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Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation.

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par Emmanuel BRILLET
Université Paris IX Dauphine - Doctorat de sciences politiques 2007
  

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III. Orientation et posture analytiques

Pour le sociologue américain Erving Goffman119(*), l'identité sociale d'un individu ressortit avant tout du souci qu'ont les autres de le définir ; à l'inverse, l'identité pour soi, c'est-à-dire le sentiment subjectif de sa situation et de la continuité de son personnage que l'individu en vient à acquérir par suite de ses diverses expériences sociales, est avant tout une réalité subjective, réflexive, nécessairement ressentie par l'individu120(*). Si l'on suit à la lettre le schéma conceptuel élaboré par Erving Goffman, le stigmate représente un désaccord particulier entre les identités sociales virtuelles (c'est-à-dire la caractérisation imputée « de façon potentiellement rétrospective » à l'individu) et réelles (soit la catégorie et les attributs dont on pourrait prouver qu'il les possède en fait) ; parmi tous les attributs susceptibles de porter le discrédit, sont en cause ceux-là seuls qui détonnent par rapport au stéréotype que nous avons quant à ce que devrait être une certaine sorte d'individus : un stigmate représente donc en fait un certain type de relation entre l'attribut et le stéréotype.

La notion de "stigmatisation" renvoie donc à la dimension symbolique de l'exclusion, et notamment « aux différences dans le pouvoir de définir [l'identité des personnes], à la manière dont un groupe acquiert et utilise le pouvoir de déterminer comment d'autres groupes doivent être considérés, compris et traités »121(*). Elle est régie par des représentations collectives dévalorisantes, et participe de la non-reconnaissance - au sens de mise en cause - par un ou plusieurs autres groupes interdépendants de l'utilité et/ou de la place qu'occupe un groupe donné dans une société donnée (tout au moins telles que les membres dudit groupe se les représentent)122(*). Cette autodéfinition se heurte à la construction d'une "contre-image" qui, bien qu'elle n'émane pas des membres du groupe stigmatisé et leur soit globalement défavorable, peut s'imposer au corps social comme la meilleure ou la première image possible pour désigner les intéressés. Symétriquement, la notion de stigmatisation renvoie aux répercussions de tels mécanismes d'assignation statutaire (qui imposent à certains individus une image d'eux-mêmes qu'ils ne peuvent éluder) sur le sentiment d'identité et les relations sociales des intéressés. Nous userons donc de la notion de "stigmatisation" - ou de "sociodynamique de la stigmatisation" (Norbert Elias) - comme d'un outil analytique permettant à la fois :

1) d'appréhender les processus de « figuration politique »123(*) ou de construction d'une « idéologie de statut »124(*) autour d'un segment de population donné dans un contexte donné - processus dont participent les phénomènes de désignation du "bouc émissaire" ou de désignation de "l'ennemi intérieur", ainsi que leurs traductions plus routinières (sous des formes plus ou moins dégradées) dans l'ordinaire des relations sociales : c'est la stigmatisation telle qu'elle est "agie" ;

2) mais aussi, symétriquement, de rendre compte de la manière dont les intéressés font avec cette image, à la fois en termes d'identification (niveau intime), de socialisation (niveau interpersonnel) et de mobilisation (niveau sociétal) : c'est la stigmatisation telle qu'elle est subie et "réagie".

III.1 Problématique

Cette thèse vise à rendre compte tant de l'histogenèse (dimension diachronique) que de l'économie des échanges symboliques - et notamment de la violence symbolique - entre individus et entre groupes d'individus autour et au sein de la communauté harkie, de nos jours, en France et en Algérie (dimension synchronique). Il s'agira, pour ce faire, d'opérer une forme d'écologie politique de la stigmatisation, afin d'objectiver non seulement « la capacité qu'a un attribut [en l'occurrence la qualité de harki] de servir de stigmate »125(*) (la stigmatisation telle qu'elle est "agie"), mais encore « l'itinéraire moral »126(*) des individus affligés de ce stigmate (la stigmatisation telle qu'elle est subie). Une perspective à la fois diachronique et synchronique donc, qui vise à délinéer ce que nous appellerons la "sociodynamique de la stigmatisation". À la manière de Norbert Elias et John L. Scotson, il s'agira d'abord d'objectiver « les conditions dans lesquelles un groupe est en mesure de flétrir un autre »127(*) ; puis, partant de cette « représentation formée par les deux (ou plus) groupes concernés ou, en d'autres termes, [de] la nature de leur interdépendance »128(*), d'en découvrir « l'incidence sur la structure de personnalité et sur les conduites des «outsiders» »129(*).

Ainsi, la perspective adoptée est double :

1) explicative et exégétique d'abord, à travers ce que Erving Goffman appelle « l'histoire, des origines au déclin, de la capacité qu'a un attribut de servir de stigmate dans une (ou plusieurs) société(s) donnée(s) »130(*).

Il nous faudra ici rendre compte du travail de l'écart entre ce qu'a été la destinée des harkis et la manière dont elle est figurée politiquement, autrement dit, caractériser les contours et la place de la figure du harki dans les imaginaires politiques en France et en Algérie : comment ont été figurés les anciens harkis et leurs familles depuis 1962 ? Qui est à l'origine et à quoi visent de telles assignations statutaires ? Comment expliquer la perpétuation / banalisation dans l'espace et dans le temps de telles « idéologies de statut » (Elias et Scotson), que celles-ci s'objectivent dans la flétrissure en Algérie de la destinée des anciens harkis (de leur "choix") et à la transformation de cette destinée (de ce "choix") en "essence" ou "nature" maléfiques, ou confinent à la non-reconnaissance non seulement de la place particulière qu'occupe cette catégorie de population dans la société d'accueil (notamment par rapport aux populations issues de l'immigration maghrébine, avec lesquelles les intéressés sont routinièrement amalgamés), mais aussi - et surtout - à la non-reconnaissance des responsabilités incombant aux autorités françaises de l'époque dans la destinée tragique des anciens harkis et de leurs familles à l'issue de la guerre d'Algérie ? L'objectif est de dévoiler les visions et principes de division qui sont à la source de telles mises à l'index, amalgames et censures, et d'en démonter les usages. En somme, de déconstruire les logiques de domination - sociales et politiques, routinières et institutionnalisées - qui s'exercent par les voies symboliques de la stigmatisation à l'encontre des anciens harkis et de leurs enfants.

C'est la fonction légitimante - par excès ou par défaut - des mécanismes de désignation de "l'ennemi intérieur" (en Algérie) ou de non-reconnaissance de la place symbolique qu'occupe un groupe dans la société (en France) qu'il nous faudra ici interroger.

2) compréhensive et phénoménologique ensuite, soit « l'itinéraire moral de l'individu stigmatisé », ou encore « l'histoire naturelle d'une catégorie d'individus affligés d'un certain stigmate »131(*).

Partant du vécu et du ressenti, ainsi que des rationalisations propres aux individus, il s'agira d'objectiver comment s'opère au niveau individuel, dans la sphère familiale aussi bien que dans les interactions de la vie quotidienne, la construction routinière du rapport "Nous" / "Eux" tant dans l'immédiat alentour qu'au sein de la communauté harkie. Ici, c'est vers le "monde vécu" de la stigmatisation que nous dirigerons notre attention. En clair, comment ceux qui sont ciblés par de telles assignations - et notamment la génération suivante, à savoir les enfants de harkis - s'en accommodent-ils, individuellement et collectivement ? Comment les « idéologies de statut » véhiculées par l'environnement social influent-elles sur la transmission de la mémoire et la qualité des relations interpersonnelles au sein et en dehors du cercle familial ? Et quelles sont les différentes stratégies identitaires - "adaptatives" ou "émancipatrices" - mises en oeuvre à différents niveaux (individuel et collectif) et à différents stades de leur existence par les intéressés pour "faire avec" cet environnement stigmatisant ?

Cette optique - délinéer les structures du monde vécu - implique :

(i) d'identifier les agents ou relais, ainsi que les modes opératoires ordinaires de la stigmatisation : par quels mécanismes et sous quelles formes - plus ou moins "dégradées" - les assignations statutaires véhiculées originellement par des "entrepreneurs de morale" institutionnels investissent-elles l'ordinaire des relations sociales et accèdent-elles ainsi au « statut de fait établi » 132(*) ?

(ii) et, symétriquement, du point de vue des personnes étiquetées, de repérer les "savoirs pratiques" et les anticipations qui assurent la fluidité des interactions dans la famille (au regard notamment de la gestion du tabou paternel) et dans l'ordinaire des relations sociales (vis-à-vis de groupes diversement positionnés sur l'échelle sociale, et qui peuvent être vecteurs de stigmatisation à des titres et à des degrés divers). Mais encore, par-delà ces stratégies adaptatives (qui visent à faire au mieux avec le stigmate), de rendre compte des stratégies dites de "rupture" qui, dans un premier temps au sein du cercle familial, visent à "transgresser" le non-dit paternel pour remonter aux « sources de la honte »133(*) puis, dans un second temps et à un autre niveau, visent à réhabiliter socialement la figure du père et à retourner le stigmate en un symbole de prestige publiquement assumé et revendiqué aux yeux d'autrui.

Cette insistance sur la dimension symbolique de l'exclusion - la « lutte des places »134(*) - implique de faire de la qualité des représentations et des relations de et avec autrui (dans l'espace et dans le temps, notamment à travers le couplage histoire/mémoire) un critère et un enjeu importants de la dynamique des identités (individuelles et collectives).

* 119 Erving Goffman [1963], Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.

* 120 Ibid, p.127.

* 121 Howard S. Becker [1963], op.cit., p.229.

* 122 Voir Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti (dir.), La lutte des places, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

* 123 Terry Cochran, « La violence de l'imaginaire. Gramsci et Sorel », Tangence, n°63, juin 2000, p.55-73.

* 124 Norbert Elias et John L. Scotson, op.cit.

* 125 Erving Goffman, op.cit., p.46.

* 126 Ibid, p.45-46.

* 127 Norbert Elias et John L. Scotson, op.cit., p.34.

* 128 Ibid, p.35.

* 129 Avant-propos de Michel Wieviorka in Norbert Elias et John L. Scotson, op.cit.

* 130 Erving Goffman, op.cit., p.46.

* 131 Erving Goffman, op.cit., p.45-46.

* 132 Cf. Howard Becker, op.cit., p.232.

* 133 Vincent de Gaulejac, Les sources de la honte, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

* 134 Vincent de Gaulejac et Isabelle Taboada Léonetti (dir.), La lutte des places, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe