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La conception d'un projet d'établissement: Entre politique, ingénierie et pragmatisme

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par Simon MAMORY
Université de Nantes - Master Pro Direction d'Etablissement ou Organisme de Formation (DEOF) 2002
  

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II. Unapprentissage dans l'action

A. Une léproserie comme fondation

À dix neuf ans, je me suis vu proposer, par un prêtre dermatologue malgache d'origine italienne, la direction sociale de la léproserie24 d'Ambanja25 avec pour mission : concevoir et mettre en oeuvre des solutions pour une autosuffisance alimentaire et fédérer les lépreux autour de la co-construction d'un projet de vie sociale qui fait sens26. Cette proposition correspondait exactement à mes inspirations de jeune révolté, profondément indigné par le mépris que l'homme peut avoir pour ses semblables ayant une quelconque caractéristique

24 Village situé à 5 km, isolé de la ville et de toute autre vie sociale.

25 Petite ville, chef lieu de sous-préfecture située au nord nord-ouest de Madagascar dans la province de Diégo-Suarez.

26 Au départ, prévue pour un été, l'expérience s'est prolongée pendant une durée de trois années.

différente des siennes : maladie, handicap, origine géographique, couleur de peau, orientation sexuelle, conviction religieuse ou politique, voire spécificités intellectuelles, etc. Quant aux lépreux, comment peut-on se contenter, pendant des siècles, d'exclure définitivement ses propres membres malades au nom d'une peur fondée sur des préjugés, sans que personne ne réagisse ? Si seulement quelqu'un ne pensait pas comme les autres, puisqu'il devait bien y en avoir plus d'un, qu'est-ce qui aurait pu l'empêcher de faire évoluer son monde ? Certainement l'incapacité à assumer sa différence en agissant autrement que selon la pensée traditionnelle immuable et sclérosée ; bref, la paralysie quand il faut passer à l'action ou même penser autrement que suivant

les vox populi qui ne sont pas toujours des vox Dei !. Si E. Durkheim nous a enseigné la richesse

de la conscience collective par rapport à la conscience individuelle de par la complexité des maillages formant cette première, nous sommes, au sujet des lépreux, devant un cas qui infirme partiellement cette idée. Ici, plutôt que d'intégrer et d'amplifier les sentiments d'indignations individuelles face aux conditions réservées par la société à ses membres malades, celle-ci a réussi longtemps plutôt à les neutraliser. Du coup, il a fallu l'arrivée de quelques personnes allochtones - devenues depuis enfants du pays - pour introduire durablement et donner sa juste place à cette réaction génératrice de changement. Au final, nous observons une société dont l'ouverture et la capacité d'assimilation de certaines valeurs de ses hôtes lui offre une perspective d'évolution qui lui semblait inaccessible en autarcie.

Jeune et laïc, nous verrons que mon rôle n'était pas des plus faciles. Néanmoins, une expérience d'encadrement, une volonté d'écoute soutenue par une bonne connaissance des us et coutumes du pays ont été les piliers qui m'ont servi de solides appuis. Les situations difficiles ont tendance, par ailleurs, à renforcer mon calme et ma détermination à réussir. Mais cette expérience a eu lieu dans un contexte si particulier qu'une très sommaire

anamnèse de la lèpre nous aidera à mieux représenter quelques unes de ses multiples dimensions.

Maladie infectieuse, contagieuse et épidémique, le premier symptôme, qui apparaît après la phase d'incubation (de 6 mois à 15 ans) du Mycobacterium leprea ou bacille de Hansen27 - se manifeste d'abord par une perte de sensibilité dermatologique face aux stimuli. Puis, vient l'affection des muqueuses. Ensuite, les atteintes du système nerveux périphérique peuvent souvent paralyser certains muscles et causer l'infection des blessures. La destruction osseuse va, si le traitement tarde, jusqu'à l'amputation des extrémités. Pour finir, associée à une faiblesse du système immunitaire, il arrive que certains patients finissent avec d'autres infections réduisant considérablement leur longévité. Socialement, la répugnance, la peur et la fuite sont les mots clefs de l'existence d'un lépreux. Vieille maladie, la connaissance de la lèpre est attestée par

27 Du nom de son découvreur Armauer Hansen en 1893.

des écrits historiques datant de l'an 600 avant Jésus-Christ. La lèpre est donc une maladie infectieuse à l'origine de multiples handicaps et dont la mort sociale constitue un incontournable effet secondaire d'une extrême lourdeur jusqu'à la fin du XXe siècle en tout cas. Après la confirmation du diagnostic, l'emménagement à la léproserie s'impose pour tout patient de tous âges et de toutes conditions sociales, sous peine d'être voué à la solitude, l'errance et la clandestinité pour le restant de ses jours. Ce qui n'est tenable pour personne.

Le quotidien de ces villageois est soutenu par un projet déclinable, dans sa mise en oeuvre, en trois volets : économique, social et éducatif.

1. Visées économique et socioéducative

a. Une économie vivrière

À l'image de celle du pays qui est basée en grande partie sur le secteur primaire, l'économie de la léproserie repose exclusivement sur l'agriculture et l'élevage. Une prédominance de riziculture pluriannuelle complétée par le maïs, le manioc et les arbres fruitiers forme la partie agricole ; tandis qu'un élevage bovin - indispensable à la ruralité malgache28 -,

de volaille et porcin permet un apport quotidien en protéine. Pour y parvenir, deux entreprises agricoles de la région entretiennent un partenariat avec nous en fournissant les engrais, les plants

et semences (les premières années), tous les outils de labour ainsi que de précieux conseils techniques. Par ailleurs, suivant la saison, le recrutement d'entre cinq et quinze ouvriers agricoles pallie la faible capacité de travail physique des lépreux29. Mais les principaux acteurs, dans toutes

les phases de la production, restent nonobstant les villageois eux-mêmes.

En tant que pilote, mon rôle débute par l'élaboration des stratégies générales, partiellement négociées avec les villageois, ainsi qu'à leur communication par des dialogues à caractère pédagogique. Puis la gestion et la coordination des travaux s'effectuent en parallèle aux relations avec les partenaires. Ceux-ci m'offrent des occasions pour m'initier aux multiples techniques agricoles qu'il faut aussitôt mettre en pratique et transmettre, sans oublier la recherche

de solutions pour les petits tracas quotidiens (problème de parasites, correction des erreurs, protection de la culture, etc.). Au final, une participation active à tous les types de travaux des

champs et d'élevage au même titre que les villageois ou les ouvriers constitue la touche

28 En effet, le zébu (boeuf à bosse) jouera longtemps encore un rôle symbolique, économique et coutumier dans cette société traditionnelle.

29 Un tel recrutement a pu avoir lieu du fait d'une possibilité pour les ouvriers de garder leur distance par rapport aux malades.

personnelle que j'ai tenue à apporter quoiqu'il ne m'a évidemment pas été possible de consacrer autant d'heures au travail fermier qu'eux. De toutes les manières, superviser à distance les mains

sur les hanches m'est inconcevable. Ainsi mes semaines se passent entre les négociations partenariales et le soleil du champ de maïs ou sous la pluie entre les pieds des plants d'arbres fruitiers pour aboutir à la gestion du partage des récoltes à chaque fin de saison. Cette proximité participe à l'encouragement que les villageois apprécient énormément car ils ont un moral en dent de scie dans un corps souffrant telle des vieilles branches automnales effeuillées et dont on

ne mesurera jamais assez la fragilité, même doté d'une empathie exceptionnellement réceptive.

Ces activités, en vue d'une autosuffisance alimentaire et de réduction de la dépendance envers les aides humanitaires, jouent en plus un rôle capital dans le parcours d'insertion sociale au village. Responsabilisée, en devenant le principal maillon de sa vie économique, la population se prend en charge et parvient ainsi à se reconstituer, année après année, des fragiles prémices d'identité sociale en dépit de son exclusion. Toutefois, cette question d'identité sociale restera longtemps encore un grand défi à relever.

b. Un défi de resocialisation

Société traditionnelle, la vie dans les campagnes malgaches s'articule autour

des travaux des champs et des rites traditionnels/religieux où chaque évènement occasionne une manifestation festive qui sert de prétexte au renforcement des liens sociaux. Au cours d'une fête coutumière, par exemple, les Vieux30 rappellent les liens de parenté et les règles immuables des interdits et tabous. Bien que séparés pour toujours de leurs familles, les villageois tentent de constituer de nouveaux "liens de parenté" entre eux. Ce qui illustre l'idée de C. Lévi-Strauss selon laquelle, dans les sociétés dites primitives, le système de parenté forme l'armature de l'organisation sociale en créant des relations d'interdépendance au sein de celle-ci. Ainsi, au lieu

de réciter l'arbre généalogique dont les Vieux possèdent la parfaite maîtrise, ils s'échangent autour des anecdotes, évènements marquants et mythes pour consolider cette parenté à la fois nouvelle et éternellement vacillante. Mon rôle ici consiste à entretenir cet embryon des liens sociaux par le biais des évènements à provoquer, à organiser et à catalyser. Bref à saisir ou faire

émerger des occasions propices à la mise en oeuvre d'une existence partiellement réparatrice de

30 Entendons par vieux (en malgache "matoe"[matwe]/ "antitra"/ "Ray aman-dreny"), toute personne âgée (notion relative

à plusieurs autres paramètres que la seule date de naissance), référent doté de sagesse (qui, de ses longues expériences de

la vie, a su tirer des enseignements, savoirs transmissibles et connaissances), suscitant l'admiration et le respect. On aime donc son vieux. Sa valeur est proportionnellement inverse à son énergie physique, qu'il soit riche ou démuni, homme ou femme. Dans beaucoup de familles, la mienne par exemple, des femmes se retrouvent souvent à la tête de la "grande famille élargie" selon certains critères. Après la mort, les vieux devenus ancêtres occupent une place d'intercesseurs auprès de Zagnahary (Le Créateur dans la cosmogonie malgache) et protecteurs des siens vivants.

la violence suprême - et non plus symbolique - que ces personnes subissent de la part de la société en général, et de leur famille en particulier. Qu'y a-t-il de pire pour un humain souffrant déjà d'une maladie aussi grave que d'être rejeté, à cause de celle-ci, hors de l'humanité ? Les interactions souvent très conflictuelles entre les villageois me conduisent aussi à me positionner

en médiateur pour atténuer toute source de désunion et, encore une fois, entretenir les relations interpersonnelles. Il est en effet loin d'être évident de parvenir à ce que des lépreux, qui vivent

au plus profond de leur être le rejet humain et divin (car ainsi se conçoivent-ils et sont-ils conçus), s'acceptent eux-mêmes. Alors accepter les autres, fussent-ils leurs "concitoyens", se situe encore à un degré supérieur de l'évolution dont la pénible ascension ne peut avoir lieu qu'avec un accompagnement à long terme. On comprend combien la parenté nouvelle évoquée

ci-dessus peine à s'enraciner.

L'existence sociale est une perpétuelle interaction constructive entre l'environnement humain et soi-même. Il semblerait que "le rapport que les sujets entretiennent avec leur condition et avec les déterminismes sociaux qui la définissent fait partie de la définition complète de leur condition et des conditionnements qu'elle leur impose" (P. Bourdieu et J.-C. Passeron, 1985)31. Cette vision, bien que relativement juste, me parait un peu trop pessimiste. Alors, fort de l'idée de la rationalité des acteurs chère à R. Boudon et telle que la conçoit M. Crozier, je pense que dans certaines situations, rien ne vaut l'action. D'où mon engagement pour

ce long combat qui nécessite, à mon sens, le passage par la création d'un petit système scolaire endogène. Pour apporter du changement, l'éducation, comme vecteur à la fois de perpétuation et d'innovations d'une société, occupe une place primordiale dans ma conception de la reconstitution sociale. Par conséquent, la création d'une école primaire s'est imposée d'elle- même comme une décision obvie32. Il s'agit d'une École à la fois formatrice et protectrice car "c'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes,

est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine" (H. Arendt, 2001)33. Bref, mon projet n'est ni révolution - en tout cas pas la révolution attendue au sens de la Révolution française avec les lots de violences qu'elle a charriés puisque je reconnais l'obligation

de révolutionner certaines situations quelque fois, mais avec une révolution plus pacifique telle

que l'histoire abonde -, ni stagnation, mais juste une école d'équilibre entre continuité et

31 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron (1985), Les héritiers, Paris, Coll. Le Sens Commun, Les Éditions de Minuit.

32 Qui vient spontanément à l'esprit

33 Hannah Arendt (2001), La crise de la culture, coll. Folio/Essais, Gallimard, p. 247.

innovation ; une école toujours à parfaire par et pour la société. Et pour une société d'exclus, vouée à évoluer à l'abri de toute source de chaleur et de lumière cordiales de tous ses cercles

d'appartenance de départ, l'école sert d'armature pour une fondation plus solide.

c. Création d'une école primaire

Parmi de nombreux jeunes en âge d'être scolarisés, seule une dizaine, de quatre

à quinze ans, de niveau très hétérogène a été retenue pour participer à cette première école avec une organisation pédagogique en classe unique. En dehors des quatre heures hebdomadaires possibles consacrées à l'enseignement, je me suis organisé pour multiplier les occasions d'enseigner, de transmettre à travers toutes les activités de la vie quotidienne auxquelles les enfants peuvent participer ou assister puisque "(se) former, c'est [aussi] l'avoir fait soi-même" (C. Gérard, 2005)34. Avec le recul, on peut constater une sorte de métissage entre l'esprit du Français

C. Freinet35 et du Juif polonais J. Korczak36 dans ma pratique bien que n'ayant eu de formation pédagogique qu'à la fin de la deuxième année, durant la préparation militaire37. Cette pratique consiste en tout cas en une succession de bricolages favorisés par la motivation des élèves car,

nul n'ignore, pour paraphraser C. Freinet, qu'on ne peut pas faire boire un âne qui n'a pas soif. Cette formation pédagogique, reçue dans le Régiment des Forces d'Intervention marine (chez les fusillers marins), explique, en partie, pourquoi la troisième année a été la plus rentable par

rapport à la progression de mes élèves38.

34 Christian Gérard (2005), "Action-recherche // recherche-action en formation, c'est-à-dire conjoindre l'art, la science et l'expérience afin de former à (se) former", p. 2

35 Célestin Freinet, Gars, Alpes-Maritimes, 1896 - Vence 1966, pédagogue français, il a développé une pédagogie fondée

sur les groupes coopératifs au service de l'expression libre des enfants et de la formation personnelle. À noter aussi que

s'il a pensé cette pédagogie, ce fut pour faire face à un handicap physique qui fait suite à sa présence aux fronts pendant la

Guerre.

36 Janusz Korczak (de son vrai nom Henryk Goldszmit), Varsovie 1878 - Treblinka 1942, pédagogue polonais. Médecin, fondateur d'un orphelinat dans le quartier juif de Varsovie, il développa une pédagogie de la responsabilisation, publie Comment aimer un enfant (1918). Il mourut, tué par les Nazi, avec "ses" enfants à Treblinka.

37 A Madagascar, tous les bacheliers (qui représentaient 9 à 11% de la classe d'âge en 1986) effectuaient leur service national obligatoire. Ce service est à la fois militaire et civil. En clair, toute la promotion se retrouve prise en charge par un corps de l'armée pour effectuer une formation à la fois militaire et pédagogique. La formation pédagogique étant, évidemment, assurée par des professionnels de l'éducation nationale. Ensuite, alors que vingt pour cent de l'effectif seront dispersés dans différents corps de l'armée, la majorité des ces militaires sera affectée à l'enseignement dans les collèges (75%) et à l'alphabétisation (5%).

38 Le fait d'être sous les drapeaux me donnait un enthousiasme supplémentaire parce que je n'agissais plus simplement à titre individuel pour une oeuvre qui me tenait à coeur mais aussi en tant que représentant de la République. Autrement dit, à travers ma présence, la société malgache se voit, désormais, pratiquement engagée dans la prise en charge de la population lépreuse. Mais le plus important se trouve surtout dans l'impact de cette réalité marginale vis à vis de la société. C'est ainsi, par exemple, que nous avons réussi à établir un lien institutionnel avec un établissement scolaire de la ville. Les soutiens logistiques se sont multipliés : plus de livres, de craies...etc. Enfin, même si la ville reste loin d'être facilement accessible, ces enfants et adolescents existent aux yeux de certaines personnes que je peux toucher plus efficacement dans mes campagnes de sensibilisation : quelques enseignants et des jeunes. Régulièrement, je trouve même de plus en plus d'interlocuteurs quand des problèmes pédagogiques nécessitent une analyse plus approfondie.

Aussi quand "l'école est finie", on organise des sorties récréatives en quittant momentanément ce monde à part pour visiter la ville, sans pour autant sortir du véhicule. Une telle promenade reste l'unique moyen pour les enfants de découvrir les actualités et les évolutions du monde environnant. Quelques sorties dominicales sur des plages isolées de la côte ouest de l'île, le long du Canal de Mozambique, leur servaient aussi de véritable bouffée d'oxygène. Mais, entre nous, reconnaissez que dans un pareil engagement, peu de monde se satisferait de ce genre de statu quo, cette vie de bannis ! Alors, afin de rompre cet isolement, j'ai convaincu mes camarades lycéens à nouer des contacts avec les villageois. Ces contacts, inspirés

de la parabole du semeur39, visent à désinhiber et à provoquer la remise en cause profonde - par l'action plutôt plus que le discours - d'ancestraux préjugés incarnés par la peur de contracter la lèpre rien qu'en se trouvant dans le même environnement que les malades ou en marchant sur leurs pas. Une grande prudence est donc de mise afin d'éviter que, entre deux mondes qui s'ignorent, la moindre réaction de crainte de part et d'autre ne soit mal interprétée pour se transformer en barrière encore plus infranchissable à la communication, voire n'engendre de la violence. Nous sommes là à la charnière du rôle social et du rôle éducatif. D'ailleurs, rien n'est complètement dissociable, tout s'entrecroise et s'interconnecte dans ce monde chaotique à gérer

le mieux possible. Il en résulte inévitablement une profusion de difficultés auxquelles il faut faire face.

2. Des difficultés formatrices

a. Des difficultés humaines

Le coeur du problème se situe dans l'ignorance qui engendre une conception superstitieuse de cette maladie par la grande majorité des Malgaches. Il est des moments où l'on

ne peut s'empêcher de penser qu'effectivement, dans une certaine mesure, "un peuple ignorant est l'instrument aveugle de sa propre destruction" (S. Bolivar, 1819)40. La lèpre chez ce peuple, pourtant si pacifique et si sociable, n'est autre qu'une malédiction divine. Quand Zagnahary (Le Créateur)41 se fâcherait, il pourrait aller jusqu'à jeter le suprême anathème qu'est la lèpre. Pourtant personne, parmi les victimes, ne comprend quelle est cette faute si énorme qu'elle ait pu commettre pour être ainsi maudit et mériter autant de peine. Puisque la mort est considérée

comme seulement une simple étape pour le passage de la vie terrestre vers l'autre monde, la

39 Mt 13, 1-9 ; Mc 4, 14-20 ; Lc 8, 4-8

40 Simon Bolivar (1819), Discours de l'Angostura.

41 Zagnahary : littéralement Créateur est le Dieu unique dans la cosmogonie malgache.

damnation se poursuit forcément au-delà. Par conséquent, l'accès dans le monde des ancêtres42 sera ipso facto exclu pour les lépreux. Un individu ainsi considéré, même par la femme qui l'a engendré, ne pourra plus jamais espérer trouver une quelconque place sociale nulle part. Banni pour toujours, aucun cimetière (ni familial ni public) n'aura de place pour lui. Il ne lui reste plus que l'obligation de refaire sa vie dans une léproserie. Seulement, l'intégration dans cette société nouvelle ne va pas de soi, si tant est que l'on puisse considérer cela comme une société plutôt qu'un bagne où des communautés religieuses des franciscaines et des capucins43, soutenues par la fondation Raoul Follereau44, consacrent une grande part de leur existence à humaniser les conditions de vie de leurs semblables en assurant tous les soins médicaux et paramédicaux.

Trouver sa place dans une telle condition exige une réelle volonté de la part de tous les protagonistes. Or, la diversité des origines géographiques ou ethniques45, les différences d'âge à l'arrivée au village et le degré du handicap de chaque personne ne facilitent rien. D'ailleurs, on est en droit de se demander par quel mécanisme magique une personne définitivement rejetée de partout - et qui au mieux est plongée dans un profond solipsisme46, au pire se rejette elle-même - puisse être capable, après une simple transplantation géographique, d'en accepter d'autres. Effectivement, tu as raison Boris : "nous nous trompons de malade. Ce n'est pas tant sur le blessé qu'il faut agir afin qu'il souffre moins, c'est surtout sur la culture"47. Désolé pour l'apparente familiarité mais il s'agit d'un tutoiement entre éducateurs car dans ce "tu" se faufile une fraternelle admiration pour ce grand éducateur neuroscientifique.

De ce fait, on peut imaginer l'ampleur des difficultés restant constamment à résoudre, à surmonter ou à supporter, durant cette aventure humaine. Subjectivement, en plus du sentiment de solitude propre à la fonction de direction, ma place au coeur de cet univers reste extrêmement difficile à identifier avec clarté.

42 Très important pour un peuple dont l'univers existentiel est divisé en trois : la terre des vivants, le monde des ancêtres et le monde de Zagnahary. Il n'y a pas de notion d'enfer ni de paradis mais les âmes non admises dans le monde des ancêtres seront vouées à une éternelle errance.

43 Dirigée par le très dynamique Frère Stefano Scaringella, prêtre dermatologue, acteur clef du développement local.

44 Raoul Follereau (Nevers 1903 - Paris 1977) était un journaliste et avocat français, fondateur en 1966 de la fédération Internationale des associations de lutte contre la lèpre. (cf. Le Petit Larousse Grand format, 2006).

45 N'oublions pas que nous sommes dans une société issue d'un très complexe métissage africain, asiatique, océanique et européen. Par conséquent, la notion d'ethnie reste délicate à manier bien que des générations d'ethnologues l'usent à volonté sans retenue.

46 Solipsisme : nom masculin (latin solus, seul et ipse, soi-même) [Philosophie] Conception selon laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constituerait la seule réalité existante. Le Petit Larousse Copyright (c) Larousse/HER (1999) (c) Havas Interactive (1999).

47 Boris Cyrulnik (2002), Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, p.174.

L'âge a une importance particulière dans la société malgache. Cette importance

se manifeste, entre autres, à travers le respect que les plus jeunes doivent aux plus âgés48. Or, au début de ma mission, mon âge souleva un problème précis : comment asseoir une autorité sans être autoritaire pour diriger un village de cent vingt âmes quand on a à peine vingt ans ? Être plus jeune, même que le benjamin de la quinzaine d'ouvriers agricoles que je recrute, n'était pas évident dans la relation professionnelle. La question ne se serait peut être pas posée avec autant d'acuité s'il s'était agi d'une entreprise à finalité exclusivement économique. Peut être...

Le deuxième point important est que, en dehors des religieux49 qui ont un statut spécial de "sauveurs" dans l'esprit de cette population, l'unique personne valide devient presque l'handicapée, l'intruse, si bien que quelque part je deviens celui qui n'est pas "normal", l'étranger donc étrange. D'aucuns n'hésitent pas à poser directement la question : "mais que fait

ici, chez nous, un jeune en bonne santé et qui a encore ses études à faire ?". Interrogation teintée

de provocation et de suspicions impossibles à formuler explicitement et dont aucune réponse ne satisfait. Alors, que faire ? Accepter sagement les frustrations provoquées par ses limites et résoudre aux mieux une infinité de problèmes de ce genre.

Le problème d'âge se résout un peu plus facilement grâce à un permanent exercice d'équilibre entre la souplesse et l'affirmation calme, par le dialogue de l'autorité nécessaire. Il est tout à fait possible en effet d'inviter une personne à accomplir son devoir tout en restant très respectueux et même en gardant sourire et gentillesse francs. De même, quiconque assume une responsabilité ne peut le faire aussi sans être capable d'entendre des critiques de la part de ses collaborateurs. L'efficacité peut s'obtenir sans violence, ni je ne sais quel sentiment

de supériorité car malades ou pas, la dignité de ces personnes se situe au même niveau que celle

de tout autre humain. Ni supérieur, ni inférieur. Employer des ruses pour diriger des êtres humains avec lesquels on prétend instaurer un certain lien social, revient aussi à les mépriser avec une prétention à la supériorité, même habilement dissimulée (serait-ce seulement possible ?). E. Morin a bien conseillé la ruse, mais il s'agit de ruse pour réformer les institutions éducatives plutôt que de mesquines manipulations pour contraindre indirectement, avec lâcheté, son semblable. Non, les fins ne justifient pas toujours les moyens. Le respect de l'existence- valeur d'autrui, selon P. Ricoeur, est la conscience d'une obligation morale. Sans vouloir

contredire un si grand penseur, je précise juste que dans mon cas il ne s'agit plus d'obligation

48 Mais aussi, la protection et l'éducation que doit tout vieux envers tout être plus jeune que lui. En effet, tout le monde se doit d'intervenir pour la sécurité et l'éducation d'un jeune connu ou inconnu rencontré par hasard dans la rue.

49 Des infirmières religieuses de la congrégation franciscaine et deux prêtres capucins dont un dermatologue s'occupent de

la partie médicale avec une véritable abnégation, un courage admirable et beaucoup d'efficacité. Les très rares moments où j'interviens dans ce registre se limite en tant que garde malade au service de l'accompagnement en fin de vie.

mais de choix librement consenti et qui m'est consubstantiellement acquis par la voie des trois fonctions - assimilation, accommodation, réorganisation - définies par J. Piaget, puis réactivées

et renforcées tout au long de la socialisation par le mécanisme de conditionnement opérant. Pour

en finir avec l'art de gouverner ses semblables, "La paix, l'union, l'égalité sont ennemis des subtilités politiques" préconise Rousseau dans son Contrat social avant de poursuivre "les hommes droits et simples sont difficiles à tromper à cause de leur simplicité, les leurres, les prétextes raffinés ne leur en imposent point" (J.-J. Rousseau, 1762)50. Alors, au-delà même du cadre de cette expérience, devient-on vraiment meilleur directeur avec des petites combines manipulatoires ? D'une infinie rareté sont de telles postures qui ne se soient terminées sur des discordes et des violences !

Quant à la différence, seul le temps a permis une compréhension par certains villageois de ma présence. Mais compréhension ne signifie pas toujours totale acceptation. En effet, s'ils ne sont pas capables de s'accepter, il leur est plus difficile encore d'accepter entièrement un étranger dans leur univers. Certains y parviennent tout de même en me considérant comme un religieux ("frère Simon"), pendant que d'autres m'adoptent comme "fils"

ou "petit mari"51 pour les grand-mères.

b. Une formation au "métier d'homme"

Il est de bon ton souvent, dans notre société judéo-chrétienne, de se mettre en valeur à travers certaines qualités individuelles telles que la générosité et l'altruisme qui se manifestent par des dons (de soi ou d'objet). Certes, certes. Mais la règle fondamentale - qui veut que la main droite ignore ce qu'a fait la main gauche - est très souvent oubliée, ignorée. Ces qualités les sont pleinement à condition qu'elles ne soient pas véhiculées par des sentiments de grandeur, de toute-puissance de la part de celui qui croit donner sans avoir besoin de rien en retour. Ainsi, en se positionnant dans cette relation d'échange il convient juste de préciser que ma présence au milieu de cette population n'a pas sa place, pour aller plus vite, dans le registre de la générosité ni de bonté. Il s'agit d'une relation d'échange réciproque où j'ai donné un peu d'énergie

et d'enthousiasmes caractéristiques de tout jeune de mon âge à l'époque, en échange

d'enseignements très concrets dans l'action qu'aucune bibliothèque des riches universités de mes

50 Jean-Jacques Rousseau (1762, 1992), Du contrat social, Paris, Flammarion, p.133.

51 Une certaine population du nord de Madagascar est caractérisée par des relations quotidiennes structurées autour de plaisanteries permanentes. Quelques exemples de manifestations de celles-ci : toutes les grand-mères et toutes les tantes paternelles appellent leurs petit-fils/neveux "maris"et réciproquement ; des groupes ("tribus") qui n'ont pas le doit de se faire du mal, sous quel prétexte que ce soit, communiquent avec une relation de plaisanterie sans borne ; bref, même dans

des occasions tristes et vécues avec lourdeur, la plaisanterie est toujours présente pour mieux supporter l'insupportable ou pour égailler la vie et les rapports sociaux.

fréquentations n'a pu m'offrir jusqu'à ce jour. La léproserie m'a intelligemment appris les bases et

la grande partie structurante, la charpente de mon métier d'homme.52

À l'issue de l'immersion au milieu de cette triste anomie à grande échelle, de

ces refoulés à la lisière de l'humanité, une petite certitude fait partie pleinement de l'acteur réflexif du système éducatif que je suis devenu : l'incomplétude, un respect de tout être humain et

un effort permanent de réflexion éthique forment le moteur de tout mon engagement socioprofessionnel. L'amour pour l'effort et le travail bien fait contribue à raviver cette flamme même si l'envie de bien faire ne se traduit pas toujours par une réussite. On pourrait qualifier volontiers cette immersion de baptismale53. Ce fut une expérience certes sans apport théorique, modeste dans toutes ses dimensions, mais forgée dans les doutes et l'humilité, les interrogations

et les incessantes réflexions stratégiques sur les moyens à mettre en oeuvre afin de faire advenir -

pour ces êtres humains précipités dans le talweg du désespoir - une société possible à la hauteur

de leur dignité. L'immensité d'une telle entreprise m'a renvoyé aussitôt à l'esprit un mot pesant : utopie ! Or, "N'avons-nous pas toujours besoin de rêver d'un ailleurs pour habiter correctement le lieu où nous sommes ?" (P. Ricoeur, 1997)54. Rêver d'accord, mais des rêves crédibles suivis d'actions, quitte à faire le deuil de l'écart qui ne manquera pas de séparer la vision onirique du possible ; puis du possible au réalisé. Il a donc fallu surmonter ma propre peur et prendre rapidement conscience de mes illusions. Il a fallu surtout, et il faut encore souvent, faire face silencieusement à la raison du plus grand nombre pour tailler la première pierre du passage de l'onirisme à la réalité qui, soyons-en sûrs, finira par prendre forme quelque part grâce à d'autres,

des minorités, qui réaliseront le changement. Il en va de même de la conception que je me fais de l'école de formation humaine contre certaines qui se sont érigées en théâtre de compétitions où seule prédomine la réactivité face à tout changement de tactiques concurrentielles et d'éphémères alliances opportunistes pour démontrer une supériorité présumée à tout prix. Un sentiment de supériorité brandi comme rempart au moindre contact avec l'alter ego, servant aujourd'hui encore à considérer l'Homme comme étant au sommet de la nature et certains hommes - bien protégés dans une forteresse territoriale dont le titre de propriété serait consigné dans leurs comptes bancaires, dans leurs gènes (d'aucun dirait dans leur sang) - au sommet de cette humanité. Ce genre d'école, dont les vraies règles du jeu sont transmissibles uniquement entre initiés par l'habitus du groupe d'appartenance restreint, sert une reproduction sociale par un

mécanisme si bien décrit par Bourdieu et Passeron dès les années 1970. Une autre école est

52 Pour reprendre le titre de l'excellent essai autobiographique d'Alexandre Jollien (2002), Le métier d'homme, Paris, Seuil.

53 Tel un processus d'initiation chez certains peuples (cf. Camara Laye, L'enfant noir)

54 Le film : "Pensée de notre temps : Paul Ricoeur" : P. Ricoeur lors d'un entretien qu'il a accordé en automne 1997, filmé

par l'INA et conduit par Jeffrey Andrew Barash. Une production ARTE France / INA

cependant possible : celle qui favorise le développement de toutes qualités et compétences, reliées et reliantes sans exceptions. Une école intégratrice de l'ipséité55. Participer à la réalisation d'un tel dessein passe, à mon sens, par une co-responsabilité dans une organisation au sein de laquelle il y a partage des valeurs fondamentales humanistes. Valeurs partagées car partageables

et discutées car discutables sur un espace commun - instance ad hoc - de délibération éthique dans un contexte démocratique en vue d'une prise de décision face aux contingences, inhérentes

à tout système complexe, qui ne manqueront pas de surgir. J'insiste, en effet, en mettant l'accent

sur le contexte démocratique pour rendre plus concrète la suggestion d'institution juste de P. Ricoeur car, quels que soient la nature et le domaine d'intervention, "Il ne peut y avoir d'autre mode de légitimation du travail sur autrui que celle qui découle de la démocratie." (F. Dubet,

2002)56.

Le projet professionnel d'occuper un poste à responsabilité a éclos au cours de

ces trois années d'expérience passées au coeur de cet environnement unique - où se débat l'indestructible humanité précipitée dans l'inhumanité - pour, chemin faisant, se confirmer et prendre forme plus concrètement lors des expériences suivantes jusqu'à l'entrée en formation où

il a atteint sa maturation grâce notamment aux neuf mois passés à l'Institut d'Administration des Entreprises de Nantes. De ces dernières se précisera aussi une partie de la question qui constituera le fil conducteur de cette recherche. Une partie seulement, dis-je, puisque d'inéluctables questionnements suscités par la première expérience de direction ont évolué et se sont enrichis au cours d'expériences professionnelles successives. L'alternance des pratiques avec

les réflexions théoriques, des terrains professionnels avec les formations universitaires ainsi que

des engagements associatifs, va donner forme progressivement à la question principale de ce mémoire.

55 L'identité du sujet est constituée de l'irréductible ipséité dans la mêmeté, le tout construit dans l'altérité :

a) Mêmeté : aspect structurel de l'identité

- persistance dans le temps et l'espace ; la "charpente " figée par la structuration égologique

b) Ipséité : aspect dynamique du sujet responsable

- singularité par quoi une personne est elle-même ; variation du fond identitaire propre.

* Pour P. Ricoeur :

- le maintien de soi grâce à la fidélité de la parole tenue, à la parole donnée, la promesse.

- souci que l'humain a de son être, de la manière dont il agit qui le constitue et le définit.

* Pour E. Levinas :

- l'être ouvert dirigeant vers quelque chose d'autre. Transcendance, passage à l'autre de l'être. L'ipséité peut se définir alors comme étant le fond, en permanente évolution, d'être du sujet unique qui agit, s'éprouve, se représente, s'affirme comme "je " ; instance de liberté et de responsabilité, en co-structuration en interaction avec l'altérité.

56 François Dubet, (2002), Le Déclin de l'institution, Paris, Le Seuil, p.392 in Bertrand Dubreuil, (2004), Le travail

de directeur en établissement social et médico-social, Paris, Dunod, p. XI.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway