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La conception d'un projet d'établissement: Entre politique, ingénierie et pragmatisme

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par Simon MAMORY
Université de Nantes - Master Pro Direction d'Etablissement ou Organisme de Formation (DEOF) 2002
  

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B. Dans les contextes d'une université

Dès le milieu des années 1980, E. Friedberg et C. Musselin ont entamé une étude comparative du fonctionnement de deux universités françaises et deux allemandes dans une perspective de politologie organisationnelle. L'objectif était de saisir leurs modes de gouvernement.

Afin d'avoir une vue d'ensemble, dans un contexte général, le choix des observations s'est posé sur une étendue plus large que l'établissement proprement dit. C'est ainsi que C. Musselin élabore le concept de "système universitaire" comme étant le cadre national siège de trois pôles en interdépendance que sont : le type de gouvernance au sein d'un établissement, le style de pilotage du ministère tutélaire ainsi que les modes de régulations internes des disciplines. Elle postule que ces interdépendances influencent fortement l'action collective et les modes de régulation interne de chaque pôle (Brèves du CSO, 1998)129. Un tel concept permet à la fois de caractériser et d'analyser l'articulation entre le niveau local (micro) et

le global (macro). Or, qui dit articulation dit possibilité d'une observation autonome de chaque pôle, de chaque niveau.

Reprenant cette notion de système universitaire, notre étude est centrée sur le pôle gouvernance au sein d'une université, à travers le sous-système "projet d'établissement" que l'on qualifierait volontiers de niveau méso. Dans un premier temps, en mettant la démarche projet au centre, nous visons à la contextualiser par des hypothèses posées sur deux niveaux : d'un côté l'articulation entre l'autorité de tutelle (niveau macro) et l'autonomie de l'établissement ;

de l'autre la dynamique de l'action collective au niveau local. Mais avant d'aborder ces deux points, posons d'abord quelques repères. La problématique de l'action collective dans le contexte

de l'enseignement supérieur français peut être caractérisée par cinq points :

1- Une université agrège une très vaste palette de catégories de métiers contribuant à faire avancer ce grand paquebot quelque peu surdimensionné. Cette palette va des

129 Brèves du CSO, 1998 n° 7 - juin 1998, Centre de Sociologie des Organisations (UPR 710 - CNRS)

métiers de bouche, de l'hébergement, des technologies de l'information, de la logistique, du social, du médical, de l'administratif, jusqu'à l'enseignement proprement dit. Chacune de ces catégories se compose d'autant de diversités que de regroupements possibles, aussi cohérents les uns que les autres suivant le point de vue. Le cas des enseignants, notamment, illustre de telles imbrications de logiques. Il n'y a apparemment pas grand-chose en commun, par exemple, entre une équipe d'enseignants de Français Langue Étrangère et celle de l'informatique industrielle. Pourtant, dans une formation de Master Professionnel propre à leur discipline respective, elles se retrouvent préoccupées de la même manière par les questions relatives à la professionnalisation

des cadres et l'adéquation de la formation avec le marché de l'emploi.

2- Les différences interpersonnelles selon l'origine sociologique, la conviction politique, la conception "idéologique" du métier, les ambitions, la perspective professionnelle de chacun, mais aussi les affinités humaines et intellectuelles contribuent à désagréger ou, au contraire, souder les différents groupes d'acteurs. Ainsi, par exemple, ces deux enseignants vraisemblablement de conviction politique différente (l'un démocrate-chrétien, l'autre plutôt de gauche) se retrouvent à mener ensemble un combat intellectuel et humain en s'investissant dans

la formation des gestionnaires africains comme façon concrète de contribuer à remédier l'insoutenable situation de retard de développement de ce vaste continent.

3- La complexité de l'architecture d'ensemble des différentes formes de légitimité : légitimité élective, légitimité statutaire, légitimité par la compétence, avec les types

de pouvoir associés.

4- La multiplicité et la singularité des composantes organisationnelles au sein d'un même établissement. Cela est valable pour toute université d'une agglomération qui possède deux établissements ou plus, comme pour l'université unique.

5- Le rapport entre le mandat assigné par l'autorité centrale financeur et le projet de chaque établissement, c'est-à-dire la relation entre centralisation et autonomie de gestion.

Tous ces points évoluent dans un contexte très spécifiquement français où le système éducatif constitue une grande affaire d'État dans le cadre d'une société très sensible. Le poids de son histoire aussi, en dépit de plusieurs réformes successives, explique en partie son caractère centralisé.

De ce fait, trois interrogations attendent des débuts de réponse ou des axes de réflexion. Devant une telle complexité de paramètres, comparables à des forces multidirectionnelles enchevêtrées au sein d'une même organisation, comment trouver la

résultante qui exprime l'orientation globale ? Par ailleurs, la conciliation entre le pouvoir tutélaire

et l'autonomie comme voie de développement relève-t-elle d'une pure illusion en faveur de l'État central ou est-ce une perspective réaliste pour l'établissement ? Dans l'hypothèse optimiste, quelles en sont les conditions ? Nos réponses, loin d'être séquentielles, ni exhaustives, seront plutôt des réflexions englobantes établissant des connexions entre les divers aspects de ces questions. Ces constats de confrontation entre différentes logiques, souvent contradictoires, tendent à supposer qu'un chaos total règnerait dans l'enseignement supérieur français. Que nenni. Comme tout système complexe, mis en place et géré par un autre ayant une complexité supérieure à la sienne, il n'y a pas de raison d'avoir un blocage. Cependant, ce n'est certes pas le chaos, mais il s'agit tout de même "d'anarchies organisées" s'exclame C. Musselin130. Trois groupes de logiques sont, en fait, en tension, en plaçant l'établissement (à travers son projet) au centre de notre système :

En amont : la logique exogène et verticale de l'autorité de tutelle dont l'articulation avec celle de l'établissement se dessine dans le Contrat Quadriennal de Développement ;

Au centre : la logique endogène et verticale de l'établissement ;

En aval : la logique endogène et horizontale de chacune des composantes.

Une représentation par un schéma global procurera certainement une vue d'ensemble qui permet de situer rapidement certains enjeux. Nous proposons alors le schéma qui suit avec ceci comme précision : primo, l'on peut constater une certaine symétrie entre le fonctionnement ministériel et celui d'un établissement, en matière de projet. En effet, si le ministère doit présenter à la représentation nationale (au Parlement) son Projet Annuel de Performance, l'établissement ne peut se passer du vote de son Conseil d'Administration pour arrêter son Projet d'Établissement. Secundo, les deux éléments "Disciplines" et "Groupes d'intérêts" se trouvent bien entremêlés à l'intérieur de l'ovale représentant l'établissement même

si nous les avons placés, délibérément, en dehors dans ce schéma juste pour délimiter notre champ d'investigation. Mais, ce faisant, il n'est pas question de perdre de vue ces deux éléments importants qui expliqueraient bien de choses en matière d'analyse stratégique. Ils seront toujours présents, en filigrane, dans toute réflexion sur la vie d'un établissement.

Ce schéma place et relie les trois niveaux qui s'articulent : le tutelle l'établissement et les composantes.

130 Christine Musselin (1998), "Comprendre les systèmes universitaires", brèves du CSO n° 7 - juin 1998

MINISTÈRE DE TUTELLE

L T

POLITIQUE NATIONALE

PROJET ANNUEL

DE PERFORMANCE

Présenté au Parlement

Contrat Quadriennal

de

Développement

Partenaires

Institutionnels

Locaux Régionaux Internationaux

PROJET

D'ÉTABLISSEMENT

Voté par le Conseil d'Administration

BUREAU

Partenaires

Économiques

Locaux Régionaux Internationaux

UFR

DÉPARTEMENTS

Services

Centraux

Établissement

L E

Services

Communs

ÉCOLES

L C INSTITUTS

LABORATOIRES

Disciplines

Groupes d'intérêts

LT = Logiques Tutélaires

LE = Logique d'Établissement

LC = Logique des Composantes

Env = Environnement

PRJ = Projet

PRJ_ETB = Projet d'Établissement

PRJ_ETB = (PRJ (LT, LE, LC) Env)

Figure 13 : Projet au carrefour de 3 logiques

1. Articulation avec la tutelle

Les établissements de l'Éducation Nationale relèvent en France du service publique. De ce fait, "l'État définit la politique d'enseignement supérieur et la finance, les établissement et les personnels relèvent majoritairement de statuts publics, toutes les universités

se valent..." (E. Friedberg, C. Musselin, 1992).131

Évoquée la première fois à l'occasion du colloque de Villars de Lans en 1975, réunissant les présidents d'université et autres acteurs de l'enseignement supérieur, l'idée d'une contractualisation a mis une vingtaine d'années pour atteindre sa forme actuelle. Si le premier contrat de recherche a eu lieu en 1983, il a fallu attendre 1990 pour que les premiers contrats d'établissement soient signés. 1990 est aussi l'année où la Direction de la Programmation et de Développement Universitaire exprime son souhait de baser la négociation entre la Tutelle et l'établissement sur un projet. Le contrat quadriennal global, qui sert d'outil de négociation budgétaire, associant toutes les activités de l'université, démarre en 1993. L'État continue, malgré cette partie de négociation, à gérer 80% des fonds consacrés aux universités, contre 20% de la DGF (Dotation Globale de Fonctionnement). Au final, près de 16% du financement seulement faisait l'objet de contractualisation entre 1999 et 2002. C'est dire combien le degré de liberté des universités reste très faible. Le caractère centralisé du système universitaire français est tel que "comme il n'y a guère de marge de manoeuvre institutionnelle entre l'université et l'État, les instances ministérielles conservent leur rôle, qui consiste à accepter ou à repousser les projets"

(C. Beckmeier, 1992)132. Plus précisément, l'État intervient de deux façons : par les politiques d'enseignement ; et par l'allocation de ressources matérielles, financières et humaines pour financer lesdites politiques. Structurellement, prononcer des leitmotivs et légiférer en guise d'instruments d'incitation, en direction des universités afin qu'elles prennent leur autonomie partielle, ne va pas de soi sans le transfert du pouvoir décisionnel correspondant, ni la restructuration du fonctionnement ministériel. Sans une véritable révolution transformant l'habitus centralisateur ministériel, les relations entre tutelle et établissement tournent alors en une équation dont la résolution appelle une ingéniosité face à une confrontation complexe et

déséquilibrée entre les deux. Il en résulte un premier problème par rapport à l'équilibre entre les

131 Erhard Friedberg, Christine Musselin (1992), Le gouvernement des universités, Paris, Coll. Logiques Politiques, éd. L'Harmattan, p. 316.

132 Carola Beckmeier (1992), "Réseaux décisionnels dans les universités françaises et allemandes", in E. Friedberg, C. Musselin (1992), op. cit., p. 52.

deux premières logiques : la ministérielle et celle de l'établissement, c'est-à-dire le poids du bailleur face à l'autonomie de gestion133.

Si l'autorité de tutelle l'emportait sur l'autonomie, la logique de fonctionnement local s'apparenterait plus à celle d'une bureaucratie qu'à une université entrepreneuriale. L'action collective reviendrait à l'exécution des routines coordonnées par des règles, normes et coutumes institutionnelles habituelles. Les liens entre acteurs, entre les différents métiers seraient alors sous-tendus par la prédominance des questions de pouvoir au sens de l'analyse stratégique de M. Crozier et E. Friedberg, où la majorité des acteurs se comporte souvent comme des petits fonctionnaires au travail (M. Crozier, 1955)134. Dans une telle condition, la finalité d'une démarche projet se résume à la conception d'un dispositif servant de base, comme l'exige la loi, à

la négociation du Contrat Quadriennal de Développement avec l'État. Par conséquent, ce que l'on nomme "projet d'établissement" ne contiendrait alors que des éléments de conformité au cahier

des charges d'un grand argentier avec lequel le gouvernement de l'université tente de "grignoter" quelques milliers d'euros supplémentaires pour fonctionner au quotidien conformément aux orientations fixées par les décideurs ministériels. Afin d'augmenter la probabilité d'obtenir les quelques rallonges budgétaires escomptées, l'équipe de direction focalisera ses arguments sur plus de moyens nécessaires à l'accomplissement de ses missions plutôt qu'aux risques pris pour

la mise en oeuvre d'un projet innovant vecteur de changements. Parler de la relativité de l'autonomie devient lors un euphémisme. De même, parler de projet dans une telle configuration relève un peu du non-sens car intituler ce document "plan" serait plus approprié. Par ailleurs, ne rallie-t-on pas plus de monde en observant une attitude conservatrice qu'en cherchant à bouleverser les habitudes rassurantes ? Très souvent si. En évitant habilement de provoquer un phénomène de résistance, les gouvernants d'établissement peuvent assurer sans trop de peine une paix sociale. Cela peut être un excellent argument sécuritaire au service du confort pour l'exercice de leur mandat quand ils prennent conscience de l'importance des efforts à déployer pour transformer une organisation aussi ancienne et dotée d'une "personnalité" aussi singulière, loin de celle d'une entreprise sans être proche du monde associatif. Seulement, il n'est pas dit qu'un tel fonctionnement puisse être longtemps tenable pour un établissement d'enseignement supérieur tel qu'une université.

Cette hypothèse, pessimiste, ne reflète heureusement pas la réalité car des études du CSO ont montré que les universités françaises étaient bel et bien en mouvement.

133 Écartons volontairement les questions de la gestion des disciplines et du recrutement déjà traitées par Christine

Musselin.

134 Michel Crozier (1955), Petits Fonctionnaires au Travail, Paris, éd. du CNRS.

Dans l'hypothèse la plus optimiste, cette interaction ministère-établissement engendre un équilibre si l'établissement exploite sa relative autonomie pour atteindre les limites

de ses "zones proximales de développement" (S. Lev. Vygotski). Ce qui se traduit par la conception et la mise en oeuvre effective (avec allocation des moyens appropriés) d'un projet qui implique le plus grand nombre d'acteurs. La question d'action collective prend alors du coup tout son sens. Une enquête empirique approfondie dirigée par l'équipe de E. Friedberg et C. Musselin,

en 1988, a permis de constater que des changements importants étaient intervenus dans les universités françaises. Ainsi, soulignent les deux auteurs, "dans chaque établissement, nous avons pu identifier un groupe d'acteurs solidaires, l'équipe présidentielle, qui est porteur de politiques d'établissement dont la mise en oeuvre est engagée..."135. En tout cas, les discours des principaux acteurs comportent des éléments conduisant à considérer que l'idée de la nécessité de moderniser le fonctionnement universitaire, avec une prise de conscience de leur part de responsabilité dans certains problèmes, fait son chemin. Cependant, les auteurs relativisent aussitôt cette observation à cause des écarts constatés entre la pensée et le difficile passage à l'action car "les opinions favorables disparaissent pour céder la place aux résistances dès qu'il s'agit de passer aux actes"136. Cette fois, même si l'équipe dirigeante se donne les moyens de rendre actif le projet d'établissement co-élaboré - quelle que soit la modalité de cette élaboration collective -, les résistances aux changements peuvent entraver sa mise en oeuvre.

Soulignons toutefois que, contrairement aux auteurs qui semblent ne considérer dans leur analyse que les relations entre enseignants, directeurs des composantes et présidence, reconsidérer les places et les rôles des autres catégories de personnel doit participer largement à une nouvelle orientation de l'université. En effet, loin du cercle de décision pourtant, elles parviennent aussi à déverser leurs grains de sables dans certains rouages du mécanisme de changement. À se demander si le fait de se trouver à une position de "serviteurs" du métier ne leur fasse pas pencher plus du côté des conservateurs que des novateurs. Cela a été constaté au cours de plusieurs immersions dans deux universités durant ces six dernières années. En tant qu'observateur participant137, nul doute que nous pouvons souligner combien le rôle joué par certains personnels non-enseignants est loin d'être une variable à minimiser quel que soit leur

poids statistique.

135 in Erhard Friedberg, Stéphanie Mignot-Gérard, Christine Musselin (n. d ), "Les incidences du changement sur le gouvernement des université"

136 Erhard Friedberg, Stéphanie Mignot-Gérard et Christine Musselin (n. d.), op. cit.

137 comme étudiant, élu au sein d'un conseil d'UFR, dirigeant d'une grande fédération d'associations d'étudiants, salarié ou encore stagiaire toujours intéressé par la question de la gouvernance et de l'action collective dans le système universitaire.

Dans cette revue générale des acteurs, leviers et/ou freins, de l'effectivité des changements susceptibles d'être impulsés par la "viabilisation" du projet d'établissement, la présence presque anecdotique d'étudiants dans le pilotage de l'université interpelle138. Certes, des élus étudiants siègent dans les différents conseils, mais combien pèsent leurs voix dans les instances de délibération quand leurs votes ne sont pas récupérés par les différents groupes influents ? Avec une légitimité élective, sont-ils vraiment représentatifs de l'ensemble des étudiants ou uniquement de la minorité militante dont quelques individualistes qui poursuivent une finalité personnelle ? Au final, le parti des "usagers" que sont les étudiants n'apparaît vraiment dans l'orchestre de la gouvernance de l'établissement qu'en cas de crise pour jouer la partition de la revendication. Une expérience personnelle nous a permis d'observer ce mécanisme

de fausse représentativité chez les étudiants139. I. Ekeland, Président de l'Université Paris- Dauphine en 1993 livre, à ce propos, un témoignage éloquent : "Par exemple, les élus étudiants n'appartiennent pas, généralement, à de grandes organisations nationales. Leur représentativité

est relativement douteuse en ce sens qu'ils ne représentent qu'eux-mêmes. Comme, par nature,

les étudiants sont des gens de passage, et que les étudiants ne votent pas, une sorte de jeu pervers

en résulte. Il suffit ainsi de très peu de voix pour être élu. Il est clair que 4 ans plus tard, quand tout le monde est sorti de l'université, tout est oublié. Ainsi, on a un ensemble de quelques personnes qui essentiellement représentent des intérêts particuliers à un moment donné et dont

on sait très bien que ces derniers n'ont pas d'avenir et pas beaucoup de passé"140. Il y a clairement

ici une solution ou des solutions à concevoir. L'ingéniosité et la fertilité des recherches universitaires devront apporter leur contribution à cette tâche.

Ces remarques sur l'absence ou la négligence de la place des personnalités extérieures, des non-enseignants et des étudiants dans l'analyse des interactions au sein des établissements d'enseignement supérieur français viennent du fait que l'université est pilotée, au niveau de l'établissement, quasi-uniquement par une collégialité professorale. Or, "La gouvernance et l'organisation de l'Université doivent répondre au principe de représentativité

maximale de tous les membres qui la constituent" (E. Morin, A. Pena-Vega, 2003)141.

138 Paul Leroy (1992), "Contribution à une réflexion sur le pouvoir dans les universités françaises à partir de la réalité grenobloise" in E. Friedberg, C. Musselin (1992), Le gouvernement des universités, Paris, Coll. Logiques Politiques, éd. L'Harmattan, p. 118. Les chiffres présentés par l'auteur sur les universités grenobloises des années 80-90 sont assez représentatifs de la réalité nationale.

139 En tant que secrétaire général, puis vice-président d'une grande fédération d'associations d'étudiants à Lille 3.

140 Ivan Ekeland, (1993), "Le métier de président de l'université", discours prononcé lors des Petits Déjeuners

"Confidences" organisé par les Amis de l'École de Paris, in http://www.ecole.org

141 Alfredo Pena-Vega, Edgar Morin (coord.), (2003), "Université, quel avenir ?" Propositions pour penser une réforme, Paris, Éditions-Diffusion Charles Léopold Mayer. / Association pour la Pensée Complexe (APC).

Ainsi, la volonté d'exploiter l'autonomie de l'établissement pour le conduire vers le progrès est avérée ; seulement des difficultés internes freinent la progression. La logique verticale présidentielle se heurte à celles des composantes et des acteurs individuels ou groupes d'intérêt particuliers (laboratoires, coalitions de toute sorte, différentes catégories du personnel). Alors, qu'en est il de ce deuxième type de logique ?

2. Logiques des composantes

Pour qu'il y ait décisions, notamment décisions projectives, cette collégialité implique "un accord sur les finalités organisationnelles" (E. Chaffee, 1983)142. Comment obtenir

un accord qui soit satisfaisant pour toutes les parties dans une organisation constituée, par exemple, d'une vingtaine de composantes143 ? Le processus de la conception du Projet d'établissement 1999-2003 de l'Université de Nantes, décrit par J.-P. Bréchet, est une possibilité

qui a le mérite de mobiliser tous les protagonistes représentés par deux ou trois experts, issus de chaque composante, repartis dans diverses commissions. Ensuite, les réunions de travail avec les instances consultatives (pour avis, propositions de rectification) avant de passer devant une instance délibérative (pour décisions) donnent une image très démocratique pouvant compléter et rendre notre réponse "parfaite". Le pouvoir, pour citer Habermas (1986)144, n'est pas "l'instrumentalisation de la volonté d'un autre, mais la formation d'une volonté commune pour une communication orientée vers l'obtention d'un accord". Ce qui suppose que "le consentement

des gouvernés soit mobilisé pour des buts collectifs". Pourtant, bien qu'éthiquement et politiquement irréprochable, cette démarche ne répond pas exactement à la question posée ou - disons le autrement - ne satisfait pas toutes les dimensions sous-tendues par cette question puisque procéder ainsi n'ôte pas l'épineux dilemme entre le projet collectif et le projet individuel

de chaque composante. Certes, le problème de la mobilisation de l'intelligence collective trouve une solution efficace dans cette modalité d'élaboration du Projet d'établissement de l'Université

de Nantes en coordonnant de la sorte la coopération. Mais il reste à résoudre la question fondamentale de l'articulation entre les intérêts collectifs et les intérêts particuliers ; la logique

verticale de l'établissement et la logique horizontale de chaque composante. Cette question est

142 E. Chaffee (1983), Rationnal Decision Making in Higher Education, Boulder, Co, National Center for Higher

Education Management Systems.

143 Certaine littérature parle de " départements" mais utilisé dans le contexte des universités françaises, il risque d'y avoir

des confusions avec la possibilité de présence de département(s) au sein d'une UFR. Nous préférons pour cette raison le terme "composantes", plus général et englobant.

144J. Habermas (1986), "Hannah Arendt's Communications Concept of Power" cité par Cynthia Hardy (1992), "Les stratégies internes des universités canadiennes face aux restrictions budgétaires", in E. Friedberg, C. Musselin, op. cit. p.

77.

d'autant plus problématique parce que le tout (l'établissement) n'est pas réductible à la somme de

ses éléments. De même, quand la logique générale aura vu le jour dans un document scriptural final de construction commune, il ne suffit pas d'appliquer la méthode cartésienne en saucissonnant le problème jusqu'au plus petit élément pour y voir poindre des solutions qui satisfassent chacun. Quand bien même, dans les différentes phases décrites par J.-P. Bréchet, il y

en ait qui soient consacrées à l'arbitrage, il reste à trouver quel procédé permettrait d'effectuer un arbitrage entre dix-neuf composantes de constitution très différentes, services communs, catégories professionnelles particulières et l'entité université unique qui puisse être satisfaisant pour tous ? Peut-être alterner la réalisation des priorités de chacun inscrit dans un plan décennal.

Or, le mandat présidentiel comme le Contrat Quadriennal ne dure que quatre années, sauf à reconduire la même équipe pour un deuxième mandat. Ce qui est peu probable dans la réalité pour ce qui est du mandat, est impossible concernant le Contrat Quadriennal. Un autre argument

qui s'oppose à une telle proposition est inhérent au rythme de l'évolution du contexte socioéconomique avec lequel l'enseignement universitaire se doit d'être en cohérence, même si le système éducatif n'est pas exactement un agent servile aux fluctuants besoins conjoncturels du patronat. La mise en adéquation entre logiques particulières et logique générale serait alors l'ombre même du management d'un établissement d'enseignement supérieur que nulle méthode

ou posture intellectuelle ne peut rattraper ? Ce qui confirmerait, au final, l'hypothèse de P. Perrenoud145 qui soutient que "la gestion par projets est une façon de décentraliser les contradictions et les impasses du système éducatif, de remettre aux établissements un pouvoir de décision qui apparaît comme un cadeau empoisonné" en parlant de la décentralisation du système éducatif, en général. Rien n'est si sûr. Cela ouvre en tout cas une perspective de recherche intéressante.

Et si la difficulté de répondre aux exigences de chaque composante par l'établissement venait en partie de la logique de celui-ci ou des contraintes auxquelles il est soumis ?

3. Logiques d'établissement

Un établissement universitaire se trouve, d'après ce que nous venons de voir, pris en tenaille entre deux types de logiques qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre : en amont la puissante tutelle qui détient les nerfs de la guerre, en aval les exigences des composantes. Une

145 Philippe Perrenoud (1999), "L'établissement scolaire entre mandat et projet : vers une autonomie relative ", p. 5. Texte

de la conférence d'ouverture du colloque international organisé conjointement par l'AFIDES et l'Université de Montréal

"Autonomie et évaluation des établissement : l'art du pilotage au printemps du changement", Montréal, 14-16 octobre

1998.

troisième force source de pression, bien que laissée volontairement en arrière plan dans cette étude146, sont les disciplines elles-mêmes ; le métier en somme, en tandem avec le corporatisme. Aux gouvernants épaulés par le système administratif alors de gérer toutes ces contraintes. Ne perdons pas de vue qu'avec l'ancrage dans un environnement mouvant, des influences du milieu amènent aussi d'autres paramètres qui interagissent avec les contraintes internes.

Cependant, parler de contraintes pour qualifier ces différentes forces n'est pas

les définir forcément comme freins ou obstacles. Ces éléments portent en eux dialogiquement les vertus créatrices comme les vices de destruction. Après tout, "ne vouloir faire société qu'avec ceux qu'on approuve en tout, c'est chimérique, et c'est le fanatisme même" dit Alain. Alors, c'est

à l'établissement de définir et de mettre en oeuvre une politique apte à transformer le maximum

de contraintes en leviers d'actions favorables à son évolution. Ce en quoi la démarche projet constitue un dispositif très pertinent, efficient, à condition qu'elle soit conçue, élaborée, mise en oeuvre et évaluée au terme de son cycle de vie. À condition aussi que l'université se dote des dispositifs de pilotage plus performants que ceux existants, et que sa politique et sa performance soient évaluées pour en tirer des feed-back ou des retours récursifs, sources d'apprentissage.

S'il fallait le dessiner, le projet d'établissement entrepreneurial ressemblerait à

un quadripode à multiples facettes, fondé, finalisé et porté par un patchwork d'acteurs dont la force résultante fait voguer l'université dans un environnement complexe vers la performance, tout en gardant les valeurs de ses missions. Par entrepreneurial nous entendons une disposition à exploiter les possibilités au-delà des moyens disponibles. Ce qui suppose une ingéniosité entendue au sens donné par H. A. Simon, E. Morin ou J.-L. Le Moigne.

Certes il y a les logiques verticales de la tutelle ; certes un établissement d'enseignement supérieur comporte, en son sein, des éléments tantôt créateurs, tantôt destructeurs ; et le tout évolue dans un océan d'incertitude. Mais plutôt que de subir, la logique

de l'établissement devrait être une logique de pragmatisme et d'ingéniosité. Piloter un établissement consiste, à ce titre, à trouver une forme d'harmonie de tout cet ensemble disparate.

En fixant les caps des étapes clefs entre l'actuel et le futur désiré, l'équipe de dirigeants se doit de

se servir de toutes les forces en interaction pour construire le mécanisme d'horloge qui s'auto- organise. Ce qui exige une double posture : le respect des missions de service public confiées par

la société et la capacité d'entreprendre de réelles innovations au-delà de simples ravalements de façades. "En bref, les systèmes nationaux sont des instruments de réformes contondants. L'État,

ou d'autres bailleurs de fonds, ne peut mener à bien la réforme des universités. Seules les

146 En nous référant à ce que d'autres ont écrit là-dessus.

universités elles-mêmes peuvent prendre les dispositions essentielles" (B. Clark, 2001)147. Cette épineuse question de réforme de la gouvernance de l'université n'est pas le signe de la faiblesse

du système français puisqu'il s'agit d'une préoccupation planétaire. Ainsi, observe Clark Kerr au début des années 90, "Pour la première fois, on voit se profiler un monde de l'apprentissage réellement international et hautement compétitif. Si vous voulez vous placer sur cette orbite, vous ne pourrez vous fier qu'à vos propres mérites. Inutile de compter sur la politique ou sur quoi que ce soit d'autre. (...) La direction entrepreneuriale doit se développer de pair avec l'autonomie institutionnelle"148. Or, tout cela peut-il se concevoir sans faire évoluer le mode de désignation de présidence d'une université ? En clair, comment peut-on accéder au sommet d'une aussi grande organisation complexe avec l'onction des urnes sans avoir eu aucune formation préalable ? N'est-

il pas temps de songer à la professionnalisation des gouvernants des établissements d'enseignement supérieur public en France ?

En résumé, deux perspectives importantes se dégagent de ce regard sur les logiques d'établissement. On constate une nécessité d'entreprendre une nouvelle modélisation de l'université afin de lui faire tendre vers une évolution caractérisée par un renforcement de l'axe

de pilotage en englobant l'entité centrale et les composantes et en conciliant les valeurs traditionnelles et les missions avec de nouvelles valeurs de gestion. Financièrement, afin de réduire la grande dépendance avec un ministère de tutelle, multiplier les origines des ressources. Enfin, redéfinir la collégialité universitaire. Concevoir, en somme, un nouveau, un vrai projet entrepreneurial constitue la source d'une certaine forme de subsidiarité. "C'est tout un projet !", ironiserait le sceptique. Mais bien souvent, "le progrès n'est que l'accomplissement des utopies" rétorquerait Oscar Wilde149, si toutefois il y a utopie. Nous pensons que le défi à relever reste parfaitement réaliste bien qu'il faille compter sur la prégnance du facteur temps parce qu'on ne réforme pas une organisation aussi ancienne et aussi complexe en une décennie. Et dans cette perspective d'une longue évolution, sans trop traîner non plus, la nécessité absolue de donner aux futurs gouvernants de l'université une formation, nous semble revenir en tête de la liste. En effet,

"depuis le début du XIXe siècle, ce n'est plus le secret qui légitime "les arts de gouverner" en

147 Burton Clark (2001), "L'université entrepreneuriale : nouvelles bases de la collégialité, de l'autonomie et de la réussite "

in Gestion de l'enseignement supérieur, Vol 13, N° 2, OCDE, 2001, p. 11.

148 In Burton Clark, op. cit. tiré de Banque Mondiale (1998), Rapport sur le développement dans le monde : le savoir au service du développement.

149 Oscar Wilde, in L. Boyer, M. Marchesnay, (2003), La stratégie en citations, Éditions d'Organisation.

Europe. C'est la science" (O. Ihl et all., 2003)150. Vient en deuxième place la question d'une réelle autonomie qui crée l'unanimité entre la majorité des chercheurs préoccupés par le sujet.

En conclusion, toutes ces pistes d'innovation de la gouvernance et la gestion doivent passer par un enrichissement de la culture universitaire en matière de compétences en projection. En effet, "De nos jours, l'entreprise ne peut plus être organisée selon une seule logique, par exemple, hiérarchique descendante. L'attention accordée actuellement aux organisations par projet, aux processus, montre que c'est la finalité qui compte de plus en plus, c'est-à-dire la capacité des composantes de l'organisation à nouer les coopérations les plus efficaces pour faire face à un événement donné." (J.F. Raux, 1996)151. Plus que pour faire face à

un évènement, l'entreprise se doit de se donner une capacité d'anticipation pour l'ensemble de son fonctionnement. Ce qui ne relève pas uniquement d'une volonté de faire, mais aussi et surtout d'une volonté d'apprentissage organisationnel. Il s'agit d'un double apprentissage : celui de l'Acteur, collectif, et de l'acteur individuel. Nous estimons en effet que, autant l'organisation de la division du travail regroupe les Acteurs en trois catégories - Acteur Politique, Acteur Ingénieur, Acteur pragmatique -, autant chaque acteur est à la fois politique, ingénieur et pragmatique. Et l'espace d'activité du Politique est couvert et couvre réciproquement ceux de l'Ingénieur et du Pragmatique. Seulement un tel agencement, en système un peu complexe mais plus cohérent, permettra d'optimiser toute organisation par projet, en tout cas pour ce qui est de l'activité humaine. Il en va inévitablement de la révision de la notion de responsabilité. Pour un projet donné, ou un des modules d'un projet, la responsabilité hiérarchique habituelle devrait céder la place à une responsabilité totale de chaque acteur individuel ou groupe d'acteurs concerné par un processus dans la mesure où il est aussi Acteur (qui ne peut pas être démembré). Or, nous l'avons déjà souligné, un Acteur est à la fois Politique, Ingénieur et Pragmatique. Ces trois facettes d'une seule entité, en effet, ne se distinguent que fonctionnellement en partie car elles sont inséparables. Ainsi, l'ensemble des processus allant de la conception à l'évaluation finale du projet, en passant par la mise en oeuvre, trouvera une plus grande cohérence et sûrement plus d'efficacité. Pour trouver un consensus entre plusieurs composantes d'une organisation complexe,

il faut aussi un dispositif complexe.

150 Olivier Ihl, Martine Kaluszynski, Gilles Pollet (2003), Les sciences de gouvernement, Paris, éd. Economica, p. 4e de couverture.

151 J.F. Raux, (1996), "Entreprendre et diriger", p. 20, in Marie-José Avenier (coord.), 1997. La stratégie "chemin faisant", Paris, éd. Economica, p. 269.

Selon H. SAOUD (2005)152, "Pour briser ces cercles vicieux bureaucratiques, Crozier propose d'ouvrir la boîte noire [...] et d'analyser empiriquement ce qui se passe dans l'application. C'est là que l'analyse stratégique des organisations élargie à l'analyse du système apporte sa contribution." Venons-en alors maintenant à l'ouverture de notre boîte noire qu'est le

Projet d'Établissement 2004-2007 de l'Université de Nantes.

152 Hicham Saoud (2005), "La contribution de l'analyse sociologique de Michel Crozier au Management Public", Document préparé dans le cadre du séminaire RECEMAP - IAE Lyon 2 & 3 juin 2005.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry