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L'Albanie, histoire de langue(s) : pour une approche sociodidactique de l'enseignement apprentissage du français en contexte universitaire albanais


par Amélie GICQUEL
Université Paris 3 La Sorbonne Nouvelle - Master 2 professionnel Sciences du Langage mention Didactique du Français et des Langues Etrangères 2014
  

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II/ Ecole, éducation et pouvoir

Porcher (2012 : 130) nous dit que « la transformation nécessaire des capitaux culturels ne peut s'accomplir qu'en s'appuyant sur ceux qui existent d'emblée, reçus par héritage, et par lesquels, méthodologiquement (pédagogiquement), il est indispensable de passer pour conduire avec succès un apprentissage nouveau. » C'est donc d'après l'idée qu'il existe une transmission de valeurs culturelles et morales aux futures générations d'un peuple que nous présenterons la manière dont l'école albanaise s'est construite19. Identifier les moyens qui auront permis l'élaboration de cette institution sociale amorcera une meilleure compréhension des représentations sociolinguistiques de nos locuteurs observés vis-à-vis de leur langue maternelle et des langues étrangères.

2.1. Prémices de l'élévation de la société albanaise socialiste

Selon Gouysse (2008 : 98), dans son oeuvre à propos de la façon dont les socialismes nationalistes (ou totalitarismes soviétiques) d'Europe de l'Est se sont construits et ont perduré, l'Albanie aurait difficilement pu échapper à son destin. Le communisme a su s'y installer car les représentants du Parti d'aujourd'hui étaient aussi les libérateurs d'hier (en référence aux forces armées montées par Enver Hoxha et qui libérèrent le pays des Allemands sans l'aide de l'Europe). Rien ni personne n'avait réussi à réunir énergies et moyens suffisants pour libérer ce territoire du joug étranger, cela ne s'était pas produit depuis de nombreuses décennies. L'Albanie totalitaire s'est construite à partir de l'usure de ce peuple, et de tout ce qui l'identifie à cette époque : absence de reconnaissance identitaire et humaine, sociale et historique, et que la souveraineté de ce peuple n'a jamais été reconnue officiellement.

Enver Hoxha, camarade et « oncle » du peuple (selon la terminologie utilisée dans les textes datant de la période communiste) fut rapidement élevé à un rang où la scène politique était à portée de mains. En 1946, il devient président de l'Albanie et occupera sept quinquennats consécutifs, mais dès le début, il diffuse ses idées catégoriquement opposées à l'Occident, au capitalisme et à l'impérialisme, lors de la création des forces armées antifascistes, qui auront repoussé à elles seules l'armée italienne et allemande. Le régime totalitaire dura pendant près de la moitié d'un siècle. Peu à peu, tout ce qui pouvait faire de l'ombre au socialisme révolutionnaire d'Enver Hoxha fut interdit, proscrit et banni : les hôtels de tourisme ouverts aux étrangers n'ont pas de balcon pour ne pas qu'ils se dévoilent aux yeux des Albanais, les rares étrangers que l'on admet sur le sol après examen méticuleux de la

19 Pour une présentation de l'organisation de l'Ecole de l'Albanie socialiste, voir annexe IV.

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raison de leur présence sont irrémédiablement accompagnés de chauffeurs et d'interprètes ; les lieux de culte sont soit rasés, soit vidés de toute représentation religieuse et transformés en gymnases ou en entrepôts de denrées alimentaires ou de matériel militaire ; les particularités sont gommées, lissées et emprisonnées quand on ne se plie pas à la doctrine directement issue de Moscou et du camarade Enver Hoxha (à l'exception des minorités qui obtinrent le droit d'être scolarisés dans leur langue). Sous le régime communiste, 1 Albanais sur 10 connait les prisons politiques et les camps de travail forcé.

Enver Hoxha réveille la conscience meurtrie de ses concitoyens pour les réunir sous le flambeau du renouveau et pour leur engagement fidélisé à renforts de discours interminables et répétitifs à propos du bien-fondé du rassemblement autour d'un même objectif : le développement « révolutionnaire » (ce terme sera trop souvent apparu au cours de mes lectures pour que j'en épargne mon lecteur) de l'Albanie au profit d'une nouvelle société, aux antipodes de ce qu'on aura forcé à faire vivre aux Albanais. L'oeuvre de Jandot, citée maintes fois, éclairera le lecteur désireux de comprendre l'enracinement du communisme en Albanie. Cette idéologie est si fidèlement appliquée et adaptée aux besoins de la société albanaise de l'époque que les pouvoirs soviétiques et communistes d'Asie ne trouvent rien à y redire (ibid. 131). Tito, Khrouchtchev et Mao-Tsédong sont tour à tour dénoncés de traitres à la pensée stalinienne et de révisionniste, et l'Albanie leur tourne successivement le dos jusqu'en 1978 (quand la Chine décide d'interrompre ses aides financières) où elle se retrouve seule, les frontières sont fermées, l'Albanie n'a presque plus aucun contact avec l'extérieur. Les seuls Albanais qui sont autorisés à traverser la frontière sont les plus fidèles au régime que l'on envoie à l'étranger suivre des « stages de spécialisation scientifique ».

Lorsque le peuple est convaincu du bienfondé des principes proposés par le gouvernement, le terrain est prêt à être aménagé. Comme cela a été mentionné auparavant, il s'agit de redonner la certitude au peuple qu'il est souverain et que plus jamais l'Albanie ne revivra de temps difficiles si l'on accepte de suivre scrupuleusement les préceptes promulgués. L'Albanie est prête à tourner la page et à voir apparaître une nouvelle version d'elle-même, à condition que tout se fasse selon les enseignements d'Enver Hoxha et du camarade Staline, lui-même basé sur Engels et Marx. Pour diffuser le modèle du nouvel Albanais, et surtout pour que ce modèle se reproduise et perdure, l'Ecole devient l'institution par laquelle les messages provenant d'en haut sont diffusés et doivent être assimilés. Deux tâches primordiales sont alors fixées par le Parti concernant la forme que revêtira l'école albanaise : la formation des enseignants et leur rôle dans la société ainsi que celle des élèves.

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2.2. L'école au service de la société socialiste

Avant la Première Guerre Mondiale, presque seules les écoles religieuses étaient opératoires en Albanie, l'école publique n'étant que trop peu fréquentée ou même accessible. L'encart républicain puis monarchique du régime d'Ahmet Zogu dans les années 1920 a bien rendu l'éducation obligatoire, mais le manque de personnel et de structures rendit cette loi presque inapplicable (25% d'enfants scolarisés pour 643 écoles).

Depuis toujours, il fallait ensuite partir à l'étranger pour poursuivre ses études supérieures : en Autriche, en Turquie, en France ou en Italie, en fonction de la langue et de l'alphabet appris par les élèves albanais. Le gouvernement albanais a tout à faire ou presque. Cette révolution culturelle s'élabora en plusieurs étapes. Pour chacune d'entre elles, les réformes les plus significatives sont retenues ici.

2.2.1. La première étape (1944-48) : jeter les bases de l'institution scolaire, popularisation de l'éducation et détermination des moyens à mettre en oeuvre

En 1946, l'Albanie observe un taux d'analphabétisme proche de 90% dont 82% d'hommes et 98% de femmes (Temo 1984 : 4). Lors du Vème Plénum du Parti Communiste d'Albanie à Berat de 1946, le Parti du Travail albanais pose les bases de ce que l'Ecole albanaise deviendra, avec une priorité : celle de remédier à l'analphabétisme presque total de la population, et lancer le développement et l'industrialisation d'un pays presque entièrement dépourvu d'infrastructures de toutes sortes. On planifie donc les nécessités suivantes : - système d'enseignement entièrement démocratisé et popularisé

- enseignement primaire gratuit et progressivement rendu obligatoire, pour tous sans distinction de genre ou d'origine ethnique et sociale

- possibilité d'éducation en langue maternelle pour les minorités nationales

- mise à contribution de la population pour occuper les postes d'enseignants et création d'un Institut pédagogique de deux ans (1946) à l'adresse des enseignants volontaires ou mis à contribution

- rédaction de manuels scolaires et mise à disposition de matériel (enseignants et élèves) - construction d'établissements scolaires dans chaque village et ville

- structure pédagogique et didactique fondée sur les principes du marxisme-léninisme

On peut voir ici que les préceptes du marxisme sont largement appliqués au sein des rôles projetés à propos de la nouvelle école albanaise. L'idée selon laquelle la connaissance peut amener à influer sur la lutte des classes, concept central dans l'idéologie marxiste, chacun se voit offrir l'accès au savoir, pour participer à la construction de la société de

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demain, participer à l'histoire pour s'engager dans une lutte et renverser le cours des phénomènes sociaux « subis » (ou vécus) par l'Albanie jusqu'à sa libération. Placée au centre de la réalisation d'un objectif unique, l'Ecole fédère et veut rendre à la société son caractère dynamique (à travers la volonté du gouvernement), autant qu'elle effacera les individus et leurs particularités au profit du développement matériel du pays.

2.2.2. Deuxième étape (1948-55) : débuts de la politisation et de l'idéologisation de l'éducation

Maintenant que le côté matériel est assuré, il faut davantage s'attarder à ce qui se passe entre les murs des classes. L'Ecole est démocratisée et le concept de l'utilité de l'éducation est idéologisé au profit de la bonne assimilation des préceptes du gouvernement. L'école devient le moyen qui permet de mettre en oeuvre le modèle éducatif communiste, directement inspiré de l'école soviétique (Çajupi, 2012 : 14) :

- les « masses travailleuses » de tout âge doivent fréquenter l'école pour recevoir au minimum formées à un niveau d'éducation primaire.

- Enseignement primaire de sept ans, à partir de l'âge de 6 ans est rendu obligatoire avec plus de 193.000 élèves albanais inscrits dans plus de 2.500 écoles primaires, 15 écoles professionnelles inférieures, 24 écoles secondaires.

- le marxisme-léninisme est ajouté aux programmes et est étudié de manière obligatoire à tous les niveaux d'éducation et dans toutes les branches.

2.2.3. Troisième étape (1956-65) : début de la construction socialiste de l'Albanie

L'école devient le lieu où l'on prépare les nouvelles générations au maintien de l'Albanie socialiste. Le chantier est énorme mais en 1956, le Parti du Travail Albanais (PTA) remarque que le sens de la vapeur est inversé : toute la population jeune ou adulte (jusqu'à l'âge de 40 ans) a appris à lire, et à écrire et a reçu un emploi (ibid. 19). Cette démarche est à la base de ce qui permettra d'organiser « les esprits en mythe globalisant, [celui de] `la nouvelle société' » (Jandot 2000 : 201). « L'enseignement est devenu en Albanie le véritable apanage du peuple, un puissant moyen de développement des valeurs spirituelles et intellectuelles de l'homme, une arme servant à faire avancer l'économie, la science et la culture, à assurer le progrès et l'épanouissement » (Temo, 1984 : 8).

- Université de Tirana créée en 1957 ouverte à tous et non élitiste (peu de concours d'entrée mais conformité idéologique vérifiée)

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- Lien étroit effectué entre ce qui est enseigné à l'école et l'application des apprentissages dans le cercle familial et en faveur de la construction socialiste de l'Albanie : liaison de l'enseignement avec le travail de production, « l'école n'est pas seulement un lieu où l'on s'instruit, mais aussi un secteur où l'on travaille » (Temo, 1984 : 7).

- 1963 : loi sur la réorganisation du système d'enseignement en RPA

- éducation primaire allongée d'un an / 4 années d'enseignement secondaire rendu obligatoire

- enseignement supérieur élargi, et accessible à tous les élèves ayant terminé leurs études secondaires et ayant accompli un an de travail « à la production » durant lequel ils se préparent à soutenir leur diplôme de fin d'études secondaires.

- on ouvre des structures extrascolaires à l'adresse des jeunes Albanais pour renforcer leur formation idéologique en dehors de leurs heures d'école : les Pionniers, responsables de montrer l'exemple à travers des activités organisées pour eux à la gloire du Parti.

2.2.4. Quatrième étape (1966 - 1970) : renforcement idéologique de l'école

L'école est devenue à cette étape un organe sur lequel le gouvernement se repose pour influer sur la formation idéologique et sociale des nouvelles générations, qui reçoivent indirectement la responsabilité de la pérennité du Parti et de l'Etat. Afin de s'assurer du bon fonctionnement de cette institution, elle est continuellement évaluée et contrôlée pour mieux doser les effets de l'idéologie diffusée. A travers la jeunesse, on s'assure également que les plus vieux respectent l'idéologie du gouvernement, on met les enfants à contribution pour vérifier que tout est aux normes au sein de l'espace familial, ou on les envoie effectuer des travaux d'intérêt public tel que réguler la circulation routière. Les enfants sont mis dans une situation de modèle, de ce que le nouvel Albanais devrait incarner en termes de valeurs, toujours pour la patrie, et le développement et la protection d'une Albanie qui revient aux Albanais. On étudie de près les oeuvres du Parti et les écrits publiés d'Enver Hoxha, qui sont d'ailleurs traduits et publiés dans plusieurs langues (russe, chinois, anglais, française, italien) pour répandre la position idéologique de l'Albanie, conforme selon les voeux d'Enver Hoxha au marxisme-léninisme, mais aussi pour donner l'idée au peuple qu'on suit et qu'on regarde l'Albanie pour les efforts exemplaires qu'elle a accompli.

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La relation étroite, presque exclusive20, entre les enseignants et les élèves permet de combattre la « bureaucratie pédagogique » avec pour but de toujours mieux s'insérer dans la pensée de l'apprenant et de contrôler sa conformité avec les lignes idéologiques et politiques du Parti. Durant cette étape, on vérifie et on réforme continuellement l'organisation et les principes de l'école, la structure scolaire est repensée (c.f. annexe 2) et unique à l'exception du choix possible entre une éducation dite `régulière' ou professionnelle, bien que cette dernière soit de moins en moins fréquentée tant l'éducation générale est également axée sur les concepts de production et de rendu matériel. Pour s'assurer de la fidélité des enseignants à l'idéologie du gouvernement, on les place sur un piédestal : devenir enseignant est un signe de réussite sociale et de reconnaissance. Ce sont d'ailleurs les meilleurs élèves qui accèdent à des études en didactique, après qu'ils aient prouvé leur fidélité au Parti en s'y engageant et en oeuvrant au sein de la vie du PTA. L'éducation est rendue accessible à tous, les internats et cités universitaires sont construits, un système de bourses universitaires est instauré, ce qui permet de définir les données suivantes, prouvant un niveau d'éducation haut et relativement élevé. On n'apprend pas ce qu'on veut, mais les Albanais n'ont pas beaucoup d'autres choix que d'aller à l'école, ou c'est le dur travail de la terre qui attend les jeunes. On les incite alors à redoubler d'efforts pour prouver la fidélité des familles au PTA (et s'éviter les problèmes de la Sigurimi, la police secrète), mais aussi pour permettre aux jeunes d'avoir un avenir meilleur.

Année scolaire

Nombre d'écoles supérieures

Enseignement supérieur

Enseignement pour

travailleurs

Total

Femmes

Enseignants

1939

-

-

-

-

-

-

1950

1

0.1

0.2

0.3

-

13

1960

6

3.5

3.2

6.7

16.6

288

1970

5

10.7

14.8

25.5

32.5

926

1983

8

14.5

4.9

19.4

46.4

1360

 

Tableau 2 - Effectifs enseignants et estudiantins dans les universités de la République
Socialiste d'Albanie de 1939 à 1983 (en milliers) -

Temo, 1984 : 18

20 Le film « Slogans » (Gjergj Xhuvani, 2001), réalisé à partir du recueil de nouvelles Slogans de pierre d'Ylljet Alliçka (2009 [1999], éd. Pyramidion) est un témoignage fidèle de scènes de classes et du pouvoir du Parti sur les enseignants, et à travers eux sur les élèves.

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2.3. Du statut des langues étrangères

Alors que le régime communiste appuyait l'orientation pédagogique en accord avec ses croyances idéologiques et politiques, l'accent était porté à une étude scrupuleuse de ce qui permettait le développement des infrastructures industrielles et matérielles de l'Albanie. En contexte de fermeture de plus en plus absolue, l'apprentissage des langues étrangères était restreint et servait particulièrement la formation de traducteurs qui accompagnaient ou surveillaient les rares étrangers en présence sur le territoire albanais, ou qui traduisaient les textes étrangers, sur lesquels la propagande gouvernementale se basait pour construire son discours antinationaliste. Une autre part de ces étudiants intégrait le corps enseignant de langues étrangères. Le but visé à l'apprentissage d'une langue étrangère était d'avoir un nouveau moyen de surveiller la formation identitaire des jeunes apprenants albanais, car les manuels de langues étrangères, produits par le Comité Central de l'Enseignement du gouvernement et édités en Albanie, permettaient la diffusion de l'idéologie du PTA et de dénigrer la personne de l'étranger.

D'après ce point, nous pouvons dire que l'apprentissage des langues étrangères n'était pas permis pour la formation à l'interculturel aujourd'hui prônée par les textes supranationaux tels que le CECR, mais servait l'objectif du gouvernement à centrer la société sur elle-même et sur les besoins du pays, effaçant l'existence de l'individu. Comme nous le dit l'un de nos informateurs à la question de là où on pouvait apprendre des langues étrangères à l'époque communiste, il nous répond que

29. 01-H - Qu'est-ce qu'on faisait ? On lisait un texte, on apprenait les mots nouveaux. Voilà, on expliquait les mots. Voilà, mais après, on ne pouvait pas construire une phrase exacte ! A propos du texte, tu pouvais répondre très bien. A propos des personnages...

« Qu'est-ce que Monsieur Dupont fait ? » « Monsieur Dupont monte dans sa voiture. »

« Est-ce qu'il a des enfants ? » « Oui, il a deux enfants »

« Comment il s'appelle ? » « Il s'appelle... »

Mais après, au moment où on se mettait en face d'un Français, c'était autre chose. On ne pouvait pas ! C'était interdit. Ne pas parler à un étranger.

CF ANNEXE 9, 01-H

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Le développement d'une compétence de communication n'était pas visé à travers les méthodes d'enseignement datant de la période communiste. Cependant, le monde étranger intrigue, certainement parce qu'il permet de s'évader d'une réalité difficile. Les livres étrangers circulent en cachette, on apprend les langues étrangères en camp de travail, entre prisonniers politiques. Dans les écoles où on apprend le français, on utilise Cours de langue et de civilisation française à l'usage des étrangers de Mauger (années 1950 pour les quatre volumes).

A l'exception du russe dont l'enseignement est motivé par le rapprochement politique de l'Albanie avec l'URSS et les idéologies marxiste-léniniste et stalinienne conjointement défendues, d'autres langues sont enseignées, comme l'anglais ou l'italien. Le français semble avoir un statut particulier, pour des raisons que nous synthétisons ici. Nous avons vu précédemment que le mouvement de la Renaissance albanaise s'est directement appuyé sur les philosophes français et leurs messages de liberté, et de rationalisation de l'ordre social21. Cependant, l'inspiration de la France ne s'arrête pas là, car le dictateur albanais lui-même continua de placer la France à un statut particulier : « J'admirais la France et son peuple pour ce qui appartenait d'eux à l'histoire, mais j'admirais et respectais aussi ses gens pour leur fierté de leurs prédécesseurs, pour leur sensibilité au destin de leur pays» (1988, préface). Sous son régime, les seuls romans étrangers admis en Albanie sont ceux de Balzac, Hugo, Zola, Barbusse et quelques oeuvres des Lumières français (Rama, L. 2005 : 294). Ce seront d'autres, interdits et imprégnés du plaisir troublant de l'interdit, tel que Camus, qui seront lus en secret, au risque de finir en prison, où d'autres auront également appris à parler une langue étrangère pour s'évader au moins mentalement (BDIC, enregistrement Pjetër Arbnori à propos de son apprentissage de ces langues dans la prison de Burrel, groupe de `Mémoire grise à l'Est', 1993).

Selon l'idéologie marxiste et selon les propres mots de Karl Marx (lui-même plurilingue) : « une langue étrangère est une arme dans la lutte de la vie ». Dans les aspirations de Hoxha pour la construction de la société albanaise de demain, ce précepte marxiste correspond tout à fait à l'attitude qu'om souhaite que les Albanais adoptent. On rappelle à titre d'exemple, Mustafaj (1992, 114), quand il dit à propos de ses

21 Ce n'est pas, soit dit en passant un fait isolé, quand de nombreuses révolutions philosophiques, sociales et politiques étrangères s'inspirèrent des concepts des Lumières.

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études que le Marxisme et les questions de linguistique (Staline, 1950) était un livre central et assidument étudié par les étudiants de la Faculté des Langues Etrangères de Tirana. L'analyse à visée scientifique des faits de sociaux prônée par l'école albanaise amènera à considérer la langue comme un système élaboré, que l'on étudie du point de sa vue de sa structure externe, autant que de son pouvoir, car comme Goethe humaniste et scientifique allemand, contemporain de Marx le pensait : « qui ne connait pas de langues étrangères ne connait pas sa langue maternelle ». Tout tourne autour du statut de la langue albanaise au sein de la société dans laquelle cette langue est parlée, et à présent enseignée après tant d'années d'occupation.

Dans les écoles et pour notre étude, lorsque l'on regarde les programmes de formation du niveau primaire et secondaire, on s'aperçoit que l'apprentissage des langues étrangères est présent et obligatoire à partir de la cinquième année, ou à l'âge de 10 ans (équivalent du CM2 en France). Dans chaque école, des classes expérimentales permettaient de tester de nouvelles méthodes d'enseignement, toujours dans l'idée d'améliorer les contenus et techniques didactiques ; certaines écoles proposaient donc un enseignement des langues étrangères dès la deuxième classe (équivalent du CE1 en France), ces classes auraient-elles été instituées selon l'idée que l'apprentissage des langues étrangères bénéficiaient à l'élaboration d'une compétence particulière ? L'état de nos recherches actuelles ne nous permet pas de le déterminer. Concernant la place de l'enseignement des langues étrangères dans les programmes scolaires, on peut dire que l'apprentissage des langues étrangères est intégré dans un module intitulé « matières du cycle social humanitaire » qui comprend également l'apprentissage de la langue et de la littérature albanaises, l'histoire, l'éducation morale et politique, pour 45% du volume horaire de la semaine scolaire des élèves albanais. Finalement, on sait que les langues enseignées en Albanie sont l'anglais, le français, le russe et l'italien. Il existait finalement une école spécialisée dans l'apprentissage des langues étrangères, à Tirana. Dans cette école, l'apprentissage de l'une de ces langues se trouvait aux côtés du marxisme-léninisme, de l'histoire et de la géographie pour un total de 1827 heures sur les quatre années de formation secondaire.

71

L'apprentissage des langues étrangères au niveau universitaire était finalement grandement valorisé selon les représentations sociales de chacun, comme nous l'affirme un enseignant de français lors d'un entretien22, où il précise qu'à l'époque du communisme, le français était certes la première ou deuxième langue obligatoire enseignée et apprise dans les écoles, mais que les apprenants n'avaient pas le choix de la langue étrangère étudiée. Cependant, il continue à dire qu'au niveau universitaire, quand on disait qu'on avait été accepté en licence de français, c'était quelque chose de valorisé. Voyons le discours tenu à ce propos :

H - « Les langues étrangères ne sont plus vues comme un ornement ». CF ANNEXE 9 01-H

11. A - Et tu as continué au lycée des langues ?

12. G - Oui, à l'époque, les langues étrangères étaient à la mode, et pour entrer dans la section bilingue français / albanais, il y avait un concours très difficile ! Pour 120 candidats pendant mon année, il n'y avait que 30 places. J'ai fini à la troisième place, mais je considère que j'étais le premier. Les deux premières places avaient été remportées par deux filles, mais elles avaient eu des cours privés avec BT, et elle connaissait les questions du concours. Donc j'ai remporté la première place des gens qui ont étudié honnêtement.

[...]

22. Et vos parents étaient favorables à ce que vous appreniez le français ?

23. G - Ah oui, ils pensaient que ça nous donnerait du travail. Maintenant, ils pensent qu'ils ont fait une erreur. A l'époque, les entreprises étrangères commençaient à arriver, on pensait qu'en apprenant les langues étrangères, on pourrait trouver du travail plus facilement. Même aujourd'hui, mais c'est différent.

24. E- Moi, tu imagines, j'avais 14 ans quand je suis partie de ma ville, j'étais petite et j'ai changé de ville pour apprendre le français, c'est que mes parents pensaient vraiment qu'on pouvait trouver du travail.

25. Et pourquoi vos parents vous ont-ils orienté vers le français ?

26. G & E - c'était mieux d'apprendre le français, parce que ce n'est pas facile comme langue, ça donnait plus de prestige que l'anglais et l'italien. Le français, c'était un plus. En plus, c'est impossible d'apprendre cette langue en étant autodidacte, pas comme l'anglais et l'italien.

[ ...]

37. Quelle est ton opinion pour les langues étrangères ?

38. G - parler français, c'est valorisant. [...]

42. G - A mon époque, quand on rencontrait quelqu'un qui parlait français, c'était * sifflement
d'admiration *.

Cf ANNEXE 12, 04GE

18. Et dis moi, le petit ED, quelle était son opinion pour le français ?

19. ED - Le français... Ce n'est pas que j'avais une opinion, c'était une langue étrangère, voilà... Je
l'ai apprise, et du coup, après, même le lycée, j'ai été au lycée des langues étrangères, parce qu'à cette époque, ce lycée, c'était le top, il y avait un concours à passer. Ce n'est pas tout le monde qui y allait. Au début, on était que 12 ou 13 élèves à avoir passé le concours. Ensuite, il y a eu d'autres élèves qui sont arrivés, mais au début, on était peu.

CF ANNEXE 15 07-ED

22 Non enregistré par demande spécifiée de sa part.

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Cependant, les études dans des disciplines plus techniques, plus concrètes ou matérielles restaient les plus courantes et les plus développées et observées de près par les officiels du gouvernement. On voit à travers des chiffres de 1989 de l'UNESCO qu'entre 1983 et 1989, seules deux thèses de doctorat ont été soutenues dans le domaine des langues étrangères, contre 17 en physique, 16 en chimie et 11 en mécanique appliquée, selon un projet visant à améliorer le niveau de recherche scientifique et celui de l'enseignement et de ses méthodes en association avec le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD).

Alors que l'école était un relai précieux pour l'endoctrinement des nouvelles générations aux idéologies en place, on réalise qu'avec la chute progressive du régime, ce qui avait été imposé jusque lors est doucement remis en question, de manière cachée, souvent, car on ne se défait pas d'un fonctionnement totalitaire et restrictif du jour au lendemain, mais les consciences s'éveillent, à nouveau. Le régime communiste bat de l'aile depuis la disparition du camarade Enver Hoxha en 1985, on sent que les choses changent. Le gouvernement qui lui succède avec Ramiz Alia à sa tête s'engage alors à amorcer une campagne de rappel de tout ce qu'Enver Hoxha a fait, de toutes les avancées dans la vie sociale et nationale de l'Albanie. Ce sont d'ailleurs les sources qui datent d'après 1985 qui sont les plus aisées à trouver et à consulter, car après la mort du dernier stalinien d'Europe, l'Albanie tente de se justifier vis-à-vis de la conduite qu'elle a tenue jusqu'à présent et lance de grandes campagnes d'édition des oeuvres d'Enver Hoxha, en langues étrangères, que l'on trouve encore facilement aujourd'hui.

Peu de données sont disponibles à propos de l'enseignement des langues étrangères pendant le communisme, et cette partie ne se constitue pas analyse d'un temps passé, mais tentative de synthèse d'un contexte socio-historique à prendre en compte, en particulier lorsque l'on s'intéresse aux politiques linguistiques d'aujourd'hui. L'hypothèse selon laquelle il y aurait une continuité dans les lignes de conduite et de gestion politique vis-à-vis des langues en circulation sur un territoire donné, on est donc amené à reprendre certains événements (ou du moins les plus marquants) dans cette perspective. Lorsque le régime communiste tombe, en particulier grâce aux importantes manifestations estudiantines de 1991, les politiques

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linguistiques et éducatives en cours depuis quarante ans furent et durent être changées, réformées, créées pour se détacher de la tradition idéologique instaurée en Albanie, au profit d'une standardisation sur des critères européens, et ceci avec l'aide de nombreuses instances étrangères et supra-gouvernementales (ONU, Conseil de l'Europe, FMI). C'est ce que nous allons examinerdans la partie suivante.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein