son livre à jamais brisé, et repousser davantage les « limites du dicible ».

    Le décès d'Ilse vient briser l'imagination de l'auteur et dans le même temps le statut autofictionnel du récit, comme le montre ce passage de la seconde partie « Absence » :

    Je n'avais qu'à écrire un roman, comme tout le monde. Un roman, on est maître de le terminer à sa guise, d'inventer, envers et contre tous, si l'on veut, un heureux dénouement. Je rêvais, au long récit de nos tribulations, une fin joyeuse.

    Si l'on décide d'écrire sa vie, la vie décide ce qu'on écrit. L'enchaînement des épisodes, suite et fin, le récit ne nous appartient plus. [...] Une histoire peut rester en suspens. Pas un livre : il faut début, milieu et fin. [p. 317]

    Jaccomard introduit ce passage dans son étude par le commentaire suivant : « la `fiction d'autofiction' est explicitement abandonnée, modifiant rétroactivement le pacte des `romans' doubrovskyens »249(*). Pour notre part, nous voyons effectivement dans ce passage l'aveu explicite d'un abandon de l'autofiction, mais il convient sans doute de ne pas outrepasser notre position de lecteur en nous gardant de briser nous-mêmes le « pacte romanesque » établi par Doubrovsky, et ce, tout aussi bien pour Le Livre brisé que pour les romans précédents. Comme le montrent la page de couverture et la page de titre, le pacte concerne tout Le Livre brisé, y compris la seconde partie qui retrace la vie de l'auteur après le décès d'Ilse - cela est confirmé par le sous-titre « roman » de l'ouvrage suivant, L'Après-vivre, qui est « non pas la suite mais la poursuite du Livre brisé » (c'est ce qu'indique en quatrième page de couverture le « prière d'insérer » de l'éditeur)250(*). Ainsi, le renoncement à l'autofiction n'entraîne nullement la brisure du « pacte romanesque », et puisqu'il existe toujours une superposition du projet romanesque et du projet autobiographique, le récit ne peut être une pure autobiographie mais un roman-autobiographie251(*). Dès le décès d'Ilse, l'auteur comme le narrateur de cette seconde partie du Livre brisé subit autant qu'il choisit la brisure de son livre. Certes, le dédoublement de l'auteur en personnage-narrateur s'évanouit dans l'esprit du lecteur. Mais, par contraste avec le romancier qui l'aurait fini indépendamment des événements de sa vie présente, quand bien même il se serait largement inspiré de celle-ci, et par contraste avec l'autobiographe qui aurait très certainement commencé son récit rétrospectif par le décès de sa conjointe, Doubrovsky choisit pour sa part de « transposer » la brisure de son couple et de son existence en conservant tels quels les chapitres rédigés avec la collaboration d'Ilse et en interrompant soudainement la suite de ces chapitres pour l'introduction d'une seconde partie252(*), « Disparition ».

    Dans cette seconde partie (aux pages 327-328), l'auteur relate justement le temps où il attendait encore le retour d'Ilse, qui était alors à Paris, et où il prévoyait d'achever son livre par le chapitre « Hymne ». Plus précisément, il relate le jour où il attendait l'appel téléphonique d'Ilse pour rédiger l'avant-dernier chapitre « Suicides » - mais ce jour fut justement celui de son décès.253(*) L'extrait ci-dessous, tiré de la page 23 de L'Après-vivre (op. cit.), est tout à fait significatif de cette brisure de l'existence et du livre de Doubrovsky - pour une meilleure compréhension, il faut préciser que le dernier chapitre initialement prévu pour Le Livre brisé porte cette fois-ci le titre « Retrouvailles » :

    J'y pense quand même, je n'arrête pas d'y penser. Au livre. Comme ma vie brisé. Interrompu. Cassé net. Presque fini. À l'avant-dernier chapitre. Ma femme n'avait plus qu'à revenir, j'aurais terminé sur le chapitre « Retrouvailles ».

    Cette brisure est d'autant plus marquée qu'il avait avec Ilse conféré au « roman conjugal » la fonction de thérapie de couple : « Nous voulions dire l'impureté de notre amour pour l'épurer. Pour mieux nous aimer ensuite. Cet ouvrage commun était destiné à tourner entre nous la page. » [p. 312]. Faut-il rappeler que le « roman conjugal » était un roman existentiel et que la visée était moins rétrospective que prospective : il ne s'agissait pas simplement d'un retour dans le passé mais d'une (re)construction du couple, d'une « conquête existentielle » faite au fil des pages, pour qu'enfin, les deux conjoints parviennent à un reflet spéculaire, c'est-à-dire à un dévoilement lucide et assumé et à une possession d'eux-mêmes. C'est pourquoi, Doubrovsky devait achever son « roman conjugal » sur leurs « retrouvailles », et le couple devait finalement se retrouver et s'engager dans une vie nouvelle et prometteuse. Mais précisément, l'auteur confesse que leur projet existentiel (leur entreprise scripturale correspondait à une quête de l'autre) et thérapeutique se solde par un échec cuisant, rien ne pouvant le briser plus radicalement que la mort d'un des deux conjoints : « Je croyais que nous allions prendre un nouveau départ, rebâtir une vie. Tout s'est effondré dans sa mort. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 19]. C'est ainsi tout le projet existentiel qui se brise, comme le rappelle, en quatrième page de couverture de L'Après-vivre, le « prière d'insérer » de l'éditeur : « Écrire sa vie n'est pas un acte innocent, c'est un défi qui fait retour dans l'existence et l'écrase au moment où l'homme et la femme rêvaient d'un nouveau départ ensemble. » Et, comme le relève D. Oster, « tout à coup le récit autobiographique devient `un genre posthume' ».254(*)

    Puisque le livre décrit l'histoire du couple, depuis la rencontre jusqu'à la situation présente, il ne peut que se conclure sur le décès d'Ilse, comme le souligne particulièrement cet extrait déjà partiellement cité :

    Une histoire peut rester en suspens. Pas un livre : il faut début, milieu et fin.

    La fin de ce livre ne peut être que la fin d'Ilse. [p. 317]

    Mais si Doubrovsky se sent dans l'obligation d'écrire cette fin, c'est qu'il entend répondre à l'un des souhaits les plus chers de son épouse, qui fut (comme nous l'avons vu plus haut) l'instigatrice du « roman conjugal » : « Je n'ai pas le choix. Je suis son exécuteur testamentaire. Je respecte ses dernières volontés. » [ibid.]. Aussi, pour achever son roman, Doubrovsky n'a d'autres choix que de briser son livre : « Le Livre. D'un seul coup, le titre s'impose. Brisé, que pourrait-il être d'autre. Ce n'est plus une question. C'est un ordre, un impératif. Je dois le finir » [L'Après-vivre, p. 24]. Mais l'auteur reste lucide, il est toujours conscient de l'inaccessibilité d'une écriture purement autobiographique255(*), d'un récit factuel qui réfléchirait parfaitement le réel, quand bien même il s'agirait pour lui de relater un fait aussi cher et sacré que le décès de sa conjointe. Pour preuve, il suffit de nous reporter à cet autre passage, où l'auteur déclare au lecteur implicite ou narrataire extradiégétique :

    Entreprise monstrueuse, sacrilège. Je reconnais. Dès qu'on raconte, on truque. On transpose. On pose. Dans le désarroi absolu, dans le désordre total, on range, on arrange. Parmi le pêle-mêle hideux du malheur, on trie, on triche. On trahit. Tout l'être crie une atroce vérité. On écrit faux. [p. 316]

    Cette impossibilité matérielle d'écrire une pure autobiographie se retrouve dans ce court passage : « Pour déposer ses cendres, je n'ai que des mots. Faux ou pas, je n'ai pas d'autre instrument. » [p. 317]. Par conséquent, Doubrovsky brise délibérément son livre pour « crie[r] l'atroce vérité », le décès d'Ilse et son deuil, même s'il sait que la mise en texte de cette vérité relève de la « littérature » [p. 316] ou plus exactement du travail d'écriture et de l'affabulation. C'est pourquoi, même s'il entreprend l'écriture d'un récit à visée autobiographique, il ne brise pas pour autant son « pacte romanesque », d'où notre emploi de la catégorie générique : le roman-autobiographie.

    En conséquence, cette entreprise scripturaire conduit Doubrovsky à repousser encore une fois « les limites du dicible » [cf. p. 50].

    Tout d'abord, il s'agit pour l'auteur-narrateur, de relater une situation qui lui paraît irréelle, « impossible » ou « impensable » [p. 317] :

    Je ne peux pas. Cela ne fait pas même un mois. Le 25 novembre. On est aujourd'hui le 19 décembre. Comment voulez-vous que je raconte. L'impossible, l'impensable. Ce qui lui est arrivé. M'est arrivé. À l'improviste, tellement inattendu. Pas croyable, je ne peux pas y croire. [...] Aujourd'hui, elle devait être ici, avec moi, à New York. [p. 312]

    Il s'agit ensuite d'écrire malgré soi. La « disparition » très récente d'Ilse rend la rédaction du livre extrêmement difficile, pénible même : « Hoquet, je recule. Je ne peux pas raconter ça, je viens de le vivre, ça me tue. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 24]. Les mots ne lui sont pas salvateurs. Précisément, l'écriture reflète l'état mental du scripteur, l'effet de tension est rendu dès la première page [p. 311] de la deuxième partie, où le débit narratif est particulièrement haché, le rythme coupé, la structure syntaxique brisée par la ponctuation et les alinéas, et où les phrases et les paragraphes (composés d'une à trois phrases) sont extrêmement raccourcis. Parce que ce décès est encore « une mort à chaud », « une mort à vif » [p. 316], l'auteur-narrateur, en deuil, n'arrive pas à se libérer de ses maux et se demande même comment exprimer l'indicible :

    Comment est-ce qu'on peut écrire tout cela. Mettre en mots, en phrases, en paragraphes, ce qui est l'inarticulé des cris, spasmes des fibres. Comment faire un texte, avec des crispations de glotte à suffoquer, des sanglots à défoncer la poitrine, des contractures de tripes en transe. [ibid.]

    La mort n'est pas monnayable en mots. Elle broie le coeur, taraude le ventre, écrase le cerveau. Je ne peux pas écrire ça. [L'Après-vivre, op. cit., p. 24]

    Il doit alors affronter cette grande souffrance, se faire violence, aller au-delà de lui-même pour poursuivre le livre : « [...] l'écrivain n'a pas le droit de se taire. Il faut poursuivre la tâche, terminer l'oeuvre. L'écrivain est la part inhumaine de l'homme. Son au-delà. » [p. 311]. Dès lors, l'auteur-narrateur se dédouble : d'un côté, il est un homme pétrifié par la douleur, comme il l'avoue au lecteur implicite ou narrataire extradiégétique (« vous ») - « Comment voulez-vous que j'écrive, décrive. [...] Chaque mot m'arrache des larmes. Je ne veux pas, je ne peux pas continuer. » [p. 313] - et de l'autre, il est un écrivain engagé dans ce qui est désormais « une tâche sacrée » [p. 317] : réaliser l'un des derniers souhaits d'Ilse en poursuivant la rédaction du livre - « Continue. C'est son livre à elle, plus le tien. » [ibid.].256(*) C'est ce qu'indique très explicitement la dédicace in memoriam (pour reprendre les termes de Genette)257(*) du Livre Brisé : « Pour Ilse Par Ilse », et l'indication qui suit (mise en épigraphe) : « SON LIVRE ».

    Enfin, il s'agit de poursuivre le livre et d'écrire à partir de la mort d'Ilse. D'une part, il s'agit de la mort vécue comme une destruction : avec elle, l'être devient non-être ; la présence se mue en absence : « ÇA, LÀ, ELLE » [p. 340]. La mort n'étant que silence et « disparition », elle constitue l'indicible le plus absolu : « Le silence n'est pas seulement la pudeur, il est la parole même de la mort. Son indice. On ne dit pas l'indicible. » [p. 316]. D'autre part, il s'agit de l'horreur du corps en décomposition, du cadavre en état de « putréfaction » :

    dessous [le visage] la pourriture qui fermente, tous les sucs, les jus dedans qui continuent à mûrir, à mourir, lèvres [...] humectées tellement tuméfiées, [...] mâchoire qui décroche béante, front bourbeux, [...] avec ce hérissement de tifs hirsutes, gorgone hideuse, [...] sa chair [...], de la bidoche gangrenée, manque plus que les grouillements d'asticots dans sa barbaque [p. 355]

    À écrire ainsi sur la mort et le cadavre d'Ilse et ce, à peine un mois après son décès, l'auteur-narrateur accomplit aussi « un geste monstrueux, sacrilège » [p. 317]. Il se demande lui-même :

    Comment vouloir faire, de la mort de sa femme, littérature. [...] Un mois après jour pour jour. Choisir des mots, équilibrer des phrases, distribuer des paragraphes, là où il n'y a qu'horreur informe. À la limite, trafic de sang. Monstrueux. [p. 316] 258(*)

    C'est justement parce qu'il dépasse les limites du dicible et qu'il inscrit « roman » en sous-titre du Livre brisé, que ce livre peut être qualifié de « livre monstre », comme nous y invite la bande publicitaire du premier tirage du Livre brisé (en août 1989).259(*)

    Ainsi donc, Doubrovsky poursuit son roman-autobiographie après le décès d'Ilse, dans le but d'honorer les souhaits de la défunte. Aussi, « transpose »-t-il dans le roman la brisure de son couple, de son existence et de celle d'Ilse en interrompant soudainement la rédaction des chapitres du « roman conjugal » pour faire de son livre un Livre brisé. C'est pourquoi, l'auteur se voit contraint, dans la partie « Disparition », de repousser plus encore les « limites du dicible » en écrivant, malgré un deuil atroce, l'« impensable », à savoir la mort d'Ilse. Dès lors, son écriture devient une tentative « d'arracher quelque chose à la mort, qui n'est pas loin et à l'oubli, qui menace tout ce qui a été une vie. »260(*) Seulement, l'écrivain désemparé, se demande comment achever son livre, comment donner un sens à cette mort, comment créer une ligne directrice, à savoir une « ligne de fiction », quand il ignore justement les véritables circonstances du décès et ne sait comment répartir les responsabilités entre lui et Ilse.

    3.2. La brisure de la « ligne de fiction »261(*)

    Nous avons observé plus haut que, pour donner un sens a posteriori à sa vie de couple et transformer la matière biographique en tissu narratif, Doubrovsky créait une « ligne de fiction » avec la collaboration d'Ilse : il partageait avec elle l'élaboration du « roman conjugal » et « transposait » dans la narration cette collaboration. La narration à deux voix entraînait alors la confrontation de deux points de vue divergents et créait avec elle une sorte de « surfiction »262(*). Seulement, avec la « disparition » d'Ilse, la « ligne de fiction » se trouve brutalement brisée et la « surfiction », à jamais irrésolue, comme en témoigne l'auteur dans son article autocritique « Textes en main » :

    Mais là où dans Fils, la version d'Akeret avait pour elle l'ancrage solide de l'élaboration freudienne, qui la faisait prévaloir et adopter par le narrateur, Le Livre brisé propose une guerre des versions, que la disparition d'Ilse ne résoudra pas, puisqu'en elle se perpétuera l'irrésolution du questionnement, ultimement sans réponse. Je dirai que sur ce point l'autofiction s'échappe à elle-même.263(*)

    Dès lors, l'écrivain dérouté, énonce un questionnement sans fin. Parce que la réalité dépasse la fiction, que cette réalité lui paraît insaisissable, qu'il est désormais dépourvu de la version d'Ilse et qu'il ignore les véritables causes et responsables de son décès, l'auteur ne peut, à partir de données référentielles, construire une fiction cohérente. La chaîne des faits et des événements biographiques se brise, la logique, l'enchaînement des causes et d'effets, se disloque pour devenir paradoxes et incertitudes (comme le montrent les multiples « si » et « pourquoi » parsemés dans cette seconde partie du roman), et le dispositif textuel ébranle la lecture linéaire. Ainsi, le « discours immédiat » ou « monologue intérieur » rompt l'enchaînement narratif pour développer la superposition et l'indépendance de fragments de récit de sens différents.

    La « disparition » d'Ilse brise tout le procédé d'écriture car, rappelons le, Ilse occupait, à tous niveaux, une grande place dans le livre : « Ma femme de chair, mon personnage de roman, mon inspiratrice, ma lectrice, mon guide, mon juge. Ma compagne d'existence et d'écriture m'a quitté. » [p. 311]. Plus spécifiquement, et pour reprendre la métaphore du « fil » de l'extrait ci-dessous, nous pouvons rappeler que Doubrovsky tissait (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie) son récit de vie selon une « ligne de fiction » qui se composait d'un entrelacement de deux « fils » conducteurs ou de deux voix (la sienne et celle d'Ilse). Or, l'un de ces « fils » se trouve brutalement sectionné par la mort : « La mort frappe double. Quand je me suis effondré, tout le bouquin s'est effondré avec moi. Ce récit à deux fils, la Parque, juste avant la fin, en coupe un. Le texte devient intissable. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 21]. Justement, ce passage, qui retrace l'instant où Doubrovsky apprend le décès d'Ilse, illustre parfaitement cette coupure du « fil » à travers l'image du fil téléphonique :

    si dure à dire, sa voix se durcit, d'une voix ferme, de là-bas, de l'autre bout du monde, au bout du fil, agrippé au téléphone, de tout mon être les doigts crispés sur l'appareil, quand la sonnerie retentit mon coeur sursaute à me crever la poitrine, je décroche [p. 312]

    je m'accroche à un fil si mince, si frêle d'espoir fou [...] [ibid.]

    suspendu à une attente si atroce [...] [p. 313]

    au bout du fil, suspendu à une espérance ténue, tenace [...] [p. 314]

    d'une voix ferme, qu'il a forcé, quand c'est trop dur à dire, la voix se durcit, mon cousin me dit, c'est fini [...] [ibid.]264(*)

    Par conséquent, les dialogues entre le personnage rédacteur et Ilse disparaissent dans la seconde partie du Livre brisé, il ne subsiste que le « fil », le « discours immédiat » ou le « monologue intérieur » du narrateur - et encore, le terme de pseudo-monologue convient généralement mieux que celui de discours ou de monologue, car, pour désigner Ilse, le « je » narratif emploie alternativement la troisième et la deuxième [pp. 315, 320, 324-325, 358, 373-374, 389, 393 et 402-411] personne du singulier. Pour cette raison, cette seconde partie du Livre brisé ressemble à bien des égards aux Lettres portugaises (1669) de Guilleragues. À propos de ce roman-ci, J. Rousset écrit justement :

    [...] ce discours solitaire est un pseudo-monologue, il conserve ses lignes ordinaires du dialogue : interrogation (fréquence des « pourquoi ?... »), exigences, prières, reproches, toutes les formes de l'appel, et bien entendu les pronoms de la proximité personnelle qui organisent toutes les phrases du texte : tout se passe entre je et vous, un je obsédé, centre du discours comme il est centre du drame, et un vous partout présent dans cette plainte qui invoque en vain l'absent.265(*)

    Par lui-même, le pseudo-monologue montre que la « disparition » d'Ilse paraît inconcevable pour l'auteur-narrateur. Il ne peut rompre intérieurement sa conversation avec sa conjointe, et parce que la voix d'Ilse le hante - « phrases d'elle, décousues, flottantes, elle se balade à travers moi en bribes » [p. 384] -, il ne peut croire en son décès : « Son timbre clair, vibrant, vivant, tinte en moi. ELLE N'EST PAS MORTE » [p. 352]. Seulement, ses mots sont proférés dans le vide, ses appels, comme « la kyrielle des POURQUOI » [p. 411], restent sans réponse. En somme, Ilse n'est plus à ses côtés pour lui répondre, pour l'aider à comprendre, pour l'orienter dans une quelconque direction. Dès lors, la vie d'Ilse, comme sa vie, lui apparaît incompréhensible, et son être (re)devient un « être fictif » :

    TU TE TUES, TU TE TAIS, ma réalité se retire [...], je ne peux plus naître, je n'ai plus d'être, paupières ouvertes, paupières fermées, je n'ai plus que ton image, tu as basculé dans l'imaginaire, d'un coup tout entière, et moi avec [p. 408].

    Désormais seul et désemparé, l'auteur-narrateur paraît ne plus pouvoir ressaisir ou (re)donner un sens à sa vie tant personnelle que conjugale, se prendre dans une « ligne de fiction » et ainsi construire un schème organisateur à son récit.

    Cet égarement de l'auteur-narrateur affecte non seulement la structure syntaxique - par exemple, toutes les interrogations « POURQUOI » [pp. 325, 327, 337, 347, 348, 349, 375, 376, 385-386, 410, 411] et « COMMENT ELLE A PU » [pp. 319, 325, 335-337, 340, 347, 349] apparaissent uniquement dans deux types de fragment : le fragment (2) « non-ponctué et aéré de blancs » et le fragment (4) « surponctué »266(*) - mais aussi la construction (montage et découpage) de cette partie « Disparition » qui se présente comme labyrinthique : afin d'agencer un ordre susceptible de figurer le désordre, Doubrovsky n'établit dans cette seconde partie, par contraste avec la première, aucune disposition en chapitres, ne répartit nullement les éléments référentiels selon un système titulaire. Si, pour cette raison, cette partie ne ressemble en rien à tous ses autres romans (excepté son premier, La Dispersion)267(*), elle n'est pas pour autant un récit purement autobiographique, un récit rétrospectif qui suivrait entièrement l'ordre chronologique. Elle est effectivement un récit fragmenté, une superposition de fragments que l'on peut classer temporellement : le présent de l'énonciation ou de la rédaction - rappelons qu'il y a une parfaite adéquation entre le narrateur et l'auteur, ou pour le dire autrement, le narrateur est l'auteur - qui se déroule sur quatre mois (à New York, du 19 décembre 1987 [p. 312] jusqu'au mois d'avril 1988 [pp. 408 et 411])268(*), le passé proche (de l'appel téléphonique du jeudi « 25 novembre, entre 6 heures 20 et 6 heures 25 » [p. 317] du matin, lui annonçant le décès d'Ilse, jusqu'à son voyage à Paris, où il se rend au commissariat, à l'appartement d'Ilse, à la morgue puis à l'enterrement) et le passé plus lointain (rétrospectivement, du samedi 20 novembre 1987, jour de leur dernière conversation téléphonique, puis aux deux conversations téléphoniques qui précédèrent ce jour, jusqu'à la première tentative de suicide d'Ilse et plus largement, jusqu'aux dernières années de leur vie conjugale). C'est pourquoi, il apparaît finalement un discours qui n'est ni autofictionnel ni autobiographique, et que l'on peut qualifier de pseudo-autobiographique, comme nous l'avions déjà relevé dans notre Première partie269(*), et ce, pour des raisons particulières.

    Si l'auteur-narrateur (re)devient ce personnage-narrateur désemparé, sans voie, s'il ne peut tresser une « ligne de vie » ou une « ligne de fiction », ou autrement dit, s'il ne peut redonner un sens ou une explication à sa vie, c'est qu'il ne sait comment expliquer la « disparition » d'Ilse, même en relatant son enquête personnelle, en s'efforçant d'écrire, en quelques pages disparates ou continues [p. 357-369], une biographie d'Ilse et en cherchant le ou les responsable(s) du drame dans une mise en scène judiciaire.

    Tout d'abord, il retrace son enquête qui a eu lieu dans la matinée du vendredi 26 novembre 1988, lors de laquelle il se rend avec sa soeur au commissariat du XIVème arrondissement de Paris pour prendre connaissance du procès-verbal [p. 328-330]. Mais, n'ayant pas encore reçu le résultat de l'autopsie, l'inspecteur de police ne peut établir les causes du décès, et ce procès-verbal se limite au rapport de police270(*). Impatient, le veuf mène alors sa propre enquête, tel un détective privé : « À peine sorti du commissariat, je commence mon enquête. » [p. 330] ; il se rend aussitôt au studio de sa conjointe :

    Aucune trace d'effraction ni de violence. Je fouine [...]. S'est passé. Quoi. Je n'arrive pas imaginer. Je ne peux pas un mois ou plus attendre les résultats de l'autopsie. Je veux savoir. Tourne et retourne la question. [...] SOUDAIN, JE VOIS. [...] UNE GRANDE BOUTEILLE DE VODKA. [p. 332-4]

    [...] voilà L'ARME DU CRIME [...] ELLE NE S'EST PAS SUICIDÉE NON [...] MAIS ELLE S'EST TUÉE [...] À L'ALCOOL [p. 334]

    Après enquête, il tente de reconstituer les faits. Il émet l'hypothèse qu'avant de perdre connaissance et de mourir, Ilse avait dû boire au goulot de la bouteille le litre de vodka [p. 335] et retourner s'allonger sur le canapé-lit pour lire un roman de Simenon [pp. 347-8 et 410].

    Cette bouteille retrouvée lui permet d'élaborer rétrospectivement une biographie d'Ilse [p. 348-349] qui est, après tout, dans la suite logique du dernier chapitre de la première partie du roman, « Beuveries » : si elle décède par coma éthylique, c'est qu'elle était atteinte d'un alcoolisme chronique : « LA RAISON D'ALCOOL  recolle les morceaux de son histoire » [p. 348]. Tout d'abord, avant de connaître Doubrovsky, elle ne prenait, d'après ses dires, qu'« un ou deux verres de vin au repas du soir c'est tout » [p. 348], et puis « l'alcool est survenu entre [elle et Doubrovsky] au cours de [leur] mariage accident de parcours [...] par hasard pendant [leur] voyage en Suisse douleurs atroces soudain découvre que le whisky calme » [ibid.], et, dans une progression logique, de douleurs en douleurs, c'est « sans répit qu'elle repicole » [p. 349]. En somme, l'alcool est « un hasard » qui « devient une nécessité » [ibid.]. Dès lors, la vie et la mort d'Ilse semblent claires : « voilà sa version ainsi qu'elle raconte se raconte son histoire » [ibid.]. Pourtant, avant même de l'entamer, l'auteur-narrateur ne croit pas vraiment en cette biographie d'une alcoolique qui n'occupe, somme toute, qu'une page à peine : « l'alcool colle jusqu'à un certain point [...] la rassemble pas tout entière lui ressemble pas tout a fait » [p. 348]. Justement, il se souvient d'une « réplique » d'Ilse : « non je ne suis pas une alcoolique [...] non un alcoolique est quelqu'un qui ne peut pas s'empêcher de boire et moi je peux m'arrêter quand je veux » [p. 349]. De plus, les barbituriques retrouvés sur la table et dans l'estomac d'Ilse viennent contrarier cette thèse de l'accident.271(*) La « disparition » d'Ilse redevient alors énigmatique et c'est toute cette biographie qui s'écroule :

    POURQUOI POURQUOI peux toujours pas croire qu'elle est morte peux pas comprendre je saisis de moins en moins son geste son image se désagrège se désintègre éclate en fragments décousus en questions qui me cognent sans répit au crâne me martèlent les tempes COMMENT ELLE A PU [p. 347]

    Puisque l'auteur-narrateur ne peut dire s'il s'agit finalement d'un acte volontaire ou involontaire, d'un suicide ou d'un accident, comme l'indique en quatrième page de couverture le « prière d'insérer » de l'éditeur : « Maladie ? Suicide ? », il se trouve dans l'incapacité de tisser une unique « ligne de fiction » :

    après plus que des hypothèses les incertitudes pullulent les contradictions foisonnent dans ma tête ça grouille notre histoire s'effrite dès qu'on se penche sur un cadavre tout se défait la réalité s'effiloche sa vie ma vie se disloquent que des fragments des bribes qui se baladent [p. 348]

    Dans l'hypothèse d'un accident, l'auteur-narrateur voit rétrospectivement, dans la vie d'Ilse, une tragédie du destin. Dans ce sens, sa vie n'est que « malchance accidents le destin » [p. 375] : « ÇA VIENT DU DEHORS toujours rencontre accidentelle circonstances fortuites whisky de hasard » [p. 350]. C'est dans ce sens que l'auteur-narrateur constitue, à partir de ses discussions avec Ilse, une biographie de celle-ci [pp. 357-362, 366-8, 369]. « Son destin » commence dès « l'avant-naître » [p. 358], puisqu'Ilse déclare : « ma mère avait eu un garçon qu'elle adorait et qui est mort à deux ans quand je suis née elle m'en a toujours voulu d'être une fille » [ibid.]. Puis, vers ses dix ou douze ans, son père, qui lui avait appris le piano, meurt : « si mon père avait vécu [...] j'aurais eu une carrière de musicienne » [ibid.], ainsi se « clôt le chapitre de l'enfance » [p. 361]. Vers l'âge de quinze ans, elle part à Vienne pour préparer son bac, elle rencontre un jeune homme, elle tombe enceinte et ils s'apprêtent à se marier, lorsqu'un accident de voiture provoque une fausse couche et fait partir le fiancé, ce qui « clôt le chapitre Autriche », « fin d'adolescence » [ibid.]. À dix-neuf ans, elle part pour l'Amérique, « pour y trouver une nouvelle donne du destin, renaître de ses cendres » [ibid.]. Dans le Vermont, elle garde un enfant qu'elle affectionne particulièrement, seulement, la mère de celui-ci « se méfie, le père est un peu trop attentif à la nouvelle venue » [ibid.], Ilse « part [alors] pour New York » [p. 362]. À vingt ans, elle rencontre Paul mais, de part leur différence d'âge (Paul « a trente ans et plus » qu'Ilse [ibid.]), celui-ci joue autant le rôle d'« amant » que de « vrai père » [ibid.], et « à force d'être son père, [l'époux] succombe à l'interdit de l'inceste, le lit conjugal tombe en panne » [p. 366]. Ilse entreprend des études, « surdouée en langues, décide de se spécialiser en russe, fait sa licence à Baruche College, brillamment, décide de poursuivre jusqu'au doctorat »  [p. 362] et « finit par s'éprendre de son prof de russe, le beau Robert » [p. 366], mais « la malchance la poursuit, la déveine se réinstalle » [ibid.] : son Université ne dispose pas de programme de doctorat [p. 381] et surtout ce Robert meurt quinze jours avant qu'Ilse aille le rejoindre à Paris [pp. 361 et 381]. Arrivé à cette étape de sa vie, l'auteur-narrateur résume : « elle a toujours rendez-vous avec la mort » [p. 366]. La suite, on la connaît : à vingt-sept ans, elle entre à l'université de New York, y rencontre Doubrovsky, qui a cinquante ans et qui est son professeur de français, et se marie avec lui quelque huit mois plus tard. Mais, même durant ces dix ans à peine de vie conjugale, la « malchance » la poursuit, « une guigne qui s'acharne, à force devient un destin » [ibid.] ; c'est la série des refus d'embauche [p. 363-4] et des licenciements [p. 363-364] à Paris, c'est la « valse » des agressions à New York et à Paris [pp. 331-332, 335, 366-367, 368 et 375]272(*), et des hospitalisations pour un kyste [p. 367], une commotion cérébrale [ibid.], une hémorragie interne [ibid.], une fausse couche [p. 365-366], une gastrite aiguë [p. 336], une entorse [pp. 332, 335 et 342] et une pneumonie [p. 335]. Ainsi, « le destin vient tout entier DU DEHORS » [p. 375].

    Dans l'hypothèse d'un suicide, l'auteur-narrateur voit aussi, rétrospectivement, une tragédie de la fatalité : « ÇA VIENT DU DEDANS » [p. 350], comme en témoignent ses tentatives de suicide par absorption de barbituriques [pp. 313, 323-324 et 326] ou d'alcool273(*). Dans ce « sens inverse » [p. 375], sa vie n'est qu'une « contradiction tragique » [p. 357] : « la tragédie c'est qu'on aime justement l'inverse les contradictions » [p. 378] : elle est née en Autriche, elle est « ancrée [...] dans son sol natal » [ibid.], mais « déteste l'allemand » [p. 378] qui lui rappelle trop la barbarie nazie ; « elle adore l'anglais » [p. 379] et pourrait facilement trouver un emploi aux États-Unis [p. 377], mais elle refuse de vivre dans ce pays : « je déteste l'Amérique » [p. 379] ; « je hais New York, je veux vivre à Paris » [p. 367] ; « maintenant ma langue c'est le français » [p. 379] ; « j'aime la France, c'est là que je veux vivre » [p. 363] ; « la France est mon pays » [p. 380]274(*) ; mais elle ne peut y trouver du travail : « qu'une chose qui lui manque encore un peu la langue écrite » [ibid.], et les Français « prennent leur langue au sérieux au tragique éprise à son propre piège ÇA LA TRAGÉDIE » [p. 381]. Cette « contradiction » [p. 349-350] se poursuit jusqu'à son décès : elle se sentait enfin admise par les deux filles de Doubrovsky et avait le sentiment de « retrouver une famille » [p. 315], elle prévoyait « une petite fête » [p. 337] à Paris et même « une énorme fête en mai à New York pour [...] les soixante ans » [p. 349] de son mari, et elle n'avait plus qu'une semaine à attendre à Paris pour obtenir du consulat des États-Unis son visa et pour pouvoir rejoindre son mari qui l'attendait à New York, mais, de nouveau déprimée (« I feel a little depressed » [pp. 320, 322 et 335]), elle se remet à boire, et savait par conséquent que c'était un « quasi-suicide » [p. 347], qu'elle « allait trinquer dur aucun doute risquer de rater son rendez-vous au consulat compromettre son départ » [p. 342]. L'auteur-narrateur conclut :

    Voilà. C'est ainsi, la tragédie. Aristote qui le dit, il faut le croire. Juste au moment où : retournement dans le contraire. Passage inopiné à l'opposé. On touche au terme du bonheur : d'un seul coup, précipité dans le malheur. [...] Comme ça, ainsi. La loi, la règle. Le jour même où, après trois mois d'attente, seule dans son studio, à se morfondre, ma femme devait recevoir son visa. La clé des champs, la clé des songes, trois mois qu'elle en rêve. J'annonce son décès. Seulement, un décès, comme une tragédie, ça reste abstrait des mots. [p. 338]

    Ainsi, l'auteur-narrateur s'en remet toujours, quelles que soient les hypothèses, à la tragédie du destin :

    la malchance [...], à force, devient un destin, toujours, partout, poursuivie, quand ce n'est pas les autres, c'est elle qui se suicide, quand elle ne se suicide pas, on l'assassine [p. 366]

    La tragédie du destin, l'état fragmentaire du récit biographique et l'effilage de la fiction en deux fictions hypothétiques et inconciliables sont le signe évident d'une rupture du savoir-faire de l'auteur de l'autofiction : si celui-ci s'en remet à ce destin, à cette « contradiction tragique », et s'il perturbe délibérément la mise en ordre logique, ou la fictionnalisation, du vécu d'Ilse, c'est qu'il ne peut jamais accéder à une analyse ou à une élucidation, à une vérité objective ou personnelle sur la « disparition » de sa compagne : « pas seulement qu'elle est disparue ELLE M'ÉCHAPPE » [p. 342]. En somme, l'acte scriptural aboutit toujours à une obscurité et à une contradiction indépassable :

    lueurs vacillantes dans un ténébreux chaos une telle connerie dépasse l'entendement ON NE PEUT JAMAIS FAIRE LA LUMIÈRE dès qu'on essaie de raisonner on déraisonne du fortuit nécessaire de l'accidentel inévitable ce geste totalement déterminé [...] DE QUOI DEVENIR FOU [...] ON NE PEUT PAS S'EN SORTIR alcool ou pas ça le truc ÇA LA TRAGÉDIE [p. 350]

    Mais aussi, la « ligne de fiction » se fragmente en deux « fils » conducteurs qui s'opposent l'un à l'autre, qui sont en « sens » inverses [pp. 325, 377 et 412]. En effet, à la question « QUI EST RESPONSABLE » [p. 349], l'auteur-narrateur répond d'un côté : « MA FAUTE » [p. 321], « DE MA FAUTE » [p. 389], « DE LA MIENNE » [p. 391], « MOI QUI LA SUICIDE » [p. 325], « MOI LE COUPABLE » [p. 389], « à cause de moi » [p. 412] ; et de l'autre « PAS DE MA FAUTE » [pp. 322, 325 et 389], « DE SA FAUTE » [pp. 377, 386 et 391], « à cause d'elle » [p. 412]. En répartissant les responsabilités, l'auteur-narrateur élabore une mise en scène judiciaire dans lequel il occupe les rôles de procureur ou de témoin à charge et d'avocat ou de témoin à décharge275(*), laissant ainsi au lecteur le soin d'occuper la place du juge ou du jury. Toutefois, en comparant la fréquence des deux types d'accusations relevés ci-dessus, on peut déjà voir que Doubrovsky tend à s'accuser.

    Dans un sens, en attendant qu'elle « cesse de boire un jour comme ça » [p. 388], en s'en « remettant » [p. 322] aux « psy, chiatre-chologue-chanaliste » [p. 298] et en ne prêtant aucune attention aux déprimes d'Ilse [p. 320-322], il n'a « PAS ÉTÉ À SON SECOURS » [p. 322]. Bien plus, alors qu'« elle avait besoin d'une main tendre, elle a eu une main levée » [p. 390]276(*). Pour elle, il n'a été ni un mari, ni un père protecteur :

    ce Jugement dernier m'écrase, [...] la vérité soudain me terrifie, elle me terrasse, plus bas que terre, je rampe dans ma boue, un reptile, une bête, pas un homme, UN HOMME ÇA PROTÈGE UNE FEMME [p. 388]

    mon rôle mon devoir avec elle puisque je joue depuis dix ans les figures paternelles J'AURAIS DÛ ÊTRE SON PÈRE [...] MA VÉRITÉ PURE MA VÉRITÉ PUE [p. 387]

    De plus, en lui refusant le droit à la procréation ou même à l'adoption [pp. 321-322, 324 et 325] et en la laissant seule à Paris, sans visa pour les États-Unis [pp. 331, 376-377 et 386-387], et ce, pour avoir « un peu de repos de répit » [p. 386], il a fait preuve d'égocentrisme : « J'AI PRÉFÉRÉ MES BESOINS AUX TIENS, la vérité nue, la vraie » [p. 402]. Mais encore, cette accusation vise autant l'homme que l'écrivain. Certes, le « roman conjugal » sans « cache-cache » [p. 390] était leur « entente » [ibid.], leur « pacte » [ibid.], et même, comme le rappelle l'auteur-narrateur, Ilse « [avait] voulu que je parle de nous, d'elle » [ibid.], mais son décès est certainement dû à « l'impact autobiographique » [p. 391], au « choc d'une lecture » [ibid.], celle du chapitre « Beuveries » :

    son alcoolisme, à jamais voulu le reconnaître, soudain je le lui fous, de loin, dans mon miroir, en pleine gueule [...] début novembre, lui expédie ma séquence, conséquence, mi-novembre, se remet à boire, quand on parle boisson, la déprime, pour noyer la déprime, elle boit, le chapitre « Beuveries » l'a liquidée, mon encre l'a empoisonnée, jeu de la vérité parfois mortel, [...] elle en est morte [p. 391]

    Dans ce cas, le « jeu » de la vérité » est un jeu littéraire qui tourne à la tragédie (A. Armel voit précisément dans Le Livre brisé, en référence avec M. Leiris, une « tragédie du torero277(*)), et Doubrovsky peut alors être perçu comme « un monstre dévorant, avide » [p. 403], et Le Livre brisé, comme un « livre monstre » (c'est ce qu'indique justement sa première bande publicitaire).

    Dans l'autre sens, Ilse n'avait pas, elle non plus, pensé à son visa [pp. 376-377 et 386]. De plus, elle lui avait promis de cesser de boire [pp. 337 et 341] et de cesser ses tentative de suicide [pp. 324, 325 et 327] :

      je me convaincs une seconde, je m'allège, la faute me quitte, je m'acquitte, ça me soulage un instant, je m'exonère, après la défense, l'attaque, assez m'excuser, je l'accuse, après tous les avertissements, toutes les promesses, la vodka, ELLE qui l'a bue [...] SON GESTE À ELLE, je le lui laisse, chacun les siens, PAS DE MA FAUTE [p. 389]

    Il apparaît ainsi dans le « monologue intérieur » ou « discours immédiat » de l'auteur-narrateur deux versions ou deux discours contradictoires, soit une « surfiction »278(*) qui n'est pas sans rappeler la confrontation des deux points de vue divergents, celle d'Ilse et celle de Serge, et la « guerre des versions » étudiées plus haut279(*). Pour illustrer notre propos, nous pouvons nous reporter aux quelques extraits ci-dessous où l'auteur-narrateur se dédouble en deux instances. D'une part, il s'agit de la voix du procureur :

    OUI MAIS SAMEDI. Quoi, samedi. Tu l'as rappelée, samedi, rappelle-toi. Je me rappelle. [p. 320]

    IL N'EST PIRE SOURD dis SALAUD dis ORDURE dis QUAND EST-CE QU'ELLE SE SUICIDE ta femme hein ton épouse aimée QUAND EST-CE QU'ELLE A L'HABITUDE DE SE TUER dis QUAND [p. 322]280(*)

    TU N'AS PAS PROTÉGÉ TA FEMME D'ELLE-MÊME [p. 388] 281(*)

    Cette voix est une sorte d'écho de la voix d'Ilse. On peut constater en effet que, dans le dernier chapitre « Beuveries » de la première partie du roman, Ilse lui faisait ce même reproche : « tu ne m'écoutes pas tu ne fais pas attention à moi tu ne t'inquiètes pas de moi » [p. 393] et qu'elle lui proférait généralement les mêmes injures : « salaud » [pp. 281, 282, 284, 305 et 308], « ordure » [pp. 283, 305 et 308]. D'autre part, il s'agit de la voix de l'avocat qui contre-attaque :

    POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA [...] MOI QUE TU VISAIS hein dis MOI QUE TU AS TUÉ [...] putain tu m'amputes salope JUSTE QUAND JE T'ATTENDAIS TELLEMENT peux pas croire peux pas comprendre TU T'ES TUE TU T'ES TUÉE [p. 325]

    POURQUOI TU M'AS FAIT ÇA À MOI, salope [...]

    [...] c'est quoi, ça, hein, dis, TA VENGEANCE [p. 410-411] 282(*)

    Par conséquent, on peut affirmer que dans la seconde partie du Livre brisé le discours de S. Doubrovsky n'est ni autofictif ni autobiographique, mais pseudo-autobiographique : cette seconde partie se brise en plusieurs fragments hétérogènes et contradictoires, elle est un récit labyrinthique et polémique qui offre plusieurs « lignes de fiction », qui laisse au lecteur le soin de reconstruire lui-même la chaîne des faits et des événements, de trouver entre l'accident et le suicide la ou les raison(s) de la « disparition » d'Ilse, et entre Serge et Ilse le premier ou l'unique responsable de cette « disparition ». Précisément, on peut observer avec Jaccomard que, vis-à-vis de Doubrovsky, « la critique sur Le Livre brisé se partagera en accusations mitigées et en compassion »283(*).

    Ainsi donc, si la « ligne de fiction » se brise en fragments hétérogènes et contradictoires, c'est que Doubrovsky ne peut véritablement fictionnaliser son vécu personnel et conjugal, ni transformer la matière biographique en matière fantasmatique. Cette brisure est alors l'aveu même de l'échec. Il n'y a plus d'oeuvre autofictive proprement dite. Pour clôturer Le Livre brisé, l'auteur laisse la parole à V. Hugo et insère le poème « Demain, dès l'aube... » (1847, Les Contemplations, Livre IV), pour tirer de la « disparition » d'Ilse une matière de poésie. Il déclare justement : « On n'est jamais à la hauteur d'une mort. » [p. 317]. Aussi, cette brisure ou cette fragmentation du récit de vie prouve que Doubrovsky ne peut accéder à une vérité personnelle sur l'être-soi, ne peut conférer à son existence une cohérence, voir même un sens, une cohésion. Il apparaît ainsi une voix pseudo-autobiographique, c'est-à-dire une voix qui n'est plus celle de l'« autoficteur »/« autofictionnaire » et qui n'est pas pour autant celle de l'autobiographe traditionnel. Dès la « disparition » d'Ilse, Doubrovsky ne parvient pas à tisser ou à se prendre dans une « ligne de vie », ou autrement dit, dans une « ligne de fiction », comme il le confesse (à Ilse) dans l'extrait qui suit et qui contient justement l'image du tissu :

    ma vie tenait à ton fil   tous mes morceaux déchirés tu les as recousus ensemble   sans ta mémoire ton amour qui me remembre   je suis une loque mon tissu interne s'effiloche s'élime   je suis soudain éliminé [p. 393]284(*)

    Cette « disparition » perturbe alors autant l'écriture que l'écrivain : « sans elle, je ne peux plus, ne veux plus vivre, [...] sans elle, mes morceaux se désarticulent, je me disloque, [...] je m'évapore en même temps qu'elle » [p. 384] ; « ma ligne de vie, de survie, si elle casse je claque » [p. 415]. Cette « disparition » engendre effectivement le « trou » existentiel, soit le néant ou le non-être ressenti par Doubrovsky. Déjà, à la page 153 du Livre brisé, on pouvait lire :

    Ma vie, sans [Ilse], si elle venait à disparaître, il y aurait un tel abîme, un tel trou. LE TROU DES TROUS. Je tomberais tout entier dedans, tête la première. Une chute mortelle.

    Son dédoublement de personnalité, autrement dit sa « dualité insurmontée »285(*), ajouté à la « disparition » d'Ilse, entraînent une dissolution de l'être-moi, comme le révèle très clairement cette suite d'extraits : « Je me divise spontanément en deux moitiés. France, Amérique. Janus Bifrons, si l'on veut avoir mon profil, il n'y a qu'à me fendre par le milieu. » [p. 66]286(*) ; « J'ai toujours été coupé en deux. Je suis divisé maintenant encore pire. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 125] ; « J'ai si longtemps vagabondé, zigzagué. Maintenant qu'Ilse n'est plus, sans feu ni lieu, je suis sans racine. » [ibid., p. 51]287(*). Dès lors, Doubrovsky se définit comme un être sans substance, comme un être « fictif ». Cet autre extrait, dans lequel l'auteur s'adresse à Ilse, est tout à fait manifeste :

    j'ai besoin de toi DE PRÈS, de ta PRÉSENCE, sans toi je suis en manque d'être, pas même question sentiment, encore moins sexe, j'ai besoin de toi POUR EXISTER, tu comprends ça, sans toi, je ne suis pas RÉEL [p. 410]

    En d'autres termes, Ilse ne pourra plus « combler » ses « Absences » (pour reprendre le titre de la première partie), soit son « Trou de mémoire » [p. 327], et son « trou » existentiel, et la « disparition » d'Ilse occasionne même chez notre auteur le désir de sa propre « disparition » :

    vers minuit, soudain ça me prend, [...] plus envie de vivre, [...] veux plus m'estomper peu à peu par morceaux, m'effacer doucement par mes fissures d'oubli, mes lézardes de mémoire, mes petites absences, non LA GRANDE, LA DÉFINITIVE, soudain JE VEUX DISPARAÎTRE, TOUT ENTIER [p. 413]

    Finalement, Doubrovsky n'arrive pas à se libérer de sa crise existentielle et à se sortir de sa léthargie, comme on peut le voir à l'avant-dernière page du Livre brisé : « cloué dans mon lit, coeur crevé comme un papillon par une épingle, peux plus bouger, peux plus me lever » [p. 415].288(*) Justement, le titre de l'ouvrage qui suit Le Livre brisé définit bien son état psychologique :

    comment raconter sa vie quand elle s'est évaporée, raconter sa volatilisation, voilà, [...] une vie qui n'est plus, une mort qui n'est pas, la mort dans la vie, on appelle ça une survie, moi, je nomme ça l'après-vivre. [L'Après-vivre, op. cit., p. 26]

    Malgré tout, l'écriture est encore le seul moyen de défense ou de survie, comme le montre A. Armel : « La mort est fortement présente, mais l'écriture transmet `l'étonnement et la jubilation d'être encore en vie' avoués expressément par l'auteur. »289(*) Précisément, à l'occasion d'un colloque, cet auteur déclare : « [...] dans Le Livre brisé, si je suis hanté par la notion de suicide, c'est pour la récuser, la repousser de toutes mes forces. »290(*)

    * * * *

    Dans cette Deuxième partie, nous avons pu observer que la présence (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie du Livre brisé) puis la « disparition » (à la seconde partie du récit) d'Ilse entraînaient véritablement une perturbation de l'autofiction et de la « conquête existentielle ».

    En ce qui concerne le statut du récit, l'entreprise scripturale est comme dans l'autofiction, à la fois fictionnelle et autobiographique, à la différence seulement que dans les chapitres impaires (excepté le premier) de la première partie et dans toute la seconde partie du Livre brisé l'autobiographie se révèle plus explicite.

    D'une part, l'imagination de Doubrovsky s'amoindrit : l'invention laisse place à la « transposition » (pour utiliser la même terminologie que H. Godard291(*)). Par contraste avec l'autofiction, les expériences vécues par le couple ne sont effectivement pas condensées dans un cadre temporel fictif, mais simplement « transposées » dans le roman ; dans les chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie « Absences », Doubrovsky les « transpose » par thèmes ou par sujets : il retrace par exemple la cérémonie de mariage au cinquième chapitre « L'anneau nuptial », le désir soudain d'Ilse d'avoir un enfant au neuvième chapitre « Au coin du bois », les « Avortements » d'Ilse au onzième chapitre et l'alcoolisme de celle-ci ainsi que les violences qu'il lui inflige au dernier chapitre « Beuveries ». Aussi, dans ces mêmes chapitres, « transpose »-t-il le temps, les circonstances et les conditions de la rédaction ainsi que les critiques d'Ilse concernant son écriture dans une série de dialogues fictifs. Désormais, l'auteur instaure une plus grande coïncidence entre l'histoire de son personnage et la sienne propre. C'est pourquoi, toute la première partie du Livre brisé, rédigée avant le décès d'Ilse, n'a, à en croire l'auteur, subi aucune retouche292(*) : au lieu de la récrire pour la commencer par le décès d'Ilse, comme l'aurait très certainement fait un autobiographe, Doubrovsky a préféré briser le livre en deux parties pour « transposer » dans son roman la brisure tragique de son couple et ainsi de son existence.

    D'autre part, le « je » narratif, qui réfère à Doubrovsky, est un auteur (un « metteur en récit ») qui entrelace dans la première partie du livre un roman personnel (aux chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12) et un « roman conjugal » (aux chapitres 3, 5, 7, 9, 10 et 13), et, au sein de ce « roman conjugal », son histoire conjugale et les dialogues entre lui et sa conjointe, et qui découpe/« brise » son livre en deux parties. Mais encore, ce « je » est successivement un personnage fictif, un personnage rédacteur et un narrateur : 1/ dans le premier chapitre et les chapitres pairs de la première partie, il est un personnage fictif ou plus précisément un personnage-narrateur intradiégétique-homodiégétique et même autodiégétique (pour reprendre la terminologie de Genette293(*)), comme nous l'avons vu dans notre Première partie294(*) ; 2/ dans les chapitres impairs (excepté le premier) de cette même partie, il est un personnage rédacteur qui apparaît au chapitre 3, dans un dialogue avec Ilse, où il est question de sa rédaction du chapitre 2 - ce personnage n'est pas le même que le personnage-narrateur indiqué ci-dessus, car ce personnage-là est présenté comme le rédacteur des chapitres pairs ; nous décelons alors deux récits emboîtés : le récit concernant le personnage rédacteur est le récit premier ou l'« enchâssant » et le récit concernant le personnage-narrateur est le récit second ou l'« enchâssé » ; 3/ dans ces chapitres de la première partie et dans toute la seconde partie, il est un narrateur extradiégétique-homodiégétique (selon cette même terminologie) qui retrace rétrospectivement - dans la première partie uniquement - les difficultés de son entreprise scripturale, qui sont dues aux réactions d'Ilse, et son histoire personnelle et conjugale, et - dans la seconde partie uniquement - les difficultés de son entreprise scripturale, qui sont dues cette fois-ci au décès d'Ilse, et son histoire, pendant et peu après sa vie conjugale. De ce fait, si ce narrateur est le même que le personnage, il en est néanmoins distancié par le temps, comme dans l'autobiographie classique. À suivre ainsi le mouvement général du Livre brisé et la succession des instances narratives, du personnage fictif au narrateur autobiographe, on peut remarquer que le « je » réfère au fil des pages d'avantage à l'auteur. Le roman s'achève précisément sur la réunion, ou autrement dit, sur l'adéquation entre l'auteur, le narrateur et le personnage romanesque, entre le sujet de l'énoncé et le sujet de l'énonciation295(*) : à la dernière page, le « je » narratif est l'écrivain Doubrovsky qui « cesse de tripoter [sa] machine » [p. 416] et qui « lève les yeux » [ibid.] pour regarder deux gratte-ciel et enfin le ciel de New York.296(*) L'engagement référentiel est alors de plus en plus évident. C'est pourquoi, en dépit de la mention « roman », le lecteur réel perçoit dans Le Livre brisé plus une autobiographie qu'un roman, comme l'atteste la critique de la réception établie par Jaccomard297(*).

    Ainsi, Doubrovsky abandonne peu à peu l'autofiction - c'est-à-dire le procédé consistant à condenser une période de sa vie pour créer une histoire fictive ou feinte -, pour s'orienter vers la « transposition » du vécu, c'est-à-dire vers un type de récit qui superpose sans les confondre le genre romanesque (parce que le sous-titre est « roman ») et le genre autobiographique (parce que l'histoire conjugale et post-conjugale qui est racontée est celle de l'auteur). Dans ces conditions, il convient, nous semble-t-il, de classer ce récit dans l'ordre où il se présente, à savoir dans la catégorie du roman-autobiographie298(*).

    En ce qui concerne la « conquête existentielle », il est manifeste que sa perturbation est provoquée par le décès d'Ilse. Ce décès brise en effet le « roman conjugal », à savoir la symbiose entre fiction et autobiographie, et avec lui le projet de Doubrovsky, à savoir ses « Retrouvailles » avec sa conjointe et par suite avec lui-même. D'abord prospective, l'entreprise scripturale se brise soudainement en son coeur pour devenir rétrospective et posthume à Ilse. Dans la seconde partie du Livre brisé, l'auteur-narrateur ne peut que déplorer la « disparition » de sa conjointe, et avoue même ne pas comprendre pourquoi celle-ci accomplit le « geste » fatal, à savoir l'ingestion d'alcool et de barbituriques. C'est ainsi tout le vécu d'Ilse et par là même, son propre vécu, personnel et conjugal, qui lui échappent. C'est pourquoi, dans cette seconde partie, la fictionnalisation de soi se brise en fragments hétérogènes et contradictoires, soit en fragments inefficaces. Doubrovsky se trouve dans l'incapacité de tisser une « ligne de fiction » ou une « ligne de vie » et ainsi d'accéder à une vérité objective ou même subjective sur son être. Il est désormais un personnag-narrateur désemparé et (de nouveau) confronté au « trou » existentiel : il ne s'agit plus seulement d'« absences » mais surtout d'une véritable « disparition » de soi à soi. En outre, puisque ce « roman conjugal » était - aux chapitres impairs (excepté le premier) de la première partie - une autobiographie de couple selon un « point de vue hétérobiographique »299(*), il apparaît - dans la seconde partie du récit - un auteur-narrateur dépourvu du point de vue d'Ilse. La confrontation des deux points de vue reste à jamais irrésolu, et ainsi la relation spéculaire entre l'écrivain et son double diégétique, brisée. Dès lors, nous pouvons affirmer que Doubrovsky est un « narcisse borgne », c'est-à-dire un autobiographe et romancier qui écrit pour se voir mais qui, justement, n'arrive plus à se voir.

    Troisième partie

    LE « NARCISSE BORGNE »300(*)

    L'autofiction est, faut-il le rappeler, une spécularisation scripturale, et plus exactement, un processus d'auto-génération et de réappropriation de soi. Chez Doubrovsky, l'autofiction doit répondre aux besoins existentiel, thérapeutique, mais aussi narcissique (au besoin d'« un amour de soi », pour reprendre le titre de son troisième roman) : il s'agit effectivement d'une spécularisation qui doit lui permettre de mieux s'accepter, de jouir d'une image le figurant tel qu'il souhaite se voir, ou tout du moins, de « compens[er], par le biais de la fictionnalisation », le « rejet de sa propre existence », le « profond ennui », voire le « dégoût » qu'il a de lui-même301(*). Cette fixation complaisante, ou compensatoire, et exclusive à lui-même (il se fait le principal sujet de ses romans) est somme toute caractéristique du narcisse. Seulement, nous avons tout lieu de croire que Le Livre brisé présente un « narcisse borgne », que cette relation spéculaire entre l'auteur et son image complaisante est, comme l'indique le titre du récit, brisée. Le résultat de cette brisure serait alors la perte du reflet, le « trou », ou plus exactement, le reflet contradictoire, d'un côté fantasmé/fictif et de l'autre réel/biographique, de l'auteur.

    D'une part, en regard de ses précédents romans, nous verrons effectivement que l'auteur du Livre brisé élabore une image fantasmée de lui-même et de son corps, image qui met en valeur sa virilité, à savoir ses caractères masculins (selon lui, est homme celui qui est dur, actif et courageux) et sa puissance sexuelle (qui se mesure à la quantité et à la qualité de ses aventures). D'autre part, selon l'hypothèse d'une brisure du miroir diégétique, nous verrons que Doubrovsky n'arrive pas véritablement à se refléter dans cette image, et même, qu'il dévoile comme malgré lui l'envers de cette image, un envers plus proche de la réalité qui comprend ses caractères féminins (selon lui, est homme efféminé celui qui est faible, passif et peureux) et son impuissance. Nous observons ainsi une brisure du processus narcissique, et constatons l'« aveuglement lucide » de l'auteur.

    1. le Narcisse face à son miroir brisé

    Dès l'époque classique - sans doute depuis que Pascal et La Rochefoucauld ont donné leur définition de l'« amour-propre » -, l'auto(bio)graphe est soupçonné de déformer complaisamment sa propre image. Aujourd'hui, ce soupçon est légitimé, entre autres, par l'autofiction de Doubrovsky, puisque celui-ci se fait et nous donne de lui-même une image à la fois réelle/référentielle (auto-) et fantasmée/romanesque (-fiction). En d'autres termes, le personnage Doubrovsky est en même temps le reflet de l'auteur et le produit de son imagination. C'est que l'autofiction est un processus narcissique, et l'« autofictionnaire »/« autoficteur », un narcisse qui cherche à corriger la réalité de son image pour se (re)trouver une « beauté », ou tout au moins, pour se rendre plus « intéressant » à ses propres yeux. Autrement dit, la « conquête existentielle » et l'acceptation de soi sont possibles à la condition que notre auteur puisse créer une image à la fois spéculaire et fantasmée302(*). Quelle est alors cette image fantasmée ? La citation suivante, qui pose les conditions de l'homme viril selon Doubrovsky, paraît répondre à cette question : « Un dur, ça s'éprouve au lit. Ça se prouve à la guerre. Un dur, c'est dans les coups durs. » [p. 121]. Dans Le Livre brisé, Doubrovsky relate justement, au premier chapitre, ses expériences durant l'Occupation, puis, au second chapitre, ses conquêtes féminines. Seulement, les titres de ces deux chapitres semblent indiquer une brisure du miroir et, par là, l'évanouissement de l'image spéculaire : il s'agit effectivement de « Trou de mémoire » et « De trou en trou ».

    La psychanalyse nous a appris que le moi prend son origine dans la captation de l'enfant par sa propre image. Grâce à J. Lacan, nous savons désormais que l'enfant est, dès l'âge de six mois, au « stade du miroir » : il prend connaissance de son propre corps et du moi, et « situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction »303(*). Aussi, au cours du développement et de l'évolution psychique de l'enfant, le moi se structure et prend un caractère normatif et social, sexuel et culturel, ce qui n'est pas sans influencer la « ligne de fiction ». Ainsi, le garçonnet attend généralement de son image spéculaire une reconnaissance de son identité sexuelle, un reflet exact du garçon tel que sa société le conçoit et, de là, une forme idéale du moi ayant tous les attributs et caractères physiques et sexuels du genre masculin, soit la virilité. En cela, cet enfant présente un comportement narcissique, car, précisément, l'imaginaire du narcisse commence par sa propre image au miroir : il se contemple, s'approprie son image fantasmée et se prend pour celle-ci. Tout en sachant qu'il n'est pas cette image, il s'y identifie.304(*) Dans Le Livre brisé, Doubrovsky décrit parfaitement ce processus narcissique : il relate les fois où, dès l'âge de cinq ans, il se retrouvait face au miroir et s'attribuait tous les attributs de la virilité, sur le modèle du héros du roman d'aventures, en se faisant l'autoportrait du chevalier ou du vaillant guerrier d'une part, du mâle hyperactif d'autre part :

    Bien sûr, j'ai joué des heures devant la glace, sabre au clair, pourfendeur des géants, sauveur des belles, un couvercle de marmite en guise d'écu. J'ai dévoré Michel Strogoff, été Pardaillan, lu Zévaco : même que, lorsqu'il décrit la princesse Fausta nue, la première fois, je crois, que j'ai bandé. Dans l'imaginaire, héros féroce, amant redoutable. [p. 118]

    Ainsi, la virilité « se prouve à la guerre. » [p. 121]. Pour cette raison, Julien Doubrovsky tente, comme Poulou (l'enfant Sartre), d'incarner cette virilité, tout d'abord dans la « comédie » du héros (comme nous venons de le voir), puis dans la « comédie » de l'écrivain305(*), dans laquelle l'écriture joue le rôle du miroir et le stylo est considéré (par l'enfant) comme un symbole phallique [cf. p. 162]. L'auteur du Livre brisé remarque en lisant Les Mots de Sartre : « En devenant écrivain, j'ai pris ma plume pour une épée, on devient mâle » [p. 157] - et en se remémorant sa propre enfance :

    Poulou-Pardaillan, Poulou-Strogoff, quand il s'y met, occit cent reîtres, il désentripaille des régiments. Moi itou, devant ma glace. En plus, je dessine des armadas de blindés qui foncent, tourelles dardées de l'avant, de gros zizis dont les glands enflés crachent en l'air des tourbillons de flammes. Après, je les colorie. En bleu, blanc, rouge. Petit-fils du ghetto, je bande aux couleurs de la France. Du début des années 30. Au début du siècle, la plume est encore une épée. Aujourd'hui, une fusée. On a des virilités d'époque. Dans la tête. [p. 120]306(*)

    Cette seconde « comédie » prend toute son importance si l'on considère qu'elle a lieu durant la première guerre mondiale pour Sartre (alors âgé de neuf à treize ans) et durant la seconde pour Doubrovsky (alors âgé de onze à dix-sept ans) : cette « comédie » sert dans l'imaginaire à venger les séquestrés et les persécutés que sont les Alsaciens pour le premier et les Juifs pour le second. En écrivant, l'enfant savoure la « toute-puissance [...] du romancier : il a tout pouvoir, comme Dieu, sur ses créatures. [...] Le romancier en herbe prend simplement conscience de ses privilèges. Il en profite pour régler ses comptes personnels. » [p. 156-157].

    Seulement, à la différence de Sartre, Doubrovsky ne s'est jamais engagé, de fait, contre les nazis, il n'a jamais combattu. Étant réformé, il n'a pas même fait son service militaire. Dès lors, sa spécularisation scripturale se brise, faisant apparaître d'un côté l'image fantasmée de sa virilité, celle du soldat, et de l'autre la réalité de ses expériences :

    Moi, je voulais du mâle. Tuer, le fusil à la main. Ma devise, MEURS OU TUE, comme dans le Cid. Comme chez Corneille, dans une vraie tragédie, pas d'autre issue. Pour un vrai homme. Rodrigue, as-tu du coeur ? - Tout autre que mon père. Une pointe, c'est tout, main sur la garde de l'épée, dans ces cas-là, cas d'honneur, ainsi qu'on répond. Le doigt sur la détente d'un revolver. Avec une grenade, une mitraillette. On répond en faisant parler la poudre. La mienne, que d'escampette. [p. 20]

    Bien plus, cette réalité se révèle à l'opposé de ses fantasmes. En effet, elle traduit à ses yeux un comportement mou, lâche et passif, un comportement somme toute caractéristique de l'homme efféminé :

    Chacun sa guerre. Seulement, voilà. Ma guerre. JE NE L'AI JAMAIS FAITE. COMME ANNE FRANK. Une pucelle, à espérer que, attendre que. Caché [...], toute mon audace : je glisse un regard discret, à travers les rideaux de tulle, par la fenêtre. Pour voir si. Qui débarque. Les Fritz ou les Amerloques. Je suis une loque amère. J'en suis encore retourné. Une chiffe molle. [p. 19]

    Notre auteur remarque encore : « pas qu'avec les femmes qu'on est un homme   AVEC LES HOMMES » [p. 218] ; « Le malheur, ceux qui décident si on est un homme : les autres hommes. » [p. 120]. Et dans Le Livre brisé, cet autre homme est Sartre, qui apparaît sous « une forme fantomatique et accusatrice »307(*) : il lui rappelle ce même comportement passif face aux guerres d'« Algérie, du Vietnam », aux « massacres de Berlin en 53, de Budapest en 56 », à « l'invasion de la Tchécoslovaquie en 68 » et aux événements, en France, de mai 68 [p. 217]. Par conséquent, Doubrovsky voit en lui l'extrême opposé de ce qu'il voudrait voir, c'est-à-dire une image contre-narcissique. Il se sent dépouillé de sa virilité, surtout lorsqu'il pense aux « hommes », comme à son père, qui a combattu contre les troupes allemandes en 1914, aux résistants français ou aux soldats étrangers. C'est ce qui se produit par exemple lorsqu'il apprend, en juin 1944, l'exécution du collaborateur Philippe Henriot : « quand j'ai lu, j'ai tellement juté, joui, [...] un vrai orgasme [...]. Et puis, j'ai déchanté, débandé, je ne faisais pas partie de la bande, pas moi le justicier, le guerrier [...]. » [p. 22]308(*). Dans ces conditions, le « moi-m'aime » disparaît au profit du « moi-me-hais » (pour reprendre les expressions de notre auteur)309(*), au profit du moi à l'égard duquel il éprouve une véritable phobie. Ce moi se manifeste dans toute la première partie du Livre brisé, surtout au chapitre « In vino » [p. 193-218], « qui est [...] le moment de la `nausée' »310(*) :

    Je me vomis. [...] Dans mon passé, que du passif. Un flux de haine me brûle l'estomac, une bile écoeurante me remonte, tout ce temps nauséabond, quand on ouvre la bonde, intact dégorge, j'éructe. J'entre en éruption, une fureur volcanique me secoue. [p. 21]

    Me retourne la tripe, tous mes manques, mes manquements me reviennent. [p. 196]

    Ça me reprend, j'ai un passé qui ne passe pas. Il me remonte. [p. 203]

    me frappe en plein estomac, ça me reprend à la tripe, me triture les boyaux, ma bile me ballotte en bouillonnant, mon bilan reflue du fin fond des fibres, tellement M'ÉCOEURE [p. 216]

    Du fait que Doubrovsky ne parvient pas à remédier au dégoût de soi, à rectifier son image et à modifier son comportement et ses expériences passées, on peut aisément déduire que le processus narcissique, thérapeutique et existentiel contenu dans l'autofiction comporte des limites toujours indépassables :

    Écrire ne m'a jamais délivré. Je n'ai jamais été libéré. Les mots ne sont pas des actes. Même imprimés, ce sont des paroles en l'air. [...] [Durant la guerre], je n'avais pas voix au chapitre. Maintenant, j'emplis des chapitres de ma voix. Je vocifère en vain, fureurs inutiles. Le passé, on peut le raconter, l'écrire. On ne peut pas le récrire. [p. 20-21]

    De plus, si à aucun de ses romans Doubrovsky ne peut former une parfaite symbiose entre son reflet réel/biographique et son reflet fantasmé/fictionnel311(*), il s'avère que, dans son cinquième roman, le reflet spéculaire tend à disparaître. Non seulement, le narcisse avoue explicitement ne pas pouvoir poser sur lui son image fantasmé : « Ce soir, je suis totalement déphasé. Encore plus qu'à l'ordinaire : soir de Victoire, j'ai trop de failles, de faillites. » [p. 155] ; « Cette guerre que je n'ai pas faite, cette Victoire : ma défaite. Au champ d'honneur, si on n'a pas été présent, ça creuse une éternelle absence. » [p. 196]. Mais pire encore, dès le premier chapitre du Livre brisé, il avoue ne plus retrouver sa propre image, à l'occasion de l'anniversaire de la victoire des Alliés en 1945. Ce chapitre se clôt sur :

    Aujourd'hui, 8 mai 85, je commémore. 8 MAI 45, j'essaie de me remémorer. J'ÉTAIS OÙ. J'AI FAIT QUOI. Coi. En moi, que du silence. Du noir. [...] 8 MAI 45 : TROU DE MÉMOIRE. [p. 28-29]

    Ce « trou de mémoire », ou cette absence de reflet spéculaire, l'écriture autofictionnelle ne peut le combler, et il demeurera jusqu'à la fin du récit. S. Doubrovsky ne pourra jamais dire qu'il a participé de près ou de loin à la victoire. Pour cette raison, nous pouvons affirmer que l'auteur du Livre brisé est un narcisse qui ne peut se voir, tout au moins en homme viril.

    Mais encore, la virilité « s'éprouve au lit. » [p. 121]312(*). Afin de se défaire de son image navrante, l'« autofictionnaire »/« autoficteur » tente, au second chapitre, de se voir au travers des yeux de ses maîtresses : « Si je recueille une image plus flatteuse dans d'autres yeux, suis pas aveugle. Quand [Suzan Alder] me désire, je me désire à travers elle. » [La Vie l'instant, op. cit., p. 114]313(*). Grâce à celles-ci, il parvient à se construire une image élogieuse, naturellement pourvue d'une grande virilité. Celle-ci se mesure à la quantité de ses conquêtes féminines, parmi lesquelles Josie [p. 37], Kay [p. 38], Claudia [p. 211], Élisabeth [p. 212], Nicole [ibid.] et bien sûr sa dernière conjointe. D'ailleurs, cette quantité paraît si impressionnante que Doubrovsky se montre ironiquement incapable d'en faire le compte, d'en faire une « ligne de fiction ».314(*) Mais cette virilité se mesure aussi à la qualité de ses aventures. À propos des quelques mois qui suivirent sa rencontre avec Ilse, il écrit :

    [...] je bande à présent comme un Turc. À cinquante ans, je retrouve des reins de vingt, un zob d'airain. Avec Ilse, dans Paris torride, trois mois durant, chaque jour, matin, soir, j'ai relui. Des prouesses brillantes, j'ai été éblouissant : surdoué du dard, un super-mâle, le moi-soleil. Forcé, je suis tombé amoureux de moi [p. 87]

    À cette occasion, il se voit même accomplir l'un de ses plus grands fantasmes : « dans une chambre d'hôtel je suis avec une femme, c'est le rêve central de Fils, il m'habite, j'ai fait tout un livre, toute une vie avec, mon fantasme originel, mon archétype érotique » [L'Après-vivre, op. cit., p. 353] - ce fantasme se retrouve effectivement aux pages 87-89 du Livre brisé : lors de cet été 1978, il rejoint Ilse, dans sa chambre d'hôtel de la rue Saint-Jacques, et ils « roul[ent] ensemble sur le lit enroulés dans une étreinte tremblante » [p. 89]. Ainsi, réussit-il à se modeler une image spéculaire qui le conforte dans sa virilité, qui lui reconnaît son identité masculine.

    Seulement, cette image est une « image en fuite »315(*) et ce, pour deux raisons. Tout d'abord dans le « roman conjugal » (qui couvre les chapitres 3, 5, 7, 9, 11 et 13 de la première partie du Livre brisé), Ilse, la deuxième voix narratrice, vient contester cette image. Comme nous l'avons remarqué plus haut316(*), l'hétérogénéité du discours narratif produit une brisure de la spécularisation scripturale. D'un côté, Doubrovsky se cantonne dans son autosatisfaction. Par exemple, il dit à Ilse : « En quoi cela pourrait-il être gênant, pour un monsieur qui frise la cinquantaine, de tomber une belle jeune femme de vingt-sept ans ? » [p. 55], ou encore : « [..] ta voisine d'étage, à l'hôtel, t'a dit : `Tu n'as pas l'air de t'embêter avec ton professeur.' Tu lui as demandé : `Comment sais-tu ?' Elle a ricané : `Je ne suis pas sourde...' » [p. 90]. Rien que dans ces deux extraits, on peut voir que Doubrovsky se présente comme un homme assurant parfaitement sa fonction d'homme pourvoyeur de plaisir317(*). De l'autre, Ilse se plaint d'être délaissée, et lui reproche son manque de virilité : « dis, tu ne veux pas, ça fait longtemps, tu sais, [...] plus de trois semaines, très exactement vingt-quatre jours, [...] tu n'as jamais envie » [p. 282] 318(*) - ce qu'il est, malgré tout, bien obligé de reconnaître319(*) : il lui dit, à propos de leurs premiers ébats : « Écoute, les émotions me fatiguent, je ne pouvais pas te garder, je tombais de sommeil... Qu'est-ce que tu veux, je n'ai plus vingt ans ! » [p. 62], ou encore : « D'accord, pas pu faire l'amour le soir de nos noces. » [p. 144]. Par conséquent, en retraçant leurs pratiques sexuelles, Ilse lui assène une image contre-narcissique, celle de l'homme efféminé : « d'ailleurs, tu n'es pas un homme, [...] tu es une chiffe, une lavette, un vrai homme ça fait l'amour à sa femme, sans qu'elle ait besoin de le prier » [p. 283] - et même, celle de l'homosexuel passif :

    si tu ne me tripotes pas les fesses vingt minutes, tu ne peux même plus bander [...] tiens, tu veux que je te dise, t'es qu'une pédale [...] pourquoi tu ne te trouves pas un mec, c'est ça que tu aimes [...] lopette, salope [...] enculé [p. 283-284]

    Il est manifeste qu'en le traitant de « pédale » et d'« enculé », Ilse lui adresse la pire insulte qu'on puisse faire à sa virilité et à son honneur, puisqu'elle qualifie son plaisir non pas de masculin-actif mais, au contraire, de féminin-passif. Doubrovsky se trouve ainsi dans une situation qui lui est subjectivement insupportable, au point de provoquer une réaction extrême, le passage à la violence physique : « là elle dépasse mes limites, je lui flanque une énorme baffe » [p. 284]. Ensuite, il reçoit, dans la seconde partie du roman, l'alcoolisme et le décès d'Ilse comme les conséquences d'un manquement à son rôle d'homme : « la vérité soudain me terrifie, elle me terrasse, plus bas que terre, [...] pas un homme, UN HOMME ÇA PROTÈGE UNE FEMME » [p. 388]. Enfin, en plus d'une image spéculaire inadéquate ou contradictoire, fantasmée et désirée d'une part, réelle et rejetée d'autre part320(*), Le Livre brisé dévoile plus particulièrement une absence d'image, un « trou », comme nous l'avons déjà vu. Dès le second chapitre, soit au début du roman personnel (qui couvre les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie), Doubrovsky tente de retracer sa première expérience sexuelle avec une femme, mais il est soudainement frappé d'amnésie :

    QUAND EST-CE QUE J'AI FAIT L'AMOUR POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] La question m'estomaque, elle me file un direct sous la ceinture. K.O. au bas-ventre. Chaos dans la tête. QUAND. Débâcle, débandade, tous mes souvenirs prennent la fuite. POUR LA PREMIÈRE FOIS. Bouche bée. Tombe dans un autre trou béant. [p. 37]321(*)

    En somme, c'est comme s'il n'était jamais passé à l'âge d'homme, à l'âge viril : « Atterré, d'abord. Maintenant, indigné. Un homme indigne, qui ne se souvient pas des instants qui l'ont fait homme. » [p. 42] ; et comme pour le jour de la victoire en 1945, il ne pourra jamais remédier à son amnésie. À partir du jour de la commémoration, il entame, à son égard, « une vraie cérémonie des adieux. [p. 196]. Par conséquent, le « trou de mémoire » engendre le « trou » existentiel, soit l'anéantissement de l'être-moi ; pour reprendre les titres des deux parties du Livre brisé, les « absences » de Doubrovsky provoquent sa propre « disparition » :

    Dans mon équation, il demeure tellement d'inconnues. Un type qui ne peut pas même se rappeler la première femme qu'il a baisé. Un scandale. Incapable de se remémorer ce qu'il faisait le jour de la Victoire. Une ignominie. Assis à ma table, là, je suis aux trois quarts absent. [...] Engloutie dans le néant. [p. 152]322(*)

    Ainsi, du fait des « trou[s] de mémoire » et, par suite, de la disparition de l'image spéculaire et fantasmée, le moi est voué à l'évanouissement. Doubrovsky avoue : « Vérité humiliante : je me souviens mieux, même partiellement, des autres que de moi-même. »323(*) On peut effectivement remarquer qu'il se souvient de la plupart de ses maîtresses, mais que jamais il ne parvient à se revoir, à se créer une image spéculaire, ni par la mémoire, ni par l'imagination :

    ELLES, je les VOIS [...]. Elles reparaissent. [...] Qu'est-ce qu'elles avaient, contre elles. En face d'elles. [...] Aucune idée, peux pas ME représenter. Quel visage j'avais. Sais pas, sais plus. [...] À MA PLACE, NÉANT. Pire [...]. Si je songe à moi, un pur rêve. Si j'essaie de me remémorer, je m'invente. Sur pièces, de toutes pièces. JE SUIS UN ÊTRE FICTIF. Impossible, insupportable, mon cinéma érotique vire au cauchemar, j'allonge de séquence en séquence mes coups de queue, soudain on me coupe, je n'ai plus ni queue ni tête, formidable tête-à-queue, L'HOMME INVISIBLE [...]. Moi, suis orphelin de MOI-MÊME. [p. 213-214]324(*)

    Dès lors, nous pouvons affirmer que l'autofiction échoue : notre auteur languit de désespoir devant son image insaisissable. 325(*)

    Ainsi donc, l'auteur du Livre brisé apparaît comme un narcisse qui ne parvient pas à retrouver dans la spécularisation scripturaire son image fantasmée, celle de l'homme viril, et qui, par conséquent, ne parvient jamais à se voir, d'où cette obsession du « trou ». Ce « trou » est tout d'abord un évanouissement de l'image spéculaire et fantasmée, un « trou de mémoire » qui, se multipliant, de « trou en trou », « d'un trou l'autre, à force » [p. 252], devient un anéantissement de l'être-moi : l'être est « TOUT ENTIER DANS LE TROU » [ibid.] et même, à partir du décès d'Ilse, dans le « TROU DES TROUS » [p. 153].326(*) En somme, ce « trou » existentiel apparaît parce que le narcisse ne voit pas ce qu'il désire voir, ou autrement dit, ne voit que ce qu'il désire ne pas voir. En cela, ce « trou » dans le miroir renvoie directement à l'aveuglement de Doubrovsky, ou plus exactement, à son « aveuglement lucide ».

    2. « L'AVEUGLEMENT LUCIDE »327(*)

    Pour qu'un aveuglement soit lucide, il faut et il suffit [...] de ne pas voir tout en ayant des yeux, d'avoir des yeux pour ne pas voir. De voir, sans se regarder voir. [p. 158].

    Le narcisse ne veut ou ne peut apparemment pas supporter son image réelle/biographique, et c'est très certainement pour se la réappropier qu'il se contemple dans le miroir, jusqu'à pouvoir poser sur lui une image fantasmée/fictive. L'auteur du Livre brisé suit exactement ce processus narcissique : il tend  à ressaisir son image spéculaire et à recouvrer dans la spécularisation scripturale son image fantasmée - celle qui doit le conforter pleinement dans son appartenance au sexe et au genre masculin, symbolisés par la virilité. Mais, comme nous l'avons vu plus haut, cette spécularisation se trouve perturbée, et même brisée : l'« autofictionnaire »/« autoficteur » ne parvient pas à se reconquérir, à ressaisir son image spéculaire. Il est un « narcisse borgne au miroir » [p. 162], c'est-à-dire un narcisse qui se regarde mais ne voit qu'un « trou ». Cet aveuglement ne vient-il pas précisément de sa lucidité ? Nous avons déjà en partie répondu à cette question, car il semble en effet que, tout narcisse qu'il soit, notre auteur reste à son égard d'une impitoyable lucidité : s'il ne parvient pas à retrouver une image spéculaire, ou autrement dit, à associer son image réelle/biographique et son image fantasmée/fictive, pis encore, s'il voit d'abord dans son miroir diégétique une image contre-narcissique, c'est qu'il est devenu au fil des ans un homme vieillissant et - à ses propres yeux - efféminé : lorsqu'il entame la rédaction du Livre brisé, il a cinquante-sept ans.

    Mais le narcisse, accaparé, hypnotisé par sa propre image, s'aveugle aussi sur son entourage. Le processus narcissique entraîne effectivement un retrait, un désinvestissement de la réalité que l'on peut certainement retrouver dans Le Livre brisé. Il faut se rappeler que notre auteur s'imaginait sortir de ses crises conjugales, il pensait à ses « retrouvailles » conjugales, à clore son récit sur le chapitre « Hymne »328(*), jusqu'à ce que le décès d'Ilse advienne. Mais la première partie du Livre brisé n'annonce-t-elle pas déjà cette « disparition » ? En d'autres termes, Doubrovsky ne serait-il pas ce narcisse qui, immanquablement, s'éborgne, qui, dans un « aveuglement lucide », ne veut pas voir ce qu'il pressent ?

    Afin d'appréhender l'« aveuglement lucide » de notre auteur, il convient de reprendre brièvement sa lecture psychanalytique de l'oeuvre sartrienne, et plus précisément des Mots - publiée avant la parution du Livre brisé, sous le titre « Narcisse borgne »329(*) - et de La Nausée - déjà présentée en décembre 1975 et publiée en 1979330(*).

    Dans notre Première partie331(*), nous avons observé, en suivant les remarques de Doubrovsky, que l'auteur des Mots cherchait à « enterre[r] la littérature : ce qui fait la lumière sur la vie, c'est la theoria » [p. 159]. Parce son récit autobiographique repose sur la théorie existentialio-marxiste, Sartre déclare se libérer de la « fausse vue. De la littérature. Sacralisante. » [p. 158], et prétend entreprendre une véritable auto-analyse, pour éclaircir enfin son vécu et voir lucidement son aveuglement passé. Parce qu'il se voit « du haut d'un surplomb philosophique » [p. 159], il prétend adopter sur lui un point de vue extérieur, de la même manière qu'un psychanalyste, que Freud par exemple. Seulement, de son côté, Doubrovsky s'évertue à prouver, à partir de sa lecture des Mots, qu'aucun écrivain, pas même Sartre, ne peut sortir de son aveuglement. Il déclare que, même munie d'outils conceptuels et théoriques, « l'écriture n'éclaire pas la tache aveugle, elle se produit à partir d'elle. La pure vision qui découvre à soi-même n'existe pas. » [p. 160].

    Comme nous l'avons vu plus haut332(*), Doubrovsky tente de démontrer que l'auteur des Mots n'a pas, malgré ce qu'il prétend, réglé son oedipe. Lorsque celui-ci se décrit enfant, il se fait tout d'abord un « portrait de l'artiste en fillette, de Poulou en poule mouillée, du garçonnet qui a le sexe des anges, indéterminé mais féminin sur les bords » [p. 157] pour « fusionner » [p. 121] avec sa mère, puis un portrait de Poulou en véritable garçonnet qui cherche à se viriliser, qui prend sa « plume-phallus » [p. 162] pour « se cr[ever] les yeux » [pp. 156, 158 et 160], pour ne plus voir sa mère et sa féminité. Doubrovsky découvre « dans ce fantasme de cécité » [p. 157] un Poulou qui romance dans le noir et qui s'aveugle volontairement pour ne plus se voir, ou plus exactement, pour ne plus voir que sa masculinité, de sorte qu'il « laissera Sartre truqué jusqu'à l'os et mystifié. » [p. 158]. Celui-ci déclare d'ailleurs : « De là vint cet aveuglement lucide dont j'ai souffert trente années » [ibid.]. Mais maintenant, le philosophe affirme : « J'ai changé, p. 210. » [p. 159].

    À présent, il possède la connaissance, il a droit aux Mots : je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, p. 211, vers la fin. Le fin du fin. L'écrivain écrit à partir de sa propre tache qu'il éclaire [...]. [p. 157]

    Seulement, Doubrovsky observe que Poulou n'existe pas, ou plutôt, n'existe que dans les pages des Mots :

    C'est lui qui a écrit les Mots. En Sartre, malgré Sartre, contre Sartre. [...] À son insu, c'est Poulou qui tient la plume. [...] Dans la trame savante, dans la fable théorique des Mots, Poulou tisse sa vérité à contre-fil. Au coeur du texte éblouissant, il loge le nécessaire contre-jour. Pas d'autre posture possible pour écrire sa vie : un aveuglement lucide. Mixte contradictoire, indépassable. C'est ainsi. Sartre apporte la lucidité. Poulou fournit l'aveuglement. La lucidité ne dissipe pas l'aveuglement : ils s'interpénètrent. Toujours avant ou après l'impossible vision qui m'aurait découvert à moi-même. [p. 160-161]

    Le critique conclut :

    Reste un mâle, confronté, affronté à lui-même. Un oeil qui dit zut à l'autre, un oeil aveugle, l'autre qui voit. Un oeil qui voit le sort [...] du cours Poupon [qui prend son indépendance à l'égard de sa mère] [...]. L'autre oeil, aveugle à sa propre laideur [c'est-à-dire à sa propre féminité], qui en remet la découverte à plus tard : je raconterai plus tard... quand et comment j'ai [...] découvert ma laideur - qui fut pendant longtemps mon principe négatif, la chaux vive où l'enfant merveilleux s'est dissous, p. 210. Pas totalement dissous, puisque tous les traits de l'enfant sont restés chez le quinquagénaire, p. 211. Honnêteté suprême de Sartre : allez vous y reconnaître. On ne peut pas. Narcisse borgne au miroir : faire la lumière devient une tâche cyclopéenne. [p. 162]

    Mais, déjà auparavant, l'auteur du Livre brisé avait mis en évidence cette bisexualité chez Sartre. Il clôt effectivement son chapitre « Sartre » sur une lecture psychanalytique de La Nausée : selon lui, la « nausée » ou l'« envie de vomir » [p. 77] du personnage Roquentin, et derrière lui de Sartre - Doubrovsky écrit « Roquentin-Sartre »333(*) - vient de sa « féminité secrète » [ibid.], et son « angoisse métaphysique devant l'Absurde » [ibid.] est en fait une « angoisse de castration déguisée » [ibid.]. D'ailleurs, Sartre est venu confirmer cette analyse : il lui « accorde volontiers la bisexualité de Roquentin » [p. 78] et avoue l'existence d'« un vécu obscur à lui-même » [ibid.].334(*)

    Ainsi, selon la thèse de Doubrovsky, Sartre est un « narcisse borgne » qui, dans un « aveuglement lucide », se voit de manière à ne pas pouvoir voir sa féminité, ou autrement dit, sa bisexualité. En somme, l'écrivain, même philosophe, n'éclaire pas sa « tache aveugle », mais la reproduit telle quelle dans son récit :

    La tache aveugle transforme l'écriture en tâche aveugle. Même chez les penseurs les plus éclairés. Pas seulement chez Sartre. Vrai de Freud aussi. J'ai jadis essayé de montrer comment ça fonctionnait chez Lacan. Je n'échappe naturellement pas à cette règle. [p. 161]

    Dès lors, il nous est possible de saisir avec pertinence l'« aveuglement lucide » de Doubrovsky. Nous avons déjà pu observer dans notre sous-partie précédente son comportement narcissique : il est sans cesse préoccupé par son image, et, face à son image spéculaire, il cherche à reconnaître son identité sexuelle et ainsi à se voir en homme viril, comme le rappelle cet extrait :

    J'ai depuis longtemps dépassé l'âge de Narcisse. Quand même, je me dis, je peux encore plaire aux mignonnes. Je m'effleure [...], me caresse [...]. Fait de mal à personne, vous ravigote le moral, ça remet du coeur au bas-ventre. [p. 32]

    Mais nous avons aussi pu remarquer que Doubrovsky se trouve perturbé par ses « trou[s] de mémoire » et par le « trou » que lui renvoie son miroir ; d'autant plus que ces « trou » vont, au fil du temps, en s'agrandissant et viennent de plus en plus contrarier cette image de virilité. À la deuxième et troisième page du chapitre « De trou en trou », il écrit :

    Troué comme un écumoire. La vitre fait clignoter mes lacunes. Poreux, vaporeux de la tête. Criblé de vacuités étranges, de viduités pathologiques. [...] Ma substance s'effrite, se délie. [...] J'ai le présent lézardé d'absences bizarres. [...] Cela empire avec l'âge. Maintenant, ce ne sont plus des absences que j'ai, ce sont des disparitions complètes. [p. 32-33]

    En somme, il ne parvient plus à se voir, à se retrouver dans son image spéculaire : « Dans le miroir, je cherche mon visage. » [p. 215]. Il écrit : « devant la glace, [...] ma gueule fait naufrage, elle bouge [...], peux pas la fixer, ma trombine se désagrège, [...] à peine je me campe, ça décampe » [p. 214]. Il devient un narcisse aveugle, ou plus exactement, un narcisse qui s'aveugle, car il semble bien que son aveuglement soit un « aveuglement lucide », que, comme Poulou-Sartre ou Roquentin-Sartre, il ne puisse se voir totalement, c'est-à-dire voir sa bisexualité et donc sa féminité, quand bien même il reconnaîtrait, à la différence du philosophe, son oedipe mal résolu335(*). Son second roman, Fils, laissait déjà paraître cet oedipe et, pour reprendre les termes de notre auteur, cette « bisexualité insurmontée »336(*). Mais, dans Le Livre brisé, il en est tout autrement : Doubrovsky ne peut plus supporter sa bisexualité, il a le sentiment, en raison de son grand âge - « je suis un cadavre décomposé qui pue » [p. 215] - et de ses problèmes d'érection337(*), de retrouver sa bisexualité originelle, enfantine. Il apparaît même que sa féminité prend le pas sur sa masculinité, ou pis encore, que sa masculinité déclinante laisse la place à une féminité sénile :

    MENTON en galoche galope cavale se taille taillé de sillons sous les commissures des lèvres ravinées pend lamentable comme une verge qui débande débandade générale un sourire niais lâche veule entrebâille une vulve défraîchie sanguinolente [p. 214-215]

    Par conséquent, il n'est pas surprenant qu'il ne veuille ou ne puisse pas se voir : il éprouve pour lui-même une profonde aversion : « je me vomis, jamais je n'ai encore eu aussi fort la nausée. » [p. 215]338(*), et pour cette raison, nous pouvons aisément dire que Doubrovsky est à l'image de « Roquentin-Sartre ». Justement, Miguet-Ollagnier a pu relever de flagrantes similitudes entre l'autoportrait de Doubrovsky [p. 214-215] et celui de Roquentin [La Nauséeop. cit., p. 22-23]339(*), au point de voir dans celui-là un « travail minutieux de réécriture »340(*).

    Cette critique du Livre brisé remarque également : « De cette féminité l'écriture peut-elle sauver ? [...] Oui si elle se revendique comme phallique, si elle se donne du nerf, si elle ne se contente pas de se laisser happer par un trou à combler, si elle trouve des clés de l'existence. »341(*) Comme on a pu s'en apercevoir dans notre Première partie, Doubrovsky tente effectivement d'élaborer un « discours phallique » et de trouver des « clés », en se fondant sur la théorie psychanalytique de Freud et sur la théorie existentialo-marxiste de Sartre, mais en vain, il reste toujours confronté à ses « trou[s] de mémoire » et à son « trou » existentiel, et, comme nous l'avons vu dans notre Deuxième partie, l'aide d'Ilse ne pourra qu'être éphémère.

    Ainsi, Doubrovsky instaure dans la première partie du Livre brisé une symbiose entre son texte critique et son texte pseudo-autobiographique, ce qu'il reconnaît explicitement : « L'aveuglement lucide des Mots vient tout entier de ma lucidité aveugle, sa demi-cécité est issue de mon clair-obscur. » [p. 161]. Il est en effet dans un « aveuglement lucide » à l'égard de lui-même, mais aussi à l'égard de sa conjointe et de sa vie conjugale.

    Nous pouvons constater qu'aux chapitres 6, 8 et 10 de la première partie du récit, Doubrovsky se montre lucide quand il s'agit d'analyser les écrits de Sartre et aveugle quand il s'agit de penser à sa vie de couple. Une simple étude lexico-sémantique permet de mettre en évidence cette systématique opposition de contrariété : clarté/obscurité ou lucidité/aveuglement. Par exemple, le passage cité ci-dessus se poursuit ainsi :

    Au-delà de ma lampe braquée [sur Les Mots], [...] tout, autour de moi, en moi, ce soir, est ténèbres. Ma femme elle-même qui ne croit point bon de me faire signe : ce qu'elle fait, ce qui lui est arrivé, comme on dit si bien en anglais, I am in the dark. [ibid.]342(*)

    Cet aveuglement s'explique tout d'abord par la situation romanesque : le personnage-narrateur qui lit et relit l'autobiographie de Sartre se retrouve seul à Paris, séparé de sa conjointe, qui est partie une semaine à Londres pour un stage professionnel [cf. p. 107-108], et il s'inquiète de ne recevoir aucun appel téléphonique [pp. 107-8, 109 et 153-156], il ne voit pas ce qui peut la retenir. Cet aveuglement s'explique également par la situation et par le sentiment de l'auteur : au moment d'écrire ces chapitres 6, 8 et 10, il éprouve à l'égard de sa vie de couple une vive appréhension, car dans quelques temps, lorsqu'il rédigera les trois derniers chapitres de la première partie du Livre brisé, il sera à New York et Ilse, à Paris ; et, cette fois-ci, les raisons de cette séparation ne seront plus professionnelles : Ilse se lasse de le suivre dans ses différents déménagements, entre la France et les États-Unis, et désire s'installer définitivement à Paris, ce qui n'est pas sans poser problèmes. Précisément, l'auteur est comme son personnage-narrateur, inquiet de ne pas connaître l'avenir ; il est, pour reprendre l'expression de la citation ci-dessus, « in the dark », soit « dans la nuit », ou pour reprendre une expression française sûrement plus adéquate, « dans le brouillard », qui signifie : « ne pas voir clair dans une situation qui pose des problèmes » (selon le dictionnaire Robert). Le passage ci-dessous est tout à fait manifeste :

    Dans quelques jours, ma femme reviendra. Nous nous retrouverons. Retour de l'épouse prodigue, on fêtera dignement à table, au lit. Délices des séparations. Seulement, voilà. Une évidence : je repartirai en septembre. New York n'est pas Londres. Jusqu'à Noël, plus long qu'une semaine. Des mois à l'autre bout de la planète, à distance sidérale l'un de l'autre. Écartelés par des espaces interstellaires. Jusqu'à Pâques, trois mois encore. Et puis, jusqu'à la Trinité. Condamné aux vacuités à perpète. [p. 193]

    Cet étirement considérable de l'espace (« à l'autre bout de la planète, à distance sidérale » ; « espaces interstellaires ») et du temps (« jusqu'à Pâques [...] jusqu'à la Trinité » ; « à perpète ») montre très clairement que Doubrovsky craint de ne plus jamais revoir sa conjointe. Déjà, lorsqu'il relate sa demande en mariage, il fait dire à Ilse : « [...] j'avais, à l'égard de nos rapports, une sorte d'angoisse, une espèce de prémonition... » [p. 91]. Aussi, pouvons-nous constater que la crise d'angoisse du personnage-narrateur devant le téléphone, qui est dramatisée par la narration scénique et qui perdure jusqu'à la page 162, apporte une certaine tension, un certain suspens au récit - « Je n'ai pas pu m'empêcher, je jette de nouveau un coup d'oeil à ma montre. De nouveau, Angst. [...] Pourquoi ma femme ne m'a pas encore appelé de Londres. » [p. 109] - et vient étrangement refléter l'angoisse de l'auteur, juste avant qu'il apprenne le décès d'Ilse : « lundi, j'appelle, pas de réponse, [...] mardi, cela a sonné de nouveau dans le vide, bizarre » [p. 313] et « mercredi, j'ai eu un sentiment étrange dans la gorge » [p. 314]. C'est à croire que l'écrivain pensait déjà, durant la rédaction de la première partie du récit (de mai 1985 jusqu'à septembre ou octobre 1987), au décès d'Ilse (survenu en novembre 1987)343(*). Après lecture de cet extrait, nous pouvons en être convaincu : « Je suis brusquement anéanti. Pourquoi, sais pas. [...] Peut-être, ce goût subit de mort qui m'envahit, c'est le spectre de nos éclipses futures. » [p. 193]. Nous pouvons même présumer qu'il croit Ilse capable de se suicider : lorsqu'il veut la comparer à des personnages romanesques, il cite un personnage qui finit par mourir, Nana de Zola [p. 219], et un personnage qui se suicide, Emma Bovary de Flaubert [ibid.]. Il écrit même : « Au fond, ma femme, elle aurait rêvée d'ardent hyménée avec Werther. Seulement, Werther, il se suicide. L'amour fou n'est pas fait pour vivre. » [p. 124]. Justement, lorsqu'Ilse le défie d'écrire un « roman conjugal », c'est-à-dire un récit qui retrace « à nu et à cru » leur vie commune, il estime que cela revient à « se faire hara-kiri » [pp. 51 et 281], et il la considère comme « épouse-suicide, femme-kamikase » [p. 51]. Mais, comme on le sait, il relèvera tout de même le défi : « Pas le choix, puisque femme le veut, je m'exécute. Je l'exécute. » [p. 222].

    Par conséquent, nous pouvons voir que la première partie du récit annonce déjà la « disparition » d'Ilse, ou autrement dit, que Doubrovsky pressent cette mort, bien avant qu'elle surgisse véritablement. Pourtant, ce même auteur déclare, à la quatrième page de couverture du Livre brisé, qu'il ne s'en était pas aperçu au moment d'écrire la partie « Absences » :

    Entre mes mains, mon livre s'est brisé, comme ma vie. Je me suis aperçu, avec horreur, que je l'avais écrit à l'envers. Pendant quatre ans j'ai cru raconter, de difficultés en difficultés, le déroulement de notre vie, jusqu'à la réconciliation finale. Mon livre, lui, à mon insu, racontait, d'avortements en beuveries, l'avènement de la mort.

    De même, dans son autocritique « Textes en main » (art. cit., p. 217), l'écrivain déclare :

    J'ai intitulé ces brèves réflexions « Textes en main ». Mais je dois avouer qu'en me relisant sur épreuves, pour la première fois, mon texte m'est tombé des mains. Il m'a sidéré. [...] L'autofiction est devenue d'un seul coup autobiographique. De rétrospective, elle s'est faite prospective. Ce que j'ai ressenti dans ma vie comme le choc effroyable de l'imprévu, qui m'a écrasé, le livre semble le présenter comme la progression d'un inéluctable. Dans ce livre de notre vie, la mort sans cesse rôde [...]. Chronique d'une mort annoncée par l'écriture d'un écrivain qui voulait conclure l'ouvrage par le chapitre « Hymne » ou « Retrouvailles ».

    On peut alors se demander d'où vient cette contradiction, pourquoi, à l'époque, notre auteur voyait et ne voyait pas. Dans les deux passages cités ci-dessus, l'écrivain avoue explicitement qu'au moment d'écrire cette partie « Absences » il paraissait inconsciemment (dans le sens freudien) s'attendre à la « disparition » d'Ilse ou avec mauvaise foi (dans le sens sartrien) ne pas voir arriver le drame. En d'autres termes, il avoue avoir été dans un « aveuglement lucide ». Pour preuve, nous pouvons (re)lire la page 387 du Livre brisé, car S. Doubrovsky y écrit : « quand quelque chose ne va pas n'est pas normal VEUX PAS SAVOIR quand un malheur me crève les yeux je les ferme ma spécialité L'AVEUGLEMENT VOLONTAIRE » [p. 387].

    En conséquence, Doubrovsky est un « narcisse borgne », un narcisse qui voit sans le vouloir la réalité de son image spéculaire et l'ampleur de ses problèmes conjugaux. En somme, son aveuglement vient tout entier de sa lucidité, face à lui-même et à son vieillissement mal vécu, et face à Ilse et à sa mort qui se profile malgré tout au fil du temps et des pages de la partie « Absences ».

    * * * *

    Ainsi donc, Doubrovsky est un narcisse qui s'éborgne : au premier chapitre du récit, il ne trouve pas ce qu'il désire voir, d'où l'évanouissement de l'image spéculaire, le « trou » dans le miroir, et ne voit que ce qu'il ne veut pas voir, d'où l'« aveuglement lucide ». Il est tout d'abord ce « narcisse au miroir [qui] ne voit rien, que ce faciès vieillissant et grimaçant auquel il se `cogne' dans une glace. Décomposition dérisoire »344(*) de l'image complaisante, celle de l'homme viril, plaisant et actif. Le narcisse, désemparé, se rejette, jusqu'à la « nausée ». C'est ainsi tout le processus narcissique et la réappropriation de soi qui échouent. Il est ensuite ce narcisse qui s'imagine que sa crise conjugale pourra se résoudre, qui voit déjà comment se dérouleront ses « retrouvailles » avec Ilse, quoiqu'il pressente très fortement la « disparition » de celle-ci ; la publication de la seconde partie « Disparition » sera l'aveu de la désappropriation de soi, de sa vie conjugale et de ses projets d'avenir. C'est ainsi toute la spécularisation scripturale qui se brise. Comme l'indique très clairement le titre de ce récit, il s'agit d'un Livre brisé.

    CONCLUSION

    Le Livre brisé représente très certainement un tournant dans l'oeuvre de Doubrovsky puisqu'il ne s'agit plus d'une autofiction proprement dite. Dans notre Première partie, nous avons observé que, concernant les quelques chapitres présentant une autofiction, à savoir un personnage-narrateur cherchant (en vain) de faire de son enfance une autofiction, la fiction se limitait au cadre de deux théories, l'une existentialo-marxiste et l'autre psychanalytique : l'autofiction laissait ainsi place à une autobiographie à fiction sartrienne, construite à partir des Mots, et à une autobiographie à fiction freudienne, élaborée à partir des propos du psychanalyste Akeret. Dans notre Deuxième partie, nous avons constaté que, pour relater sa vie contemporaine à la rédaction, l'écrivain procédait à un amoindrissement de l'affabulation, de la « fictionnalisation de l'expérience vécu », au profit d'une simple « transposition ». Tout d'abord, dans la partie « Absences », l'auteur « transpose » ses conversations avec sa conjointe, sur leur vie et sur l'écriture de cette vie, dans une série de dialogues fictifs ou feints (même si ces discussions avec Ilse ont réellement existé, Doubrovsky reste l'auteur des dialogues, il les (ré)écrit ou les arrange à sa convenance, selon ses impulsions et ses intentions), et, à partir de ces dialogues, « transpose » les principaux éléments de sa biographie de couple dans un « roman conjugal » ; puis, l'auteur « transpose » dans son récit la brisure tragique de son couple et de son existence, successive au décès d'Ilse, en interrompant soudainement la rédaction des chapitres de la partie « Absences » et en rédigeant une seconde partie, « Disparition ». En somme, l'auteur-narrateur subit autant qu'il choisit cette brisure du récit. Ainsi, en regard de ses précédents romans (mis à part La Vie l'instant), S. Doubrovsky confère au Livre brisé un statut particulier. Ce récit présente bien des ressemblances avec Fils : au premier chapitre et aux chapitres pairs de la première partie, notre auteur procède à la condensation d'une période de sa vie, réduite à trois jours, et à la création d'une histoire fictive ou feinte, dans laquelle le « je » narratif est globalement le personnage-narrateur. Seulement, dans tout le reste du récit, notre auteur s'oriente vers la « transposition » du vécu, c'est-à-dire vers un type de récit qui « associe sans les confondre »345(*) le genre romanesque, indiqué par le sous-titre de la page de couverture et la page de titre, et le genre autobiographique, puisque l'histoire conjugale et post-conjugale est entièrement celle de l'auteur et non celle d'un personnage fictif. Dans ces conditions, il convient de considérer ce récit non pas comme une autofiction mais comme un roman-autobiographie.

    À suivre le fil des pages du Livre brisé, on relève une stratégie d'écriture visant à augmenter progressivement la dimension autobiographique et l'« effet de réel », ce qui n'est pas sans retentissement sur la manière dont le lecteur considère l'histoire dans ce récit et le récit de ce récit.346(*) D'ailleurs, les commentaires critiques sur le genre autobiographique et sur l'oeuvre de Sartre (La Nausée et Les Mots), qui accompagnent ce glissement du roman vers l'autobiographie, viennent renforcer ce pouvoir de persuasion. Dans son roman personnel (au premier chapitre et aux chapitres pairs de la partie « Absences »), l'auteur tend à ébranler la confiance du lecteur d'autobiographies et à relativiser la notion de vérité, en empruntant la voix de Sartre et en démontrant que l'autobiographe ne peut jamais accéder à une vérité objective, même à l'aide d'un « fondement » théorique, et que la seule vérité à laquelle il peut prétendre est une vérité toute personnelle, subjective. Pour preuve, dans son « roman conjugal » (aux chapitres impairs de cette même partie, excepté le premier), notre auteur emprunte la voix de sa compagne et confronte sa propre subjectivité avec celle d'Ilse dans des dialogues qui servent d'axe à la narration et qui créent une « surfiction », c'est-à-dire une confrontation de deux points de vue divergents, une « guerre des versions ». Dès lors, il reste un personnage-narrateur qui, par souci d'honnêteté et de sincérité, se montre incapable de dépasser ses « trou[s] de mémoire » et même d'établir une unique « ligne de vie », ou autrement dit, une « ligne de fiction », comme le montre très clairement l'état fragmentaire du récit d'enfance (dans la partie « Absences ») et du récit posthume à Ilse (la partie « Disparition »).

    Cela dit, il ne faut pas oublier ou ignorer le « pacte romanesque », quand bien même il s'agirait d'un Livre brisé, car cette « brisure » ne concerne pas vraiment l'autofiction, mais plutôt les fonctions et les résultats attendus d'une telle écriture : l'autofiction doit répondre au projet existentiel. Dans son roman personnel, Doubrovsky tente de (re)conquérir son être et son vécu par l'analyse de son enfance. Mais, contrairement à Fils, ce roman présente trois jours de la vie Doubrovsky, trois jours durant lesquels, celui-ci ne parvient pas à retrouver son enfance, ni même deux événements qui ont dû marquer son existence, il s'agit du jour de la victoire des Alliés et de sa première relation sexuelle. Ses « trou[s] de mémoire », qui restent tels quels jusqu'au bout du récit, engendrent fatalement un « trou » existentiel, soit l'anéantissement de l'être-moi : il se définit alors comme un être « fictif », c'est-à-dire comme un être insaisissable. L'écrivain se tourne alors vers sa conjointe pour écrire le « roman conjugal ». Ce roman s'inscrit également dans un projet existentiel, puisque la visée est moins rétrospective que prospective. Il s'agit en effet, d'une véritable thérapie de couple, alors en pleine crise, d'un retour sur la situation passée et présente pour une analyse lucide, et ainsi d'une « conquête existentielle » faite au jour le jour et au fil des pages, pour qu'enfin, les deux époux parviennent à se retrouver. L'auteur prévoit justement de clore ce roman par le chapitre « Hymne » ou « Retrouvailles », mais le décès d'Ilse vient brusquement rompre ce projet. Dès lors, Doubrovsky est un écrivain désemparé, et emprisonné par l'assez mauvaise image que lui renvoyait sa conjointe. La « conquête existentielle » est ainsi perturbée, et la spécularisation scripturale, brisée. Ce récit est donc un Livre brisé.

    Doubrovsky ne parvient plus à se retrouver, à se réapproprier : il devient aveugle. Mais justement, son aveuglement vient tout entier de sa lucidité : il est un « narcisse borgne » qui ne veut ou ne peut pas se voir tel qu'il est, en homme vieillissant, perdant sa virilité, et qui ne veut ou ne peut pas admettre que sa conjointe veuille se séparer de lui, dans la mort. C'est ce qui fait très certainement la grandeur et la richesse de ce récit ; Doubrovsky y inscrit comme malgré lui la vérité, c'est-à-dire cette lucidité et cette désappropriation de soi :

    J'ai écrit mon autofiction jusqu'à être totalement dépossédé de mon entreprise. À un premier niveau, par l'irruption brutale, assassine du réel dans les jeux de la fiction. À un second niveau, plus subtil et retors, parce que ces jeux disaient vrai, sans que j'en aie conscience.347(*)

    L'autofiction est difficilement classable, car elle est un nouveau type d'écriture qui subvertit les catégories génériques jusqu'alors établies, car elle est à la fois un roman, une autobiographie, une critique et même une autocritique, car Doubrovsky livre en même temps son imaginaire et son vécu, ses fantasmes et ses souvenirs, et parallèlement ses réflexions. Néanmoins, notre analyse du Livre brisé nous a permis de redéfinir plus précisément cette autofiction, de montrer que derrière cette étiquette « roman » se découvrait une parole authentique, et se dessinait une véritable quête de soi, une quête existentielle : à travers le jeu du miroir et de la fiction, l'écrivain a pour projet de se (re)construire, de brasser chaque étape de sa vie, d'analyser lucidement, impitoyablement parfois, l'être qu'il a été, et de « réincarner » fictivement cet être, et ce faisant, de créer un sens clair à son être et à son vécu, et d'extraire de cet être « fictif » une matière de roman. Cette problématique de la « conquête existentielle » et de la spécularisation scripturale nous a permis de mettre au jour les raisons de la brisure du Livre brisé. Pour cette raison, cette même problématique rend possible une relecture de l'ensemble de l'oeuvre de Doubrovsky. Il paraît même pertinent, à partir de cet angle d'analyse, de reconsidérer rétrospectivement l'oeuvre de certains écrivains du XXème siècle qui se situent à la frontière de l'autobiographie et de la fiction. Nous pensons notamment aux récits de Céline, de Colette, de M. Duras, de R. Barthes et d'H. Guibert.

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    table des matières

    INTRODUCTION : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1   1. Situation historique et générique de l'oeuvre de S. Doubrovsky . . . . . . . . 1

    1.1. De la fiction vers l'autobiographie, l'autofiction . . . . . . . . . . . . . . . 1

    1.2. Genèse et composition de l'autofiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

    2. Le Livre brisé : problématique et hypothèses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

    Première partie : LES PERTURBATIONS DE L'AUTOFICTION . . . . . . . . 18

    1. La fiction sartrienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

    1.1. Lecture et écriture chez S. Doubrovsky : la voie sartrienne . . . . . . 20   1.2. De la crise existentielle au salut par l'écriture : le modèle de La

    Nausée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

    1.3. L'autobiographie et l'affabulation : le modèle de la « fable théorique »

    de Sartre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

    1.4. Le récit d'enfance : le modèle des Mots . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

    2. L'écriture fragmentaire ou l'échec avoué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

    2.1. La fiction freudienne et le roman familial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42

    2.2. L'effilage de la fiction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

    2.3. L'autofiction d'une autofiction échouée. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .52

    Deuxième partie : LE ROMAN-AUTOBIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69

    1. Le « roman conjugal » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

    1.1. De la crise à la conquête existentielle : la présence d'Ilse . . . . . . . . 74

    1.2. L'autobiographie de couple : la voie d'Ilse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

    1.3. Le roman existentiel : le modèle de la relation Sartre-Beauvoir . . .80

    2. Texte et « contre-texte » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84

    2.1. La mise en scène judiciaire du « pacte autobiographique » . . . . . . .84

    2.2. La confrontation de deux points de vue divergents . . . . . . . . . . . . . 87

    3. La brisure de la fictionnalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

    3.1. La brisure du « roman conjugal » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

    3.2. La brisure de la « ligne de fiction » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .103

    Troisième partie : LE « NARCISSE BORGNE » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

    1. Le narcisse face à son miroir brisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122

    2. L'« aveuglement lucide » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

    CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140

    Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

    * 1 Voir M. Raimond, La Crise du roman (des lendemains du naturalisme aux années vingt), J. Corti, 1966.

    * 2 P. Valéry, Variété 1 et 2, Gallimard, 1924 et 1930, coll. « Idées », 1978, « La crise de l'esprit », (1919), p. 13-51.

    * 3 L. Baladier, Le Récit (panorama et repères), S. T. H., coll. « Les grands rythmes de la littérature et de la pensée », 1991, chapitre : « L'ère des contestations », p. 207.

    * 4 Idem.

    * 5 Voir J. Bernani, M. Autrand, J. Lecarme, B. Vercier, La Littérature en France de 1945 à 1968, Bordas, 1970, septième partie : « Interrogations d'aujourd'hui », chapitre XXXI : « Quelle littérature ? », p. 839-840.

    * 6 B. Vercier, J. Lecarme, La Littérature en France depuis 1968, Bordas, 1982, deuxième partie : « Formes », chapitre IV : « Le récit II : renouvellements », p. 105.

    * 7 N. Sarraute, « L'ère du soupçon » (d'abord paru dans Les Temps modernes, 1950), in L'Ère du soupçon (essais sur le roman), Gallimard, 1956, coll. « Folio-Essai », 1987, p. 62-3.

    * 8 Voir sur ce point le chapitre XI : « La crise de la fiction », in Poétique de Céline de H. Godard, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1985, p. 422-446.

    * 9 J.-Y. Tadié, Le Roman au XXème siècle, Belfond, 1990, Pocket, coll. « Agora », 1997, chapitre premier : « Qui parle ici ? », p. 9.

    * 10 S. Doubrovsky, « Critique et existence » (d'abord paru dans Chemins actuels de la critique, Plon, 1967), in Parcours critique, Galilée, 1980, p. 19.

    * 11 Voir le chapitre IV : « Le récit I : Renouvellements », de la deuxième partie : « Forme », de La Littérature en France depuis 1968, B. Vercier, J. Lecarme, op. cit, p. 103-165.

    * 12 N. Sarraute, L'Ère du soupçon, op. cit., p. 69.

    * 13 Ibid., p. 71.

    * 14 « Conversation et sous-conversation » est le titre d'un article de N. Sarraute paru dans la Nouvelle Revue Française en 1956, puis dans L'Ère du soupçon, op. cit., p. 81-122.

    * 15 N. Sarraute, L'Ère du soupçon, op. cit., p.72.

    * 16 A. Bosquet, in Le Quotidien de Paris, septembre 1989, cité par S. Doubrovsky dans L'Après-vivre, Grasset, 1994, p. 262.

    * 17 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, coll. « Poétique », 1975, p. 14.

    * 18 Cf. Problèmes de linguistique générale, tome I, trad. Gallimard, 1966.

    * 19 Cf. G. Genette, Seuils, Seuil, coll. « Poétique », 1987.

    * 20 Ph. Lejeune, « Le pacte autobiographique », in Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 13-45.

    * 21 Ibid., p. 15 : « Pour qu'il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu'il y ait identité de l'auteur, du narrateur et du personnage. ». Ibid., p. 26 : « Le lecteur pourra chicaner sur la ressemblance, mais jamais sur l'identité. »

    * 22 Au sujet des ressemblances, des différences et des liens entre les deux genres, voir G. May, L'Autobiographie, P.U.F., 1979, chapitre V, « Autobiographie et roman », p. 169-196.

    * 23 Ph. Lejeune, « L'ère du soupçon », in Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 53.

    * 24 P. Valéry, Variété 1 et 2, op. cit., p. 211.

    * 25 Cette expression est le titre du premier chapitre de la première partie : « Définitions et problématiques », « Qu'est-ce que l'autobiographie ? », de L'Autobiographie, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, A. Colin, 1997, p. 9-18.

    * 26 Ph. Lejeune constate que « le procès de l'autobiographie n'en finit pas : mais l'autobiographie non plus. » (in L'Autobiographie en France, A. Colin, 1971, « L'avenir de l'autobiographie », p. 105.

    * 27 Voir la quatrième partie de L'Autobiographie, J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, op. cit., p. 267-291.

    * 28 J. Lecarme, « L'autofiction : un mauvais genre ? », Actes du colloque Autofictions & Cie (20 et 21 nov. 1992), RITM, n°6, 1993, p. 230. Cet article est repris, quoique remanié, dans L'Autobiographie, op. cit., de J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, quatrième partie, chapitre six : « Autofictions », p. 267-283. Pour un résumé exhautsif, voir l'article de J. Lecarme, « Paysages de l'autofiction », in Le Monde des livres, 24 janvier 1997.

    * 29 L'Autofiction (Essai sur la fictionnalisation de soi en littérature), thèse de doctorat de l'E.H.E.S.S., sous la direction de G. Genette, 1989. On peut noter que cette définition correspond grosso modo à celle que donne G. Genette dans Palimpsestes, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 291 sq. Pour un rapide bilan rétrospectif de la critique de l'autofiction (qui s'arrêterait en 1991-1992), voir Ph. Lejeune « Autofictions & Cie. Pièce en cinq actes », in Autofiction & Cie, RITM, n°6, 1993, p. 5-9.

    * 30 Cité par S. Doubrovsky, dans « Textes en main », in Autofictions & Cie, RITM, n°6, 1996, p. 212. À ce propos, notre auteur répond : « Ma conception de l'autofiction n'est pas celle de Vincent Colonna, [...]. La personnalité et l'existence en question [dans l'oeuvre] sont les miennes, et celles des personnes qui partagent ma vie. », ibid.

    * 31 J. Lecarme, art. cit., p. 229. J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, op.cit., p. 269.

    * 32 S. Doubrovsky fait cette même remarque dans « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse » (d'abord paru dans Cahiers confrontation, n°1, février 1979), in Parcours critique, op. cit., p. 176.

    * 33 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 25.

    * 34 Ibid., p. 35-41.

    * 35 Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, coll. « Écrivains de toujours » 1975, deuxième page de couverture et p. 123.

    * 36 S. Doubrovsky, «  L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 188.

    * 37 M. Darrieussecq, « L'autofiction, un genre pas sérieux », in Poétique, n°107, sept. 1996, p. 378.

    * 38 G. Genette, Fiction et Diction, Seuil, coll. « Poétique », 1991, p. 53.

    * 39 Idem.

    * 40 Ph. Lejeune, op. cit., p. 28, p. 31. À partir d'une lettre de S. Doubrovsky, Ph. Lejeune comble cette lacune dans « Le cas Doubrovsky », in Moi aussi, Seuil, coll. « Poétique », 1986, p. 62-70.

    * 41 G. Genette, Fiction et Diction, op. cit., pp. 32 et 35.

    * 42 M. Darrieussecq, art. cit., p. 373.

    * 43 Ibid., p. 379.

    * 44 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse » (1980), in Autobiographiques : de Corneille à Sartre, P.U.F., 1988, p. 64.

    * 45 H. Jaccomard, op. cit., p. 95-6 : « D'ailleurs, qu'entend-on précisément par fait ? Les historiens ne s'accordent pas tous sur une définition satisfaisante. Ce qui constitue un fait est le résultat de conventions et même les procédures de vérification du fait dépendant de méthodes considérées comme acceptables à un certain moment de l'histoire. Ce relativisme fondamental sape la notion même de vérité factuelle. » M. Mathieu-Colas, « Récit et vérité », in Poétique, n°80, nov. 1989, p. 399 : « [...] l'objectivité, dans le meilleur des cas, est une conquête plus qu'une donnée, une limite idéale souvent recherchée, mais rarement atteinte ». À propos de la relativité du fait et de la vérité historique, voir Le Livre brisé, Grasset, 1989, p. 17.

    * 46 Pour l'analyse de la représentation de la « réalité vraie » en littérature, je renvoie à l'étude magistrale d'E. Auerbach, Mimésis (la représentation de la réalité dans la littérature occidentale), trad. C. Heim, Gallimard, 1968, coll. « Tel », 1977. Aussi, sur ce problème de la « mimésis », G. Genette écrit dans « Frontières du récit » : « Platon opposait `mimésis' à `diégésis' comme une imitation parfaite à une imitation imparfaite ; mais [...] l'imitation parfaite n'est plus une imitation, c'est la chose même, et finalement la seule imitation, c'est l'imparfaite. `Mimésis', c'est `diégésis'. », in Figures II, Seuil, 1969, coll. « Points Essais », 1979, p. 55-6.

    * 47 Pour des raisons diverses, « monstrueux » est l'adjectif souvent employé par la critique pour désigner l'oeuvre de Doubrovsky ; « Monstre » est le titre initialement prévu pour Fils et le dernier intertitre de ce roman ; « Livre monstre » est la bande publicitaire du premier tirage (en août 1989) du Livre brisé des éditions Grasset (avant d'être remplacée au second tirage, en novembre 1989, par une autre bande : « Prix Médicis »).

    * 48 G. Genette s'oppose à cette dissociation, voir Fiction et diction, op. cit., p. 86.

    * 49 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cité, p. 73. Cet extrait se poursuit ainsi : « Naturellement, historicité/fictivité ne sont pas que les pôles d'une opposition idéale, comme le `normal' et l'`anormal'. On a assez insisté sur le degré d'imagination qui anime une Histoire à la Michelet, ou, inversement, sur les emprunts à peine transposés des univers romanesques d'un Balzac ou d'un Flaubert à leur propre vie, ou à celle de leur époque. La simple critique des témoignages démontre à elle seule l'irréductible part de `fiction' que comporte toute tentative en vue d'établir des `faits', dès l'instant qu'on les raconte. »

    * 50 L'expression est empruntée à Roland Barthes, cf. son article devenu célèbre « L'effet de réel », (d'abord paru dans Communications, 1968.), in Littérature et réalité, coll. « Points Essais », 1982 ; in Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Seuil, coll. « Points Essais », 1984, ch. IV. « De l'histoire au réel », p. 179-187.

    * 51 J. Lecarme, B. Vercier, « Premières personnes », in Le Débat, n°54, mars-avril 1989, p. 62.

    * 52 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cité, p. 69.

    * 53 D'après la définition de l'autofiction donnée par Doubrovsky dans le « prière d'insérer », en quatrième page de couverture de Fils, Galilée, 1977.

    * 54 G. Gusdorf, Lignes de vie : (tome I) Les Écritures du moi, (tome II) Auto-bio-graphie, O. Jacob, 1991.

    * 55 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), in Écrits, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1966, p. 94.

    * 56 Toutes les références du Livre brisé renvoient désormais à cette édition.

    * 57 Pour reprendre le même terme que notre auteur, cf. « Textes en main », art. cit., p. 215.

    * 58 On peut noter que cet argument, apparent dans ce passage métatextuel et repris dans « Textes en main » (art. cité, p. 213.), traverse de la même façon, avec la même métaphore culinaire, toute l'oeuvre de Doubrovsky, comme :

    Je me raconte, je me débite. Pas au hasard : par tranches choisies. Je laisse de côté les bas morceaux. Je m'étale, opération à coeur ouvert, je m'éventre, j'offre mes tripes au public. Mais le récit, moi qui décide comment il commence, où je m'arrête. Pas les événements qui me dictent : j'édicte. Ma vie n'est que de la matière première. D'abord, ouvrir, ensuite ouvrer. [La Vie l'instant, Balland, 1985, p. 15-16.]

    Je me découpe, de décennie en décennie, je me débite en tranches de vie.

    [L'Après-vivre, Grasset, 1994, p. 20.]

    * 59 Les caractères gras sont de nous.

    * 60 Nos remarques sur la fugue s'appuient sur la définition que donne l'Histoire de la musique occidentale, dir. J. & B. Massin, Fayard, 1990, p. 87-8.

    * 61 Selon le sens donné par L. Baladier, in Le Récit (panorama et repères), op. cit., p. 50-51.

    * 62 Nous pouvons nous référer à Le Vent (Minuit, 1957), à La Route des Flandres (Minuit, 1960) à Histoire (Minuit, 1967) et bien évidement à ses récits plus autobiographiques : Les Géorgiques (Minuit, 1981), L'Acacia (Minuit, 1989) et Le Jardin des plantes (Minuit, 1997).

    * 63 Voir à ce sujet l'autocritique de Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 176 et suiv. De même, voir, entre autres, Ph. Lejeune (Moi aussi, op. cit., p. 65), G. Genette (Seuil, op. cit., pp. 58 et 81) et H. Jaccomard (Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine (V. Leduc, F. d'Eaubonne, S. Doubrovsky, M. Yourcenar), Droz, 1993, p. 186.).

    * 64 Les deux articles autocritiques de Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse » (art. cit.) et « Autobiographie/vérité/psychanalyse » (art. cit.) témoignent de cette influence de la psychanalyse. Pour ce qui concerne l'influence de Leiris, voir ce dernier article, p. 63-66.

    * 65 Quatrième page de couverture de Fils, op. cit.

    * 66 Voir S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit.

    * 67 Quatrième de couverture de Fils, op. cit.

    * 68 Cette expression est de M. Contat, cité dans Le Livre brisé, op. cit., p. 50.

    * 69 G. Gusdorf, Auto-bio-graphie, op. cit., p. 10. D'ailleurs, notre auteur déclare dans « l'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit. p. 188 : « Pour l'autobiographe, comme pour n'importe quel écrivain, rien, pas même sa propre vie, n'existe avant son texte. Pour n'importe quel écrivain, mais peut-être moins consciemment que pour l'autobiographe (s'il est passé par l'analyse), le mouvement et la forme même de la scription sont la seule inscription de soi possible. La vraie `trace' indélébile et arbitraire, à la fois entièrement fabriquée et authentiquement fidèle. ». Dans ce même sens, nous retrouvons par exemple : Sartre, « Autoportrait à soixante-dix ans », propos recueillis par M. Contat, 1975, in Situations, X, Politique et autobiographie, Gallimard, 1976, p. 143 : « - N'est-ce pas d'abord dans l'écriture que vous avez cherché cette transparence ? - Pas d'abord, en même temps. Si vous voulez, c'est dans l'écriture que j'allais le plus loin. » ; Cl. Simon, Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 25 : « Et, tout de suite, un premier constat : c'est que l'on n'écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s'est passé avant le travail d'écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d'une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l'intention. » 

    * 70 Quatrième page de couverture de Fils, op. cit.

    * 71 J. Lecarme, « L'autofiction : un mauvais genre ? », art. cit., p. 227; op. cit., p. 268.

    * 72 H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 99.

    * 73 Comme le remarque justement H. Jaccomard, ibid., p. 186.

    * 74 Voir en particulier : « Autobiographie, roman, nom propre », in Moi aussi, op. cit., p. 37-72.

    * 75 H. Jaccomard, op. cit., p. 98.

    * 76 « Que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », in Littérature, décembre 1993, p. 44.

    * 77 Cette brisure est manifeste à la couverture de l'édition « Livre de poche » (1991), où sur un fond vert, s'étend une tache d'encre qui contraste avec ce vert et qui symbolise très certainement cette brisure de la maîtrise de l'écriture.

    * 78 Nous employons ce terme dans le sens que lui a donné Gide, à savoir toute « oeuvre dans l'oeuvre » (M. Butor), et selon la définition de L. Dällenbach : « est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'oeuvre qui la contient », in Le Récit spéculaire (Essai sur la mise en abyme), Seuil, coll. « Poétique », 1977, p. 18.

    * 79 Préface au Portrait d'un inconnu de Nathalie Sarraute, Gallimard, 1947, coll. « Folio », 1977, p. 9.

    * 80 Nous utilisons cette catégorie générique selon la définition donnée par H. Godard, dans la troisième partie de son ouvrage Poétique de Céline, op. cit., voir surtout p. 371.

    * 81 Voir L. Baladier, Le Récit (panorama et repères), op. cit., p. 53. Voir surtout du même auteur, « Autobiographie et fiction chez Colette », Actes du colloque Le génie créateur de Colette (1-2 juin 1992), in Cahiers Colette, n°5, 1993, p. 85-91. Cette analyse a été développée par D. Delter : « Colette : l'autobiographie prospective », in Autofictions & Cie, RITM, n°6, 1993, p. 123-134.

    * 82 « Textes en main », art. cit., p. 210. Voir à ce sujet R. Robin, « L'autofiction, le sujet toujours en défaut », in Autofiction & Cie, op. cit., p. 73-86.

    * 83 Ibid., p. 212.

    * 84 Au sujet de Colette, L. Baladier écrit : « [...] il s'agit, à travers la dialectique des apparences de l'autobiographie et de la réalité de la fiction, de mettre au jour une `créature exorcisée' [...] et de tirer de cet `exorcisme' une matière de poésie. », art. cit., p. 89.

    * 85 « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cit., p. 77.

    * 86 Quatrième page de couverture de Fils.

    * 87 « Textes en main », art. cit., p. 209.

    * 88 Ibid., p. 214.

    * 89 L. Baladier, « Autobiographie et fiction chez Colette », art. cit., p. 91.

    * 90 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 213.

    * 91 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cit., p. 69.

    * 92 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 35-41. 

    * 93 Ibid., p. 19-35.

    * 94 À ce sujet, voir J. Pacaly, « De quelques récits de cure », in Cahiers de sémiotique textuelle, n°8-9, 1986, p. 191-205.

    * 95 S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 176-7, note 13 : « [...] la section médiane, « Rêves » (pp. 131-291), est constituée de `vrais' rêves, consignés dans un carnet par l'auteur, fictivement `analysés' en cours d'écriture à partir de `restes' purement inventés pour les besoins de la cause romanesque [...] ».

    * 96 in Revue des sciences humaines, n°224, octobre-novembre 1991, p. 26.

    * 97 Comme le remarque M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », in Les Temps Modernes, n°542, septembre 1991, p. 133-134.

    * 98 C'est ainsi que S. Doubrovsky désigne nommément ce personnage à la page 159 du Livre brisé et dans « Phallotexte et gynotexte dans La Nausée », in Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 95-122.

    * 99 Afin d'être plus exhaustif, nous ajouterons Un amour de soi, car si ce roman ne contient aucune analyse littéraire, son titre, qui est une déformation parodique d'Un amour de Swann (1913) de Proust, et son épigraphe, empruntée à ce même ouvrage (« Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ») indiquent une identification plus ou moins grande de Rachel d'Un amour de soi à Odette de Crécy d'Un amour de Swann et de S. Doubrovsky-personnage au personnage de Swann - personnage anticipé du narrateur (« je », nommé par deux fois Marcel) d'À la recherche du temps perdu (1913-1927).

    * 100 M. Miguet-Ollagnier, « Critique/autocritique/autofiction », in Les Lettres romanes, n°43, août 1989, p. 195.

    * 101 Voir M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 132-153.

    * 102 Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., « Avant-propos », p. 7.

    * 103 Nos observations rejoignent ici l'analyse faite par M. Miguet-Ollagnier, aux pages pp. 132, 133 et 134 de «`La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit.

    * 104 H. Jaccomard relève également ce vocabulaire à connotation sexuelle, à la page 400 de son ouvrage, Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit.

    * 105 Cf. Sartre, Situations, II, Gallimard, 1948, p. 134.

    * 106 « Textes en main », art. cit., p. 211.

    * 107 Les caractères gras sont de nous.

    * 108 Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, coll. « Folio », 1972, p. 168.

    * 109 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 209.

    * 110 Vrin, 1966, p. 82. Les caractères gras sont de nous.

    * 111 Voir L'Être et le Néant, Gallimard, 1943, coll. « Tel », 1976, p. 115 : « En fait, le soi ne peut être saisi comme un existant réel : le sujet ne peut être soi, car la coïncidence avec soi fait, nous l'avons vu, disparaître le soi ... » ; p. 118 : « Je pense donc je suis. Que suis-je ? Un être qui n'est pas son propre fondement, qui, en tant qu'être, pourrait être autre qu'il est dans la mesure où il n'explique pas son être. ».

    * 112 in Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 107.

    * 113 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 209. Cette expression est reprise dans Le Livre brisé, pp. 110 et 160.

    * 114 Figures III, op. cit., p. 227, note 2. Voir à ce sujet, du même auteur, Nouveau discours du récit, coll. « Poétique », 1983, chap. XVIII (« Le narrataire »), p. 90-93.

    * 115 Voir à ce sujet, l'étude de H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 393-396.

    * 116 Voir note 3.

    * 117 Ces expressions, cités par G. Genette (in Palimpsestes, op. cit., p. 259), sont tirées de L. Spitzer, Études de style, trad. Gallimard, 1970. Mikhaïl Bakhtine, à la page 396 d'Esthétique et Théorie du roman (Gallimard, 1978, coll. « Tel », 1987), fait ce même constat de non-coïncidence.

    * 118 Voir note 4.

    * 119 Voir note 55 de l'Introduction.

    * 120 Le Monde du 2 juillet 1971, cité par M. Contat et M. Rybalka, in Sartre, OEuvres romanesques, op. cit., p. 1741, note 1.

    * 121 Voir J. -P. Sartre, Situations, X, Politique et autobiographie, op. cit., p. 94 (« Sur L'Idiot de la famille », propos recueillis par M. Contat et M. Rybalka, 1971).

    * 122 Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 36.

    * 123 Ibid., p. 27.

    * 124 J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, L'Autobiographie, op. cit., « Le critère du récit d'enfance », p. 28 : « Il est ici inévitable (mais pas satisfaisant) de proposer comme condition nécessaire et non suffisante d'une autobiographie la présence d'un récit de jeunesse, ou d'enfance et d'adolescence, ou d'enfance seulement. ». Voir à ce sujet l'étude de J. Lecarme, « La Légitimation du genre », in Le Récit d'enfance, Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 21-38.

    * 125 Cf. G. Genette, Figures III, Seuil, coll. « Poétique », 1972.

    * 126 Cf. J. Pouillon, Temps et Roman, Gallimard, 1946.

    * 127 Proust et le roman, Gallimard, 1971, coll. « Tel », 1986 (chap. 1 : « Problèmes du narrateur », p. 17-33).

    * 128 Palimpsestes, op. cit., p. 291 sq. À ce propos, ce critique remarque « un débat infini entre une lecture de la Recherche comme fiction et une lecture de la Recherche comme autobiographique. Peut-être d'ailleurs faut-il rester dans ce tourniquet. », (in « Métonymie chez Proust », Figures III, op. cit., p. 50, note 1).

    * 129 Voir Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 30.

    * 130 Voir l'étude génétique dirigée par M. Contat, Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots, P.U.F., 1996 ; où, d'après l'étude des brouillons, il est montré que Sartre se livre plus à un travail d'écriture qu'à un travail de remémoration ou de vérification (à partir de documents, de témoignages, etc.) des faits énoncés. Voir également Ph. Lejeune, « J.-P. Sartre, Les Mots » in Les Brouillons de soi, Seuil, coll. « Poétique », 1998, p. 165-251.

    * 131 J.-P. Sartre : « Les Mots est une espèce de roman aussi, un roman auquel je crois, mais qui reste malgré tout un roman », in Situation, X, Politique et autobiographie, op. cit., (« Autoportrait à soixante-dix ans », 1975), p. 146. Dans ce même sens, voir « Notice sur la présente édition » de M. Contat et M. Rybalka, in J.-P. Sartre, OEuvres romanesques, op. cit., p. CX.

    * 132 in Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 197-243. Voir également, « L'ordre d'une vie », in Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots, op. cit., p. 49-119.

    * 133 Voir note 24.

    * 134 in J.-P. Sartre, L'Âge de raison, OEuvres romanesques, op. cit., p. 1944, note 409.

    * 135 Cf. Les Mots, op. cit., p. 53 : « Aujourd'hui, 22 avril 1963, je corrige ce manuscrit au dixième étage d'une maison neuve [...]. ».

    * 136 Voir respectivement Baudelaire, Gallimard, 1946 ; Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952 ; L'Idiot de la famille, Gallimard, 1971-1972.

    * 137 Cf. page 22 de cette présente étude.

    * 138 Cf. Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., pp. 211, 214-215.

    * 139 Idem.

    * 140 Cette anecdote se retrouve par exemple dans Fils, op. cit., p. 215 ; La Dispersion, op. cit., p. 253.

    * 141 Sartre, Situation IX, Gallimard, 1972, p. 133-134.

    * 142 On peut noter que, pour notre auteur, « Julien » est définitivement un « prénom défunt » [La Vie l'instant, op. cit., p. 52] au décès de sa mère : « Julien, depuis 1968, il est mort, ma mère ait son âme » [Ibid., p. 37]. Nous pouvons d'ailleurs remarquer que ce changement de prénom et d'identité traverse toute son oeuvre : « Usé aux coudes, Julien. Je me rhabille en Serge. Change de prénom, change de coupe. Je prends le pli. » [Fils, op. cit., p. 89] ; « Julien, peu à peu. Prénom désert. Plus personne qui m'appelle ainsi. Devenu Serge. » [Ibid., p. 276] ; « Julien, depuis belle lurette décédé. » [Ibid., p. 302] ; « Vingt ans, j'ai été Julien, depuis quarante ans, je m'appelle Serge. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 30]. Cette création du signataire par la signature du prénom ou du nom, à la fois homonyme et pseudonyme, n'est pas particulier à notre auteur. Pensons par exemple à F. Nietzsche ; cf. J. Derrida, Otobiographies, L'enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Galilée, 1984, surtout p. 47-48.

    * 143 À propos de Sartre, voir Les Mots, p. 213 ; OEuvres romanesques, Le Sursis, op. cit., p. 755-756 et note n°1, p. 1980.

    * 144 Cf. Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l'obstacle, suivi de Sept essais sur Rousseau, Gallimard, 1971, coll. « Tel », 1976, p. 11-317.

    * 145 Cette analyse est présentée en décembre 1975, lors de la communication faite à la Modern Language Association, au Congrès de San Francisco, et publiée dans Obliques, n°18-19, 1979, p. 67-73, puis dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 83-94. Notons que cette analyse est développée dans « Phallotexte et gynotexte dans La Nausée : `Feuillet sans date' », présentée en 1978, lors de la communication au colloque « Sartre », University of Western Ontario, et publiée dans Sartre et la mise en signes, Klincksieck, 1983, puis dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 95-122.

    * 146 L'expression est empruntée à Fr. Susini-Anastopoulos, L'Écriture fragmentaire (définitions et enjeux), P.U.F., coll. « Écriture », 1997, p. 49. Quant à la formule « l'écriture fragmentaire », elle est tirée de M. Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969.

    * 147 Cf. p. 16.

    * 148 Cette amnésie est déjà constatée dans Fils, op. cit., p. 450.

    * 149 On peut ainsi retrouver dans L'Après-vivre, op. cit., p. 30 : « Avec Fils, chez mon analyste. Naturellement, on découvre mon oedipe. Si coriace, que, pour pouvoir m'attacher à une autre femme, réussir à me marier, il m'a fallu, entre ma mère et moi, mettre l'Atlantique. ».

    * 150 Cette présentation du complexe d'OEdipe se retrouve à la page 264 de ce roman.

    * 151 Ce terme, désormais connu, est tiré d'un texte de Freud, intitulé Der Familienroman der Neurotiker (trad. « Le Roman familial des névrosés ») et publié pour la première fois dans le livre d'Otto Rank, Der Mythus der Geburt des Helden (trad. « Le Mythe de la naissance du héros »), 1909. Cette théorie du « roman familial » a été amplement reprise par la critique littéraire et ce, pour l'analyse du roman ; voir surtout M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 1972 ; Gallimard, coll. « Tel », 1977. Il est à noter que la compensation au renoncement à la mère peut aussi apparaître dans le rêve, comme le démontre l'interprétation du rêve dans Fils, op. cit., p. 286-187.

    * 152 Cette expression, qui se retrouve, au moins partiellement, à la page 89 de ce roman, dans Un amour de soi (op. cit., p. 64 : « sans feu ni lieu »), dans Fils (op. cit., pp. 59 et 257 : « Sans feu ni lieu. Sans foi ni loi. »), et dans L'Après-vivre (op. cit., p. 51 : « sans feu ni lieu »), décrit le Juif errant, qui plus tard, arrivé à l'âge adulte, n'aura de cesse de voyager entre la France et les États Unis.

    * 153 À propos de Sartre et de ce lien étroit entre « Jean-sans-terre » et « Jean-sans-père », voir entre autres : Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 215 ; les propos de J.-B. Pontalis dans Annie Cohen-Solal, Sartre (1905-1980), 1985, trad. Gallimard, coll. « Folio/Essai », 1989, p. 735.

    * 154 Voir page 16 (op. cit.) : « Alors, quoi ? Dans l'existence, il n'y a pas que des séries organisées d'événements, des séquences nettes, avec la batterie des conséquences. Il est des moments fugitifs, des entr'aperçus inénarrables. Il ne se passe rien vraiment, mais il se passe quelque chose de vrai. »

    * 155 Voir notre page 33.

    * 156 Les caractères gras sont de nous.

    * 157 Voir H. Jaccomard qui repère justement, dans ce qu'elle appelle le « scénario de lecture », trois stades : « l'emphatique d'abord, puis la pause réflexive et enfin la résistance. », in Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 400.

    * 158 Voir notre page 21.

    * 159 H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 401.

    * 160 Idem.

    * 161 Cette étude critique sur Les Mots a été publiée avant même la parution du Livre brisé, sous le titre « Narcisse borgne », aux Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 215-220.

    * 162 Cf. Figures III, op. cit.

    * 163 Pour la définition de la « mise en abyme », voir note 78 de l'Introduction.

    * 164 Sur ces deux terminologies, voir respectivement notes 36 et 37.

    * 165 Cf. La Transparence intérieure, (trad.) Seuil, 1981.

    * 166 Cf. Figures III, op. cit., p. 193-194 ; voir également, du même auteur, Nouveau discours du récit, op. cit., chap. X, p. 35.

    * 167 H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 85.

    * 168 L. Godard, Poétique de Céline, op. cit., p. 285.

    * 169 « Je ne peut être défini qu'en termes de `locution' [...]. Je signifie `la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je. », (É. Benveniste, « La nature des pronoms », in Problèmes de linguistique générale, op. cit., t. 1, p. 252).

    * 170 Voir note 50 de l'Introduction.

    * 171 L. Godard, Poétique de Céline, op. cit., p. 285.

    * 172 Comme le remarque également H. Jaccomard, in Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 85.

    * 173 Le commatisme est « l'abondance de membres courts qui hache le débit discursif », (L. Baladier, Le Récit (panorama et repères), op. cit., p. 304, note 24).

    * 174 Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 287-289. (Les exemples qui vont suivre sont de nous.)

    * 175 Fr. Susini-Anastopoulos, L'Écriture fragmentaire (définitions et enjeux), op. cit., p. 240 (située à la deuxième sous-partie : « L'ordre existentiel du moi écrivant », de la première partie « Le subjectivisme fonctionnel et unificateur », du dernier chapitre « Un savoir du sujet »).

    * 176 Ibid., p. 236.

    * 177 S. Doubrovsky a déjà eu recours à ce procédé dans Fils, op. cit.

    * 178 S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 184. (On notera que S. Doubrovsky n'est pas le seul à écrire selon l'affect, voir par exemple, de H. Godard, « Un courant d'affectivité », in Poétique de Céline, op. cit., p. 229-236.)

    * 179 Son autofiction est effectivement « de l'autobiographie toute chaude, à vif, qui saigne, mais recomposée selon les normes propres de l'écriture. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 20]. Une fois de plus, l'écriture de S. Doubrovsky est proche de celle de Céline, puisque, comme le remarque H. Godard, celui-ci « choisit pour [...] raconter [les histoires] celles de ses expériences qui sont restées, selon son mot, `à vif' ». (in Poétique de Céline, op. cit., « Le présent retrouvé », p. 450.)

    * 180 Idem.

    * 181 Cf. ibid., p. 168 sq.

    * 182 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cit., p. 68.

    * 183 Les caractères gras sont de nous.

    * 184 On retrouve à la page 142 de Fils (op. cit.) un exemple pertinent : « À l'appel. Échos. J'ai le crâne en grotte. L'occiput en voûte. Suis envoûté. Jets, jeux de maux. Je raisonne pas. Je résonne. Schizophrène. Hébéphrénique. Mes facultés s'allitèrent. Littérature. Je ne mâche pas mes mots, je les concasse. Fait ding-dingue-dong dans la tête. Syllabes pètent, re-pètent. Répètent. Les sons m'éclairent. »

    * 185 L'écrivain fait cette même remarque en quatrième page de couverture de Fils, op. cit. : « Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. » - et dans Un amour de soi, op. cit., p. 74 : « J'écris mon roman. Pas une autobiographie, vraiment, c'est là une chasse gardée, un club exclusif pour gens célèbres. Pour y avoir droit, il faut être quelqu'un. Une vedette de théâtre, de cinéma, un homme politique, Jean-Jacques Rousseau. Moi, je ne suis, dans mon petit deux pièces d'emprunt, personne. J'existe à peine, je suis un être fictif. J'écris mon autofiction... » 

    * 186 O. Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984, p. 211 : « Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L ne prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l'énonciation, L n'est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé dans l'énonciation. »

    * 187 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 213.

    * 188 Les caractères gras sont de nous.

    * 189 Cette expression (appliquée aux Essais de Montaigne) est de M. Beaujour, voir Miroirs d'encre, Seuil, coll. « Poétique », 1980, chap. « La mémoire intratextuelle », p. 113.

    * 190 Pour reprendre la terminologie de Ph. Lejeune ; cf. notes 3 et 4 de notre Première partie.

    * 191 D. Oster, La Quinzaine littéraire, « L'auteur, personnage de roman ? », n°540, 1-15 octobre 1989, p. 23.

    * 192 Le Livre brisé n'est pas le premier ouvrage à présenter les critiques littéraires d'une compagne de Doubrovsky. En effet, Un amour de soi présentait déjà, à la page 268 (op. cit.), une critique de Rachel à propos de Fils. Seulement, les critiques d'Ilse ne se limitent pas à un seul passage du Livre brisé, elles envahissent le récit, comme les critiques d'« elle » peuvent envahir L'Après-vivre, et elles portent plus sur le fond (la bio) que sur la forme (la graphie).

    * 193 Précisément, dans son article autocritique « Autobiographie/vérité/psychanalyse », notre auteur écrit : « Pascal [...] a raison, et le projet de se peindre est sot, puisque, aussi bien, il est impossible, du fait que ma vérité, pour une large part, c'est l'autre qui la détient. Si ma vérité est le discours de l'Autre [...], comment tenir sur moi-même un discours de vérité ? » (in Autobiographie : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 63).

    * 194 L'autobiographie, op. cit., p. 153. On retrouve ces deux instances dans Le Livre brisé, à la différence seulement que la première correspond à la voix d'Ilse et qu'elle ne joue pas le rôle d'avocat mais de procureur, et que la seconde est la voix du personnage rédacteur Serge.

    * 195 Voir notre Introduction, p. 4-5.

    * 196 À propos du « deux-en-un » dans Fils, voir l'étude de J.-Fr. Chiantaretto, « Écriture de son analyse et autofiction : le `cas' Serge Doubrovsky », Actes du colloque Autofictions & Cie (20 et 21 novembre 1992), in RITM, n°6, 1993, p. 165-181 ; ou « Le `cas' Serge Doubrovsky ou la cure comme pré-texte de l'écriture autobiographique », in De l'acte autobiographique. Le psychanalyste et l'écriture autobiographique, Champ Vallon, 1995, p. 159-180.

    * 197 Un amour de soi se situe entre Fils et Le Livre brisé puisque, comme celui-là, il apparaît un dialogue entre Serge et Akeret intégré dans une séance thérapeutique fictive [op. cit., p. 22-32, 41-44, 287-289 et 312-338], et comme celui-ci, il présente quelques fois une « transposition » des faits et événements de la biographie du couple à partir de dialogues fictifs entre Serge et Rachel, comme aux pages 107-114 (op. cit.).

    * 198 Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 189, note 11.

    * 199 Ce narrateur a une fonction de régie, il donne les indications scéniques et commente ou complète les paroles des deux personnages-acteurs. De ce fait, ce dialogue est régulièrement fragmenté par les interventions du narrateur, et relié par l'unité des thèmes ou des sujets abordés, et entre autres, par la répétition des termes (par exemple, le dialogue se termine à la page 52 sur « Si je disais, si je disais... » et réapparaît à la page suivante sur « Si je disais comment on s'est rencontrés ? ») et par le système des questions/réponses (un exemple : « [...] est-ce qu'on n'a pas passé un été merveilleux ensemble à Paris ? » [p. 85]/ « Oui, on a passé un été merveilleux ensemble, à Paris. » [p. 90]).

    * 200 La « transposition » est effectivement un terme-clé pour son étude sur Céline. Voir la troisième partie « Le roman-autobiographie » de son ouvrage Poétique de Céline, op. cit., p. 367-453. Voir également sa notice (« Genèse », « Les données de l'expérience », « Les données de la culture ») du Voyage au bout de la nuit, in Céline, Romans, tome I, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », édition de 1981, p. 1157-1251. Notons que cette « transposition » est pour H. Godard encore plus manifeste dans D'un château l'autre, Nord et Rigodon ; voir les notices respectives de ces trois romans (« Les données de l'expérience ») in Céline, Romans, tome II, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », édition de 1974 ; voir surtout pp. 979-980, 1154-1156 et 1191-1192.

    * 201 Cf. S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p.215.

    * 202 Selon le sens que lui donne H. Godard, in Poétique de Céline, op. cit.

    * 203 Cf. nos pages 22-23.

    * 204 Cela se manifeste également dans ces extraits : « Comme mon pneumo, lorsque j'étais tubard : il faut qu'on me regonfle à intervalles réguliers. Une femme, je ne lui demande pas qu'elle m'inspire : qu'elle m'insuffle. » [p. 97] ; « Réduit à mon sac de peau, renfermé en ses replis, j'y suffoque. Mon être entier est à bout de souffle. Qu'un remède, comme du temps où j'étais tubard, avec mon pneumo : pour vivre, je dois me faire insuffler. Sinon, c'est l'asphyxie complète. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 51].

    * 205 Voir note 20 de la Première partie.

    * 206 Voir son article « Que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », art. cit., p. 48, ou son ouvrage Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 269.

    * 207 Excepté pour ses ex-conjointes ou ex-maîtresses, nommées uniquement par des prénoms pseudonymes (« [...] j'ai dû changer les noms dans mes autofictions pour les femmes [...]. », affirme-t-il dans son article « Analyse et autofiction », Acte du colloque du 29 sept. 1995, in Écriture de soi et psychanalyse, dir. J.-F. Chiantaretto, L'Harmattan, 1996, p. 278.), notre auteur est plus soucieux qu'il ne paraît de préserver la vie privée d'autrui. Aussi, comme on peut le voir dans Le Livre brisé, il ne nomme jamais ses amis par leur nom, ils sont simplement « X », « Y » ou « Z » [p. 290]. De même, sa conjointe dans L'Après-vivre n'est jamais nommée, l'auteur la désigne uniquement par le pronom personnel « elle ».

    * 208 Dans sa troisième lecture, celle du « pacte autobiographique », D. Oster remarque justement : « Dans ce cas : engagement référentiel, corne de taureau, le haut risque d'écrire. » (in «  L'auteur, personnage de roman ? », art. cit.)

    * 209 Comme l'ont justement remarqué Ph. Lejeune, à la page 73 de Pour l'autobiographie, Seuil, coll. « La couleur de la vie », 1998, (partie : « Le moi et la loi », chapitre : « L'atteinte publique à la vie privée »), et J. Lecarme, dans son article « Fiction romanesque et autobiographie », in Encyclopaedia Universalis, Universalia 1984, p. 418.

    * 210 Seulement, S. Doubrovsky ne peut s'empêcher d'écrire, même s'il met en danger sa vie de couple. Pour preuve, nous pouvons nous reporter aux pages 404-406 de L'Après-vivre, où l'auteur-narrateur confesse que la publication de ce roman peut entraîner la rupture avec sa compagne « elle ». C'est ce qu'a très bien vu Ch. Liaroutzos, dans son article « Les autofictions de Doubrovsky » : « [...] contrairement à Ilse, Elle ne veut pas qu'on écrive sur elle. Son compagnon ne peut y renoncer. Il ne sait écrire que sur lui-même, donc sur ceux qu'il aime, et il ne sait pas vivre sans écrire. Le livre sera, malgré tout. Aux risques et périls de l'auteur : lorsqu'il sera publié, la jeune femme partira peut-être. », in Le Magazine littéraire, n°322, juin 1994, p. 68.

    * 211 Dans L'Après-vivre, notre auteur passe ce même contrat avec son autre compagne « elle », comme on peut le voir à la page 71 (op. cit.) : « [...] dès l'été 90, en Espagne, après une scène dramatique, elle m'a fait signer un engagement de ne pas publier le livre sans le lui montrer auparavant, six mois avant que je ne me mette à composer. »

    * 212 A. Armel, « La tragédie du torero », Le Magazine littéraire, n°269, sept. 1989, p. 80.

    * 213 D. Oster, « L'auteur, personnage de roman ? », art. cit.

    * 214 Afin de différencier l'auteur du personnage rédacteur, nous nommerons celui-là S. Doubrovsky et celui-ci Serge.

    * 215 Écriture de soi et psychanalyse, art. cit., p. 277. On retrouve déjà cette analogie entre Rachel et la mère de l'auteur dans Un amour de soi, à la page 210 : « Je fabrique Rachel à ras de pulsion, nourricière, nutritive, qu'elle me remplisse [...], qu'elle me gave de regards [...], qu'elle m'adore, à la place de ma mère [...]. » - et à la page 225 : « Ma mère est morte depuis six ans, je suis à Rachel. »

    * 216 Voir « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 148.

    * 217 Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 162.

    * 218 Ce procédé d'écriture n'est pas propre au Livre brisé, puisqu'il existait déjà dans un roman précédent, Un amour de soi, op. cit., page 329 : « Si j'écris ma page matinale, elle existe pour lui être montrée. Rachel est mon juge. [...] Sartre-Beauvoir, Lui et Elle, qu'on appelle ça comme on voudra, ce mythe est une réalité. » - et page 148 : « [...] on joue à Sartre-Beauvoir. Elle me soumet des morceaux de manuscrits, je lui livre des pages entières. [...] Voilà, j'exige qu'elle soit exigeante, notre pacte. Qu'elle m'ait à coeur, encore plus que moi. Qu'elle soit plus moi que moi. Pour ne pas m'écouter parler, il faut bien que je l'écoute. Que je l'écoute parler, on s'aime en échos. Elle me redouble. Je redouble d'attention. »

    * 219 M. Miguet-Ollagnier fait cette même remarque dans son article « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 149.

    * 220 art., cit., p. 163.

    * 221 Le Magazine littéraire, n°286, nov. 1990, p. 40.

    * 222 « Le roman existentiel », art. cit., p. 40.

    * 223 « Sartre : retouches à un autoportrait », in Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 128.

    * 224 Voir notre note 3 de la Première partie.

    * 225 Pour ce titre, nous nous sommes inspirés de La Scène judiciaire de l'autobiographie de G. Mathieu-Castellani, P.U.F., 1996.

    * 226 Voir notre Introduction, page 3.

    * 227 in L'Autobiographie, op. cit., p. 64.

    * 228 L. Baladier donne la définition suivante : « Le dialogisme désigne la forme dialoguée que prend un discours lorsque l'orateur se fait lui-même des objections et y répond. » (in Le Récit (panorama et repères), op. cit., page 303, note 15.)

    * 229 Ces « mots-témoins » apparaissent souvent lors des conflits entre les deux conjoints, comme l'atteste le narrateur dans ces quelques passages : « Quand on commence à naviguer entre les langues, avec ma femme, ça tangue » [p. 59] ; « Relangues. Re-tangue. Ça cahote. » [p. 96]. Cela était déjà le cas dans Un amour de soi, entre Serge et Rachel ; aussi, retrouve-t-on à la page 83 (op. cit.), la déclaration suivante : « Quand on zigzague entre les langues, c'est signe que ça tangue. »

    * 230 Les caractères gras sont de nous.

    * 231 in Forme et signification (essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel), Corti, 1972, p. 74.

    * 232 En cela, ce roman conjugal nous rappelle d'autres romans, notamment ceux des années 1930. Prenons pour seul exemple le cycle Les Jeunes filles (Les Jeunes filles 1936, Pitié pour les femmes 1936, Le Démon du bien 1937, Les Lépreuses 1939) de Montherlant qui se compose essentiellement d'une narration hétérodiégétique passant par le narrateur, du carnet et du journal du protagoniste Costals, et d'une suite de lettres de celui-ci et des personnages féminins, Thérèse Pantevin, Andrée Hacquebaut et Solange Dandillot. Par le montage de ces unités textuelles, la narration laisse place aux personnages « focalisateurs » et ainsi à leurs subjectivités respectives. Par ce procédé, l'auteur agence un texte et un « contre-texte » ; pensons entre autres à ces lettres de Costals à Andrée où il se montre d'une certaine amabilité, ce qui contraste notamment avec sa lettre à Rachel Guigui (cf. tome I, Les Jeunes filles, Gallimard, coll. « Folio », 1972, p. 27) où il exprime son désintérêt pour Andrée ; ou encore aux quelques lettres de Costal à Solange où il consent quelques fois au mariage, ce qui tranche avec son journal dans lequel il affirme presque toujours un refus catégorique de l'épouser. L'épilogue de ce cycle comprend deux lettres de Costals, l'une adressées à Solange et l'autre à Andrée, lettres dans lesquelles le protagoniste leur déclare franchement ce qu'il ressent pour elles. Aussi, cette multiplicité de textes hétérogènes rend un protagoniste à plusieurs facettes, l'une plus sociale, l'autre plus intime.

    * 233 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 216. À ce sujet, on retrouve à la page 67 de L'Après-vivre, op. cit. : « Une condition que j'exige de mes récits est leur véridicité, même si elle se retourne contre moi. Je donne toujours la parole à l'autre, même si cette parole me flagelle. La règle du jeu : les quatre vérités, sinon à quoi bon se raconter. Inutile et malhonnête. L'autobiographie a son éthique. Seulement, elle a une double pente, savonneuse, on glisse souvent d'une vérité à son contraire. »

    * 234 Cette divergence des points de vue était déjà apparent dans le roman précédent Le Livre brisé, La Vie l'instant. Au dernier récit, « La fontaine de Bethesda » [p. 125-158], on peut effectivement lire : « Ma femme et moi, on n'a pas le même point de vue. » [p. 148].

    * 235 Les caractères gras sont de nous.

    * 236 L'explicit d'Un amour de soi [p. 381] est en effet : « dans sa chambre à [Rachel] on est mieux il y a le grand lit à deux places. »

    * 237 Sur ce sujet, voir Ph. Lejeune, « Le cas Lanzmann », in Moi aussi, op. cit., p. 38-62.

    * 238 Il en est de même pour sa conjointe « elle » dans L'Après-vivre. Doubrovsky écrit d'ailleurs, à la page 70 de ce roman (op. cit.) : « L'autofiction est un genre qui se nourrit de sa propre chair, de celle des autres aimés, de leurs joies, de leurs peines, de leurs secrets. Dans un roman, on a affaire à des être imaginaires, on peut en faire ce qu'on veut. Les marier heureusement, les envoyer à la guillotine. Moi, j'ai affaire à des êtres réels. De façon radicale, cela change le problème. »

    * 239 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 215.

    * 240 in A. Armel, « La tragédie du torero », art. cit., p. 80.

    * 241 Ici, S. Doubrovsky met en scène l'impossibilité d'écrire ce qu'on est en train de vivre, « vivre et écrire en même temps est impossible. » [La Vie l'instant, op. cit., p. 70] - impossibilité qu'il avait déjà énoncée à travers cette citation de La Nausée de Sartre : « il faut choisir : vivre ou raconter. » [p. 75] ; cette citation apparaissait déjà dans Un amour de soi, op. cit., p. 38.

    * 242 Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., troisième partie, chapitre IV, « Serge Doubrovsky : lire l'indicible », p. 273.

    * 243 Sur cette dichotomie actif/passif, bourreau/victime, voir H. Jaccomard, « Que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », art. cit. ; voir surtout p. 39.

    * 244 Voir son article « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 150-151.

    * 245 À la différence d'H. Jaccomard (voir la page 274 de Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit.), nous éviterons de tomber dans le psychologisme aventureux en employant le terme « sadomasochisme » pour décrire les rapports entre Ilse et Serge, même si nous rencontrons à la page 407 : « mon côté sadique, toi, avec ton côté maso ». Il nous semble que ce terme ne peut, à la rigueur, s'appliquer qu'à un passage du Livre brisé, celui de la page 304, quand bien même le terme « animalité » conviendrait sans doute mieux. Mais il apparaît évident qu'on ne peut réduire la complexité des phénomènes de violences conjugales à du simple « sadomasochisme » ; cf. l'ouvrage du socio-anthropologue D. Welzer-Lang, Les Hommes violents, INDIGO & Côté-femmes éditions, 1991, rééd. 1996.

    * 246 Cf. (pour ne prendre, sur ce sujet, que la dernière étude socio-anthropologique parue à ce jour) P. Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, coll. « Liber », 1998.

    * 247 art. cit., p. 216.

    * 248 Les caractères gras sont de nous.

    * 249 « Que brise Le Livre brisé de Serge Doubrovsky ? », art. cit., p. 51, et Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 276.

    * 250 Ce lien étroit entre les deux romans se manifeste par le titre initialement prévu pour le deuxième, « la Démolition » (voir p. 22 de L'Après-vivre ; on peut justement remarquer que « Démolition » est le titre du premier chapitre), par son titre définitif, L'Après-vivre (voir p. 12 de notre Introduction) et par la première lettre de son incipit, écrite en lettre minuscule.

    * 251 Cette orientation vers un type d'écriture plus proche de l'autobiographie sans l'être pour autant se manifeste encore plus clairement dans L'Après-vivre, où le « pacte référentiel » est fermement construit, comme au chapitre « Parution » (p. 255-276), où sont insérées dans le récit nombre de coupures de presses concernant Le Livre brisé, et au chapitre « `Apostrophes' » (p. 295-314), où sont insérées les paroles des invités de l'émission. Le lecteur dispose ainsi d'éléments suffisants pour vérifier de lui-même la véridicité de certain faits énoncés dans le « roman » et constater que la plupart des faits et des événements relatés sont référentiels au vécu de l'auteur. On peut d'ailleurs remarquer que le terme d'autofiction disparaît de la quatrième page de couverture : à la place, il apparaît le terme « roman vrai ».

    * 252 Pour preuve, nous pouvons nous reporter à la note 4 de la page 272 de Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., de H. Jaccomard : « Dans une interview inédite, le 15 novembre 1992, Serge Doubrovsky insiste sur le fait que la structure du Livre brisé n'est pas une fiction et qu'il n'a pas récrit son texte après coup pour en accentuer l'effet-choc. »

    * 253 Il faut toutefois relever que la page 20 de L'Après-vivre (op. cit.) vient contredire cette déclaration : « Un semaine avant son retour à New York, Ilse disparue. L'avant-dernier chapitre composé, j'attendais ces retrouvailles pour que le livre se termine. Sur ce retour. La vie, le livre. La mort frappe. Je m'écroule. Tout s'est cassé net. » (Les caractères gras sont de nous.)

    * 254 « L'auteur, personnage de roman ? », art. cit.

    * 255 Cf. nos pages 27-30.

    * 256 Dans ce même sens, on trouve aux pages 24-25 de L'Après-vivre (op. cit.) : « Pas le choix. Ilse s'était donnée à moi complètement, le meilleur d'elle, le pire de nous, notre pacte. Que j'en fasse un livre. De nos horreurs, de nos stridences, de notre passion, un texte. Entre nous, c'était notre accord, total, au sein de nos discordances. Si je n'écris pas ce texte impossible, ignoble, elle meurt deux fois. Pour rien. »

    * 257 Cf. Seuils, op. cit., p. 123.

    * 258 On peut aussi relever à la page 24 de L'Après-vivre (op. cit.) : « Travail de croque-mort, une tâche de fossoyeur. À la morgue, c'est même une leçon d'anatomie. [...] Comment écrire à chaud le froid glacial. Faire de la littérature avec le cadavre d'Ilse qui me hante les yeux. La séance au crématorium, à en vomir. Sinistre, obscène, un vrai viol de sépulture, fricoter avec les dépouilles. Remuer les cendres. Dans l'urne. [...] Quoi, faire des phrases avec sa charogne. Oui. » Il est vrai que du point de vue anthropologique, S. Doubrovsky transgresse les normes en vigueur dans notre société en brisant le silence imposé par le deuil et en dévoilant (au lieu de couvrir) « à nu et à cru » la mort encore récente d'Ilse et son corps en décomposition ; cf. (par exemple) E. Morin, L'Homme et la mort, 1951, Seuil, 1970, coll. « Points Essais », 1976.

    * 259 Nous verrons plus bas, aux pages 107-108, que l'on peut trouver une seconde raison à ce qualificatif.

    * 260 J. Lecarme et É. Lecarme-Tabone, L'Autobiographie, op. cit., « La mort dans le récit », p. 129.

    * 261 Rappelons que l'expression « ligne de fiction » est de J. Lacan, voir note 55 de l'Introduction.

    * 262 Nous employons ce terme selon le sens que lui donne S. Doubrovsky, voir notre page 92.

    * 263 art. cit., p. 216.

    * 264 Pour ces cinq extraits, les caractères gras sont de nous.

    * 265 Narcisse romancier (essai sur la première personne dans le roman), J. Corti, 1972, p. 62.

    * 266 Pour la typologie des fragments, voir notre Première partie, p. 53-54.

    * 267 Aussi, M. Darrieussecq observe un changement non négligeable, qui concerne cette fois-ci le style : « C'est sans doute pour des raisons strictement biographiques que Serge Doubrovsky a quasiment abandonné l'aspect le plus ludique de cette écriture : celui du jeu de mots. » (in « L'autofiction, un genre pas sérieux », art. cit., p. 370.). Pour confirmation, nous pouvons nous reporter à la page 389 de L'Après-vivre (op. cit.) : « souvent j'essaie de me remonter le moral pour la monte, je tente de prendre ma catastrophe avec le sourire, de m'en distancier avec une dose d'ironie, je joue sur les maux, ce soir [...], je suis abattu, à plat, ci-gît, la mort dans l'âme ».

    * 268 À la page 43 de L'Après-vivre (op. cit.), l'auteur-narrateur déclare avoir terminé la rédaction du Livre brisé en mai 1988.

    * 269 Voir nos pages 62-64.

    * 270 « On a trouvé le corps gisant sur le dos, au pied du canapé-lit. Le bras gauche replié sous le dos, le droit agrippé au rebord de cuir. Sur le canapé non ouvert, un oreiller avec empreinte de tête, des couvertures. Ma femme a dû glisser, elle ne s'est plus relevée. Des taches vertes indiquent que la mort remonte déjà à deux ou trois jours. » [p. 329].

    * 271 « ma soeur et moi naturellement dans le studio sur la table on a remarqué les boîtes de Noctran de Survector la police aussi avant nous elle remarque je téléphone au médecin naturellement j'avais trouvé votre femme déprimée je lui ai prescrit des antidépresseurs [...] même si elle avait bu une bouteille de whisky ou de vodka avec c'était sans danger voilà la version du docteur qui l'a soignée naturellement il y en a une autre quand j'ai téléphoné pour avoir une idée des résultats de l'autopsie version du médecin légiste  cause probable de la mort : absorption massive d'alcool sur mélange médicamenteux » [p. 341]. À la page 13 de L'Après-vivre (op. cit.), S. Doubrovsky écrira : « Morte. D'un seul coup. De quoi. On ne sait pas au juste. La police pense suicide, mélange de médicaments et d'alcool. Toutes ces boîtes qu'il y avait ouvertes sur sa table. Son médecin dit, même avec absorption d'alcool, aucun des remèdes prescrits n'aurait pu avoir d'effet mortel. Morte. De quoi. Qu'importe. Morte. »

    * 272 Les deux premières agressions, qui ont eu lieu à New York, sont déjà décrites dans La Vie l'instant, op. cit., p. 147.

    * 273 À cela, il faut ajouter : « Un jour qu'elle était remontée, ma femme a enjambé la fenêtre, je l'ai retenue à temps, défenestrée du onzième, une sacrée bouillie » [p. 296].

    * 274 Ce désir de quitter les États-Unis pour Paris est déjà présent dans La Vie l'instant, op. cit., p. 147-148. La raison principale est son sentiment d'insécurité [ibid. ; Le Livre brisé, p. 377-378].

    * 275 Comme le remarque justement H. Jaccomard, « à la fin du livre, le narrateur finit par tenir tous les rôles : juge, procureur, avocat de la défense et juré, victime et bourreau. » (in Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 276.)

    * 276 Ce comportement brutal de S. Doubrovsky était déjà visible aux pages 78-80 d'Un amour de soi (op. cit.) : le personnage Serge retrouve Rachel allongée sur le lit, inconsciente, et à côté d'elle, un tube vide de barbituriques. Il s'aperçoit soudainement que ces barbituriques sont de faibles doses et que Rachel n'est pas en danger. Alors furieur contre elle, il veut la réveiller et se met à la battre : « Rictus me tord les bagougnasses, ce ne sont plus des gifles ni des claques, des baffes qui pleuvent, des beignes, lui fous carrément sur la gueule. » [p. 80].

    * 277 Cf. le titre de son article, art. cit.

    * 278 Voir note 73.

    * 279 Voir notre sous-partie de la page 83 ; voir surtout p. 86-87.

    * 280 Dèjà dans Fils, S. Doubrovsky utilisait ce procédé du dédoublement, comme à la page 264, où l'auteur adresse à lui-même, en échos avec ce que lui disait sa mère, ses mêmes reproches : « tu ne vois rien personne autour de toi si on souffre les autres tu t'en fous quand ils ont mal n'aperçois rien pire sourd qui ne veut pas oreilles bouchées toi perdu dans tes bouquins commode ». (Les caractères gras sont de nous.)

    * 281 On retrouve ici l'une des particularités essentielles du « monologue » défini par É. Benveniste. En effet, selon lui, le « monologue » « doit être posé, malgré l'apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le `monologue' est un dialogue intériorisé, formulé en `langage intérieur', entre un moi locuteur et un moi énonciateur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent [...]. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte. » (in Problèmes de linguistique générale, op. cit., t. II, « L'appareil formel de l'énonciation », p. 85-86.)

    * 282 On peut également remarquer que le personnage Serge adressait à sa conjointe, à la page 286, cette injure grossière « salope ».

    * 283 Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 274. À titre d'exemple, nous prendrons dans cette réception critique deux articles et une émission - qui se dit - littéraire. Le premier article est celui de J. Piater, « Le livre monstre de Serge Doubrovsky », qui laisse un doute quant aux responsabilités de l'auteur : « La bande publicitaire annonce un `livre monstre'. Pour une fois, ce n'est pas exagéré. [...] on est jeté dans une interrogation haletant - coupable ?, non coupable ? [...] On est ce bourreau qui refuse à sa femme l'enfant qu'elle souhaite, cet écrivain qui se préfère à quiconque et soumet complaisamment à sa compagne le texte, demandé par elle et qui va peut-être la tuer. [...] Ilse le somme, un jour, d'écrire un livre sur leur couple. Il s'exécute et, ce faisant, l'exécute. » (in Le Monde des livres, 8 septembre 1989.) Le seconde article, « Tout nu, tout cru », de P. Bruckner, penche plutôt pour l'accusation : « Rarement auteur aura fait saisir, à son insu peut-être, la vraie monstruosité de l'écriture qui dévore et tue tout ce qu'elle touche [...] On eût excusé Serge Doubrovsky de sa maladresse, on ne lui pardonnera pas son immense talent. » (in Le Nouvel Observateur, 14-20 septembre 1989, p. 79.) Enfin, lors de son émission « Apostrophes » du 13 novembre 1989, le journaliste B. Pivot invite - on ne sait pourquoi - l'auteur du Livre brisé et confond curieusement la critique littéraire et le jugement moral et personnel. Comme le prouvent les quelques extraits ci-dessous, il se désintéresse totalement du texte, du style, etc., et s'attaque verbalement à S. Doubrovsky : « [...] autour du Livre brisé, il y a une bande intitulée « Le livre monstre », et c'est vrai que dans sa forme comme dans son fond, ce livre est « un livre monstre », et je serai amené à vous poser cette question, qui est assez terrible tout à l'heure, c'est : par amour de la littérature, par amour de SA littérature, un écrivain a-t-il le droit de désespérer son conjoint et peut-être de l'amener au suicide ? [...] Mais une oeuvre littéraire, si belle soit-elle, si forte soit-elle peut-elle se payer de la vie de quelqu'un ? [...] et peut-être la pire des mains, elle a reçu la main de l'écrivain en pleine figure. [...] mais votre femme est morte et vous êtes là sur ce plateau [...]. » Ces deux articles et ces étonnantes déclarations de B. Pivot sont respectivement cités et commentés par S. Doubrovsky, aux pages 259-260, 263-264 et 300-305 de L'Après-vivre, op. cit.

    * 284 Les caractères gras sont de nous.

    * 285 Cf. S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 187.

    * 286 Dans ce même sens, nous pouvons lire : « Quoi que je fasse, j'existe par moitiés. Jamais réussi à me recoller. Je suis fendu par le milieu, je suis divisé en deux par l'Atlantique. Rien à faire. Sans remède. Ma façon d'être. Moi. Quelque part, j'ai été tronçonné, scié, retranché de moi-même. » [p. 193-194] ; « J'ai tellement de fausses positions que je ne peux plus m'y reconnaître. Un juif qui n'a jamais lu en entier la Bible, dont l'aliment favori est le porc. Un Français qui vit la moitié du temps en Amérique, pour y vanter, y vendre la France. En France, où j'écris, où je publie, je parle forcément de l'Amérique. [...] Ma langue maternelle est le français. La langue que je parle avec mes filles, la paternelle, est l'anglais. Je rêve bilingue. » [p. 58].

    * 287 Ce dernier extrait est en écho avec la suivante : « Désemparé, déboussolé, [...] sans feu ni lieu, [Rachel] est mon foyer. [...] Home sans femme, homme en détresse, sans elle, je serais en perdition. » [Un amour de soi, op. cit., p. 64].

    * 288 Dans L'Après-vivre, notre auteur insistera sur cette difficulté à vivre et donc à se mouvoir. Justement, à la page 273 de ce roman, il rapportera le diagnostic établi par un psychiatre : « LA DÉPRESSION ».

    * 289 in « La tragédie du torero », art. cit., p. 80. Notons que S. Doubrovsky n'est pas le seul à attribuer à l'écriture cette fonction thérapeutique ; pensons, entre autres, à G. Perec : « [...] l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie. » (in W ou le souvenir d'enfance, Denoël, 1975, p. 59.), et à A. Duperey (cf. Le Voile noir, Photographies de L. Legras, Seuil, 1992 ; d'ailleurs, le passage cité ci-dessus est un extrait de l'épigraphe de ce récit, voir p. 7.). Le parallèle est encore plus grand entre S. Doubrovsky et Perec, puisqu'ils ont durant leur enfance échappé au génocide des Juifs par les nazis. Précisément, le passage ci-dessus de Perec est en quelque sorte l'argument organisateur de La Dispersion : notre auteur relate, d'une part la situation de la France et des juifs durant l'occupation, d'autre part son histoire amoureuse avec Élisabeth.

    * 290 « Analyse et autofiction », art. cit., p. 280. Dans ce sens, on retrouve dans L'Après-vivre, op. cit., p. 98 : « quand l'envie violente à l'improviste me saisit d'en finir une bonne fois, une fois pour toutes, je me dis, peux pas, encore un livre, longtemps j'ai écrit pour vivre, maintenant je vis pour écrire ».

    * 291 Voir note 11.

    * 292 Voir note 63.

    * 293 Cf. Figures III, op. cit.

    * 294 Cf. p. 50-56.

    * 295 On peut noter que L'Après-vivre s'achève sur cette même réunion, comme l'a justement remarqué Ch. Liaroutzos dans « Les autofictions de Doubrovsky », art. cit., p. 68.

    * 296 Toutefois, notre propos est à nuancer, car S. Doubrovsky ne peut être l'écrivain écrivant : il ne peut dans le même temps écrire et cesser d'écrire, ou autrement dit, écrire et regarder par la fenêtre. Il existe donc un décalage temporel entre le « je » de l'énonciation et le « je » de l'énoncé. Dans ces conditions, la spécularisation ne peut être totale, (cf. la problèmatique de l'image spéculaire et de la captation étudiée par L. Dällenbach, à partir d'un extrait du Journal de Gide, in Le Récit spéculaire (essai sur la mise en abyme), op. cit., p. 26-28).

    * 297 Cf. Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., et notre p. 94.

    * 298 Selon le sens que lui donne H. Godard, in Poétique de Céline, op. cit., pp. 367-421, (voir en particulier p. 371).

    * 299 Cette expression est de D. Oster, voir note 2.

    * 300 Nous reprenons ici le titre initial du Livre brisé. En effet, dans une lettre adressée à M. Miguet-Ollagnier, S. Doubrovsky confie qu'avant d'opter pour « Le Livre brisé », il avait pensé intituler le récit « Narcisse borgne » ; voir M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 152-153.

    * 301 Voir note 88 de notre Introduction.

    * 302 S. Doubrovsky écrit à la page 379 de Fils (op. cit.) : « Moi, j'ai jamais pu rien voir en face. [...] Vérité, il faut toujours qu'on me la poudre. Je me la farde. »

    * 303 Voir note 55 de l'Introduction.

    * 304 Dans son « Complexe de Narcisse », G. Genette montre bien cette spécificité du reflet dans le miroir : « En lui-même, le reflet est un thème équivoque : le reflet est un double, c'est-à-dire à la fois un autre et un même. » (in Figures I, Seuil, 1966, coll. « Points Essais », 1976, p. 21.)

    * 305 À propos de ces deux « comédies », cf. notre Première partie, p. 37.

    * 306 Les caractères gras sont de nous.

    * 307 M. Miguet-Ollagnier, « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 137.

    * 308 Les caractères gras sont de nous.

    * 309 Cf. L'Après-vivre, op. cit., p. 303.

    * 310 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 211.

    * 311 Nos remarques ne s'appliquent pas seulement au Livre brisé, elles concernent toute l'oeuvre de S. Doubrovsky ; voir en particulier pp. 123-124, 310-311 et 314 de La Dispersion (op. cit.), pp. 61, 202-203 et 208 de Fils (op. cit.), p. 30 d'Un amour de soi (op. cit.), p. 112 de La Vie l'instant (op. cit.), pp. 55-56 et 364-365 de L'Après-vivre (op. cit.).

    * 312 S. Doubrovsky écrit à la page 352 de L'Après-vivre (op. cit.) : « question d'honneur, ÊTRE UN HOMME OU PAS, la virilité, [...] elle est dans le coeur, Rodrigue, as-tu du coeur ?, et le coeur, pour un homme, il est d'abord entre les jambes, nulle part ailleurs, la règle inflexible, la loi des reins ».

    * 313 Dans ce même sens, Doubrovsky écrit à la page 45 d'Un amour de soi (op. cit.) : « You love yourself too much. Pourtant, si je m'aimais tant, je n'aurais pas tant besoin que les autres m'aiment. Je pourrais m'aimer à leur place. D'ailleurs, [Akeret] le reconnaît. You can't feed yourself. Vrai, je n'arrive pas à me nourrir. Je meurt d'inanition, d'inanité. Ma substance est fade, ma chair est molle, je suis indigeste. Je me reste sur l'estomac. »

    * 314 « [...] mon film érotique s'accélère. Une trombe de porno dans la tronche. Un affriolant défilé d'images éclate à toute allure en éclairs. Un pêle-mêle d'yeux surréalistes sans visages, broussaille de tignasses, je m'y embrouille, des nichons de toutes les formes, des fesses toutes pointures, je m'enchevêtre dans un écheveau de cuisses, perdu au labyrinthe de mon bestiaire. Je perds le fil. » [p. 210].

    * 315 Cette expression est de G. Genette, « Complexe de Narcisse », art. cit., p. 21.

    * 316 Cf. « La confrontation de deux points de vue divergents », p. 87 et suivantes.

    * 317 Il est aussi pourvoyeur d'argent : « c'est moi qui gagne le bifteck [...] mon [...] fric te nourrit » [p. 282].

    * 318 Dans l'avant dernier chapitre, justement intitulé « Fin de parties », [p. 371-407] de L'Après-vivre (op. cit.), l'auteur relate ses problèmes d'érection qui le conduisent à consulter des médecins spécialistes et à pratiquer des injections de produits vasodilatateurs dans la verge. D'ailleurs, dans ce même roman, il avoue : « elle [sa dernière compagne] s'enflamme carrément, ses yeux étincellent, mais enfin, tu ne te rappelles donc pas, quand nous sommes arrivés au Parkhotel, quand nous somme montés dans la chambre et que je me suis couchée sur un lit [...], elle s'exaspère, mais je mourrais d'envie que tu me fasses l'amour, n'importe quel homme normal s'en serait aperçu à la seconde [...], elle s'écrie, [...] simplement pour pouvoir tu avais besoin de ta bouteille, il faut te décapsuler [...], quand l'alcool te ragaillardit un peu, tu t'existes, juste assez pour pouvoir » [p. 350] ; et puis : « Ilse, les derniers temps, qui geint, gémit, tu me négliges, cela fait déjà si longtemps que tu n'as pas. [...] la belle Belge, déjà en 86, à New York, ma dernière étudiante. [...] elle murmure, jamais je n'oublierai ces trois mois, ils ont été merveilleux, elle ajoute avec une mignonne moue, sauf sur le plan sexuel. » [p. 356].

    * 319 De même, dans le chapitre « Suppositoire » [p. 123-147], il reconnaît ses torts quand Ilse lui reproche de délaisser ses filles et de manquer d'autorité paternelle. Cela apparaissait déjà dans La Vie l'instant, op. cit., p. 142-143.

    * 320 À la page 30 d'Un amour de soi (op. cit.), on peut remarquer que Rachel lui renvoyait déjà une image contre-narcissique : « Ce que j'ai ressenti. Un coup, bien sûr, à un endroit sensible. J'ai la verge chatouilleuse. Mon point d'honneur. De plaisir, si une môme n'en prend pas avec moi. Me blesse. M'atteint dans ma dignité. Essayer de faire durer ça vingt minutes. Sa remarque, c'est le coup de pied de l'âne dans l'aine. Je l'ai reçue en plein bas-ventre. Chacun a son orgueil au lit. »

    * 321 Les caractères gras sont de nous.

    * 322 Les caractères gras sont de nous.

    * 323 « Textes en main », p. 212.

    * 324 Les caractères gras sont de nous.

    * 325 À la fin du deuxième chapitre « De trou en trou », S. Doubrovsky confesse : « Je fais un effort décisif. De Sisyphe, je remonte la pente des ans en ahanant. Je pousse d'un ultime effort mon rocher, soulève ma pierre tombale. RIEN. Je n'y entrave que dalle. » [p. 43] ; et au dernier chapitre du « roman personnel », « L'autobiographie de Tartempion » : « [L'autofiction] Où, depuis des lustres, je me mire. Qui me renvoie, à heure fixe, mon image, savamment recomposée. Je la capte pour illustrer mes livres. Peut-être que c'est justement ça : à force de jouer, de roman en roman, au Narcisse fictif, je suis attelé à un travail de Sisyphe. Cette torpeur inhabituelle, peut-être ça : je me mets en grève, Sisyphe débraie, je laisse retomber mon rocher. Je laisse tomber mon roman. » [p. 254].

    * 326 À ce propos, S. Doubrovsky déclare dans son autocritique « Textes en main » (art. cit., p. 211) : « En ce qui me concerne, d'emblée et à travers tout le livre, la brisure obsédante est le trou. Deux `trous de mémoire' (que je garantis ici totalement véridiques) ouvrent le récit, que l'imagination du narrateur s'efforce de peupler, de combler par des « souvenirs » dont aucun ne colle. Le livre débute par deux énigmes qui restent béantes, comme restera, à la fin, énigmatique et béante la mort d'Ilse. »

    * 327 Cette expression, tirée des Mots de Sartre, est reprise dans Le Livre brisé, p. 158.

    * 328 Voir notre Deuxième partie, p. 95.

    * 329 in Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 215-220.

    * 330 Voir note 56 de la Première partie.

    * 331 Voir p. 31-33.

    * 332 Voir p. 42-43.

    * 333 Voir note 9 de la Première partie.

    * 334 Comme l'a remarquée M. Miguet-Ollagnier, dans « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 146, Doubrovsky inscrit dans son analyse, parue dans Autobiographiques : de Corneille à Sartre, op. cit., p. 78-79, cet accord de Sartre : « J'ai eu le plaisir de voir, en juin 1979, au cours d'un entretien que Sartre m'a fait l'honneur de m'accorder, qu'il admettait à l'heure actuelle le principe de cette interprétation par la `crise bi-sexuelle' du personnage-narrateur, crise dont il m'a dit n'avoir pas eu du tout conscience en écrivant la Nausée, mais dont il s'était lui-même aperçu dans une relecture récente. »

    * 335 Voir notre Première partie, « La fiction freudienne et le roman familial », p. 40-45.

    * 336 « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 193.

    * 337 Cf. nos pages 122-123.

    * 338 Ce retour en force de la bisexualité originelle et de cette nausée réapparaissent dans un passage de L'Après-vivre (op. cit., p. 364), quand S. Doubrovsky prend conscience de l'ampleur de ses problèmes d'érection : « Sur ma chaise, je me retiens pour ne pas hurler d'horreur. Le pire, en tombant d'un coup dans ce tréfonds nauséeux, je me retrouve. La décrépitude me rajeunit soudain. »

    * 339 Voir « `La saveur Sartre' du Livre brisé », art. cit., p. 146-147.

    * 340 Ibid., p. 146.

    * 341 Ibid., p. 147-148. Ici, M. Miguet-Ollagnier fait référence aux critiques de S. Doubrovsky sur La Nausée : « [..] y voir clair, classer les faits, parallélépipède rectangle, se détache sur, écrire net. On y reconnaît sans mal le logos classique de l'emprise et de la maîtrise, le discours phallique dans la droite lignée de la Chasse de Pan baconienne ou du Discours de la méthode, impérialisme d'une rationalité qui vise à dépouiller, nettoyer, purifier le monde de l'étrangeté du sensible, au profit de la netteté de l'intelligible. [...] Par opposition au flou, au fluide, au flux de la pensée spontanée, le mot-phallus est bien l'instrument à `boucher le trou' qu'ouvre le néant » (in « Phallotexte et gynotexte dans La Nausée : `feuillet sans date' », art. cit., p. 115.) Cette réflexion critique se retrouve précisément dans une des autocritiques de notre auteur, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 198-200.

    * 342 Les caractères gras sont de nous. Pour prendre d'autres exemples de cette opposition, voir les premières lignes des chapitres « Fondement » [p. 105], « Maîtrise » [p. 149] et « In vino » [p. 193].

    * 343 Rappelons que S. Doubrovsky affirme n'avoir jamais retouché à la première partie du Livre brisé après la « disparition » de sa conjointe. Voir note 63 de notre Deuxième partie.

    * 344 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 212.

    * 345 H. Godard, Poétique de Céline, op. cit., p. 380.

    * 346 Cette stratégie fonctionne si bien qu'elle déclenchera, lors de la publication du Livre brisé, la métamorphose de la (mauvaise) critique littéraire en jugement de moralisateur ou en psychanalyse d'amateur. Voir par exemple les propos du journaliste B. Pivot, cités à la note 94 de notre Deuxième partie.

    * 347 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 217.

    * * Seuls figurent dans la liste ci-dessous les ouvrages et articles principaux, cités ou faisant l'objet d'un renvoi.






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