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Raisonnement et méthodologie


par Hassan SMELIOUI
UPEC - M2 MEEF Mathématiques  2020
  

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Institut Catholique de Paris

Faculté d'Education - ISFEC Île-de-France

Mémoire de Master 2

Métiers de l'Enseignement, de l'Education et de la

Formation

Mention : second degré

Parcours « Mathématiques »

Raisonnement et méthodologie

Présenté par : Hassan SMELIOUI
Sous la direction de : Nicole LALLEMAND

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Session de juin 2020

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Remerciements

Je remercie :

- ma directrice Anne-Christine COMBEUIL, directrice générale de l'établissement Françoise Cabrini à Noisy le Grand et Marie-Hélène GRANGE, directrice adjointe de ce même établissement, pour leur soutien permanent tout au long de cette année de stage.

- toute l'équipe pédagogique et surtout l'équipe mathématique, notamment Abdelmajid MOUNZIL, pour leurs conseils précieux qui m'ont aidé à surmonter mes problèmes d'adaptation face aux profils d'élèves différents de ceux dont j'avais l'habitude en tant que professeur contractuel.

- ma directrice de mémoire Nicole LALLEMAND pour sa bienveillance et ses conseils qui m'ont permis de progresser dans ma réflexion et dans ma rédaction du mémoire.

- Florence FLEURY pour son suivi et ses visites dans mes classes, ce qui m'a permis d'avoir davantage de recul sur ma pratique.

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Table des matières

Introduction 4

I. Le raisonnement : éléments de vocabulaire, cadre théorique 9

1. L'art de définir 9

2. Définir le raisonnement 9

3. Où réside le raisonnement ? 12

4. Raisonnement, enquête, vérité 13

5. Chercher la vérité 16

6. Décantation - image - erreur 17

7. Les lois du raisonnement - la déduction 21

8. Est-il facile de raisonner ? 25

9. La recherche obstinée de la preuve logique : une spécificité française ? 27

II. Constats - hypothèses 29

1. Difficultés de l'élève, du professeur 29

2. Chacun a son histoire. 29

3. Raisonnement = rigueur + connaissance de son cours ? 30

4. Et l'induction ? 31

5. Être attentif au réel 34

6. Induire pour déduire : le rôle des images 35

7. La simplicité enfantine 37

III. Expérimentation et tentatives de remédiation 38

1. Point d'arrivée - point de départ 38

2. Observation du terrain 40

3. Rappel du vocabulaire communément admis 42

4. Observations en classe : cinquième C 43

a. Premières observations, premiers questionnements, premières adaptations 43

b. Une troisième observation : « Gros Dédé » 46

c. Quatrième observation : un classique : démonstration avec les angles

alternes-internes 47

d. Cinquième observation : démontrer que la médiane coupe un triangle en deux

triangles de mêmes aires 49

e. Sixième observation : un élève a proposé une énigme à la classe 51

Conclusion 52

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Introduction

Dans la période dramatique que nous traversons en ce printemps 2020, l'habitude a été prise, comme un élan spontané, naturel et unanime que, chaque soir, à 20 heures, les citoyens, par des applaudissements, des chansons, des feux d'artifice, célèbrent, encouragent et rendent hommage aux soignants, c'est-à-dire ces femmes et ces hommes, qui, transcendant leur peur et leur fatigue, mettent leur énergie et leur génie, au service de la civilisation humaine en s'efforçant de repousser la mort de de sauver des vies.

Les soignants soignent, c'est-à-dire guérissent. Il y est question de vie ou de mort. Et l'enseignant, quel est son rôle ?

Dans l'exercice du métier d'enseignant, il n'est pas question de vie ou de mort. Nous ne sommes pas dans la même temporalité. Il n'y a pas la même urgence. Mais les enjeux sont cependant comparables.

Au niveau collectif, une société qui n'aurait plus d'école viendrait à s'abêtir et, inéluctablement à sombrer dans la barbarie : sa civilisation en viendrait à s'éteindre. Au niveau individuel, l'enseignant ne sauve pas des vies, mais il sème. Il sème des graines, qui, pour certaines donneront lieu instantanément, sur le mode du « printemps québécois », à un jaillissement spectaculaire et rapide de mille feuilles et fleurs. Mais d'autres graines ne germeront jamais. La plupart, cependant, germeront plus tard, donnant des plantes, plus ou moins vigoureuses, plus ou moins robustes, plus ou moins gracieuses, mais, qui, toutes ensemble, contribueront, avec l'éducation parentale, et tant d'autres facteurs, à forger la texture intellectuelle, sensible et morale, de l'individu.

Le médecin et l'enseignant ne font pas le même métier, mais ces métiers ne sont pas si différents que cela. Il y a davantage de similitudes que d'antagonismes. Par exemple, un bon médecin adopte une approche clinique : avant de se pencher sur son ordinateur, ses livres ou des appareils, il commence par observer, écouter le patient, qu'il s'agisse de « dire » par des mots, des silences, des mimiques. Il croise ensuite cette observation avec son savoir académique sans cesse renouvelé, il va émettre des hypothèses de diagnostic desquelles découleront le traitement, avec, tout au long de processus, un feed-back permanent, c'est-à-dire la mise en place des éventuelles adaptations. Un bon médecin n'est donc pas un dogmatique, il n'est pas un automate s'adressant à un automate, mais un humain en relation, en empathie, avec la juste distance, avec

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un autre humain. Ainsi en va-t-il de l'enseignant. Ce dernier possède un savoir qu'il lui revient de transmettre - il est payé pour cela par son employeur ainsi que cela est mentionné par le tout premier article L111 du code de l'éducation - à des plus jeunes, qui, précisément en raison de leur jeunesse ignorent ledit savoir. Enoncer cela est une banalité. Et pourtant, enseigner est un art, car cette transmission n'est pas un remplissage. L'enseignant, pas plus que le médecin n'est un automate s'adressant à des automates. Lui-même, est un humain, avec son histoire, et il s'adresse à des jeunes, qui, eux-mêmes sont des humains, tous différents, et tous avec une histoire différente, des individualités, irréductiblement distinctes les unes des autres.

Ainsi, le paysage se complexifie. Il ne s'agit plus de transmettre un savoir d'un point A à un point B, mais d'opérer cette transmission en tenant compte que le point B est en fait constitué, quand on y regarde de plus près, d'une multitude de petits points « bi » (où 1= i = n ; n étant l'effectif de la classe) et que ces « points bi » sont tous différents les uns des autres. Et ce n'est pas tout, car notre système constitué de A et de la famille des (bi) n'est pas en apesanteur. Il y a un espace, un temps, une société, c'est-à-dire des conditions matérielles et morale déterminantes : la salle de classe, l'heure de la journée, la saison pluvieuse ou ensoleillée, la température, la fatigue, la luminosité, la couleur des craies, le degré de modernité de l'ordinateur ou de la connexion internet, le bruit dans le couloir, ou dans la salle de classe voisine, le menu de la cantine, les parents, la direction de l'établissement, la santé, les tourments internes et externes, bref, tout ce qui constitue l'épaisseur de la vie individuelle et sociale. Et, à ce paysage déjà bien chargé, nous oublierions un élément essentiel si nous ne mentionnions pas la contrainte incontournable fixée par notre employeur, constituée par les programmes scolaires et toutes les autres instructions apportées par l'institution.

Dans un tel contexte, le professeur doit pouvoir, comme le bon médecin précité, adopter une approche clinique, c'est-à-dire partir « d'en bas » : regarder ses élèves. Le professeur jette un regard à gauche et voit le niveau de chaque élève ; puis il jette un regard à droite et voit à atteindre. Ensuite, il adapte. Enseigner, c'est réaliser de l'optimisation sous contrainte. Nous évoquions le médecin, mais nous aurions pu également mentionner le marin. Il sait d'où il part, il sait où il doit arriver, et, pour tracer sa route, il tiendra compte des éléments matériels, en ayant toujours la main posée sur sa barre fermement et souplement. Fermement, car le navire ne doit pas se laisser porter par les flots, les vents, les courants, les marées. Souplement, car il faut savoir, à tout moment, rectifier, réviser, réadapter. C'est l'adaptation dans l'adaptation, mais sans jamais perdre de vue l'objectif, qui, in fine sera bien atteint.

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Il est encore un autre point de comparaison entre le médecin et le professeur.

Chacun s'accorde à dire que ce qui fait la qualité de la médecine française, c'est la qualité de la formation. Cette formation allie en effet, un haut niveau théorique, croisé avec une pratique régulière et précoce. Dès leur troisième année, certains étudiants en médecine vont observer dans les hôpitaux. L'aller-retour entre théorie et pratique/observation, cette dialectique où chacun des pôles éclaire l'autre et débouche sur un niveau de compétence plus élevé, porte un nom : la formation en alternance. Pour ma part, ayant été d'abord étudiant de mathématiques, puis professeur contractuel, je n'avais jamais pu, jusqu'à ce jour, bénéficier d'une telle formation. Cela est arrivé cette année alors que je ne m'y attendais pas, puisque l'inspection m'avait assuré que, possédant déjà dix-huit mois d'expérience professionnelle, je serais affecté directement à temps complet. Cela est donc arrivé comme un fruit qui tombe alors que l'on ne s'y attendait plus. J'ai choisi de mettre à profit cette année imprévue pour entamer une réflexion sur l'acte d'enseigner, perçu comme étant distinct du remplissage de l'élève par un savoir détenu par le maître, mais comme étant cette savante et délicate alchimie à réaliser dans un contexte aussi délicat que ce que j'ai décrit précédemment.

Ayant toujours été attiré par le raisonnement, et ayant, dès mes premiers pas dans le métier, constaté les difficultés qu'éprouvaient les élèves à mettre en oeuvre efficacement cette compétence, c'est tout naturellement que mon travail de recherche s'est porté sur la problématique suivante : comment rendre le raisonnement accessible à tous. Pour cela, j'ai adopté une démarche pragmatique, que je qualifiais précédemment d'approche clinique. Je me suis rendu compte, que si, je voulais me déprendre de ce mythe de l'apprentissage conçu comme un simple remplissage, il allait falloir que j'accepte certains renoncements, que j'accepte de « lâcher », que j'accepte de ne pas craindre l'erreur, (les miennes, celles de mes élèves), que j'accepte de ne pas contraindre un élève à une unique procédure particulière prédéfinie (et qui serait la mienne). Mon métier n'est pas tant d'apporter un poisson à un élève que de lui apprendre à pêcher par lui-même, et pour lui-même, et, peut-être plus tard - qui sait - pour les autres, afin que cette flamme que m'avaient transmise mes enseignants continue à se propager, comme elle le fait depuis des siècles.

Les travaux sur lesquels s'appuie mon mémoire sont issus de mon expérience en 2019/2020 comme professeur de mathématiques en classe de cinquième à l'ensemble scolaire

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Françoise Cabrini, établissement privé sous contrat situé à Noisy le Grand (93). J'y ai été très bien accueilli, conseillé, parfois réconforté, non seulement pas ma tutrice, mais par tous mes autres collègues et la direction. Les élèves sont principalement issus de ce que l'on appelle communément la classe moyenne. Tous ont témoigné, notamment en cette période de confinement, d'une remarquable assiduité ainsi que d'une confiance bienveillante envers le professeur stagiaire que je suis. Il en fut de même des parents. Que tous soient ici chaleureusement remerciés.

Le corpus théorique sur lequel je me suis fondé est constitué, outre des cours enrichissants qui m'ont été dispensés à l'IFSEC, de textes, conférences, interviews visibles sur internet, de quatre mathématiciens tous lauréats de la médaille Fields : Alexandre Grothendieck, Alain Connes, Laurent Lafforgue et Cidrec Vilani. Ces personnes ont atteint et repoussé les cimes des mathématiques. On pourrait penser qu'elles se désintéressent des jeunes élèves qui apprennent, mais il n'en est rien.

Tous ces grands mathématiciens ont su, et savent encore - pour ceux qui sont encore de ce monde - exprimer, en des termes très simples, accessibles à tous, ce que, pour eux, signifie l'activité mathématique et le raisonnement en particulier. C'est pourquoi ils m'ont fourni des éléments théoriques précieux pour répondre à la problématique que je me suis posé : « Comment aider les élèves à raisonner, comment leur faire prendre conscience qu'un raisonnement est en jeu ? »

La flamme qui anime ces grands hommes, ils parviennent à la transmettre à tous, même aux plus jeunes, même aux personnes qui pensent être éloignées des mathématiques. Leur parole, toute de rigueur et de poésie, chaque mot étant pesé - c'est là une caractéristique du mathématicien : il dit tout ce qui est utile, rien que ce qui est utile - peut ainsi grandement aider celui qui a fait profession de transmettre les mathématiques. Ces grands savants, par la lumineuse sobriété de leur propos, viennent corroborer la maxime selon laquelle le vrai savant est capable d'expliquer en des termes simples des choses compliquées, tandis que le faux savant - le trissotin de Molière, lui, se perdra en mots compliqués pour décrire une réalité enfantine.

Je me suis aussi appuyé sur les écrits d'un psychologue cognitiviste, qui, dès les années 1980 s'est intéressé à la déconstruction des processus d'apprentissage : Jean Julo. On notera d'ailleurs

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que son souci d'aider l'élève à se forger ses propres images rejoint celui formulé par Alexandre Grothendieck.

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I. Le raisonnement : éléments de vocabulaire, cadre théorique

1. L'art de définir

En mathématiques, comme ailleurs, il convient de commencer par définir les termes. Notons d'ailleurs que l'art de définir peut constituer, en mathématiques, une compétence en elle-même, sur laquelle repose ensuite tout le reste de l'activité mathématique. Une bonne définition est une définition énoncée non pas comme un ensemble sacralisé de mots vides de sens, et dépourvus de relation entre eux, mais comme un corpus simple qui porte en germe la notion elle-même, qui concentre son sens, peut parfois suffire à donner l'impulsion initiale à un cours.

Ainsi, avec les élèves de collège, lorsque j'évoque le triangle, je commence par les faire réfléchir sur l'étymologie du mot. Chacun convient vite que « tri-angle » signifie que notre figure possède trois angles. Passons à la figure à quatre angles. Il serait logique qu'elle s'appelle un quadri-angle. Mais voilà qu'elle s'appelle « quadri-latère ». On réfléchit au sens du mot « latère ». Au football, celui que les journalistes désignent fréquemment comme un « joueur de couloir », s'appelait encore il y a peu, un arrière latéral, car il était positionné sur le côté. Notre quadrilatère possède donc quatre cotés. Voilà qui est indiscutable. Cependant, il possède aussi quatre angles. Une figure possède donc toujours le même nombre d'angles que de côtés ? Y a-t-il toujours autant de piquets de clôture que de segments de grillage ? Et nous voici partis dans une réflexion autour de la notion de figure fermée. Passons ensuite à n=5. La figure sera-t-elle un « quinqua-angle », ou un « quinqua-latère » ? Ni l'un ni l'autre : c'est un « penta-gone ». Et nous voici cette fois partis sur le terrain de l'étymologie grecque et peut-être aussi celui des institutions étatsuniennes. En mathématiques, tout ce qui fait réfléchir est utile, surtout dans les petites classes, là où la contrainte du programme est moins pressante.

2. Définir le raisonnement

Revenons-en à la définition du mot « raisonnement ». Sans surprise, le Larousse nous apprend qu'il s'agit de l'action de raisonner, donc de mobiliser notre raison. Mais, convaincus, comme déjà les philosophes de l'antiquité grecque -tel le dialogue de Socrate et de l'esclave- que tout être humain est doté de raison, et que celle-ci se manifeste à tout moment, sauf dans les actes

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réflexes (retirer sa main d'une surface brûlante) ou de nature végétative (battement du coeur, respiration), cela signifie-t-il que, dans la vie, tout serait raisonnement ?

Il s'agit là d'un débat de nature philosophique que nous n'avons pas compétence à conduire, et qui, de surcroît, nous éloignerait des apprentissages mathématiques. Toutefois, cette question interroge : si raisonner signifie faire usage de sa raison, cela implique-t-il qu'en mathématiques, discipline où il est vivement conseillé de se montrer raisonnable, toute action se rapporte-t-elle au raisonnement ? Nous n'avons pas, là non plus, compétence pour répondre, et, pour lancer efficacement notre réflexion, il nous faut consulter les documents institutionnels, produits par le groupe mathématique des inspecteurs généraux, et relatifs aux différentes compétences travaillées en mathématiques.

On y lit que la compétence « raisonner » peut prendre les formes suivantes :

« - Résoudre des problèmes impliquant des grandeurs variées (géométriques, physiques, économiques) : mobiliser les connaissances nécessaires, analyser et exploiter ses erreurs, mettre à l'essai plusieurs solutions.

- Mener collectivement une investigation en sachant prendre en compte le point de vue d'autrui.

- Démontrer : utiliser un raisonnement logique et des règles établies (propriétés, théorèmes, formules) pour parvenir à une conclusion.

- Fonder et défendre ses jugements en s'appuyant sur des résultats établis et sur sa maîtrise de l'argumentation. »

Il est précisé que cette compétence peut se rattacher aux domaines 2 (des méthodes et outils pour apprendre), 3 (la formation de la personne et du citoyen) et 4 (des systèmes naturels et des systèmes techniques) du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, défini par le décret 2015-372 du 31 mars 2015 et ensuite intégré à la partie réglementaire du code de l'éducation.

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Cette référence institutionnelle est intéressante car elle établit que, si le raisonnement n'est certes pas « partout et nulle part », il est tout de même présent dans bien davantage de domaines de l'activité mathématique que l'on pourrait le penser. Ainsi, pour moi, initialement, le raisonnement se réduisait à la démonstration, et plus particulièrement à la démonstration géométrique, comme celle, par exemple, qui consiste à montrer que le centre de gravité, l'orthocentre, et le centre du cercle circonscrit sont alignés.

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3. Où réside le raisonnement ?

Toutefois, si la compétence raisonner ne se limite pas aux seules démonstrations précitées, cette compétence n'est pas cependant présente partout. Elle possède un périmètre, une frontière séparant un intérieur d'un extérieur.

Lorsque l'on demande à un élève de calculer « 7 + 5 », il ne s'agit pas d'un raisonnement. Certes, on pourra, non sans raison, faire valoir qu'un calcul aussi élémentaire, mobilise, notamment chez les très jeunes élèves, de nombreuses fonctions cognitives se rapportant au raisonnement. Mais, nous admettrons que, pour des élèves de cinquième qui ont constitué le groupe sur lequel je me suis appuyé, un tel calcul est extérieur à la compétence « raisonner ».

Cependant, lorsque l'on demande à un élève « 7 + combien = 12 », là, il en va différemment. En effet, cette fois on connaît le résultat, et il nous faut retrouver la cause. Ce « retour en arrière » constitue pour nous un acte éminemment lié à la compétence « raisonner ». Il s'agit là d'une difficulté fréquente :

- Quel est le double de 6 ? Tout élève saura répondre.

- De qui 6 est-il le double ? Là encore, il y a matière à raisonnement.

- Quel est le père de Paul ? De qui Paul est-il le père ?

C'est un phénomène que l'on rencontre partout : il est facile de calculer une image, il est bien plus dur de retrouver l'antécédent. Et, l'on perçoit bien comment le raisonnement est lié, en substance, à la notion de langage. Lorsque je cherche le nombre dont le cube est égal à 125, le mot « dont » est un pronom relatif dont l'antécédent est « le nombre ».

Il est toujours plus facile de détruire que de construire. Ceci nous rapproche du second principe de thermodynamique, matérialisé par la formule « äQ = TdS », et qui donne naissance à l'entropie. Le penchant naturel va vers la création d'entropie, de chaleur, de désordre, de chaos. Le rôle du mathématicien, sa mission, son bonheur ou sa malédiction, est de remonter la pente de ce cours naturel et de produire de la néguentropie. N'est-ce pas ce qui fit Galois qui, par sa théorie, put nous aider quant à la « refactorisation » des polynômes ?

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4. Raisonnement, enquête, vérité

Revenons à notre exemple : référence 7 + ? = 12.

Cette fois, il va falloir raisonner. On connaît le résultat, mais on cherche qui l'a produit. Nous sommes dans la situation du détective de roman policier. Il constate le délit, il cherche son auteur.

Cédric Villani formule les choses ainsi :

« Une preuve est un mot qui revient souvent dans les débats, les enquêtes policières, les procès. « Vous avez la preuve de ce que vous avancez ? ». Preuve, cela peut être un indice compromettant retrouvé sur le lieu du crime ou dans la poche de l'accusé, ou une confession ... »

Si nous sommes devenus détective, il va nous falloir mener l'enquête. Enquête à la recherche de la vérité.

Le mathématicien - et nous posons que tout élève faisant des mathématiques, est à son niveau un mathématicien - est donc un chercheur de vérité, comme il y a des chercheurs d'or, ou, actuellement, des chercheurs de vaccins et de remèdes.

Le chercheur d'or n'est pas certain de trouver de l'or. Et il n'est même pas certain qu'il y ait de l'or.

Pour notre mathématicien, c'est-à-dire pour notre chercheur de vérité, il en va différemment. Il n'est certes pas certain de découvrir la vérité. Mais, il sait une chose, c'est que celle-ci existe : s'il y a eu crime, c'est bien qu'il existe un criminel, si, passant de 7, nous sommes parvenus à 12, c'est bien que l'on ajouté quelque chose, mais quoi ?

Qu'est-ce qui est le plus dur : chercher de l'or sans savoir s'il y en a, ou chercher la vérité en sachant que celle-ci existe ? Cela se discute. Le chercher d'or en échec pourra toujours se consoler en se disant que, s'il rentre bredouille, c'est que, si cela se trouve, il n'y avait nul gisement, nulle pépite. Notre mathématicien, notre chercheur de vérité, lui, ne pourra pas invoquer une telle excuse ! Et, de même, lequel du chercheur d'or ou de vérité connaîtra la joie

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la plus intense lorsqu'il trouvera ce qu'il cherche ? Ce sont là d'autres questions pour d'autres sujets de recherche.

La question de la recherche de la vérité est donc centrale pour un mathématicien. Laurent Lafforgue formule les choses en ces termes :

« D'une certaine manière, c'est ce qu'il y a de plus positif dans l'attitude du mathématicien, d'être, à ce moment, complètement obnubilé par la Vérité, de s'oublier soi-même pour ne plus penser qu'à la Vérité. C'est le caractère positif de la communauté mathématique, malgré toute sa compétitivité : quand des mathématiciens parlent d'un sujet mathématique entre eux, ils se réfèrent tous à quelque chose qui n'est pas eux-mêmes. Ce n'est pas nous qui décidons de la Vérité : nous pouvons seulement la chercher, la servir, lui obéir, mais nous ne pouvons pas la changer.

Dans les périodes de concentration comme dans les débats entre mathématiciens, on s'oublie soi-même pour s'intéresser à quelque chose qui n'est l'avis d'aucun de nous, qui n'est pas notre vie, qui n'est pas nous-même, qui n'est pas notre personne : ce sont des objets de pensée qui ne nous concernent que dans la mesure où ils participent de la Vérité ».

Ce mathématicien va donc jusqu'à donner à la Vérité le statut d'un objet transcendantal, comme si pour lui cette quête s'apparentait jusqu'à la recherche de Dieu. Ne dissimulant pas son état de croyant, il indique que cela l'aide dans cette recherche de la Vérité, qui pour lui est naturellement liée à la notion de beauté, du fait que toutes les vertus convergent en un seul concept. Cependant, avec modestie et honnêteté, il reconnait que ses collègues non croyants vivent, sans doute d'une autre manière, la même expérience que lui. Il y aurait donc, comme une confrérie (une fraternité) des chercheurs de la Vérité.

« Les mathématiques sont également une expérience de la richesse de la création, une expérience de la beauté. Ce sont évidemment des aliments de la foi pour moi, mais je suis obligé de constater que la plupart de mes collègues ne sont pas croyants et qu'ils font cette même expérience ou des expériences semblables ».

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D'une toute autre école philosophique, mais membre lui aussi de cette fraternité des chercheurs de vérité, Cédric Villani se pose à son tour la question de l'intervention de Dieu, en lien avec la recherche de la Vérité.

La question qu'on lui pose : « Dans votre ouvrage, vous évoquez « le coup de fil du dieu de la mathématique », le « miracle » dans la résolution d'un problème. Existe-t-il quelque chose de l'ordre de l'inspiration divine dans l'avancée de la recherche à un moment donné ? »

Ce qu'il répond : « Quand vous êtes occupé à un problème scientifique, le processus cognitif est une alternance entre des phases de réflexion intense, méthodique, où l'on explore tous les possibles, où l'on fait appel à tout son savoir, et des périodes que l'on appellera des phases d'illumination : quelque part se met en place dans votre cerveau l'idée qu'il faut chercher plutôt ici que là. Il y en a de grandes, il y en a de petites. J'adhère à la théorie classique selon laquelle il faut voir là le résultat d'un travail inconscient de mise en ordre, de recherche de connexions, par analogie, en partie pendant le sommeil, et non celui d'un processus extérieur. »

Cette fois-ci, le mathématicien n'invoque plus Dieu, mais des mécanismes en lien avec l'inconscient, comme si, par de profonds remaniements internes, la Vérité en venait à émerger du tréfonds de notre être.

Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de Dieu ou d'un inconscient profondément enfoui, on voit bien que les chercheurs de Vérité invoquent des instances très puissantes, qui sont sans doute en rapport avec les masses d'énergie que le chercheur de vérité met en mouvement pour tenter de trouver la vérité.

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5. Chercher la vérité

Chercher la Vérité peut donc sembler être une épreuve terrifiante, une croix à porter, un calvaire, une sorte d'épreuve herculéenne et initiatique. S'il y a tant de souffrance, pourquoi donc faire des mathématiques ? Est-ce alors bien raisonnable de proposer de telles tâches à de jeunes élèves ?

Sur cette question de la souffrance, mêlée au bonheur et à la beauté, les mathématiciens ont tous leur idée, ce qui est bien la preuve que la question s'est posée à eux !

Laurent Lafforgue présente les choses ainsi :

« J'appartiens à la famille de ceux qui aiment bien travailler sur des problèmes très difficiles et essaient de l'attaquer de manière directe en se cassant la tête dessus, avec une grande force de volonté, en faisant feu de tout bois ».

Il ne nie pas la violence du combat, puisqu'il s'agit ni plus ni moins de se casser la tête sur la dureté du problème. Ainsi, il n'esquive pas, il fonce tête baissée et tente d'affaiblir les résistances de l'ennemi, car il semble établi que si cette recherche de vérité est aussi dure, c'est qu'il y a un ennemi qui résiste, comme le coupable du crime qui ferait tout pour empêcher le détective de déterrer la vérité.

Toutefois, le même Laurent Lafforgue nous rassure : le combat peut parfois être moins frontal :

« Il y a des manières de faire des mathématiques qui sont beaucoup moins combatives. Par exemple, lorsque vous développez une théorie nouvelle, l'attitude va être complètement différente, parce qu'il va s'agir de percevoir et de suivre les pentes naturelles, de se laisser porter et de descendre les rivières ».

Nous voici quelque peu rassurés. La recherche de la vérité peut parfois être aussi paisible qu'une descente de rivière. Ainsi, il semble dans cette recherche qu'il y ait une alternance de côtes abruptes, de descentes paisibles, de zones arides, et de plaines verdoyantes ; de vaches grasses et de vaches maigres.

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Telle semble être aussi la conception de Cédric Villani.

« Le cycle de la recherche mathématique est comme un tunnel noir qui caractérise le début d'un projet de recherche ; après le noir vient une petite lueur fragile et puis, si tout va bien, on démêle le fil et c'est l'arrivée au grand jour. Souvent cette phase survient d'un seul coup, mais parfois c'est une autre histoire »

Ainsi, après le tunnel, vient la lumière : le noeud finit par se dénouer. Mais, avertit-il, prudemment, « parfois, c'est une autre histoire ». On veut bien le croire....

6. Décantation - image - erreur

L'immense mathématicien Alexandre Grothendieck, père de la géométrie algébrique, qui, après avoir défriché d'immenses territoires nouveaux de Vérité, a soudain décidé de vivre jusqu'à son décès en 2014, reclus, jusqu'à la fin de sa vie, privé de tout. Il a développé une approche intéressante au sujet de sa manière à lui de rechercher la Vérité. Il appliquait la méthode « décantation - image - erreur.

« Cette intuition peu à peu va se décanter d'une gangue toute aussi informe d'abord d'idées fausses ou inadéquates, elle va sortir peu à peu des limbes de l'incompris qui ne demande qu'à être compris, de l'inconnu qui ne demande qu'à se laisser connaître, pour prendre une forme qui n'est qu'à elle, affiner et aviver ses contours, au fur et à mesure que les questions que je pose à ces choses devant moi se font plus précises ou plus pertinentes, pour les cerner de plus en plus près.

Mais il arrive aussi que par cette démarche, les coups de sonde répétés convergent vers une certaine image de la situation, sortant des brumes avec des traits assez marqués pour entraîner un début de conviction que cette image-là exprime bien la réalité - alors qu'il n'en est rien pourtant, quand cette image est entachée d'une erreur de taille, de nature à la fausser profondément. Le travail, parfois laborieux, qui conduit au dépistage d'une telle idée fausse, à partir des premiers « décollages » constatés entre l'image obtenue et certains faits patents, ou entre cette image et d'autres qui avaient également notre confiance - ce travail est

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souvent marqué par une tension croissante, au fur et à mesure qu'on approche du noeud de la contradiction, qui de vague d'abord se fait de plus en plus criante - jusqu'au moment où enfin elle éclate, avec la découverte de l'erreur et l'écroulement d'une certaine vision des choses, survenant comme un soulagement immense, comme une libération.

La découverte de l'erreur est un des moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de découverte, qu'il s'agisse d'un travail mathématique, ou d'un travail de découverte de soi. C'est un moment où notre connaissance de la chose sondée soudain se renouvelle. »

Ces lignes magnifiques méritent que l'on s'y arrête quelques instants.

Au premier abord, c'est-à-dire à la lecture du premier paragraphe, on pourrait penser que Alexandre Grothendieck a mis au point une méthode « non violente » de la recherche de la vérité. En effet, tout se passe comme si, par dialogue et douceur, par apprivoisement, la vérité sortait d'elle-même de sa gangue comme le papillon de sa chrysalide, lorsque l'heure est venue.

Cependant, à la lecture du deuxième paragraphe, nous déchantons : ce que nous croyions être la silhouette de la vérité, s'avère être une fausse vérité. Un peu comme, dans un puzzle, un morceau semble être le bon, mais, que - et il faut bien se rendre à l'évidence - ce n'est pas le bon. La paisible décantation du premier paragraphe a accouché, non pas de la vérité mais de l'erreur.

Mais c'est ensuite que les choses deviennent lumineuses. Résumons-nous :

- Nous avons trouvé une coque (une gangue).

- Par délicates petites touches, nous avons extrait de cette coque un minerai que nous pensions

être de l'or.

- Néanmoins ce minerai n'est pas de l'or.

Nous pourrions penser que, suite à cette déconvenue, il y aurait comme un affaissement, comme un « krach » et qu'il nous faudrait tout reconstruire.

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Eh bien non, car le mathématicien, ce chercheur de vérité n'est pas un faussaire. Lorsqu'est apparu le minerai, il ne s'est pas précipité pour aller le revendre à un bijoutier. Il a entrepris une expertise minutieuse, pas à pas : une sorte de seconde décantation. Peu à peu, il est apparu que ce minerai n'était pas de l'or, c'est-à-dire que ce minerai s'est détaché, s'est décollé du concept d'or. Or, cela, ce n'est pas un effondrement, loin de là. Car, sitôt ce minerai extrait de la gangue, nous pressentons - comme si nous avions des capteurs en nous qui nous alertaient sur le fait que quelque chose « clochait » - qu'il y a comme une dysharmonie intérieure profonde : non, cela ne peut pas être de l'or. Lorsque nous prouvons ensuite que ce n'est pas de l'or, nous jubilons, car nous avons trouvé une vérité. Certes, ce n'est pas la vérité que nous cherchions ; c'en est une autre, sans doute moins élevée. Cependant, à nos yeux toute vérité étant de l'or, nous avons trouvé notre or.

En d'autres termes, celui qui parvient au résultat selon lequel le résultat trouvé n'est pas le résultat cherché n'a aucune raison de s'affliger, car il a tout de même trouvé un résultat.

En d'autres termes encore : démontrer qu'une erreur est une erreur, n'est pas une erreur.

Voilà pourquoi Alexandre Grothendieck indique que l'écroulement est en fait un soulagement, une libération. Tout ceci est très profond, et ramène à de nombreux contes à forte portée symbolique, comme celui, naïf, et qui fut aimé des enfants de Kirikou. La méchante sorcière était puissante, mais sa puissance provenait d'une épine qui la faisait souffrir, et sa souffrance interne la poussait à une toute puissante tyrannique. Par la suite, par le biais de Kirikou, adepte de la méthode de décantation, la voilà libérée de son épine. Aussitôt, elle perd sa puissance, mais devient une belle femme qui épouse Kirikou. On retrouve ainsi la notion d'écroulement et de libération.

Ce n'est qu'après cette explication de texte préalable que l'on peut mieux comprendre et savourer la citation suivante de Alexandre Grothendieck, citation dont un autre immense mathématicien Alain Connes dit qu'elle atteint les sommets :

« Craindre l'erreur et craindre la vérité est une seule et même chose. Celui qui craint de se tromper est impuissant à découvrir. C'est quand nous craignons de nous tromper que l'erreur qui est en nous se fait immuable comme un roc. Car dans notre peur, nous nous accrochons à ce que nous avons décrété « vrai » un jour, ou

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à ce qui depuis toujours nous a été présenté comme tel. Quand nous sommes mûs, non par la peur de voir s'évanouir une illusoire sécurité, mais par une soif de connaître, alors l'erreur, comme la souffrance ou la tristesse, nous traverse sans se figer jamais, et la trace de son passage est une connaissance renouvelée. »

Mal comprise, cette citation très connue, a parfois été interprétée de la façon suivante : « En maths, se tromper, ce n'est pas grave, l'important c'est d'essayer. ».

Ce genre de propos mérite quelques précisions :

- Certes, se tromper en mathématiques n'est pas grave, au sens où, par exemple, ce n'est pas une erreur morale. En se trompant, on ne lèse personne, on ne blesse personne, ni soi-même, ni autrui. Une erreur mathématique ne relève donc ni du SAMU, ni de la police. Ces propos peuvent paraître évidents, mais en réalité, ils ne le sont pas tant que cela. Sur un plan éducatif, on ne répètera jamais assez qu'une erreur n'est pas une faute. Car le terme « faute » employée couramment dans notre système scolaire possède un sens ambigu. Une faute est souvent entendue, sur un plan religieux et moral comme un péché, et, sur un plan juridique comme un délit. Cette désastreuse ambiguïté conduit souvent des élèves à être tétanisés de peur de commettre une « faute ». Il est nécessaire, et c'est là une vaste et importante question, de rappeler sans cesse à nos élèves qu'une erreur n'est pas une faute. Une faute peut conduire à une sanction éducative, mais une erreur, jamais.

- Certes il est important que les élèves essayent. Cela est d'ailleurs rappelé en première page de tout sujet d'examen : toute trace de recherche, même infructueuse, sera prise en compte. Là encore, cela est important sur le plan pédagogique. Oser est une bonne chose.

Mais, celui qui réduirait la portée de la situation de Alexandre Grothendieck au fait que « En maths, se tromper, ce n'est pas grave, l'important c'est d'essayer. » passerait à côté du sens profond de ces lignes.

Les propos de Alexandre Grothendieck ne font rien d'autre que de dépeindre le sort du mathématicien - et, rappelons-le, nous avons posé que tout élève faisant des mathématiques devait être considéré comme un mathématicien - en expliquant que ce pauvre chercheur de vérité est condamné à jamais à aller d'erreur en erreur, de désillusion en désillusion, comme les

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nombreuses situations mythologiques où un être est condamné à ne jamais trouver le repos, c'est-à-dire le havre de paix, la verte prairie, la terre promise.

Néanmoins, ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette citation, c'est que l'auteur, loin de plaindre le mathématicien victime de cette malédiction, estime que finalement c'est là le chemin de la vie. N'a-t-il pas raison ? N'est-ce pas, depuis tout temps, le sort de l'humain, qui, cherchant la vérité, ne va non pas de prétendue vérité en prétendue vérité, mais plutôt en fait d'erreur en erreur ? C'est ce procédé qui le fait avancer, rencontrer du monde, acquérir des connaissances, des compétences, et finalement gagner en intelligence et en civilisation.

Cette phrase d'une portée philosophique inouïe porte également en elle des indications pratiques pour l'enseignant s'adressant à ses élèves.

Alexandre Grothendieck, finalement, ne s'inscrit pas en faux contre ses « collègues » Cédric Villani et Laurent Lafforgue, lesquels pouvaient a priori donner l'impression que la recherche de la vérité n'était que souffrance et tracas, et que seule l'intervention d'une puissance quasi-miraculeuse (un dieu, un songe) pouvait dénouer l'issue. Alexandre Grothendieck ne prétend pas qu'il y aurait une méthode douce de parvenir à la vérité, mais il dédramatise. Nous n'irons, de toute façon, que d'erreur en erreur.

7. Les lois du raisonnement - la déduction

Mais que ce soit pour Grothendieck, Villani, ou Lafforgue, les règles du jeu sont les mêmes : il faut chercher, chercher, chercher, et ce n'est pas facile.

C'est le cas notamment car les mathématiques possèdent leurs propres règles. Rappelons-le, chercher la vérité, chercher l'inconnue de l'équation « 7 + ? = 12 », chercher qui est l'auteur du crime, exige de suivre des règles bien précises. Aucun jury n'accepterait de condamner - et avec raison - un accusé pour lequel la preuve de sa culpabilité n'aurait pas été établie selon les règles de l'art. Il y a un art. Il y a des règles.

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Les règles du raisonnement mathématique sont très bien rappelées dans le document d'accompagnement « cycle 4 » rédigé par le groupe mathématique de l'enseignement général, dont voici quelques extraits dont certains mots ont été soulignés volontairement :

« Chacune des étapes de résolution d'un problème (compréhension de l'énoncé et de la consigne, recherche, production et rédaction d'une solution) fait appel au

raisonnement, processus mental permettant d'effectuer des inférences.

Rappelons qu'une inférence est une opération mentale par laquelle on accepte qu'une proposition soit vraie en vertu de sa liaison avec d'autres propositions.

Les phases de recherche, de production et de rédaction de preuve font appel à des raisonnements de différentes natures.

Les raisonnements inductifs et abductifs, essentiellement mis en oeuvre dans la phase de recherche, permettent d'aboutir à l'émission de conjectures qu'il s'agira ensuite de valider ou d'invalider. Si la production d'un contre-exemple suffit à invalider une conjecture, sa validation repose sur une démonstration, moyen mathématique d'accès à la vérité.

On rappelle que « démontrer », c'est « donner à voir » les différentes étapes d'une preuve par la présentation, rédigée sous forme déductive, des liens logiques qui la sous-tendent.

Le raisonnement inductif consiste à généraliser une propriété observée sur des cas particuliers. Il fonctionne selon le schéma suivant : constatant sur des exemples que, lorsque A est vraie, alors B est vraie, on émet la conjecture que (A implique B) est vraie.

Le raisonnement abductif consiste à présumer une cause plausible d'un résultat observé. Il fonctionne selon le schéma suivant : pour démontrer que B est vraie, sachant que (A implique B) est vraie, on va démontrer que A est vraie. Le raisonnement abductif est notamment utilisé sous forme d'une analyse remontante, encore appelé chaînage arrière, qui consiste, à partir du résultat que l'on veut

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démontrer, à repérer une ou plusieurs propriétés (conditions suffisantes) qui, si elle(s) étaient établie(s), permettrai(en)t d'atteindre le résultat par application d'un théorème identifié. On substitue alors momentanément au problème de départ un (ou plusieurs) nouveau(x) problème(s) consistant à établir ces conditions intermédiaires.

[La démonstration] fait appel au raisonnement déductif qui (entre autres) s'appuie sur :

- la déduction proprement dite (ou règle de détachement ou modus ponens), qui fonctionne selon le schéma suivant : sachant que (A implique B) est vraie et que A est vraie, on conclut que B est vraie. Le premier pas d'une déduction consiste à reconnaître une situation de référence A (une configuration géométrique, une situation de proportionnalité, une propriété de nombres, etc.) ,
· le second consiste à appliquer le théorème qui stipule que (A implique B) ,
·

- la disjonction de cas, qui fonctionne selon le schéma suivant : pour montrer que (A implique B), on sépare l'hypothèse A de départ en différents cas recouvrant toutes les possibilités et on montre que l'implication est vraie dans chacun des cas

,
·

- Le raisonnement par l'absurde (reductio ad absurbum) qui fonctionne selon le schéma suivant : pour montrer que A est vraie, on suppose qu'elle est fausse et par déduction on aboutit à une absurdité. »

Telles sont, ci-dessous, les règles universelles et éternelles du raisonnement. Aucun des mathématiciens précités n'entend s'en émanciper.

Lors de ses conférences, Cédric Villani commence d'ailleurs souvent par évoquer le cas célèbre des zéros alignés de la fonction zêta de Riemann.

Il s'agit d'une fonction holomorphe dont la variable est souvent notée s, avec Ré(s) >1 (pour

assurer la convergence) et définie par ò(s) = ? 1

??=1 ????

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À son sujet, Cédric Villani rappelle la chose suivante :

« (...) Un physicien qui vérifie une théorie mille fois dans mille situations différentes considérera qu'il a là une preuve de sa théorie. Pour un mathématicien, ce n'est pas une preuve, c'est un faisceau d'indices. On aura beau accumuler les indices, la preuve ne pourra être considérée comme telle que si elle se ramène à un raisonnement déductif, fondé uniquement sur la logique.

Pour illustrer cette singularité de notre discipline, je cite souvent le cas du plus célèbre de tous les problèmes mathématiques non résolus : l'hypothèse de Riemann. Elle dit que, dans un plan, une certaine fonction - appelée fonction zêta de Riemann - s'annule une infinité de fois en des points qui sont tous alignés sur la même droite verticale ; quiconque parviendra à démontrer cette hypothèse, qui a d'importantes conséquences dans différents domaines des sciences, deviendra instantanément le mathématicien, ou la mathématicienne, le plus révéré du siècle. Cette hypothèse, on l'a vérifiée expérimentalement par des calculs informatiques de centaines de milliards de points d'annulation. Et ils sont tous alignés ! Pourtant, pour un matheux, ce n'est toujours pas une preuve, juste un faisceau d'indices ».

Ainsi, le seul raisonnement valable est bel et bien le raisonnement déductif. Il n'y a pas de raccourci possible, pas de magie.

Et, comme si cela n'était pas suffisamment clair, Cédric Villani aime à préciser :

« Il existe cette partie expérimentale en physique mais également une partie théorique. Pour autant, on la distingue de ce que font les mathématiciens. Ceux-ci ont une rigueur que n'ont pas les physiciens, parce qu'ils vont jusqu'au bout du raisonnement, parfois à l'extrême ».

Ainsi, nous voilà prévenus. Le raisonnement mathématique est déductif et rien d'autre, et cela nous oblige à une « rigueur extrême ». Les mathématiques seraient donc la discipline des

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« extrémistes » ! Fort heureusement, il ne s'agit que de manier des concepts, le mathématicien ne travaillant pas sur le réel, mais sur des objets qui ne sont que des constructions intellectuelles.

Cette rigueur extrême avait d'ailleurs été rappelée à Alexandre Grothendieck par son maître Jean Dieudonné, lors de leur rencontre. Alexandre Grothendieck étant d'un naturel solitaire, il avait démontré un résultat sans s'apercevoir que celui-ci avait déjà été démontré auparavant.

« La rencontre commence par une mise au point : on ne refait pas ce qui a été fait. En maths, c'est stupide. »

Les propos sont durs, mais ils sont logiquement imparables.

8. Est-il facile de raisonner ?

Pour nourrir encore cette image des mathématiques comme étant une discipline austère régie par des normes logiques immuables et implacables, il est intéressant de prendre connaissance de ces propose de Cédric Villani :

« Question : Vous avez un jour opposé les mathématiques et la littérature, en affirmant que celle-ci faisait l'objet d'une préférence a priori parce qu'elle était plus naturelle que les mathématiques. Ne peut-on pas supposer qu'il y ait quelque chose qui, en nous, soit naturellement sensible aux objets mathématiques ?

Réponse : L'idée que l'on a, dès la naissance, des connaissances, même techniques, sans le savoir et que l'éducation vise à les révéler est très ancienne : on la retrouve chez Socrate ou Platon. Personnellement, je n'y crois guère. Il y a certes un fond de réalité derrière, à savoir que l'on peut être plus ou moins sensible à certaines symétries, à certains ordres, à l'abstrait. Mais je maintiens qu'il y a une différence majeure entre ce qui est fondé sur la parole, que tout le monde apprend à maîtriser, et ce qui repose sur un savoir-faire mathématique. Parler est une activité naturelle depuis des dizaines voire des centaines de milliers d'années. La mathématique, au contraire, a longtemps été réservée à une élite et ce n'est que

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depuis deux cents ans que tout le monde est exposé au raisonnement abstrait ; cela n'a pas eu le temps de se mettre en place dans nos gènes et notre culture. »

Ces propos ont une portée qui ne peut laisser indifférent un enseignant.

Un terme est fréquemment apparu dans notre système scolaire : celui d'exposition. On parlait jusqu'à présent d'exposition au soleil, d'exposition à des risques. On évoque à présent, notamment dans l'enseignement des langues étrangères, la nécessité d'exposer les élèves à ces langues. C'est ainsi que, désormais, un cours d'anglais se déroule intégralement en anglais, de l'entrée en classe jusqu'à la sortie. Ainsi exposés à cette langue, les élèves acquerront des compétences. Il semble bien qu'une telle pratique porte ses fruits. Autrefois, une telle exposition était réduite à la venue de l'assistant de langues durant le cours. Le reste du temps, le cours se déroulait alternativement en français et en anglais. L'exposition se rapproche ainsi de l'immersion. Une telle pédagogie se pratique également dans l'enseignement de l'informatique, notamment dans les écoles d'ingénieur. Les premières semaines sont souvent baptisées la « piscine » au sens où les étudiants sont directement plongés dans un problème à résoudre, sans cours théorique préalable, sans aide, exceptée celle que peut leur procurer leurs camarades. Et, in fine, ils s'en sortent et savent, peu ou prou, nager. Ce n'est qu'ensuite que les savoirs théoriques seront posés. Tout ceci se rapproche également des méthodes pédagogiques dites de « classe inversée », qui suscitent actuellement une controverse dans les milieux pédagogiques, controverse portant sur leur caractère éventuellement discriminant sur le plan social.

Ce tableau étant brossé, analysons ce que dit Villani. Pour lui, la méthode de l'exposition ne s'applique pas aux mathématiques. Ceux-ci sont « contre nature », ils ne sont pas « dans nos gènes ». Dès lors, s'exposer aux mathématiques comme on humerait un parfum ne produirait aucun effet. Seul l'enseignement explicite des mathématiques, et du raisonnement déductif, avec ses règles strictes, peut conduire un élève à acquérir des compétences en mathématiques.

Laurent Lafforgue n'est guère plus optimiste :

« Quand on fait des mathématiques, on oublie le monde et on s'oublie soi-même. Il est vrai que c'est une expérience assez profonde, ce qui explique peut-être pourquoi beaucoup de personnes sont réfractaires aux mathématiques. Des personnes peuvent répugner ou refuser complètement ce type d'expérience, même

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au niveau le plus élémentaire, à l'école primaire. Si on nous demande de réfléchir à quelque chose, brusquement nous ne pensons plus qu'au problème qui est devant nous, et nous oublions tout le reste. Nous sommes habitués à cela, mais ça n'est pas du tout une expérience anodine. »

Nous voici prévenus. Non seulement (cf Villani), les mathématiques ne s'acquièrent pas par simple exposition, mais en outre (cf Lafforgue) il ne faut pas se cacher que beaucoup de gens sont hermétiques aux mathématiques !

Pour ma part, je nuancerais cette dernière affirmation, et je la reformulerais d'une autre façon. Il est exact que rares sont les personnes qui spontanément sont attirées, aspirées vers cet univers si particulier qu'est le monde des mathématiques. Ces personnes-là, on les reconnaît, ce sont les futurs mathématiciens. C'est vrai qu'ils ne sont pas nombreux. En revanche je postule, et même, je soutiens, que toute personne, quelle que soit son âge, son origine, son sexe, son niveau socio-culturel, peut avoir accès aux mathématiques et y éprouver un certain plaisir.

9. La recherche obstinée de la preuve logique : une spécificité française ?

À ce stade de notre raisonnement, on pourrait s'interroger si cette manière de présenter les mathématiques d'une façon quasi-sacralisée ne serait pas une spécificité française.

Chaque pays possède son histoire.

En Angleterre, sont apparus très tôt (vers le 17ème siècle) des contre-pouvoirs, qui ont conduit à une gouvernance « balancée », équilibrée, entre d'un côté, un parlement au départ composé d'aristocrates et de bourgeois, et, d'autre part, un roi, qui régnait mais ne gouvernait pas : « a king in parliament »

Au même moment, en France, c'est un cheminement inverse qui était suivi. Dans un souci d'efficacité, de rationalité (et l'on y revient : rationnel = raison = raisonnement), les rois se sont efforcés (avec succès) de faire disparaître tout contre-pouvoir aristocratique, en créant une monarchie absolue, c'est-à-dire une monarchie administrative, qui avait pour but de créer un Etat uniforme, où partout, selon un système bien organisé (bien « cartésien », pourrions-nous

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dire), et à l'intérieur d'un périmètre matérialisé par les constructions de Vauban, les règles étaient les mêmes. Par la suite, la révolution, puis l'empire napoléonien (qui a fondé l'ossature de notre pays actuel) ont poursuivi cette oeuvre conduisant à un Etat indivisible.

Ceci a une conséquence pour notre problème de raisonnement. Nous avons commencé par poser le fait qu'un raisonnement naissait d'une énigme qu'il s'agirait de percer. Cela signifie qu'il fallait, pour trouver la Vérité, naturellement unique, mener une enquête. Il s'agit là d'une démarche inquisitoire (inquisitoire, enquête).

En France, en application directe de la construction administrative d'un Etat avec ses fonctionnaires, notre système de justice repose sur la procédure inquisitoire. Un crime est commis, un juge est nommé, et il doit conduire une enquête, à charge, comme à décharge. Il doit s'efforcer, sans se faire influencer par aucune partie, par aucun avocat, par aucun contexte, de trouver la Vérité. C'est cela la procédure inquisitoire.

Dans les pays anglo-saxons, en raison de leur histoire (autrefois, c'était au parlement de rendre la justice en entendant les arguments des protagonistes), la justice fonctionne sur le mode du contradictoire. Ce n'est pas du tout pareil. Un tel système - et cela est d'ailleurs visible dans les séries américaines - fonctionne de la manière suivante. Le juge entend les avocats de chacune des parties, puis il tranche. Cela reproduit exactement le système anglais du 17ème siècle, avec le parlement souverain en matière de justice. Dès lors, ce qui compte, ce n'est pas tant la vérité que la qualité de l'argumentation. Dans le système du contradictoire, la vérité apparaît comme désacralisée, comme dépendant de la qualité des avocats, ou de l'humeur du juge. Bref, la liberté apparait comme dépendante des hommes.

Les mathématiques sont naturellement universelles, et les règles du raisonnement également. Toutefois, il serait intéressant de se demander si des mathématiciens anglais valideraient les propos de Villani et Lafforgue, c'est-à-dire qu'il serait intéressant de se pencher sur leur rapport à cette discipline.

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II. Constats - hypothèses

Après avoir expliqué dans la partie précédente ce qu'est le raisonnement mathématique, les perceptions que peuvent en avoir des mathématiciens de renommée mondiale, je vais essayer de montrer quels sont les constats que j'ai opérés lors de mes débuts dans le métier de stagiaire (j'avais été auparavant professeur contractuel) et les hypothèses que j'ai émises.

1. Difficultés de l'élève, du professeur

Ainsi que je l'ai expliqué précédemment, si les mathématiques sont une discipline qui anime des objets sans existence réelle, l'enseignement des mathématiques est, quant à lui, pleinement immergé dans un monde réel : de vrais élèves, un vrai enseignant, un vrai cadre matériel, de vraies difficultés, de vraies résistances, et aussi de vraies dynamiques.

L'enseignement n'est donc pas un acte désincarné. Si cela avait été le cas, ce métier ne m'aurait pas intéressé. Les quelques difficultés que j'ai éprouvées à initier mes élèves au raisonnement mathématique ont formé un écart, un espace, entre l'enseignement idéal, et l'enseignement réel. C'est dans cet écart, dans cet espace, et avec le temps et la chance que m'offrait cette année de formation en alternance, que j'ai construit ma réflexion.

D'où venaient les difficultés ? Des élèves, sans doute, mais très certainement aussi de moi.

2. Chacun a son histoire.

Il convient donc, sans écrire ici mon autobiographie, que je résume en quelques lignes mon parcours.

Je suis né au Maroc, berbérophone, puis arabophone, puis, francophone durant mes études. Tout ceci a son importance. J'ai expliqué à la fin de la partie précédente, en quoi il était bien possible que les propos des mathématiciens français, dans leur manière de sacraliser le raisonnement, la vérité, et, peu ou prou, de présenter les mathématiques comme une discipline réservée aux initiés, étaient dûs à l'histoire de France.

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Je suis né au Maroc, disais-je, c'est-à-dire dans un pays qui a subi la double influence arabe et française. Tout ceci n'est pas neutre. Ce sont les arabes - les exemples illustres abondent - qui furent parmi les premiers à conceptualiser les mathématiques, et, donc, (tout acte de conceptualisation conduisant inéluctablement à un gain en prestige) à « consacrer » cette discipline, la faisant passer d'une matière utilitaire, à un ensemble ordonné de savoirs théoriques. Sont venus ensuite les Français, dont je viens de montrer que leur histoire les avait conduits, eux aussi, à sacraliser les mathématiques, mais ce n'est pas tout. Il ne faut pas oublier que le savoir mathématique en France, tel qu'il est apparu au milieu du moyen-âge, a puisé ses sources dans les traductions de textes grecs et arabes, réalisés en Espagne et en Sicile par des savants chrétiens, juifs et musulmans, qui oeuvraient en totale intelligence.

Tout ceci a donc conduit, d'une façon tout à fait logique et cohérente à orienter la formation que j'ai moi-même reçue, et donc à influencer l'enseignant que je suis devenu.

Lorsque j'avais été inspecté la première fois en 2016, mon inspecteur, lors de l'entretien qui avait suivi l'observation en classe, apprenant que je venais du Maroc, m'avait dit : « Ah, vous êtes issu de la grande école mathématique marocaine. ». Comme je lui faisais part de mon étonnement, il m'a expliqué que, lorsqu'il était étudiant, il côtoyait des étudiants issus des pays du Maghreb et qu'il était impressionné par la rigueur et la pureté de leurs mathématiques. Pour lui, il existait donc une « grande école marocaine de mathématiques, une grande école algérienne de mathématiques, une grande école tunisienne de mathématiques ».

Je ne sais pas s'il avait raison mais, ce qui est certain, c'est que, pour moi, mes professeurs de mathématiques étaient de « grands professeurs ». Je les admirais. Tout ce qu'ils écrivaient au tableau était pour moi comme des écrits sacrés.

3. Raisonnement = rigueur + connaissance de son cours ?

Venons-en au raisonnement. Pour moi, les mathématiques se réduisaient à la formule : « mathématiques = calcul + raisonnement ». Et, des deux termes de la somme, c'était le raisonnement qui était le plus noble. Le plus noble, mais le plus dur. Je ne me sentais pas digne de tenter un raisonnement par moi-même s'il ne m'avait pas été préalablement exposé par mon enseignant. J'aurais eu l'impression d'un acte sacrilège. Oser, tenter, se tromper, essayer de

nouveau, tâtonner, (autant de démarches qui figurent pourtant dans le document d'accompagnement relatif à la compétence raisonner) me semblait inconcevable. Pour moi, c'était la perfection ou rien. La perfection, c'était mon enseignant. Mon rôle d'élève, pour moi, se limitait à reproduire le raisonnement écrit, parfait, pur, de mon enseignant. C'était ainsi, c'était une autre époque. Mes professeurs étaient excellents, bienveillants, je leur dois de m'avoir transmis de belles mathématiques et d'avoir allumé en moi la flamme qui m'a poussé à étudier les mathématiques après le bac et à vouloir les enseigner. Sans doute eux-aussi avaient-ils eu de tels enseignants. Le système se perpétuait.

C'est en rencontrant sur ma route des élèves en difficulté que je me suis posé des questions. Oui, je savais les maths, mais savais-je comprendre les difficultés de ceux qui ne les comprenaient pas ? À vrai dire, j'étais en difficulté face aux difficultés. Je ne parvenais pas à comprendre ce qu'ils ne comprenaient pas.

C'est alors qu'il m'a fallu faire ce travail de distanciation avec moi-même. Pour cela, mes professeurs ne m'avaient pas nécessairement aidé. Cependant, une fois encore, je ne leur en tiens nul grief.

À cette époque, mon raisonnement sur le raisonnement était le suivant : - Raisonnement = déductions logiques

- déductions logiques = savoir son cours + rigueur logique.

Donc : savoir son cours + rigueur logique = raisonnement logique réussi. CQFD.

4. Et l'induction ?

Cependant, chacun le sait, la réalité est plus complexe. C'est en puisant à nouveau dans les propos des illustres mathématiciens précités que je peux trouver quelques pistes de solution.

Relisons Cédric Villani, qui lui-même invoque Henri Poincaré :

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« Question : Quelle est la part des indices dans le raisonnement ?

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Réponse : Énorme. Si le but en mathématique est de produire une preuve au sens déductif, la démarche est très souvent inductive. On va s'appuyer sur les indices, sur l'expérience, sur le flair, pour avoir l'intuition de là où il faut chercher. On passe notre temps à raisonner par analogie, à observer des simulations numériques, à rêver à l'existence d'une connexion élégante... Toutes sortes de choses qui n'ont pas leur place dans le résultat final mais qui sont capitales pour y arriver. Henri Poincaré l'a résumé avec une formule lapidaire : « C'est par la logique que nous prouvons et c'est par l'intuition que nous découvrons. » »

La phrase soulignée est essentielle, car elle parvient à concilier le mathématicien et le pédagogue, le logicien et le clinicien.

Comme beaucoup d'élèves, j'ai été formé à l'idée que le raisonnement inductif en mathématiques était inopérant. Cela est logiquement exact, c'est ce qu'explique Cédric Villani avec l'exemple de la fonction zêta de Riemann. « Une hirondelle ne fait pas le printemps », dit-on, afin de se garder de généralisation hâtive, mais les mathématiciens vont plus loin : cent, mille, et même mille milliards d'hirondelles ne font pas et ne feront jamais le printemps. Ce sont des indices, rien de plus. En mathématiques, un indice ne vaut rien. Prétendre le contraire serait une hérésie. Fort heureusement, Henri Poincaré ne dit pas le contraire, puisqu'il commence par rappeler que « c'est par la logique que nous prouvons », signifiant par cela que seul le raisonnement déductif nous permet d'accéder à la vérité.

Nous voici rassurés, pense le logicien, mais Henri Poincaré ne s'arrête pas là. Il soutient que c'est par l'intuition que nous découvrons. Ainsi, si le raisonnement inductif ne vaut rien sur le plan logique, il est absolument central sur le plan cognitif. C'est lui le moteur de notre intelligence.

Cette fois, le pédagogue clinicien acquiesce. En effet, dans la vraie vie, la vie réelle, c'est-à-dire, en dehors de ce monde imaginaire que sont les mathématiques, comment agissons-nous, comment décidons-nous si ce n'est par le raisonnement inductif ?

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Le raisonnement inductif, c'est celui du médecin de famille, qui, observant une personne, et confrontant ses perceptions, ses relevés, avec des expériences antérieures, avec ses savoirs livresques, va pencher pour tel ou tel diagnostic, et donc pour tel ou tel traitement.

Mais le raisonnement inductif, c'est celui du garagiste, qui, écoutant son client lui raconter que sa voiture possède tel symptôme, tel bruit, telle faiblesse, pose deux ou trois questions bien pesées et en déduit que c'est le biellette qui est défaillante, ou tel boitier électronique qui est sans doute oxydé.

Le médecin qui étudie les résultats biologiques d'un patient sans le regarder, le garagiste qui pose des dizaines de capteurs sur une voiture, sont sans aucun doute compétents, mais s'il n'y a pas ce regard clinique, cela vaut moins. Avec leurs appareils, ils entendent s'émanciper du raisonnement inductif. Les voici qui veulent jouer au logicien et prétendre prouver avec la certitude du mathématicien que la raison du dysfonctionnement provient d'un dérèglement de tel ou tel organe, de telle ou telle pièce. C'est une illusion : dans la vie réelle, la certitude n'existe pas. Dans la vie réelle, le raisonnement déductif ne vaut rien ; tout comme dans la vie mathématique où c'est le raisonnement inductif qui ne vaut rien.

Ceci me rappelle une phrase d'un de mes enseignants à l'université. Ne dédaignant pas aller à rebours des opinions communément admises, il nous avait demandé quelles étaient, selon nous, les qualités requises pour faire des mathématiques. Certains de donner la réponse, qui, non seulement était la « réponse attendue », mais également la « bonne » réponse, c'est-à-dire la « vraie » réponse, nous avons presque tous répondu que cette qualité était la rigueur. Et c'est alors qu'il haussa les épaules : « soyez rigoureux si vous voulez, mais cela ne vous avancera à rien. Ce qui fait avancer un mathématicien, c'est l'intuition ».

Et c'est en lisant cette phrase de Poincaré que revient en moi le souvenir de ce professeur d'université original. Il avait raison : la rigueur, certes ; la rigueur, bien-sûr, mais la rigueur sans l'intuition, à quoi bon... Ceci rappelle aussi cette phrase de Charles Péguy : « leurs mains sont pures, mais ils n'ont pas de main ».

Et de fait, tout enseignant sait que si, sur le plan didactique et pédagogique, il se focalise, il s'acharne, sur l'impérieuse rigueur, il recueillera des copies sans erreur, mais des copies presque vides, comme stériles.

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5. Être attentif au réel

Même Laurent Lafforgue, pourtant peu suspect d'être enclin à brader la pureté mathématique, souligne la nécessité d'adopter cette approche clinique, à l'écoute du réel, à l'instar du médecin qui, avec son stéthoscope, est à l'écoute du corps et de l'âme .

« L'attention au réel.

L'attention est un des thèmes essentiels de Simone Weil, qui justement était hyper intellectuelle et en même temps complètement habitée par le souci du réel. Et pour elle, il n'y avait pas de méthode générale pour saisir le réel. C'était d'abord et avant tout une question d'attitude : être attentif.

Elle raconte que pendant l'adolescence, le talent extraordinaire de son frère, de trois ans son aîné, pour qui tout était facile, la désespérait : elle en avait conclu que la porte de la Vérité lui serait pour toujours interdite. Cela la plongeait dans un désespoir total. Elle dit même que la tentation du suicide l'a effleurée, parce qu'elle ne se trouvait pas assez douée. Elle a pu sortir de son désespoir en se rendant compte que les dons importent peu : l'essentiel est d'être attentif. À partir de ce moment-là, la Vérité se laisse toucher par nous. »

On notera cette description très fine de l'attitude de Simone Weil, à partir de laquelle on peut émettre l'hypothèse suivante.

Dans un premier temps, Simone Weil a peut-être tenté d'aborder les problèmes en employant la méthode « Lafforgue », énoncée précédemment, et qui consistait à se « casser la tête » contre la dureté du problème. Une telle méthode peut avoir ses limites. Soit, et cela est à espérer, le problème cède, la digue s'effondre, et l'on peut ainsi accéder à la Vérité. Soit le problème résiste, et l'assaillant en retire une impression d'impuissance, sans compter qu'il s'abîme. Comme le dit la sagesse chinoise : rien ne sert de jeter un oeuf contre une pierre. Alors Simone Weil adopte une autre attitude, en apparence plus passive, moins offensive, plus contemplative, mais une contemplation active cependant : elle ouvre ses sens et devient attentive, laissant la Vérité l'approcher. Ce n'est plus elle qui part frontalement à l'assaut de la Vérité mais c'est la

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Vérité qui vient à elle. Cela ne se produit que parce que Simone Weil a adopté une attitude d'attente active, d'espérance.

6. Induire pour déduire : le rôle des images

Avec mes élèves, je me suis donc appuyé sur la méthode « Poincaré » : utiliser l'induction pour parvenir à la déduction. Cela implique une évolution intérieure. S'autoriser et autoriser à se laisser aller à l'induction. Autoriser l'induction, c'est-à-dire la mobilisation de toute l'activité cognitive humaine, avec ses sensations, ses espoirs et ses représentations.

C'est donc en adoptant une approche clinique avec mes élèves - c'est-à-dire partir du problème tel qu'il se montre à eux, tel qu'ils le ressentent - que j'en suis venu, conforté par les grands mathématiciens eux-mêmes, à les persuader de l'efficacité de cette approche. Agissant ainsi, j'ai lâché la bride, lâché les rênes, permettant les plus grands élans intuitifs et créatifs.

Les nouveaux convertis étant cependant souvent trop fougueux, il convenait de poser quelques repères, quelques balises afin que les forces jaillissantes de l'intuition libérée ne nous conduisent pas n'importe où, jusqu'à l'abîme ou jusqu'à l'errance.

Je me suis donc intéressé au fonctionnement cognitif de l'intuition, et aux images qui sont mobilisées. Je l'ai indiqué plusieurs fois : les mathématiques ne sont pas la réalité. Le monde mathématique est peuplé d'objets qui ne sont que des constructions théoriques, des concepts. Il est dès lors théoriquement possible et logiquement incontestable de résoudre un problème de géométrie sans avoir recours à la moindre représentation.

Pourtant, ce n'est pas ainsi que les mathématiciens cheminent : plus les domaines dans lesquels ils s'aventurent sont abstraits, plus ils imaginent, plus ils symbolisent, plus ils représentent.

C'est d'ailleurs quelque chose de merveilleux. Si deux mathématiciens parlent entre eux d'une notion, par exemple la continuité uniforme, chacun d'eux aura en tête une image, une sensation qui l'aidera à développer son argumentation. Il est improbable que leurs représentations respectives soient les mêmes, tellement ce genre de représentation est en lien avec l'intimité de soi-même. Pourtant cela ne les gênera nullement pour réfléchir ensemble et cheminer ensemble.

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Tous deux se promènent sur la route de la vérité. Pour l'un, elle a le visage d'une maison, pour l'autre, le visage d'un cerf ou l'odeur d'un parfum, mais ce n'est pas grave. Ils avancent, ils cheminent, et font avancer la recherche mathématique.

Cette notion d'image, de représentation, de symbolisation accompagne les mathématiciens. Nous avions précédemment cité le passage de Alexandre Grothendieck dans lequel il évoque « cette image-là », pour désigner ce qu'il croit être la vérité et qui s'avèrera être une fausse vérité.

Laurent Lafforgue professe quant à lui que :

« Tout ce que nous voyons, tout ce que nous percevons du monde, nous le percevons à travers des représentations ».

Quant à Villani, il déclare que :

« Bien qu'un raisonnement mathématique soit parfaitement vérifiable, car fait d'étapes simples qui s'enchaînent logiquement les unes après les autres, le cerveau humain, donc celui d'un mathématicien aussi, a besoin de comprendre en termes d'idées, d'images, d'analogies, d'émotions, de rapports et de relations »

De cette citation on retiendra que, même s'il travaille sur un monde non-réel, le mathématicien, lui, est un être humain réel qui, comme tout être humain dispose d'un cerveau dont le fonctionnement, semblable à celui de tout un chacun, fonctionne par images, analogies, émotions, rapprochements. Ainsi, au détour d'une phrase, on est rassuré : le mathématicien est un être humain de réalité...

C'est en avançant sur les images que l'on avance dans les mathématiques, comme le relate ce très beau témoignage d'un mathématicien au sujet de Alexandre Grothendieck :

« Imaginez trente spécialistes décortiquant, centimètre par centimètre, des tableaux dont on sent qu'ils ont des points communs, sans pouvoir l'affirmer avec certitude. Personne ne connaît mieux qu'eux chacune des oeuvres, mais personne ne parvient à les mettre d'accord. Que faut-il y voir ? Grothendieck, lui, se recule à vingt ou

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trente mètres quand les spécialistes avaient le nez collé au tableau. Il va changer de point de vue, se mettre à vingt mètres et découvrir que les trente tableaux ont un seul auteur, Claude Monet, et comme modèle unique la cathédrale de Rouen. Il a vu et montré ce que les autres ne voyaient pas. »

Seul le bon mathématicien verra la Cathédrale... Témoignage touchant et signifiant quand on sait que Alexandre Grothendieck, a souvent été considéré, avec la géométrie algébrique, comme le père d'une « cathédrale conceptuelle ».

7. La simplicité enfantine

Pour tout mathématicien, et même pour tout « matheux », la notion d'image est centrale. Mais peut-être est-ce Alexandre Grothendieck qui en parle le mieux, dans ce long texte cité par Alain Connes lors d'un débat avec le compositeur moderne, décédé il y a peu, Pierre Boulez :

« La clarification progressive des notions de définition, d'énoncé, de démonstration, de théorie mathématique, a été très salutaire. Elle nous a fait prendre conscience de toute la puissance des outils, d'une simplicité enfantine pourtant, dont nous disposons pour formuler avec une précision parfaite cela même qui pouvait sembler informulable - par la seule vertu d'un usage suffisamment rigoureux du langage courant, à peu de choses près. S'il y a une chose qui m'a fasciné dans les mathématiques depuis mon enfance, c'est justement cette puissance à cerner par des mots, et à exprimer de façon parfaite, l'essence de telles choses mathématiques qui au premier abord se présentent sous une forme si élusive, ou si mystérieuse, qu'elles paraissent au-delà des mots... »

Concernant cette « simplicité enfantine », qui peut étonner quiconque s'est déjà penché sur la géométrie algébrique de Alexandre Grothendieck, Alain Connes précise et prolonge :

« En effet, les concepts mathématiques, il ne faut pas en voir peur. En général, ils ont une version enfantine et cette version est souvent plus proche de la réalité qu'une version plus élaborée ».

Il exprime ainsi une conviction qui me semble très juste. Il est inutile de complexifier ce qui est simple. En mathématiques, les mots parlent souvent d'eux-mêmes, ils ne sont pas choisis au hasard : qu'est-ce qu'un « reste » dans une division « euclidienne », si ce n'est ce qui reste quand on a fait tourner la roue du quotient autant de fois qu'il était possible de le faire... Qu'est-ce qu'un « antécédent », si ce n'est celui qui est avant ? Qu'est-ce qu'une « image » si ce n'est l'objet que l'on projette ?

III. Expérimentation et tentatives de remédiation

1. Point d'arrivée - point de départ Des parties précédentes, il est ressorti :

- que les mathématiques, notamment en France, ont souvent été considérées comme n'étant pas accessibles à tous, mais réservées à ceux qui auraient reçu un don,

- qu'au sein des mathématiques, l'activité du raisonnement apparaît comme étant la plus noble, et de ce fait réservée à l'élite de l'élite,

- que cette activité de raisonnement qui consiste à rechercher une Vérité préexistante, unique, peut, dans nos représentations, être perçue comme une quête du graal, aussi difficile à réaliser que l'ascension de l'Everest, ce qui accentue encore l'image d'une discipline mathématique, qui, non seulement, ne serait pas accessible à tous, mais serait même inaccessible à la quasi-totalité des personnes,

- et que, le fait qu'il soit admis qu'à l'issue de cette recherche de vérité, aride et mystérieuse, la découverte de la Vérité procure à son auteur la même joie qu'à celui qui, ayant creusé quarante jours dans l'obscurité perçoit enfin la lumière, ne retire rien à l'image élitiste du raisonnement mathématique,

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- que, de par mon histoire, mon cursus, j'adhère en grande partie aux assertions précitées,

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- que cependant il s'avère que, lorsque l'on est enseignant, on est confronté non pas à un imaginaire élitiste mais à une tâche concrète visant, conformément aux dispositions relatives au droit à l'éducation figurant dans le code de l'éducation, à former non pas une élite mais l'intégralité des élèves qui vous sont confiés, et donc à leur ouvrir à tous la porte du savoir mathématique,

- que le raisonnement occupant une place centrale dans les mathématiques, il serait dès lors inconcevable de priver le moindre élève, au motif d'un imaginaire élitiste, de l'accès à cette compétence majeure,

- que d'ailleurs mon éthique personnelle, celle-là même qui m'a donné envie de devenir professeur, me conduit à ne laisser personne sur le bord du chemin, et à apporter le meilleur à tous,

- que les meilleurs mathématiciens eux-mêmes reconnaissent avoir éprouvé des difficultés en mathématiques,

- et que tous dès lors affirment comme une évidence, que, de même que pour relancer l'économie il convient de desserrer l'étau monétaire, de même, pour relancer l'inventivité humaine, il convient, temporairement, de se délier du postulat selon lequel le déductif est supérieur à l'inductif,

- qu'il est d'ailleurs patent que, toute activité humaine réfléchie part, non pas d'un raisonnement déductif, mais inductif, qu'il s'agit là du sens naturel de la marche,

- que si l'inductif sans le déductif ne veut rien, il est tout autant exact que le déductif dans l'inductif interdit toute fécondité intellectuelle,

- que le cheminement inductif s'appuie sur des images, et qu'il convient dès lors d'autoriser les élèves à induire, à « intuiter », à tenter, à imager, à griffonner, à gribouiller, à crayonner, à oser l'erreur, et que c'est ainsi qu'ils chemineront et donc, in fine qu'ils feront des mathématiques et qu'ainsi j'aurai rempli ma mission de professeur.

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Tel est le corpus théorique qui a nourri mes travaux en classe. Tout ceci étant posé, voici les travaux que j'ai conduits en cette année 2019/20, certes raccourcie par le drame sanitaire que le monde traverse, auprès d'une classe de cinquième.

2. Observation du terrain

Au début de la période de stage (Octobre à Novembre), j'ai remarqué que mes élèves de cinquième éprouvaient des difficultés à déployer un raisonnement, même simple, dans des activités mathématiques élémentaires. Il m'a semblé que les élèves n'étaient pas armés pour développer des raisonnements mathématiques. Il est possible, mais ce n'est qu'une hypothèse, que ces lacunes résultent de la nature de l'enseignement mathématique qui leur a été dispensé à l'école primaire. Ayant pris conscience de cette problématique, j'ai mis en place une stratégie consistant à prendre soin, lorsque je donne un exercice, comme lorsque je le corrige, à faire ressortir les moments où le raisonnement logique est présent, notamment les moments où l'on passe d'une phrase à une autre par déduction.

Voici donc, en lien avec les éléments théoriques précédents, quelques recherches que j'ai conduites, à partir de productions d'élèves, dans le but d'avancer des pistes relatives à ma problématique : « Comment aider les élèves à raisonner, comment leur faire prendre conscience qu'un raisonnement est en jeu ? », sachant que le raisonnement constitue l'une des compétences majeures de l'activité mathématique.

Dans cette perspective, j'ai commencé par poser diverses questions à mes élèves durant la classe. Ayant constaté leur difficulté à mettre en oeuvre un raisonnement valide sans être guidé, j'ai alors mis en place des stratégies leur permettant de surmonter cet obstacle et de parvenir ainsi à venir à bout du problème qui leur était donné. La période de confinement a quelque peu perturbé le déroulement de cette expérience. J'ai pu toutefois commencer à proposer des problèmes ouverts, et j'ai pu observer avec satisfaction que de nombreux élèves parvenaient à identifier là où un raisonnement était nécessaire, puis à traiter cette activité de raisonnement de façon efficace.

Ainsi que je l'ai évoqué précédemment, lorsque j'étais élève, il me semble que mes professeurs ne s'attachaient guère aux questions méthodologiques. Ils délivraient de solides contenus (qui m'ont fait aimer les maths). Ils n'apprenaient cependant pas à apprendre, ils ne donnaient du

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moins peut-être pas assez d'outils pour être autonome dans une recherche, pour prendre des initiatives. Dès lors, comme je l'ai relaté précédemment, pour moi, résoudre un problème consistait à reproduire la méthode qu'avait employée le professeur, à reproduire le chemin qu'il avait suivi, quand bien même un autre chemin aurait existé. Lorsque j'étais confronté à un problème, lorsque je bloquais dans un raisonnement, j'étais en attente de la solution apportée par le professeur, dont j'étais certain qu'elle serait la meilleure, celle qui portait en elle le raisonnement le plus efficace.

Etant devenu à mon tour enseignant, je comprends à présent les difficultés de méthode que peuvent éprouver les élèves. Ces difficultés sont souvent en lien avec leur histoire, leur expérience antérieure. Etablissant une comparaison entre mes élèves actuels et l'élève que j'étais, entre le professeur que je suis, et les professeurs que j'avais, je m'efforce de proposer des pistes, pour que mes élèves puissent par eux-mêmes être en mesure de produire un raisonnement efficace.

Je me suis alors penché en profondeur sur la question de la méthodologie. J'ai pris conscience que le choix de la « méthode » était en soi un enjeu central des apprentissages. J'ai réalisé que la question de la méthode constitue la base d'un raisonnement mathématique. Lancer un élève dans un problème où des raisonnements sont nécessaires, sans l'avoir préalablement outillé en termes de méthodes, est aussi hasardeux que de lancer un individu dans le désert, sans lui donner ni carte ni boussole. La méthode, c'est ce qui nous permet dans un premier temps de savoir d'où nous partons et où nous allons. La méthode donne ensuite le processus pour, utilisant les informations préalablement validées, dérouler un chemin qui nous permettra de parvenir au but et d'afficher le résultat, un peu à la manière d'un algorithme. Les élèves sont d'ailleurs souvent intéressés de savoir que le mot « algorithme », dont l'étymologie est aussi bien grecque qu'arabe se rapproche précisément de la notion de méthode : l'algorithme de fabrication de la pâte à crêpes n'étant rien d'autre que la recette, c'est-à-dire la méthode, qui permet, avec certitude, de réaliser une pâte à crêpes.

Poursuivant ma démarche, j'en suis venu à penser que si je veillais à détailler davantage mes explications, c'est-à-dire que si je prenais le parti de rendre explicite ce que mon discours pouvait contenir d'implicite, cela aiderait les élèves à mieux percevoir les rouages internes d'un raisonnement, à s'en emparer et à être ensuite capables de produire par eux-mêmes de tels raisonnements. La classe de cinquième m'ayant semblé être un niveau où la compétence

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« raisonner, démontrer » est très sollicitée, c'est dans cette classe que j'ai mis en oeuvre mon travail expérimental.

3. Rappel du vocabulaire communément admis

Nous nous appuyons sur les choix opérés par le Groupement National d'Equipes de Recherche en Didactique des Mathématiques sous la direction de N. Balacheff (BALACHEFF Nicolas, DEMONGEOT Marie-Claire, GANDIT Michèle, GARNIER Régine, HILT Dominique, HOUDEBINE Jean, JUHEL Marie-Annick, p.101 « Quelques mots sur les mots ») :

- l'explication se définit par son caractère transmissif : il s'agit de convaincre l'autre de ce que l'on sait déjà être vrai, en exposant la démarche sous-jacente à sa proposition. « [L'explication] est aussi ce discours qui vise à rendre intelligible à un autrui la vérité de la proposition déjà acquise pour le locuteur » (Balacheff p. 101). Elle n'est pas nécessairement constituée d'un enchaînement logico-déductif de propositions.

- la preuve est une explication reconnue comme convaincante et valide par une communauté (en l'occurrence celle de la classe, à la fois côté élèves et enseignant). Elle établit la vérité d'une proposition pour ce groupe, de manière possiblement temporaire ou précaire (e.g. passage de la « justification » argumentée d'une propriété à sa démonstration, d'une année sur l'autre).

- la démonstration est une forme particulière de la preuve, codifiée de manière stricte. Elle consiste en un enchaînement déductif de propositions, permettant d'établir définitivement la valeur de vérité d'une proposition.

- le raisonnement désigne une forme générique d'activité intellectuelle, donnant lieu à la production de propositions nouvelles. Dans le cours de mathématiques, il peut être investi d'un caractère de validation

- l'argumentation est un type de discours destiné à emporter l'adhésion de son destinataire. Il peut y parvenir par des moyens purement rhétoriques voire fallacieux. Dans le cadre du cours de mathématiques, il prend place entre élèves, entre élèves et enseignant et entre enseignant et élèves, et s'inscrit globalement dans une activité de recherche collective. Certaines de ces

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notions se retrouvent dans les cadres institutionnels de l'enseignement. Ainsi les programmes mentionnent-ils « Les activités géométriques pratiquées au cycle 3 s'inscrivent dans la continuité de celles fréquentées au cycle 2. Elles s'en distinguent par une part plus grande accordée au raisonnement et à l'argumentation qui complètent la perception et l'usage des instruments », l'exigence de « démontrer : utiliser un raisonnement logique et des règles établies (propriétés, théorèmes, et formules) pour parvenir à une conclusion » et « fonder et défendre ses jugements en s'appuyant sur des résultats établis et sur sa maîtrise de l'argumentation » au cycle 4, ainsi que « les capacités d'argumentation, de rédaction d'une démonstration et de logique » en seconde générale.

4. Observations en classe : cinquième C

a. Premières observations, premiers questionnements, premières adaptations

En classe de 5ème, lors d'une activité flash j'avais posé le problème suivant au tableau :

^

Consigne : calculer l'angle ??????

.

Lors des séances précédentes, nous avions abordé la question des angles dans un triangle équilatéral. Par ailleurs, j'avais plusieurs fois souligné l'importance du codage, expliquant que celui-ci était porteur de précieuses informations. Malgré tout, il s'est trouvé que plusieurs élèves m'ont posé des questions du type : « comment pouvons-nous calculer cet angle alors que nous ne connaissons aucune mesure ? »

Ces réactions m'ont amené à penser qu'il était possible que les élèves ne soient pas habitués à résoudre un problème dépourvu de données numériques.

Afin que tous puissent accéder au raisonnement contenu dans ce problème, j'ai décidé de segmenter l'exercice en plusieurs sous-questions. Dans un premier temps, j'ai demandé quelle était la nature du triangle ABC. Puis, une fois que tous étaient convaincus qu'il s'agissait d'un triangle équilatéral, j'ai embrayé en demandant ce que cela impliquait quant à la valeur des angles de ce triangle. Et il s'est produit la chose suivante : les élèves ont alors, dans un premier

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temps indiqué que les angles mesuraient 60°, puis, dans la foulée, ils ont repéré une bissectrice et en ont déduit qu'il fallait diviser l'angle par deux. J'avais donné l'impulsion, et les élèves avaient fait le reste.

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Une deuxième observation toujours sur les angles.

Consigne : Le quadrilatère ABCD est un rectangle. Justifier que le triangle CDE est rectangle en E.

 

Cet exercice n'est composé d'aucune question intermédiaire et ne possède aucune indication. Beaucoup d'élèves s'égarent. Même ceux qui ont quelques idées éprouvent de grandes difficultés à coucher par écrit une démonstration claire, faisant nettement apparaître chacune des étapes du raisonnement conduit.

J'ai proposé les remèdes suivants :

4 Tenter de convaincre que l'habitude, que beaucoup ont, de commencer par apporter la répondre à une question puis de poursuivre leur phrase par la conjonction « car » n'était pas optimale. Il est en effet beaucoup plus prudent de commencer par rassembler les preuves avant d'écrire la conclusion. Comme dit le proverbe, il est dangereux de vendre la peau de l'ours que l'on n'a pas encore tué. Agissant ainsi, et malgré la conviction avec laquelle j'exposais mes propos, je sentais que je me heurtais à des résistances, liées souvent à la sécurité que procure toute habitude, mais les élèves m'ont suivi.

4 Inciter les élèves à écrire, même si cela peut leur paraître un rituel inutile, les données ou les hypothèses qui permettent d'appliquer la propriété que l'on souhaite employer. Là encore, certains pensaient au début qu'il s'agissait d'une exigence purement formelle, protocolaire de ma part. À force de persévérance, je suis parvenu à les convaincre que, lorsque l'on écrit, cela amène obligatoirement à s'interroger sur le sens, sur la validité de ce que l'on écrit. L'écrit aide à clarifier sa pensée. C'est d'ailleurs sa plus grande vertu.

4 Inviter les élèves à contrôler pas à pas la validité logique de leur raisonnement. Lorsque l'on fait des mathématiques, le moteur est souvent l'intuition. C'est cela qui donne l'énergie de la recherche. Cela ne dispense néanmoins pas de procéder ensuite à une récapitulation, pour voir si chaque ligne a bien correctement impliqué la ligne suivante.

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b. Une troisième observation : « Gros Dédé »

J'ai proposé le problème bien connu de « Gros Dédé » lors d'une séance à effectif réduit. J'ai été agréablement surpris de la rapidité de raisonnement de nombreux élèves.

?Voici la production de F. une élève de la cinquième C :

 

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? Une autre élève, L. a raisonné ainsi :

Gros Dédé + chien = 145 kg

Gros Dédé+ Petit Francis = 151 kg

Petit Francis + chien Boudin = 42 kg

Petit Francis pèse 6 kg de plus que le chien Boudin car quand Gros Dédé est sur la balance avec

le chien, elle affiche 6 kg de moins que quand Gros Dédé y est avec Petit Francis

Quand le chien et Petit Francis sont sur la balance, elle affiche 42 kg

Etant donné que Petit Francis pèse 6 kg de plus que le chien, on les met de côté et on fait :

(42 - 6) : 2 = 36 : 2

= 18

On rajoute 6 à 18, ce qui donne 24, ce qui fait que Petit Francis pèse 24 kg et le chien 24 - 6 =

18 kg. Gros Dédé et le chien Boudin ensemble pèsent 145 kg

Donc 145 - 18 = 127 kg, le poids de Gros Dédé

Conclusion : Gros Dédé pèse 127 kg, Petit Francis pèse 24 kg, et le chien pèse 18 kg.

J'ai proposé ce problème à la fin de la séquence sur le calcul littéral. Par la suite, j'ai abordé la notion d'équation, mais sans prononcer le mot : j'ai juste évoqué la problématique qui consiste à tester si une égalité de type ax + b = cx + d est vraie pour différentes valeurs de x.

Une chose est certaine, et je ne parviens pas totalement à me l'expliquer, l'exercice du « Gros Dédé » a rencontré un grand succès, au point que les élèves m'en ont redemandé un autre du même type. Une élève, est allée jusqu'à me dire, que le fait, pour elle d'avoir été capable de résoudre le problème, lui avait fait « se sentir intelligente pour la première fois ».

c. Quatrième observation : un classique : démonstration avec les angles alternes-internes

Démontrer que la somme des angles de n'importe quel triangle est de 180 degrés.

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En début d'année, nous avions énoncé la propriété relative à la somme des angles d'un triangle. Cependant, à cette époque, je n'avais pas proposé la démonstration, du fait que nous n'avions pas encore abordé le concept des angles alternes-internes. Maintenant que ces notions ont été abordées, j'ai demandé aux élèves de rédiger la démonstration de la propriété. Les élèves travaillaient par groupes de 3 ou 4.

La démonstration attendue était la suivante :

J'avais délibérément choisi de ne pas faire figurer la droite (DE), parallèle à la droite (AB).

Se trouvant seuls face à un triangle, et ne voyant pas par où « attaquer » la démonstration, certains élèves se sont retrouvés dans l'impasse. Aussi ai-je entendu des observations telles que « Mais Monsieur, nous ne sommes pas des quatrième », « Depuis quand démontre-t-on des propriétés en cinquième ? ».

J'ai donc rajouté la droite (DE).

Cet ajout n'a pas véritablement débloqué la situation. Les élèves ne percevaient pas en quoi cet objet supplémentaire avait un rapport avec le triangle, et donc en quoi cela allait les aider.

J'ai alors évoqué plusieurs mots. D'abord le mot « raisonnement », puis le mot « alternes internes ». Et, cette fois, l'impulsion étant donnée, les élèves se sont majoritairement élancés vers des tentatives de résolution, c'est-à-dire qu'ils étaient en recherche mathématique. Mon objectif était atteint.

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En circulant entre les groupes, j'ai pu constater qu'un réel travail de recherche, certes pas toujours abouti ni toujours bien formalisé, était en marche. Beaucoup d'élèves avaient, de leur propre initiative, employé des codes couleur, ce qui m'a semblé très positif, car bien souvent la couleur facilite la perception du problème et permet donc d'amorcer un raisonnement.

J'ai alors conseillé à mes élèves de remettre leurs idées dans un ordre logique afin de construire une démonstration achevée.

C'est ma tutrice Florence Flury qui m'a conseillé le travail en groupe. C'est la première année que j'emploie cette modalité pédagogique, et je le trouve cela très efficace, à condition naturellement de veiller à constituer des groupes équilibrés, c'est-à-dire des groupes où chaque élève peut apporter sa pierre à l'édifice, sans qu'il n'y ait d'élève « spectateur ».

d. Cinquième observation : démontrer que la médiane coupe un triangle en deux triangles de mêmes aires

Après avoir abordé les hauteurs et les médianes dans la séquence sur les triangles, ainsi que les droites remarquables, je voulais apprécier la capacité des élèves à démontrer une propriété.

Voici le travail, fait en devoir-maison, par L. élève de cinquième C : (page 50)

La production de cette élève est intéressante car elle met en lumière une difficulté, une limite, rencontrée par beaucoup d'élèves. Cette élève éprouvait en effet le besoin de montrer la propriété dans un cas particulier, avec des valeurs numériques. N'osant s'aventurer sur le terrain de l'abstraction, du « cas général », elle restreignait considérablement la portée de sa démonstration, la ramenant en fait à la comparaison de deux valeurs numériques.

J'ai donc répondu à cette élève : « Ta conclusion est exacte pour les triangles que tu as choisis, mais est-ce que ce serait vrai pour n'importe quel triangle ? ». Ce à quoi l'élève m'a répondu : « J'ai toujours l'habitude de prendre des nombres pour calculer des aires, je ne sais pas faire autrement ».

Ceci m'a fait prendre conscience que les difficultés à raisonner peuvent être liées aux difficultés à passer du concret à l'abstrait, du particulier au général.

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e. Sixième observation : un élève a proposé une énigme à la classe

Comment extraire exactement 5 litres à l'aide de 3 seaux ?

Les premières réactions faisaient apparaître une certaine incrédulité :

« Monsieur, ce n'est pas des maths, ça ».

« Mais, c'est impossible, puisqu'il n'y a pas de seau de 5 litres ».

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Puis, certains élèves commençant à émettre des idées, à « attaquer » le problème, la classe entière s'est mise à chercher, et, au final, un élève (l'élève A.) a réussi.

« On remplit le seau de 3 litres on le verse dans celui de 7 litres et on refait la même chose donc on remet 3 litres dans celui de 7 litres ça fait qu'il y a 6 litres dans celui de 7 litres. On remplit ensuite celui de 7 litres avec le sceau de 3 litres ça fait que le seau de 7 litres est rempli et qu'il y a 2 litres dans le seau de 3 litres on les verse dans le seau de 10 litres puis on remplit le seau de 3 litres et on le verse dans le seau de 10 litres ce qui fera 5 litres. »

Je dois avouer que j'ai eu moi-même du mal à trouver la solution.

Mais, sitôt que l'élève A. a eu exposé sa solution, un autre élève s'est exclamé qu'il existait une autre manière d'obtenir 5 litres :

« On remplit le seau de 3 litres, et on le verse dans le seau de 10 litres. On recommence l'opération. Et on la recommence à nouveau. Le seau de 10 litres contient donc 9 litres d'eau. Ensuite on remplit le seau de 3 litres, et on le verse dans celui de 7 litres. Le seau de 7 litres contient donc 3 litres d'eau et 4 litres de vide. C'est alors que l'on prend le seau de 10 litres (qui contient 9 litres d'eau), et que l'on verse à ras bord dans celui de 7 litres. Résultat, il reste dans le seau de 10 litres 9-4=5litres. »

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Conclusion

Raisonner est souvent considéré comme étant la compétence la plus difficile à acquérir en mathématique, au point que l'on a parfois tendance, pour esquiver la difficulté, à ne pas la traiter. Or, c'est une compétence absolument centrale de l'activité mathématique. Si l'on prive donc un élève du raisonnement, on le prive d'un plan entier de l'activité mathématique. Je pense qu'il est important de démystifier l'acte de raisonner. Ce n'est pas une activité élitiste, réservée à une élite. Tout élève peut raisonner, tout élève peut démontrer. Il convient de chercher non pas à ce que l'élève reproduise, comme un modèle absolu, le raisonnement du professeur (une telle démarche a ses limites), mais de chercher à ce que lui-même soit en mesure de produire du raisonnement. Pour cela, il importe de donner aux élèves des méthodes. Le raisonnement est en lui-même une méthode. Il faut donc donner des méthodes agissant sur une méthode. Cela demande parfois d'aller à rebours des croyances, des penchants naturels. Ainsi, il est important que l'élève comprenne qu'il est plus prudent de prouver avant d'affirmer. De même, une intuition ne constitue une preuve que si elle est mise par écrit, et si elle est pas, à pas vérifiée. Ainsi encore, il faut apprendre à l'élève à s'élever au-dessus du cas particulier, et à oser l'abstraction. Ce n'est pas simple, mais cela est stimulant. Les jeunes élèves sont à un âge où l'on aime les défis. Les élèves ne rechignent pas à rester des heures devant un jeu vidéo pour atteindre le niveau suivant. Il n'y a aucune raison qu'ils ne soient pas pris de la même passion pour raisonner, démontrer, prouver, et ainsi parvenir à venir à bout d'une énigme qu'ils jugeaient encore insoluble une heure auparavant et hors de leur portée.

Raisonner peut donc être une activité stimulante, et même amusante. Naturellement, j'ai également rencontré des échecs, des difficultés, et les élèves ont encore souvent des réticences, des blocages, mais j'espère avoir amorcé une autre manière de percevoir mon enseignement des activités comportant du raisonnement. Ce travail m'a conduit à m'interroger sur moi-même, sur ma représentation des mathématiques, en lien avec mon histoire. J'espère ainsi pouvoir poursuivre et bonifier dans les années futures ce début d'expérience enrichissante. Comme dirait le mathématicien Alfred Rényi « Si je suis malheureux, je fais des maths pour devenir heureux. Si je suis heureux, je fais des maths pour le rester.».






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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld