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Sur le "paradigme de l'enregistrement". Terminologies musicales au XXe siècle


par Jason Mache
Université Paris-8 - Vincennes - St-Denis - Master philosophie 2022
  

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II. Émergences

4. « Genres » 45

Pour une première échelle taxonomique : les « paradigmes musicaux » - Genre et enregistrement - Le « genre » hors de l'enregistrement ? - Fissures

5. « Disque » 59

Ébauche d'une histoire « rugueuse » - Émergence du microsillon - Persistance du format : le concept d' « album »

6. « Enregistrement » 73

Caractériser l'enregistrement - « Ontologies » et types - Paradigme et évolutions

III. Actualisations

7. Corps sonores 91

État des lieux : espaces et corps sonores - « Espace » et espaces, « arts sonores » - Contribution à l' « écologie acoustique » - Corps enregistrés

Conclusion et ouverture 112

Bibliographie 114

Discographie 118

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SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

Remerciements

Mes remerciements vont à mes jurés de soutenance, pour leurs lectures attentives, le témoignage de leur intérêt authentique et la longue discussion qui s'en est suivie : mon directeur de recherche Bertrand Ogilvie, et Makis Solomos.

Je remercie vivement Marie Miguel, Sylvain Nicolino, Lucie Nourigat et Jean-Pierre Vieu pour les relectures, aides et encouragements dans l'impression et la distribution de ce mémoire.

Pour leurs contributions directes ou indirectes aux différentes étapes (et moutures) de ce long travail, je remercie Soliman Cosse, Didier Delrieu, Jean-Jacques Flores et Céline Jaspart, Benjamin Larvol, Éric Lecerf, Richard Linon, Guillaume Loizillon, Quentin Mur et Yoann Rouxel Esteing.

Merci à ma famille pour son soutien pendant mes six années d'études de philosophie, et à toutes les amitiés décisives, majoritairement musicales.

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Avant-propos

L'intention, pas seulement rétrospective je le crois, de ce travail, était celle de comprendre les musiques que j'écoute; que j'ai toujours écoutées, avant toute forme d'intentionnalité; les seules musiques que j'écouterai peut-être jamais véritablement. Il s'agissait donc de comprendre le sens de la limite qui les séparent de celles que je n'écoute pas, n'ai jamais écoutées et ne serai peut-être jamais en mesure d'écouter convenablement. Le problème est évidemment d'ordre éthique et souffreteux : cette limitation est observée, identique ou symétrique, chez l'autre. À dire vrai, la limite n'est jamais identique -- dialectique des goûts et couleurs; mais semblable, oui. Au point qu'un sens pouvait être espéré; et cette vie consiste tout entière à orpailler de tels éclats de sens, que j'ai appris aussi, une fois touchés, à rejeter dans leur milieu. La nature de ce travail est néanmoins plutôt inverse de cette dernière manie : il convenait, me semble-t-il, de constituer une petite statuette, à plaquer de ces paillettes qui par nature se fanent au contact de la colle. Manquant des astuces que je n'ose jamais espérer développer, cette oeuvre en demeure à l'état d'exercice, d'une médiocrité certaine. Néanmoins, en souvenir de la recherche véritable dont j'ai retiré suffisamment du sens que je cherchais, et dans l'espoir que quelques-uns de ses reflets pourront surgir à la lecture de ce compte-rendu, je dédie cette sorte de « carte postale » à mes parents.

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Introduction

À première vue, l'enregistrement sonore n'est pas une notion particulièrement attrayante. Il faut commencer, pour saisir l'enjeu de notre travail, par le considérer sous un aspect autre que ce que l'on y entend généralement. L'enregistrement est évidemment une technologie, et désigne du même coup un ensemble de pratiques techniques d'un ordre plus ou moins spécialiste. Mais son usage majeur est évidemment le domaine musical. C'est un fait que nous affirmons dans ce texte et qui, nous semble-t-il, se vérifie amplement à sa lecture. Mais sans cela, l'enregistrement est déjà intuitivement associé à la musique, et en s'y arrêtant un instant, on peine bien à lui attribuer des usages majeurs, au-dehors de celui-ci. Il en existe évidemment; en particulier, le son enregistré est une donnée primordiale du large domaine « audiovisuel », et d'un autre champ qui recoupe parfois ce premier, les télécommunications. Mais au-dehors de ceux-ci, l'usage de l'enregistrement est souvent anecdotique. Au sein de la musique en revanche, l'enregistrement n'est pas le simple moyen technique que nous avons déjà décrit. Il constitue aussi et surtout la forme principale sous laquelle nous entendons et écoutons les musiques depuis le XXe siècle. Les « disques » sont des enregistrements sonores; les « albums » en sont; un « titre » ou « morceau » désigne souvent, outre une composition musicale, un artefact sonore particulier. Le concert même, souvent considéré comme son envers, fait un usage abondant de ses techniques : que ce soit par le simple (mais souvent nécessaire) usage de microphones et de haut-parleurs, ou par l'adjonction à la performance instrumentale d'enregistrements effectués antérieurement. Pour les « techniciens du son », l'enregistrement constitue la genèse et l'outil de leur travail, sans quoi celui-ci n'a pas lieu d'exister. Pour les musiciens, l'enregistrement constitue un cadre (le studio), un passage obligé, et souvent une finalité. À partir de ce point, il est aisé de comprendre comment la musique a pu subir l'influence, majeure, de cette technologie. Alors que, dans son acception musicale, elle n'existe pas depuis beaucoup plus de cent ans, elle est indéniablement devenue le principal moyen d'accès à toute musique. Si l'enregistrement paraît donc une matière spécialiste de peu d'intérêt, c'est que cet état de fait est d'un quotidien banal, et que sa singularité historique est ainsi rendue généralement imperceptible.

Ce texte est parcouru par une thèse générale, et explore un certain nombre d'hypothèses annexes. La principale, bien que discrète, affirme dans notre chapitre central (sur les « genres » musicaux) que

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l'enregistrement fonde la rupture entre ce que nous appelons usuellement les musiques « savantes » et les musiques « populaires » occidentales; toutes deux se distinguant d'une pratique souvent oubliée dans cette tension, les musiques « orales ». Elle s'appuie sur le fait que nous venons de présenter : l'enregistrement n'est pas seulement un ensemble de techniques, il est également à l'origine de représentations singulières. En cela, l'enregistrement est ici envisagé comme un « paradigme » musical -- une acception de la « musique » qui ne peut être confondue ou envisagée depuis un autre ensemble de conceptions. Les musiques « savantes », avec leurs critères propres, sont dès lors incapables de rendre compte d'une musique générée par ce « paradigme » enregistré. À l'inverse, un « auditeur » accoutumé aux formes enregistrées de la musique, et aux musiques particulières qui y sont créées, ne peut pas, sans un mouvement intentionnel et laborieux, saisir pertinemment des musiques issues de la tradition écrite occidentale, ou de toute autre tradition musicale. Nous cernons ici les bornes de notre réflexion. Si ce raisonnement peut sembler extrapolable à l'extérieur de la scission que nous décrirons, entre ce paradigme écrit de la musique, et celui, enregistré, qui lui succède et avec qui il cohabite, l'objet de notre examen n'est pas d'affirmer ce passage épistémique. Notre examen s'en tiendra strictement à l'émergence de l'enregistrement, et à certaines de ses implications. Enfin, nous ne sortirons pas non plus des considérations en lien direct avec le champ de la musique, et parfois des sons enregistrés en général. Si l'examen peut donc paraître mince d'un point de vue sociologique, que les méthodes propres à l'historiographie ne sont pas respectées, ou que des enjeux de philosophie politique suscités par notre réflexion sont mis de côté, c'est qu'il convient de ne pas les y rechercher.

Une discipline, cependant, pourrait sembler prétendre à un statut légèrement différent dans cet examen. Affirmons immédiatement que ce travail ne relève en rien de la linguistique. Notre biais lexical, du moins, ne signifie pas qu'une quelconque méthodologie instituée a été convoquée ici. Il faut plutôt le comprendre ainsi : l'attention aux usages langagiers qui se trouvent modifiés ou générés par l'enregistrement sonore et musical nous a paru un moyen d'accès aux conceptions que nous avons voulu traiter ici. Ce n'est pas une pratique originale de la philosophie que de prendre pour témoignage de la pensée doxique les vocables qui ont cours de la manière la plus usuelle. Ils sont des éléments palpables d'une pensée parfois informe -- l'or de cette discipline. Pour autant, la méthode demeure arbitraire; ce dont il faut un peu, pour parvenir à une mise en forme. C'est donc ce biais qui nous permet aussi de comprendre l'articulation de nos différents chapitres. Dans une première partie seront considérées des conceptions musicales anciennes, qui ont subi sous l'influence de l'enregistrement des modifications notables. Sans se voir pour autant supprimées, leurs définitions sont déplacées par l'émergence progressive de ce paradigme. À plus forte raison, ces

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modifications ne sont pas autre chose que des déplacements, car si un paradigme de l'enregistrement émerge dans la musique occidentale, il ne détruit pas pour autant l'édifice constitué avant lui : avec la cohabitation des pratiques et des représentations, ce sont bien des déplacements ou des complémentations, qui affectent ces concepts préexistants. Ce sont donc les notions même de « musique » et de « son » qui sont essentiellement ici en jeu. Dans une seconde partie, les termes que nous envisageons seront, en revanche, propres au paradigme de l'enregistrement. De nouvelles catégorisations émergent avec lui pour rendre compte des nouvelles formes musicales qui y naissent, mais pour autant, il ne s'agit nullement de termes d'un ordre plus technique -- les musiques « populaires » sont ordonnées par des notions tout aussi « populaires », qui sont évidemment les plus efficientes, puisque correspondant à des pratiques. Quant à la troisième et dernière partie de notre étude, elle diffèrera légèrement par sa forme des précédentes. Si elle tentera également de cerner certaines notions qui relèvent pour leur cas d'une conscience émergente du rôle de l'enregistrement, l'ordonnancement y sera moins sensible. C'est que les notions d' « espace », d' « arts sonores » et d' « écologie acoustique » qui y sont envisagées, nous paraissent recouvrir des formes de réactions au paradigme musical de l'enregistrement, dont nous tenterons une critique. Après avoir esquissé une cartographie assez précise de ce paradigme, il nous aura semblé que ces conceptions contemporaines méritent d'être replacées dans la complexité du passage que nous aurons décrit. À notre sens, toutes semblent s'emparer en substance de la question du corps, en considérant largement que celui-ci n'aurait aucune sorte de rôle dans le paradigme enregistré de la musique. C'est ce postulat que nous tenterons finalement d'y discuter, en dialogue avec ces notions contemporaines.

I.Déplacements

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« Musique»

Il peut apparaître déroutant de traiter de musique en tout premier lieu : ceci, non pas parce que musique et enregistrement nous paraîtraient étrangers; mais seulement car, pour les besoins de cette étude, cela semble consister à « vendre la mèche », là où l'on s'attendrait à la voir s'affiner longuement, et plus ou moins silencieusement, jusqu'à sa révélation lors d'un climax didactique. Il n'en est rien. En pratique, la musique s'impose rapidement, dans l'examen de ce que l'enregistrement vient affecter. C'est -- du moins pour nous -- à partir de ce questionnement que la pensée se raffine, par examens successifs. En aucun cas la musique ne peut constituer un point d'arrivée : cela aboutirait difficilement à autre chose qu'une idée de la musique enregistrée, dont nous ne voudrions pas négliger l'intérêt, mais qui n'est pas le nôtre.

Il est sans doute nécessaire de noter pourtant que dans l'histoire précoce de l'enregistrement sonore (c'est-à-dire, à l'époque de son invention), et même avant cela dans ce que l'on nommerait la préhistoire de l'enregistrement, la musique n'a pas une place de choix -- le plus souvent, elle n'y tient aucune place. L'intention derrière l'invention de l'enregistrement ne s'est jamais portée sur le souci de la musique. Il convient de présenter ce qui est entendu par les termes d'« histoire précoce » et de « préhistoire » ; et cette présentation suffira seule à faire sentir cette absence de souci musical.

Enregistrement sans musique : la perte des voix

Il existe un certain nombre de mentions de l'enregistrement sonore qui précèdent son invention. Certains précèdent également les conditions et le contexte technologique dans lequel il naît, c'est-à-dire le contexte occidental industriel et capitaliste de la deuxième moitié du XIXe siècle. Tout comme la photographie, qui partage avec lui un certain mode de représentation du réel sensible, l'enregistrement est tributaire de ce contexte technologique : en dehors de celui-ci, la conception d'une image « photographique » ou de ce que l'on appelle un « enregistrement sonore » n'a rien d'une évidence. Si nous n'avons pas de difficulté à les comprendre, c'est que nous avons fait, par exemple, l'expérience directe d'un monument capturé par un appareil capable de reproduire notre vision sur un support (du papier glacé, un écran), et de la même manière, nous savons que si nous parlons dans un microphone relié à un système quelconque de sauvegarde, nous pourrons entendre

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bientôt le timbre désagréable de notre voix énonçant les mêmes mots avec la même inflexion. Sans ces expériences, nous nous trouverions démunis à comprendre exactement comment une photographie ou un enregistrement sonore a été produit (« est-ce le travail d'un génie pictural ? » ; « j'entends une voix, mais je ne vois personne parler ? » 1) : il y a sans doute beaucoup de cela dans le fait que la musique soit si mal placée dans l'ordre des préoccupations liées à la possibilité de recueillir des sons à partir de leur émission. Si l'enregistrement a pu être conçu avant qu'il ne soit rendu possible, c'est uniquement semble-t-il grâce à la conscience d'un problème d'ordre existentiel, qui suggère dans son énonciation même la fiction d'une conservation du son : la perte de la voix humaine.

L'introduction donnée à leur ouvrage collectif par Pierre-Henry Frangne et Hervé Lacombe est abondamment nourrie par un ensemble de référence littéraires. L'intention n'est pas anecdotique, car c'est évidemment à travers les livres que l'on trouve, éparses, de toutes premières conceptions d'un enregistrement acoustique -- partant de certaines de ces références, les auteurs passent progressivement à la réception d'auteurs contemporains de l'invention du phonographe, tel Proust, célèbre abonné du théâtrophone. Frangne et Lacombe citent ainsi les « paroles gelées » ranimées par Pantagruel 2, peut-être héritée d'un ouvrage écrit quelques années avant par Baldassar Castiglione; peu après, « le narrateur du Quart Livre rêve [...] [de] pouvoir mettre en réserve quelques mots nouvellement prononcés, qu'il appelle «motz de gueule» ». Pour les auteurs, c'est une thématique centrale de l'enregistrement qui se révèle déjà chez Rabelais : la dissociation du son et de sa source, et le rapport consécutif à la mort. Pensée évidemment présente dans les mots de Deleuze, les « machines à fantômes » répondant directement à Edison et son « nécrophone », à Joyce et sa proposition d'équiper chaque tombe d'un phonographe 3. Une autre référence est celle de (l'historique) Cyrano de Bergerac qui, dans les États et empires de la lune, découvre un mécanisme équivalent aux « baladeurs » ; une fois de plus, il ne s'agit pas ici de musique, mais de paroles : l'appareil est dédié aux livres. Et toujours, l'enregistrement renvoie à la disparition : « ainsi vous avez éternellement autour de vous tous les grands hommes et morts et vivants qui vous entretiennent de

1 Lors d'une présentation publique du gramophone, Jean-Baptiste Bouillaud, médecin et physiologiste, s'indigna devant le prétendu appareil, en taxant le représentant d'Edison de ventriloque. Le récit est relaté d'après Camille Flammarion par Philippe Baudouin, « Machines nécrophoniques » dans Thomas A. Edison, Philippe Baudouin, Le royaume de l'au-delà précédé de Machines nécrophoniques, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 7-8. Baudouin cite également un compte-rendu de l'Académie des sciences dans lequel le même M. Bouillaud persiste dans l'idée que l'invention n'est qu'une tromperie.

2 François Rabelais, Le Quart Livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel [1552], Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 193, cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction. Musique et enregistrement : rupture ou continuité de l'art musical ? », p. 12, dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

3 Sur ce thème, écouter Philippe Baudouin, Lionel Quantin, Claude Niort, Les langues de l'éther [émission radio], France Culture, 2014 [disponible en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-de-la-creation-14-15/les-langues-de-lether, consulté le 31/08/2021].

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vive voix » 4. Plusieurs siècles après, et dix ans seulement avant que le tout premier enregistrement sonore ne soit réalisé par Édouard-Léon Scott de Martinville, Théophile Gautier n'avait aucun doute sur cet avenir, tirant sa certitude de la comparaison à la photographie naissante : « De même que l'on a forcé la lumière à moirer d'images une plaque polie, l'on parviendra à faire recevoir et garder [...] les ondulations de la sonorité » 5. Là aussi, Gautier est directement inspiré par la mort d'une comédienne, et par la possibilité de conserver sa voix -- non seulement son timbre, mais les inflexions qui importent au théâtre. Encore, mais sans plus d'indication, le Dictionnaire de la musique de Marc Vignal évoque Platon 6 ; Frangne et Lacombe citent Musset, mais ces références semblent moins frappantes que les premières. Retenons deux faits : qu'avant son invention, la conception d'un enregistrement des sons est un accident rare; et que la voix est systématiquement à la génèse de cette conception -- plus encore, c'est sa perte, soit la mort, qui génère l'idée d'un tel enregistrement.

Edison enfin, dans un article de 1878 en forme de longue liste, énonçait les usages auquel son invention pourrait aboutir, une fois que la praticité et la qualité en seraient améliorées. Cette vision surprenante énonce la possibilité d'enregistrements musicaux parmi d'autres possibles, plus ou moins visionnaires (préfiguration du message vocal; dictée; enseignements oraux enregistrés; livres; « souvenirs familiaux » -- c'est-à-dire, à nouveau la conservation des voix; jouets; horloges parlantes; enfin discours parlés en tous genres). La place de la musique, qui apparaît après des propositions apparemment anecdotiques, a retenu un grand nombre d'historiens de l'enregistrement comme un témoignage frappant de la distance qui nous sépare de l'occident de la fin du XIXe siècle, sur la conception de l'expérience musicale. Edison appuie avant tout sur la voix (ou peut-être plutôt « les voix », le projet de « nécrophone » succédant au phonographe), mais forcé par la recherche et la commercialisation à venir, la réflexion aboutit finalement à un possible usage musical. Si le nom de Thomas Edison est le plus largement retenu de l'historiographie, plus que ceux de Léon Scott de Martinville (auteur d'un pli cacheté intitulé Principes du phonautographe en 1857), de Charles Cros (déposant son « paléophone », encore virtuel, en 1877, quelques mois seulement avant le « phonographe » d'Edison), d'Alexander Graham Bell et Charles Sumner Tainter (concurrençant Edison sur le plan commercial avec un « graphophone » proposé en 1887, à partir des travaux de Bell sur la téléphonie) ou d'Emile Berliner (avec le « gramophone », promu par les enregistrements sur disques dès 1889), c'est précisément en raison de cet esprit pragmatique aiguisé qui mènera Edison et Berliner à s'engager d'abord dans la promotion active de leurs

4 Savinien de Cyrano de Bergerac, Voyage dans la lune. L'autre monde ou les états et empire de la lune [1657], Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 104, cité par Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, art. cit., p. 14.

5 Théophile Gautier, Histoire de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, t. 5, Paris, Hetzel, 1859, p. 63, cité par Martin Kaltenecker, « Trois perspectives sur l'image sonore », Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, op. cit., p. 137.

6 Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, Paris, Larousse, 2017 [2005], p. 344.

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inventions, puis très rapidement dans leur commercialisation, qui passera de manière paradoxale par la création d'un marché musical de l'enregistrement.

De ce point de vue, l'histoire précoce de l'enregistrement se distingue assez clairement en trois phases : 1/ L'invention technologique de l'enregistrement que nous venons de présenter, de 1857 à la fin des années 1880 ; 2/ un temps de promotion, ouvert par Edison avec la présentation en séance publique d'un phonographe fonctionnel dès 1878, et se poursuivant notamment avec des mentions littéraires qui présentent ces divers appareils à reproduire les sons, avant qu'ils ne passent définitivement dans le champ de l'ordinaire : il est sans doute légitime de considérer qu'avec la nouvelle « Le phonographe » de 1896, Armand Silvestre n'avait déjà plus de prétention didactique à faire découvrir un appareil mystérieux à son lectorat; 3/ une dernière étape accomplie par cette même génération d'inventeurs est celle de la commercialisation des appareils d'enregistrement et de diffusion sonore, et de la production d'enregistrements : histoire qui démarre elle aussi avec en 1878 avec le lancement de la Edison Speaking Phonograph Company. Cette étape progresse nécessairement avec beaucoup plus de lenteur, et s'étend jusqu'autour de 1900, année de fondation de Victor, dernière créée des grandes firmes fondatrices de production d'enregistrements, après quoi le marché de l'enregistrement se cristallise définitivement autour du marché de la musique enregistrée. Les recherches se focalisent dès lors autour de la qualité du son, de la robustesse des appareils (principalement de lecture, et non plus d'enregistrement), et les manières d'en réduire les prix 7. La commercialisation de la musique devient l'objet principal de l'enregistrement sonore, et s'adresse à un public croissant.

«Musicien»

À la suite de cette période d'invention -- et de « digestion » de cette invention, placée sous le signe de la compétition technologique et commerciale -- l'enregistrement commence une période d'affinement. Au départ, l'objet est en fait tellement grossier dans la restitution sonore, que le terme d' « affinement » est quasiment impropre. C'est ce qui explique en partie qu'outre les découvreurs de l'enregistrement sonore, qui songent essentiellement à la parole, les musiciens mêmes ne se pressent pas pour faire entrer leur art dans ce nouveau territoire peu avenant. Le fait est bien connu que, pendant la courte existence des cylindres de cire (progressivement évincés par le disque et ses avantages incontestables, dont le primat est entériné après la première guerre mondiale), enregistrer la musique n'est pas chose aisée. Plusieurs problèmes, qui semblent aujourd'hui monstrueux, contraignent l'opération. Le principal est celui de l'amplification inexistante, qui

7 Élisabeth Giuliani, « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op. cit., p. 87.

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contraint à un niveau sonore conséquent, éliminant d'emblée un certain nombre d'instruments, et incommodant sensiblement le jeu des musiciens, en obligeant à un certain positionnement face au cornet d'enregistrement.

[...] [A]insi les cors d'harmonie doivent-ils, pour diriger leur pavillon vers le cornet d'enregistrement, tourner le dos au chef d'orchestre et placer sur leur instrument un miroir pour pouvoir suivre ses indications ! On imagine l'ambiance quelque peu surréaliste qui a dû régner dans les studios Victor de New York le 6 janvier 1910, lorsque Caruso, accompagné de la soprano Frances Alda, enregistra l'air du Miserere extrait du Trouvère de Giuseppe Verdi avec l'Orchestre du Metropolitan et son choeur, soit plusieurs dizaines de musiciens... Enfin, il faut signaler que la température qui règne dans les studios est élevée (plus de 30 °C) afin que les disques en cire soient suffisamment mous pour que le stylet de gravure puisse tracer les sillons. Avec une telle chaleur, les interprètes se fatiguent vite et les instruments se désaccordent régulièrement. 8

Un autre est celui de l'intervalle de fréquences que les premiers appareils et supports sont en mesure d'enregistrer ou de restituer, privant des fréquences aiguës, et également d'une quantité de fréquences basses 9. L'enregistrement est encore un maigre témoignage des pièces musicales, et à nouveau pour cette raison il exclut immédiatement certains instruments (avec les répercussions que l'on imagine sur le choix restreint des pièces enregistrables). Enfin, c'est peut-être par-dessus tout la reproductibilité des enregistrements qui se trouve, à l'origine, grandement limitée. Lorsqu'il ne s'agit pas pour le chanteur ou les musiciens d'enregistrer individuellement (ou presque 10) chacun des exemplaires, il n'est pour autant jamais envisageable, jusqu'en 1925 11, de préparer une séance de studio comme un travail d'orfèvrerie : à ce moment, l'enregistrement n'est pas une « prise » destinée à être comparée à d'autres, sélectionnée et mélangée aux autres instruments, mais bien la gravure définitive d'une pièce, aussi irrévocable qu'un concert, mais destinée à être réentendue.

Malgré tout, l'enregistrement gagna progressivement sa place dans la vie et dans le travail des musiciens. Mais dans ce même temps (c'est-à-dire, tout au long de l'intégration progressive de l'enregistrement sonore à la sphère musicale, et précisément à cause de ce fait), s'opère un changement dans ce que recouvre la notion composite de « musicien ». Cela constitue sans doute le premier changement effectif et manifeste du « paradigme » de l'enregistrement. Ici, il ne s'agit aucunement de montrer que la définition du « musicien » se modifie avec l'arrivée de l'enregistrement (ce qui est simplement faux). Mais la catégorie de « musicien », prise comme un ensemble, se trouve bousculée de l'intérieur (dans une certaine mesure, on peut aussi arguer que de

8 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3. Une histoire de la musique enregistrée XIXe-XXIe siècles, Paris, Autrement, 2008, p. 32-33.

9 Selon Élisabeth Giuliani, les fréquences variaient entre 250 et 2500 Hz, soit l'équivalent de la restitution sonore permise par un téléphone. « Comment l'enregistrement s'effaça devant la musique », art. cit., p. 89.

10 Par un jeu de tubes communiquant le son entre plusieurs appareils et l'adjonction de cornets supplémentaires, plusieurs supports peuvent parfois être gravés simultanément. Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 26.

11 L'enregistrement éléctrique supplante alors l'enregistrement mécanique. Voir Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 44

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nouveaux types de « musiciens » apparaissent avec les évolutions que l'enregistrement produit dans le champ de la création musicale -- arrangeurs, certains métiers compris sous la catégorie générique d' « ingénieurs du son », etc. : mais ce n'est pas un point sur lequel nous nous attarderons).

Il faut commencer par faire remarquer que les artistes précédemment cités, et l'écrasante majorité de ceux que nous pourrions ajouter à un examen, quel qu'il soit, de l'histoire de la musique enregistrée, ont entre eux un point commun déterminant : ces musiciens sont des interprètes. Or, avec la formalisation progressive d'une écriture musicale occidentale étalée sur plusieurs siècles, les « musiciens » trouvaient leur définition la plus remarquée dans la catégorie de compositeur, situation en vigueur au moment où l'enregistrement est inventé, et lorsqu'il démarre son émergence progressive dans le champ musical. Cette analyse demande certes d'exclure (ce qui n'est pas moindre), l'ensemble des musiques issues des traditions orales qui peuvent à ce même moment avoir cours. Néanmoins, il faut bien constater qu'entre le début et le milieu du siècle, l'interprète gagne en importance au point de supplanter le compositeur dans la hiérarchie implicite régissant la typologie des musiciens -- si ce n'est dans la figure individuelle du musicien, tout du moins dans sa fonction. Glenn Gould est ainsi effectivement le personnage-clé de ses interprétations, et prend en cela le pas, nominalement, sur les compositeurs qu'il joue. En revanche, avec l'exemple canonique des Beatles, c'est l'interprétation (qu'elle soit enregistrée ou scénique) qui supplante en valeur la composition : difficile d'envisager qu'un album « des Beatles » eût pu désigner un ensemble de compositions du groupe, interprété par d'autres musiciens. L'inverse est également vrai, mais en ceci, ce dernier exemple n'est sans doute pas le plus parlant. Celui d'Elvis Presley, qui sélectionnait pour les interpréter des chansons qui lui étaient soumises plus souvent qu'il n'en composait lui-même 12, ou de Johnny Cash, demeuré tout au long sa carrière célèbre pour des interprétations, mais très peu en tant que compositeur, sont plus significatifs : le nom de l' « artiste » (pensons aux jaquettes d'albums ou aux affiches de concerts) est systématiquement celui de l'interprète -- au point parfois de se retrouver fallacieusement co-crédité pour l'écriture, lorsqu'il n'en est que le premier interprète.

Plus la musique se trouve donc enregistrée, c'est-à-dire a minima afin de créer un témoignage d'une oeuvre écrite à travers l'une de ses interprétation (qui n'est qu'une contingence), ou à l'inverse, pensée en vue de son enregistrement voire même créée directement à partir de lui (le cas des musiques électroacoustiques), et plus l'interprétation (terme qui, à un certain point, n'a plus aucun sens) gagne en importance dans la musique en général au point de modifier la manière de la créer, ou de l'entendre. Si l'on peut nuancer cette assertion en pointant, avec François Delalande, que

12 Voir le livre de Ken Sharp, Elvis Presley. Writing for the King [livre + double CD], s. l., Follow that dream/Sony-BMG, 2006, dans lequel l'auteur s'entretient avec plus de cent-quarante compositeurs de chansons ayant vu leur travail interprété par Presley.

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l'enregistrement n'opère pas exactement un tournant, mais plutôt une catalyse d'un mouvement qui était déjà en germe depuis des siècles de musique occidentale 13, le point d'arrivée demeure : la notion de « musicien » se trouve sensiblement, et à grande vitesse, modifiée par l'influence grandissante de l'enregistrement sonore au XXe siècle.

«Musique»

Nuançons néanmoins le rôle de l'enregistrement, non plus dans le processus de glissement vers l'interprétation, ou vers le « timbre » (que nous examinerons dans le chapitre suivant), mais plutôt dans la remise en question directe de l'écriture musicale. Si l'enregistrement entérine certainement une rupture avec le « paradigme de l'écriture », y compris par la proposition d'un moyen de la dépasser (l'enregistrement sonore lui-même), cette contribution technologique à un changement d'ampleur voisine de profonds questionnements, portant déjà sur les limites de l'écriture musicale. Ceux-ci sont multiples, et c'est pourquoi on ne peut mieux dire que l'enregistrement les « voisine » : certains précèdent son invention, d'autres sont contemporains de son émergence dans la musique. La littérature musicologique sur ces thèmes ne manque pas, et nous n'avons aucune prétention à nous aventurer au-delà d'une simple liste, qui suffira certainement à cette parenthèse. Aussi bien la queue du romantisme (autant dire : l'événement Wagner), que les diverses explorations relatives à la modalité, puis à l'atonalité (dodécaphonisme et musique sérielle), que l'émergence du jazz, et enfin les premières expériences de l'électricité en musique, ont diversement contribué à remettre en cause la prédominance de l'écriture, en pointant ses limites (tonales, rythmiques, « paramétriques », instrumentales). D'autres explorations plus ou moins minorées pourraient encore être ajoutées, dont celles de John Cage dans son intérêt inédit pour la percussion, puis plus notoirement par ses modifications instrumentales (« préparation » du piano), puis l'insertion de paramètres aléatoires; ou son ami Morton Feldman pour ses expérimentations pionnières dans le domaine de la composition « graphique ».

Une fois cette nuance opérée, le constat demeure cependant que l'enregistrement sonore précipite et ratifie une rupture, à la fois technique et musicale, vis-à-vis du système de notation occidental. Pour bien le cerner, la notion de paradigme est utile, et nous l'utilisons volontiers aux côtés de François Delalande : en demeurant dans la perspective d'une musicologie classique, se référant à la notation, il y a de grands risques de ne pas comprendre ce que cette rupture implique exactement. C'est, dans l'ensemble, une nouvelle représentation de ce qu'est la « musique » qui se

13 Voir François Delalande, Le son des musiques. Entre technologie et esthétique, Paris, INA-GRM/Buchet-Chastel, 2001, p. 26-30.

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SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

fomente progressivement, dans ses représentations autant que dans ses pratiques 14. Manquant de recul, il est aisé de passer sur ce qui apparaît, et ne percevoir que les disparitions que cette nouvelle conception implique : une certaine richesse « compositionnelle » (malgré son émergence dans notre champ de recherche, ce terme demeure un néologisme pour certains dictionnaires 15), héritée de siècles d'affinements et de ruptures, se voit rayée des préoccupations d'un grand nombre de musiciens. Mais cette attention se transfère sur d'autres plans, que nous développerons par la suite. La répétition à l'identique de motifs mélodiques, des rythmiques d'une simplicité manifeste, ou encore une technique instrumentale moindre (voire nulle), font l'objet d'une acceptation générale, pourtant l'opération qui s'y joue relève d'un déplacement dont les « pertes » recouvrent des « gains », et supposant une recomposition des critères de « pertinence », selon le terme que François Delalande emprunte à la linguistique 16. De nouvelles techniques apparaissent, en rapport avec l'enregistrement : le « mixage » accompagné des coupes et collages divers que le travail de studio rendent possibles; la possibilité de travailler les sons sous de nouvelles conditions (échantillonnages et boucles, modifications de vitesse, ajout d'effets, etc.). Pour penser un tel changement paradigmatique, une musicologie établie est impuissante : quelle nouveauté mélodique ou harmonique d'intérêt peut-on dégager de la musique « pop » ? -- effectivement aucune. Et concernant des cadres (repoussant précisément cadrages) dans lesquels la recherche formelle se fait plus palpable, la situation paraît pire encore : que tirer, avec les outils du solfège, de propositions bruitistes, de collages électroacoustiques -- nous sommes tentés de dire : « où il n'y a pas trace de musique » ?

Musique et enregistrement

Si, encore une fois, l'enregistrement n'est pas seul responsable de ces questionnements, son rôle ne peut pas être négligé; mais pour le comprendre, nous ne pouvons pas demeurer au déplacement que nous avons déjà pointé, qui consiste dans l'émergence de l'interprète sur le devant de la scène musicale. Si les musiques se modifient avec l'enregistrement, c'est, au fond, une affaire presque extra-musicale : pour qu'un changement paradigmatique s'opère, il faut que le champ qui définissait la musique se déplace. Et bien que cela incluse des bousculement internes (tel est celui qui recompose la hiérarchie entre composition et interprétation), des déplacements que l'on pourrait qualifier d'externes, c'est-à-dire redéfinissant les limites du champ, pèsent sans doute beaucoup plus

14 Voir un commentaire épistémologique sur cette intersection entre représentations et pratiques, infra, p. 59.

15 Nous relevons quatre occurrences dans l'Encyclopædia Universalis, relatives à la musique contemporaine; des entrées apparaissent dans le Dictionnaire Larousse et le dictionnaire collaboratif Wiktionnaire ; à l'inverse, pas d'entrées dans Le Robert, le Trésor de la langue française illustré, ni aucune version du Dictionnaire de l'Académie. L'usage se partage entre musicologie contemporaine et linguistique.

16 François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 23-26.

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SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

lourdement. C'est à cet endroit que se mêlent des réflexions croisées sur la « musique » et l'enregistrement sonore, les deux avançant de pair au cours du XXe siècle.

La chaîne d'implications (que nous n'épuiserons pas) se déroule sans grand encombre, en partant du simple fait que l'enregistrement permet à la musique -- comme pour n'importe quel son -- d'être réentendue indépendamment de sa source de production. Il faut donc se représenter ce que cela signifie en particulier pour la musique : elle ne dépend plus, dès lors, des instrumentistes pour pouvoir être « jouée » et entendue.

Contrairement à l'auditeur du concert, l'amateur de disque peut en effet choisir le moment où il écoutera l'oeuvre, mais il peut également l'interrompre, ou encore l'écouter autant de fois qu'il le désire. Ce nouveau statut que l'appareil donne à l'auditeur est résumé par l'emploi d'une expression qui parcourt tout l'entre-deux-guerres : l'amateur de disque n'écoute pas une oeuvre sur son phonographe, il la « joue », soit pour lui-même, soit à des amis qu'il a réunis. 17

Si cette dernière écoute « entre amis » relève encore du collectif, c'est néanmoins une entrée dans la sphère privée, et cette pratique peut être largement minimisée face à l'importance d'une écoute solitaire qui se passe désormais d'explication tant elle est généralisée et perpétuée à travers les supports d'enregistrement, « du phonographe au mp3 » ainsi que le même Ludovic Tournès nomme son étude historiographique. Quels que soient les genres musicaux le concert demeure un des moyens de la musique, mais perd de son apanage, qui n'a jamais connu de concurrence semblable à celle de l'enregistrement : l'expression « musique de chambre », dans son acception la plus littérale, peut recouvrir ce qui se rapproche le plus de l'usage « privé » que nous évoquions. Le développement d'une pratique domestique de la musique, connaissant son apogée au XIXe siècle, notamment à travers le piano et l'édition musicale 18, et une certaine forme d'enregistrement à travers les automaphones (instruments mécaniques) 19, constituent sans doute les plus solitaires des usages musicaux avant le phonographe. L'émergence d'une telle pratique n'est donc pas une moindre rupture dans l'histoire de la musique. Avec celle-ci se fomente précisément une modalité inédite de l'écoute, que l'on a pu appeler « acousmatique » 20 : la musique libérée de sa dépendance vis-à-vis de sa source musicienne

17 Ludovic Tournès, « Le temps maîtrisé. L'enregistrement sonore et les mutations de la sensibilité musicale », Vingtième siècle. Revue d'hisoire, 92/4, 2006, p. 12.

18 Sur l'édition musicale et la pratique domestique : Rémy Campos, « Les nouveaux Solfèges du Conservatoire de Paris (1865) et le commerce de l'édition pédagogique », dans Joann Écart, Étienne Jardon, Patrick Taïeb (dir.), Quatre siècles d'édition musicale, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2014, p. 258 ; Denis Lafrance, Serge Provençal, L'édition musicale. De la partition à la musique virtuelle, Austin (Québec), Berger, 2010, p. 22-27, p. 30 ; Denis Lafrance, Après la disruption. Innover en édition musicale, Austin, Berger, 2020, p. 52-53 ; S. v. « Édition musicale », dans Marc Vignal (dir.), Dictionnaire de la musique, op. cit., p. 331-333 ; Sophie Maisonneuve, L'invention du disque. 1877-1949. Genèse de l'usage des médias musicaux contemporains, Paris, Archives contemporaines, 2009, p. 58-59.

19 Le terme d'automatophone est relevé par Jacques Favier, « Enregistrements constructifs et popular music », dans Alessandro Arbo, Pierre-Emmanuel Lephay (dir.), Quand l'enregistrement change la musique, Paris, Hermann (Gream), 2017, p. 126. Voir aussi Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, ibid., p. 73 et Chris Sheridan, Gordon Mumma, Howard Hye, Barry Kernfeld, s. v. « Recording », Grove Music Online, [en ligne, accès restreint, consulté le 01/09/2021].

20 Expression que l'on trouve chez Pierre Schaeffer, « Notes sur l'expression radiophonique » [1946], dans Pierre Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, Paris, Mémoire du livre, 2002, p. 82-84. L'extrait est cité par

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devient un objet « purement sonore », là où elle demeurait précédemment rattachée à des situation ancrées dans « la réalité corporelle, objectale et visuellement perçue » 21. « Corporelle », car liée au corps du musicien jouant de son instrument (et à plus forte raison lorsque l'instrument est la voix), et le rapport de celui de l'auditeur placé dans le lieu et la temporalité spécifiques du concert; « objectale », car dépendante d'objets sur lesquels l'auditeur n'a pas ou peu de pouvoir direct (un concert ne dépend pas de tel ou tel membre du public); « visuellement perçue », puisque tous les éléments de cette « réalité » renvoient à des contextes synesthésiques où la musique s'incarne de manière concrète dans le monde.

Ces ruptures vont rapidement modifier en profondeur les pratiques et représentations en jeu dans l'écoute -- celle de tous les auditeurs : du « public », certes, mais également celle des musiciens eux-mêmes. Par-delà la hiérarchie des rôles qui opère son déplacement de la composition vers l'interprétation, une modification de l'attention s'opère : les caractéristiques musicales propres à l'interprétation (les timbres, la micrologie des sons, l'ensemble des bruits parasites puis intentionnels) prennent le pas sur celles liées à la composition (reposant essentiellement sur la « hauteur », la « durée » et l' « intensité » dans le jeu instrumental). La musique, par ses deux rivages humains, artiste et public, prend une direction dictée par une manière d'écoute radicalement nouvelle. C'est en ce sens que l'on entendra donc l'expression de « paradigme musical de l'enregistrement » ; celui-ci rompant immédiatement avec celui de « l'écriture » (dans et par lequel la composition a primé dans la musique occidentale), mais différant tout aussi bien de celui de l' « oralité », en ce que la remémoration repose sur une technique mécanisée, et non sur une transmission interpersonnelle directe. Les musiques pensées pour l'enregistrement différant donc tout aussi essentiellement des « musiques orales », que des « musiques écrites ». Mais ces paradigmes, au moins par prudence épistémologique, ne doivent pas être compris comme des concepts éternels. Le « paradigme de l'enregistrement » sera toujours entendu ici comme historique, succédant à un « paradigme de l'écriture » tout aussi ancré historiquement et géographiquement; ainsi nommons-nous donc ce que l'on appelle plus généralement la « musique écrite occidentale ».

Makis Solomos, De la musique au son, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 10 ; et également suggérée par Schaeffer mais convoquée sans guillemets dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, « Introduction... », art. cit., p. 22.

21 Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, ibid.

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« Paramètres du son»

Nous avons esquissé rapidement comment l'enregistrement produit une influence durable sur le plan pratique, qu'il s'agisse de création ou d'écoute : par la singularité du rapport que l'enregistrement sonore entretient (et permet d'entretenir) à la musique, et par son omniprésence, ces modifications sont à juste titre résumées par le terme de « paradigme ». Il paraît clair que cette pratique s'impose largement à l'ensemble du « monde » musical. Difficile de soutenir que la musique et ses agents aient permis l'émergence de ce paradigme en lui ménageant attentivement une place, et nous avons montré que l'enregistrement sonore, en tant que concept, est si peu évident qu'avant son invention technologique, très peu d'esprits semblent s'être figuré sa possibilité. Aucune théorie de l'enregistrement ne précède véritablement sa concrétisation, et encore moins aucune théorie de l'enregistrement musical. Il est également aisé de constater que la musicologie est encore aujourd'hui très souvent entendue, d'abord, comme l'étude des musiques « occidentales savantes », celle-ci étant régulièrement résumée au vocable générique de « musique » sans scrupule d'appropriation. La musicologie capable d'appréhender les musiques enregistrées est encore inégalement reconnue : ce n'est pas faute de l'incapacité de la musicologie portant sur les musiques écrites occidentales à le faire. Une notion en particulier nous semble pourtant prétendre à faire charnière, et nous l'envisagerons comme une étude de cas. La doctrine des « paramètres du son », bien connue d'un public très large, paraît faire sens pour lier les deux paradigmes de l'écriture et de l'enregistrement, en ce qu'elle hérite d'une conception occidentale devenue traditionnelle du son musical, mais liée à l'écoute contemporaine par son attention au sonore et à sa compréhension. Le problème principal qui nous occupera sera de comprendre de quel « son » il y est véritablement question, et si cette conception est également miscible dans deux systèmes d'écoute radicalement différents.

Ébauche

Nous avons parlé de « son musical » : c'est bien le premier état de fait. L'expression de « paramètres du son » (qui peut connaître des synonymes) ne parle jamais d'autre chose que de sons musicaux. Cette expression, ou ses équivalents (« caractéristiques du son » par exemple), font

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SUR LE PARADIGME DE L'ENREGISTREMENT. TERMINOLOGIES MUSICALES AU XXe SIÈCLE

aujourd'hui partie du vocabulaire courant de la pédagogie musicale, mais l'histoire de sa doctrine (de son contenu sémantique) n'est pas neuve. Cet outil, qui est en réalité plutôt une trousse d'outils pour l'abord de la musique, décrit « le son » selon différents critères permettant d'en donner une définition; et de même que le vocable de « paramètre » n'est pas exactement fixe, les notions qui lui sont subsumées peuvent porter plusieurs noms différents, se recouvrant généralement bien, mais n'impliquant pas les mêmes sous-entendus. Les quatre termes les plus usités sont ceux de « hauteur », de « durée », d' « intensité » et de « timbre ». On trouve néanmoins une quantité de synonymes, ou de parasynonymes :

Expressions usuelles

Synonymie ou parasynonymie

paramètres du son

caractéristiques du son

hauteur

1

ton ; note ; classe de tons

durée

tempo ; rythme

intensité

nuance

timbre

qualité

--

expression; expressivité

Pour commencer à défricher cet amas de termes, il est utile de démarrer par notre première notion générale de « paramètre », et de constater que ce terme est issu de la musique sérielle. Chacun des concepts particuliers, et même leur examen conjoint, lui sont antérieurs. Mais c'est par l'idée sérielle d'une musique dans laquelle chacun de ces outils pourrait être travaillé séparément (par les moyens de la composition sérielle), que ce terme de « paramètre » émerge, et l'on comprend ainsi de quelle manière. Des notions qui, jusqu'alors, demeuraient descriptives, deviennent des matériaux musicaux de statut plus ou moins égal, proches de variables mathématiques -- domaine auquel le terme de « paramètre » est alors emprunté. Cette notion émergée dans les années 1950 est aujourd'hui largement empruntée par la pédagogie musicale la plus abordable, sans connexion apparente avec cet héritage. Ce que ces usages ont en commun est la description du son musical (parfois résumé au « son », dans une conception bien différente de celle qui fera l'objet du chapitre suivant), bien plus ancienne que son appropriation sérielle, et le terme de « paramètre » paraît de fait émancipé de cette origine.

Mais dans ces termes règnent plusieurs ambiguïtés intrinsèques, qui empêchent d'en donner d'emblée des définitions à la fois claires et justes. Cela explique sans doute que sans l'évocation du

1 Le terme de « classe de ton » ou « classe de notes » appartient au vocabulaire de la musique sérielle. On le traduit généralement de l'anglais, et son occurrence ici comme « paramètre » est par ailleurs issue d'un dictionnaire musical anglais : Paul Lansky, George Perle, s. v. « Parameter » dans Stanley Sadie (éd.), The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Londres, Macmillan, 1980, vol. 19, p. 68-69.

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sérialisme, la notion générale de « paramètre » se trouve souvent omise des dictionnaires musicaux 2. Néanmoins, nous donnerons ici une première idée intuitive de ce que recouvre chacune de ces notions, et nous aurons l'occasion de remarquer plus tard que cette approche « intuitive » se justifie amplement. La « hauteur » d'un son est un paramètre quantitatif répondant au terme usuel de « notes » musicales. Il différencie les sons selon leur tonalité plus ou moins « grave » ou « aiguë » : une suite mélodique est ainsi, par exemple, un ensemble de notes de hauteurs différentes, arrangées successivement dans le temps. Ce qui est ensuite appelé « durée » est moins ce « temps » dans lequel se déroulent des événements musicaux, que la mesure temporelle des événements musicaux eux-mêmes : une « note », d'abord définie par sa hauteur, est articulée à l'ensemble musical par sa délimitation temporelle. L' « intensité » correspond quant à elle au « niveau sonore », c'est-à-dire la puissance relative des événements entre eux. Le « timbre » correspond à une certaine qualité spécifique du son, permettant de le différencier d'un autre, à hauteur, durée et intensité identiques; on parle, pour le décrire, de « couleur » du son, ou encore concrètement du timbre d'un violon, comparativement à celui d'une clarinette. L'« expression », enfin, décrit un ensemble de paramètres sur lesquels le musicien (interprète) a un pouvoir, permettant des variations qui ne relèvent pas des autres paramètres, généralement définis par la partition : songeons par exemple à l' « attaque » pour certains instruments. La liste est le plus souvent réduite à quatre termes (voire moins 3), desquels cette « expression » se trouve alors exclue.

Sémantique

Les premières confusions relatives aux notions des « paramètres du son » concernent leur signification. Que prétend-on décrire, dans cette description du « son » ? Nous l'avons déjà énoncé, quel qu'en soit le degré de conscience de la part des personnes (le plus souvent, des musiciens) faisant usage de ces notions, il est un fait que le terme de « son » n'y décrit toujours qu'un son musical. Il convient, comme nous l'avons fait, d'évoquer ce « degré de conscience » dans l'usage particulier de la notion de « son » convoquée par ses « paramètres », puisque longtemps, et en particulier lorsque cette partition a commencé à être convoquée et pendant qu'elle a conservé un usage parfaitement pertinent pour l'appréhension du phénomène musical, le « son » et le « son musical » étaient aisément confondus 4. Mais le problème que nous pointons ne se trouve pas résolu avec cette simple remarque, que les « paramètres du son » sont seulement des paramètres des sons

2 Elle apparaît, liée au sérialisme, dans au moins trois dictionnaires sur lesquels nous nous appuyons ici : Stanley Sadie (éd.), ibid. ; New Oxford Companion to Music, traduit en français : Denis Arnold (dir.), Dictionnaire encyclopédique de la musique, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 418 ; et le moins formel Vocabulaire de Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire de la musique contemporaine, Paris, Minerve, 2013, p. 129-130. Dans un registre moins littéraire, on trouve trois définitions séparées (acoustique, sérielle et informatique) du « paramètre » dans Jacques Siron (dir.), Dictionnaire des mots de la musique, Paris, Outre mesure, 2002, p. 309.

3 C'est par exemple le cas de Jean-Yves Bosseur, op. cit., qui n'évoque pas l'intensité sonore.

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musicaux. Dans chacune des notions (« hauteur », « durée », « intensité », « timbre »), une ambivalence latente est palpable : prétend-on à une description physique, c'est-à-dire objective, du son entendu comme phénomène d'ondulation du milieu; ou à décrire des modalités perceptives? Mais avant d'en arriver là, ces notions ont traversé l'histoire sans que la question soit exactement posée en ces termes (c'est-à-dire qu'elles ont été longtemps prises comme des outils de définition, plutôt que faisant eux-mêmes l'objet d'examens sémantiques); et elles continuent, à titre pédagogique (dans des contextes non-scientifiques), d'être massivement usitées, en conservant cette ambiguïté. La confusion dont nous parlons longe, plutôt qu'une quelconque histoire de la musique, celle de la musicologie occidentale jusqu'au XXe siècle. Nous lisons une analyse partielle de cette histoire chez Makis Solomos, dans l'important De la musique au son. Il y consacre son premier chapitre à l'évolution de la notion de « timbre » à travers l'histoire de la musique « savante » et de sa musicologie, jusqu'au XXIe siècle 5. On y distingue assez clairement trois phases. Une première, pendant laquelle une musicologie naissante (qui est du fait des musiciens eux-mêmes) développe la notion de timbre, oscillant mais sans poser clairement l'alternative, entre description physique et description perceptive. Sur ce premier mouvement, le texte fait particulièrement ressortir le nom de Jean-Jacques Rousseau, en montrant que celui-ci suggérait (prudemment) l'idée de pouvoir attribuer au timbre une propriété physique définissable 6. Dans un second temps, que Solomos résume sous le vocable d'une étape « positiviste », une recherche est menée dans ce sens d'une découverte permettant de hisser définitivement le timbre au rang de qualité physique objective. On y retient le nom de Hermann von Helmholtz, qui « innove en proposant de substituer une acoustique «physiologique» à l'acoustique «physique» » 7.

Cependant, sa définition est physicaliste : « on avait démontré que l'intensité des sons dépendait de l'amplitude des vibrations, et leur hauteur du nombre de ces vibrations; il ne restait donc, pour expliquer leur timbre, que la forme de la vibration dans les ondes sonores », écrit-il, localisant le timbre dans le phénomène physique lui-même et non dans la perception. 8

Ces deux intentions (musicale et scientifique) évoluent de manière conjointe, avec une attention croissante à la notion « timbre » dans la composition musicale. Mais progressivement s'esquisse de part et d'autre une aporie physicaliste : il paraît de plus en plus douteux que le timbre puisse être ramené à autre chose qu'à une description subjective -- ou intersubjective -- de la perception des sons musicaux. À quoi il est nécessaire d'ajouter que l'intégration au champ musical de sons inédits

4 François Delalande remarque (infra p. 39), en distinguant ses définitions du « son », que celui-ci est souvent synonyme d'une « note » de musique, c'est-à-dire d'un événement -- et littéralement, l'événement écrit d'une partition.

5 Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., chap. 1, « Du timbre », p. 23-86.

6 Ibid., p. 25-26.

7 Ibid., p. 33.

8 Ibid. L'extrait reprend Hermann von Helmoltz, Théorie physiologique de la musique fondée sur l'étude des sensations auditives, trad. M. G. Guéroult, Paris, Victor Masson, 1868, p. 45.

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(ici l'enregistrement joue déjà un rôle significatif) va contribuer à faire craqueler cette catégorie. À tous points de vue, cette histoire s'applique également à tous les autres « paramètres du son » : si le timbre est la notion la plus problématique, car non quantifiable (pour tenter de le cartographier, on en passe par des métaphores figuratives, souvent relatives aux sens : Rousseau parle de sons « aigres », « moelleux » 9 ; on pense à la « brillance », etc.), toutes les autres caractéristiques n'en sont pas moins réduites au statut de critère perceptif. La « hauteur » décrit la qualité plus ou moins grave ou aiguë des sons, mais non leur « fréquence », qui ne fait que contribuer à son explication.

L' « intensité » désigne de même un « volume » subjectif (appelé « sonie » en psychoacoustique), plus qu'une « intensité acoustique » objectivable. La « durée », enfin, est sans doute la notion la plus physiquement friable de tous les paramètres quantitatifs, puisque la très grande majorité des sons, qu'ils soient musicaux ou non, sont soumis à une augmentation et/ou une diminution progressive de l'intensité, sensible à l'ouïe, qui rend difficile leur délimitation dans le temps. Ainsi, c'est l'ensemble des « paramètres du son » qui passent, à mesure que la musique, la musicologie et l'acoustique évoluent, dans l'ordre de la perception, c'est-à-dire, de l'écoute. Nous comprenons alors que nos premières définitions intuitives des différents « paramètres » ne nous apparaissent plus injustifiables. Le son, décrit dans ses aspects physiques, ne peut nous suffire à expliquer le phénomène musical, qui dépend de la perception proprement humaine des sons.

Ce déplacement musicologique s'opère donc progressivement, mais se trouve de fait définitivement acté dans le siècle de l'enregistrement sonore. Et le rôle de la reproduction des sons dans ce mouvement des représentations n'est, bien que complexe, pas moindre. Ainsi que nous l'avons vu dans notre première section, l'enregistrement sonore, s'il est avant tout une technologie, s'associe très rapidement et de manière pérenne au domaine musical. C'est aussi sur ces deux plans, également conviés dans l'évolution des « paramètres du son » vers des notions purement perceptives, que l'enregistrement va jouer un rôle. Scientifiquement d'abord, l'enregistrement, s'il est le produit de théories solides sur l'acoustique, est aussi une condition nécessaire à l'établissement d'une nouvelle science du son : par l'enregistrement, le son se trouve représenté, et ainsi examinable sous de nouvelles conditions qui forment une véritable aubaine scientifique 10. Il est certain qu'en cela, l'enregistrement se trouvera très largement complémenté par l'informatique, qui permet d'en faire un matériau encore plus manipulable, outre qu'il en permet (après l'électricité) la synthèse à partir de formes d'ondes. Mais l'enregistrement n'en demeure pas moins nécessaire, ne serait-ce que par la complexité des sons naturels, qui échappent à la synthèse (d'un point de vue

9 Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de la musique dans Jean-Jacques Rousseau, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, 1995, vol. 5, p. 1053, cité par Makis Solomos, ibid., p. 26.

10 Philippe Manoury (dont la position nous paraît complexe mais discutable sur la question des « paramètres »), décrit bien ce processus dans sa leçon inaugurale au Collège de France. Philippe Manoury, L'invention de la musique, Paris, Collège de France / Fayard (Leçons inaugurales), 2017.

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épistémologique, on pourrait dire que l'enregistrement fournit un outil empirique d'étude des ondes sonores, là où l'informatique permettrait un travail plus théorique). Quoi qu'il en soit, par cette contribution, l'enregistrement fait nécessairement évoluer le travail sur la définition du son, et contribue à renvoyer les « paramètres du son » dans leur champ proprement musical, et perceptif. Par un biais musical ensuite, l'usage massif de l'enregistrement qui s'est développé au XXe siècle a provoqué l'émergence déjà évoquée d'une écoute devenue « acousmatique » (« hautement sensible au timbre » 11), pas sans effet sur ce que François Delalande nomme les « pertinences » des critères d'écoute, et plus largement, des notions musicales -- à commencer par ces « paramètres du son » définitionnels. Nous l'avons aussi remarqué, ces critères sont pleinement relatifs à l'écoute, bien qu'ils revêtent l'ambiguïté originelle d'un physicalisme latent, qui tend à décrire, outre l'écoute, et par elle, le fonctionnement physique du « son ». Avec l'enregistrement et la possibilité de réentendre un même son à l'identique un nombre illimité de fois, l'écoute se porte sur des faits sonores jusqu'alors anodins : singularités individuelles (le « jeu » d'un musicien, la « voix » d'un chanteur), détails d'interprétation (un tressaillement de voix gravé dans une interprétation, et devenant par là particulièrement significatif), bruits a priori parasites (dus au jeu instrumental, ou à un défaut du dispositif d'enregistrement). L'électronique musicale persistera dans cette voie, à travers l'échantillonnage, particulièrement dans le genre dub, succédé en cela par le hip-hop qui amorce une systématisation de la répétition d'échantillons (le « sampling ») ; mais également par la synthèse, qui permet par un ensemble de critères définis (enregistrés ensemble, ils se regroupent sous la notion usuelle de « preset») d'obtenir la génération indéfinie d'un son toujours identique (et non pas sa reproduction par un enregistrement sonore). Ces usages musicaux engendrent alors par eux-mêmes une refonte de l'écoute dans laquelle le son musical est envisagé sous le prisme de l'enregistrement lui-même (ou plus largement, du « son » lui-même 12), et non plus en tant que composition jouant de « hauteurs, intensités, durées et timbres ».

Prédominance / prédominances?

On perçoit donc un certain glissement de « pertinence » opéré à l'intérieur de cette catégorie générique des « paramètres ». Il est très sensible et largement admis qu'à l'intérieur des différentes catégories qui y sont réunies, la hauteur occupe une place prédominante, pour ce qui est de la musique écrite occidentale. C'est en admettant ce biais que nous avons nous-mêmes d'abord présenté les différents « paramètres » : la hauteur est le premier critère déterminant d'un événement

11 Sophie Maisonneuve, L'invention du disque, op. cit., p. 173.

12 Ne pas confondre le « son lui-même », les « sons eux-mêmes », expressions récurrentes chez John Cage, qui entretient un rapport notoirement difficile avec l'enregistrement sonore, et le « son », tel qu'envisagé entre autres par François Delalande et Makis Solomos. Sur l'ambiguïté de ces parentés, se reporter à la toute dernière section de notre développement, infra, p. 104.

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musical unifié, après quoi la « note » est envisagée sous ses aspects de durée, d'intensité et de timbre. Mais au cours du XXe siècle, comme nous l'avons déjà plusieurs fois remarqué, cette hauteur paraît progressivement partager (voire céder tout à fait) sa place avec le timbre dans l'ordre des préoccupations musicales. Si l'enregistrement et plus tard l'électronique musicale opèrent, par leur usage, un tournant vers la « culture audio » que nous avons décrite, portant la musique sur le plan du « son », où la composition perd de son poids, on parvient rapidement à l'hypothèse que, sur le plan des « paramètres », la hauteur perdrait de sa prégnance au profit du timbre. Pour examiner cette question, il est sans doute utile d'étendre notre première alternative définitionnelle sur la question des « paramètres » à une nouvelle catégorie. Des deux possibilités de sens, physicaliste et psychoacoustique, s'émancipe un usage conceptuel. Avec Rousseau, qui distingue au-dehors de la hauteur et de l'amplitude un timbre qui ne correspond ni à l'un ni à l'autre, suggérant alors qu'il pourrait y avoir dans le son (physique), un paramètre encore inconnu expliquant en propre cette allure des sons (qui ne soit ni la fréquence, ni l'amplitude des vibrations), c'est bien cet usage conceptuel qui semble émerger. À partir d'une base empirique (la distinction de différents instruments indépendamment de leur hauteur ou amplitude), un terme apparaît, mis abstraitement sur le même plan que ces autres, qui possèdent quant à eux une explication physique. Celui-ci, à l'inverse, est pour ainsi dire vide. L'étude du timbre, que nous avons grossièrement résumée, parvient au XXe siècle à la conclusion que ce terme ne peut pas être rempli à l'égal des autres. En réalité, le timbre a toujours conservé sa caractéristique principale et problématique qu'il était, contrairement aux autres « paramètres » pris comme concepts, non pas quantitatif, mais qualitatif 13. Hauteur, durée et amplitude se résument toutes à des échelles unidimensionnelles : du grave à l'aigu, du court au long, du faible au fort. Au meilleur des cas, le timbre peut articuler plusieurs échelles de ce type, qu'elles soient perceptives ou abstraites, pour pouvoir être cartographié 14. Mais ne se dégageant jamais de sa propriété de paramètre qualitatif, il semble qu'il ne puisse jamais être tout à fait épuisé par un quelconque ensemble de critère : c'est qu'il est seulement conceptuel, et avec cela conceptuellement ouvert. Il peut certes être rempli partiellement, mais jamais entièrement, puisqu'il doit, pour satisfaire à son exigence qualitative, demeurer ouvert. On comprend alors l'hypothèse qui peut mener à lui faire gagner en importance, face à la hauteur, dans l'ordre des paramètres : mais c'est ignorer que ces « paramètres » sont dépendants d'un contexte musical, qui est celui du paradigme notationnel de la musique occidentale. Ajoutant à ce fait que, d'après François Delalande, ce paradigme ait constamment tendu, au cours des plusieurs siècles de son développement, à accorder une place croissante au timbre, et que des recherches positives sur le timbre dans la

13 C'est une des premières approches de définition du timbre relevées par Makis Solomos, ibid., p. 23.

14 C'est à nouveau Makis Solomos qui décrit la tendance des tentatives de définition du timbre à la multidimensionnalité : Makis Solomos, De la musique au son, op. cit., p. 34-38.

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musique savante aient voisiné l'émergence de l'enregistrement, on comprend d'autant mieux l'hypothèse émise que ce paramètre particulier serait au coeur du bouleversement des musiques au XXe siècle. Mais l'examen l'invalide.

Il faut donc bien différencier deux positions, qui sont : 1/ celle d'un glissement, en partie via l'enregistrement, vers une musicologie et une acoustique portées sur la perception auditive; et 2/ celle d'un déplacement de prédominance depuis la hauteur vers le timbre. Cette seconde, a priori séduisante, n'est ni conceptuellement solide, ni juste. La première révèle en revanche le dépassement nécessaire de la notion de « paramètres du son », si du moins il s'agit de décrire les musiques enregistrées, et également celles qui les voisinent en les considérant. Deux problèmes s'ensuivent de cette conclusion relative aux « paramètres du son ». Il faut en revenir à ses deux acceptions. La première est sérialiste, et concerne donc une musique qui s'est maintenue dans la droite ligne des débats internes à la musique écrite occidentale. La manière sérielle de répondre à la crise tonale a été la perpétuation et le développement de l'atonalité schoenbergienne, et la réponse aux questionnements sur les limites de l'écriture musicale a été opérée par des propositions formelles dans l'écriture. Ces réponses demeurent donc dans le cadre strict de la question, qui est celui du « paradigme de l'écriture » occidental, dans lequel la description du « son » comme étant nécessairement un son musical, et de sa description par différents « paramètres » conceptuels, est parfaitement légitime. En revanche, le second usage (courant) des « paramètres » par le vocabulaire de l'apprentissage musical, est sans doute moins conscient de ses limitations, qui perpétuent notamment l'ambiguïté entre description physique et psychoacoustiques. Il est certain que ce vocabulaire pédagogique gagnerait à être ouvert aux conceptions musicologiques actuelles que nous allons explorer, qui permettent de rendre compte des musiques enregistrées par des critères pertinents; des critères qui font sens pour comprendre et analyser ces musiques. D'une double manière, la doctrine des « paramètres » est en cela limitante : elle ne peut décrire avec une pertinence accrue les musiques les plus courantes, et ne peut en outre se détacher de la prédominance interne de la hauteur (ce qui limite, dans son cadre même, l'examen : une musique principalement axée sur le rythme peut être examinée par la « durée », mais sera soit perçue comme musicalement pauvre, soit comme auxiliaire -- le rythme accompagne les notes). À partir d'un tel outillage musical, impossible d'appréhender de nombreuses musiques enregistrées dans lesquelles la simplicité « paramétrique » est déconcertante (mélodies répétitives, rythmiques binaires, orchestration limitée, voire absence totale de ces critères), et usage de sons n'entrant simplement pas dans ces catégories (réduits au domaine-poubelle du « bruit »). Nous ne résumerons pas mieux le problème que ne le fait François Delalande, en posant la question : « la variété est-elle tonale ? » ; et

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en y apportant une réponse certes nuancée, mais amplement négative. Les musiques enregistrées ne peuvent pas être examinées par la musicologie occidentale traditionnelle. Voici alors notre second problème succédant à l'analyse des « paramètres » : quel outillage permet d'affronter en propre les musiques générées par le « paradigme de l'enregistrement » (non seulement les musiques enregistrées, mais également les musiques faisant usage de l'enregistrement, ou simplement influencées par les modalités d'écoute et de création générées par l'émergence de l'enregistrement sonore)? Aussi déroutant que cela paraisse, c'est bien à travers le terme générique de « son » que cette question trouve une première réponse.

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« Son »

À considérer strictement l'organisation de notre étude, la place de ce chapitre n'a peut-être pas une rigoureuse légitimité à se trouver dans cette première grande partie, qui traite de notions précédent l'enregistrement et subissant des déplacements plus ou moins prononcés sous les effets de ce dernier. Nous avons évoqué l'idée que la notion de « son » ne subirait pas au vingtième siècle une simple évolution, mais que parmi ses définitions une nouvelle s'émanciperait, recouvrant un concept véritablement neuf. Ainsi, cette section pourrait aussi bien se trouver dans notre seconde partie, qui traite en propre de notions émergeant avec l'enregistrement. Et à prendre le problème sous un certain angle, il serait peut-être même possible de soutenir que ce « son » relève de la réception critique de l'enregistrement, ce qui vaudrait de l'intégrer à notre dernière partie -- non sans paradoxes révélateurs. Mais le « son », en tant que concept contemporain, naît de manière situationnelle, c'est-à-dire qu'il décrit d'abord sans médiation un fait qui n'a pas de référent préexistant dans le langage. La notion apparaît donc dans un contexte qui n'est pas à vocation scientifique, et le « son » émerge par une nécessité quasi pratique; bref, qu'il ne soit pas théorisé au moment de son émergence n'est donc qu'une tautologie. Mais l'implication est importante : par la re-convocation d'un terme existant, et dans un usage relativement proche de ses précédentes définitions, l'indépendance du concept n'est que tacite, voire inconsciente. Si bien qu'en tant que concept musicologique stable, il conviendrait peut-être de le placer dans une phase théorique des rapports entre enregistrement et musiques. S'il « n'a pas fait son entrée dans les colonnes du Petit Larousse » 1, selon François Delalande, c'est pour la bonne raison que l'auteur est peut-être le premier à pointer l'émancipation de ce sens du « son ».

Notons ici que, si nous le citons si abondamment, c'est que François Delalande est l'auteur proposant avant nous la notion de « paradigme » de l'enregistrement. Pourtant, dans son ouvrage, la notion musicologiquement centrale demeure celle de « son », et ces deux faits ensemble sont très révélateurs de l'intrication des deux thèmes. Par symétrie, cela révèle la centralité de la notion de « son » dans notre propre étude. Nous appuierons donc sur les rapports qui lient l'enregistrement au « son », et poserons la question de savoir à quelle autre notion traditionnelle (c'est-à-dire

1 François Delalande, Le son des musiques, op. cit., p. 13.

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appartenant au paradigme de l'écriture, dont les représentations nous demeurent coutumières), le « son » pourrait éventuellement correspondre. Que supplante le « son » ?

«Musique sonore » ?

On trouve usuellement l'idée générale que l'enregistrement affecte la musique par l'intervention du « son » ; en substance et même explicitement, l'usage consiste donc à pointer le caractère « sonore » de la musique. Faut-il s'attarder sur la « problématisation » de ces expressions? Deux questions (simples corollaires) se posent d'emblée : une « musique sonore » est-elle autre chose qu'un pléonasme? -- et que pourrait être une musique « non sonore » ? Pour répondre à ces questions, quelques détours sont nécessaires : en effet, pour saisir ce que l'expression de « musique sonore » peut avoir de légitime, il faut plutôt répondre à notre seconde question, qui est de comprendre ce que l'histoire de la musique, avant l'enregistrement, a pu comporter de non-sonore. Car, puisqu'il ne peut s'agir ici de prophétiser, c'est inévitablement dans le passé de cette histoire que nous trouverons ce avec quoi contraste le « son ». Déjà voit-on se profiler la continuation d'un point qui nous a occupé antérieurement : il est évident qu'au sein du couple composition-interprétation, le « son » n'est pas une notion neutre, indifféremment répartie. Un schéma simple que propose François Delalande à la fin de son ouvrage 2 aide à saisir clairement cette articulation :

En s'appuyant sur une conception de la musique dans son paradigme écrit, il propose une musique articulée entre trois personnages (nous pourrions quasiment parler de « locuteurs ») : compositeur, interprète, public; liés entre eux par deux types distincts de médiations. On aura certainement compris que les symboles « O » correspondaient à des types d' « objets ». Et nous aurions tendance, dans le cadre de ce livre mené par un spécialiste des musiques électroacoustiques, publié au sein d'une collection rattachée au Groupe de recherches musicales, et dans lequel il consacre un temps significatif à s'entretenir avec des membres de ce même GRM, à penser que l' « objet » doit être entendu comme un « objet sonore » schaefferien. Mais force est de constater que tel n'est pas le cas, ou que le cas, du moins, fait problème. Le bien-nommé « O2 » du schéma a peut-être un rapport allégorique avec le dioxygène : il est tout aussi nécessaire (« vital ») que son homonyme, pour ce qui est du fait musical; du moins devons-nous pour le moment persister à soutenir que la musique a nécessairement quelque chose de sonore, et le son, dans ce schéma, se situe entre l'interprète et l'auditeur. Un second objet cependant, qui est bien musical, mais non exactement sonore, apparaît dans l' « O1 » : du moins, si l'on y comprend comme lien du compositeur à l'interprète la canonique

2 Ibid., p. 242.

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partition, cet objet de transmission musical n'est pas du son, mais une notation qui peut exister (de manière peut-être infirme) indépendamment de lui. Sans doute affirmera-t-on que cet écrit musical comporte une différence fondamentale vis-à-vis d'une notation textuelle, en ce qu'un texte peut être lu sans être énoncé à haute voix, là où un « écrit » musical suppose et implique toujours le son : rien n'est moins sûr. En effet dans les deux cas on retrouvera, par opposition à l'interprétation instrumentale ou à la lecture « à voix haute », un autre vocable : l' « écoute intérieure » -- ou parfois dans son acception musicale, l' « audition mentale ». Elle n'a évidemment pas la même définition dans l'un ou l'autre cas : l' « écoute intérieure » étant considérée comme « le degré le plus élevé de l'écoute musicale », nécessitant « une longue pratique [...] pour la développer » 3 ; l' « écoute intérieure » d'un texte en revanche (l'euphémisme « lecture à voix basse »), nous est si familière qu'elle est sans conteste un passage plus aisé. Malgré l'existence d'une telle écoute en musique, le fait intuitif demeure :

Il n'empêche que l'écoute intérieure ne supprime jamais la référence à un instrument et que le chef d'orchestre lisant la partition d'une symphonie de Mahler crée des représentations

auditives intérieures en fonction par exemple de l'instrumentation prévue. 4

Faut-il considérer alors que l'exception toute relative de l' « audition mentale », qui demeure rattachée à quelques grands noms (Beethoven en tête), ne suffit pas à détacher la musique d'un ancrage sonore inaltérable -- que cette conception d'une musique idéelle, détachée du son, serait un grossissement mal pesé? La réponse est modérée. Oui, l'écriture et son raffinement progressif contribuent à mettre à distance un certain rapport au son, en ce qu'avec l'accroissement du savoir technique et théorique relatif à la musique écrite (théorie harmonique, scolastique compositionnelle, orchestration, etc.), la nécessité du recours à l'instrument dans le processus de composition s'amenuise. Cet amenuisement allant effectivement jusqu'à, non seulement une lecture, mais également une écriture « intérieure », c'est-à-dire une composition rendue possible sans aucune audition acoustique. Néanmoins, l'écriture et la musique en général ne se détachent jamais du sonore, même dans les explorations des avant-gardes -- au contraire, l'exploration des limites de la musique instituée sera plutôt orientée vers le « son », en questionnant la frontière entre « sons » et « sons musicaux ». Prenant en compte, par exemple, les propositions de Dick Higgins et de la « danger music », mouvement qui se rapproche certainement le plus d'un équivalent musical de

l' « art conceptuel », nous maintiendrons ici une position plus banale, qui voit dans le 4'33» de John Cage la pièce repoussant le plus loin la limite du musical. Malgré l'absence de tout événement sonore émis par l'interprète, l'intention revendiquée (a-t-elle jamais été opérative dans le cadre d'une

3 Kémâl Afsin, Psychopédagogie de l'écoute musicale, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2009, chap. 2 [disponible en ligne : https://doi.org/10.3917/dbu.afsin.2009.01, consulté le 1er septembre 2021]

4 Ibid.

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interprétation réelle?) est d'ouvrir le champ du musical aux sons accidentels qui en sont habituellement exclus : il est bien connu que, pour Cage, le silence n'existe tout simplement pas, et la finalité de 4'33» ne peut donc pas être, par l'absence de notes, d'atteindre à ce graal de l'annihilation sonore. La musique, même dans cette acception, demeure sonore, voire l'est encore plus, au sens où l'écoute s'ouvre à tout son possible sans considérer les sons traditionnellement musicaux comme particuliers, et faisant donc hypothétiquement sauter avec eux leur langage et leurs critères (les « paramètres » : hauteur, durée, intensité, timbre).

Voici donc par quel jeu de contrastes les musiques écrites traditionnelles peuvent être opposées à une conception « sonore » de la musique. Nous comprenons qu'il ne s'agit pas de considérer, par un grossissement ridicule, que les premières soient détachées du souci du son -- la musique demeure effectivement toujours sonore. C'est plutôt envisager que les musiques enregistrées, quant à elles, s'accompagnent comme nous l'avons montré dans le chapitre précédent d'une conception particulière du « son », qui dépasse le seul champ musical pour fonder une représentation générale du « sonore ». C'est donc avec une totale légitimité que l'on peut se questionner sur la pertinence, de ce premier point de vue, du contraste proposé entre des musiques plus ou moins « sonores », ce qui est pourtant l'usage lexical que nous continuerons de constater. Pour le comprendre, il faut donc véritablement changer de « paradigme » pour se tourner vers l' « ère phonographique », en percevant en quoi le « son » y intervient comme concept nécessaire. C'est à nouveau le point de vue historique qui nous permettra d'y parvenir.

Histoire du « son » et des « sons»

Le concept de « son » dont nous parlons s'articule de manière très étroite à des points précis de l'histoire musicale de l'enregistrement. L'intrication chronologique d'un ensemble conséquent d'événements ramassés au milieu du siècle (1948, avec la commercialisation du microsillon et la génération conjointe du format « album », peut à notre sens servir de repère) laisse à l'auteur la charge de structurer le récit de la naissance du « son ». Nous remarquerons deux de ces récits, notables par leur évocation de la notion de « son » (également citée entre guillemets), dans des textes déjà abondamment cités : Le son des musiques de François Delalande, et Du phonographe au mp3 de Ludovic Tournès. La comparaison frappe plus encore par l'utilisation vraisemblablement sans lien d'une même expression : « l'invention du «son» » 5. Il nous semble intéressant de comparer ces deux

5 François Delalande, op. cit., première partie, chapitre 3, « Le disque et l'invention du «son» », p. 51-63 et Ludovic Tournès, op. cit., chap. 4, section 3, « L'invention du «son» », p. 112. Plus de dix ans séparent les deux ouvrages, et le second (Tournès) n'évoque le nom de Delalande ni dans ce livre, ni dans d'autres de ses articles sur le thème de l'enregistrement.

Le chapitre précité a été largement repris en 2020 dans François Delalande, « The Invention of Sound », MusiMid, 1, 2020, p. 71-81.

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versions de « l'invention du «son» », qui témoignent ensemble d'une vue assez juste, bien que sans prétention à aucune forme d'exhaustivité.

Ludovic Tournès, même s'il problématise son ouvrage en s'axant sur la perspective de l'influence de l'enregistrement sur les musiques du XXe siècle, s'en tient à une étude essentiellement historique : s'il consacre une section à cette « invention du «son» », c'est dans une perspective chronologique et non thématique. Dans cet ouvrage, la création du « son » est liée à un événement bien défini : la nécessité pour les compagnies discographiques, « dans un marché de masse qui s'accroît rapidement et sans discontinuer à partir de 1950 », d' « élaborer des stratégies artistico-commerciales pour sortir du lot, capter l'attention du public et s'installer dans la durée en s'appuyant sur un répertoire clairement identifié ». C'est-à-dire, et c'est bien le sens fondamental du terme à partir duquel le concept pourra s'affiner, d'en passer par la création d'un « son » singulier. Si cette tendance se systématisera largement plus tard, pour s'appliquer à des entités de plus en plus restreintes (passant du « son » d'un label à celui d'un artiste ou d'un groupe, et même au « son » d'un album particulier au sein d'une discographie, ou à celui de tel ou tel « morceau » précis; les personnages allant de pair : producteur, ingénieur du son, musicien de studio), il n'en demeure que « l'invention » tient particulièrement, pour Tournès, à la figure emblématique du label Motown (nommé d'après le surnom de « Motor Town » désignant la ville de Détroit, dont le label est emblématique 6). La rupture, bien connue, est d'ordre aussi bien social que sonore : la Motown est le premier immense label de musique afro-américaine, et l'expression « Motown Sound » est retenue comme l'étiquette d'un « genre musical » à part entière. La particularité de la lecture que nous relevons tient à ce qu'elle ne sépare pas la rupture musicale d'une rupture « sonore », ne tenant pas seulement à des modalités de composition, d'instrumentation, d'interprétation, mais aussi à des caractéristiques propres au travail d'enregistrement que relève Ludovic Tournès. Il appuie en particulier sur un groupe d'interprètes plus ou moins fixe (usuellement nommés les « Funk Brothers »), assurant pendant plus de dix ans l'ensemble des enregistrements instrumentaux du label; certaines pratiques d'enregistrement comme l'utilisation de plusieurs basses ou batteries; l'acoustique particulière du studio installé dans une maison (baptisée « Hitsville ») ; enfin, la supervision du fondateur Berry Gordy 7. C'est donc un ensemble de facteurs dépassant largement le cadre des « paramètres du son » musicaux traditionnels qui permettra de définir en propre les musiques enregistrées entre elles. Et cet ensemble se trouvera, soit par le fruit complexe du langage courant, soit par une réflexion musicologique rigoureuse -- peut-être des deux mêlés -- désigné par l'antique vocable de « son ».

6 Guillaume Dupetit, « Loud Motown. P-funk, pure-funk ou punk-funk? La création musicale de Funkadelic à travers le prisme de son hybridation » Revue française d'études américaines, 149, 2016, p. 115.

7 Ludovic Tournès, Du phonographe au mp3, op. cit., p. 113-114.

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À l'événement fondateur de la Motown proposé par Ludovic Tournès (qui déroule ensuite une série de figures notables de l'histoire du « son » discographique), François Delalande oppose une présentation plus abstraite, qui découpe de manière catégorielle plutôt qu'historique les musiques jouant un rôle dans l'émergence du « son ». Il distingue clairement trois événements essentiels que sont le jazz, le rock, et le « renouveau baroque » (l'intérêt des musiciens du XXe siècle pour les musiques dites « anciennes »). Avant la véritable « invention du «son» », le jazz démarre l'exploration de l'enregistrement et de ses possibles musicaux; cette technologie apportant à son tour au jazz un médium de formalisation qui ancrera des caractéristiques majeures du genre. La plus fondamentale étant certainement la mise en avant des singularités du jeu instrumental propres aux interprètes, que l'enregistrement rend à la fois par la gravure de ces interprétations (à l'inverse de l'interprétation, périssable, du concert), puis à partir du milieu des années 1920, par la précision et donc l'intimité sonore que le studio permet de générer dans la musique enregistrée (l'attention aux inflexions interprétatives, aux bruits émis par la manipulation instrumentale, etc.) ; intimité qui se retrouve par symétrie dans un nouveau mode d'écoute solitaire, déjà décrit. Il paraît encore plus évident qu'à son tour, « le rock » entretient un rapport important à l'enregistrement. Mais un problème majeur se pose, qui est celui de sa définition, c'est-à-dire : de la délimitation des frontières du genre « rock ». L'analyse que nous croyons la plus substantielle, bien qu'étonnante à de nombreux points de vue, est celle que propose Roger Pouivet dans sa Philosophie du rock. Étonnante, d'abord par sa thèse forte : « le rock consiste en la création d'oeuvres musicales en tant qu'enregistrements dans le cadre des arts de masse » 8 . Ensuite par la densité et l'originalité du mélange qu'elle forme : proposant une définition explicitement « ontologique » d'un objet musical par deux critères technique et sociologique, et l'ensemble étant envisagé selon une méthode héritée de l'intérêt de l'auteur pour la philosophie et l'esthétique analytique. Roger Pouivet répond donc à nos deux questions de manière simultanée : le « rock » se définit par son lien à l'enregistrement (dans ses acceptions technologique et commerciale); et il assume entièrement la thèse corollaire, qui est que toute musique entrant dans cette définition peut donc être qualifiée de musique « rock ». Sans entrer dans une discussion approfondie, du moins approuverons-nous (avec d'autres), cette position, en se référant à l'influence notable de divers artistes admis comme « rock » sur l'histoire technique et musicale de l'enregistrement musical; et inversement, à l'importance de l'enregistrement dans leurs musiques. L'exemple canonique car fondateur étant ici celui des Beatles : à la fois par leur travail véritablement centré, à partir de 1966, sur le « studio », et ensuite par leur immense succès commercial, ils se conforment avec une parfaite acuité à la définition de Roger Pouivet. Par ailleurs, ils sont très régulièrement cités dans les études générales sur l'enregistrement musical. Les Beatles

8 Roger Pouivet, Philosophie du rock, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 11.

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instituent une approche de l'enregistrement comme artefact, en affirmant leur décision de se consacrer exclusivement à l'enregistrement studio; et l'importance de ce moment est particulièrement significatif par l'influence que le groupe exerce déjà alors. Cependant, et par comparaison avec la chronologie qui faisait de la Motown le seuil d'ouverture de l' « invention du «son» » (à partir de la fin des années 1950, et surtout au cours de la décennie 1960), Roger Pouivet situe la naissance du « rock », c'est-à-dire la musique « sonore » par excellence, au tout début des années cinquante, avec une précision presque insolente : « le rock a commencé le 26 mars 1951. Ce jour-là sort l'enregistrement par le guitariste Les Paul et la chanteuse Mary Ford de «How High the Moon» » 9. Pour mesurer l'enjeu de cette thèse, il faut avoir à l'esprit qu'avec « le rock », qui devient un objet proprement relatif à l'enregistrement, c'est un pas significatif -- sans doute le plus important -- de l'émergence du « son » qui est franchi. Car cette notion naît substantiellement dans le cadre de ce que Roget Pouivet appelle les « arts de masse », soit : dans les musiques « populaires » -- le « son » d'un label (« le son Motown »), d'un groupe, d'un artiste, d'un album, d'une guitare (« un son à la Hendrix »). Ces notions, pour autant qu'elles soient relatives à l'enregistrement, peuvent alors être rangées sous la catégorie du « rock », et par la même, la définir. Rien n'oblige à adhérer à cette perspective « ontologique » (sur laquelle nous reviendrons abondamment dans notre sixième chapitre), mais elle a le mérite d'offrir, outre une définition de la catégorie poreuse du « rock », une véritable pensée des liens qui unissent les musiques du XXe siècle à l'enregistrement sonore. Pour terminer l'examen de la partition proposée par Delalande, il faut examiner son évocation du « renouveau baroque ». Après Philippe Beaussant 10, il note et examine l'intérêt des musiciens du XXe siècle pour le répertoire baroque, une musique dont le « son » est largement « perdu » 11. Pour comprendre ce phénomène, qui paraît radicalement différent de l'intérêt de musiciens « populaires » pour l'enregistrement, Antoine Hennion pose ainsi la question :

Au sens le plus concret du terme : que reste-t-il d'une musique oubliée ? Rigoureusement, ses objets - c'est-à-dire, déjà, presque des cadavres. Les traces qu'elle a jetées devant elle : des instruments, des bâtiments, quelques images; et puis, à côté de ces restes matériels parcimonieux, ambigus, morts ou muets, massivement de l'écrit : des partitions, des textes théoriques, pratiques ou littéraires, des archives qui nous renseignent sur les pratiques et les programmes, les jugements et les goûts, les modes de transmission et d'enseignement, les sujets de polémique. De sons, jusqu'à Edison, aucun. 12

9 Roger Pouivet, Philosophie du rock, op. cit., p. 11. Sur cette question précise, voir aussi Richard A. Peterson, « Why 1955? Explaining the Advent of Rock Music », Popular Music, 9/1, 1990, p. 97-116.

10 Notamment Philippe Beaussant, Vous avez dit « baroque»?, Arles, Actes Sud, 1988. Ce livre et d'autres sont abondamment cités dans François Delalande, « The Invention of Sound », art. cit. ; et par Antoine Hennion, La passion musicale. Une sociologie de la méditation, Paris, Métailié, 2007, chap. II-1, « Une musique dans tous ses états », 205253.

11 D'après Beaussant, et également chez Delalande et Hennion.

12 Hennion, chap. II-1, § 3 : « Quand la musique ne colle pas à ses objets » (en ligne, https://www.cairn.info/la-passion-musicale--9782864246329.htm, accès restreint, consulté le 18 juin 2021).

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« Au sens le plus concret du terme », dans l'esprit des électroacousticiens (parmi les musiciens, ceux dont François Delalande est le plus proche), la chose est bien claire : la « concrétude » exprime le « son ». Le rapprochement n'est pas illégitime, puisque l'intertitre de section dont est tiré cet extrait parle aussi d' « objets » musicaux, et que l'auteur convoque abondamment le vocabulaire des musiques concrètes. Ainsi, dans l'intérêt croissant pour la musique baroque de la part des musiciens qui travaillent avec, voire pour l'enregistrement, c'est bien cette même notion sans vocable spécifique, ce « son », qui est l'objet principal -- objet, dirions-nous presque, de convoitise. Dans ce répertoire, la notation musicale était avant tout envisagée comme un outil de performance musicale, et non comme un témoignage à visée « sonore ». Si elle est alors bien instituée (la notation musicale ne démarre pas avec l'époque baroque), au point de témoigner déjà du mode d'écriture dont nous parlons (un acte de composition indépendant de la performance acoustique), elle peut apparaître encore relativement rudimentaire. En tant qu'outil, elle est conjointe à l'interprétation, si bien qu'en tant qu'artefact elle se trouve très incomplète (dans le vocabulaire proposé par Stephen Davies, ces oeuvres seraient dites ontologiquement « minces » 13). De nombreux éléments sont omis, au rang desquels le choix des instruments est le plus grand et le plus sensible des vides, empêchant de rendre compte d'un « son » qui serait fidèle à l'intention de la composition, ou, a minima, à la réalité sonore de l'interprétation de l'époque.

Tropismes

François Delalande distingue encore une autre facette du « son », qui cette fois s'exprime au pluriel -- les « sons » des électroacousticiens, et la question, bien que loin d'être anecdotique pour elle-même, nous amènera vers une remarque, passablement informelle, d'un tout autre ordre (nous évoquerons ici des questions géographiques). Mais commençons par cerner la distinction entre « son » et « sons ». Il faut d'abord faire remarquer que, si nous utilisons ici les guillemets pour les deux expressions, la seconde ne le requiert peut-être pas exactement. L'électroacoustique est sans aucun doute le champ dans lequel les musiciens sont les plus conscients de travailler avec, et souvent pour (en vue de) l'enregistrement sonore. En ce sens, on y trouve une attention au « son » particulièrement aiguë, et les « sons » dont nous parlons ne sont pas exactement une multiplicité du « son » que nous avons esquissé. Pour Delalande, il s'agit d'abord, en opérant cette distinction, de faire état d'usages lexicaux différenciés. Pour en cerner le sens, il suffit de préciser un peu ce que recouvre les vocables de musiques « électroacoustique », « acousmatique », ou « concrète ». Sans se plonger dans le débat interne des définitions convergentes ou divergentes sur ces différents termes, et ceux, encore plus âpres, sur l'usage qu'il conviendrait d'en faire, contentons-nous de dire que ces

13 Voir infra, p. 107.

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musiques se distinguent par l'usage d'une matière sonore obtenue à partir de dispositifs d'enregistrement. Cela implique en fait un nombre significatif de pratiques différentes, qui à leur tour fondent des disjonctions dans ce grand « genre ». Pour les cas des électroacousticiens les plus notoires, ceux dont parle Delalande car il les côtoie, c'est également à un produit enregistré (la musique « sur support ») que la matière enregistrée conduit. Ainsi, lorsqu'il parle de « sons » des électroacousticiens, plutôt que de « son », il parle encore, tout comme dans le rock ou le jazz, d'une spécificité d'ordre sonore, permettant de distinguer entre eux des oeuvres, des artistes, des groupes. Mais pour ces musiciens en particulier, la matière est issue d'un recueillement hétérogène, qui souvent n'est pas rattachée à une pratique instrumentale personnelle : le « son » est donc hétérogène, et l'expression de « sons » au pluriel convient mieux à nommer cet amas à partir duquel l'électroacousticien travaille, et à l'oeuvre qui en découle, « composée » en un sens plus littéral que dans d'autres musiques.

Cette distinction met en exergue un problème que notre étude fait discrètement émerger, et qui mériterait sans doute d'être traité plus amplement de manière frontale. De qui parlons-nous, lorsque nous parlons de musiciens électroacoustiques? Des « deux Pierre » -- Schaeffer et Henry, des musiciens issus du GRM -- Luc Ferrari, Michel Chion, François Bayle, François-Bernard Mâche, Denis Dufour, Christian Zanési pour quelques-uns des noms les plus célèbres. Aucune sorte d'exhaustivité ou de recherche dans cette courte liste, mais elle correspond sans doute assez bien à ce qu'évoque généralement le terme d' « électroacousticiens ». Le tropisme français (qui ne se limite pas à Paris) est évident -- par ailleurs, il est notoire. On trouverait à répliquer que l'électroacoustique trouve un sens « français » à travers ces noms français, et que l'on compléterait profitablement sa définition à travers d'autres influences géographiques. Mais de manière tout aussi notoire, ce serait déconsidérer leurs spécificités respectives et nier peut-être notre première définition, que nous croyons valable : les musiques électroacoustiques se distinguent par leur usage de matériaux enregistrés -- ou issus de technologies d'enregistrement. Dans une certaine tradition historiographique, l'intérêt pour ces matériaux est généralement considéré comme français, face aux recherches allemandes sur l'électronique musicale, et à celles, américaines, sur l'informatique. Ces distinctions, souvent tracées à partir de structures de recherche (GRM, GMEB, IRCAM, IMEB en France; studio de la WDR de Cologne; Computer Music Journal aux presses du MIT) 14, sont traditionnelles pour situer entre elles les musiques du XXe siècle ayant fait usage des technologies sonores contemporaines dans les processus de création. Elles ignorent alors plus ou moins nettement de vastes régions de la musique occidentale du XXe siècle : les musiques héritées de la tradition écrite comme le sérialisme, les musiques « populaires » telles qu'elles se développent avec le marché phonographique, le jazz et les

14 On trouvera par exemple ces distinctions dans les articles à teneur historisante de la revue Ars Sonora (1995-1999).

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musiques improvisées. Ces distinctions géographiques sont alors peut-être d'une valeur restreinte, mais d'autres éléments nous poussent à distinguer un certain tropisme français important, qu'il faut certainement avoir à l'esprit dans cette partie qui dénote l'usage d'un concept (le « son ») à un niveau international. Car alors, la valeur et la définition de ce concept seraient susceptibles de varier sensiblement, en fonction des géographies convoquées. Pour appuyer l'hypothèse d'un tropisme français sur l'enregistrement, évoquons d'abord les recherches les plus précoces, déjà mentionnées. Si le pragmatisme a érigé la renommée des deux inventeurs américains Edison et Bell, il n'empêche que la reproduction des sons est d'abord activement fouillée par deux français : Léon Scott de Martinville, dès 1857, avec une première tentative de gravure des sons effective; puis Charles Cros, avec l'invention du premier appareil de reproduction sonore, très similaire à celui d'Edison, développé conjointement. Le théâtrophone est un autre exemple important, le procédé ayant permis à partir de 1881 (aux toutes premières heures de la téléphonie et avant le développement de la radio), la diffusion à distance d'oeuvres musicales pendant leur interprétation publique 15. Bien que le procédé ne relève pas exactement de l'enregistrement au sens d'une sauvegarde, mais seulement d'une transmission, le voisinage des deux technologies est évident (c'est aussi ce qui fera d'Alexander Graham Bell un des noms rattachés à l'invention de l'enregistrement, bien que son travail ait essentiellement porté sur la téléphonie). Or, ce dispositif, rapidement rendu caduc à la fois par la transmission sans fil et le développement de l'enregistrement musical, ne sera que maigrement exporté au-delà de son origine française. Ces remarques très insuffisantes n'érigent pas cette parenthèse au-dessus du stade de suggestion sur un apparent tropisme. Cependant, leur mention nous paraît importante pour, du moins, émettre une réserve épistémologique de principe sur la notion de « son » : en ce qu'elle provient d'abord d'usages, elle n'est pas tout à fait un concept transférable à l'envi à travers les courants musicaux et les aires géographiques.

Problème d'une précession

Nous avons pu cerner l'importance, et quelque chose de la définition de cette notion de « son », très largement tributaire du développement de l'enregistrement musical. Nous avons compris qu'elle était d'abord descriptive : aussi, le son est moins une cause d'un changement de paradigme musical qu'une tentative pour le cerner. À l'intérieur de ce nouveau paradigme, lié à la fois à une continuation des évolutions propres à la musique occidentale (prédominance progressive du timbre), à l'émergence de nouvelles technologies (reproduction sonore, puis électronique et informatique musicales) et conséquemment à de nouvelles théories du son et de la musique, cette notion, voire

15 Nous renvoyons à l'article de Melissa Van Drie, « Devenir auditeur. Une nouvelle expérience du son et de soi à travers l'expérience du théâtrophone (1881-1936) » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe (dir.), Musique et enregistrement, op. cit., p. 55-75.

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(avec prudence) ce concept de « son » occupe une place prédominante. En cela, à quoi peut-on le faire succéder? Nous avons vu que si cette notion est rendue nécessaire, c'est notamment que, malgré leurs similitudes, le « son » ne peut être réduit au timbre. L'idée que, dans l'ordre des « paramètres », le timbre supplanterait la hauteur, pose de multiples problèmes, que l'on peut résumer en disant que ces notions appartiennent à un paradigme particulier (celui, historique, de l'écriture occidentale). Elles ne peuvent donc pas sortir de ce cadre pour en décrire un nouveau avec justesse. Le « son » peut-il donc trouver une sorte d'équivalence dans ce paradigme auquel il succède? L'intérêt de trouver une telle équivalence serait de contribuer à situer ce concept au sein de son paradigme, soit d'aider à l'intégrer dans nos représentations. Car, de même que le « son » ressort d'abord d'un usage, et que son statut de concept demeure friable, le « paradigme de l'enregistrement » est une situation de fait dans laquelle nous nous trouvons, mais dont la théorie est encore mal ancrée, voire complètement ignorée. La preuve en est que nos représentations courantes de la musique reposent très largement sur le paradigme de l'écrit : faute de connaissance, nous parlons souvent de notes et de composition pour décrire des musiques dans lesquelles ces notions n'occupent qu'une place mineure, mises en regard des caractéristiques propres aux musiques enregistrées. Cela allant jusqu'à l'incompréhension radicale, face à des musiques qui ne partagent que très peu, voire aucune des valeurs de l'écriture et de ses règles. Les musiques minimalistes, percussives, ambiantes, bruitistes, électroacoustiques s'intègrent si mal aux représentations issues de l'écriture (dont les symboles sont la portée, les clés, les touches du piano), qu'elle semblent exclues du champ même du musical.

Que supplanterait alors le « son » ? -- il faut, pour traiter le problème d'une manière satisfaisante, le diviser en trois questions distinctes. Il y a d'abord celle, lexicale, de savoir à quels autres sens du terme ce « son » s'ajoute (que signifiait le « son » dans le cadre de l'écriture ?). Ensuite vient effectivement celle de la primauté de concepts dans les représentations musicales (à quelle autre valeur succède-t-il ?). Mais également, en troisième lieu, celle des conceptions auxquelles le « son » succéderait, pour décrire un objet identique ou similaire (comment était alors décrit ce « son » ?).

À la première c'est à nouveau François Delalande qui se propose de répondre, même s'il semble plutôt pointer, aux côtés de sa proposition de concept du « son », les autres définitions contemporaines du terme, plutôt que ses sens antérieurs. Il parle ainsi de trois définitions générales du « son ». Discutablement, il place en premier lieu une conception qui fait du « son », entendu comme un son musical, l'équivalent d'une « note de musique ». Comme le terme l'implique, cette « note » provient directement de l'écriture musicale (de la notation), et se définit donc par un certain nombre de « paramètres », dont le plus important est la hauteur; par ailleurs, lorsque l'on parle de « note », il s'agit souvent de désigner uniquement la hauteur (« de quelle note s'agit-il ? » : à cette

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question, on s'attend plus volontiers à entendre la réponse « c'est un fa », que de voir pointer une note particulière sur une partition; pourtant, c'est bien là le sens strict et premier de la « note »). D'une manière similaire, le terme de « son » peut servir, selon Delalande, à désigner une hauteur, une classe de tons (par exemple : le fa en général), ou un événement particulier dans le cadre d'une composition mobilisant le paramètre de la hauteur. À ce premier sens s'ajoute celui du « son » entendu comme objet de l'acoustique, c'est-à-dire du son pris comme un phénomène physique, ou physiologique (selon qu'on le considère comme un effet -- vibration d'un milieu produit par un objet -- ou comme une cause -- concevoir le son comme la perception de cette vibration par un mécanisme auditif). Du côté des définitions de l' « écoute », qui ne se séparent pas de définitions du « son », il s'agit que Pierre Schaeffer nomme l' « écoute causale », c'est-à-dire rapportée à un objet. Cette symétrie, bien qu'imparfaite, entre les définitions du « son » proposées par Delalande et celles de l' « écoute » par Schaeffer, présente néanmoins un intérêt certain. Rappelons que l' « écoute » correspondant au « son »-« note » est nommée « sémantique » (on perçoit comment le « son », dans ce cadre, dépasse la seule « note » musicale proposée par Delalande, puisque l' « écoute sémantique » vaut aussi bien pour l'écoute musicale que verbale). S'oppose à ces deux modes d'écoute, « causal » et « sémantique », un troisième que Schaeffer nomme « écoute réduite ». Michel Chion la résume brillamment en ces termes :

L'écoute réduite, telle que l'auteur du Traité des objets musicaux la pose, est donc celle qui fait volontairement et artificiellement abstraction de la cause et du sens (et nous ajoutons : de l'effet), pour s'intéresser au son considéré pour lui-même, dans ses qualités sensibles non seulement de hauteur et rythme, mais aussi de grain, matière, forme, masse et volume. 16

Ce troisième type d'écoute correspond bien au concept de « son », considéré dans son sens nouveau -- à ceci près que l'attitude « volontaire et artificielle » de l'auditeur ne semble aucunement décrire la position de la plupart des « auditeurs » accoutumés à la musique enregistrée. Nous trouvons donc deux définitions générales du son, dont il est raisonnable de penser qu'elles aient eu cours avant l'émergence du sens contemporain : une version musicale, où le son désigne un événement, généralement défini par sa hauteur (objet d'une écoute attachée à ce sens musical); et une acception physique, renvoyant le son à un effet (l'écoute étant donc attentive à la cause productrice du son).

Concernant la seconde question, il nous semble effectivement que le « son » succède au XXe siècle à la hauteur, variable privilégiée de la musique écrite occidentale jusqu'à l'émergence de l'enregistrement. Mais un problème demeure, qui est celui de la confusion qu'entraîne ce constat. François Delalande le pose en ces termes : « la variété est-elle tonale ? ». Il y répond de manière amplement négative : non, les musiques « populaires » enregistrées ne sont pas tonales. Cela veut bien signifier que l'attention se porte, pour l'essentiel de ces musiques (et quelques autres non

16 Michel Chion, Le son [1998], Paris, Armand Colin, 2004, p. 238.

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négligeables), sur le « son » -- annulant du même coup le primat accordé à la hauteur et à ses règles complexes. Pour autant, si la question est posée, c'est que les musiques populaires semblent tonales. Pour comprendre qu'elle ne le sont pas, il faut entendre l'implicite du terme : le qualificatif de « tonal » dépend de sa remise en question dans les musiques « savantes » à partir de la fin du XIXe siècle, qui aboutissent au XXe à des propositions non-tonales : modalité, dodécaphonisme, atonalité, sérialisme. Mais les « musiques populaires », comme aussi une large partie des musiques dites « savantes » du XXe siècle, ne se positionnent pas au sein de cette alternative. En particulier, le minimalisme américain, musique centrée sur la composition malgré des rapports parfois intimes avec la phonographie, est massivement « tonal » dans ses aspects harmoniques, mais porte son attention sur divers paramètres. Notoirement, Steve Reich proposa une musique « de phase », exposant une micrologie sonore à travers l'usage de répétitions, de variations et de décalages successifs. Dans cette musique, souvent résolument « tonale », l'intérêt de la composition mélodique et harmonique, bien que présente, est quasiment nulle comparativement à l'importance accordée au « son », donné à entendre de manière quasi pédagogique. La hauteur, ici, ne disparaît pas, mais son importance relative, comparée à l'intérêt quasi exclusif que lui a accordé le paradigme de l'écriture pendant plusieurs siècles de musique écrite occidentale, est comme annihilée. Pour des oreilles « savantes », les pièces minimalistes sont ainsi souvent rangées dans le tas des musiques « populaires », ce qui peut paraître légitime au sens où elles ne s'inscrivent pas exactement dans la poursuite d'une tradition européenne d'évolutions et de ruptures successives, depuis l'âge baroque jusqu'à la fin du romantisme. Le minimalisme américain, avec d'autres musiques « savantes » comme l'électroacoustique en France sont de fait en rupture avec cette complexification ascendante, qui s'illustre toujours à la même époque dans le sérialisme. Pour des musiques plus proprement « populaires », intrinsèquement liées au marché discographique, c'est en somme un phénomène similaire que l'on observe. Bien que pouvant être perçues, par le biais d'une analyse traditionnelle (c'est-à-dire, au point de vue de l'écriture « paramétrique ») comme tonales, il n'en demeure pas moins que l'intérêt musical ne s'y résume pas. Même constat, donc, et à plus forte raison : pour la musicologie traditionnelle et ses outils d'analyse, les musiques « populaires » paraissent objectivement pauvres. En se plaçant au point de vue du « son » en revanche, des qualités émergent, permettant d'émettre de nouveaux critères d'appréhension et de jugement. Mais il paraît nécessaire de constater que malgré l'intérêt que l'on peut par ailleurs porter aux musiques enregistrées, qui se distinguent par leurs « sons » respectifs, la représentation musicale n'en demeure pas moins traditionnelle. Si, accidentellement, on parlera du « son » particulier de tel morceau, album ou artiste, on persiste généralement à envisager avant tout les musiques enregistrées comme des suites de notes arrangées dans le temps. C'est que la transition entre les deux paradigmes est en partie ancrée

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dans l'usage, mais quasiment pas conceptualisée. L'attention au « son » ne s'émancipe donc que lentement de la théorie musicale tonale. Pour le « grand public » musical, c'est par l'introduction de pratiques nouvelles par des artistes « pop » que l'acculturation « sonore » s'opère, mais aussi par l'émergence de formes musicales « populaires » entièrement dépendantes de l'enregistrement, de l'électronique et l'informatique musicales (techno, hip-hop et genres dérivés), ou également par l'usage massif d'innovations proprement « sonores » au cinéma. La hauteur est donc toujours prégnante, et il n'est aucunement question de postuler sa disparition; mais il est certain qu'au cours du XXe siècle, l'attention aux caractéristiques du « son » a véritablement supplanté celle portée jusqu'alors à la hauteur. Comprendre le caractère transitionnel de ce changement est un élément-clé pour l'appréhension des musiques enregistrées qui portent un quelconque héritage de l'écriture occidentale. On trouve l'idée que toutes les musiques enregistrées, voire toutes les musiques « populaires » depuis le XXe siècle, pourraient être qualifiées d' « acousmatiques », voire de « concrètes », par leur usage de l'enregistrement au sein du processus de création musicale. En réalité, il serait beaucoup plus juste de les qualifier de « mixtes », genre qui décrit les musiques à mi-chemin entre l'électroacoustique purement créée sur support, et composition instrumentale traditionnelle. Pour l'essentiel des musiques enregistrées du XXe siècle la création est « mixte », entre les deux paradigmes de l'écriture et de l'enregistrement.

Et cela nous aide aussi à comprendre l'importance de notre dernière question : de quelles notions le « son » pourrait-il être une précision, dans les représentations musicales qui précèdent l'enregistrement? Car nous aurons compris que ces conceptions demeurent en partie ancrées dans l'idée courante que nous nous faisons de « la musique ». Nous aider à voir où se situe le « son » dans cet ordre de représentation à la fois ancien et actuel peut donc nous aider à mieux cerner ce concept, et à mieux en faire usage. La réponse intuitive est de postuler que le « son » serait une pure version de ce que couvrait le terme de « timbre » depuis le XVIIIe siècle. Mais l'hypothèse a déjà été traitée : le « son », qui mérite en tant que concept son émancipation, excède tout à fait les notions propres au paradigme de l'écriture occidentale, dont le timbre fait partie. Néanmoins, le lien des deux notions est indéniable -- nous avons énoncé l'importance croissante du timbre à la naissance du « son » 17. Pour la réponse à notre question, l'investigation du côté du timbre nous est alors utile. En effet, à regarder la manière dont le timbre a pu être défini dans le cadre de la décomposition du son musical en « paramètres », on constate un problème notable et systématique de formulation. Afin de décrire le timbre on passe par la figuration, c'est-à-dire ici par un recours aux sens et particulièrement à la vue, cherchant à décrire les singularités de tel ou tel son -- qui, en général, ne sont pas, comme dans notre concept de « son », des ensembles de caractères propres à des oeuvres ou artistes, mais les

17 Cf. infra, p. 26.

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spécificités auditives d'instruments ou ensembles d'instruments musicaux. Il y a donc une impasse remarquable à témoigner verbalement de la qualité propre aux sons. Elle est telle que des mots issus des sens, l'audition exceptée, semblent être les notions les plus promptes à communiquer les propriétés sonores. On parle ainsi volontiers, et sans penser généralement le manque que cela révèle, de « couleur sonore », de « brillance », de « rudesse », de « lourdeur » ou au contraire de « légèreté » pour distinguer entre elles les qualités auditives des sons. C'est un fait que l'on constate déjà avec Rousseau, premier usager certifié du « timbre » dans son sens « paramétrique », mis sur le même plan que la hauteur et l'intensité des sons, et qui se poursuit jusque dans les recherches les plus systématique sur le « timbre », à l'orée du XXe siècle. On peut raisonnablement en pointer plusieurs causes complémentaires. Une première, sans doute parfaitement intuitive, consiste, pour un type d'objet qui sert de référentiel implicite, en l'association de ses qualités auditive et issues d'autres sens. Par référence au son produit par un verre de cristal, on dira qu'un son est « brillant », « transparent », des qualités proprement visuelles de ce même objet. On pourra également parler d'une réverbération en terme de « sensation de profondeur », par référence aux configurations acoustiques qui la produisent physiquement (plus ou moins vastes et fermées), et des sonorités seront « aériennes » lorsqu'elles partagent certaines caractéristiques auditives du vent (attaque longue, intensité variable). À un niveau supérieur de conscientisation, on trouve des comparaisons explicites : des sons « métalliques », « cristallins ». Depuis l'un ou l'autre de ces biais, on peut atteindre à une émancipation de certains termes, qui, à partir de ces premières formes, prennent un sens strictement auditif. Cette institution rend l'absence de termes propres à la description des sons presque imperceptible, puisqu'un glissement de sens s'opère. En plus des termes comme ceux déjà cités, qui peuvent, à force d'usage, devenir des signifiants sonores canoniques, d'autres notions plus abstraites peuvent définir les caractéristiques des sons : un son « rond », « chaud », qui n'ont pas de référence directe à des objets physiques produisant des sons particuliers, même s'ils gardent un lien au domaine du sensible. Il nous semble donc que, jusqu'à l' « ère phonographique », qui porte une attention particulière aux singularités des sons en même temps qu'elle apporte de nouveaux outils d'analyse acoustique, c'est cette absence que le « son » vient combler, aussi lentement que s'efface la représentation musicale traditionnelle centrée sur la superposition et l'agencement des hauteurs. À ce titre, le « son » est une notion qui restreint l'analyse par sa généralité, et ses implications demeurent sans doute à venir : dans la description de singularités sonores plus précises, mieux définies, issues conjointement des savoirs acoustiques et de l'ensemble des musiques contemporaines.

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