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Les "forces de l'invisible" dans la vie sociopolitique au Cameroun : le cas de la localité de Boumnyebel

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par Alain Thierry NWAHA
Université Yaoundé 2 (Soa) - D.E.A Science Politique 2008
  

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I REMERCIEMENTS

Il est très important pour nous d'exprimer notre profonde gratitude à l'égard de toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont participé à la réalisation de ce travail et sans lesquelles, nous n'aurions certainement pas pu le mener à son terme. Nous pensons, en plus des frères, soeurs, ami (s) (es) et camarades de classe, surtout aux personnalités ci-après.

Les Patriarches traditionnelles (« Ba Mbombok ») et les et les « vieux sages », qui nous ont accueilli chaleureusement et ont accepté de nous fournir des informations et des explications très édifiantes, notamment le « Mbombok R. » qui nous a également servi de parrain auprès de ses pairs.

Les Chefs traditionnels : MADING Joseph (Chef de Canton de Pouguel-Djouel, arrondissement de Ngok-Mapubi) et EOCK Simon (Chef de 3ème degré du village de Boumnyebel).

Les Autorités administratives, notamment, NDONGO Luc, Sous-préfet de l'arrondissement de Ngok-Mapubi dont la simplicité et l'humilité des paroles, n'égalaient que sa longue carrière au sein de l'Administration camerounaise.

Les hommes politiques : l'Ambassadeur camerounais X et MAYACK Isaac (Vice-président de la sous-section RDPC de Boumnyebel et Conseiller municipal à la commune rurale de Ngok-Mapubi).

Professeur Ibrahim MOUICHE, qui a su diriger cette étude d'une main de maître et dont les conseils précieux, la rigueur ainsi que la patience, nous ont permis d'éviter un certain nombre d'erreurs tout au long de celle-ci.

LISTE DE QUELQUES PERSONNES INTERVIEWÉES

Le « Mbombok R. ».

Le « Mbombok B. ».

Le « Mbombok A ».

Le Chef de Canton Pouguel-Djouel MADING Joseph.

Le Chef de 3ème degré da Boumnyebel EOCK Simon.

Le Sous-préfet de Ngok-Mapubi NDONGO Luc.

L'« Ambassadeur camerounais X »

Le Vice-président de la sous-section RDPC et conseiller municipal à la commune rurale de Ngok-Mapubi MAYACK Isaac.

II TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE.......................................................................................7

PREMIÈRE PARTIE. Pouvoirs et forces de l'Invisible dans la localité de Boumnyebel à l'époque coloniale........................................................................................................33

CHAPITRE I. La perception des Basaa de Boumnyebel de la colonisation européenne comme acte historique « subversif » et « aliénant »...................................................34

I. La colonisation européenne comme invasion et profanation de la « Terre ancestrale »................................................................................................. . . . . . . . . . .35

A. La cosmogonie et l'organisation religieuse traditionnelle des Basaa.......................36

1. La cosmogonie traditionnelle des Basaa ou le « Mbok Basaa »........................ .36 2. L'organisation religieuse traditionnelle des Basaa..................................................40

B. L'arrivée des Européens et le retournement désastreux du « Mbok Basaa ».........46

1. Le retournement du « Mbok Basaa » au niveau spirituel : la figure du « Mbombok » remise en cause......................................................................................47

2. Le retournement du « Mbok Basaa » au niveau temporel : l'autorité du « Kingè » considérablement réduite..............................................................................................50

II. La colonisation comme « crime de lèse-majesté » vis-à-vis de la « communauté des vivants et des morts »............................................................................................ .52

A. Une avanie grave à l'encontre des « vivants ».............................. ...........................53

B. Un blasphème contre la mémoire, le nom des Ancêtres (« Bagwal »)...................57

CHAPITRE II. L'absolue nécessité de défendre la terre des Ancêtres contre le « colon blanc » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .62

I. Les moyens de défense naturels ou « visibles »........................................................63

A. Le recours au droit ou le « Nkaa Kundè » : défendre la patrie par le truchement de la « parole », de la « palabre juridique ».................................................................. . .64

B. Le recours à la « manifestation politique » : Le « San Kundè »........................... .74

II. Les moyens de défense surnaturels ou « invisibles » .............................................80

A. Le « Gwet Bi Kundè » : la « Force ancestrale » comme « recours  ultime » en temps de guerre.............................................................................................................80

1. Le « Kòn » ou la « Défense absolue ancestrale ».................................................. . .83

2. Le « Dim Ba Ko » ou le « Kaléidoscope hypnotique ancestral »........................... .85

3. Le « Nlend Basôgôl » ou le « cri salvateur ancestral »........................................... .86

B. L'obtention « factice » de l'indépendance et de la réunification : la quête à tous les « niveaux » du « véritable Kundè »..................................................................... . . . . .91

1. La « facticité congénitale » du « Kundè » contemporain.........................................91

2. La quête perpétuelle du « véritable Kundè »....................................................... . .94

DEUXIÈME PARTIE. Persistance et pervertissement des forces de l'Invisible dans la localité de Boumnyebel à l'ère « post-indépendance »................................................96

CHAPITRE III. Le recours aux forces occultes dans la recherche du « crédit social »..................................................................................................... . . . . . . . . . . .98

I. Les « forces cachées » comme moyen de « survie sociale »......................................99

A. L'hostilité « exponentielle » de l'environnement social.........................................100

1. Le « Likang » ou la « mine antipersonnelle occulte »............................................103

2. Le « Nson Basaa » ou le « missile de l'Invisible »..................................................105

3. Le « Madjena ma djú » ou le « cannibalisme mystique »......................................106

4. Les « intrusions mystiques » et autres « intromissions occultes »........................108

B. Les « moyens de protection et de défense invisibles »...........................................110

1. Les « ordalies » et les « sanctions traditionnelles » de « goétie ».......................... .111

2. Les « techniques de protection et de défense occultes ».........................................113

2.1 Le « blindage inférieur ou simple » : le « Ban » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .114

2.2 Le « blindage supérieur ou avancé » : le « kòn » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .115

2.3 La « technique occulte d'évitement » : le « Nseebe » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

II. Les forces de l'Invisible comme moyen d'« ascension » et de « domination » sociales : « théurgies » ou « goéties ».........................................................................119

A. L' « ascension sociale » par « voies occultes ».................... ..................................120

1. La « voie goétienne d'ascension sociale »........................................................ . . . .120

1.1 Les procédés goétiens d'« exploitation » et d'« instrumentalisation » mystiques : le « kong » et le « kong Babong » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121

1.2 Les procédés goétiens d'« absorption » et de « captation » occultes : le « Tondè » et le « Dôme-mystique-captateur » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

2. La « voie théurgique d'ascension sociale ».............................................................128

B. La « domination sociale » par le truchement des forces de l'Invisible..................133

1. La « domination-sociale-occulte-négative »...................................................... . . .133

2. La « domination-sociale-occulte-positive »...................................................... . . .137

CHAPITRE IV. Le recours aux puissances mystiques comme « viatique occulte » de « succès politique ».................................................................................................... .141 

I. Les forces de l'Invisible comme « instrument occulte » de « survie » et de « lutte » politiques......................................................................................................................143

A. Les forces ésotériques et la « survie politique ».....................................................144

1. Les « procédés occultes maléfiques » de l'« arène politique »................................145

1.1 La « goétie d'empoisonnements » ou « Bong » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .145

1.2 La « goétie des talents » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .147

1.3 La « goétie de manipulation » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .148

2. Les « procédés ésotériques de survie » dans l'« arène politique »........................149

2.1 La « survie » par le biais des « maîtres sorciers » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .149

2.2 La « survie » par le truchement des « Mbombok » ou « théurgiens » . . . . . . . . .150

2.3 La « survie » par l'entremise des « sectes ésotériques » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151

B. Les forces de l'Invisible dans la « lutte » politique......................... .......................152

1. L'« aspect actif » de la « lutte politique »......................................................... . . . .152

2. L'« aspect réactif » de la « lutte politique ».............................................................154

II. Les forces occultes comme instrument d'« ascension » et de « domination » politiques : « théurgies » ou « goéties ».....................................................................157

A. Les forces de l'Invisible comme « voie alternative et complémentaire » d'« ascension politique »........................................................................................ . .159

B. Les forces mystérieuses comme « moyens secrets » de consolidation de la « domination politique »......................................................................................... . .163

CONCLUSION GÉNÉRALE. Pour une prise de conscience sérieuse et sereine de l'influence (néfaste et positive) des « forces de l'Invisible » dans l'environnement sociopolitique camerounais.........................................................................................170

BIBLIOGRAPHIE.................................................................................................175/184

III INTRODUCTION GÉNÉRALE

Les anthropologues ont toujours manifesté un intérêt particulier à l'égard de la « sorcellerie » ou des forces de l'Invisible en général, au cours des siècles précédents. Mais de nos jours, comme le souligne Peter GESCHIERE, peu sont ceux qui accordent une vigilante attention aux transformations contemporaines des croyances et pratiques liées à ce phénomène. Le 20ème Siècle, plus précisément la période allant des années 1950 au début des années 1960, a constitué l'apogée des études anthropologiques de la sorcellerie en Afrique (GESCHIERE 1995 : 279). En effet, pendant cette période, l'anthropologie s'est contentée d'étudier la sorcellerie et ses implications sur la vie sociale et politique dans un contexte strictement local, en particulier à l'intérieur des villages (GESCHIERE 1995 : 19). Pour le cas spécifique, mais pas marginal, de l'Afrique, l'« anthropologie de la sorcellerie » a été marquée par une série de monographies effectuées en grande partie par des auteurs anglais et datant de la période précitée.

Dans le cadre du présent travail -- lequel se situe en droite ligne de l' « Anthropologie politique de la sorcellerie ou des forces de l'Invisible » --, nous avons essayé, par le truchement d'un peuple, les Basaa (notamment ceux de la localité de Boumnyebel), d'analyser les différentes implications (vivifiantes et funestes) des « forces de l'Invisible dans la vie sociopolitique au Cameroun ».

Toutefois, avant d'entamer réellement l'étude de ces différentes implications, il nous semble nécessaire de faire un travail préliminaire que nous subdivisons en sept (7) points essentiels à savoir : la problématique de l'étude (1) ; les hypothèses (principale et connexe) (2); la définition des concepts clefs (3) ; la revue de la littérature à l'aune des divers courants de pensées (4) ; le contexte ethnographique et géographique de l'étude (5) ; les techniques et méthodes de recherche utilisées (6); les différentes articulations de l'étude (7).

1. PROBLÉMATIQUE

P. M. HEBGA (1979 : 216), à propos des « phénomènes paranormaux », formulait déjà sa problématique ainsi qu'il suite :

« Notre problème est de savoir si les affirmations étranges de la sorcellerie et de la magie correspondent à la réalité extérieure, ou s'il s'agit de créations subjectives plus ou moins conscientes. Qui ne voit pas que la réponse à une question aussi difficile ne s'aurait être simple ? ».

En emboîtant le pas à cet auteur, nous pouvons souligner que sur le plan politique notamment, le problème de l'influence (positive et négative) des forces de l'Invisible se pose avec une plus grande acuité. Des rumeurs, des anecdotes et parfois des témoignages d'hommes politiques eux-mêmes, le confirment. Dans un contexte (local, national, et mondial) marqué par une instabilité inquiétante, on constate que les hommes politiques sont généralement dans l'incertitude et la crainte du lendemain. Rien d'étonnant alors que certains d'entre eux, même s'ils le contestent officiellement, n'hésitent plus à recourir aux forces de l'Invisible afin de tenter de maîtriser les jeux et les enjeux politiques. Les forces de l'Invisible ainsi sollicitées, finissent par être perçues comme de véritables « ressources politiques » (G. HERMET, B. BADIE, P. BIRNBAUM, P. BRAUD, 2001 : 279), mobilisables à volonté soit pour atteindre des objectifs funestes (la destruction des ennemis politiques par le biais de la sorcellerie), soit pour atteindre des fins plus nobles (la préservation de la Vie, la protection et le développement de la communauté et des membres qui la constituent) ou encore le maintien à des postes politiques, malgré les « menaces occultes ». À ce propos, P. GESCHIERE (1996 : 85-86) indique dans son article qu'au cours des années 1971 au pays Maka, la sorcellerie était omniprésente dans la vie politique. L'auteur écrivait alors :

« [...] il y avait une compétition féroce entre politiciens ambitieux pour monter dans la hiérarchie du parti, la seule voie d'ascension politique possible. Et ces confrontations violentes étaient généralement expliquées par des complots de sorcellerie -- pour lesquels les nganga jouaient un rôle clef ».

Par ailleurs, lors d'une interview qu'il avait bien voulu nous accorder au mois de Janvier 2009, le Sous-préfet de l'arrondissement de Ngok-Mapubi (dans lequel se trouve la localité de Boumnyebel, cadre de notre étude), M. NDONGO Luc nous confia ceci :

« Je suis dans la fonction publique depuis environ 20 ans. Avant de devenir Sous-préfet de Ngok-Mapubi, j'avais occupé ce poste à Kribi où j'avais pu entendre que des individus possédaient des « Mami-Water » (divinités des eaux) [...] Je ne peux pas nier que la sorcellerie existe et que des gens s'en servent pour nuire aux autres, puisque j'ai vu une de mes connaissances (un Sous-préfet) souffrir de ce que les tradi-praticiens appellent « Likang » (une « affection occulte » qui détériore les membres inférieurs)1(*). Mais, en ce qui me concerne, je crois au destin, au travail bien fait et à la force de la foi en Dieu. Chrétien catholique et pratiquant de mon état, il ne pourrait en être autrement. Par conséquent, attenter à la vie d'autrui, entrer dans une secte ou en communion avec des forces obscures pour conserver mon poste ou pour être muté, ne m'intéresse guère. Cependant, s'il arrivait que je souffre d'une maladie provoquée par des « sorciers », je n'hésiterai pas à aller consulter un « Mbombok »2(*) ou tout autre guérisseur traditionnel pour recevoir des soins adéquats, car les plantes médicinales qu'ils utilisent sont une création de l'Être suprême en qui je crois de tout mon être ».

Toutes les déclarations mentionnées ci-dessus, attestent qu'il y a effectivement un problème d'envergure : celui du lien étroit entre la religion (« théurgie » et « goétie ») et la politique contemporaine. En effet, dans un contexte mondial marqué, sur le plan technologique des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication et sur le plan de l'« Invisible »3(*), par la contraction du temps et de l'espace, notre étude nous amène précisément à nous poser une question délicate, qui elle-même s'inscrit, comme nous l'avons déjà mentionné plus haut, dans une problématique beaucoup plus globale à savoir : le rapport entre la religion et la politique ou encore le « lien ombilical » entre le politique et le sacré. Pour revenir à la question dont la « tentative de réponse » a orienté notre travail, elle se décline comme suit :

Peut-on trouver, à Boumnyebel, une corrélation entre le recours aux forces de l'Invisible et la « réussite » sociopolitique ? Autrement dit, est-il possible de démontrer, à partir de l'exemple de Boumnyebel, que le recours aux forces de l'Invisible serait la cause de la « réussite » sociopolitique des Camerounais dans l'ensemble ? Serait-ce une absurdité en ces temps difficiles de croire et de dire que, en nous aidant nous-mêmes pauvres mortels, le « Ciel » (les « forces de l'Invisible ») saura opportunément nous porter assistance ?

2. HYPOTHÈSES DE TRAVAIL

À partir de nos enquêtes de terrain, nous avons pu noter que, de part leurs cultures et surtout compte tenu de leurs croyances aux « Ancêtres » et à l'Être Suprême, de nombreux Camerounais en général, les Basaa de la localité de Boumnyebel en particulier, sont convaincus que face aux nombreuses crises que traverse l'État « moderne » du Cameroun, l'ultime moyen de maîtriser les diverses recompositions internes, c'est de recourir aux forces de l'Invisible en se servant de la « Foi ». D'ailleurs, selon un « Vieux Sage » de cette localité :

« La Foi peut permettre de faire de grandes choses bonnes et de grandes choses mauvaises. Elle ne doit pas être comprise seulement au sens « fidéiste » qui tend à la réduire à un simple sentiment distinct de la raison, mais également et surtout comme une « force intérieure » qui permet d'entrer en communion avec des puissances supérieures ou inférieures (bonnes ou mauvaises) et dont l'usage (bénéfique ou maléfique) dépend de la pureté ou de la noirceur du coeur ».

À travers la « Foi » -- peu importe qu'elle repose sur la croyance aux forces bénéfiques ou aux forces maléfiques --, le recours aux forces de l'Invisible apparaît donc ici comme un atout majeur que seul le sot peut se permettre d'ignorer. Alors, il semble de plus en plus naturel, notamment au moment de pratiquer un jeûne rituel ou de participer à une cérémonie ancestrale, que : « de temps en temps, l'homme rompt le rythme habituel du quotidien pour se raccorder, par des rites, avec son Créateur et avec les forces supérieures afin de se ressourcer » (C. M. F.-NZUJI, 1993 : 152).

Au vu de tout ceci, notre hypothèse principale (la thèse principale de notre travail) est que les forces de l'Invisible ont eu dans le passé (notamment pendant la colonisation) et ont encore aujourd'hui un impact irréfragable sur la vie sociopolitique des Camerounais en général et des Basaa de Boumnyebel en particulier. Par ailleurs, en poussant l'analyse un peu plus loin, nous constatons que cet impact semble ambivalent, mieux est susceptible de susciter des dynamiques diamétralement opposées dans la mesure où : d'un côté, il peut être bénéfique pour les individus et la communauté (« théurgie »), tandis que de l'autre, il peut s'avérer désastreux pour ceux-ci (« goétie » ou sorcellerie). En outre, nous notons que depuis l'indépendance, la mobilisation surtout néfaste des forces de l'Invisible semble expliquer la dangerosité grandissante de l'environnement sociopolitique camerounais (hypothèse connexe).

3. DÉFINITION DES CONCEPTS

Au cours de notre étude, nous avons utilisé trois (3) concepts principaux qui, à notre sens, sont intimement liés. Il s'agit des « forces de l'Invisible » indissociables de la « religion » (« théurgie » et « goétie ») elle-même étroitement liée à la « vie sociopolitique » des Camerounais et des Basaa de Boumnyebel en particulier et d'une frange importante d'Africains en général (R. BUREAU, 1988 : 80-81)4(*).

· Les « forces de l'Invisible ».

Les « forces de l'Invisible » sont en fait, des forces occultes, c'est-à-dire, des « puissances » cachées, des « puissances qui se situent hors du champ de perception du commun des mortels »5(*) appelés « les innocents » ou « les simples », au sens de René BUREAU (1988 : 80-81). Mais ces forces sont connues, relativement maîtrisées et invoquées par « ceux qui savent » (les initiés).

Pour une meilleure compréhension, il nous semble important d'établir une distinction entre les types de « forces de l'Invisible » ou de « puissances supérieures ». Nous pouvons donc de façon schématique distinguer d'une part les « forces de l'Invisible bénéfiques » (Dieu, les génies bénéfiques de la nature, les ancêtres illustres...) et d'autre part les « forces de l'Invisible maléfiques » (Satan, les démons, les génies et esprits maléfiques de la nature...). Par conséquent, le recours ou la « communion » de l'homme avec l'un ou l'autre de ces deux types de « forces de l'Invisible » -- jamais les deux à la fois puisque « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l'un, et aimera l'autre ; ou il s'attachera à l'un, et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (MATTHIEU 6 : 24)6(*) -- passe par la pratique de la « religion » dans son sens générique : c'est le second concept de notre travail. 

· La « religion ».

De prime abord, nous pouvons noter que l'initiation qui permet de se familiariser avec les « forces de l'Invisible » est étroitement liée à la « religion », qu'elle soit traditionnelle ou venue « d'ailleurs »7(*) (c'est-à-dire d'Occident, d'Asie etc.). En effet, il convient de préciser d'emblée que les « forces de l'Invisible » constituent, à notre sens, un paramètre notable voire le plus important paramètre, s'il en est, de la « religion ». Autrement dit, la connaissance et la maîtrise des « forces de l'Invisible » ne sont possibles que dans le cadre de la « religion » entendue comme : « Ensemble de croyances et de dogmes définissant le rapport de l'homme avec le sacré » ou encore « Ensemble de pratiques et de rites propres à chacune de ces croyances »8(*).

Dans son analyse du concept de « religion », E. WONYU (1975 : 31-32) indiquait déjà ce qui suit :

« Religion vient de Religare : lier, relier [en conséquence] L'essentiel d'une religion, schématiquement est le rapport que cette chose, ce lien, établit pour ses fidèles avec le sacré [c'est pour cette raison que] Ce rapport est organisé dans un système de croyances et des pratiques et dans l'institution d'une communauté des membres. Ici apparaît le double type de relations :

a) d'une part, relation des fidèles avec le « numen »9(*)

b) d'autre part, relation des fidèles entre eux.

On entrevoit dès lors, grâce à ce double rapport, la dépendance réciproque qui doit en résulter, la foi étant renforcée par la communion des fidèles et celle-ci voyant son intensité dépendre de l'expérience que les membres ont du Divin [ou du Malin]10(*) ».

Par ailleurs, LABURTHE TOLRA cité par L. KAMGA (2008 : 36) considère, opportunément avec A. LEROI GOURHAN et de façon plus explicite, la « religion » comme « un système organisé de mythes et de rites destinés à établir d'une manière permanente des relations entre l'homme et les puissances de l'invisible (ancêtres et esprits) dans l'intérêt de la communauté ». C'est d'ailleurs cet ensemble de croyances, de dogmes, de rites et de pratiques qui cristallisent la très grande diversité des « forces de l'Invisible », mais également des religions elles-mêmes. En effet, chaque religion mentionne et fait appel à un type ou à des types particuliers de « forces cachées ». Ainsi, pour les religions monothéistes (Catholicisme, Protestantisme, Islam...), la « Force Invisible » par excellence est Dieu ou « Allah », même si ces religions reconnaissent que Dieu peut agir à travers des intermédiaires spécifiques. Quant aux religions dites polythéistes et aux religions traditionnelles africaines, elles conçoivent que l'univers est habité par plusieurs forces distinctes et antagonistes au sommet desquelles se trouve « l'Être Suprême » ou la « Force Suprême » (le « Tout Puissant », celui qui peut tout écraser, au sens de E. WONYU). En effet, comme le souligne Clémentine MADIYA FAÏK-NZUJI (1993 : 89) à propos de « l'homme religieux africain » :

« La répétition des rites et le maintien des cultes où interviennent les symboles expriment la profonde conviction que l'entière réalité est force, action de force, interaction des forces et expérience de force, que l'univers est né d'une Force première qui a répandu un peu d'elle-même sur tout ce qu'elle a généré, dans l'espace et dans le temps, que chaque créature qui se déploie dans ce temps et dans cet espace ayant reçu de cette force, étant devenue elle-même une force, peut lui servir d'intermédiaire ».

En effet, l'Africain traditionnel croit que, dans sa grande magnanimité, la Force primordiale (Dieu) « estima qu'il était bon pour les hommes d'être protégés par tous, c'est-à-dire par lui-même, par les génies de la nature et par les morts devenus les ancêtres » (C. M. FAÏK-NZUJI, 1993 : 125). Et ceci se comprend mieux lorsqu'on garde à l'esprit que l'une des aspirations fondamentales des sociétés africaines traditionnelles « est la communion de la personne avec ses semblables et avec les puissances supérieures » (C. M. F.-NZUJI, 1993 : 128).

Dans le même ordre d'idées (et surtout pour établir une dichotomie fondamentale entre les « religions de type théurgique » et les « religions de type goétien »), nous convenons avec Léon KAMGA (2008 : 36) que l'athéisme étant, en général, un concept inconnu partout en Afrique noire, chaque fils du Cameroun (du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest) est un peu magicien. Le terme « magie »11(*) que nous remplaçons par convenance ici par celui de « religion », peut s'appréhender suivant deux (2) acceptions selon le dictionnaire français Le Petit Larousse Illustré (2004) : d'une part, il renvoie à la « théurgie » et d'autre part, à la « goétie ». Ainsi la « théurgie » (du grec theourgia, de theos, dieu, et ergon, action) est-elle comprise comme une « pratique occultiste visant à communiquer avec les bons esprits, à utiliser leurs pouvoirs pour atteindre Dieu ». Cette dernière s'oppose à la « goétie » (du grec goêteia, sorcellerie) qui, quant à elle, est également une pratique occultiste à la seule différence qu'elle fait « appel aux esprits du mal »12(*).

S'agissant globalement des « religions de type goétien » notamment la « sorcellerie », l'on note en effet qu'au 18ème Siècle par exemple, les Encyclopédistes définissaient déjà cette dernière comme « une opération magique honteuse ou ridicule, attribuée stupidement par superstition à l'invocation et au pouvoir des démons ». Plus prudemment, les rédacteurs du Dictionnaire de Trévoux, notaient quant à eux que l'adepte de la goétie ou sorcier est :

« Celui qui selon l'opinion commune, a communication avec le Diable, et qui fait plusieurs choses merveilleuses par son recours. On tient que les sorciers vont à des assemblées nocturnes qu'ils nomment Sabbat, qu'ils y adorent le diable, qu'ils ont une marque qui rend la partie insensible [...] On ne doit punir ceux qu'on accuse d'être sorciers que lorsqu'ils sont dûment convaincus de maléfices, de quelque manière qu'ils l'aient fait ».

De notre point de vue, les définitions de la « sorcellerie » ci-dessus ne nous semblent pas pertinentes et ne rendent pas vraiment compte des souffrances qu'endurent les personnes victimes de pratiques démoniaques. C'est donc à juste titre que nous partageons plutôt le point de vue de J. PALOU (2002 : 123) lorsqu'il souligne que le terme « sorcellerie » renferme plusieurs acceptions. On appelle, dit-il :

« Sorcellerie ce que l'on ne comprend pas13(*) (« il y a de la sorcellerie là-dessous, dit l'expression populaire). Sorcellerie ce qui vous fait trouver le trésor convoité. Sorcellerie ce qui vous fait gagner le plaisir escompté. Sorcellerie ce qui vous fait posséder l'amour désiré. Sorcellerie ce qui vous fait détruire le bétail envié. Sorcellerie ce qui vous fait périr l'ennemi détesté. Sorciers ou sorcières celui ou celles qui vous procurent tout le bien ou tout le mal que l'on souhaite ».

Par ailleurs, il nous semble important, pour éviter toute amalgame, de préciser avec J. PALOU (2002 : 33) que : « le sorcier est par définition celui qui jette sur les hommes et les animaux des charges maléfiques. Il passe souvent pour un guérisseur, ce qu'il n'est point et qu'il prétend être quand on l'accuse ».

C'est donc à partir de toutes ces considérations, que nous avons cru judicieux de considérer d'une part que : toutes les religions (traditionnelles, polythéistes, « importées », monothéistes etc.) qui visent comme but ultime « atteindre Dieu », doivent être perçues comme des « théurgies » par ce fait même. Tandis que, d'autre part, toutes celles qui se concilient les forces du mal dans le but de nuire à autrui ne sauraient être perçues logiquement qu'en termes de « goéties ».

Une lecture attentive des évènements contemporains montre d'ailleurs que les « forces de l'Invisible » bénéfiques et maléfiques mobilisées respectivement dans les « religions théurgiques » et dans les « religions goétiennes », ont un impact indéniable sur la « vie sociopolitique » des Africains et des Camerounais en général ainsi que des Basaa de Boumnyebel en particulier.

· La « vie sociopolitique ».

Le troisième et dernier concept cardinal de notre étude est celui de « vie sociopolitique ». Ici, il renvoie à l'ensemble des activités, « apolitiques » et « politiques » menées par les habitants de Boumnyebel en particulier et les Camerounais en général. Nous considérons comme « apolitiques » toutes les activités qui n'ont pas directement trait à la conquête, à la conservation, à l'exercice et à la transmission du pouvoir politique telles que : le commerce (vente de produits vivriers issus des travaux champêtres, de boissons alcoolisées...), le football, l'enseignement, l'activité musicale... Ces « activités apolitiques » font partie de ce que nous nommons ici la « vie sociale des simples citoyens », c'est-à-dire, ceux qui ne visent pas le pouvoir politique, mais cherchent toutefois, à l'instar des acteurs politiques, des « voies » et « moyens » (nobles ou funestes) pour gagner et préserver leur vie. En effet, il convient de mentionner ici que le recours aux forces de l'Invisible influe négativement et positivement d'une part, sur la vie sociale des « simples » citoyens et d'autre part, sur le jeu politique des « acteurs politiques » dans leur lutte incessante pour la conquête et la conservation du « pouvoir politique »14(*). Il est possible de croire, comme le soulignait, M. MAYACK Isaac, Vice-président de la sous- section RDPC15(*), lors d'un entretien qu'il nous a accordé au mois de Janvier 2009, que : « la vie sociopolitique locale à Boumnyebel est moins dangereuse par rapport à celle des grandes villes, notamment Yaoundé, la capitale politique, où des rumeurs de pratiques sectaires exacerbent les tensions entre les acteurs politiques ». Mais une dangerosité réduite par comparaison, n'implique pas une absence de danger. D'ailleurs à ce propos, le chef de canton de Ngok-Mapubi, MADING Joseph indiquait, pour notre gouverne, qu'il avait subit à deux (2) reprises une attaque occulte du type « Nson » (charge maléfique des sorciers qui, au mieux rend malade, au pire entraîne la mort de la victime)16(*). Dans la même optique, L'anthropologue P. ERNY (2001 : 266), à la suite de C. COULON et de P. GESCHIERE note en outre que malgré l'urbanisation, l'éducation scolaire, le progrès technique et l'acheminement vers une mentalité « moderne », on constate, en Afrique, non pas une diminution des affaires de sorcellerie, mais plutôt une recrudescence de ces croyances.

De notre point de vue, nous considérons que les forces de l'Invisible exercent une influence ambivalente et contradictoire sur la vie sociopolitique des Camerounais en milieu local (comme à Boumnyebel par exemple) et en milieu urbain (Léon KAMGA, 2008 : 84)17(*).

4. LA REVUE DE LA LITTÉRATURE

De nombreux auteurs, comme nous l'avons déjà mentionné, ont effectué de colossaux travaux sur l'influence des forces occultes sur la vie sociopolitique des Hommes, notamment sur les relations que le politique entretient avec le religieux ou les religions (« théurgies » et « goéties »). Deux (2) principaux courants de pensée antagonistes, à notre sens, semblent se dégager dans cette immense littérature.

Selon le « Premier Courant », les forces de l'Invisible, notamment les pratiques de « sorcellerie », ne sont que des superstitions, des chimères dangereuses consubstantielles à l'ignorance. Les auteurs qui s'inscrivent dans ce « Courant » considèrent tous que parler ou accorder un quelconque intérêt, a fortiori, avoir peur de ce que l'on nomme « sorcellerie » ou « magie » relève de l'obscurantisme le plus exacerbé puisqu'un esprit qui se veut « rationnel » et excellent de part son instruction, ne saurait admettre sérieusement de telles fadaises. Au sein de ce courant nous avons, entre autres, C. RIVIERE, C. LANCELIN, M. TOWA etc. C'est ainsi qu'aux yeux de Claude RIVIERE (2003 : 122) par exemple : « L'adhésion moderne à la magie ou bien à la parapsychologie entraîne tout un ensemble de croyances et de superstitions : maisons hantées, lévitations ou réincarnation, toutes les certitudes parapsychologiques étant inflationnistes par syncrétisme ». Dans son ouvrage18(*) Charles LANCELIN estime pour sa part que de part son essence même, la sorcellerie « dont l'ignorance ambiante forme la base naturelle », ne peut évoluer que dans un « milieu peu éclairé », la population des campagnes : ce n'est donc pas à la ville que se rencontre le véritable sorcier, « c'est aux champs... ». Quant au philosophe camerounais, Marcien TOWA, c'est une lapalissade pour un « penseur sérieux » de dire que sur le plan de la « raison cartésienne » : « la sorcellerie, c'est de l'irrationnel le plus répugnant »19(*).

Toutefois, les propos des auteurs susvisés ne nous semblent pas pertinents eu égard aux multiples manifestations occultes funestes observées ça et là et aux ravages que la sorcellerie cause de nos jours dans nos campagnes et surtout dans nos villes modernes. En effet, les maladies mystiques telles que les Nson ou encore le Likang, ne sont nullement de simples vues d'un esprit « irrationnel » ou empreint d'obscurantisme « campagnard », mais des faits qui s'inscrivent dans un autre type de « rationalité » inhérente à une réalité impitoyable : celle de notre époque.

Le « Second Courant de pensées » quant à lui, se place aux antipodes du premier. Ce « Courant », défend la thèse selon laquelle : les forces de l'Invisible et leurs usages bénéfiques (théurgie) ou maléfiques (sorcellerie), doivent être pris au sérieux tant sur le plan social que sur celui du jeu politique (et surtout sur celui-ci). Ce « Deuxième Courant », dans lequel nous nous inscrivons volontiers, semble être plus prolifique par rapport à celui mentionné précédemment. Laissons parler quelques auteurs.

EVANS-PRITCHARD Edward Evan (1972) soulignait déjà dans le mot introductif à son immense ouvrage, que chez les Azandé c'est surtout par la « magie », précisément par le recours à la « magie bénéfique » que les autorités politiques traditionnelles (le chef, le roi et les princes) luttaient contre la « sorcellerie » afin d'assurer et de consolider la cohésion sociale.

À la suite du maître EVANS-PRITCHARD, des auteurs tels que Ibrahim MOUICHE (2005 : 378), C. COULON (1991 : 88), OTAYEK et TOULABOR (1990 : 109) ou encore un P. GESCHIERE (1995 : 8-9) sont tous convaincus que les pratiques maraboutiques ou fétichistes, les croyances et représentations associées à la sorcellerie demeurent au centre des interprétations de ce qui dérange ou déroge à l'ordre des choses. En fait, pour I. MOUICHE comme pour les autres auteurs de ce « Courant », le « retour » spectaculaire du « religieux » ou encore la permanence et le renouvellement en Afrique, des discours associés à la « sorcellerie » constituent une tentative, pour les populations en général et pour les acteurs politiques en particulier, de maîtriser les perpétuels changements de l'environnement contemporain.

Abondant dans le même sens dans son analyse de l'évolution de la sorcellerie au fil des siècles en Occident, Jean PALOU (2002 : 3) souligne que « la sorcellerie est une imploration constante, dans le Monde occidental, aux survivances des dieux du paganisme. Elle est aussi une protestation conséquente aux religions dominantes : catholicisme ou religion réformée ». L'auteur poursuit en disant que l'Homme « tremblant devant les forces naturelles essaie de les dominer et de se les asservir. Il conjure le Mal. Au besoin il s'en servira à l'égard de son prochain, par haine ou [...] par amour ». Il est important de mentionner avec J. PALOU que les guerres de religions ont fait du 16ème Siècle, une époque terrible au cours de laquelle, les « procès de sorcellerie » étaient relevés dans toute l'Europe, notamment en Allemagne et en France. J. PALOU (2002 : 45-46) nous fait comprendre que le Moyen Âge est non seulement l'époque de la « Foi chrétienne » la plus vive, mais également le temps de la relative tolérance de la « sorcellerie ». Quant au 17ème Siècle, c'est l'époque à la fois de la « raison triomphante » et « des bûchers les plus nombreux et les plus fournis de sorciers et sorcières ». Le 18ème Siècle pour sa part, est une période tout à fait particulière. En effet, J. PALOU (2002 : 108) souligne que « si, comme le dit Michelet, Satan avait triomphé au XVIe Siècle, l'Ère des Lumières (18e S) allait porter un coup sensible au Prince des Ténèbres ». En effet, la « sorcellerie » apparaît au 18ème Siècle en Europe sous les traits du « charlatanisme où le sorcier semble perdre les pouvoirs terribles qu'on lui prêtait auparavant, pour devenir une espèce de jongleur narguant de pauvres dupes ». À cette époque, François Marie AROUET (VOLTAIRE) écrivait d'ailleurs20(*) que : « Rien n'est plus ridicule que de condamner un vrai magicien à être brûlé ; car on devrait présumer qu'il pouvait éteindre le feu et tordre le cou à ses juges ». Même dans notre contexte actuel, il est très difficile de traduire un « sorcier » (ou un homme accusé de sorcellerie) devant les tribunaux, car il y a toujours un risque de manipulation de l'entourage. Cette difficulté a d'ailleurs été relevée par P. GESCHIERE dans son étude des procès de sorcellerie dans l'Est du Cameroun (Bertoua).

Quant à l'historien A. MBEMBE (Challenge Hebdo, n° 79 (Juillet 1992 : P.9), il propose que compte tenu du rôle des « forces de l'Invisible » dans les rapports de pouvoir, il devient nécessaire d'élaborer « d'autres langages sur le pouvoir ».

Par ailleurs, quand J.- F. BAYART (1989) parle de « la politique du ventre », il souligne pertinemment que cette expression renvoie aux nécessité de la « survie » et de l'« accumulation », ainsi qu'à des représentations culturelles complexes, notamment celles liées au « monde de l'Invisible » et de la « sorcellerie ».

À partir de ces travaux antérieurs d'une très grande richesse, nous avons essayé (en nous inscrivant dans le « Second Courant » susvisé), de ressortir dans notre étude, l'influence des « forces occultes » sur la « vie sociopolitique » telle qu'elle se présente au Cameroun en nous servant, notamment, du cas de la localité de Boumnyebel. En fait, ce qui à la fois rapproche et différencie notre étude des travaux susvisés, c'est que : notre étude se situe dans le cadre de ce que P. GESCHIERE appelle « anthropologie de la sorcellerie » ou « anthropologie des forces de l'Invisible » -- c'est-à-dire, une étude scientifique permettant d'analyser et de comprendre, autant que possible, les affinités qui existent ou qui peuvent exister notamment entre « politique » et « religion » ; « le politique » et « le Divin » ; « le politique » et « le Malin » : le terme « religion » devant donc être appréhendé dans un sens large qui inclut à la fois, le recours à la « théurgie » et à la « sorcellerie » dans le jeu politique --, d'une part (c'est le rapprochement). Et d'autre part, notre étude vise à ressortir les implications de l'usage des « forces de l'Invisible » dans un contexte géographique et surtout culturel particulier : le contexte local du village de Boumnyebel situé en plein pays basaa.

5. LE CONTEXTE ETHNOGRAPHIQUE ET GÉOGRAPHIQUE DE L'ANALYSE

Avant d'aller plus loin dans la présentation du cadre de notre étude, il est nécessaire pour nous d'essayer d'apporter un ou des justificatifs sur le choix de Boumnyebel comme cas « idiographique »21(*) de l'analyse de l'influence des « forces occultes » au Cameroun. En fait, nous avons choisi Boumnyebel comme « étude de cas » notamment pour deux (2) raisons majeures : la première tient du fait que, Boumnyebel, à travers la figure de UM NYOBE, a été l'une des localités de notre Pays où le nationalisme camerounais s'est développé et enraciné dans le coeur des patriotes, notamment, des patriotes basaa. La seconde raison découle du fait que, pendant la lutte armée pour le « Kundè » (la « Réunification » et l'« Indépendance ») dans le « maquis », les patriotes basaa, afin d'équilibrer quelque peu le rapport de force militaire qui leur était défavorable, tout en évitant de se faire physique éliminer trop tôt, avaient grandement fait usage des « techniques issues de la manipulation de l'Invisible »22(*).

À partir de là, que peut-on dire des origines du terme « Basaa », peuple occupant en majorité le village de Boumnyebel ?

Selon E. WONYU (1975 : 13-15), ce terme est le nom générique égyptien donné aux « Adeptes » du culte de la déesse « UM » (déesse de la guérison et de la danse). Certains Basaa du Cameroun continuent encore à vénérer cette divinité appelée « Um Nkoda toii ». Les Basaa, il faut ce le rappeler, en bons Bantous, accordent une attention toute particulière à la danse et la chasse. En effet, les peuples qui parlent les langues bantu en général « ont su se servir de ces langues, les leurs, pour dire et affirmer leur vie de chasseurs, de pêcheurs, d'agriculteurs, de narrateurs, de métaphysiciens » (T. OBENGA, 1989 : 13). L'auteur (T. OBENGA) ajoute également que l'ensemble des peuples Bantu23(*) possède une expérience sociale longue de trois (3) millénaires. Pour marquer cette longue histoire, les Basaa, malgré leurs divisions internes (nous y reviendrons quand nous parlerons des sous-familles), disent eux-mêmes : « Di nlôl likôl », c'est-à-dire, « nous venons de l'Est ». Le Basaa est en fait un « éternel migrant ». Parti de l'Égypte pharaonique, il a migré vers le Cameroun et s'est installé sur la partie du territoire de ce pays comprise entre la savane et l'Océan Atlantique. Abondant dans le même sens Mgr. Thomas MONGO24(*), à propos de Ngok Lituba (petit territoire de la savane situé à Babimbi, dans le département de la Sanaga-Maritime) écrivait :

« D'importants mouvements de populations vraisemblablement originaires du Haut-Nil et qui, se dirigeant vers l'ouest, auraient séjourné quelques temps dans les régions du Mandara, d'où elles descendirent ensuite vers le Sud-Cameroun, empruntèrent une savane herbeuse à peine ondulée avec de place en place, quelques îlots forestiers à travers laquelle circule la rivière Liwa, affluent de droite de la Sanaga, au bord de laquelle rivière se trouve, à 150 km d'Edée, le « Rocher percé ou Ngok Lituba, traditionnellement connue de tous les Basaa et Besoo ou Sow du Cameroun comme étant leur origine ethnique ».

Par ailleurs, malgré les vagues successives de migrations tous azimuts et de subdivisions familiales, plusieurs souches de Basaa sont restées au berceau (Ngok Lituba) : ce sont les populations du pays dit Babimbi, dans lequel se trouve « le rocher percé » ou « Ngok Lituba ». Les Basaa du « berceau » (Ngok Lituba), ont conservé, selon E. WONYU (1975 : 21-22), certains usages et coutumes qu'on peut qualifier d'un peu plus authentiques, par rapport à ceux observés par exemple à Makak, Douala, ou Yabassi. Pour l'auteur, cela peut s'expliquer par le fait que : jouissant d'une supériorité guerrière, les Basaa, en assimilant les populations conquises25(*) par les armes, ils ont dû « copier » certains usages rencontrés ; ces derniers étant dus en grande partie aux « mariages mixtes », ce qui, on peut s'en douter ne manqua pas de créer des dislocations dans la « longue chaîne ancestrale ». En effet, le mariage mixte est un phénomène nouveau pour le Basaa de l'époque. Se marier en dehors du cercle linguistique n'était pas vu d'un bon oeil dans la société traditionnelle basaa. E. WONYU (Op. Cit.), souligne à ce propos : « On peut dire jusqu'ici qu'un authentique Basaa épouse toujours une authentique Basaa. Les règles relatives à cette institution étant d'ordre religieux, il était vraiment peu digne d'aller au-delà des interdits, étant donné que la société Basaa était une société à castes ».

L'arrivée des Européens26(*) sur la côte Atlantique va exacerber ce « syncrétisme ». Les Basaa « vont désormais connaître d'autres vérités que les leurs, confronter leur conception de la société avec celle des autres, surtout des étrangers non africains » (E. WONYU, Op. Cit.). Des divisions vont aller crescendo et favoriseront davantage l'émergence de sous-familles qui, sans renier véritablement l'« Ancêtre fondateur de la lignée » ou « Mbot bôt » (WONYU, 1975 : 35), vont essayer de se démarquer des autres et occuperont, pour l'essentiel le terroir nommé le « Groupe Basaa »27(*) où se situe Boumnyebel.

Boumnyebel est une localité de la province du centre, dans le département du Nyong et Kellé (voir la carte de ce département au début de l'introduction générale) et dans l'arrondissement de Ngok-Mapubi (le « rocher lumineux »). C'est en fait un village en plein « pays basaa » (« Lon i Basaa »)28(*). Rappelons que le peuple basaa constitue l'un des maillons de la grande famille bantoue localisé dans plusieurs pays au Sud du Sahara29(*). Mais c'est principalement au Cameroun (au coeur de la forêt équatoriale) que le peuple basaa forme sa plus grande concentration30(*). Il est important de souligner ici que les Basaa, les Mpo'o et les Bati sont tous issus d'une même lignée ancestrale, c'est-à-dire que malgré les divisions historiques -- dues entre autres aux multiples migrations et métissages -- qui se sont créées, la majorité des Basaa sont plus ou moins conscients d'appartenir à un même lignage : ce sont donc des frères et soeurs qui descendent tous du « Mbot bôt » (l'Ancêtre fondateur). Aujourd'hui, à travers des associations telles l'Association des Basaa-Mpo'o-Bati, des efforts sont effectués afin de transcender ces divisions d'orientations, de pensées, de langage31(*). La « Grande Famille » (Basaa-Mpo'o-Bati) regroupe en son sein plusieurs « Familles » et « Sous familles » ou « sous groupes de familles » si l'on veut employer un terme anthropologique plus générique. En fait, des subdivisions sont si nombreuses qu'essayer de les confiner dans des notions de tribu ou de clan relèverait d'une véritable gageure et manquerait de pertinence. À ce sujet, monsieur MAYACK Isaac (Vice-président de la sous-section RDPC de Boumnyebel...) mentionnait d'ailleurs en Janvier 2009 (lors de notre entrevue) : « Quand il s'agit de parler des multiples familles et sous-familles du peuple Basaa, les concepts scientifiques occidentaux de tribu ou de clan tendent à devenir inopérants, et les utiliser embrouille plus que n'éclair ces subdivisions internes dues à l'histoire ».

Ceci étant dit, l'on peut donc distinguer au Cameroun :

La Famille « Bikok » composée de 9 sous-familles.

La Famille « Babimbi » composée de 63 sous-familles (telles «Ndog

Ngônd »...).

La Famille « Likol » composée de 22 sous-familles (telles « Log Baég »...).

La Famille « Mpo'o » composée de 13 sous-familles.

La Famille « Basaa ba Douala » (les Basaa de Douala) composée de 26

sous-familles.

Les « autres Familles » comprennent 4 sous-familles32(*).

Lors d'un entretien qu'il a bien daigné nous accorder en Janvier 2009, le Chef de 3ème degré de Boumnyebel, monsieur EOCK Simon, nous confiait que :

« Le grand village qui porte aujourd'hui le nom de Boumnyebel et qui a connu un rayonnement national et international grâce à la personne de UM NYOBE33(*), fut fondé à l'époque allemande par son grand aïeul NYEBEL qui, lui-même, était originaire d'un petit village nommé Song-Djop ».

Selon le Chef EOCK Simon et le conseiller à la commune rurale de Ngok-Mapubi MAYACK Isaac, Boumnyebel présenterait les limites géographiques suivantes :

« Au Nord, il est limité par l'axe Ngok-Bassong et la rivière Song-Makouè. Au Sud, les limites sont constituées par la route d'Éséka et la rivière Kellé. À l'Est, nous avons l'axe lourd Douala-Yaoundé et la rivière Maholè. À l'Ouest, le village est limité par la rivière Djogui ».

Le Chef EOCK S. précisa également au cours de l'entretien que : « Boumnyebel regroupait en son sein deux (2) principales chefferies : la chefferie de Boumnyebel elle-même (dont il est le Chef) et la chefferie de Boumnyebel-Likanda qui est le siège des institutions du Canton Pouguè-Djouèl dans l'arrondissement de Ngok-Mapubi ». Le Canton Pouguè-Djouèl, il est important de le souligner, est dirigé par un Chef de canton le nommé MADING Joseph qui nous a aussi accordé un entretien. Ajoutons aussi ici avec le Sous-préfet de l'arrondissement de Ngok-Mapubi, M. NDONGO Luc, que Boumnyebel ne constitue qu'une chefferie de 3ème degré parmi les dix-sept (17) autres chefferies du même type.

Cette chefferie de 3ème degré (Boumnyebel) est, pour l'essentiel, peuplée de Basaa. Plusieurs « Sous-familles » de la « Grande Famille Basaa-Mpo'o-Bati » y vivent notamment les Ndog Ngônd (sous-famille à laquelle appartient le Chef EOCK S.) et les Log Baég (sous-famille d'appartenance du Chef de canton MADING J.). Précisons ici que la sous-famille Ndog Ngônd est l'une des 63 « Sous-familles » de la « Famille Babimbi » (mentionnée plus haut), et la sous-famille Log Baég est comprise dans les 22 « Sous-familles » de la « Famille Likol ».

À ce niveau, nous pouvons retenir qu'en dépit de ces multiples divisions internes et des évènements historiques parfois très douloureux, à l'instar de colonisation occidentale, qu'ils ont vécu, les Basaa (pour l'essentiel) n'abandonneront pas totalement leur religion traditionnelle34(*) (notamment pendant la colonisation), mais vont, en essayant de dépasser leurs pseudo-différences, chercher à se regrouper et à adapter cette « religion commune » aux nouvelles croyances venues d'Occident. C'est ainsi qu'aujourd'hui, on peut par exemple noter que : les Basaa de Boumnyebel croient en Dieu (« Hilôlômbi ») soit à travers les « Ancêtres » ou « Bagwal », soit par l'entremise de Jésus-Christ, Fils de Dieu. On assiste ainsi à une sorte « d'accumulation » de croyances et de modes d'actions sociopolitiques (« visibles » et « invisibles ») au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier.

6. CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES

Pour mener à bien notre travail de recherche, nous nous servons d'une part, des techniques de recherche et d'autre part, nous recourrons à deux (2) approches méthodologiques à savoir : la méthode historique et l'interactionnisme.

6.1. Les techniques de recherche

S'agissant des techniques de recherche, nous avons notamment recours aux « techniques documentaires » et aux « techniques vivantes »35(*).

6.1.1. Les techniques documentaires

Les « techniques documentaires » nous ont permis, par le biais de la réflexion, d'analyser des ouvrages (notamment spécialisés), des articles de revues et bien d'autres « textes sacrés » (notamment la « Sainte Bible ») qui semblaient tous prendre en compte les implications des forces de l'Invisible sur la vie des individus (acteurs sociaux et surtout acteurs politiques) et par voie de conséquence sur la communauté locale et nationale en particulier, l'humanité toute entière en général. Ce qui a surtout attiré notre attention et nous a semblé prégnant au cours de ces lectures, c'est la l'immense richesse (heuristique et didactique) de ces sources documentaires et surtout leur incroyable actualité (les développements qui y sont faits ont su garder toute leur pertinence au fil du temps), même pour ceux des ouvrages écrits il y a plusieurs décennies.

6.1.2. Les techniques vivantes

Les « techniques vivantes », quant à elles, nous ont permis d'utiliser deux (2) grands moyens de recherche à savoir : l'interrogation (l'interview) et l'observation. En effet, de Juin 2008 à Février 2009, nous avons effectué à Boumnyebel, des études sur le terrain, précisément dans la chefferie traditionnelle de 3ème degré (dirigée par le Chef EOCK S.) et la chefferie de canton de Boumnyebel-Likanda (dirigée par le Chef MADING J.). Au cours de cette enquête, nous avons pu interroger : quelques autorités traditionnelles (chefs traditionnels et patriarches traditionnels ou « Ba Mbombok »), des autorités administratives (notamment le Sous-préfet de l'arrondissement de Ngok-Mapubi, M. NDONGO L.), des acteurs politiques (M. MAYACK I., vice-président de la sous section RDPC de Boumnyebel et conseiller à la commune rurale de Ngok-Mapubi ; et un « Ambassadeur camerounais » rencontré au cours d'une cérémonie traditionnelle, qui a préféré garder l'anonymat) et d'autres acteurs sociaux (commerçants, fonctionnaires, footballeurs, étudiants...). Toute au long de cette période, nous avons également fait des observations (souvent « participantes ») de cérémonies de guérison et de « blindage » effectuées par les « Ba Mbombok » (guérisseurs traditionnels par excellence et grands prêtres chez les Basaa)36(*). Sur le plan personnel, ces investigations ont été très instructives pour nous puisqu'elles nous ont permis de comprendre, entre autres, qu'en dépit des discours officiels, des apparences « rationalistes », les Camerounais en général sont de plus en plus conscients des méfaits de la « sorcellerie » (utilisation funeste des forces de l'Invisible) et des bienfaits de la « théurgie » (application bénéfique du recours à l'Invisible).

6.2. Les mÉthodes de recherche

Pour conduire adéquatement notre étude, nous avons eu recours à deux (2) principales méthodes d'analyse à savoir : la méthode historique et l'interactionnisme.

6.2.1. La méthode historique

La « méthode historique », nous a permis non seulement de tenir compte du temps court, mais aussi du temps long, car comme le relève pertinemment P. GESCHIERE (1996 : 82), en Afrique, le rapport entre sorcellerie et politique se renouvelle permanemment sur le plan local, national et même international. Il est donc indispensable de tenir compte de l'évolution du problème, de « l'histoire du problème » pour paraphraser HEGEL, avant de l'étudier dans notre contexte actuel, car les « forces de l'Invisible » vivent et se transforment (s'adaptent) au fil des années. Autrement dit, nous avons essayé d'utiliser la méthode historique de manière à établir une « diachronie » et une « synchronie » de l'impact des forces de l'Invisible sur la vie sociopolitique des Camerounais en général et des Basaa de Boumnyebel en particulier. Concrètement, l'« analyse diachronique » nous a été utile pour étudier le phénomène (l'impact des forces de l'Invisible) sur le plan de son « évolution », c'est-à-dire, avant et pendant la colonisation européenne. Tandis que l'« analyse synchronique », quant à elle, a été mobilisée dans le but de tenter de ressortir : l'influence du recours aux forces de l'Invisible sur la vie sociale et surtout sur les relations de pouvoir telles qu'elles se présentent à « l'époque contemporaine » au Cameroun.

6.2.2. L'interactionnisme

L'« interactionnisme » étant également une méthode qui, certes, met en avant les « rôles », les « relations », les « choix » et les « aspirations » des acteurs (G. HERMET, B. BADIE, P. BIRNBAUM, P. BRAUD, 2001 : 142-143) tout en tenant compte du contexte social, culturel et politique dans lequel évoluent ces derniers, nous a permis, d'analyse l'influence des forces de l'Invisible, à partir de deux (2) perspectives étroitement liées : celle holiste et celle individualiste.

L'interactionnisme dans sa dimension holistique, nous a permis d'appréhender et d'étudier l'influence des « forces de l'Invisible » sur la vie sociopolitique de la communauté basaa de Boumnyebel comme un véritable « fait social » (E. DURKHEIM, 1968 : 11). En effet, les forces de l'Invisible peuvent être appréhendées comme des « manières occultes » d'agir, de penser et de sentir propres aux communautés humaines (en l'occurrence Basaa) et dotées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel elles s'imposent à tout membre appartenant à ladite communauté qu'il le veuille ou non. Dans cette perspective, nous cherchons donc à démontrer qu'au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, les forces de l'Invisible constituent un ensemble d'« actes et d'idées magico-religieux » que les individus trouvent en naissant, qui sont antérieures à chacun (existent depuis la création du monde par notre Père à tous, Dieu) et s'imposent à tous (ceux qui y croient et ceux qui n'y croient guère). Nous avons, par ailleurs pu noter grâce à cette méthode, comment la communauté (à travers les ordalies par exemple) essaie de juguler les travers et les influences néfastes de ces forces occultes (notamment les pratiques de sorcellerie).

Dans une perspective plus individualiste, l'interactionnisme nous a permis de démontrer que s'il est admis que les individus n'existent sociologiquement qu'en relation (pour être « reconnu » comme membre dans une société, on ne peut vivre en autarcie), il est également admis qu'ils restent libres d'être ou de ne pas être en relation (on peut toujours exister en tant qu'individu sans être « reconnu » comme membre du société). Nous avons voulu, à ce niveau, partir davantage de l'individu en tant qu'acteur doté du « libre arbitre »37(*) au sein d'une communauté humaine, afin de mieux comprendre et analyser l'influence des forces de l'Invisible. En fait, lorsqu'un acteur choisit de recourir à la « goétie » au lieu de la « théurgie » pour réussir sur le plan politique par exemple, il ne s'agit pas d'un choix qui serait automatiquement dicté par la société (dans l'ensemble, les sociétés « traditionnelles » ou « modernes » ont toujours réprimé les pratiques de sorcellerie), mais d'un choix personnel obéissant notamment à la soif de pouvoir de l'acteur concerné. Ce dernier, dans cette perspective, se sert simplement des « atouts secrets » (en l'occurrence maléfiques) que lui offre la société pour atteindre ses objectifs. L'individu au sein d'un groupe ou d'une communauté ne perd donc pas son « individualité » (ELUNGU P.E.A, 1987 : 41), mais tend à renforcer sa personnalité (constructive ou destructrice).

En somme, l'interactionnisme est mobilisé, dans notre étude, de manière à nous permettre d'étudier l'influence des forces de l'Invisible en partant de deux (2) angles de vue différents et intrinsèquement liés : au niveau « supra » de la communauté et au niveau « infra » des individus (sujets actifs et passifs selon les différentes configurations de la vie quotidienne) des forces de l'Invisible. Ainsi donc, dans une perspective individualiste, nous avons cherché à démontrer que malgré les liens familiaux (communautaires) qui peuvent le rattacher à son terroir, le Camerounais en général et le Basaa de Boumnyebel en particulier, ne s'approprient pas toujours les forces de l'Invisible dans l'intérêt de la communauté, c'est-à-dire, dans le sens de la préservation de la « Vie » (notamment quand ils recourent à la sorcellerie pour s'élever sur le plan social et politique), mais plutôt pour lui-même en tant qu'individu ambitieux et prêt à tout pour réussir sur le plan sociopolitique, même si cela doit entraîner l'anéantissement de ses frères et concitoyens. Ici, le recours aux forces de l'Invisible devient en conséquence une véritable « action sociale », précisément, une « action sociale occulte » orientée vers autrui et porteuse d'un sens (positif ou négatif), donc significative pour les acteurs au sein de la configuration. Il est important de préciser ici que, en utilisant le concept d'« action sociale occulte » inspiré de celui d'« action sociale » de M. WEBER, nous voulons démontrer que : d'une part, lorsque le guérisseur traditionnel, par exemple, soigne ou « blinde » un patient (l'immunise contre des attaques occultes à venir), il accomplit une « action sociale occulte » qui est positive. Autrement dit, en utilisant sa connaissance mystique (des plantes et des ancêtres ou tout autre esprit bénéfique) pour soulager son prochain (en le guérissant ou le « blindant » contre les affections occultes des sorciers), il effectue une « action sociale » qui, parce qu'elle touche ou s'attaque à l'invisible (les maladies dites mystiques), devient « une action sociale occulte positive ». Au départ, cette « action sociale occulte positive » peut ne pas être significative pour le patient (le cas d'un patient qui ignore le monde de l'Invisible et des sorciers, mais qui, après avoir fait le tour des hôpitaux en vain, se résout à consulter un tradi-praticien sous le conseil de ses proches plus avisés38(*) ), mais elle finit toujours par prendre un sens singulier lorsque les effets positifs (par exemple, la guérison d'un mal que l'on trimbalait depuis des années et que la médecine occidentale n'arrivait pas à endiguer) se font ressentir sur le corps et sur l'esprit du patient. Notons également que lors des cérémonies de guérisons, le patient est exhorté à participer physique (en effectuant certaines tâches mentionnées par le guérisseur) et spirituellement (en ayant foi en sa guérison). Le guérisseur et le patient sont donc ici dans une « relation », dans une « configuration interactionniste » où se mêlent le « visible » (plantes, potions, objets divers...) et l'« Invisible » (l'esprit du guérisseur, l'esprit dudit patient et les esprits bénéfiques, Dieu). D'autre part, lorsque le sorcier ou la sorcière utilise sa connaissance mystique, cette fois non plus pour soulager autrui, comme mentionné plus haut, mais pour le nuire (en le « mangeant » ou en le rendant mystiquement malade), il accomplit aussi une « action sociale occulte », sauf qu'il s'agit en l'occurrence d'une « action sociale occulte négative ». Cette dernière est toujours significative pour le sorcier (quand il pose l'acte maléfique, il le fait en son âme et conscience), mais le devient également pour sa victime lorsqu'elle en subit les effets désastreux et se voit parfois obligée de consulter un guérisseur traditionnel.

7. LES ARTICULATIONS DE L'ÉTUDE

Notre travail présente un plan à la fois « diachronique » et « synchronique ». L'approche diachronique, comme nous l'avons souligné plus haut, nous a permis de tenir compte de « l'évolution » du recours aux forces de l'Invisible en allant explorer, dans le passé, les différents procédés employés par les individus qui, au sein de la communauté étaient chargés de veiller à la « Vie » (religieuse, politique et sociale). Quant à l'approche synchronique, elle nous a permis de voir comment « l'occulte » est utilisé dans un « contexte moderne » et complètement transformé dans lequel : les vieilles solidarités ont tendance à s'estomper laissant place à la lutte impitoyable où la seule règle qui, a priori, a droit de cité est celle du « Dieu pour tous et chacun pour soi »39(*).

Notre étude présente en conséquence deux (2) grandes articulations. Dans la première (Première partie), nous avons essayé de souligner l'influence des « forces de l'Invisible dans la localité de Boumnyebel pendant la colonisation » et dans la seconde (Deuxième partie), nous nous sommes évertués à montrer que cette influence des « forces occultes » reste toujours aussi prégnante à Boumnyebel depuis l'accession à l'« indépendance ».

IV PREMIÈRE PARTIE 

V POUVOIRS ET FORCES DE L'INVISIBLE DANS LA LOCALITÉ DE BOUMNYEBEL À L'ÉPOQUE COLONIALE

La compréhension du présent et la projection dans l'avenir passent nécessairement par une analyse attentive du passé. En effet, comme l'affirmait déjà QUOHÉLETH ou L'ECCLÉSIASTE (1. 9-10), quel que soit l'évènement qui survient de nos jours comme une nouveauté pour nous, il n'en est rien en réalité, puisque cela s'est déjà produit dans le passé et se produira certainement encore donc : « rien de nouveau sous le soleil ! »40(*).

C'est à partir de cette remarque pertinente que nous avons subdivisé cette Première Partie en deux (2) mouvements essentiels afin de démontrer la permanence du recours à l'Invisible (même la période coloniale n'a pas réussi à enrayer le phénomène, mais semble plutôt l'avoir tonifié). Dans un premier mouvement, nous avons donc commencé par souligner que les Basaa en général, ceux de la localité de Boumnyebel en l'occurrence, avaient une perception assez particulière de la colonisation (Chapitre 1) et, dans le deuxième mouvement, nous avons essayé de démontrer que c'est de cette « perception » de l'arrivée conquérante des Européens sur la « Terre ancestrale », que découlera le souci majeur de défendre, coûte que coûte, cette dernière (Chapitre 2).

CHAPITRE I

LA PERCEPTION DES BASAA DE BOUMNYEBEL DE LA COLONISATION EUROPÉENNE COMME ACTE HISTORIQUE « SUBVERSIF » ET « ALIÉNANT »

Tout de go, il semble important de souligner que les Basaa de Boumnyebel, comme les autres peuples bantus en général, sont des Noirs Africains très attachés à la terre. En fait, « le milieu favori de la vision béatifique » du Noir étant la terre (D. ZAHAN, 1970 : 33), nous pouvons affirmer que les Basaa de Boumnyebel en l'occurrence, sont avant tout des terriens obstinés. Ce qui justifiera sans doute leur obsession, leur obstination à défendre celle-ci contre celui qui sera considéré comme « un envahisseur » (le Colonisateur). Par ailleurs, nous pouvons mentionner que cette capacité de résistance découle également du fait que :

« L'Afrique bantu est un monde traditionnellement rural qui doit l'essentiel de son originalité aux civilisations paysannes. Ainsi, à chaque société correspond une culture particulière faite d'objets naturels, de comportements institutionnalisés, d'organisations sociales, de connaissances techniques, de conceptions philosophiques et religieuses de créations esthétiques. Cet ensemble propre à chaque groupe constitue un héritage collectif que chaque génération reçoit de la précédents et transmet à la suivante » (OBENGA T., 1989 : 174).

À partir de-là, quand nous parlons de la perception des Basaa de Boumnyebel de la colonisation européenne, nous voulons souligner que : eu égard à leur « civilisation paysanne » et à leur « héritage collectif transmis de génération en génération », les Basaa ne virent pas d'un bon oeil l'arrivée conquérante des Européens sur leur terre. Une question mérite d'être posée ici : concrètement, comment la colonisation européenne avait-elle été perçue et vécue par les Basaa, un peuple fier à l'instar des autres peuples bantus ? Pour répondre à cette interrogation, nous avons essayé de démontrer d'une part que : pour les Basaa en général et ceux de Boumnyebel en particulier, la colonisation européenne fut perçue comme un « acte subversif » en ce sens qu'il s'agissait non seulement d'une invasion étrangère, mais également d'une profanation de la « terre ancestrale » (I). D'autre part, nous nous sommes attelés à démontrer que : les Basaa de Boumnyebel vécurent également cette colonisation comme un « évènement aliénant » voire un « crime de lèse-majesté » vis-à-vis des descendants et des ascendants (II).

I LA COLONISATION EUROPÉENNE COMME INVASION ET PROFANATION DE LA « TERRE ANCESTRALE »

Notons d'emblée avec OBENGA Théophile (1989 : 170), que plusieurs évènements ont ébranlé les populations bantu au cours de leurs migrations du nord vers le sud du continent du Ier Siècle de notre ère, jusqu'au XIXème Siècle à savoir : des guerres inter-ethniques en passant par la traite des esclaves jusqu'à l'occupation européenne du continent africain. Le Cameroun en l'occurrence, a connu plusieurs périodes successives d'occupation européenne. E. WONYU (1975 : 23-29) en retient cinq (5). La première, la « période portugaise » (1472-1578), va favoriser la richesse des Basaa avec l'introduction de diverses cultures dans le pays tels la papaye, le cacao, la canne à sucre et l'avocat. La seconde fut la « période hollandaise » (1621-1845). Ce qu'il faut retenir de cette seconde période, selon l'auteur, c'est que les Hollandais non seulement pratiquaient « le vol » sous le couvert de relations commerciales, mais surtout, « poussés par un ministère du culte protestant », ils inspireront d'autres hommes à ventre la chair humaine. La troisième, la « période anglaise » (1845-1884) au cours de laquelle, notre côte sera exploitée jusqu'au Congrès de Berlin. Cependant, les Anglais, à cause de leur fameux « wait and see » perdront la première manche de la colonisation du Cameroun au profit des envoyés du Kaiser prussien. La quatrième fut la « période allemande » (1884-1916). Et la cinquième, la « période française » (1916-1960).

Dans la suite de notre travail, nous nous sommes essentiellement appuyés sur ces deux (2) dernières périodes (la période allemande et la période française) pour asseoir notre démonstration. Ainsi, pour comprendre pourquoi la colonisation européenne est perçue par les Basaa de Boumnyebel comme une « invasion » et une « profanation de la terre des Ancêtres », il faut tenir compte de deux (2) faits essentiels à savoir : la cosmogonie (la représentation du « Mbok Basaa ») et l'organisation religieuse de ce peuple (A) d'une part ; d'autre part, le chamboulement que va provoquer l'arrivée des Européens sur ce bel assemblage traditionnel (B).

A. LA COSMOGONIE ET L'ORGANISATION RELIGIEUSE TRADITIONNELLE DES BASAA

Pour plus de clarté, commençons d'abord par présenter la « cosmogonie » du peuple basaa, avant d'essayer d'analyser son « organisation religieuse traditionnelle ».

1. LA COSMOGONIE TRADITIONNELLE DES BASAA OU LE « MBOK BASAA »

Soulignons de prime abord que tous les Bantu « reconnaissent un créateur ou une divinité suprême ; celui qui créa tout, féconda la terre et anima les vivants. Une cérémonie commune à tous ces peuples : le culte des ancêtres » (OBENGA T., 1989 : 206). Chez les Basaa par exemple, le « Mbok » (univers, monde) est appréhendé comme un ensemble comprenant du haut vers le bas : « Hilôlômbi » (l'Être Suprême), les « Bilôn » (les divinités), les « Mimbuu » (les esprits), et « Bot » (les hommes) (E. WONYU, 1975 : 44). Essayons de comprendre ces termes.

« Hilôlômbi », encore appelé « Bayemi-kok », c'est-à-dire, « le plus grand qui broie tout, transcende tout » (E. WONYU, 1975 : 46), est le Créateur du « Mbok » (l'Univers) et du premier homme (« Mbot bot »). « Hilôlômbi » est donc « puissance pour puissance », le « Maa Ngala » des Bambara. C'est lui qui :

« Préleva une parcelle sur chacune des vingt créatures existantes, les mélangea puis, soufflant dans ce mélange une étincelle de son propre souffle igné, créa un nouvel Être, l'homme, auquel il donna une partie de son propre nom : Maa. De sorte que ce nouvel être contenait, de par son nom et par l'étincelle divine introduite en lui, quelque chose de Maa Ngala lui-même. Synthèse de tout ce qui existe, réceptacle par excellence de la Force suprême en même temps que confluent de toutes les forces existantes, Maa, l'homme, reçut en héritage une parcelle de la puissance créatrice divine, le don de l'Esprit et de la Parole » (A. HAMPATE BA, 1980 : 191-230).

C'est pourquoi « Hilôlômbi », dans la religion traditionnelle (Culte des Ancêtres), est honoré à travers la longue lignée des ancêtres (de ses fils).

Les « Bilôn » sont des divinités plus proches de « Hilôlômbi ». Elles peuvent, à l'instar des ancêtres, servir d'intermédiaires entre Dieu et les hommes. Dominique MALAQUAIS (2002 : 96) souligne par exemple à ce propos que : « les chutes d'eau sont habitées par des divinités protectrices des environs, c'est pourquoi à côté de chaque chute s'élèvent des petites cases, soigneusement entretenues, qui servent d'abris aux (dieux gardiens) de la chute ».

Les « Mimbuu » sont des esprits plus proches des hommes. Ils peuvent être bénéfiques (les esprits des ancêtres) ou maléfiques (notamment le « Nlémba »). Il est judicieux de savoir que les ancêtres ou « Basôgôl » (au sens strict) et « Bagwal » (au sens large), sont « des défunts illustres dont les actes et les hauts faits ont marqué leur peuple ou leur génération et leur ont permis de passer à la postérité » (C. M. F.-NZUJI, 1993 : 74). Ces derniers habitent tous dans un grand village : c'est le « panthéon ancestral » où le « Nlémba » n'a pas de place. En fait, le « Nlémba » chez les Basaa, est au départ un homme mauvais qui, n'ayant pas vénéré « Hilôlômbi » (Dieu) ni laissé de surcroît de descendant, « se transforme en un élément sans âme pour venir errer dans les villages ; c'est [...] le rejeté de la cité des bienheureux. Sa destinée reste la destruction totale... » (E. WONYU, 1975 : 47).

« Bot », les hommes (singulier « Mut ») sont une création de « Hilôlômbi » (Dieu). L'Être Suprême, après avoir créé « Mbot bot » (le premier homme, le premier ancêtre de la lignée) lui enseigna « les lois d'après lesquelles tous les éléments du cosmos furent formés et continuent d'exister. Il l'instaura gardien de son Univers et le chargea de veiller au maintien de l'Harmonie universelle » (C. M. F.-NZUJI, 1993 : 27). Par ailleurs, pour une compréhension un peu plus affinée, deux (2) chiffres fondamentaux permettent de mieux cerner l'homme (« Mut ») et le « Mbok » (l'Univers) dans la cosmogonie basaa à savoir : le « Chiffre trois (3) » et le « Chiffre neuf (9) ».

S'agissant du « Chiffre trois (3) » un proverbe basaa indique que : « Kii mbok gwée mbok yaa ib?o nkégi », c'est-à-dire, « le monde n'est né que le jour où le sexe de la femme s'est ouvert » (E. WONYU, 1975 : 7). Il semble donc que chez les Basaa, le mythe de la création de l'homme tourne autour du sexe de la femme41(*), faisant d'elle la « Mère » de l'humanité, c'est-à-dire, celle par qui, grâce à « Hilôlômbi » (Dieu), émerge la « Vie ». En effet, comme le souligne l'auteur qui précède, le mythe basaa de la création de « Mut » (l'homme) mentionne que :

« Au départ, il y avait un néant en forme de cercle dans lequel se trouve inséré un triangle, et de l'éclatement de ce triangle, il est sorti un objet en forme de verge, laquelle verge ayant fécondé le triangle ouvert, l'on a obtenu un objet plus petit encore [...] Le chiffre 3 s'explique donc de la façon suivante : le grand bâton sorti du triangle représente la verge de l'homme ; le triangle ouvert le sexe de la femme et le petit bâton produit de la copulation du bâton s'introduisant dans le trou, a engendré : l'enfant Man ...» (E. WONYU, 1975 : 7).

Nous pouvons donc retenir ici que : dans la cosmogonie basaa le « Chiffre trois (3) » renvoie à trois (3) entités constitutives de la partie « visible » du « Mbok Basaa » (l'Univers selon les Basaa) que sont le Père, la Mère et l'Enfant. Ainsi, « Isan » (le père) dérive du mot « San »42(*) (la lutte) : l'homme est donc un lutteur par essence, la lutte est sa fonction première dans le « Mbok ». Quant au terme « Nyan » (la mère), il dérive du verbe « Nye » (pondre) : le rôle premier de la femme est donc l'enfantement43(*). Enfin, « Man » ou l'enfant vient du verbe « An » (lire ou relier), « donc c'est un être qui lie l'un à l'autre ses parents et qui complète en même temps les 3 sommets du triangle qui constitue le sexe de la femme » (E. WONYU, 1975 : 7-8).

Par ailleurs, la symbolique du « Chiffre trois (3) » se retrouve également sur le plan métaphysique et sur le plan de l'autorité politique.

Sur le plan « métaphysique », le « Chiffre trois (3) » désigne trois (3) mondes à savoir : le monde des « divinités » (incluant la Divinité suprême, Dieu), et le monde des ancêtres (et des esprits) d'une part : ces deux mondes constituent le « Monde Invisible ». Et d'autre part, le monde des « vivants » lequel représente le « Monde Visible ». Ces deux (2) « Grands Mondes » (le « Monde Invisible » et le « Monde Visible ») représentent, in fine, les deux (2) principales faces du « Mbok Basaa » (le Grand Univers dans sa plus complète expression).

Sur le plan de l'« autorité politique », le « Kingè » (Chef traditionnel chez les Basaa) « s'assied toujours sur un trépied appelé MBENDA, trépied sur lequel on s'assied pour dire la loi Mbén » (E. WONYU, 1975 : 8).

Quant au « Chiffre neuf (9) », il est, à l'instar des autres multiples de trois (3), considéré comme un chiffre « sacré ». En fait, pour les Basaa :

« Tout être humain n'est complet que s'il est 9. Parce que d'un côté il est le produit d'un monde préétabli avant sa naissance, soit au moins 5 générations. Ce sont ses ascendants ou (bagwal) ; de l'autre, il doit être le chef d'une descendance (les balal) allant de son propre fils au dernier de l'échelle, lequel dernier, en même temps qu'il continue la lignée, la dépasse en renouvelant le cycle, devenant à son tour le fondateur (mbot bot). Il est le symbole ou la clause de fermeture et d'ouverture » (E. WONYU, 1975 : 36).

Ce qui est important de comprendre ici c'est que nous sommes dans une société patrilinéaire où le fils (« Man ») est considéré comme la « plaque tournante », celle qui permet à la lignée de se pérenniser. C'est pourquoi lorsque dans une famille, il n'y a pas de garçon, l'homme à la fin de son séjour terrestre, se plaint d'avoir vécu inutilement, d'être perdu pour l'éternité : c'est le cri de « Me mbélél mbog » du Basaa du Cameroun. En effet, Sans ce fils, sans cette « plaque tournante », il n'y a aucun lien entre lui et la société qui survit. La caractéristique essentielle de cette pensée repose, indubitablement, sur le fondement d'une famille, lieu idéal où l'homme trouve toutes sortes de liens ; affections, autorité, tradition, solidarité, etc. (E. WONYU, 1975 : 36).

Pour finir, nous pouvons également souligner que dans la cosmogonie traditionnelle basaa, le « Chiffre 9 » sert également de limite, de frontière à ne pas franchir sur le plan de la connaissance, notamment la connaissance mystique, car ne rien savoir est dangereux, mais en savoir trop aussi (tout étant une question de mesure, d'humilité face à l'Être Suprême), d'où le proverbe : « Likaò li nlel bé bôô » ou « Bôô inlel bé likaò », c'est-à-dire, « Aucune science ou connaissance n'est possible au-delà du chiffre 9 » (E. WONYU, 1975 : 35-36). Il faut savoir qu'au-delà du « Chiffre 9 » (4 + 5) on a le « Chiffre 10 » (9 + 1). Dans la religion traditionnelle basaa (que nous allons étudier juste après), le « Chiffre 10 » représente « Hilôlômbi » (Dieu) ou la chose complète et le « Chiffre 9 » l'Homme44(*) où : « 4 » représente la femme ou le sexe féminin et « 5 » représente l'homme ou le sexe masculin.

2. L'ORGANISATION RELIGIEUSE TRADITIONNELLE DES BASAA

Avant d'aborder précisément cette organisation religieuse traditionnelle, quelques petites précisions d'importance doivent d'emblée être faites ici à propos des termes suivants : la place de « la religion » chez le Basaa, la notion de « sorcellerie » et la conception de la vie et de la mort.

La « religion » est importante pour l'Africain en général et le Basaa en particulier parce qu'elle représente avant tout et surtout un « mode de vie », un ensemble de coutumes, des pratiques, des croyances, des rites, des lois et des obligations de tout un peuple. Elle touche à tous les domaines de la vie : politique, économie, philosophie, sciences exactes, éthique, théologie, etc. Elle est toute une « civilisation » issue d'une vaste culture. C'est pourquoi le Basaa pense que, appartenir à sa religion ce n'est pas exhiber des chiffres des adeptes ni se livrer à la course au prosélytisme, mais c'est tout simplement « vivre » en harmonie avec la nature, ses semblables. C'est « vivre » avec droiture, humanité, humilité et sagesse (WONYU, 1975 : 40).

La « sorcellerie », quant à elle, fait partie intégrante de l'organisation religieuse traditionnelle basaa, puisqu'elle est « une expérience métaphysique du mal absolu » que la société, à travers des cérémonies rituelles, s'efforce de conjurer afin de préserver la « vie » et l'harmonie de ses membres (ELUNGU P.E.A, 1987 : 75). 

Enfin, la « conception de la vie et de la mort » semble être le centre névralgique de cette organisation religieuse. En effet, en « pays basaa », comme partout en Afrique, la notion de vie et de mort constitue la base du sentiment religieux : la « vie » précède la mort (la « vie terrestre » s'achève avec la mort), mais la « vie » succède aussi à la mort (la « vie éternelle », au sein du panthéon ancestral, ne s'acquière qu'après la « mort terrestre ») (D. ZAHAN, 1970 : 62). Il est tout aussi important de noter que, dans cette conception de la « vie » et de la « mort », les vivants dépendent des morts comme de leurs supérieurs (ELUNGU P.E.A, 1987 : 43). Cela n'a rien d'étonnant puisque, comme le soulignait BASTIDE R.45(*), les civilisations africaines sont des civilisations symboliques où les « Morts » et les « Vivants » constituent une même « Communauté » (le « Mbok » chez les Basaa) et cela d'autant plus facilement que la « mort » n'est qu'un passage à un statut supérieur : celui d'« Ancêtre illustre éternel ».

En résumé, nous pouvons retenir que, pour l'Africain en général et le Basaa en particulier, « les morts ne sont pas morts » (BIRAGO DIOP)46(*), mais restent omniprésents auprès des vivants.

Ces quelques éléments, parmi tant d'autres non moins importants, sont susceptibles de nous permettre de mieux comprendre, au risque de nous répéter, pourquoi dans la religion traditionnelle, les Basaa recourent à Dieu, comme par ailleurs aussi aux ancêtres, aux esprits, à tout ce qui est vie, force pour vivre mieux et davantage.

Pour revenir précisément à l'« organisation religieuse traditionnelle » des Basaa, nous insistons ici, eu égard à notre thème, sur deux (2) de ses composants essentiels à savoir : le « spirituel » (la religion traditionnelle proprement dite) et le « temporel » (l'autorité politique incarnée par le chef de la communauté). Essayons d'analyser ces deux (2) principaux composants.

La « religion traditionnelle » (le composant spirituel de l'organisation religieuse traditionnelle basaa), était un acte familial auquel les fidèles (les membres de la famille) étaient sollicités par les « autorités religieuses » (« Ba Mbombok »). En son sein, on distinguait jadis quatre (4) paliers. Au premier, on avait les « étrangers » à la vie religieuse de la famille (« Balolo »). Au second, se trouvaient les « conformistes » dont les pratiques sont seulement des actes solennels : tel le baptême de l'enfant, la cérémonie de la bénédiction ou « saï mbok », le mariage, l'enterrement. Il s'agissait en fait des « Ba Mbombok » (notamment des « Ba Mbombok Mabouye »). Le troisième palier comprenait les « pratiquants » qui se soumettent aux actes périodiques (initiation au sein des confréries). Enfin le quatrième palier renvoyait aux «  dévots », aux prêtres tels : les « Bangengé », les « Bôt ba Ngambi », « Maum », « Koo » (E. WONYU, 1975 : 32).

Il convient de souligner, pour une meilleure compréhension, que dans cette « religion traditionnelle » (jadis et surtout aujourd'hui), le prêtre et le guérisseur par excellence c'est le « Mbombok ». Qu'est-ce qu'un « Mbombok » de façon précise ? Pour répondre à cette question, nous nous référons ici aux témoignages des « Ba Mbombok » (pluriel de « Mbombok ») que nous avons rencontrés au cours de notre étude (précisément en Septembre 2008).

Selon le « Mbombok B. » et son élève le « Mbombok R. », par exemple, le terme « Mbombok » peut se comprendre suivant deux (2) acceptions. Dans un sens large, un « Mbombok » est un individu (homme ou femme) qui a été initié au « savoir mystique ancestral » qui lui permet de faire des « divinations », de soigner des « maladies occultes » ou liées à la procréation et, par conséquent, il ou elle se doit de posséder au moins un « sat mbok » (objet à pouvoir ayant été consacré par les ancêtres). Dans un sens plus spécifique, le terme renvoie soit à une femme qui a été initiée au « Koo » (le seul « sat mbok » féminin, spécialisé pour tout ce qui se rapport à la femme, à l'enfant, à la maternité...), soit à un homme qui possède au moins l'un des cinq (5) « sat mbok » ou les cinq (5) à la fois (ce qui constitue un fait très rare). Parmi ces « cinq objets sacrés » nous avons : le « Kòn » (très rare), son possesseur appelé « Kònkòn », a pour spécialité la réalisation de tous les types de « blindage » ; le « Um », son possesseur le « Umum », est spécialisé en matière d'épilepsie et de stérilité mystiques (chez l'homme) ; le « Nguéé », son possesseur le « Nguéénguéé », est spécialisé pour soigner des « affections occultes » de types « Likang » ; le « Mbak », son possesseur le « Mbambag », a la réputation de soigner la « tuberculose mystique » ; et enfin le « Ndondo », son possesseur le « Ndondo », soigne d'autres formes d'« empoisonnement mystique ». On note ainsi une confrérie traditionnelle principale chez les femmes : c'est la confrérie du « Koo ». Alors que chez les hommes on en dénombre cinq (5) fondamentales qui portent les mêmes noms que les cinq (5) principaux « sat mbok » masculin susvisés.

Schématiquement, nous pouvons par ailleurs distinguer au sein de l'« organisation religieuse traditionnelle basaa », deux (2) grandes catégories de « Mbombok » : les « Ba Mbombok » hommes (subdivisés en deux catégories) et les « Ba Mbombok » femmes. Les « Ba Mbombok » femmes sont appelées « Kookoa », parce qu'elles possèdent le « Koo ». Il semblerait que l'idéal pour un « Mbombok » homme soit d'avoir une « Mbombok » femme comme épouse ou que son épouse s'initie au « Koo » pour devenir elle aussi une « Mbombok ». La « Kookoa » (la « Mbombok » femme) a, entre autres, le pouvoir de guérir le « dandi-isme » cette « maladie particulière »47(*) qui frappe les femmes qui ont vu leurs arrières petits enfants (« Dandi » chez les Basaa). Chez les « Ba Mbombok » hommes, on peut distinguer deux (2) types majeurs de « Mbombok » aussi puissants les uns que les autres à savoir : les « Ba Mbombok Mabouye » ou « Ba Mbombok Matouk » et les « Ba Mbombok Nkoda Ntong ».

Selon le « Mbombok R. », dans la hiérarchie traditionnelle, les « Ba Mbombok Mabouye » sont au sommet de l'échelle. Ils sont passés maîtres dans l'art de soigner toutes sortes de « maladies mystiques » connues (les « Nson », le « Likang »...). Ils sont également chargés de diriger, sur le plan traditionnel, la cérémonie d'intronisation du chef traditionnel (garant de l'autorité politique). Il arrive parfois que dans sa mission de préservation de la vie de la communauté, le « Mbombok Mabouye » convertisse un sorcier ou une sorcière (en lui faisant avaler un produit destiné à endormir son côté maléfique tout en préservant ses pouvoirs occultes). L'individu en question devient une sorte d'espion à la solde du « Mbombok »48(*). En somme, les « Ba Mbombok Mabouye » sont des sortes d'« Administrateurs traditionnels sur le plan mystique » (« Mbombok R. »). Par ailleurs, ils peuvent en cas de manquement grave ou d'outrage, envoyer les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » sanctionner celui par qui le désordre est arrivé dans la communauté.

Les « Ba Mbombok Nkoda Ntong », quant à eux, constituent, « l'Armée traditionnelle mystique » (« Mbombok R. »). Il est essentiel que comprendre ici que, tout comme les « Ba Mbombok Matouk », les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » connaissent toutes les « techniques de destructions occultes » ; mais à la différence des premiers (qui ne doivent pas ôter la vie), les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » peuvent infliger la mort à certaines occasions exceptionnelles et, en général, après consultation (et assentiment) des autres « Ba Mbombok ». C'est le cas lorsqu'un individu foule aux pieds les valeurs traditionnelles en bafouant les interdits, ou s'approprie un bien qui ne lui appartient pas de droit ou pire encore, massacre ses frères. Les « Ba Mbombok Nkoda Ntong » sont le plus souvent des « Nguéénguéé ».

Sur le plan de l'autorité politique (la politique étant, à côté de la religion, le second composant essentiel de l'organisation religieuse traditionnelle basaa), la tradition basaa a voulu qu'elle soit incarnée par un Chef : c'est le « Kingè » de la communauté dont le pouvoir politique était d'essence religieuse (OBENGA.T., 1989 : 202), c'est-à-dire, devait recevoir l'onction des ancêtres à travers les « Ba Mbombok ». Il convient de souligner ici que l'« organisation politique » de la communauté autour d'un Chef traditionnel (la « Chefferie ») fut la structure politique la plus généralisée et la plus ancienne de l'Afrique centrale. Elle a non seulement préexisté à toutes les autres différentes structures politiques (Royaumes, Empires, États), mais a également su se maintenir au sein de celles-ci (OBENGA T., 1989 : 259).

Le « Kingè » était donc et est encore de nos jours, le chef politique traditionnel d'un village, c'est-à-dire, d'un territoire sur lequel vivent (en majorité) les descendants (« Balal ») d'une même lignée d'ancêtres. Mais son autorité politique était subordonnée, en règle générale, à l'influence des « Ba Mbombok » qui étaient d'ailleurs chargés de l'introniser lors d'une cérémonie religieuse ancestrale. En outre, ces derniers devaient assister et transmettre au « Kingè » les ordres et les instructions de l'au-delà (par le biais de la divination ou « Ngambi ») en fonction desquels la vie de la communauté des vivants devait être réglée et harmonisée (E. WONYU, 1975 : 44-45). Toutefois, cette influence des « Ba Mbombok » se réduisait quelque peu lorsque le Chef lui-même était un « Mbombok »49(*), c'est-à-dire, en plus de l'autorité politique, avait la « connaissance mystique » nécessaire pour s'adressait directement aux ancêtres sans systématiquement passer par le conseil des « Ba Mbombok ». Une telle concentration des pouvoirs (religieux et politique) permettait au chef de diriger avec une plus grande liberté d'action, même entouré des autres prêtres traditionnels.

En somme, nous pouvons retenir que dans le cadre de l'« organisation religieuse traditionnelle » des Basaa, la « religion » (le pouvoir spirituel ancestral) primait sur la « politique » (l'autorité politique du Chef). Ainsi, en général, lorsqu'un problème survenait au sein de la communauté familiale, selon son degré de gravité il pouvait être réglé : soit au niveau des individus eux-mêmes (les simples membres de la communauté) ; soit au niveau politique du « Kingè » ; soit enfin au niveau spirituel et mystique des « Ba Mbombok » (seuls capables de recevoir et de décoder les messages des ancêtres protecteurs). Cette primauté du « religieux » sur le « politique » obéissait simplement à « la hiérarchie des ordres et des êtres de l'Univers selon le proverbe basaa (Mbog dinoo dimoo) : les hommes sont comme les doigts d'une main, les uns grands, les autres petits... » (E. WONYU, 1975 : 42). Par conséquent, aucune décision, a fortiori celle pouvant avoir un impact considérable sur la communauté des vivants toute entière (à l'instar des décisions politiques), ne pouvait être prise sans l'accord des « Ba Mbombok » donc des ancêtres. Il ne pouvait en être autrement dans un monde où l'ancêtre est tout, contrôle tout et veille à tout ; où le « Mbombok » est en réalité la base judiciaire de toute contestation et le mode idéal des règlements des différends50(*). En effet, dans la société traditionnelle, la vigilance des ancêtres auxquels on rend un culte (les « Ancêtres illustres éternels ») remplace les lois politiques qui créent la police donc, la punition en cas de manquement ou la critique en cas d'inefficacité des institutions. D'où le rôle privilégié dans chaque village du « Devin », c'est-à-dire, le « Mbombok », plus précisément, du « Mut Ngambi » ou l'homme qui pratique le « Ngambi », la divination par le biais de l'« Araignée sacrée », afin de transmettre aux vivants (notamment aux dirigeants de la communauté) les ordres de l'au-delà (E. WONYU, 1975 : 44).

Ceci explique peut être pourquoi l'autorité politique du Chef était complète lorsque ce dernier cumulait également les fonctions de prêtre traditionnel (« Mbombok »). Ainsi, dans le département du Nyong et Kellé (à Eséka) par exemple, les plus grands Chefs basaa de l'époque coloniale (la période allemande et la période française) qui se battirent d'abord contre les Allemands et qui, par la suite, opposèrent une vive résistance aux Français furent : « Matip ma Ndombol ; Mayi ma Bbem ; Mangele ma Yoko, Bitjoka bi Tum » (E. WONYU, 1975 : 27).

Avant d'aborder concrètement la lutte contre « l'envahisseur Blanc », intéressons-nous d'abord, dans le paragraphe suivant (B), aux raisons et motivations (notamment la volonté de préserver leur mode de vie) qui ont poussées les Basaa de Boumnyebel en particulier et les Africains en général à opposer une résistance aussi féroce.

B. L'ARRIVÉE DES EUROPÉENS ET LE RETOURNEMENT DÉSASTREUX DU « MBOK BASAA »

Dans ce second paragraphe, nous avons essayé de démontrer que l'arrivée conquérante des Européens va, à cette époque (nous entendons par-là, la période allemande 1884 - 1916 et la période française 1916 - 1960), entraîner une perturbation extrême au sein de l'« organisation religieuse traditionnelle basaa » telle que nous venons de l'étudier plus haut. Les principales conséquences se ressentiront tant sur les plans du « pouvoir spirituel » que sur celui du « pouvoir temporel » traditionnels. En effet, en « retournant » brutalement et négativement le « Mbok Basaa » (le monde basaa), les colonisateurs vont faire chuter de leur piédestal le « Mbombok » (l'autorité religieuse) et le « Kingè » (l'autorité politique), fragilisant ainsi et de façon délibérée toute la communauté.

Il nous semble important de mentionner ici, avant d'aller plus en avant que, s'agissant de la période allemande nous savons aujourd'hui que, parmi les six (6) grandes explorations menées au Cameroun par les Allemands (de 1885 à 1907), deux (2) ont touché le pays basaa. Il s'agit d'abord de l'expédition du Capitaine KUNT et du Lieutenant TAPENBECK vers l'Est jusque chez les Bakoko (1887) d'une part, et d'autre part de l'expédition de CURT MORGEN accompagné du tristement célèbre ZENKER51(*) qui partiront de Yaoundé avant de descendre la Sanaga jusqu'à Édéa. Cette installation des Allemands non seulement va se heurter à des souverains côtiers (Chefs et grands prêtres traditionnels) qui sont privés d'une partie de leurs revenus, mais aussi, dans l'intérieur du pays, à des populations guerrières acceptant difficilement de se soumettre aux Européens. En effet, l'autorité allemande devra faire face à la rébellion de Yaoundé (1896) et aux troubles chez les Basaa et les Bakoko qui couperont à plusieurs reprises les communications entre Douala et Yaoundé (CORNEVIN R., 1969 : 52-53-63). D'ailleurs, c'est à cette époque qu'à Kan sur la Sanaga (notamment à Babimbi), que les autochtones livrèrent l'une des plus grandes batailles qui coûta la vie à plusieurs Allemands. Cette féroce résistance força le major DOMINIK, à construire non loin de là, sur un promontoire (à Ndog Njé), un fort appelé de nos jours « Lipénd li Tom » (mot à mot le fort de DOMINIK) (E. WONYU, 1975 : 26-27).

Au vu de ce qui précède, comment pourrait-on comprend le « retournement du Mbok Basaa » et la résistance contre le colonisateur qui en a découlé par la suite ?

Pour nous, la réponse à cette question se trouve à l'intérieur de l'organisation sociétale traditionnelle des Basaa où les figures fondamentales autour desquelles se déployait la société étaient le « Mbombok » (l'autorité religieuse) et le « Kingè » (l'autorité politique). Par conséquent, toucher à l'une ou à l'autre de ces figures (surtout à la figure religieuse du « Mbombok », le représentant des ancêtres et par prolongement de Dieu), comme ce fut le cas avec la colonisation, c'est toucher ce qui constitue l'essence même du « Mbok Basaa ». Nous avons ainsi pu noter plusieurs dérèglements dus à se « retournement » qui ont influé tant sur le plan spirituel que sur celui de son pendant temporel (l'autorité politique). En conséquence, nous avons, tour à tour, essayé d'étudier les changements qui se sont opérés sur ces deux (2) plans du monde basaa.

1. LE RETOURNEMENT DU « MBOK BASAA » AU NIVEAU SPIRITUEL : LA FIGURE DU « MBOMBOK »

REMISE EN CAUSE

Sur le « plan spirituel », nous avons retenu que les Européens vont tout mettre en oeuvre pour « déclasser » l'ancêtre protecteur et par ricochet son représentant traditionnel le « Mbombok » au profit de Jésus-Christ et du prêtre ou pasteur des religions occidentales. Il faut noter ici que déjà, les premiers Européens arrivés en pays basaa disaient du Basaa qu'il était socialement évolué et surtout très peu malléable. Ainsi fallait-il, afin de le rendre plus « malléable », priver le Basaa de ce qui faisait sa force jusque-là ; en clair, le « désubstantialiser »52(*) en détruisant dans la foulée ces « modes originaux d'exister »53(*). Pour mener à bien ce travail de sape, plusieurs critiques seront faites aux prêtres traditionnels et à leurs croyances. En nous appuyant sur les écrits de E. WONYU (1975 : 51), nous en avons retenu trois (3) principales.

La « première critique » des Européens consistait à reprocher au « Mbombok » d'avoir dans son arsenal des « fétiches ». Mais qu'entendaient-ils par « fétiches » ? Rien de plus que des objets liés aux cultes des ancêtres tels que : des crânes, des os humains, des cornes d'animaux, des plumes d'oiseaux, des herbes sacrées -- lesquelles herbes, brûlées, dégagent une fumée dont la fonction est, entre autres, d'apporter aux ancêtres les plaintes de leurs descendants -- etc. D'ailleurs, ce serait un secret de polichinelle de dire que tout culte rituel possède ses objets propres. Dans cette optique de dénigrement (à laquelle nous n'adhérons pas ici) , l'on pourrait également considérer que l'encens que le prêtre catholique, par exemple, brûle pour implorer la présence du Saint-Esprit, ne serait rien de plus qu'un « fétiche » du Blanc. Pour mieux étayer notre propos, soulignons en outre qu'en 1702, le P. LOYER (1935 : 212-213), dominicain, écrivait déjà à propos des « fétiches » que : « les Nègres reconnaissent un seul Dieu créateur de toutes choses, mais auteur particulièrement des fétiches qu'il a mises sur la terre pour le service des hommes ». Un peu plus loin, le P. LOYER (1935 : 215) enfonce le clou, lorsqu'il établit une comparaison pertinente et courageuse afin de mieux se faire comprendre de ses lecteurs français et catholiques. Il dit opportunément ceci :

« Je ne puis mieux expliquer ces fétiches qu'ils ne regardent pas comme des dieux, que par les dévotions particulières des fidelles, puisqu'ils ne les regardent et ne les honorent que d'un culte relatif à Dieu, qui en est le créateur comme nous honorons les images ou les Reliques ».

La « seconde critique » était relative au reproche fait au « Mbombok » d'effectuer des « sacrifices propitiatoires à Hilôlômbi (Dieu) à travers les ancêtres », mais « où a-t-on vu le salut sans sacrifice ? Que ce sacrifice soit humain ou animal, le prêtre africain ne reste pas le seul qui ait pratiqué le rite. Beaucoup de grandes religions en témoignent : mahométisme, Judaïsme » (E. WONYU, 1975 : 51). Dans le christianisme par exemple, il est dit sans ambages que Jésus-Christ, fils de Dieu est mort sur la croix pour le salut des hommes. En effet, « [...] Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle » (Jean 3 : 16 extrait de La Bible).

La « troisième et dernière principale critique » consistait à traiter le « Mbombok » de « sorcier » d'une part lorsqu'il effectue le « Saï » (Baptême). En fait, nous convenons avec E. WONYU (1975 : 51) que « les chrétiens baptisent avec l'eau qu'on dit bénie par la prière », tandis que le « Mbombok », « lui emploie l'eau d'une source puisée de grand matin, dans une calebasse jamais utilisée ». L'explication qui en découle est d'une telle haute portée, que l'un des attributs de Dieu chez nous est l'eau, élément par essence parmi les 4 où il habite. Par conséquent, il s'agit bel et bien d'un rite propre au baptême (et non d'un acte de sorcellerie) lorsque le « Mbombok » met « cette eau sur la tête du nouveau-né en le présentant au soleil levant » afin que lui soient conférés « les deux premiers attributs du Créateur : Eau-Feu, au moment de la collation du nom qui le distinguera et l'identifiera dans cette société qu'il rejoint ». En outre, « le dernier jour de son séjour terrestre, c'est le même élément qui le lavera de toute souillure pour lui permettre une rentrée sans tache au séjour des Bienheureux » (E. WONYU, Op. Cit.). D'autre part, le « Mbombok » est également accusé de faire de la « sorcellerie » lorsque qu'il prépare le « Mbe mbina » (la marmite sacrée). En effet, on note qu'à cette époque, lorsque après la cérémonie soit du sacre54(*), soit d'une purification de la famille, le « Mbombok » faisait goûter à chaque membre, le produit de la marmite sacrée appelée « Mbe mbina », les Européens criaient au repas du « sorcier », comme si la « Communion » des uns et la « Sainte Cène » des autres signifiaient autre chose que « cette fraternisation de tous les hommes » devant un repas commun considéré comme sacré. La seule grande différence c'est que le prêtre africain en général et le « Mbombok » en particulier semblent être submergés par le noble souci de la « purification » et du « salut de toute la communauté », tandis que les autres (ceux qui ont mené des croisades, des guerres saintes) ont surtout voulu imposé un choix, en contradiction même avec leur propre foi dite de Dieu, qui veut que tout homme soit sauvé. On peut dès lors se poser la question de savoir qui est véritablement disciple fidèle que l'autre vis-à-vis de son Dieu, le « Mbombok » ou le prêtre européen sournois et conquérant ?  (E. WONYU, 1975 : 51-52).

Naturellement, cette remise en cause inappropriée et paradoxale de la figure du « Mbombok » sera suivie d'une remise en cause, toute aussi saugrenue du « garant de l'autorité politique » (le Chef ou « Kingè »).

2. LE RETOURNEMENT DU « MBOK BASAA » AU NIVEAU TEMPOREL : L'AUTORITÉ DU « KINGÈ » CONSIDÉRABLEMENT RÉDUITE

La perte d'autorité au « niveau temporel », est simplement le corollaire de la remise en cause du « Mbombok » et des ancêtres mentionnée ci-dessus. Pour bien comprendre cet état des choses, il faut se souvenir que la colonisation française puisera ses cadres les plus valables au sein de l'organisation du pays basaa, réduisant ainsi certains Chefs traditionnels au rôle de simples pions sur l'échiquier du projet colonial. En effet, comme le souligne G. BALANDIER (1969 : 189), pendant la colonisation, les gouvernants traditionnels africains n'agissaient plus que sous le contrôle des colonisateurs et devenaient donc moins responsables à l'égard de leurs sujets. En effet, si, avec la colonisation, les souverains traditionnels semblaient disposer d'un pouvoir plus arbitraire, celui-ci était fortement plus limité puisque, l'accord du « pouvoir colonial » primait sur l'acquiescement des gouvernés. Le « retournement temporel » du « Mbok Basaa » va donc entraîner une nouvelle configuration du pouvoir politique défavorable à la communauté basaa (de Boumnyebel en l'occurrence), mais bénéfique au colonisateur dans la mesure où la légitimité du pouvoir du « Kingè » dépendait du soutien du « gouvernement colonial », qui pouvait donc aisément le contrôler et le contester. Qui plus est, même si les anciennes procédures rituelles qui lui conféraient la légitimité politique au sein de la communauté traditionnelle avaient été néanmoins maintenues, le « Kingè » (sous tutelle) n'apparaissait plus comme ayant reçu la « seule consécration des ancêtres, des divinités ou des forces nécessairement associées à toute fonction de domination » (G. BALANDIER, 1969 : 191). 

Il est tout aussi important de mentionner que cette « désacralisation partielle du pouvoir » des Chefs traditionnels (G. BALANDIER, 1969 : 192), résulte également de l'intervention « des religions importées et missionnaires » qui rompent et dénaturent l'unité spirituelle et politique des sociétés traditionnelles. Le « retournement temporel » du « monde basaa » passe aussi par ce que l'auteur (BALANDIER) appelle « la dégradation par dépolitisation », c'est-à-dire que, lorsque l'« unité politique traditionnelle » n'était pas détruite, en raison de son opposition à l'établissement des colonisateurs (comme nous le verrons un plus loin), elle n'en n'était pas moins réduite à une « existence conditionnelle » : se soumettre aux colonisateurs ou se démettre en risquant l'élimination physique pure et simple. Nous pouvons d'ailleurs constater avec C. H. PERROT et F.-X. FAUVELLE-AYMAR (2003 : 14) que déjà (avant l'établissement de l'Etat « moderne ») le colonisateur soumettait les Chefs traditionnels (ceux qui acceptaient de collaborer et les opposants invétérés) à :

« [...] son pouvoir discrétionnaire qui s'exerce dans l'arbitraire. Il favorise les uns qui gardent une relative autonomie et reçoivent des avantages substantiels, matériels ou autres « cadeaux » et privilèges de diverse nature, tandis que d'autres sont considérés comme indociles [...] les administrateurs coloniaux s'employaient à classer ces personnages en « bons » et « mauvais » chefs...».

Ce qu'il convient de retenir à la vue de tout ce qui précède, c'est que : le colonisateur avait élaboré une « stratégie » (un ensemble de mécanismes d'actions, de moyens) dont la « tactique » (la mise en oeuvre de ladite stratégie) devait lui permettre de voir les Basaa livrés pieds et poings liés à sa domination. Dans sa « rationalité » (forcément limitée) en effet, le colon se disait qu'en coupant les Camerounais en général et les Basaa de Boumnyebel en particulier de tout langage, en les exilant d'eux-mêmes, c'est-à-dire, de ce qui constitue leur quintessence, leur « eccéité », leur particularité en tant que peuple harmonieusement organisé (tant sur le plan politique que spirituel), ils ne disposeraient plus d'aucune défense et seraient donc plus facilement domptables. C'est d'ailleurs ce que Frantz FANON (1961 : 34) dénonçait lorsqu'il soulignât, à propos du rôle que les « religions importées » ont joué dans l'assujettissement des peuples africains, que : « l'Église aux colonies est une Église de Blancs, une Église d'étrangers. Elle n'appelle pas l'homme colonisé dans la voie de Dieu, mais bien dans la voie du Blanc, dans la voie du Maître, dans la voie de l'oppresseur ».

Le « retournement », sur le plan spirituel et sur celui temporel, du « Mbok Basaa » (du monde basaa) va certes profondément perturber les Basaa. Mais, heureusement, à l'instar d'autres peuples camerounais et africains, ils comprendront très vite que cette remise en cause inique de leurs valeurs culturelles et cultuelles était une amorce feinte vers la domination totale de la « Terre ancestrale ». C'est cette prise de conscience qui fera émerger la seconde perception de la colonisation : comme « crime de lèse-majesté » vis-à-vis de toute la Communauté (celle des « Vivants » et des « Morts »). C'est ce second point qui a constitué l'objet de la deuxième plus grande articulation (II) de notre Chapitre.

II. LA COLONISATION EUROPÉENNE COMME « CRIME DE LÈSE-MAJESTÉ » VIS-À-VIS DE LA « COMMUNAUTÉ DES VIVANTS ET DES MORTS »

Soulignons d'emblée qu'aux XIXe et XXe Siècles, la pénétration chrétienne catholique et protestante semble être « plus intense » et même « plus agressive ». En effet, les missionnaires catholiques et protestants consciemment s'avisent de la vie religieuse des Noirs à convertir (des Basaa de Boumnyebel en l'occurrence). Aussi se poseront-ils en « farouches antagonistes » de nos cultures traditionnelles, en de véritables « destructeurs impénitents » de ce qui, à leurs yeux, symbolise l'errance religieuse, c'est-à-dire, les fétiches (ELUNGU P.E.A, 1987 : 95).

C'est cet acharnement à vouloir détruire coûte que coûte leur culture, leurs « modes originaux d'exister »55(*), qui va pousser les Basaa de Boumnyebel à considérer que : au-delà de l'occupation illicite et de la profanation de leur territoire, la colonisation européenne était par ailleurs « un crime de lèse-majesté à l'encontre du Mbok visible et invisible ». En effet, aux yeux des Basaa, les Européens avaient commis une injustice et un outrage graves à l'égard de la « communauté des vivants et des morts » -- l'ensemble constituant, comme nous l'avons déjà mentionné, le « Mbok Basaa » dans son sens le plus complet qui inclut le « visible » et l'« invisible », les « vivants » et les « morts » -- dans la mesure où, ils avaient ignoré ou feint d'ignorer que : dans chaque région, dans chaque partie du monde, aussi petite ou aussi grande fut-elle, et où se trouvait la vie humaine quelle qu'elle fût, « Dieu a parlé, mais en un langage qui convenait à cette catégorie de la création » (E. WONYU, 1975 : 33).

Dans cette seconde partie du Chapitre, nous avons essayé de démontrer que, en foulant au pied la civilisation basaa, les colonisateurs occidentaux ont perpétré une « avanie » à l'égard des « Vivants » (A) d'une part, et d'autre part, nous avons tenté de démontrer que cette humiliation des descendants sera également perçue comme un blasphème contre les « Morts », contre les ancêtres (B).

A. UNE AVANIE GRAVE À L'ENCONTRE DES « VIVANTS »

Dans la conception du monde, du « Mbok Basaa », comme nous le rappelait Le « Mbombok A » au cours de l'entretien de Septembre 2008, les « Vivants », les Descendants ou « Balal », sont, de part leur position au sein de la longue chaîne des ancêtres, c'est-à-dire, en tant que maillons supplémentaires et complémentaires de cette chaîne ancestrale, des « dépositaires de la volonté » de ceux qui les ont précédé sur cette terre : les « Bagwal ». Les « Balal » sont donc dans la société traditionnelle basaa, les « héritiers en ligne directe de la puissance des ancêtres » qui, elle-même, leur a été conférée par « Hilôlômbi », l'Être Suprême (Dieu) qui trône tout au sommet. Par conséquent, dire, comme l'ont fait les Européens, que la croyance en ces ancêtres est pure superstition, ne pouvait être perçu que comme une grave injustice à l'encontre des « Vivants ». Ce d'autant plus que « Les vivants dépendent des morts comme de leurs supérieurs [...] » (ELUNGU P.E.A, 1987 : 43). D'ailleurs, le prêtre basaa (« Mbombok »), tant vilipendé par les Européens, est pourtant, dans la société traditionnelle, posé en symbole de la vie, en trait d'union entre les « Vivants » et les « Morts ». Il est toujours à la recherche de plus de vie, de plus de force pour les membres de la communauté ; de plus de force et de plus de cohésion pour le groupe tout entier (ELUNGU P.E.A, Op. Cit.).

Les Européens en débarquant sur la « terre basaa », n'ont pas cherché de concert avec les prêtres traditionnels (« Ba Mbombok ») par exemple, le sens de Dieu et du sacré, mais ont préféré décréter tout de go que, les Africains, les Basaa de Boumnyebel notamment, étaient remplis de superstitions qu'ils se devaient d'éradiquer, afin de cheminer vers une prétendue « civilisation supérieure ». Si le but réel des Européens (loin s'en faut), dans leur majorité, avait été de permettre aux Basaa d'avancer vers la « modernité » (comme ils le prétendaient), leurs communautés religieuses, leur gouvernement colonial, au lieu de chercher à dénigrer l'organisation religieuse de ces derniers, auraient plutôt, en se questionnant eux-mêmes sur leurs propres croyances, cherché à rencontrer, comprendre et collaborer le plus possible avec ces peuples dits primitifs en évitant par-là même de leur causer du tort. En effet, il faudrait exprimer le respect pour la foi des autres et les autres en feront autant. Ce ne serait donc pas renoncer à Jésus Christ que d'assister, par exemple, à une séance de purification ou « Saï » pour se faire expliquer la signification des gestes et des rites qu'accomplit celui que jusqu'ici les Européens appelaient improprement « sorcier » du village. Lui, en tant que « Mbombok » sait pourtant qu'il est un prêtre, un vrai qui sert un Dieu vrai à travers la lignée des ancêtres (E. WONYU, 1975 : 33).

C'est d'ailleurs dans la même optique de respect et d'humilité qu'il faudrait comprendre ces paroles du plus grand prophète de la chrétienté dont, paradoxalement, se réclamaient à cor et à cri les colonisateurs européens :

« Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés [...] Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de ton frère, et n'aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ? Hypocrite, ôte premièrement la poutre de ton oeil, et alors tu verras comment ôter la paille de l'oeil de ton frère [...] Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux... » (Matthieu 7 : 1, 3, 5 et 12)56(*).

Par conséquent, dénier à autrui un droit qu'on voudrait qu'autrui nous reconnaisse, c'est commettre une injustice à l'égard ce dernier et par-là même, c'est semer les germes de la discorde et de la haine.

Par ailleurs, au-delà de la tentative de destruction de l'unité spirituelle et politique de la société traditionnelle basaa, il convient de mentionner aussi que les Basaa (les « Vivants ») ont subit des actes d'esclavage notamment pendant la période française (1916-1960). Nous pouvons par exemple évoquer  les « conditions inhumaines » dans lesquelles les Basaa durent achever (jusqu'à Yaoundé) la construction du chemin de fer du Centre qui s'était arrêté à Njok (région du « pays basaa ») au temps des Allemands. La construction de cette ligne ferroviaire57(*) a illustré dans le « pays basaa » ce qu'on appela à l'époque le « régime de l'indigénat et des travaux forcés », si bien que, l'indigénat et les travaux forcés se fondaient dans l'esprit du Basaa avec le nom « Njok », lieu où « les travaux forcés de percement des tunnels » de Songbadjek (région du « pays basaa »), furent les plus durs et les plus meurtriers (E. WONYU, 1975 : 27).

Notons également que les Basaa de Boumnyebel qui étaient restés attachés à leurs croyances religieuses ancestrales et qui tentaient de résister, furent considérés, à l'instar de leur religion, comme des hors-la-loi, des héritiers d'un legs indésirable du passé, honteux et inadéquat au nouveau statut politique du citoyen (imposé de force) que leur octroyaient les colonisateurs (PRICE-MARS, 1928 : 163).

Ce « travail » d'humiliation, de persécution et d'assassinat des « Balal » (descendants en Basaa) s'est malheureusement fait (ne l'oublions pas) avec le concours appuyé des églises européennes coloniales. En effet, Il est difficile de ne pas reconnaître que l'Eglise avait apporté la persécution chez les peuples du Tiers-monde en général et chez les Basaa de Boumnyebel en particulier, par la destruction systématique de croyances ancestrales appelées « superstitions », « idolâtries », « fétichismes ». Aujourd'hui, l'histoire révèle clairement que : en Afrique, en Asie ou en Amérique, au nom de la nécessité d'implanter partout l'Eglise (unique lieu de salut), les Européens engagèrent de véritables « croisades » contre d'autres peuples. En opérant de la sorte, d'un côté, la colonisation trouvait sa raison d'être dans la « supériorité de la civilisation occidentale », de l'autre, la « Mission58(*) » s'expliquait par la « supériorité de la religion chrétienne » sur les religions païennes. Par conséquent, les appellations (« superstitions », « idolâtries », « fétichismes » accolées aux autres religions, situaient certains peuples à un niveau inférieur de culture. Logiquement, en implantant l'Eglise chez eux, les Européens prétendaient leur offrir un « cadeau d'humanité ». Par « humanité », ils entendaient en l'occurrence la « civilisation occidentale » (L. HURBON, 1972 : 31-32).

L. HURBON (1974 : 34-35) fait un peu plus loin un parallèle « inter-temporel » pertinent à notre sens (entre l'époque coloniale et l'ère « postcoloniale » ou « moderne ») :

« Que ce soit donc au temps de l'esclavage et de la colonisation, que ce soit à l'époque actuelle du sous-développement, la Théologie missionnaire ne cesse pas d'être sous-tendue par une perspective raciste [...] D'une part, l'Eglise se croit investie du pouvoir de faire accéder des peuples dits « primitifs » au stade de civilisation chrétienne, stade d'humanité par excellence ; d'autre part, l'Eglise par un souci de maintien dans les pays colonisés oublie l'histoire de violence inaugurée par la Mission et la colonisation [...] Sur la base de l'affirmation de l'universalité, les autres religions dites non chrétiennes sont comprises seulement comme christianisables59(*). Concrètement, « l'animiste » africain ou le vaudouisant haïtien devront être tôt ou tard intégrés dans le christianisme ».

Une telle hiérarchisation des religions et des êtres humains a la vertu de court-circuiter les diversités au profit : d'une « uniformité religieuse » (le christianisme), d'une « uniformité politique » (l'État de type occidental dit « moderne »), d'une « uniformité d'humains et d'humanité » (les Occidentaux et la civilisation occidentale). En clair, les Basaa de Boumnyebel et leur religion (leur civilisation taxée d'« animalité ») ne seraient qu'apparence et signe d'un retard de l'humanité qui marcherait inexorablement vers la civilisation occidentale, la seule qui y ait « réellement » droit de cité.

Pour nous, il n'y a pas pire injustice que de chercher à provoquer, chez un homme, un complexe d'infériorité vis-à-vis de sa propre civilisation, de sa propre organisation religieuse et politique. Il est injuste, à notre sens, de traiter de « superstitions », d'« animalité » ce que l'on n'arrive pas à comprendre ou encore à martyriser autrui parce que l'on se dit « supérieur » à lui, « moderne » par rapport à lui. N'est-il pas vrai que l'homme, comme le soulignait déjà J.-J. ROUSSEAU60(*), l'un des philosophes des plus brillants du Siècle des Lumières : hormis « les dons surnaturels qu'il a pu recevoir », ainsi que les facultés artificielles que seuls de longs progrès lui ont fait acquérir, n'est qu'un « animal », certes « moins fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre organisé le plus avantageusement de tous ». Toutefois, à la différence des animaux, à proprement parler, qui n'agissent que par « un instinct particulier », l'Homme, quelle que soit sa couleur de peau, dirons-nous, possède, selon ROUSSEAU, « une perfectibilité » (intérieure) qui lui permet de sortir (au-delà de toute aliénation, de tout assujettissement arbitraire) de sa condition animale.

Il convient donc de garder une grande part d'humilité (si notre souci véritable est d'aider autrui à se « moderniser ») quand il s'agit d'aborder la culture de l'autre. En fait, comme le souligne si bien C. LÉVI-STRAUSS (1961 : 76-77), la meilleure façon de communiquer, d'échanger, de partager des connaissances (en évitant les abus) consiste à ce que chaque membre d'une culture, quelle qu'elle soit, se tienne dans l'humilité devant les autres cultures étrangères à lui, du simple fait qu'elles sont « différentes de la sienne, de la façon la plus variée ; et cela, même si la nature dernière de ces différences lui échappe ou si, malgré tous ses efforts, il n'arrive que très imparfaitement à la pénétrer ».

Il est donc clair à présent que, en piétinant délibérément les croyances du peuple basaa, en réduisant en esclavage les « Vivants », en tuant de manière éhontée les « héritiers des ancêtres », les colons européens ont non seulement commis une grave injustice à l'égard de ces derniers, comme nous venons de le voir, mais ont également porté l'anathème contre un personnage central : l'Ancêtre protecteur. C'est cette seconde infraction qui a constitué la base de notre démonstration dans le paragraphe suivant (B).

B. UN BLASPHÈME CONTRE LA MÉMOIRE, LE NOM DES ANCÊTRES (« BAGWAL »)

En partant du constat selon lequel les religions traditionnelles africaines, dans leur ensemble, visent à rendre un culte à une « Force » ou un « Être Suprême » (« Hilôlômbi » chez les Basaa) en passant, ni par JÉSUS-CHRIST (comme dans le Christianisme), ni par MUHAMMAD (comme dans l'Islam), mais plutôt par la médiation du « Monde des Ancêtres », nous avons essayé de démontrer, dans ce paragraphe, qu'il est par conséquent blasphématoire de dire que cette croyance aux ancêtres n'est que pure « superstition » voire même « irrationnelle ». En fait, tout comme les « religions importées » (Christianisme, Islam...) la religion traditionnelle basaa croit en un Dieu unique universel, père et créateur de tous les hommes et de toutes les choses (l'analogie s'arrête à ce niveau). Par ailleurs, ce qui la démarque de ces grandes religions et la rapproche de ses homologues Bamiléké, Béti, Douala et même Japonais (le « Shintoo »61(*) ou Shintoïsme en l'occurrence) par exemple, c'est que : cette religion intègre une diversité de « panthéons »62(*), qu'il soit terrestre, aérien ou aquatique. À ce niveau, nous comprenons donc que les Basaa de Boumnyebel croient aux « Ancêtres » parce qu'ils sont les garants de l'intégrité et de la vie de la communauté dans son ensemble. Par voie de conséquence, ils rendent différents cultes suivant le niveau de proximité de l'« intermédiaire du monde des Ancêtres » (niveau familial, clanique, tribal, national). C'est dans cette optique que la religion traditionnelle basaa s'est dotée de ses propres « savants mystiques »63(*) issus de la prêtrise (l'initiation au sein des confréries traditionnelles). Il est a fortiori important de noter par ailleurs que, à la différence des « religions importées », la religion des Basaa ne prêche pas de guerre sainte puisque, elle est une religion de « coeur » et d'essence paisible. Elle n'est pas dogmatique ni exclusiviste puisque tout le monde en fait partie, ce qui important c'est simplement d'appartenir à une famille, à quelque degré où l'on se place, qu'on soit « un natif » (« nwet lon ») ou « un étranger » (« nlo njel »). En somme, n'en déplaise ses détracteurs, la religion traditionnelle basaa est une religion « naturelle » et non « irrationnelle » parce qu'elle répond à un besoin, qui est de retrouver le Créateur par la lignée des Ancêtres (E.WONYU, 1975 : 43-44).

Notre objectif n'est pas de porter le discrédit sur le Christianisme, malgré les méfaits que cette religion a pu commettre, ou sur d'autres religions, quelle qu'elles soient, mais simplement d'insister, comme le faisait le « Mbombok A. », sur le fait que, chaque religion a ses « Ancêtres », ses « Anciens », ses « Prophètes », ses « Saints » qui sont, pour la plupart, des hommes qui ont su s'élever à un niveau de « conscience spirituelle supérieure » et dont l'éthique, la conduite morale fut, au cours de leur bref séjour sur terre, humainement irréprochable voire, davantage. Le comportement qu'ils ont adopté et les actes miraculeux qu'ils ont pu accomplir parmi les leurs, ont fait d'eux des « guides » par excellence de « la  voie éclairée » (celle du développement et de la construction) à leur époque, et même pour les générations suivantes.

À partir de là, nous pouvons déjà commencer à mieux comprendre pourquoi les quolibets, les railleries malveillantes faites à l'encontre des Ancêtres, des « Ascendants » (« Bagwal ») ne seront pas tolérées par leurs « Descendants » (« Balal »). Cette intolérance était légitime puisque la communauté traditionnelle basaa reposait sur un grand nombre de principes cardinaux qui permettaient de préserver l'harmonie et la concorde. En effet, les Basaa de Boumnyebel notamment, croyaient en une liaison solidaire entre les ancêtres et leurs descendants : c'était le « Mbok bi lën nbi nyôl », c'est-à-dire, les hommes sont comme les poutres d'un toit qui s'emboîtent. Ils admettaient aussi, de façon exceptionnelle, la « réincarnation » des ancêtres méritants (lien indissoluble entre le « Visible » et l'« Invisible ») : c'était le « Mbok i mal bé », c'est-à-dire, la vie est un éternel recommencement. Le principe moteur était lié, on peut s'en douter, à l'importance primordiale de l'acte de vivre d'où le proverbe « Mbok Kwog, Mbok nyodag »64(*), c'est-à-dire, les uns passent, les autres arrivent et la vie continue (E. WONYU, 1975 : 42).

Afin d'assurer la réalisation de ces « principes harmoniques ancestraux », « les dépositaires de la puissance ancestrale », en l'occurrence les « Ba Mbombok » se servaient de la « force » que tout être recèle en lui et qu'il est possible de renforcer grâce à l'enseignement irremplaçable et approfondi dans les confréries traditionnelle. Cependant, pour que cette « force » ou « puissance » soit opérationnelle -- ceci explique davantage l'attachement des Basaa à leurs ancêtres --, les « Balal » (les Descendants) se devaient de l'entretenir régulièrement à travers des rites, des offrandes ou des sacrifices. D'ailleurs, l'inobservance de ces rites pouvait entraîner des calaminés sur l'individu ou sur le groupe.

Pour aller plus loin dans notre compréhension de l'outrage fait aux ancêtres, il convient de ne pas perdre de vue qu'il existe un rapport d'assistance mutuelle entre les « vivants » et les « morts », c'est-à-dire que, les « sacrifices » et les « offrandes » des uns (les « vivants ») permettent d'obtenir la « protection » et la « bienveillance » des autres (les « morts »). En fait, il semblerait d'une part que, la force de l'individu et du groupe provienne des « Ancêtres » et d'autre part, que la survie des « Ancêtres » auprès des « vivants » ne soit possible que grâce aux offrandes qui leur sont destinées (E. WONYU, 1975 : 44). En abondant dans le même sens, le « Mbombok R. » soulignait au cours de l'interview qu'il nous avait accordé :

« D'ailleurs,  lorsque les Descendants manquent à leur devoir d'honneur et de déférence vis-à-vis des Ancêtres en refusant de leur faire des offrandes, ces derniers vont s'éloigner d'eux et cet éloignement est souvent le prélude à des catastrophes les plus graves, puisque le « flux énergétique de la lignée », censé maintenir la vie au sein de la communauté se voit brutalement rompu ».

Il apparaît donc ici que dans ce « monde basaa » (« Mbok Basaa ») où l'Ancêtre est tout, contrôle tout et veille à tout, aucun outrage, aucun blasphème contre son nom, contre sa mémoire ne peut être toléré. En effet, il est clair qu'à Boumnyebel, croire à l'existence de l'ancêtre est la « loi suprême », c'est l'essentiel, car dans le « Mbok Basaa » : « être », c'est avoir des ancêtres (« Me yé, me nin hala we me gwé basôgôl »). Les oeuvres et les rites viennent par conséquent compléter cette foi dont la non observance ou la violation peut apporter les calamités. Être un « descendant » dans une famille basaa, c'est contracter une « double dette », qui est de « vénérer la mémoire des ascendants65(*) » d'une part et d'autre part, d'assurer la descendance. La « chaîne ancestrale » (la pérennité de la lignée) doit toujours être maintenue. En conséquence, celui qui délibérément la rompt66(*) n'est pas digne de voir, d'arriver auprès de « Hilôlômbi » (Dieu) (E. WONYU, 1975 : 47). D'ailleurs, un proverbe basaa le souligne très bien en énonçant que : « on ne peut atteindre le sommet d'un arbre qu'en partant de la tige » (« Mbok inyon hinuni i nlôl tén »).

Par conséquent, blasphémer contre l'Ancêtre équivaudrait ici, à blasphémer contre Dieu (« Hilôlômbi »), puisque, à l'instar du Christ cher au coeur des colonisateurs, l'Ancêtre (cher au coeur des Basaa, des Camerounais, des Africains) peut être aussi considéré comme le chemin, la vérité et la vie ; nul ne pouvant arriver à  « Hilôlômbi » (Dieu) qu'en passant par lui. Cela semble parfaitement intelligible si l'on se souvient que dans l'organisation sociétale traditionnelle du peuple basaa, Dieu est le Créateur et l'Ancêtre est son produit, et le père biologique, le représentant en ligne directe de cet Ancêtre. Ainsi, tant qu'on accomplit son devoir vis-à-vis de son géniteur67(*), on est certain d'être un jour accueil au « Panthéon des Ancêtres Illustres Éternels ». Par contre, un homme qui n'a pas respecté la volonté des ancêtres sait où il va68(*). À Boumnyebel, le respect dû à celui qui donne la vie, c'est-à-dire, ses propres parents, se doit donc d'être totale (E. WONYU, 1975 : 47-48).

En tenant compte de tout ceci, il nous semble évident que l'outrage fait aux ancêtres en vilipendant leur mémoire, fut un fait historique terriblement traumatisant pour leurs descendants et ressenti comme le comble de l'injustice. En effet, si l'on admet que les Mahométans croient en « Allah » à travers Mahomet, que les Chrétiens croient en Dieu à travers Jésus-Christ, et que les Bouddhistes croient en une « Force cosmique supérieure » à travers Bouddha, pourquoi refuser aux Basaa de Boumnyebel de croire en « Hilôlômbi » à travers l'Ancêtre ? Pour nous, un tel refus ne saurait être honnêtement justifié d'aucune manière puisque, nous notons que seuls les « intermédiaires » sollicités diffèrent, mais l'objectif demeure le même : le retour auprès du Créateur. Dans cette optique, les Basaa que les Européens désignaient sous le terme de « païens » ou de « sorcier » ne l'étaient qu'à leurs yeux, car ils pensaient et croyaient que le Dieu de tous les hommes, n'était en fait que celui de quelques-uns qui se croiraient les plus privilégiés. En fait, les colonisateurs européens, pour des raisons de stratégies de conquête coloniale, avaient délibérément éclipsé un fait important de l'Humanité, le plus important d'ailleurs, à savoir : « On ne rencontre jamais une culture qui ait fait abstraction de l'Existant éternel, auteur d'abord immédiat des premiers êtres, cause principale ensuite de tout ce qui parut jamais dans l'existence » (A. KAGAME, 1958 : 131).

À ce niveau de notre travail, nous pouvons retenir que l'arrivée des Occidentaux au Cameroun et notamment à Boumnyebel, a eu comme conséquence notable, la perturbation de toute l'organisation religieuse -- qui, comme nous avons essayé de le démontrer dans ce chapitre, intégrait de façon harmonieuse, le « pouvoir religieux » des « Ba Mbombok » (Prêtres traditionnels) et le « pouvoir politique » du « Kingè » (Chef traditionnel) -- de la société traditionnelle. Conscients du fait que la colonisation était non seulement une invasion étrangère sur une « Terre Sacrée » -- celle héritée des ancêtres outrageusement conspués par les Colons --, mais aussi et surtout une tentative d'annihilation de leur Civilisation, les Basaa de Boumnyebel, peuple de guerriers par essence, comme on en trouve un peu partout au Cameroun, en Afrique, en Extrême-orient, vont décider de saisir le taureau par les cornes afin de laver l'affront fait aux ancêtres et de reconquérir leur terre. Y parviendront-ils ? Et par quels moyens ? La réponse à cette question constitue l'objet du second chapitre de ce présent travail.

CHAPITRE II 

L'ABSOLUE NÉCESSITÉ DE DÉFENDRE LA TERRE DES ANCÊTRES CONTRE LE « COLON BLANC »

La sagesse japonaise enseigne que : lorsque le rat est acculé de toutes parts, il mord le chat pour se défendre. Autrement dit, lorsque les circonstances l'exigent, il est généralement de bon ton, même au péril de sa propre existence, d'oser se lever pour dire « Non ! ».

Dans ce second chapitre, nous avons essayé de démontrer que l'occupation illicite de la « Terre ancestrale », les multiples exactions contre les « Vivants » et les quolibets adressés aux « Morts » (ancêtres), vont persuader les patriotes camerounais, en l'occurrence les Basaa de Boumnyebel, qu'il était désormais impératif de se lever comme un seul homme pour défendre la terre et l'honneur de la Communauté. Nous avons délibérément insisté ici, sur la notion de « défense » dans la mesure où, le but poursuivi par les patriotes dits « maquisards », était non pas de détruire purement et simplement les ennemis qu'étaient le colonisateur et leurs alliés camerounais (en l'occurrence les « Dikokôn » ou collaborateurs ou espions), mais de « gagner son coeur (celui du colonisateur à l'origine du désordre) en lui montrant l'absurdité et le paradoxe de son action dite « civilisatrice » ; en clair de l'amener à de meilleurs sentiments à l'égard des opprimés » (« Mbombok A. »). Ayant donc opté pour la « défense » (plus respectueuse de la protection de la « Vie ») et non pour « l'attaque » (plus oppressive), quel sera le mode opératoire des patriotes dans leur souci de libérer la « Patrie » ? En d'autres termes, quels moyens utiliseront-ils pour atteindre ce noble dessein ? La réponse à cette question a constitué l'essentiel de notre démonstration dans ce second chapitre.

Pour les Basaa de Boumnyebel, tout comme pour les Camerounais en général, de part l'ordonnancement de l'Univers, les véritables propriétaires de la terre ce sont les Ancêtres qui ont précédé les « Vivants ». Ces Ancêtres eux-mêmes n'ont pu s'installer et vivre sur cette terre qu'avec l'accord de « Hilôlômbi » (Dieu), le Créateur de toute chose. Étant dans leur bon droit, et conscients qu'ils bénéficiaient de tout le soutien de leurs Ancêtres et de Dieu sur la terre qu'ils ont reçue en héritage, les Basaa de Boumnyebel en l'occurrence n'hésiteront pas à user de tous les moyens disponibles pour défendre celle-ci contre l'oppresseur européen. Ces « moyens » seront progressivement mobilisés à l'aune des difficultés que les patriotes rencontreront dans leur lutte libératrice. Il s'agira d'une part, des moyens naturels ou « visibles » (I) et d'autre part, des moyens surnaturels ou « invisibles » (II).

Dans ce chapitre, il est essentiel de garder cela en mémoire, nous considérons ces deux (2) types de moyens (« visibles » et « invisibles ») simplement comme des « idéaux-types de moyens de défense » dans la mesure où, il est difficile dans la réalité, d'établir une distinction nette entre eux (le plus souvent une telle distinction peut s'avérer infructueuse). Par conséquent, en empruntant le concept d'« idéaux-types » cher à M. WEBER, notre objectif est de « forcer » autant que possible, une dichotomie entre les « moyens de défense visibles » et les « moyens de défense invisibles », simplement pour des exigences liées à notre analyse.

I. LES « MOYENS DE DÉFENSE NATURELS » OU « VISIBLES »

D'entrée de jeu, il est important de souligner deux (2) faits historiques majeurs. Premièrement, les populations de la rivière des crevettes, n'étaient pas composées que des Duala, bien que le mot « Mbéatoe » soit mentionné comme étant la crevette qui a donné le nom Cameroun. En fait, au sein de ces populations riveraines, l'on comptait également les Basaa qui, semble t-il, en maîtres des lieux, auraient cédé les bords du fleuve « Mbende »69(*) à leurs beaux-fils les Duala (E. WONYU, 1975 : 20). Deuxièmement, malgré ce statut d'« authentiques maîtres du lieu », les Basaa ne seront signataires d'aucun traité avec les étrangers, d'ailleurs, aucun vrai Mbombok ou Chef traditionnel basaa ne répondra à l'appel de DOMINIK à Édéa (E. WONYU, Op. Cit.).

Toutefois, en dépit de cette politique de la chaise vide, qui fut une grossière erreur stratégique à l'époque (les colons avaient quand même atteint leurs objectifs de conquête), les Basaa dans leur ensemble, ne lésineront pas sur les « moyens » lorsqu'il s'agira de se battre de concert avec certains de leurs frères camerounais, pour que la terre de leurs Ancêtres communs soit libérée de l'envahisseur.

Dans l'optique de défendre la « Terre Sacrée », les Basaa de Boumnyebel et d'autres nationalistes camerounais recourront tout d'abord aux « moyens visibles », c'est-à-dire, d'une part au « Droit »  (A), et d'autre part à la « manifestation politique » (B) lorsqu'ils rencontreront des difficultés pour se faire entendre auprès des autorités coloniales.

A. LE RECOURS AU DROIT OU LE « NKAA KUNDÈ »70(*): DÉFENDRE LA PATRIE PAR LE TRUCHEMENT

DE LA « PAROLE », DE LA « PALABRE JURIDIQUE »

Il convient de rappeler opportunément ici que durant la période française (1916-1960), on ne trouve dans la région basaa aucune grande école. En effet, à l'époque, il n'existait que quelques institutions illustres à savoir : le Centre de certificat d'études qui se trouvait au chef lieu de la circonscription Édéa, l'école Normale de Foulassi créée par les Américains et l'école primaire supérieure de Yaoundé. C'est d'ailleurs grâce à ces institutions que le pays basaa produira un premier contingent de diplômés, lesquels serviront de surcroît de premiers cadres « évolués de l'ethnie » (E. WONYU, 1975 : 28) et joueront un rôle très important pendant et après la seconde guerre mondiale. Parmi ces diplômés, un a particulièrement marqué le pays basaa et surtout Boumnyebel ainsi que le Cameroun tout entier : il s'agit de UM NYOBE Ruben.

En effet, sur le plan de l'évolution des idées dues aux bouleversements consécutifs à la seconde guerre mondiale, les Basaa (de Boumnyebel notamment) s'illustreront dans la personne de UM NYOBE Ruben, ex-normalien de Foulassi, devenu par la suite fonctionnaire de la Justice (ceci explique sans doute le rôle majeur qu'il jouera dans le « Nkaa Kundè », le procès pour l'obtention du droit). C'est lui qui après la création de la première vraie opinion politique des autochtones en 1948, se verra confié la mission de populariser l'idée de l'« Indépendance du Cameroun » à Boumnyebel, au Cameroun et même à l'étranger. C'est ainsi que de 1948 date de la création de l'U.P.C à 1958 date de la mort de ce grand patriote dans le « maquis » de Boumnyebel, le nom Basaa sera connu dans le monde entier, si bien que certains identifieront le mot « Indépendance » à cette ethnie, que ce soit en Afrique, en Europe et même sur les tribunes des Nations Unies à New York (E. WONYU, 1975 : 28-29).

Dans ce paragraphe, notre objectif est de démontrer que : dans le souci de défendre la « Mère-Patrie », les nationalistes camerounais en général (basaa en l'occurrence) vont, dans la première phase de leur lutte, créer un instrument politique (l'U.P.C) en totale conformité avec les normes juridiques en vigueur. C'est cet instrument « légal dans l'absolu » -- parce que accepté comme tel par les patriotes camerounais eux-mêmes et par le gouvernement colonial (du moins dès sa création) -- qui leur permettra d'impulser le « Nkaa Kundè », c'est-à-dire, d'intenter un procès et de faire usage du « verbe », de la « parole » pour réclamer le droit à « l'auto détermination ». Le « Nkaa Kundè » sera donc ici, une « phase visible de défense », au cours de laquelle la « parole », la « palabre juridique » et l'expression des idées (la joute oratoire) occuperont une place importante.

Rappelons que l'Union des Populations du Cameroun (U.P.C) ou Union des Peuples du Kamerun ou « Atna Maten ma Kamerun » (en langue basaa) fut créée précisément le 10 Avril 1948 par douze (12) syndicalistes camerounais71(*) dans le café-bar dit « chez Sierra » à Douala. Cependant, bien que UM NYOBE n'ait pas assisté à cette réunion (il ne se trouvait pas à Douala ce jour-là), il rejoindra néanmoins ses compagnons par la suite et, fait notable, parmi les douze (12) pères fondateurs de l'U.P.C, c'est lui qui, par son action irremplaçable et son itinéraire politique, a fini par incarner le mieux ce « Mouvement de libération nationale » et le nationalisme camerounais (A. EYINGA, 1991 : 23-24).

UM NYOBE, en effet, au mois de Novembre 1948, fut « plébiscité par ses pairs, au cours d'une réunion à Douala du Comité Directeur élargi, pour prendre la direction de l'UPC » (A. EYINGA, 1991 : 30). Plusieurs raisons, qu'il nous semble important de mentionner ici, peuvent justifier ce choix :

« Le nom de Moumié-Etia avait d'abord été avancé, mais l'intéressé a décliné l'offre pour des raisons personnelles ; puis il a proposé le camarade qui lui semblait être l'homme de la situation : Um Nyobé. Depuis 1946 qu'il se trouvait à la tête de la centrale syndicale USCC (Union des Syndicats Confédérés du Cameroun), Um avait administré la preuve de ses talents d'organisateur, d'animateur et de conducteur d'hommes [...] Sur le plan extérieur aussi, Um était l'un des rares patriotes, peut-être avec Asa'ale, à avoir à l'époque noué des relations utiles avec les hommes, les organisations et les pays sur lesquels les nationalistes pouvaient compter en cette période difficile de démarrage de la guerre froide. Et que dire de ses qualités personnelles : sa simplicité, son honnêteté, son sens de la justice, son courage et par-dessus tout, son amour désintéressé et sans limite pour le Cameroun » (A. EYINGA, 1991 : 30-31).

L'ascension de UM NYOBE au poste de Secrétaire général de l'U.P.C va d'ailleurs apporter à cette organisation, une dimension nouvelle dans le but qu'elle s'était fixée. But souligné dans l'Article Premier des nouveaux statuts de l'U.P.C qui énonce que :

« Il est créé au Cameroun un mouvement dénommé « Union des Populations du Cameroun » (par abréviation, U.P.C), qui a pour but de grouper et d'unir les habitants de ce Territoire en vue de permettre l'évolution plus rapide des populations et de leur standard de vie »72(*).

Une fois que cette organisation nationaliste obtint, après d'innombrables tracasseries, une reconnaissance officielle même si celle-ci fut « conditionnée »73(*), les données du problème opposant l'Administration coloniale aux nationalistes camerounais changèrent radicalement. En effet, pour la première fois, « l'initiative » avait changé de camp, elle était passée du côté des patriotes. Ces derniers comptaient en profiter au maximum pour appliquer leur programme d'union de tous les Camerounais, afin d'assurer la « Réunification » et l'« Indépendance » de la Patrie.

Il est important de mentionner ici que dans le but de se servir du « Droit » (ensemble de normes juridiques, de lois en vigueur dans un Pays) pour défendre le « droit » (chose permise par le « Droit » et dont on peut licitement se prévaloir), c'est-à-dire, le « Kundè »74(*) (dans la langue basaa), UM NYOBE, Secrétaire général de l'U.P.C, exclura intelligemment, toute union fondée sur une idéologie, laïque ou religieuse. En effet, plus d'une fois le Secrétaire général du « Mouvement » a eu à réfuter la malveillante accusation portée à l'U.P.C d'être communiste puisque, les autorités coloniales françaises et leurs alliés de l'intérieur et de l'extérieur, brandissaient invariablement la même accusation contre tout mouvement de libération nationale en activité dans la colonie afin de la discréditer (A. EYINGA, 1991 : 34).

Conscient de cette manoeuvre sournoise, UM NYOBE prit la précaution d'insister sur le fait que les Upécistes étaient « simplement anticolonialistes et antiracistes ».

Dans cette « palabre de l'indépendance » ou « Nkaa Kundè », au sens de Achille MBEMBE, les nationalistes basaa de Boumnyebel en particulier et camerounais en général useront de la « parole » comme premier « moyen de défense visible » pour éduquer la population (locale et nationale) et accroître ainsi leur niveau de compréhension des problèmes liés à la « Réunification » et à l'« Indépendance » du Pays.

Mentionnons d'ailleurs que le problème de la « Réunification » du Cameroun trouve, en fait, son origine à partir de 1916, lorsque les Anglais et les Français s'unissent et envahissent la terre des Ancêtres pour en chasser les Allemands, puis décident de se partager le Cameroun au gré de leurs intérêts : chacun des deux (2) puissances s'en attribuant une parcelle. Entériné par la Société Des Nations (S.D.N), ce « partage illicite » ne fut remis en question par aucune organisation, jusqu'à ce que l'U.P.C l'inscrive dans son programme en 1948 en ces termes :

« Nous voulons la suppression immédiate de la ligne de démarcation qui partage le Cameroun en deux zones, anglaise et française. Il s'agit là d'une frontière artificielle, qui sépare des populations appartenant aux mêmes races, ayant les mêmes intérêts économiques, un passé commun, les mêmes moeurs et les mêmes traditions » (A. EYINGA, 1991 : 43).

La stratégie de l'U.P.C consistait donc à faire en sorte que toutes les populations du Cameroun se posent et s'occupent d'abord de leurs problèmes. Le « Mouvement » entreprit en conséquence de les conscientiser à travers le « discours » et de les organiser à cette fin, à propos de la « Réunification » et de l'« Indépendance ». Pour transmettre son message, l'U.P.C qui était à l'époque plus un « Mouvement de libération nationale » qu'un parti politique classique -- avec ce que cela implique comme considération idéologique ou d'appartenance à une classe sociale --, utilisait non seulement la presse écrite (« La Voix du Cameroun »), mais également les « chansons populaires » (« Tjembi di Lon » en langue basaa). Il est utile de comprendre ici que, à Boumnyebel comme dans toutes les autres localités du « pays basaa », les « Tjembi di Lon » constituent « l'autre versant de l'élaboration populaire » (A. MBEMBE, 1992 : 161), l'aspect subsidiaire du développement et de l'enracinement de l'esprit patriotique à Boumnyebel. Il est difficile d'en saisir l'importance et l'enjeu si l'on fait abstraction du fait que l'on se situe, ici, dans une société traditionnelle, certes déjà affectées par l'écriture, mais où l'oralité (« Liporôl » en Basaa), le « discours chanté » a gardé toute sa splendeur symbolique et culturelle. Les « chansons populaires basaa » ne sont donc pas seulement mélodiques et rythmiques, mais représentent également et surtout des messages ainsi que des codes pédagogiques propres aux populations rurales du pays basaa.

Le choix, par les patriotes camerounais, d'user de la « parole », du « verbe », du « discours » comme premier « moyen de défense visible », peut également se comprendre si l'on garde à l'esprit que dans l'ensemble :

« Ce n'est pas faute de connaître l'existence de système d'écriture, [...], que l'Afrique noire, [...], a conservé à la tradition orale sa prépondérance [...] Pour les Africains, [...], la parole constitue une sorte de magie (« la puissance de la parole ») : elle excite, ridiculise, exalte, guérit, console, redresse, chante, terrasse ; elle atteste, à travers des voix déformées, rauques ou stridentes, la présence des esprits surnaturels ; elle calme les troubles ou les suscite ; elle peut gagner les guerres et les procès, [...], conférer ou ruiner l'autorité » (P. SMITH, 1988 : 208-209).

  À Boumnyebel en l'occurrence, la « parole » est à la fois une force concrète et tangible qu'on essaie de matérialiser pour la faire apparaître, ainsi qu'une transcendance spirituelle75(*) qui confère à cette société traditionnelle du triangle national, son empreinte majeure. Ce n'est donc pas un hasard si sur le plan politique (dans la lutte pour la « Réunification » et l'« Indépendance » du Cameroun), UM NYOBE portait le nom de « Mpodol » ou « Mporôl », c'est-à-dire, celui qui endosse la « parole » de ses semblables, « « celui qui parle pour », et donc à qui l'on « donne sa propre voix et le cou qui supporte celle-ci » » (A. MBEMBE, 1992 : 168).

En déclenchant donc le « Nkaa Kundè », l'U.P.C projetait, dans un premier temps, de resserrer les liens entre les populations de part et d'autre de la frontière franco-britannique, avant de les inviter à passer à l'Action. A. EYINGA (1991 : 44) nous révèle que dans cette optique, deux rencontres se firent du côté britannique (à Kumba) en Août et en Décembre 1951. Ce furent d'ailleurs les premières étapes de la mise en condition des masses. Lors de la seconde rencontre (en Décembre), UM NYOBE et ses amis présentèrent aux participants, un projet de constitution d'un Comité exécutif de l'Unité Camerounaise, chargé d'harmoniser les revendications des populations des deux côtés de la frontière. Mais au cours de cette rencontre, on nota la présence malveillante des envoyés camerounais du gouverneur français (les partisans de la colonisation), tous membres du parti administratif ESOCAM (Évolution Sociale du Cameroun)76(*). Percés à jour, ces subordonnés de la France coloniale, ne parvinrent pas à accomplir leur sombre dessein, en l'occurrence perturber le bon déroulement de la réunion. Par ailleurs, c'est au congrès de Éséka (en pays basaa) qu'en 1952, les patriotes décidèrent que la « Réunification » du Cameroun (un des éléments essentiels du « Nkaa Kundè » à l'origine) serait l'un des multiples problèmes que « Mporôl » (UM NYOBE) exposerait à New York devant la Quatrième Commission de l'Assemblée Générale des Nations Unies. Dans cette optique, le Secrétaire général de l'U.P.C devait à cette occasion défaire l'argument onusien selon lequel  « l'unification ne constituait pas un véritable problème pour les habitants des deux (2) Cameroun ».

Pour UM NYOBE et ses amis, la « Réunification » constituait en fait, la seule voie par laquelle le Cameroun, dans sa totalité, se devait de passer afin d'accéder à son entière « Indépendance ». Il est important de savoir ici que pour les nationalistes camerounais, au début des années 1950, la « Réunification » du Cameroun était parfaitement réalisable et d'une manière pacifique. Mais au milieu des années 1950, les choses s'étant dégradées entre temps, il ne s'agira plus d'obtenir cette « Réunification » de manière pacifique, mais par « toute la force disponible » (nous y reviendrons dans la suite).

Les nationalistes camerounais insistaient sur la « Réunification » et l'« Indépendance » parce qu'il était clair à leurs yeux qu'aucun pays digne de ce nom sous domination étrangère ne pouvait réussir efficacement son développement et son plein épanouissement national (A. EYINGA, 1991 : 47). Les patriotes camerounais estimaient par conséquent que seule l'autodétermination, conférée par l'« Indépendance », pouvait permettre au « Peuple camerounais » de retrouver la libre disposition de lui-même afin de s'organiser de manière à bâtir : une économie, une Culture, une Nation à son service. Pour UM NYOBE et ses compatriotes, revendiquer l'« Indépendance » (la vraie), c'était vouloir, de bonne foi et sans hypocrisie, l'avènement d'une Nation camerounaise moderne.

Comme nous avons eu à le souligner au début de notre propos, l'U.P.C fut un Mouvement de libération de la Nation camerounaise, né dans la légalité et disposé à mener son combat dans le cadre du Droit national français et du Droit international. C'est ainsi que compte tenu du statut particulier du Cameroun à cette époque, l'U.P.C s'était dotée d'un programme indépendantiste comprenant trois (3) points fondamentaux en totale conformité avec la loi française et le droit des gens. Il s'agissait : de la révision des accords de tutelle, de la « Réunification » et de l'« Indépendance ». En effet, après avoir été placé sous le système du mandat par la volonté des autorités françaises et anglaises ainsi que par le satisfecit de la Société des Nations (SDN), le Cameroun est devenu, dans le cadre de l'ONU, un pays sous tutelle. Dans ce cadre, il était administré en vertu d'un accord passé le 13 Décembre 1946 entre les autorités franco-anglaises et l'Organisation des Nations Unies (ONU). Ce qui était tout à fait normal du point de vue des colons, mais constituait une grave entorse du point de vue des Basaa de Boumnyebel en particulier et des patriotes camerounais en général, c'est qu'à aucun moment, les Descendants de la « Mère-Patrie » n'avaient été associés, de près ou de loin, à l'élaboration de cette convention qui disposait de leurs destinées. « Mporôl » (UM NYOBE), le Secrétaire général de l'U.P.C, évoqua d'ailleurs cette anomalie devant ses camarades le 29 Septembre 1952 en ces termes :

« Pour le Cameroun, les grands responsables de la situation sont AUJOULAT et DOUALA MANGA BELL77(*). Les deux (2) hommes, l'un député des colons du Cameroun, l'autre élu des autochtones, furent envoyés à l'ONU par le Gouvernement français. Le peuple camerounais n'avait mandaté aucun d'eux pour aller discuter des accords de tutelle. Mais AUJOULAT devait déclarer dans son exposé devant l'Assemblée Générale des Nations Unies que les accords de tutelle avaient été discutés en réunion publique et approuvés par les autochtones ; que c'est pour cette raison que ladite population autochtone avait élu DOUALA MANGA BELL pour aller soutenir les projets d'accords devant l'ONU » (A. EYINGA, 1991 : 49).

Nous pouvons, par ailleurs, relever -- dans une intervention du Dr. AUJOULAT, publiée par la SEREP (Société d'Éditions Républicaines Populaires) sous le titre « La vie et l'avenir de l'Union Française » -- une déclaration faite par son acolyte DOUALA MANGA BELL à New York lors de la fameuse discussion des accords de tutelle : « Mes compatriotes ont eu connaissance du texte d'accords préparé par la France ; ils le trouvent à leur goût ; je vous demande donc de l'adopter sans modifications » (A. EYINGA, Op. Cit.).

L'on peut par conséquent se douter qu'aux yeux de UM NYOBE, dans la mesure où des escroqueries politiques furent commises à l'endroit des Camerounais, les débats de 1946 sur les accords de tutelle n'engagent nullement le Peuple camerounais puisque : ce Peuple n'a pas été appelé à se prononcer sur le texte des accords, consultation préalable qui était pourtant indispensable, étant donné que les deux (2) diplomates du Gouvernement (AUJOULAT et D. MANGA BELL) ont eu recours à des déclarations mensongères pour faire aboutir les projets. Cela donne en soi, aux Basaa de Boumnyebel et à tous les Camerounais patriotes, le droit (Kundè) de revendiquer aujourd'hui la modification d'un texte qu'on nous avait imposé par tricherie (A. EYINGA, 1991 : 49-50).

Toutefois, Il convient de mentionner ici que l'U.P.C ne remettait pas en cause le texte des accords de tutelle dans sa totalité. Ce qui posait problème pour les patriotes, c'était précisément l'article 4 de ce texte. Cet article constituait une « clause assimilationniste » qui autorisait la France à « administrer le Cameroun comme partie intégrante du territoire français », c'est-à-dire, comme une composante de la République française « une et indivisible ». Or, selon l'article 76, alinéa b de la Charte des Nations Unies, l'un des objectifs du régime de tutelle était de « favoriser l'évolution progressive des pays sous tutelle vers la capacité à s'administrer eux-mêmes ou l'indépendance ». Ainsi, pour mettre fin à ce conflit de normes juridiques qui apparaissait entre la loi internationale et le droit français (et même au sein de ce dernier), l'U.P.C, par le biais du « Nkaa Kundè », ne voyait qu'une seule solution efficace : l'abrogation de la clause litigieuse de l'article 4 des accords de tutelle. UM NYOBE s'était d'ailleurs expliqué à ce sujet le 14 Décembre 1951 à Kumba en ces termes :

« Dans les accords concernant le Cameroun sous administration française, il est prévu à l'article 4 que la France administrera le Cameroun « comme partie intégrante du territoire français ». Nous demandons à ce que soit abrogée cette clause qui est d'ailleurs en opposition avec l'article 60 de la propre constitution française. Cet article n'incorpore dans la République française que les territoires et les départements d'outre-mer, alors que le Cameroun, pays sous tutelle, est admis comme membre de l'Union française en qualité de <territoire associé> » (A. EYINGA, 1991 : 50-51).

En dehors des réformes fondamentales susvisées, UM NYOBE invitait ces compatriotes à lutter pour l'application de tout ce qui pouvait être progressif dans les accords de tutelle tel que : le développement de l'enseignement ; la participation des autochtones dans l'administration du Cameroun, non comme de simples subalternes, mais comme de véritables membres de la fonction publique ; le respect de la primauté de leurs intérêts.

Par ailleurs, il convient de noter que dans cette perspective du « Nkaa Kundè » (la « palabre de l'indépendance »), l'U.P.C préconisait certes la « Réunification » immédiate du Cameroun, mais pour ce qui était de l'« Indépendance » en elle-même, ce Mouvement avait toujours prôné une marche progressive impliquant, d'une part la fixation d'une date et d'autre part, l'organisation d'une période de préparation effective du pays aux responsabilités internes et externes de l'« Indépendance »78(*).

En somme, le « Nkaa Kundè » (« premier moyen de défense visible »), comme le dit si bien A. MBEMBE (1992 : 167-168), désigne la revendication, auprès d'une autorité dont on accepte la légitimité (l'ONU), d'une autonomie de gestion, de la restauration d'un droit spolié injustement. Le « Nkaa Kundè », dans cette dialectique, implique donc la présence de trois (3) éléments fondamentaux : une plainte au sens juridique du terme, un plaignant (éventuellement, un ou des accusé (s)) et une instance de justice. Dans l'intelligence des populations camerounaises, en l'occurrence celle des Basaa de Boumnyebel, le « plaignant » est le « Lon Kamerun » (le Cameroun), les « accusés » sont la France (et ses subordonnés camerounais) et la Grande-Bretagne. L'ONU fait donc office de « tribunal », chargé de prononcer un verdict juste et équitable à la fin de la plaidoirie des différents protagonistes. Quant à l'U.P.C, elle joue le rôle d'« avocat » de la cause nationaliste dont UM NYOBE est le « Mporôl ».

En fait, dans la représentation populaire telle qu'elle apparaît dans les « Tjembi di Lon » (« les chansons du Pays » en langue basaa), le « Nkaa Kundè » fut, avant tout, une « palabre », un débat contradictoire. Il supposait donc un acte d'accusation, une possibilité de réplique contradictoire et une enquête ou « Ndonol » à la suite de laquelle se négocient les termes d'une réconciliation79(*). Voilà pourquoi, en plus des diverses tracasseries administratives visant à empêcher son voyage en 1952, l'apparition de UM NYOBE devant l'Assemblée Générale de l'ONU, est relatée dans ces « chansons » comme l'apparition de celui qui est chargé par la « Communauté des Vivants et des Morts » d'aller instruire et d'énoncer les noeuds du désaccord qui oppose « Lon Kamerun » à « ceux dont la terre de leurs ancêtres n'est pas ici » (les colons), et qui, par conséquent, ne peuvent point prétendre à « l'héritage », à moins de chercher à tout prix à « créer un désordre social et cosmogonique » (A. MBEMBE, 1992 : 169). Le « Nkaa Kundè » fut, par conséquent, appréhendé par les Basaa de Boumnyebel en l'occurrence qui entendirent le discours, comme un processus visant à rétablir une santé sociale, dans un contexte où la Communauté toute entière s'est trouvé perturbé par l'infraction des interdits, la remise en cause inique des croyances et des rites ancestraux qui assurent la cohésion sociale tant sur le plan politique que sur celui spirituel. À partir de cette idée, l'on peut comprendre aisément que : l'intrusion des Européens dans l'ordonnancement basaa de l'univers (comme nous avons eu à le mentionner dans le précédent chapitre) soit considérée par cette frange de la population du Cameroun, comme un mal que seul le Droit (« Kundè ») puisse enrayer en rétablissant l'ordre symbiotique des différentes pièces qui constituent ce « Mbok Basaa », source de vie. Il est toutefois fondamental d'insister ici sur le fait que, dans la perception des patriotes basaa, le « Nkaa Kundè » se voulait avant tout « un débat contradictoire » censé amener les différents protagonistes à régler leurs différends de manière pacifique, sans effusion de sang, c'est-à-dire, en évitant de recourir à la guerre ou à d'autres formes de procédures martiales. D'ailleurs, cette notion de « Nkaa Kundè » en subissant une extension remarquable débordera largement le cadre local de Boumnyebel pour devenir, dans la perception et la terminologie française du mouvement nationaliste, le problème national Camerounais.

Cependant, lorsque toutes les pièces témoins, toutes les preuves censées démontrer, par la voie pacifique de la « palabre juridique », les méfaits du régime colonial ne permettront pas au « Plaignant » (le Cameroun) de retrouver son bon droit, son « Kundè », UM NYOBE et ses amis passeront au « second niveau de défense » à savoir : la « lutte » pour la liberté de la terre ancestrale (« San Kundè »). C'est ce second niveau qui a constitué l'articulation (B) ci-après.

B. LE RECOURS À LA « MANIFESTATION

POLITIQUE » : LE « SAN  KUNDÈ »

Lorsque le « verbe » laisse place à l'« expression des corps physiques » (« Mbombok A. »), l'on se situe au sein du « second moyen visible » ou « intermédiaire » de défense contre l'oppresseur : le « San Kundè ». Le « San Kundè » ou « la lutte pour le droit (« Réunification » et « Indépendance ») » est en fait, le prolongement de la phase précédente du « Nkaa Kundè » (A. MBEMBE, 1992 : 170).

Comme nous avons pu le souligner au début de notre travail (Chapitre 1), le Basaa est un guerrier par essence, mais il ne doit recourir à la « force », en l'occurrence la « force physique », qu'en cas de nécessité. En effet, la lutte (« San » dans la langue basaa) n'intervient, comme moyen de règlement des conflits sociaux, que lorsque « la réalité en terme de palabre a fait faillite » (A. MBEMBE, 1992 : 170-171). Il est certes possible que la « lutte » précède la « palabre », mais dans le contexte historique exceptionnel de la colonisation, « le San Kundè fait irruption dans la grammaire politique des chansons en langue Basaà comme crépuscule des illusions de la « palabre » »80(*).

L'histoire nous révèle d'ailleurs que lorsque le porte-parole du nationalisme camerounais, UM NYOBE, achève sa « palabre juridique » devant les Nations Unies, lui et ses amis, naïvement peut-être, espèrent que les autorités françaises répondront positivement à leurs doléances, mais au lieu de cela, ils subiront plutôt une répression d'une rare cruauté.

Mentionnons pour illustrer notre propos que, dans le souci d'informer tous les Camerounais sur son voyage à New York, une fois arrivé au Cameroun, UM NYOBE entreprit de sillonner tout le pays. Mais en pays Bamoun, fief du Sultan NJOYA, cette entreprise a failli lui coûter la vie :

« Un complot ourdi contre sa personne échoua de justesse grâce à la présence d'esprit de ses auditeurs qui se jetèrent sur lui, faisant de leurs corps un bouclier humain le mettant à l'abri des coups de couteau que ses agresseurs s'apprêtaient à lui porter. UM s'en est tiré avec une blessure à la tête. La nouvelle de sa mort a tout de même fait le tour du pays...» (A. EYINGA, 1991 : 74).

Toutefois, malgré les multiples démêlés avec l'autorité coloniale, le travail accompli au fil des années (à Boumnyebel et dans toutes les régions du Cameroun), par les patriotes camerounais, a permis l'émergence d'une véritable conscience politique dans la mesure où, désormais, la gestion des affaires du territoire national faisait l'objet des commentaires du soir. Et cela, nous pouvons nous en douter, n'était pas en odeur de sainteté auprès de l'administration coloniale. Il est évident que si « Atna Maten ma Kamerun » (U.P.C) avait échoué dans son entreprise de conscientisation des populations camerounaises dans l'ensemble, l'Administration coloniale n'aurait aucunement focalisé tout son ressentiment sur le mouvement nationaliste et sur les hommes qui l'incarnaient. En effet, ayant abouti à la conclusion selon laquelle le Mouvement nationaliste camerounais (U.P.C) ne pouvait pas être endigué par des « moyens légaux », les autorités coloniales françaises ont opté pour la violence, terrain sur lequel leur supériorité en armements modernes était incomparable. D'ailleurs, face à une organisation patriotique, créée non pas pour faire la guerre, mais pour transmettre un idéal aux populations camerounaises par des moyens pacifiques, démocratiques et légaux, l'Administration coloniale française disposait de moyens de répression d'une efficacité redoutable et indéniable. Elle n'hésitera pas à en user et à en abuser.

Le « San Kundè », est une période de lutte pour la « Réunification » et l'« Indépendance » du Cameroun que nous pouvons situer entre le retour de UM NYOBE des Nations Unies le 5 Mars 195581(*) et le décret français du 13 Juillet 1955 portant dissolution de l'U.P.C et de toutes les autres organisations nationalistes. Cette dissolution arbitraire rentrait en fait dans le plan arrêté à Paris, et dont l'exécution sur le terrain avait été confiée à un spécialiste de ce genre de « sale » besogne : le gouverneur Roland PRÉ (A. EYINGA, 1991 : 78). En fait, le gouvernement français par cet envoi, attendait du nouveau gouverneur une « action plus musclée » pour faire obstacle à l'U.P.C, puisque, jusque là, les moyens utilisés n'avaient pas été couronnés de succès. En effet, les autorités coloniales avaient constaté que les interdictions des réunions, les brimades, produisaient le plus souvent un effet tout à fait différent de celui escompté. Pour le gouvernement français, il était impératif d'abattre l'U.P.C, l'incarnation du nationaliste camerounais. Car c'était ce Mouvement qui mettait la « civilisation française » en danger. D'ailleurs, dans le livre- blanc publié sur « les émeutes de Mai 1955 », le gouvernement français donne clairement cette explication :

« Il était difficile, pour ne pas dire impossible, de combattre l'U.P.C sur le plan des idées ; or le nationalisme extrémiste et séparatiste de ce parti présentait un réel danger non seulement pour notre présence mais également pour l'avenir même des habitants de ce pays entièrement acquis à notre civilisation occidentale. Et ce nationalisme était d'autant plus inquiétant qu'il recevait des encouragements de l'extérieur : encouragements venus de France par le canal du Parti Communiste et des nombreuses associations et journaux qui en sont l'expression ; mais encouragements venus aussi de certains États membres de l'ONU. Les leaders upécistes devaient d'ailleurs, dès leur retour au territoire, exploiter à fond, sur le plan de la propagande, l'appui reçu de ces nations étrangères » (A. EYINGA, 1991 : 79-80).

Par conséquent, pour faire pièce au Mouvement nationaliste camerounais, l'Administration coloniale française prit trois (3) mesures fondamentales82(*).

La « première mesure » porta sur les réformes relatives aux fonctionnaires, au monde rural, aux forces de sécurité et aux travailleurs d'une manière plus globale. L'objectif réel de ces « réformes passives » était de créer une scission entre les Camerounais et l'U.P.C en supprimant les causes de mécontentement. N'oublions pas que les nationalistes se fondaient sur ces dernières pour amener les populations à comprendre qu'avec la « Réunification » et l'« Indépendance », les Basaa de Boumnyebel en particulier et tous les Camerounais en général, pourraient eux-mêmes trouver des solutions adéquates à leurs problèmes qui n'intéressent pas les colonialistes. En consentant à effectuer ces « réformes passives » qui au fond, n'allaient ni vraiment améliorer les conditions de vie des catégories concernées, ni entraîner le développement du pays, les autorités coloniales françaises coupaient l'herbe sous les pieds de l'U.P.C . Geste « salutaire », puisque le Mouvement était d'ailleurs, aux yeux du gouvernement français, d'autant plus dangereux qu'il bénéficiait d'une organisation importante. Jusque-là, en effet, le Mouvement nationaliste avait réussi à implanter plus de 450 Comités de base et de quartier, ce qui laissait entrevoir la possibilité d'une extension rapide sur tout le territoire national dans les mois qui allaient suivre. En outre, la « dangerosité » de l'U.P.C était aussi due au fait que jusqu'alors, ce Mouvement ne rencontrait aucune opposition politique sérieuse sur le plan des idées (A. EYINGA, 1991 : 81). En effet, les autres partis étaient déchirés par des luttes intestines et stériles, lesquelles laissaient le champ libre aux partis extrémistes. En effet, pour mieux comprendre le danger qui en résultait, signalons que déjà, à Boumnyebel, dans les quartiers de Douala et même dans certains villages plus particulièrement soumis à la pression upéciste, les cadres administratifs avaient été remplacés par des organes politiques et le « mythe de l'invincibilité de l'U.P.C » commençait ainsi à s'enraciner.

La « deuxième mesure » arrêtée par l'Administration coloniale française consista à regrouper à Douala tous les responsables de l'U.P.C qui étaient encore des fonctionnaires. Sans doute pour mieux surveiller leurs faits et gestes, et pouvoir plus facilement tous les prendre le jour où l'on décidera de leur élimination physique83(*).

La « troisième mesure », quant à elle, visait à harceler sans répit les patriotes par des arrestations, des perquisitions, des citations à comparaître. Et lorsqu'il n'y avait pas de motif patent pour inquiéter le patriote concerné, l'Administration coloniale montait une provocation, ou alors elle ressuscitait de vieux contentieux classés et oubliés. C'est ce dernier procédé qu'un administrateur des colonies du nom de GELIS, utilisa pour traduire UM NYOBE devant le juge instructeur (nous y reviendrons).

Toutes ces mesures répressives n'entamèrent pas la ferveur des patriotes, loin de là. D'ailleurs, Roland PRÉ alias « le civilisateur », fut outré de constater que malgré la croisade en cours contre eux, les nationalistes camerounais se soient permis d'ouvrir une École des cadres à Douala le 18 Mars 1955, et surtout qu'ils aient osé, le 22 Avril, toutes organisations patriotiques confondues, adopter et diffuser une Proclamation Commune dans laquelle ils réaffirmaient, avec plus de véhémence, leurs revendications habituelles à savoir : la « Réunification » et l'« Indépendance » véritables. Ce fut là, la goutte de trop. En effet, moins d'un mois plus tard, ce fut le « blitz » : la semaine sanglante de Douala (22 au 30 Mai 1955). Pendant cette période qui est encore très ancrée dans la mémoire des Camerounais en général et des Basaa de Boumnyebel en particulier, le siège de l'U.P.C à New Bell fut complètement mis à sac et réduit en état de cendres fumantes. Tous les responsables nationalistes qui ne furent pas bien inspirés de quitter leur domicile, furent arrêtés et incarcérés. La « chasse aux patriotes » s'étendit jusque dans des régions plus éloignées telle le Dja et Lobo où le chef de Région prend et diffuse la note suivante84(*) :

Haut Commissariat au Cameroun Région du Dja et Lobo.

Note à tous les chefs supérieurs, chefs de gouvernement, chefs de village, chefs étrangers de la région du Dja et Lobo.

Je porte à la connaissance de toute la population le fait qu'à la suite des troubles graves provoquées par l'U.P.C, notamment à Douala et à Yaoundé, les principaux dirigeants de ce parti ont pris la fuite et sont recherchés par la justice.

Toute personne qui recevrait dans sa case ou aiderait d'une manière quelconque l'un des chefs de l'U.P.C en fuite, doit être immédiatement arrêtée pour complicité de recel de malfaiteur et présentée à la justice.

Tous les chefs qui auraient omis de signaler le passage d'un agitateur en fuite ou une réunion clandestine, dans les 24 heures, peuvent être également arrêtés et poursuivis. Je rappelle que toute réunion publique ou privée de l'U.P.C est formellement interdite pour des raisons d'ordre public...

Le Chef de Région,

Signé : HUBER

Trois (3) détails attirent notre attention à la lecture cette note. Premièrement, la note est adressée en grande partie aux Chefs ; rien d'étonnant en réalité puisque l'Administration coloniale recrutait de préférence l'élite locale, les intellectuels (ce qui savaient lire et écrire) et les Chefs traditionnels85(*). Mais dans les rangs de l'U.P.C on pouvait également noter la présence de certains Chefs acquis à la cause nationaliste. Deuxièmement, les hommes n'étaient pas les seuls à mener le « San Kundè », on notait aussi la présence des épouses, des mères et des soeurs des patriotes. Troisièmement, le nom de UM NYOBE ne figurait pas encore sur la liste des patriotes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, car, jusque-là, chose curieuse vu la haine que l'Administration coloniale française nourrissait à son encontre, aucun mandat d'arrêt ne lui avait été « décerné ».

Finalement, le 13 Juillet 1955 à Paris, le gouvernement français dirigé à l'époque par Edgar FAURE, approuve sans réserve l'action de son représentant au Cameroun. En lui emboîtant le pas, FAURE prend, en conseil des ministres, un décret portant dissolution non seulement de l'U.P.C, mais également de toutes les autres organisations nationalistes telles que la JDC (Jeunesse Démocratique du Camerounais) et l'UDEFEC (Union Démocratique des Femmes Camerounaises). Les patriotes camerounais à l'instar de MOUMIÉ, MPAYE et NGOM, comme à leur habitude, essayeront de passer par la voie juridique pour contester ce décret, mais ce sera peine perdue. En effet, les nationalistes camerounais introduiront un recours à Paris pour obtenir l'abrogation dudit décret pour excès de pouvoir. Mais le Conseil d'État français, juridiction la plus élevée de l'ordre administrative, rejettera leur requête en alléguant comme motif que : « les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le décret attaqué est entaché d'excès de pouvoir »86(*).

À partir de ce moment, les dés furent jetés et la boucle bouclée. Et surtout furent préservés, les intérêts français visiblement incompatibles avec la réelle souveraineté camerounaise. Quant à l'U.P.C et les autres organisations nationalistes, désormais interdites de manifester politiquement en se déployant sur la Terre Ancestrale, au vu et su de tous, elles allaient entrer dans la clandestinité qui constitue la troisième phase de la lutte pour le « Kundè », la lutte pour le droit à l'autodétermination. C'est cette troisième phase que nous avons essayée d'analyser dans l'articulation suivante (II).

II. LES « MOYENS DE DÉFENSE SURNATURELS » OU « INVISIBLES »

Les « forces de l'Invisible », semble t-il, ne se déploient mieux qu'en période de crise grave, et surtout lorsque toutes les autres « voies ordinaires », se sont avérées inefficaces. Il est, à cet égard, dit à Boumnyebel que, le nom des « Basôgôl » (Ancêtres au sens strict) ne doit jamais être prononcé en vain (« Mbombok A. »).

Il est nécessaire de garder en mémoire que c'est la dissolution « illégale et arbitraire » de l'U.P.C et des autres organisations patriotiques par le pouvoir colonial français, qui va pousser les nationalistes camerounais à entrer dans la clandestinité, avec la création des « maquis » (en l'occurrence celui de Boumnyebel) et le déclenchement in fine du « Gwet bi Kundè » (la « guerre du droit »).

Dans cette seconde partie, nous avons d'une part, essayé d'analyser les différentes implications des forces de l'Invisible dans la « guerre du droit » (A), et d'autre part, nous avons tenté de montrer que nonobstant le fait que le Cameroun obtint son « indépendance », la lutte pour le « Kundè » semble se poursuivre encore de nos jours à tous les niveaux (B).

A. LE « GWET BI KUNDÈ » : LA « FORCE ANCESTRALE » COMME « RECOURS ULTIME » EN TEMPS DE GUERRE87(*)

La dernière phase de lutte, pour la « Réunification » et l'« Indépendance », que l'on peut repérer à cette époque dans le discours des populations basaa de Boumnyebel en l'occurrence, est celle dite du « Gwet bi Kundè » (« la guerre du droit »), car le « conflit » opposant les patriotes camerounais à l'Administration coloniale française, s'était de fil en aiguille transformé en « guerre ouverte et violente ».

A MBEMBE (1992 : 171) relève que ce troisième niveau de la lutte pour le droit « [...] commence, dans la rationalité populaire, avec le Gwet bi Roland Pré (la guerre de Roland Pré) ». En effet, aux yeux des populations basaa de Boumnyebel notamment, c'est à cause du gouverneur colonial Roland PRÉ, auteur des massacres de Mai 1955, que les patriotes camerounais se sont vus contraints d'entrer en guerre. Le « Gwet bi Kundè » désigne donc la résistance et la lutte armée dans les « maquis » de Boumnyebel, de la Sanaga Maritime, à partir de 1956.

Il convient de préciser ici que le Secrétaire général de l'U.P.C est entré dans la clandestinité bien avant les « évènements de Mai 1955 », à cause d'un mauvais procès ressuscité contre lui sur l'ordre de ce fameux gouverneur colonial, Roland PRÉ.

L'affaire en question, remontait en fait au 7 Février 1953 et portait sur une réunion de l'U.P.C organisée à Songmbengue, une subdivision de Babimbi (foyer de la Civilisation basaa). UM NYOBE fut invité, en sa qualité de « Mporôl », à participer à cette réunion dans le cadre des comptes-rendus de sa première mission de 1952 à l'ONU. L'administrateur français de GÉLIS arriva en force et dispersa, manu militari, les participants à la réunion. UM NYOBE, comme à l'accoutumé, protesta et le prévint que l'U.P.C s'en plaindrait en justice pour abus d'autorité et violation d'une concession privée par un agent public chargé de veiller sur la sécurité et la tranquillité des citoyens. Paradoxalement, c'est de GÉLIS qui, prenant les devants, introduisit une plainte contre le Secrétaire général pour « violence contre agent public dans l'exercice de ses fonctions » (A. EYINGA, 1991 : 89). De son côté, le « Nkaa Kundè » (la « palabre juridique ») obligeant, UM NYOBE déposa également une plainte contre l'administrateur pour « voies de fait perpétrées sur un citoyen par un agent public » (A. EYINGA, Op. Cit.). Au vu des deux (2) requêtes et sur le conseil du gouverneur SOUCADAUX, le juge d'instruction rendit une ordonnance de non-lieu, et l'affaire se tassa.

Toutefois, lorsque Roland PRÉ arrive au Cameroun en 1954, sans autre forme de procès, il ordonna la réouverture de l'instruction dans la seule affaire où de GÉLIS était le plaignant (« affaire de GÉLIS contre UM »), en omettant délibérément l'affaire jumelle où UM était le plaignant (« affaire UM contre de GÉLIS »). Bien que le procureur de la République, M. MARTINELLI, un Antillais, fît la remarque au gouverneur en lui précisant de surcroît que les deux (2) affaires furent classées deux (2) ans plutôt, cela ne changeant en rien la décision du gouverneur. Puis le procureur MARTINELLI voulut savoir si des faits nouveaux, justifiant la réouverture des dossiers, avaient été relevés. On lui répondit en haut lieu que « l'intérêt de l'État français », à lui seul, suffisait amplement à justifier l'opération (A. EYINGA, 1991 : 90). Eu égard de sa réticence, le procureur fut simplement écarté et l'ordre fut donné directement au juge d'instruction, un « bon Français » de la métropole, de prendre en mains l'« affaire de GÉLIS contre UM ». Malgré cet imbroglio, UM NYOBE se présenta à l'audition de Yaoundé à laquelle il fut convoqué et ceci sans opposer de résistance aucune. Mais l'attroupement, aux abords du palais de justice, de milliers de militants et de curieux venus voir ce qui allait advenir à « Mporôl », amena le juge d'instruction à renvoyer l'audition de UM NYOBE88(*) à huitaine. Puis un second renvoi intervint à peu près dans les mêmes conditions. Pendant qu'il attendait la troisième convocation, « Mporôl » fut prévenu que le mécanisme de son enlèvement venait d'être mis au point et que ce mécanisme allait entrer en mouvement dès sa prochaine apparition à Yaoundé. La direction de l'U.P.C décida alors que le Secrétaire général ne se présenterait plus à la barre de la justice colonialiste, et UM NYOBE disparut de la circulation. D'aucuns préférèrent dire qu'il avait gagné le « maquis » de Boumnyebel. En fait, UM NYOBE resta clandestinement à Douala pendant deux (2) ou trois (3) mois, sans prendre part aux manifestations publiques, mais tout en continuant à avoir des séances de travail avec certains membres du Bureau du Comité Directeur, en particulier avec MOUMIÉ et les deux (2) vice-présidents KINGUÉ et OUANDIÉ (A. EYINGA, 1991 : 90-91). Il semblerait que ces patriotes aient décidé de concert que chacun d'eux, excepté MOUMIÉ qui devait rester dans la région de Douala, irait organiser et animer un « maquis » dans sa région natale. UM NYOBE gagna donc les forêts de Boumnyebel et se mit au travail.

Dans les « maquis » notamment celui de Boumnyebel, les patriotes basaa se sont servis de toutes les armes « visibles » et « invisibles » dont ils pouvaient disposer. Pour les « armes visibles », il s'agissait pour l'essentiel des armes à feu d'origine occidentale ou de fabrication locale et des armes blanches (machettes, couteaux, flèches, lances...). Quant aux « armes invisibles » l'arsenal était considérablement impressionnant et reposait sur une bonne connaissance ésotérique89(*).

Rappelons tout d'abord que, lorsqu'on parle des « maquis » de l'U.P.C des pères fondateurs, il ne faut pas perdre de vue deux (2) éléments importants. Premièrement, la clandestinité et le « maquis » sont une conjoncture que le Mouvement nationaliste n'avait ni choisie, ni recherchée, et à laquelle il ne s'était pas réellement préparé ; ce sont les colonialistes, dans leur logique de conquête et de domination, qui la lui ont imposée. Deuxièmement, l'idée de remporter une victoire militaire sur l'armée française, depuis le « maquis », n'a jamais vraiment effleurée l'esprit de UM NYOBE ; pour lui, la solution du « problème Kamerunais » était non pas militaire, mais politique. Et c'est d'ailleurs à la recherche de cette solution politique que ce patriote s'est résolument consacré, dans le « maquis » de Boumnyebel, jusqu'à son dernier souffle de vie. C'est d'ailleurs dans cette optique que A. MBEMBE dit de lui qu'il fut indubitablement « un maquisard armé d'un stylo ». En effet, comme nous le faisait remarquer le « Mbombok R. », les « maquisards »90(*), pour l'essentiel n'avaient pas pour objectif principal la destruction de l'armée française. C'est pour cette raison qu'ils utilisèrent principalement deux (2) types de « techniques invisibles de  défense » à savoir : le « Kòn » et le « Dim Ba Ko ». Dans le même ordre d'idées, un autre « Vieux Sage » a également mentionné un cri spécifique le « Nlend Basôgôl » (le « cri salvateur ancestral »).

1. LE « KÒN » OU LA « DÉFENSE ABSOLUE ANCESTRALE »91(*)

Le « Kòn » est une technique de « blindage » (protection) occulte qui permet, à un niveau très avancé, à son utilisateur d'être quasiment à l'épreuve des balles. Le « Mbombok B. » soulignait que cette technique est née de l'association des connaissances mystiques des Basaa du Cameroun et des Ghanéens d'où, d'ailleurs, le sacrifice d'un robuste bouc lors de la « cérémonie de blindage ». Le « Mbombok R », nous faisait également comprendre que, dans le « maquis » de Boumnyebel, la guerre se faisait, en grande partie, à l'aide des armes à feu. Sur ce plan, les colons et les « Dikokôn » (les espions) bénéficiaient d'un excellent équipement militaire. Le « Kòn » permettait donc, dans ce contexte de violence sanglante, aux « maquisards » (moins bien équipés militairement), d'équilibrer relativement le rapport de force. Il présentait sur ce point un « aspect égalisateur ».

Pour comprendre un peu mieux le mécanisme opératoire de cette « technique occulte », il convient de savoir que : quand on dit, en langage basaa, que quelque chose a « kòn », cela veut dire que la chose dont il est question a été « tachée » ou « maculée ». Dans le langage ésotérique, le vocable prend un sens plus subtil. Ainsi, quand un homme « travail » son corps au « Kòn » (quand il subit la cérémonie de blindage du même nom), il est censé se recouvrir d'une « seconde peau invisible », une sorte de « champ de force énergétique » (propos recueillis en Novembre 2008 auprès du « Mbombok A. »). Grâce à cette sorte d'« armure invisible », le corps dudit individu est protégé contre les balles et les armes blanches (ceci constitue le summum de cette technique). Le « Mbombok R. », souligna également que le « Kòn », au cours du « Gwet bi Kundè », permettait en effet aux « maquisards » de Boumnyebel de résister aux balles, et, même quand ils étaient touchés par des projectiles, ils n'en mourraient généralement pas et pouvaient rentrer au campement pour y être soignés par les grands prêtres traditionnels. En clair, le « Kòn », certes, pouvait protéger les « maquisards », mais était loin de leur fournir une protection infaillible, puisqu'en tant qu'hommes fait de chair et de sang de surcroît imparfaits, ils restaient des êtres faillibles. Tout comme ACHILLE, l'un des plus puissants guerriers de la Grèce Antique, qui selon la mythologie était invulnérable sauf à un seul endroit : le célèbre « talon d'Achille » ou encore un SAMSON dont la « force divine extraordinaire » provenait de sa longue chevelure dont la coupure, entraînait aussitôt sa faiblesse ; les « maquisards » de Boumnyebel aussi, malgré cette « armure invisible », restaient des êtres vulnérables. Par conséquent, trois (3) raisons fondamentales pouvaient justifier la mort par balles d'un « maquisard » doté du « Kòn ». Premièrement, la « violation des interdits » inhérents à la possession de cette technique (donner volontairement la mort à autrui par exemple). Deuxièmement, la « préparation mystique » des balles qui lui étaient destinées (balles dotées de pouvoirs magiques maléfiques extrêmement puissants). Troisièmement, l'« heure prévue » de quitter les siens pour rejoindre les ancêtres. En effet, tout homme, aussi puissant soit-il, est appelé à mourir un jour. Le but des « forces occultes positives » (en l'occurrence le « Kòn ») est simplement d'éviter que ce « départ » ne soit précipité et permettre à l'homme d'accomplir sa mission terrestre avant « l'heure fatidique » (« Mbombok A. »).

2. LE « DIM BA KO » OU LE « KALÉIDOSCOPE HYPNOTIQUE ANCESTRAL »

La « seconde technique de défense ésotérique », du temps de la guerre dans le « maquis » de Boumnyebel, fut ce que les « Ba Mbombok » appellent le « Dim Ba Ko ». Cette expression dérive de deux (2) termes basaa à savoir : « Dim » (aveugle, aveuglement) et « Ba Ko » (les Pygmées). Littéralement donc, le « Dim Ba Ko » signifie « l'aveuglement des Pygmées ». Le « Mbombok R. » nous disait à ce sujet que :

« Les Pygmées (peuple de la forêt), sont, entre autres, réputés pour leur grande connaissance des mystères et des secrets de la forêt ; c'est pour cela que les Ancêtres basaa, en mémoire de ce peuple, en ont fait la dénomination éponyme de cette technique occulte ».

Le « Dim Ba Ko », que nous avons aussi appelé ici, le « Kaléidoscope hypnotique ancestral » (« Mbombok A. »), c'est-à-dire, « Un cadre spatio-temporel où ce qui est perçu par le commun des mortels n'existe pas comme tel et, ce qui existe n'est pas perçu comme tel ». Autrement dit, le « Dim Ba Ko » avait la faculté de brouiller les perceptions sensorielles (notamment l'acuité visuelle) de tout intrus (en l'occurrence les soldats français). En effet, en tant que « technique de brouillage occulte », le « Dim Ba Ko » permettait donc aux « maquisards » de se soustraire, temporairement, à la perception visuelle des soldats coloniaux. Notons également que, en recourant à cette technique « subtile » -- laquelle était généralement mise en place par les « Ba Mbombok Mabouye »92(*) -- les « maquisards » étaient entourés par une sorte de « voile mystique » qui inhibait complètement l'acuité sensorielle des soldats français, les plaçant dans l'incapacité de les localiser avec précision, de les voir et a fortiori de les cribler de balles.

Le « Mbombok R. » nous révélait en outre que, le « Dim Ba Ko » se présentait également comme une « technique de camouflage occulte ». Dans ce cas précis, la technique permettait par exemple aux « maquisards », cernés dans le camp (où s'organisait la rébellion), par les soldats français de dissimuler leur présence en « devenant mystiquement furtif ». Ainsi, lorsque les soldats arrivaient, ayant à l'avance été informés de la présence effective des « maquisards » en ce lieu, à leur grande surprise, « ils ne voyaient personne », alors que les « maquisards », eux, pouvaient distinctement les voir.

Cependant, le « Dim Ba Ko », lorsqu'il était actionné, était soumis à une règle fondamentale : les « maquisards » ne devaient en aucun cas tuer, répandre le sang des soldats qui étaient devenus « aveugles » sous l'effet de son action. Puisque le but visé ici n'était aucunement de supprimer la « Vie », mais de la préserver avec l'aide de « Hilôlômbi » (Dieu)93(*) à travers les Ancêtres.

Par ailleurs, le « Kaléidoscope hypnotique ancestral » pouvait aussi agir comme une « technique de substitution occulte », c'est-à-dire, qu'il pouvait arriver dans le « maquis » qu'un soldat ouvre le feu (ou croit tirer) sur un « maquisard » et qu'au lieu de trouver le corps de ce dernier sur le sol, il trouve plutôt un tronc d'arbre ou un animal : « Les Ancêtres, disait le « Mbombok R. », l'avait simplement transporté ailleurs sain et sauf ».

Le « Dim Ba Ko », comme toute technique attachée à l'homme (être imparfait), avait également une faille. Il suffisait en effet qu'un « kokôn » (traître, espion en langue basaa) dévoile le secret en permettant aux soldats français de voir les « maquisards ». Pour ce faire, il fallait qu'il introduise, nous a-t-on dit, dans les yeux des soldats, un « liquide spécial », dont la vertu était d'accroire les capacités visuelles et de dessiller les yeux de ces derniers. Grâce cette « substance mystique », les soldats pouvaient percer le « voile occulte » et voir ce qui jusque-là, échappait totalement à leur champ de perception. C'est ce qui, semble t-il, arriva le jour de l'assassinat de UM NYOBE (nous y reviendrons).

3. LE « NLEND BASÔGÔL » OU LE « CRI SALVATEUR ANCESTRAL »

Le « Nlend Basôgôl », technique qui nous a été suggérée par un « Vieux Sage », « ex-maquisard », peut être aussi considéré comme une technique de défense occulte. Une définition littérale de l'expression tronquerait son sens véritable dans la mesure où : le terme « Nlend » signifie « cri » et « Basôgôl » signifie « les ancêtres » ; nous aurons, en suivant cette logique « le cri des ancêtres », ce qui n'a rien à voir avec le sens contextuel. En fait, dans le « maquis » de Boumnyebel en l'occurrence, ce ne sont pas les ancêtres qui crient, mais un de leurs descendants (« Balal ») qui les exhortent à travers son cri de détresse. Le « Nlend Basôgôl » doit donc être appréhendé ici comme un cri adressé aux ancêtres, afin d'obtenir leur protection contre un danger imminent.

Selon ce « Vieux Sage », pendant la guerre dans les « maquis », les jeunes gens, comme lui à cette époque, étaient souvent chargés de transporter des messages d'un camp à un autre. Pour leur permettre de bien accomplir cette mission, les « Ba Mbombok », avant de les envoyer en mission, se réunissaient et faisaient une « cérémonie sacrée » destinée à appeler les Ancêtres afin que ces derniers accompagnent leurs enfants et les protègent au cours de leur voyage périlleux. Une recommandation était faite aux jeunes hommes : ils ne devaient en aucun cas pendant le parcours qu'il effectuait en courant (même sous l'effet des bruits de coups feu) se retourner et regarder derrière eux. Ce vieil homme nous révéla que pour sa part, son père, avant de décéder, lui avait dit que, à chaque fois qu'il se sentirait en danger de mort, qu'il fasse appel à lui en disant ces mots : « A Tara, mè nu nu ba yeò nól », c'est-à-dire, « Père, me voici que l'on veut tuer ». Lorsqu'il avait fini de prononcer dûment cette formule, nous a-t-il dit, de façon instantanée il se retrouvait à quelques kilomètres plus loin de l'endroit du péril.

Toutes les « techniques de défense invisible » susvisées, il est vrai, prennent leurs racines dans la « Religion des Basaa » (voir Chapitre 1). Mais les nationalistes camerounais, en l'occurrence les patriotes basaa de Boumnyebel, se sont également servis de la religion du colon pour défendre le « Kundè ».

A. MBEMBE (1992 : 173) à ce sujet, souligne à juste titre que : « le discours nationaliste, dans sa version chantée, se recouvre d'un halo religieux et eschatologique ». Ce discours nationaliste en intégrant en son sein la religion locale et le christianisme colonial, opère une sorte de « syncrétisme » théologique. Désormais, Dieu (« Hilôlômbi ») et les Ancêtres (« Bagwal ») sont placés au début et à la fin de l'acte de libération de la « Terre ancestrale ». Ce sont eux, plus que l'ONU (qui a fait preuve de son incapacité à régler le problème camerounais lors de la première phase, le « Nkaa Kundè »), qui sont pris à témoin des désordres et des « maladies » causées par le système colonial. Par conséquent, le « Kundè » est l'oeuvre de leurs mains et UM NYOBE est leur messager parmi le peuple, c'est le « Mporôl ». En « sentinelle et veilleur, il alerte la communauté et annonce ce qui doit venir » (A. MBEMBE, 1991 : 174).

Il est fondamental de se rappeler que, le Mouvement nationaliste, tout en critiquant le christianisme, compromis à plusieurs égards avec l'ordre colonial, s'inspira, toutefois, de certains de ses éléments. Il tenta par exemple de démontrer la proximité de Dieu (« Hilôlômbi ») avec ceux qui luttent pour la « sauvegarde de la Terre » qui leur est due. D'ailleurs l'un des textes qui marqua, à cette époque, ce face-à-face entre « la libération politique » et « le message biblique », fut celui de UM NYOBE : Religion ou colonialisme ? Dans ses écrits, « Mporôl » développa une véritable « théologie de la libération » (A. MBEMBE, Op. Cit.,) où il critique radicalement le christianisme colonial et les pratiques missionnaires qui violaient sans vergogne la véritable foi chrétienne94(*). Il convient de noter également que, le rapprochement que UM NYOBE fit avec le livre biblique de l'Exode, qui parle de l'intervention de Dieu dans la libération du peuple d'Israël, enveloppa le thème de l'« Indépendance » -- désormais perçue comme une « Terre promise » -- d'une aura religieuse et messianique. Ici, Dieu, le vrai, est perçu comme celui qui défend les faibles et les petits, les protège de la main de l'oppresseur et les libère de l'esclavage.

Le Mouvement nationaliste camerounais, U.P.C, effectue en fait un parallèle entre l'esclavage d'Israël, peuple aimé de Dieu, et la colonisation du Cameroun, peuple aimé de « Hilôlômbi ». Par voie de conséquence, le saut qu'effectua Israël de sa situation d'esclavage vers la liberté est identifié au bond que devra faire le Cameroun en général (Boumnyebel en particulier), de sa position de pays sous domination coloniale vers son « Indépendance » et sa « Réunification ». À partir de là, la foi en « Hilôlômbi », la croyance aux Ancêtres et la libération politique s'épousent dans la guerre au sein du « maquis » de Boumnyebel. La « Réunification » et l'« Indépendance » deviennent donc des « promesses divines » dont la réalisation est inexorable.

Dans cet ordre d'idées, le « Kundè » relève pleinement de l'univers religieux. C'est une promesse divine simplement remise entre les mains des patriotes. La « Réunification » et l'« Indépendance » sont donc censées se réaliser dans un acte de « foi intégrale » où la vie individuelle peut être donnée en holocauste pour sauver les générations suivantes. Les Ancêtres eux-mêmes, avant de rejoindre le « Panthéon des bienheureux », ont laissé la « Terre » en liberté. C'est pourquoi, tant que cette « Terre » n'a pas été restituée à leurs descendants (« Balal »), la paix de ceux qui sont morts, mais qui continuent à se mouvoir autour des vivants, reste fragile.

Nous ne le dirons pas assez, UM NYOBE et ses compagnons du « maquis », en ayant recours aux « forces de l'Invisible » (Dieu et les Ancêtres) au cours du « Gwet bi Kundè », ne visaient pas l'annihilation de leurs adversaires (les colons et leurs alliés ou « Dikokôn »), malgré les méfaits de ces derniers, mais à se protéger afin de mener à terme leur mission de libération. En effet, le Secrétaire général de l'U.P.C a passé beaucoup plus de temps, dans le « maquis » de Boumnyebel, à essayer de proposer une solution politique à la crise sanglante déclenchée par les colons qu'à élaborer véritablement des stratégies militaires. Il est vrai, comme le mentionne A. EYINGA (1991 : 93), qu'on lui attribua la paternité d'un Comité National d'Organisation (CNO), branche armée de l'U.P.C clandestine, ainsi que du Secrétariat Administratif et Bureau de Liaison (SABL), sorte d'état-major civil. C'était tout à fait légitime, puisque, en choisissant, non pas de se convertir au colonialisme, mais de résister pour l'honneur et l'intérêt du Cameroun, les patriotes ont du s'organiser afin de préserver leur vie. En effet, pour survivre dans un milieu hostile dans lequel, l'Administration coloniale entretenait l'insécurité, UM NYOBE et ses compagnons devaient, non seulement défendre leurs « têtes »95(*) contre les « Dikokôn », « les chasseurs de primes et autres délateurs de service » (A EYINGA, Op. Cit.,) mais également continuer à entretenir les militants et les sympathisants afin que la résistance ne s'estompe pas. Des bavures et quelques erreurs graves ont certainement été commises dans le « maquis » de UM NYOBE. Il faut les regretter, mais comme dit le proverbe : les erreurs humaines n'enlèvent pas la valeur de l'effort fourni. De surcroît, nous devons toujours garder à l'esprit que « Mporôl » était loin d'être un chef de guerre à l'instar d'un HISSÈNE HABRÉ ou d'un IDRISS DEBY par exemple, et qu'il n'a, à aucun moment, envisagé de résoudre le problème du Cameroun par un affrontement militaire. Dans le cadre de la solution politique qui est restée la sienne jusqu'à son assassinat en 1958, nombreuses sont les initiatives politiques qui attestent de sa bonne foi, face à un adversaire qui, lui, s'était résolument enfermé dans la logique de guerre et ne voulait entendre aucun autre langage. Nous pouvons citer ici, quelques unes des propositions faites par le « maquisard armé d'un stylo » :

« - La levée de l'interdiction injuste dont l'UPC avait été frappée, suivie du retour à la vie politique légale du Mouvement ;

- une amnistie générale en faveur de tous les condamnés politiques à la suite des évènements de 1955 ;

- des négociations avec les autorités françaises pour trouver une solution à la crise. Mgr Thomas Mongo, que Um accepta de recevoir dans son « maquis », était revenu de l'entretien porteur de propositions précises dans ce sens ;

- les nombreuses lettres-propositions du Secrétaire général au Premier ministre Mbida, premier chef du gouvernement de l'« État sous tutelle du Cameroun » ;

- note-mémoire à l'attention du gouvernement français pour le dénouement de la crise Kamerunaise (« Maquis » le 13 juillet 1957) ;

- l'engagement de l'U.P.C dans l'aventure du MANC (Mouvement d'Action Nationale du Cameroun) visant à permettre aux nationalistes de se présenter aux élections de 1956 de la loi-cadre. Mais les autorités françaises n'ayant rien voulu entendre au sujet de l'amnistie, le MANC se termina dans la confusion du « Groupe des huit », avant l'éclatement de ce dernier en 1958, éclatement provoqué par un habitué de ce genre de manoeuvres : M. Charles Asa'ale. Un poste de ministre lui était proposé dans le gouvernement Ahidjo... » (A. EYINGA, 1991 : 94).

Toutes ces incessantes propositions politiques montrent à quel point « Mporôl » fut un homme épris de paix, dont la tâche majeure était d'obtenir la « Réunification » et l'« Indépendance » véritables du Kamerun en provoquant le moins de dégâts et de morts possibles, à défaut d'en faire carrément l'économie.

L'« indépendance » et la « réunification » surviendront, respectivement, deux (2) ans et quatorze (14) ans après son assassinat, mais elles seront de « pures formes » dans la mesure où : pour ce qui est de « l'indépendance », les autorités françaises veilleront à la vider de sa substance ; et quant à « la réunification », les manoeuvres politiques du Président AHIDJO, créeront un climat de méfiance et de suspicion entre les Camerounais francophones et anglophones lequel climat fragilisera celle-ci. C'est l'objet de notre analyse dans le paragraphe suivant (B).

B. L'OBTENTION « FACTICE » DE L'INDÉPENDANCE ET DE LA RÉUNIFICATION : LA QUÊTE À TOUS LES « NIVEAUX »96(*) DU « VÉRITABLE KUNDÈ »

De prime abord, deux (2) questions se doivent être posées ici : en quoi l'« indépendance » et la « réunification » des années 1960 et 1972 sont-elles, aux yeux des Basaa de Boumnyebel en l'occurrence, considérées comme « factices » ? Et, pourquoi la quête du « Kundè » devrait-elle encore se poursuivre ?

1. LA « FACTICITÉ CONGÉNITALE » DU « KUNDÈ » CONTEMPORAIN

Aujourd'hui, il appert aux yeux de certains patriotes camerounais notamment les Basaa de Boumnyebel, que : en chassant illicitement les nationalistes de la scène politique « légale », les autorités coloniales françaises, dès 1955, ont cassé et dénaturé l'évolution normale de la « Terre de nos Ancêtres » (le Cameroun) et l'ont, par conséquent, orientée dans une « direction diamétralement opposée, que nous ne sommes pas encore parvenus à redresser » (A. EYINGA, 1991 : 94-95).

Si nous partons de l'observation selon laquelle : la « conscience nationale » constitue l'élément moteur de construction d'une Nation forte ; nous pouvons alors souligner qu'au Cameroun, cette conscience nationale fut détruite par le colonisateur à travers l'élimination physique « des forces et des hommes » qui l'incarnaient le mieux. UM NYOBE fut la plus parfaite de ces incarnations. Son assassinat, le 13 Septembre 1958 à Libel li Ngoy (aux environs de Boumnyebel), fut un acte programmé et décidé par le Premier Ministre AHIDJO et approuvé par les autorités françaises. Soulignons en passant que, l'unité composée de soldats lourdement armés, fut guidée dans le « maquis » de UM NYOBE par Luc MAKON MA BIKAT, un Basaa de Makaï, au fait de la « connaissance mystique basaa » et dont le sous groupe familial nourrissait une haine profonde à l'égard de « Mporôl ».

Deux (2) ans après cet assassinat (en 1960), « l'indépendance » fut « octroyée » au Cameroun. Pourquoi « octroyée » ? Tout simplement parce que cette « indépendance factice » était soumise aux conditions fixées par les autorités coloniales françaises.

S'étant, en effet, rendues compte qu'il était désormais impossible d'enrayer la volonté d'« Indépendance » des patriotes camerounais en général, les autorités françaises vont trouver une « stratégie » qui leur permettra de maintenir leur emprise sur le Cameroun tout en donnant l'illusion d'accorder le « Kundè ». Pour ce faire, un « plan » sera arrêté à Paris. Ledit plan énoncera comme recommandation fondamentale, de ne plus s'opposer à l'indépendance du Cameroun, mais plutôt de la hâter en veillant, toutefois, à la vider de l'essentiel, par des « accords iniques » qui réserveraient à la France le pouvoir de « décision » dans des domaines majeurs.

Par le truchement de ce subterfuge, la France ne donnait pas aux Camerounais, l'« Indépendance » pour laquelle se battaient les patriotes, mais un « simulacre d'indépendance », une « indépendance » complètement et habilement vidée de sa substance. On n'est donc pas surpris de voir à la tête de cet « État fantoche », des « collaborateurs de la belle France », pourtant, à l'origine, fortement opposés à l'« Indépendance » du Cameroun, la vraie. En effet, on vit des personnages tels Charles OKALA, André-Marie MBIDA, Ahmadou AHIDJO, devenir, du jour au lendemain, des partisans acharnés de la prétendue « indépendance immédiate ». D'ailleurs (fait paradoxal), souvent plus zélés et plus intransigeants que les vrais patriotes. Une anecdote racontée par A. EYINGA (1991 : 103) au sujet de AHIDJO, souligne bien cette étrange volte-face.

Dès son adhésion au club des « intellectuels du Bloc Démocratique du Cameroun (BDC) » en 1952, tout le monde savait que AHIDJO était un des adversaires invétérés de l'« Indépendance » prônée par les nationalistes. D'ailleurs, sa participation au gouvernement de MBIDA, n'avait fait que le renforcer dans cette position. Le 18 Février 1958, la surprise des membres de l'Assemblée Territoriale du Cameroun (ATCAM) fut de taille, lorsque AHIDJO annonça dans sa déclaration d'investiture au poste de Premier Ministre de l'État sous tutelle, qu'il était désormais résolument décidé à oeuvrer pour l'accession sans retard du Cameroun à sa pleine « souveraineté ». Les membres de l'Assemblée n'en croyaient pas à leurs oreilles. Certains commençaient à penser à « un miracle divin » lorsque soudainement, de son banc, l'ex- Premier Ministre, MBIDA, se leva et apostropha avec véhémence son ex-vice Premier Ministre, AHIDJO. Il demanda à ce dernier d'expliquer clairement, à l'Assemblée, comment le processus allait se dérouler concrètement au lieu de se borner à lire péniblement un texte, dont il n'était d'ailleurs pas l'auteur. En effet, MBIDA savait que la déclaration d'investiture que AHIDJO venait de lire, avait été rédigée entièrement par le gouverneur RAMADIER. AHIDJO ne pouvait donc y apporter aucune précision supplémentaire, ne sachant pas encore lui-même comment tout cela allait, concrètement, se mettre en place.

Toutes les différentes pièces qui constitueront ce que l'on appellera plus tard l'« État néo-colonial », étaient désormais savamment agencées. Le régime camerounais allait donc se réduire aux apparences et aux faux-semblants, aux titres honorifiques dont les gens, sans aucun scrupule, se décorent et pour lesquels ils sont rémunérés, logés, nourris et reçus en grande pompe. On aurait ainsi des « pseudo hommes politiques » dont la fonction première sera de faire du psittacisme en écoutant et reproduisant la voix de leurs « maîtres ». Des hommes sans aucune réelle envergure politique, ne se souciant que de se remplir la « panse » et de couler des jours heureux à l'abri du besoin, même si cela devait provoquer la paupérisation et l'effondrement de la Communauté toute entière.

C'est donc effectivement à la veille de cette « indépendance illusoire » que le cours de notre histoire fut radicalement déformé. Les interlocuteurs administratifs ayant continué à se succéder entre eux, ont fini par former « une génération d'héritiers » aussi disposés qu'eux-mêmes à n'être, sur la « Terre ancestrale », que de « dociles élèves de l'Élysée ». C'est aussi au cours de cette période que la conception même du « pouvoir politique » fut dénaturée puisque pour les « hommes politiques » auxquels l'on l'avait remis, le « pouvoir » ne constituait qu'un instrument de répression et de domination néfaste. Un moyen d'empêcher toute expression du véritable nationalisme et de tuer dans l'oeuf toute possibilité, pour les patriotes (même ceux de la nouvelle génération), d'accéder aux postes politiques.

Cette « croisade d'autodestruction camerounaise » prendra d'ailleurs le nom de « lutte contre la subversion » lorsqu'il s'agira de réunir les deux (2) Cameroun.

Le 1er Janvier 1960, en effet, la tutelle internationale est levée sur la partie française du Cameroun et la « pseudo indépendance » proclamée. Cette partie du pays devient donc la République du Cameroun, avec comme Président, AHIDJO et Premier Ministre ASA'ALE. Quant à la première réunification (fédération), elle interviendra un an plus tard (le 1er Octobre 1961), dans des conditions désavantageuses d'ailleurs prédites par UM NYOBE, le 17 Décembre 1952 à l'ONU. On se souvient qu'à cette occasion, « Mporôl » avait mis la communauté internationale en garde en disant que :

« La réunification est la seule voie par laquelle le Cameroun doit passer pour accéder à son indépendance. Si on ne l'accepte pas ainsi, c'est qu'on est partisan de l'indépendance d'une partie du Cameroun au sein du Nigéria ou du Commonwealth britannique, et de l'indépendance de l'autre partie du Cameroun au sein de l'Union française... » (A. EYINGA, 1991 : 109-110).

La fédération intervenue le 1er Octobre 1961 était d'ailleurs, dans l'esprit de AHIDJO, une simple étape devant conduire à l'instauration d'un État unitaire ultra centralisé. Par ailleurs, le référendum du 20 Mai 1972, a simplement signé « l'arrêt de mort » (P. Fabien NKOT, 2OO5 : 38) de l'expérience fédérale au Cameroun, sans toutefois instaurer une convivialité entre les Camerounais francophones et les Camerounais anglophones.

En fait, la « réunification factice » de 1972, a consisté à une « absorption » pure et simple du Southern Cameroon (partie occidentale du Cameroun) par la République du Cameroun ; créant par là même un climat de méfiance et de suspicion au sein de la Communauté camerounaise dans son ensemble. À ce propos, on entend parfois de nos jours les élites politiques anglophones dénoncer, sur le plan culturel, une logique de « francisation » progressive de la communauté anglophone. Ou encore, sur le plan politique, une « marginalisation » des membres de cette communauté dans l'accès aux postes de responsabilités les plus importants.

2. LA QUÊTE PERPÉTUELLE DU « VÉRITABLE KUNDÈ »

Dans l'esprit des patriotes des années 1950, il faut se le rappeler, la vraie « Indépendance » et la vraie « Réunification », en fait, le vrai « Kundè », devaient permettre à tous les Camerounais sans distinction de s'unir afin de gérer eux-mêmes leurs destinées. Pour eux, comme pour certains patriotes d'aujourd'hui, l'unité réelle des Camerounais reste la base sur laquelle doit se réaliser toute véritable politique qui vise l'intérêt de la Nation. Et la pleine souveraineté politique en fait partie ! Ainsi, pour un grand nombre de ceux qui prirent part aux processus sociaux, dans les années 1950, le véritable « Kundè » a été « suspendu ». La véritable « Indépendance » et la véritable « Réunification » ne sont pas encore arrivées. On doit donc poursuivre le combat sur « tous les plans d'existence et de conscience » afin de hâter la venue de ce vrai « Kundè ».

Il est important, par conséquent, de garder à l'esprit que les luttes sociales et politiques qui se déroulent aujourd'hui à Boumnyebel en particulier et au Cameroun en général, mettent en exergue des conflits plus radicaux. Il s'agit en fait de savoir qui aura suffisamment de « puissance » pour contrôler le processus de construction ou de déconstruction de la Nation camerounaise. L'espace du « combat », de l'affrontement, est ainsi constitué de victoires et de défaites temporaires ; d'exils et de « retours » ; de refuge dans les rites, les cultes et les « pratiques », sur lesquels plane « le spectre du Grand jour » : celui de l'« Indépendance » et de la « Réunification » (Unification) véritables.

Dans cette première partie de notre travail, nous avons essayé d'analyser la grande implication des « forces de l'invisible » dans les actions sociales et politiques des Basaa de Boumnyebel à l'époque coloniale (influence dans le passé). Nous nous sommes délibérément appesantis sur les « aspects positifs » des « usages sociaux et politiques de ces forces », car comme le soulignait le « Mbombok A. » : « La force des Ancêtres, la force de « Hilôlômbi » (Dieu), ne doit jamais être utilisée pour réaliser de sombres et funestes desseins ». Ils se comptaient sur les doigts d'une seule main ceux qui, dans les années 1950 et 1960, respectaient cette règle fondamentale et, de nos jours, ils sont encore davantage moins nombreux. En effet, l'ère de « la postcolonie » (post indépendance) se caractérise, certes par la persistance de l'emploi des forces occultes, mais cet emploi est davantage tourné vers la « destruction du prochain » en s'appropriant ses forces, qu'au salut de la Communauté.

En conséquence, nous avons essayé dans la seconde Partie (II) de notre travail (réservée aux implications contemporaines des forces de l'Invisible), d'établir la démonstration selon laquelle : une lutte sans merci se déroule actuellement sous nos yeux entre ceux des Camerounais qui veulent servir la « Terre chérie » et ceux qui veulent se servir du Cameroun pour étancher leur soif de pouvoir et de prestige. Et dans cette lutte, toute aussi acharnée et meurtrière que celle susvisée des premiers patriotes (des pères et mères du nationalisme camerounais), tous les moyens possibles sont mis à contribution, même ceux relevant de « l'Invisible ».

DEUXIÈME PARTIE

PERSISTANCE ET PERVERTISSEMENT DES FORCES DE L'INVISIBLE DANS LA LOCALITÉ DE BOUMNYEBEL À L'ÈRE « POST-INDÉPENDANCE »

À l'ère du « néocolonialisme » (époque contemporaine) dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, les forces de l'Invisible sont, plus que jamais, prégnantes au Cameroun, en l'occurrence à Boumnyebel. Par rapport aux siècles précédents (comme nous avons tenté de le démontrer dans la première partie de ce présent travail), notre époque est, en grande partie, caractérisé par un « pervertissement » de l'usage des forces occultes. Il ne s'agit pas pour nous de dire ici que dans le passé, les forces de l'Invisible étaient toujours utilisées pour faire le bien, mais nous voulons simplement souligner que, par rapport au contexte antérieur, le contexte actuel est davantage marqué par l'utilisation destructrice de celles-ci. Dans cette optique, nous pouvons souligner que, le champ religieux (« théurgie » et « goétie ») semble être aujourd'hui un « horizon inéliminable » et surtout « incontournable dans l'analyse et la compréhension des sociétés actuelles » (A. MBEMBE, 1987 : 18).

Compte tenu de la complexité de l'environnement (local, national et international) qui va crescendo, les individus qui « savent » sont en fait plus enclins à mobiliser les forces occultes pour accomplir de sombres desseins. Autrement dit, les « initiés » en connaissance occulte (les « maîtres en ésotérisme »), font de moins en moins le choix d'utiliser les forces de l'Invisible dans un but constructif et salvateur pour la communauté, mais préfèrent davantage en user funestement dans le sens de leurs propres intérêts égoïstes et moins nobles. Ce qui est déplorable puisque, la fonction première (et positive) des forces de l'Invisible, comme le relevait le « Mbombok A. » dans l'entretien de Novembre 2008, est de « permettre à l'Homme de comprendre et d'utiliser tout son potentiel physique et spirituel dans un but constructif, sans nuire à la Nature et encore moins à ses semblables ». Il va plus loin en mentionnant que :

« Le grand défi qui s'impose à l'homme est de savoir que dans chaque « force », il y a en règle générale un « côté obscur, destructeur » et un « côté éclairé, constructeur ». En fait, la « force » en elle-même n'est ni totalement mauvaise ni totalement bonne, mais c'est surtout l'usage que nous en faisons qui peut soit la pervertir, soit l'embellir : Dieu, « Hilôlômbi » n'est-il pas entre autres, le « Miséricordieux » (bienveillant) et le « Seigneur des armées » (détenteur d'un pouvoir destructeur dont il fait, cependant, rarement usage) ? Par voie de conséquence, l'Homme, pour suivre les traces de son Créateur (la quête de la perfection) doit toujours, afin d'assurer son salut, opter pour le « côté éclairé de la force » (utiliser la force pour faire le bien, « théurgie »), tout en évitant de basculer du « côté obscur » de celle-ci (utiliser la force pour faire le mal, « goétie ») ».

Dans le même ordre d'idées (le « pervertissement » en occurrence), J.PALOU (2002 : 16) nous explique qu'à « chaque fois que dans un pays donné surviennent des malheurs économiques ou sociaux, naissent alors des épidémies de sorcellerie ». En effet, plusieurs exemples abondent qui marquent, selon l'auteur, « la corrélation entre les faits politiques (guerres civiles ou invasion ennemies), ou économiques (pestes, épizooties, disettes, etc.) et les phénomènes de sorcellerie ». Nous pouvons par ailleurs noter de nos jours, qu'aux yeux des plus « impatients » et des plus « ambitieux » d'entre nous : « La misère engendre la sorcellerie, c'est-à-dire suggère le suprême appel au Diable, puisque Dieu ne répond plus à ses créatures inquiètes » (J. PALOU, 2002 : 19). Toutefois, il ne faut pas croire que le lien entre misère et « goétie » date d'aujourd'hui, puisque déjà P. VILLETTE (1956) soulignait, pour le cas de la France du XVème et du XVIIème Siècles ce lien dans son ouvrage en remarquant que : les crises sociales collectives ou de simples angoisses personnelles conduisaient parfois à la pratique de la sorcellerie.

Dans cette seconde partie de notre travail, nous avons essayé de démontrer que « l'insubordination symbolique »97(*), c'est-à-dire, la recrudescence des religions traditionnelles et des pratiques de sorcellerie ; le réveil du Christianisme et de l'Islam ; le développement tous azimuts des sectes ésotériques et autres églises « réveillées », relève davantage d'« une nouvelle visibilité de phénomènes religieux » (J.- F. BAYART, 1993 : 61) dans laquelle, l'emploi des forces de l'Invisible appert comme un « processus normal » pour qui veut assurer sa « réussite » sociale (Chapitre 3) d'une part ; d'autre part, comme une sorte de « viatique majeur » pour quiconque ambitionne tout « succès » politique (Chapitre 4).

CHAPITRE III

LE RECOURS AUX FORCES OCCULTES DANS LA RECHERCHE DU « CRÉDIT SOCIAL »

Notre époque semble nous orienter dans une direction contraire à l'harmonie et au bon fonctionnement de notre société et de l'Univers. En fait, la « soif obsessionnelle de pouvoir, de conquête et de domination », semble pousser la plupart d'entre nous à une « équation funeste » qui consiste à croire que : « la réussite sociale et politique des uns est tributaire de l'échec social et politique des autres, voire même de leur destruction pure et simple ». En réalité, ceci ne constitue qu'une vision déformée et erronée de l'objectif ultime, celui de mériter sa place dans l'au-delà auprès des Ancêtres après avoir servi, au mieux des capacités qui sont les nôtres, la « Mère-Patrie » et ses enfants (« Mbombok A. », entretien de Novembre 2008).

Eu égard à leurs actions le plus souvent destructrices et de leur grande « vulgarisation »98(*), les forces de l'Invisible sont devenues des « procédés normaux » de « lutte » pour l'obtention du « crédit social », c'est-à-dire, pour s'affirmer malgré les obstacles et les résistances de toute nature, sur la « scène sociale »99(*). Le terme « normal » doit être compris ici au sens de E. DURKHEIM. Pour ce père fondateur de la sociologie moderne française, est « normal » tout ce qui dans le « champ social » se caractérise par sa « régularité ». Par conséquent, le recours aux forces occultes peut être considéré comme un processus « normal » de consolidation du « crédit social » (donc de réussite sociale) au Cameroun, en l'occurrence à Boumnyebel, dans la mesure où : aussi loin que l'on puisse se souvenir, l'usage (positif et négatif) des forces de l'Invisible s'est certes transformé au fil du temps -- en devenant nettement de moins en moins positif et de plus en plus négatif --, mais n'a jamais disparu de la société. En ce sens, c'est donc un processus « régulier ».

Toutefois, une question mérite d'être posée ici : l'environnement social étant devenu extrêmement hostile à cause, entre autres maux et fléaux (« ordinaires »), de l'usage destructeur des forces de l'Invisible ; ne peut-on pas logiquement penser que la recherche du « crédit social » soit impérativement subordonnée à la « survie sociale » ? En d'autres termes, dans le Cameroun du 21ème Siècle, la « réussite » et la « domination » sociales sont-elles possibles sans « moyens » (en l'occurrence occultes) de défense contre les innombrables dangers de toute nature de la vie quotidienne ?

Dans ce troisième Chapitre, nous avons, par le truchement de la réponse à la question susvisée, essayé de démontrer que : avant de chercher à asseoir son « crédit social », donc de « réussir » et de « dominer » son environnement social, l'acteur social camerounais (le « Nouveau Patriote »100(*) de la scène sociale) en général, doit d'abord « survivre » dans un environnement dont l'hostilité s'accroît au fil des années. La « voie » qui, d'emblée, semble s'ouvrir et se présenter à lui, de nos jours, est celle de l'« Invisible » dans la mesure où la plupart des dangers (et des adversaires) relèvent eux-mêmes de cette sphère d'actions.

Nous nous sommes donc évertués ici à démontrer d'une part que, les forces de l'Invisible constituent pour les Camerounais en général et les Basaa de Boumnyebel en particulier, un « moyen occulte de survie » (I) et d'autre part, en leur garantissant la « santé du corps et de l'âme » (« Mbombok A. »), ces forces leur permettent, tant bien que mal, d'évoluer et de dominer cet environnement social (II).

I. LES « FORCES CACHÉES » COMME MOYEN DE

« SURVIE SOCIALE »

Le propos de cette première partie de notre chapitre est d'essayer de démontrer en fait que, l'environnement social actuel, est marqué par une dangerosité croissante due aux divers maux (du « Visible » et surtout de l'« Invisible ») qui le minent (A). Mais l'espoir demeure, car il existe à Boumnyebel notamment, des « moyens » tout aussi « occultes » qui peuvent relativement permettre de s'en prémunir (B).

A. L'HOSTILITÉ « EXPONENTIELLE » DE L'ENVIRONNEMENT SOCIAL

Au Cameroun, notamment à Boumnyebel, l'environnement social est de plus en plus marqué par une hostilité qui va grandissante. En effet, plusieurs paramètres concourent à cela tels que des « affections ordinaires » (maladies causées par des germes, bactéries et autres virus mortels), et surtout des « affections mystiques » qui plombent gravement les capacités d'entreprise des individus et de développement de la Communauté.

Compte tenu de notre thème d'étude, nous avons volontairement choisi de ne pas traiter des « maladies ordinaires », mais d'insister davantage ici, sur les « actions négatives » des forces de l'Invisible afin de mieux ressortir la « dangerosité occulte » de l'environnement social.

De prime abord, nous tenons à souligner que, la « cosmogonie traditionnelle basaa »101(*) a permis à l'homme basaa de développer, depuis des millénaires, « la technique des missiles dans la manipulation de l'invisible... » (E. WONYU, 1975 : 46). En effet, à partir de cette conception particulière de l'univers, le Basaa a élaboré une véritable « théorie des sortilèges » dans laquelle le « Nson » (décharge maléfique invisible), se rapporte trois (3) mouvements à savoir : « provoquer le mal » ou « ôm » (« lancer ») ; « guérir le mal » ou « tabal » (« extraire ») ; « prémunir contre le mal » ou « bann » (« blinder »).

À propos de cette connaissance et de cette manipulation de « l'Invisible », P. M. HEBGA (1998) va un peu plus loin des ses travaux. L'auteur souligne en effet que les « dualismes anthropologiques et cosmogoniques occidentaux » sont totalement étrangers à la pensée africaine, car ils séparent d'une part, le « corps » de l'« âme », et d'autre part, la « matière » de l'« esprit ». Nous convenons donc avec P. M. HEBGA qu'en remplaçant ce « dualisme restrictif » par le « pluralisme anthropologique africain » (où tout est lié, tout est en interaction et en interdépendance), on peut alors mieux comprendre la rationalité du discours africain sur les forces de l'Invisible et leur potentielle dangerosité. Chez les Basaa du Cameroun par exemple, ce « pluralisme anthropologique » présente quatre (4) « instances de la personne humaine » à savoir : le « nyuu », le « mbuu », le « titii », et le « nnèm ». Essayons, tour à tour, de comprendre ces notions fondamentales avant d'aborder l'analyse des « maladies mystiques ».

Le « nyuu », c'est le corps, c'est-à-dire, l'enveloppe charnelle, l'apparence extérieure de l'être humain. Sa fonction première est de permettre à la personne humaine de se donner à voir au monde qui l'entoure. C'est grâce au corps que l'Homme se présente en tant qu'être « visible », palpable. C'est ce corps que l'on inhume une fois que la personne est déclarée morte. C'est également ce dernier qui, étant poussière depuis l'origine, redevient poussière en retournant à la terre.

Le « mbuu », est le souffle de vie qui anime le corps. Il s'apparente à l'âme au sens du mot latin « anima ». Lorsque le corps est privé de ce « souffle vital » qui est d'ailleurs d'origine divine102(*), l'homme cesse de vivre sur le plan physique (« visible ») d'où l'expression : « Il est mort, puisque son souffle s'en est allé ». 

Le « titii », c'est l'« ombre dans sa dimension mystique ». Le « titii » n'est donc pas le « iinda » ou ombre en tant qu'image, silhouette, dont l'apparition et la disparition sont tributaires de la réflexion de la lumière sur le corps. L'« instance ombre » (« titii ») se présente en fait, comme une entité enveloppante, comme un « champ aurique rayonnant » qui déborde le corps physique (« nyuu ») et agit bien au-delà de la sphère visible. En somme, le « titii », « L'instance ombre désigne la personne entière sous le signe de l'agilité, de la subtilité, de la maîtrise du temps et de l'espace » (Charles OSSAH EBOTO, 2006 : 387).

Le « nnèm » quant à lui, représente le coeur. C'est la personne en tant qu'être doué de connaissance, d'affectivité, d'émotions (douces et violentes ; pacifiques et guerrières ; constructives et destructrices). Il est également l'un des centres énergétiques majeurs de l'Homme, on peut même dire que c'est son « centre énergétique moteur » dans la mesure où :

« C'est le coeur, à l'aune de la Lumière (la flamme divine) ou des Ténèbres qu'il renferme, qui donne le ton à nos actions positives ou négatives en libérant, selon les cas, soit une énergie positive soit une énergie négative. C'est pourquoi « manger mystiquement » (« cannibalisme mystique ») ou littéralement (anthropophagie ordinaire), le coeur d'une personne, c'est non seulement tuer ou dominer la personne en la plaçant sous son contrôle absolu, mais surtout s'approprier ses forces et ses capacités intrinsèques. La possession d'un totem (d'un double animal) passe d'ailleurs par la consommation du coeur de l'animal choisi » (« Mbombok A. »).

Quand on essaie de suivre P. M. HEBGA, on comprend que les quatre (4) instances susvisées ne constituent pas, en réalité, de simples parties d'un composé (l'Homme), mais représentent, chacune (à son niveau de perception et de compréhension), la personne humaine analysée à partir d'un « angle de vision » particulier. Autrement dit, le « nyuu » par exemple, n'est pas une partie de la personne comme les quatre membres le sont pour le corps humain103(*), mais représente toute la personne humaine sur le plan physique du « visible ». HEBGA, souligne par ailleurs que ces différentes instances de la personne sont en interaction. C'est d'ailleurs cette « relation interactionnelle », qui peut permettre de mieux comprendre l'action des forces de l'Invisible sur l'Homme et sur l'environnement social en l'occurrence.

Les différentes actions négatives des forces occultes que nous allons maintenant essayer d'analyser (les « maladies mystiques »), découlent de cette conception « pluraliste » et complexe de l'être humain. Ce qu'il convient de ne jamais perdre de vue c'est que : les « attaques mystiques » ont pour but initial d'atteindre le « corps invisible » (le « champ aurique » ou « titii » et le souffle ou « mbuu »), mais le « corps visible » (le « nyuu ») en subit toujours les effets à cause de la relation d'« interdépendance » qui existe entre les différentes « instances de la personne ». D'ailleurs, c'est sur celui-ci qu'apparaissent le plus souvent les différents symptômes notables et visibles.

Parmi la grande palette des affections d'ordre occulte qui ébranlent profondément l'environnement social des Camerounais en général et des Basaa de Boumnyebel en l'occurrence, nous avons pu en noter quatre (4) principales à savoir : le « Likang », le « Nson Basaa », le « cannibalisme mystique » et les « intrusions occultes ».

1. LE « LIKANG » OU LA « MINE ANTIPERSONNELLE OCCULTE »

Le « Likang » est une maladie d'ordre mystique. Si nous nous référons à ce que nous avons pu observer nous-mêmes et aux explications que le « Mbombok R. » a daigné nous donner, le « Likang » est provoqué par une « manipulation maléfique » des forces de l'Invisible. Laquelle manipulation permet au « sorcier » (« iemb » ou « mut liemb » en Basaa) de préparer et d'installer une sorte de « mine antipersonnelle mystique » élaborée à partir d'ossements humains de préférence. Ainsi, à l'instar d'une mine antipersonnelle ordinaire, le « Likang » (la « mine antipersonnelle occulte ») « explose » (se « déclenche ») dès qu'il y a contact physique humain. La particularité de la « mine occulte » tient du fait que l'explosion libère une « charge d'énergie maléfique » qui, avant d'aller se déposer dans le ventre104(*) de la victime, pénètre le corps de celle en passant par ses pieds. C'est pourquoi l'élément qui attire directement le regard sur une personne frappée par ce maléfice, est le gonflement démesuré des pieds. Par ailleurs, à un stade très avancé de la maladie, les pieds de la victime sont recouverts de pustules qui, en se perçant, libèrent un liquide putride et une odeur nauséabonde. Le « Mbombok R. » nous expliqua, en fait, que lorsque cette « charge maléfique » entre dans le corps de la victime, elle « brûle », lors de son passage, les pieds de la victime (d'où le gonflement et le noircissement des pieds) avant d'aller élire domicile dans le ventre de cette dernière. Si le malade ne reçoit pas de traitement approprié à temps, la maladie va envahir tout le corps et à terme entraîner la mort.

Nous avons pu, au cours de notre travail, relever quelques cas relatifs à cette « attaque occulte ».

Le Sous-préfet de l'arrondissement de Ngok-Mapubi, M. NDONGO Luc, souligna au cours de l'entretien de Janvier 2009, qu'un de ses amis (le Sous-préfet de Dibang105(*)) avait été frappé des deux pieds par le « Likang » au cours des années 2006-2007. C'est à Boumnyebel qu'il avait pu se faire soigner.

Nous avons également pu observer les différentes phases du processus de guérison de cette maladie chez le « Mbombok R. » lorsque celui-ci s'occupait d'une patiente. La « Dame » en question, nous fit le témoignage suivant :

« J'ai parcouru quelques hôpitaux de la place sans connaître une amélioration de mon état de santé. Les médecins avaient posé le diagnostic selon lequel : le nombre de mes globules rouges avait augmenté d'une façon anormale dans mon corps et qu'il s'agissait apparemment d'un diabète aigue avec, à terme un risque de cancer généralisé. Mais les soins qu'ils m'ont prodigués n'ont rien changé. C'est sur le conseil d'une amie, que je me suis décidée à venir voir le « Mbombok R. ». Les marabouts, les sorciers : je n'y crois pas vraiment. Mais, plusieurs de mes amies m'ont dit que le mal dont je souffre n'est pas un mal ordinaire, mais mystique ».

Au cours des quelques séances d'un traitement intensif, cette femme a fini par recouvrir la santé et le plein usage de ses deux (2) jambes. Nous avons, par ailleurs, pu relever deux (2) phases déterminantes du processus de guérison du « Likang ». La première ou « phase de neutralisation » consistait à « désamorcer » la « charge maléfique » en appliquant sur les pieds de la victime (la « Dame » en l'occurrence) une huile spéciale que le « Mbombok R. » appelle « Lisongo » dont l'une des fonctions principales est de « désactiver les propriétés actives néfastes du Likang ». Après quelques jours d'application de cette « huile thérapeutique », les plaies tendent à se cicatriser, il n'y a plus découlement de liquides putrides. Quant à la seconde ou « phase d'éradication complète », elle consistait à éliminer totalement la « charge maléfique » et à purifier le sang en faisant des scarifications sur des « points secrets » ; lesquelles scarifications étaient ensuite recouvertes d'un produit cicatrisant et purificateur appelé « Yang Likang » : c'est ce produit qui élimine précisément et totalement le « Likang ».

Pour notre gouverne, le « Mbombok R. » nous expliqua que :

« Le diagnostic des médecins, avec lesquels j'entretiens parfois de bonnes relations de coopération, n'était pas total faux, mais ne pouvait pas leur permettre de soigner la « Dame ». Puisque, pour soigner une maladie, il faut déceler sa véritable « cause » et non se contenter de traiter ses symptômes. Par conséquent, pour guérir le « Likang », il faut, comme tu m'as vu le faire, neutraliser et extraire d'abord cette « charge maléfique » du corps de la victime, avant d'administrer des soins complémentaires ».

2. LE « NSON BASAA » OU LE « MISSILE DE L'INVISIBLE »

Le « Nson Basaa » est un terme générique qui désigne, dans l'« Invisible », une pléiade de « projectiles maléfiques ». Le « Nson Basaa » est concrètement une « charge d'énergie maléfique » différente du « Likang », mais aussi létale que ce dernier. Ici, il ne s'agit pas tant, d'une « mine occulte » que le sorcier ou la sorcière pose sur le sol, mais plutôt d'un « missile mystique » qu'il lance vers sa victime. C'est dans cette logique que, le « Nson Basaa » pourrait être appréhendé comme un « missile de l'Invisible de type homme-homme », c'est-à-dire, dont le point de lancement (départ) est l'homme maléfique (le sorcier) et le point d'arrivé (la cible) est l'homme « innocent », c'est-à-dire, sans défenses (occultes), qui constitue d'ailleurs une « proie » de choix106(*).

Il existe plusieurs types de « Nson Basaa », nous disait le « Mbombok R. », et les sorciers en fabriquent de nouveaux tous les jours. S'il s'agissait de les classifier, on pourrait obtenir deux (2) grandes catégories. La « première catégorie » renfermerait les « Nson Basaa relativement moins dangereux », c'est-à-dire, qui n'entraînent pas directement la mort (mais peuvent quand même à terme la provoquer) et dont l'objectif principal, dit-on, est seulement de « jouer » avec la victime (tester ses défenses). Comme exemple pouvant entrer dans cette catégorie, nous aurions le « Seck Miss » (littéralement « barrer les yeux » en langue basaa), très répandu à Boumnyebel, surtout dans les écoles où les jeunes enfants en font régulièrement les frais. Il y a aussi le « Ngaar Nyo » (littéralement le « fusil de la bouche ») qui, entre autres, provoque l'apparition de pustules sur le corps de la victime.

Quant à la « seconde catégorie », elle pourrait contenir les « Nson Basaa purement létaux », dont le but n'est ni plus ni moins d'esquinter gravement voire de « désagréger » complètement le corps de la victime. Parmi ces derniers, le « Mbombok R. », nous a parlé, du « Nson ma lep ma mìm » (littéralement le « Nson issu de l'eau du cadavre en décomposition »). Comme sa terminologie l'indique, ce type de « Nson » a pour objectif le « pourrissement quasi instantané » du corps de la victime à l'instar d'un cadavre. L'individu qui subit une telle attaque voit son corps se désagréger à veau l'eau.

Il convient de retenir ici que, ces différentes « attaques occultes » sont de type « énergétique ». Pourquoi cela pourrait-on s'interroger ? Tout simplement parce que l'homme lui-même, qu'il soit l'assaillant ou la victime, est, en tant que partie intégrante de l'univers, composé d'énergies. L'énergie est partout dit-on. Tout à l'intérieur de l'Homme, à l'extérieur et autour de lui, dégage de l'énergie. François Xavier AKONO (2005 : 68), souligne à ce propos par l'entremise de HEBGA que le « Muntu » (l'homme) est constitué par « une force cosmique » qui le relie à l'univers et à ses semblables. À partir de là, l'on peut considérer que chaque être humain est une « quantité d'énergie qui rayonne dans un champ ». Lequel champ lorsqu'il est « maléfiquement » perturbé peut entraîner la maladie et voire même la mort de la personne visée.

3. « MADJENA MA DJÚ »107(*) OU LE « CANNIBALISME MYSTIQUE »

Le « cannibalisme mystique » que P.M. HEBGA (1998) aborde dans le quatorzième chapitre de son ouvrage, figurerait en tête de la « liste des attaques occultes » les plus extraordinaires si une telle liste était élaborée. Il doit être distingué de l'« anthropophagie physique » dont la pratique fait bien partie de l'histoire de l'humanité.

Dans sa perspective du « pluralisme anthropologique », HEBGA attribue le « cannibalisme mystique » à la collaboration de deux (2) des quatre (4) instances de la personne humaine précitées à savoir : le « titii » (l'« instance ombre ») et le « mbuu » (l' « instance souffle »). Dans cette relation étroite, le « mbuu » se dote du « hu » qui est le pouvoir qui permet au sorcier de « dévorer » sa victime.

Dans son analyse très pointue du « cannibalisme mystique », HEBGA (1998 : 321) souligne qu'ici, l'« instance souffle » ou « mbuu » doit être considérée comme « un champ en état d'excitation » et l'« instance ombre » ou « titii » comme un « champ rayonnant doué d'une capacité interne d'élargissement indéfini », c'est-à-dire, permettant au sorcier de « sortir » de lui-même, de son propre corps, pour aller « vampiriser » le corps de la victime. L'auteur mentionne aussi que dans cette perspective, le « mbuu » doté du « hu » (le « pouvoir du sorcier ») et le « titii » (l'« instance ombre »), « agissent sur la victime comme un champ énergétique sur un autre champ énergétique. L'influx du champ agresseur sur le champ agressé est désorganisateur ».

Il est crucial (pour établir une nette dichotomie entre le « cannibalisme mystique » et l'anthropophagie ordinaire ou physique) de souligner ici que : les effets de la « manducation mystique » (« Madjena ma Djú ») sur le corps de la victime ne se traduisent pas, à proprement parler, par la disparition des organes « mangés », mais « par leur perturbation, qui peut, à la limite, atteindre le degré appelé mort » (P. M. HEBGA, Op. Cit.,). En d'autres termes :

« Lorsqu'on dit d'une personne qu'elle a été « mangée dans la sorcellerie » (« Ba Dje nyè li emb » en Basaa), il ne s'agit pas dans ce cas précis de la personne en tant que « corps physique », mais plutôt de la personne en tant qu'« être énergétique » que le sorcier « consomme » et « consume » (« Mbombok A. »).

En clair, lors du « cannibalisme mystique », ce n'est pas le « nyuu » (corps) de la victime qui est « mangé » (auquel cas on parlerait plutôt d'anthropophagie physique ou de « cannibalisme ordinaire »), mais c'est en réalité l'« énergie vitale », la « substance essentielle » de la victime que le sorcier extrait du corps de ce dernier. Au terme de cette « opération funeste occulte », la victime est « vidée » de sa substance et devient une simple « coquille vide » ou « kougang » (« homme vidé de son énergie » en langue basaa).

Afin d'illustrer son propos sur ce type d'attaque occulte (« la manducation mystique »), le Chef MADING Joseph nous raconta une anecdote très édifiante. Il y a de cela quelques années aujourd'hui, qu'au cours d'un procès au tribunal d'Éséka, on demanda à la personne qui était accusée de pratiquer régulièrement « la manducation de nuit », de montrer devant l'assemblée, comment elle procédait pour « manger » ses victimes. L'individu en question demanda que l'on lui apporte, pour ce faire, deux (2) papayes et qu'on les pose sur le bureau du juge. Quelques instants plus tard, il demanda que l'on ouvre d'abord la première papaye. Ce qui fut fait. Cette papaye là, était restée en bon état à l'extérieur comme à l'intérieur. Ensuite, il demanda que l'on ouvre la seconde. Et là, ce fut la stupeur générale dans le tribunal, parce que, à la différence de la première papaye qui était restée en bon état à l'extérieur et à l'intérieur, la seconde, bien que, vu de l'extérieur, elle paraissait intacte, à l'intérieur, il n'y avait plus rien. Tout avait disparu, même les pépins. En fait, la seconde papaye avait était « proprement mangée » de l'intérieur, sans toutefois que l'extérieur ne soit affecté. Cette histoire étonnante a poussé le Chef MADING à comprendre qu'effectivement, il y avait parmi nous des individus (« kougang ») qui continuent à déambuler, alors qu'ils sont déjà « morts de l'intérieur ».

Dans ce type de procès, on peut parfois entendre les accusés de sorcellerie (« mangeurs mystiques d'hommes ») se disputer entre eux sur qui a « mangé » le coeur ou le foie ou les poumons, ou tout autre organe de la victime. Mais ici, le foie, le coeur, les poumons, ne doivent pas être compris au sens littéral d'« organes du corps physique », mais « au sens subtil et mystique des centres énergétiques » de l'Homme (« Mbombok A. »).

Le « cannibalisme mystique » peut donc, au mieux, causer la maladie de la personne attaquée et au pire, la mort de cette dernière.

4. LES « INTRUSIONS MYSTIQUES » ET AUTRES « INTROMISSIONS OCCULTES »

Qu'entendons-nous, d'une part par « intrusions mystiques » et d'autre part, par « intromissions occultes » ?

Par « intrusion mystique » il faut entendre l'« insertion occulte » d'objets (cailloux, pierres, rochers, écailles de poissons...), d'animaux (rats, serpents...) ou d'esprits démoniaques dans le corps des victimes. Il est essentiel de noter, en ce qui concerne l'« insertion occulte d'objets ou d'animaux » que, lorsqu'un sorcier (ou sorcière) introduit mystiquement dans le corps de sa victime un caillou, une pierre, un rocher, des écailles de poissons, ou un animal ; l'objet ou l'animal en question ne se trouve pas en réalité dans le « corps physique » de la victime, mais dans son « corps subtil ou astral » (« Mbombok A. »). Par conséquent, si la victime passe par exemple à l'hôpital une I.R.M (Imagerie par Résonance Magnétique), on ne verra jamais le rocher ou ledit animal comme tel dans son « corps physique », mais on notera, à la limite, les effets de la présence de quelque chose de « cliniquement indéfinissable » (« Mbombok A. »), par exemple : un gonflement anormal et médicalement incompréhensible (et inexplicable) du ventre lorsque l'objet ou l'animal a été déposé dans le « ventre du corps astral » de l'individu. La « chirurgie occidentale » s'avère généralement inefficace, seule la médecine traditionnelle peut permettre de soigner un tel cas. On procèdera ici, disait le « Mbombok A. », grâce à notre propre « double spirituel » (notre esprit), non plus à une « insertion » (à l'instar du sorcier), mais à une « extraction mystique »108(*) de l'élément étranger du « corps subtil de la victime ».

Par ailleurs, « Il arrive que le corps d'un individu, homme ou femme, soit envahi par une présence étrangère [...] qui s'empare de lui... » (FALGAYRETTES-LEVEAU C., PRESTON BLIER S., YOUSSOUF TATA C., BOULORE V., P. BOURGEOIS A., 1996 : 81) : c'est ce que nous avons, dans ce cas précis, appelé « insertion occulte d'esprits maléfiques». Il s'agit en fait d'une autre forme d'« intrusion mystique » qui consiste pour le sorcier, à introduire non plus un objet ou un animal dans le « corps » de la victime, mais un esprit maléfique (parfois, c'est l'esprit du sorcier qui vient hanter le corps de la personne cible).

Les « intromissions occultes » quant à elles, renvoient à ce que l'on appelle trivialement « les couches de nuit », c'est-à-dire, le « coït avec les démons et autres esprits maléfiques » : crime qui, comme le soulignait déjà Jean BODIN (16e S.)109(*), pose la question délicate de l'« incubat » (« incubes ») et du « succubat » (« succubes ») qu'après Saint Thomas d'Aquin, tous les théologiens et démonologues ont reconnu pour vraie. Par ailleurs, il peut aussi arriver que le sorcier (avec le concours des démons) se livre également à ce genre de « viols mystiques ». Ce fut déjà le cas du Carme Ricordi en 1329 rapporté par J. PALOU (2002 : 26 et 53) :

« Le carme Ricordi, sorcier à Carcassonne, fabriquait les effigies des femmes qu'il désirait. De sa salive, de son sang et de celui de crapauds, il humectait ces effigies vouées par lui à Satan et les plaçait sur le seuil des maisons où habitaient les jeunes femmes. De nuit, Ricordi se rendait devant ces demeures et les belles venaient alors se jeter dans ses bras. Pour remercier le Diable de ses bons offices, le carme lui sacrifiait un papillon...Carme Pierre Ricordi accusé [...] avoua son crime et fut condamné avec quelques autres sorciers à la prison à vie ».

À cette époque, on note également que, pour se prémunir contre les envoûtements de type sexuel, « on prenait la précaution de placer dans les jardins des boules de verre (witch-ball) » (J. PALOU, Op. Cit.).

En somme, ce que l'on pourrait retenir ici c'est que toutes les « attaques invisibles » mentionnées ci-dessus, ont un point commun à savoir : l'appropriation du corps et surtout de la force vitale des victimes. Elles visent cette énergie tantôt pour la désorganiser, tantôt pour l'absorber. Ce qui, on peut s'en douter, cause un grand préjudice d'une part, à la victime qui ne peut plus produire (vaquer à ses occupations quotidiennes), à cause de la maladie contractée ou de son décès et d'autre part, à la société qui se voit priver de ses hommes et femmes les plus valides. Toutefois, dans la suite, nous nous sommes efforcés de démontrer que l'espoir demeure, tant il est vrai que tout problème a toujours une solution et toute maladie, un remède ; il suffit simplement de bien chercher et de chercher au bon endroit. En fait, à Boumnyebel notamment, les « Ba Mbombok » ont développé une panoplie de « moyens de protection et de défense occultes » aussi extraordinaire et remarquable que ceux d'attaques et de destruction des sorciers. Quels sont-ils ? Et quels sont leurs modes opératoires ? La réponse à ces questions a constitué la trame du paragraphe suivant (B).

B. LES « MOYENS DE PROTECTION ET DE DÉFENSE INVISIBLES »

Soulignons de prime abord que, la question de fond sur laquelle nous avons développé ce paragraphe est celle de savoir : comment peut-on survivre dans un environnement qui semble « ésotériquement dangereux » ?

Le droit pénal camerounais admet, certes, les cas de « légitime défense ». En d'autres termes, en cas d'« agression physique » injuste, le droit autorise la victime de ladite agression, de riposter, si nécessaire, par la « violence physique ». Quid donc des « agressions occultes » ?

À ce propos, J. PALOU (2002 : 46) souligne qu'au 17e Siècle par exemple, les « sorciers » étaient souvent sévèrement punis lorsqu'on réussissait à établir leur crime. En effet, nous dit l'auteur, « Le code des wisigoths d'Espagne, plus dur, punit du fouet et de la réduction de la personne libre en esclavage les coupables de maléfices graves : lanceurs de tempêtes et de grêle sur les vignes, invocation de démons, sacrifices nocturnes aux démons ».

Au Cameroun du 21ème Siècle, force est de constater qu'à l'heure actuelle, le Droit est quelque peu imprécis voire pusillanime au sujet des sanctions applicables aux personnes reconnues coupables de sorcellerie. Les quelques décisions de justice qui sont parfois prises à l'endroit des « sorciers », restent encore peu satisfaisantes. Toutefois, dans le souci de limiter et de sanctionner, autant que possible, les auteurs de pratiques de sorcellerie, les autorités traditionnelles, au niveau du village de Boumnyebel par exemple, ont élaboré un certain nombre de sanctions. En outre, des « techniques occultes » permettant d'une part, de juger les accusés de sorcellerie et d'autre part, de se protéger contre d'éventuelles « attaques mystiques », ont été également mises au point.

Dans ce second Paragraphe, nous avons tenté d'analyser les « techniques judiciaires mystiques » (les ordalies) et les « sanctions traditionnelles » d'une part ; d'autre part, nous avons étudié les « moyens occultes » permettant de se protéger et de se défendre contre les sorciers et sorcières.

1. LES « ORDALIES » ET LES « SANCTIONS TRADITIONNELLES » DE « GOÉTIE »

Les « ordalies » peuvent être considérées comme des « épreuves judiciaires mystiques » dont l'issue, par l'entremise de Dieu ou d'une puissance de l'« Invisible » (notamment l'Ancêtre), vise à établir la culpabilité ou l'innocence d'un accusé de sorcellerie. Dans certaines contrées, les « ordalies »110(*) sont des « épreuves permettant par l'administration de poisons violents de démasquer puis de juger des individus soupçonnés de pratiques de sorcellerie ou d'actes antisociaux » (F.- LEVEAU C., PRESTON B. S., YOUSSOUF T. C., BOULORE V., P. BOURGEOIS A., 1996 : 49).

Le Chef traditionnel de Boumnyebel, EOCK Simon, au cours de l'entretien de Janvier 2009, nous faisait remarquer qu'en général sur le plan traditionnel, ce n'est pas par l'administration de poison que les accusés de sorcellerie sont démasqués puis jugés, mais par d'autres « techniques subtiles » telles que : le rite du « Djis li Mbas » ou « rite de la graine de maïs » ; le rite du « Sol » ou « rite de l'étau d'herbe » ; le rite du « Bél » ou « rite des écorces de vérité » ; le rite du « Yap » ou « rite de l'arbre sacré ». À la lumière des explications du Chef, essayons de comprendre ces différentes « ordalies ».

Le Rite du « Djis li Mbas » est un rite qui consiste à mettre une graine de maïs dans l'oeil de la personne soupçonnée de pratiques de sorcellerie ou de tout autre acte contraire à l'ordre social. Si la personne considérée est innocente des faits qui lui sont reprochés, la graine de maïs (« Djis li Mbas » en Basaa) sort de son oeil sans causer le moindre désagrément. Mais dans le cas contraire, elle reste plantée dans son oeil tout en provoquant des douleurs atroces et un gonflement dudit oeil. Si rien n'est fait dans les brefs délais, l'individu peut même perdre l'usage de cet oeil.

Le Rite de l'étau du « Sol » est une « ordalie » au cours de laquelle une autorité traditionnelle, le Chef par exemple, forme deux (2) touffes à partir d'une herbe « spéciale » appelée « Sol » qu'il tient fermement dans ses mains tout en les croisant dans le dos de l'accusé(e). La personne soupçonnée est par conséquent prise dans un « étau mystique » qui ne se dessert que lorsqu'elle est innocence et reste « extraordinairement » serré dans le cas contraire. Le Chef EOCK S. mentionne que dans un tel cas, toute tentative de l'accusé (e) de se soustraire par la force à l'étau du « Sol » est toujours vouée à l'échec.

Le Rite du « Bél » est un rite où la culpabilité ou l'innocence de l'individu soupçonné est établie grâce au verdict des « écorces de vérité » appelées « Bél ». Le rite présente deux (2) phases principales. La première phase consiste à relier entre elles, deux (2) écorces de « Bél » à l'aide d'une ficelle « spéciale »111(*). La seconde phase consiste -- après avoir prononcé des formules d'usages, par exemple, « Est-ce que l'individu ici présent accusé d'avoir détruit mystiquement le champ son voisin est innocent ? » (Chef EOCK S.) -- à couper d'un geste rapide la ficelle. L'innocence de l'accusé(e) sera établie en fonction du positionnement des écorces sur le sol. Ainsi, si les deux (2) écorces tombent en présentant leur partie interne (celle qui est concave) vers le ciel, l'accusé(e) est déclaré(e) innocent(e). Dans le cas contraire, c'est-à-dire, lorsque les deux (2) écorces tombent en présentant leur partie externe (celle qui est convexe) vers le ciel, l'individu est déclaré coupable. Par ailleurs, si l'une des deux (2) écorces tombent en présentant sa partie interne vers le ciel (désigne l'individu comme innocent) alors que l'autre présente plutôt sa partie externe vers le ciel (le désigne comme coupable), l'on déduit qu'il y a encore des choses que les parties n'ont pas dites et qu'elles devraient dire avant tout jugement.

Le Rite du « Yap » est un rite « exceptionnel » et très craint. L'on ne conduit, en général, auprès de cet « arbre sacré » (le «Yap »), que des individus soupçonnés d'homicides volontaires (par sorcellerie notamment). Ici, le « verdict des Ancêtres » est radical et sans appel dans la mesure où, en cas de culpabilité, c'est la mort de l'accusé après une attente de neuf (9) jours. Ce rite constitue d'ailleurs la « sanction traditionnelle ultime ».

En ce qui concerne justement les « sanctions traditionnelles » pour sorcellerie, en plus de celle de mort susvisée, nous en avons relevé trois (3) autres à savoir : les « blâmes simples », le « Kwag » et le « Kad ».

Les « blâmes simples » sont des avertissements traditionnels sanctionnant un écart de conduite de l'individu. Pour faire amende honorable et se faire pardonner, le concerné peut par exemple offrir du vin ou des victuailles aux habitants du village.

Le « Kwag » est une « amende traditionnelle » beaucoup plus élevée qui peut être estimée en espèce ou en nature (chèvres, boeufs, coqs...). Il sanctionne généralement les récidivistes ou des infractions moyennement graves.

Le « Kad » quant à lui, est une sanction nettement plus grave que les deux précitées, d'ailleurs, elle vient juste avant le « jugement mortel » du « Yap ». Il s'agit d'une « quarantaine » qui est imposée au délinquant : il est ainsi, dans tout le village, interdit à quiconque de lui adresser la parole, de l'aider, d'aller chez lui ou de le recevoir chez soi. Dans un cadre local et familial, cette situation est insupportable et débouche, in fine, à des excuses publiques très onéreuses.

Passons dès à présent aux techniques proprement dites de protection et de défense « invisibles » censées permettre au « Nouveau Patriote » (« Mbombok A. ») de survivre dans un contexte sociopolitique hostile.

2. LES « TECHNIQUES DE PROTECTION ET DE DÉFENSE OCCULTES »

À propos de la notion de « protection » (et de « défense »), le (« Mbombok A. ») estimait que si à une « agression physique », l'on accepte une « riposte physique », alors à une « agression occulte » l'on devrait tout aussi admettre une « riposte occulte ». En effet, le principe de la « proportionnalité de la légitime défense » (reconnu en Droit) indique que la riposte doit toujours être graduée (en adéquation avec l'attaque), c'est-à-dire que, à une « attaque verbale », l'on se doit de riposter par le « verbe » (la « parole ») ; à une « attaque physique », la riposte doit être, si nécessaire, « physique » ; et à une « attaque mystique », la riposte doit appartenir à la « sphère de l'Invisible » pour être probante et significative.

Il convient avant tout de noter ici que les « techniques occultes » utilisées dans le passé, par les « maquisards » du temps du « Gwet bi Kundè  »112(*) (la guerre pour la « Réunification » et l'« Indépendance » du Cameroun) pour résister aux colons et aux « Dikokôn » (espions et alliés des colons), sont, à quelques exceptions près, les mêmes utilisées aujourd'hui par les Basaa de Boumnyebel pour survivre dans cet environnement social et politique « inamical ». Nous en avons retenu trois (3) principales à savoir : le « Ban », le « Kòn » et le « Nseebe ».

2.1 LE « BLINDAGE INFÉRIEUR OU SIMPLE » : LE « BAN »

Dans la « manipulation des forces de l'Invisible », le « Ban », à l'instar des autres « techniques occultes », fait partie intégrante de la « théorie des sortilèges basaa ». Ce « blindage inférieur » (par opposition au « blindage supérieur » ou « Kòn ») a pour fonction première de prémunir contre un « maléfice déterminé » qu'un individu a subi (une attaque au « Nson » par exemple). Il intervenir généralement après la guérison de la victime d'une « agression occulte ». Cette « technique occulte de défense et de protection », comme d'autres d'ailleurs, n'est pratiquée qu'à la demande de la victime. Mais, le Mbombok peut la recommander à son patient ou patiente.

Selon le « Mbombok R. » :

« Le « Ban » est dit « blindage inférieur ou simple » parce que son rayon d'action, son champ de protection est nettement réduit. En fait, le « Ban » permet seulement à la victime d'une agression occulte identifiée de se prémunir, dans l'avenir, contre la même attaque. Cette « technique invisible » opère donc comme une sorte de « vaccination mystique » contre le maléfice concerné ».

Ainsi, si la personne est par exemple « blindée » contre le « Likang » (« mine antipersonnelle occulte »), elle devient pratiquement « invulnérable » uniquement contre cette « agression occulte », mais à la merci des autres « attaques invisibles ». En fait, le « Ban » permet, au cours d'une « cérémonie traditionnelle spécifique » lors de laquelle un poulet peut être donné en sacrifice aux « Basôgôl » (Ancêtres), « d'accroître au premier niveau » (« Mbombok R. ») la force et la résistance des « principales instances » de la personne (corps, souffle...), assurant ainsi à ladite personne, une meilleure protection contre l'attaque occulte concernée.

2.2 LE « BLINDAGE SUPÉRIEUR OU AVANCÉ » : LE « KÒN »

Parmi les « techniques de protection et de défense invisibles », le « Kòn » est considéré comme la plus achevée d'où le nom de « Défense absolue ancestrale » que lui attribue le « Mbombok R. ». Le « Kòn » est considéré chez les Basaa, comme le « summum de la protection et de la défense occulte » pour deux (2) raisons principales. Premièrement, il regroupe tous les autres types de « techniques mystiques de protection et de défense ». Deuxièmement, il protège et défend à la fois son possesseur et l'entourage immédiat de ce dernier.

Selon le « Mbombok B. », le « Mbombok R. » et le « Mbombok A. », le « Blindage supérieur ou avancé » protège contre la quasi-totalité des « attaques occultes » connues de nos jours et, à un niveau très poussé, il peut protéger contre les armes à feu et les armes blanches113(*).

Le « Kòn » possède en fait, plusieurs facultés à savoir : la « faculté de cacher du mal », la « faculté d'éloigner le mal » et la « faculté de renvoyer le mal ».

Cette « Défense absolue ancestrale », en effet, a la faculté d'« occulter » la présence de son dépositaire face aux « délinquants et autres assassins du monde de l'Invisible » (« Mbombok A. »). Autrement dit, elle lui permet d'être, à l'égard des « sorciers », « invisible dans le monde Invisible » (« Mbombok R. »). Le « Mbombok R. », ajoutait également que : « Le « Kòn » peut aussi créer des illusions en faisant en sorte que, le « sorcier », au cours de « sa chasse astrale », au lieu, par exemple, de voir la personne endormie dans son lit comme telle, voit plutôt en lieu et place de celle-ci, un amas d'immondices ».

Le « Kòn » a également la « faculté d'éloigner le mal ». À ce propos, les « Ba Mbombok » disent : « Li bè dig i mbus », c'est-à-dire, « Que le mal soit toujours loin derrière ». Ici, cette « technique occulte » permet à l'individu, grâce à l'amplification de son « champ énergétique », de son « champ aurique », de créer une distance considérable entre lui et tout ce qui peut arriver de fâcheux ou de périlleux. Par exemple, si un accident est censé se produire dans un lieu, tant que l'individu possesseur du « Kòn » (homme politique ou simple acteur social) s'y trouve, ledit accident est « occultement suspendu ». Mais après avoir quitté les lieux, il pourrait entendre « derrière lui » qu'un accident vient de se produire juste après son départ. Le « Kòn » agit donc ici comme un « dôme invisible » qui protège l'individu et son entourage contre le mal. Sa présence dans un lieu inhibe, momentanément, la capacité de nuisance des forces maléfiques en présence.

Le « Kòn » a enfin, la « capacité de renvoyer le mal ». Il assure donc ici, une « réversibilité défensive » (« Mbombok A. ») à son possesseur : c'est le « Temb ni nyè » ou « déflexion mystique de l'attaque adverse ». Autrement dit, le « Blindage supérieur » a la capacité de retourner la force de l'attaquant contre lui-même : un « retour à l'envoyeur » en quelque sorte. Ainsi, en cas d'« attaque occulte » quelle qu'elle soit, sur une personne détentrice de ce « Blindage avancé », non seulement l'attaque n'aura aucun effet sur la personne visée, mais surtout, elle va se retourner contre son auteur en étant multipliée. Le « Mbombok A. » souligne d'ailleurs que :

« La charge d'énergie maléfique, en rebondissant sur la « cuirasse invisible » du détenteur d'un tel « blindage », à la manière d'un ballon envoyé sur un mur de béton, gagne une puissance plus destructrice qui se retourne contre l'assaillant : l'effet boomerang hors contrôle est assuré ».

Il est important de mentionner ici que, un individu qui reçoit le « blindage » que confère le « Kòn » ne devient pas ipso facto un « Mbombok » du type « Kònkòn »114(*). En effet, bien que le « Kòn » fasse partie des cinq (5) « sat mbok » (« objets sacrés ») qui confèrent à un individu les pouvoirs d'un « Mbombok », en devenir un, nécessite une « cérémonie d'intronisation » (de consécration) spéciale, qui n'intervient qu'après une « initiation » suivie auprès d'un « Mbombok » déjà confirmé. En clair, dans le cas qui nous incombe ici, l'individu qui se fait « blinder » au « Kòn » reçoit simplement les pouvoirs de « blindage supérieur », sans devenir un « Mbombok » confirmé de ce niveau du « savoir occulte et confrérique » (« Mbombok A. »). Par conséquent, à la différence d'un « Mbombok » de ce niveau, qui, après son initiation, possède les « pleins pouvoirs », c'est-à-dire qu'il est d'abord « blindé » lui-même par le « Kòn » et reçoit, de surcroît, les pouvoirs pour soit « blinder », soit « initier » d'autres individus ; l'individu qui n'a pas été initié au secret du « Kòn », mais à qui on a simplement transmis les pouvoirs de « blindage supérieur », serait incapable de transférer ces mêmes pouvoirs à un autre individu, donc de « blinder » ou d'« initier » ce dernier.

Par ailleurs, le « Mbombok R. », nous disait que, par mesure de précaution, c'est-à-dire, pour éviter que ce type pouvoir ne tombe entre des mains malveillantes, avant d'appliquer les « techniques de blindage » (surtout celle « supérieure ») sur un individu, il procédait d'abord au « Ngambi » (la « divination par l'araignée »), c'est-à-dire qu'il consultait d'abord les Ancêtres afin de savoir si la personne était digne de recevoir un « blindage » de sa part. Il ajoutait aussi que les « Ba Mbombok » étaient très jaloux de leurs secrets et ne les confiaient pas au premier venu. Abondant dans son sens, le « Mbombok A. », soulignait que : « les individus qui ont fait le choix de détruire, de répandre le malheur et les souffrances autour d'eux, n'ont pas l'âme assez noble pour recevoir de telles techniques de blindage dans la mesure où, celles-ci ont pour but fondamental : la préservation de la Vie ».

2.3 LA « TECHNIQUE OCCULTE D'ÉVITEMENT » : LE « NSEEBE »

Le « Nseebe » n'est pas une « technique occulte de blindage » comme les deux (2) susvisées, mais constitue plutôt une « technique mystique d'évitement ou de contournement ». Aux dires du « Mbombok R. », il s'agirait d'une transformation contemporaine et moderne du « Dim Ba ko » (« Kaléidoscope hypnotique ancestral »)115(*) utilisé jadis dans le « maquis » de Boumnyebel par les patriotes basaa. En effet, disait-il :

« Contrairement au « Dim Ba ko », que l'on ne peut pas toujours avoir sur soi ou facilement transporter (il reste à l'apanage des « Ba Mbombok » qui sont habilités à l'actionner), le « Nseebe » est « portable » et actionnable quasiment à tout temps, même par un simple initié ».

Le « Nseebe » permet à son possesseur, d'être à l'abri du « mauvais oeil », c'est-à-dire que, à chaque fois qu'un quidam lui voudra du mal, ou fomentera un complot pour lui nuire : soit le complot périclitera parce qu'il y aura toujours parmi les conspirateurs, un individu qui viendra le trouver et tout lui révéler ; soit le conspirateur lui-même, à chaque fois qu'il projettera de commettre son forfait, ne trouvera pas la personne ciblée ou oubliera la vraie raison de sa venue lorsqu'il la trouvera.

La « Technique occulte d'évitement » est, paraît-il, très utilisée dans la vie politique, surtout lors des élections au cours desquelles, à cause des différentes campagnes de sensibilisation (et de séduction) que se doivent d'effectuer les acteurs politiques pour engranger des voix, ces derniers sont souvent plus exposés au public que d'habitude donc plus susceptibles de subir des attaques de toute sorte (nous y reviendrons plus en détails dans le dernier Chapitre).

Comme nous l'avons dit tantôt, les techniques susvisées, ne pouvant être utilisées que pour préserver la Vie, elles ne peuvent, en aucun cas, être transmises à des « malfaiteurs » assoiffés de « sang » et de destruction. Le « Mbombok R. », indiquait d'ailleurs que : « il n'est pas possible de passer, à volonté, du « côté obscur de la force » vers son « côté éclairé » ; car à un certain moment, il faudra faire un choix qui scellera à jamais notre destin : détruire ou construire ». Par conséquent :

« Ceux qui ont donc fait le choix, non pas d'oeuvrer pour le développement et le bien-être de la Communauté -- comme l'on fait leurs Ancêtres les plus méritants dans le passé et comme le recommande « Hilôlômbi » -- mais plutôt pour la régression et la destruction de celle-ci au profit de leurs intérêts personnels, ne peuvent espérer disposer de la « puissance bienfaitrice et constructive » de l'Etre Suprême ; mais plutôt celle « maléfique et destructrice » du « Prince des Ténèbres ». En conséquence, on ne peut prétendre tuer ou détruire au nom des Ancêtres, a fortiori au nom de Dieu » (« Mbombok A. »).

Malgré les dérèglements que l'on observe de nos jours, il faut toujours garder à l'esprit que : l'univers ne s'effondrera pas et ne s'effondrera jamais, car les « disciples des forces bénéfiques », c'est-à-dire, tous ceux qui de près ou de loin, dans leur domaine d'activité, oeuvrent pour un lendemain meilleur pour eux-mêmes et surtout pour leurs semblables, veilleront à ce qu'un équilibre, quoi qu'il puisse parfois être précaire, soit maintenu. Le « déchaînement des forces maléfiques de l'Invisible » (« Mbombok A. ») que l'on note à ce début du troisième millénaire, doit pousser chaque individu à prendre position soit en faveur des forces obscures, donc à suivre le « courant, l'air du temps » en s'alliant aux forces démoniaques ; ou alors -- tâche difficile et périlleuse, mais ô combien gratifiante et noble -- à « naviguer à contre courant » en résistant de toutes ses « forces » au « Mal ». La « Terre ancestrale » a en fait besoin que « tous ses fils et filles soient tout amour » et qu'ils la servent en usant de toute la « force disponible » : « force verbale », « force physique », et « force occulte ».

Dans cette première articulation du Chapitre, nous avons tenté de démontrer que les forces de l'Invisible jouent un rôle ambivalent dans l'espace social dans la mesure où : sous « l'angle maléfique », elles concourent à l'hostilité « mystique » de l'environnement social d'une part ; d'autre part, sous « l'angle bénéfique », elles permettent néanmoins de se protéger, de se défendre et de survivre dans ce même environnement. C'est d'ailleurs, dans la même optique que nous avons abordé la seconde articulation (II) afin d'analyser les « différentes voies occultes d'ascension et de domination sociales ». Ceci nous a donc permis de ressortir l'impact des forces occultes sur la « réussite » sociale des individus.

II. LES FORCES DE L'INVISIBLE COMME « MOYENS D'ASCENSION » ET DE « DOMINATION » SOCIALES :

« THÉURGIES » OU « GOÉTIES »

Après avoir essayé, dans l'articulation précédente (I), de démontrer l'action négative et positive des forces de l'Invisible, respectivement dans l'animosité environnementale et dans la « survie » sociale des acteurs sociaux camerounais en général et de Boumnyebel en particulier ; nous allons, dans cette seconde articulation (II), nous atteler à établir une démonstration à partir de la question suivante : l'orientation « théurgique » (usage positif des forces de l'Invisible) ou « goétienne » (usage négatif des forces de l'Invisible, sorcellerie) conditionne t-elle la nature du « succès » sociale (« ascension » et « domination » sociales) ? Autrement dit, quel type d'« ascension » et de « domination » sociales le « nouveau patriote théurgien » et le « sorcier fossoyeur mystique » (« Mbombok A. ») obtiennent-ils par l'entremise des forces ésotériques ?

Dans ce canevas, nous avons essayé de démontrer précisément que : d'une part, les forces de l'Invisible influent différemment sur l'« ascension sociale » dans la mesure où, cette dernière est « délétère » ou « bénéfique » selon que sa réalisation s'est faite par la destruction des autres ou par un travail constructif personnel (ou collectif) ayant reçu une « onction ancestrale divine » (A). D'autre part, nous nous sommes évertués à montrer que : « ascension sociale » et « domination sociale » sont intimement liées, mieux la « domination sociale » n'est qu'un avatar, un corollaire de l'« ascension sociale » puisqu'il n'y a pas, à nos yeux, de « domination sociale » possible sans « survie » et surtout sans « ascension sociale » (B).

A. L'« ASCENSION SOCIALE » PAR « VOIES OCCULTES »

À l'aune de la manière dont les acteurs sociaux (et politiques)116(*) mobilisent les forces de l'Invisible au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, l'« ascension sociale » peut emprunter « deux (2) types de voies occultes » à savoir : d'une part, la « voie goétienne, obscure et destructrice » ; d'autre part, la « voie théurgique, éclairée et constructive » (« Mbombok A. »).

1. LA « VOIE GOÉTIENNE D'ASCENSION SOCIALE »

La « voie goétienne d'ascension sociale » est « Une voie dans laquelle « l'occulte » permet de  manger (d'évoluer) à la sueur du front d'autrui » (« Mbombok A. »). Les individus qui optent pour cette « voie occulte » (et ils sont nombreux) évoluent plus rapidement sur la scène sociale en faisant le moins d'effort possible. Mais cette « réussite » est tributaire des échecs, de la souffrance et de la destruction des autres membres de la Communauté. Autrement dit, en empruntant la « voie goétienne », l'individu fait délibérément le choix de construire son « ascension sociale » en « utilisant » (en « instrumentalisant ») outrageusement ses semblables à l'instar de vulgaires « tremplins », de banal « marchepied ». Pour lui réussite personnelle rimera avec échec et au besoin, élimination physique d'autrui.

Actuellement, on note que, indépendamment des domaines sociaux d'activités (commerce, agriculture, études...), en plus des « attaques occultes » évoquées précédemment, plusieurs autres « procédés occultes maléfiques » -- permettant d'une part, d'« exploiter » et d'« instrumentaliser mystiquement » autrui ; d'autre part, de « capter » occultement « les propriétés intrinsèques » des individus -- existent dans la « voie goétienne d'ascension sociale ».

1.1 LES PROCÉDÉS GOÉTIENS D'« EXPLOITATION » ET D'« INSTRUMENTALISATION » MYSTIQUES :

LE « KONG » ET LE « KONG BABOG »

Pour des besoins d'analyse, nous avons voulu étudier (tour à tour) d'une part, un exemple de procédés d'« exploitation mystique » (le « Kong ») et d'autre part, un autre d'« instrumentalisation occulte » (le « Kong Babog »).

Selon le « Mbombok R. », le procédé goétien qui permet d'« exploiter » mystiquement « la force de travail des individus » et d'« accumuler » des biens matériels s'appelle en Basaa « Kong ». En fait, la « goétie d'exploitation et d'accumulation occultes » (« Kong » chez les Basaa et « Famla » ou « Sue » chez les Bamiléké) renvoie à une « alliance avec un génie » (L. KAMGA, 2008 : 60). En effet, on attribue en l'occurrence au « Kong » un grand nombre de maux par exemple : de la pièce de monnaie que l'on croyait dans la poche et que subitement on ne retrouve pas, aux « morts accidentelles étranges » en passant par un enrichissement rapide ou une ascension sociale fulgurante. De même, un vieillard gravement malade voire à l'article de la mort qui recouvrerait subitement la santé après le décès inexpliqué et « opportun » d'un de ses petits-fils, sera accusé d'avoir sacrifié ce dernier pour prolonger ses années de vie sur terre. Par ailleurs, selon une croyance très tenace, aujourd'hui certains commerçants et grands hommes et femmes d'affaires camerounais en général, tireraient l'essentiel de leur extraordinaire richesse du « Kong ». Il pourrait être multiplié à l'infini les manifestations du « Kong ». Aucun pan de la vie quotidienne ne semble lui échapper.

Par conséquent, le « Kong » peut donc être appréhendée de nos jours à Boumnyebel en l'occurrence, comme « [...] la variante régionale de la représentation d'une nouvelle forme de sorcellerie de la richesse... » (P. GESCHIERE, 1996 : 89). La particularité de ce « procédé occulte et maléfique d'ascension sociale117(*) », tient au fait que, contrairement à la « manducation mystique » par exemple, les individus malveillants, les « sorciers », ne « dévorent » plus, dans ce cas précis, la substance vitale de leurs victimes, mais se contentent de transformer leurs victimes en des sortes de « zombies », en des espèces de marionnettes privées de volonté, afin d'« exploiter » (d'une autre façon) leur « main-d'oeuvre », leur « force de travail ». C'est d'ailleurs pourquoi, paraît-il, ne sont sacrifiés au « Kong » que les individus vigoureux et entreprenants.

Par ailleurs, l'expression basaa « Ba sèm nyè i Kong » (parfois utilisée après le décès suspect d'un individu) renvoie bel et bien à cette idée que l'individu dont il est question n'est pas mort de « mort naturelle », mais a plutôt été livré à « la sorcellerie de la richesse » pour le bénéfice d'un « sorcier ». Il importe de mentionner avec le « Mbombok A. » que : 

« La victime du « Kong », bien qu'elle soit « morte » pour ses proches, ne l'est pas en réalité. En fait, elle est simplement transférée sur un autre plan d'existence (« l'Invisible ») où seuls ceux qui possèdent « quatre (4) yeux », c'est-à-dire, ceux qui ont développé la faculté d'utiliser les « yeux de leur double spirituel », peuvent la voir et, dans des cas rarissimes, éventuellement la délivrer de cet « esclavage occulte » ».

Ce qu'il convient de retenir du « mort du Kong » c'est que : a contrario d'un « mort ordinaire » qui ne peut ni bougé ni, a fortiori, se livrer à un quelconque travail physique, le « mort du Kong », non seulement peut travailler, mais est également, paraît-il, et pour ce faire, doté d'une force hors du commun. Il semblerait que ce soit son état de « zombie » (de « mort-vivant ») qui accroît substantiellement ses aptitudes. Le « mort du Kong » peut ainsi travailler nuit et jour sans subir les effets d'une quelconque fatigue : « Il s'agit donc ici d'une véritable « exploitation occulte » de l'homme par l'homme » (« Mbombok A. »). Le calvaire de la victime du « Kong » ne prendrait fin que lorsque son « potentiel énergétique » est complètement épuisé, c'est-à-dire, lorsque les jours de son séjour terrestre arrivent à expiration. C'est seulement à ce moment que son âme peut éventuellement obtenir le repos éternel.

Toutefois, l'on remarque que malgré les tragédies que ce « procédé occulte maléfique » semble entraîner en pays bamiléké par exemple, le « Famla » ou « Sue » (sans en faire une apologie) semble être « l'un des facteurs fondateurs de l'esprit d'entreprise reconnu aux Bamiléké » (L. KAMGA, 2008 : 71). Selon L. KAMGA, la corrélation entre les périodes de croissance économique et l'amplification des rumeurs de « Sue » n'a jamais été démentie. Par conséquent, de là à croire que le « Sue » ne serait que le code d'accès aux clubs des investisseurs et des hommes d'affaires, il n'y a qu'un pas que quelques constats poussent à franchir. En effet, alors qu'il est organisé des grandes séances d'ordalie publique pour déceler et punir un homme panthère auteur de quelques incursions dans une bergerie, on n'en organise presque jamais pour vider un contentieux du « Sue » ; curieusement, l'on semble apprécier et l'on sollicite même leur générosité pour la réalisation des grands chantiers publics. D'ailleurs, certains « Mghè Sue » (détenteurs du « Sue »), connus de notoriété publique, constituent en pays bamiléké la crème des confréries les plus puissantes (L. KAMGA, Op. Cit.). Le roi lui-même compte tenu de ses affinités avec certains grands hommes d'affaires n'est jamais net de tout soupçon.

S'agissant du « procédé goétien d'instrumentalisation mystique » ou « Kong Babog », il se rapporte non pas un génie, mais à la « goétie des fantômes ». En effet, comme le souligne « Mbombok R. », dans leur recherche de nouvelles techniques de destruction occulte, les « sorciers » et « sorcières » ont, à l'heure actuelle, développé un autre type de « Kong » appelé le « Kong Babog » (le « Kong des fantômes ») où il s'agit pour ces « délinquants mystiques » de recourir à des fantômes dans l'accomplissement de leurs basses besognes, en l'occurrence « l'assassinat mystique ». Dans le cadre de la « goétie des fantômes » (« Kong Babog »), le « sorcier », en acteur social ou politique, devient pratiquement « insaisissable » (même pour ceux qui ont « quatre (4) yeux ») dans la mesure où, pour commettre ses méfaits, il se dissimule derrière un fantôme. Par conséquent, même si par biais du « Ngambi » (la divination), l'on peut toujours voir qu'untel ou unetelle a effectivement été assassiné(e) dans l'occulte, en revanche, pour ce qui est de connaître le véritable auteur du meurtre, c'est la quadrature du cercle puisque ce dernier est comme masqué par une « présence indéfinissable (inhumaine) » (« Mbombok R. »).

Il appert in fine que le « Kong », en général, est un atout incontestable pour tous ceux qui ont opté pour la « voie goétienne d'ascension sociale » puisqu'il peut permettre à la fois de s'enrichir très rapidement et d'éliminer discrètement (dans « l'Invisible ») les potentiels concurrents sociopolitiques.

Passons dès à présent aux procédés d'« absorption » et de « captation » occulte de la « voie goétienne d'ascension sociale ».

1.2 LES PROCÉDÉS GOÉTIENS D'« ABSORPTION » ET DE « CAPTATION » OCCULTES : LE « TONDÈ » ET LE

« DÔME-MYSTIQUE-CAPTATEUR »

Qu'entendons-nous par « Tondè »118(*) et par « Dôme-mystique-captateur » ? Nous avons essayé de répondre à cette double question de façon progressive.

Tout d'abord, il faut savoir que le « Tondè » en tant que « goétie de métamorphose animale », renvoie dans la « théorie basaa de la manipulation de l'Invisible », ipso facto à l'« alliance » qui existerait entre certains sorciers (et autres « initiés » en ésotérisme) et une espèce animale. Les individus qui possèdent un « double animal » sont réputés posséder, entre autres, le don d'ubiquité. Dans cette « symbiose mystique de l'Homme et de l'animal », les plaisirs et les souffrances sont mutuellement partagés. En fait, comme le souligne si bien L. KAMGA (2008 : 55) :

« Les deux corps, celui de l'homme et celui de l'animal, sont tellement solidaires que si l'un fait une chute, c'est que l'autre en même temps est tombé. Blessures, maladies et mort les affectent l'un et l'autre en même temps et de manière absolument identique ».

À partir des témoignages obtenus au cours de notre recherche, nous avons pu noter que la « goétie de métamorphose animale » permettait notamment aux individus malveillants (« sorciers ») de commettre (sous la forme d'un animal) des « infractions » du genre : vols, pillages, dévastation de plantations (et bétails), meurtres, et mêmes des « fraudes électorales » (possibilité à prendre au sérieux)119(*). En effet, lorsqu'une femme a par exemple labouré une plantation d'arachides qui semble répondre à ses espérances et que soudainement, les arachides ne se développent plus et se dessèchent étrangement, tandis que non loin de là, la plantation de sa voisine semble redoubler de splendeur. Certaines personnes pensent directement au « Tondè » qui aurait permis à cette voisine (sorcière de renommée locale) d'« absorber », sous la forme d'un rongeur (un rat notamment), toute la sève des arachides pour faire resplendir sa plantation. De même, sous la forme d'un serpent-boa, il semblerait que le « sorcier » puisse, en avalant « les garnitures imbiber de substances menstruelles (notamment le sang) » (« Mbombok A. »), entraîner mystiquement la stérilité chez certaines femmes. Il est même souligné que certains individus possèderaient des « boas mystiques » qui ne se nourriraient que de sang de nouveaux-nés. D'ailleurs, une « Dame », au cours de nos investigations, nous confia qu'elle avait connu un homme (très riche) qui possédait un « boa mystique » dont la particularité était justement « d'absorber le sang de tous les bébés » qui naissaient dans la demeure de son maître. L'enrichissement de ce monsieur était à la mesure du mauvais état de santé de tous ses enfants : « Ils étaient tous émaciés ». Aux dires de cette « Dame », il semblerait, cependant que, ce monsieur avait été trompé par un « être malveillant » :

« Dans sa quête d'un moyen de protection et défense occulte (censé prémunir sa famille et lui-même contre des sorciers), il s'était adressé à la mauvaise personne (un sorcier) qui, au lieu de lui donner un moyen de défense, lui a plutôt octroyé un puissant mécanisme de destruction occulte : un boa assoiffé de sang. Par conséquent, étant lié corps et âme au reptile, il lui était impossible de s'en défaire sous peine de mourir lui-même ».

Par ailleurs, il arrive également à certains « hommes-panthères » de s'attaquer et de dévorer le bétail et parfois même des hommes. C'est pourquoi des « pièges » (notamment mystiques) capables de capturer, voire de tuer les « maîtres de la métamorphose », existent et sont redoutés de ces derniers. À ce sujet L. KAMGA (2008 : 55) indique que :

« Nous avons connu un homme panthère qui dans sa case s'asseyait toujours auprès d'une échelle disposée en dossier derrière son tabouret personnel. Ce patriarche avait prescrit à ses femmes et à ses enfants de l'aider à grimper sur cette échelle si jamais ils le trouvaient un jour entrain de gémir, de s'agiter et de tenter en vain de saisir une bouée de sauvetage imaginaire. Ce premier geste de secours lui permettrait de sortir de la tranchée dans laquelle il serait éventuellement tombé en brousse ».

S'agissant du « Dôme-mystique-captateur », il convient de se souvenir que : « certains esprits négatifs sont supposés détenir la faculté de capter l'énergie et la chance des autres » (L. KAMGA, 2008 : 84). C'est dans ce cadre que nous situons le « Dôme-mystique-captateur ».

Ce que nous nommons ici « Dôme-mystique-captateur » est un « procédé goétien » qui permettrait au sorcier, à l'aide des « esprits maléfiques » qu'il concentre autour de lui, de « capter » l'énergie et toutes les chances des personnes qui se trouvent aux alentours. En fait, cette « agrégation occulte » en un point (autour du sorcier), de forces démoniaques, agirait tel « un trou noir maléfique » qui engloutit tout ce qui se situe dans son rayon d'action. Cette « technique obscure » permettrait donc au sorcier, en captant les « chances » des autres, de faire pencher le « hasard » de son côté. N'oublions pas que la « chance » et le « hasard », comme le mentionne à juste titre Max WEBER (1963 : 72 et 76), sont deux éléments qui jouent un rôle non négligeable dans « l'ascension sociale » (la carrière universitaire par exemple) et dans « l'ascension politique »120(*). L'auteur soulignait, en ce qui concerne notamment la carrière universitaire que :

« En effet, il est extrêmement risqué pour un jeune savant sans fortune personnelle d'affronter les aléas de la carrière universitaire. Il doit pouvoir subsister par ses propres moyens, du moins pendant un certain nombre d'années, sans être aucunement assuré d'avoir un jour la chance d'occuper un poste qui pourra le faire vivre décemment [...] Néanmoins, il est un aspect propre à la carrière universitaire qui n'a pas disparu et qui se manifeste même d'une façon encore plus sensible : le rôle du hasard. C'est à lui que le Privatdozent et surtout l'assistant doivent de parvenir éventuellement un jour à occuper un poste de professeur titulaire à part entière ou surtout celui de directeur d'un institut ».

Dans cette optique, comme le mentionnait le « Mbombok A. », cela relèverait du truisme de dire que quand on a « pompé » toutes vos chances de réussite, ce n'est même pas la peine de rêver à de pareils postes universitaires. On voit ainsi des personnes pleines de talents stagner, tandis que d'autres qui le sont moins voire même dénuées de tous talents, prospèrent à un rythme étonnant.

L'on constate donc avec la technique du « Dôme-mystique-captateur », le « sorcier » peut altérer considérablement le déroulement normal du parcours professionnel de ses voisins. Autrement dit, en « drainant » mystiquement l'énergie de ses voisins, grâce à l'action des forces maléfiques concentrées autour de lui, le « sorcier » peut se voir décerner des titres et des postes qui devraient, en principe, revenir à ces derniers. C'est d'ailleurs pourquoi, dans le milieu des jeunes camerounais en général, on a parfois l'habitude de dire à des individus qui ont tout pour réussir, mais qui vont d'échec en échec cuisant « d'aller se laver au village », c'est-à-dire, de subir un « rituel de purification du corps » (« Ndjôba nyuu » en Basaa). Il est, en effet, admit chez les Basaa de Boumnyebel (et chez d'autres peuples du Cameroun par exemple, les Bamiléké) que chaque individu possède, dès sa naissance, un « stock de chance individuelle »121(*). Cette provision de chance se présente sous la forme d'une aura (« Mbimba » chez les Basaa) dont le centre de rayonnement est le front (« Bom »122(*) chez les Basaa et « Bem » chez les Bamiléké). En conséquence, selon que votre « Bom » est bon (vous avez de la chance) ou mauvais (vous êtes dépourvus de chance), vous connaîtrez la gloire ou la déchéance totale. Le « rituel de purification » (« aller se laver au village » selon l'expression des Camerounais), vise donc à rétablir (ou à renforcer) « l'aura individuelle », c'est-à-dire, les chances de l'individu qui en a été privé.

Mentionnons par ailleurs que dans son mode opératoire, le « Dôme-mystique-captateur » agit sur l'entourage du « sorcier », comme une sorte « voile mystique chargée d'énergies négatives », dont l'action corrosive « macule l'« étoile du bonheur et de la réussite », c'est-à-dire, empêche tout individu compris dans son rayon d'action, d'avoir le « Bom làm », la bonne fortune, nécessaire à toute entreprise sociale ou politique » (« Mbombok A. »). Ce « Dôme occulte maléfique », pourrait-t-on dire, permet à l'être malveillant et ambitieux de « faire mystiquement de l'ombre » aux personnes de son entourage en les souillant de ses miasmes. En fait, à l'instar d'un tabagisme passif -- où les poumons de toute personne (non fumeuse) se trouvant à proximité du fumeur chronique de tabac finissent par être, tôt ou tard, gravement affectés -- le « Dôme-mystique-captateur », lorsqu'il s'étend tel un « nuage de souffre démoniaque », nuit gravement à la santé et à l'« ascension sociale » des personnes (notamment celles dépourvues de moyens de protection et défense occultes) se trouvant dans son champ d'action, puisqu'il semble pouvoir inhiber toutes leurs capacités d'entreprise.

Eu égard à son mode opératoire, le « Dôme-mystique-captateur » peut donc être considéré, mutatis mutandis, comme l'« équivalent maléfique et destructeur » du « Kòn ». En effet, contrairement à la « Défense absolue ancestrale » ou « Kòn », mentionnée plus haut, qui -- en tant que le nec plus ultra des « moyens de protection et de défense occultes » chez les Basaa -- non seulement peut protéger son « possesseur » de toute « attaque occulte », mais protège aussi tous ceux qui sont dans son entourage immédiat ; le « Dôme-mystique-captateur » quant à lui, non seulement « vampirise » les possibilités (les « chances ») des individus autour du « sorcier », mais peut également les détruire d'une part, et d'autre part, à long terme, il finit toujours par causer la perte du « sorcier » lui-même : « Quand on nuit ou tue autrui, il faut savoir qu'à un moment ou à un autre, on sera aussi nuit ou tué : c'est le principe même du « qui tue par l'épée périra par l'épée ». Quand on sème la mort, il ne faut pas s'attendre à récolter la vie à long terme » (« Mbombok A. »).

Si nous convenons que la vie est comme une « roue » qui tourne sans cesse, permettant ainsi à chaque individu, à un moment donné, d'avoir son heure de gloire, sa chance de réussite ; alors, chaque Homme, en fonction des efforts fournis dans son domaine d'activité, devrait pouvoir connaître une « ascension sociale » proportionnelle à ses efforts. Or, comme nous avons essayé de le démontrer, le procédé du « Dôme-mystique-captateur » pipe les dés rendant les efforts de certains individus totalement vains. En effet, tant qu'ils seront dans son champ d'action, peu importe les efforts qu'ils s'évertueront à fournir, les voisins du « sorcier » ne recevront jamais la rémunération et la reconnaissance professionnelle qu'ils méritent. Ils auront beau travailler, cela ne modifiera en rien leur condition sociale de vie. Sauf s'ils renversent (tout aussi mystiquement) le rapport de force en recourant au Divin à travers les Ancêtres donc : à la « voie théurgique d'ascension sociale ».

2. LA « VOIE THÉURGIQUE D'ASCENSION SOCIALE ».

La « voie théurgique, éclairée et constructive d'ascension sociale », se situe aux antipodes de la « voie goétienne ». Elle est, sur le plan social et sur le plan politique123(*), la voie par excellence du « Nouveau Patriote » (« Mbombok A. »). C'est une « voie occulte » certes pénible et exigeante, mais d'une grande noblesse.

La « voie théurgique d'ascension sociale » exige en fait de l'individu qu'il soit à la place que ses capacités physiques et spirituelles lui permettent d'accéder sans tricherie, sans fraude aucune. Elle est une « orientation constructive de Vie » dans laquelle, l'individu (le « Nouveau Patriote » du social en l'occurrence) sait user de « l'éthique de conviction » (sa foi au Divin) pour éclairer son « éthique de responsabilité »124(*) (la responsabilité devant les « Vivants », ses semblables, et devant les « Morts », ses Ancêtres).

L'analyse que nous avons pu faire à partir des témoignages obtenus au cours de notre travail, nous a permis de comprendre que : la « voie théurgique » est une voie laborieuse, une voie de la patience, du travail bien fait et du mérite. Elle nécessite de se concilier les forces bénéfiques, d'avoir accès à la « Force Suprême » (Dieu) dans la lutte pour le développement individuel et national, c'est-à-dire, d'apprendre à survivre et à agir dans le sens du Bien Commun en se servant des « moyens de protection et de défense occultes » que la terre ancestrale offre à ses enfants. Comme le souligne le « Mbombok A. » :

« Dans cette « voie », la convoitise est exclue ainsi que la tricherie et le meurtre. Mais l'émulation -- ce sentiment positif qui pousse les uns et les autres à se stimuler mutuellement pour progresser ensemble, main dans la main --, y règne en maître. Puisque ce qui prime ici, c'est la construction et le développement de la « Mère-Patrie » ainsi que le bien-être de ceux qui y vivent ».

Cheminer sur la « voie théurgique d'ascension sociale », c'est en quelque sorte suivre un code d'honneur du travail inlassable et d'abnégation à l'instar des patriotes des années 1948.

Pour le « Mbombok R. » et la plupart de ses homologues, l'essentiel de la vie humaine ne réside pas dans la capacité de l'Homme à accumuler des richesses matérielles en « massacrant » ses semblables, mais dans l'« accomplissement du devoir (positif) pour lequel on a été envoyé sur la terre ancestrale ». Ceci ne signifie en rien que les convaincus de la « voie théurgique d'ascension sociale » souhaitent à tout prix vivre dans la pauvreté ou méprisent tout moyen matériel, loin s'en faut, mais ils estiment qu'un travail bien fait, quoiqu'il arrive, fini toujours par être reconnu et rémunéré à sa juste valeur. Cette conception de l'« ascension sociale par voie occulte » qui, pour ces personnes, doit passer par le travail individuel et collectif (avec la bénédiction de Dieu à travers les Ancêtres), nous rappelle le point de vue d'un des plus grands philosophes de la Grèce Antique, PLATON, sur la « richesse excessive »125(*). Selon ce philosophe, tout devait être fait pour que l'homme ne succombe pas à la « richesse corruptrice » source de malheur et facteur d'aliénation. Dans la même optique, le philosophe camerounais, Ébénézer NJOH-MOUELLÉ (1970), soulignait à juste titre que trop peu d'avoir ne supprime en rien, il est vrai, la volonté de thésauriser des biens matériels ; mais l'avoir excessif ne laisse cependant à l'Homme qu'un seul loisir, celui de veiller sans cesse et jalousement sur lui. Que faire alors ? La réponse est simple : il faut se contenter du « pain quotidien » que nos efforts, avec la bénédiction de l'Être Suprême (Dieu), nous permettent de gagner. En clair, « manger à la sueur de son front et non à la sueur du front d'autrui ».

À l'instar des patriotes d'autrefois, les « Nouveaux Patriotes » d'aujourd'hui se battent pour leur propre survie et surtout pour la survie et le développement de la Communauté nationale. L'originalité de leur démarche (la « voie occulte » qu'ils se sont choisis), par rapport à ce qui est dans « l'air du temps » (détruire l'autre pour prendre sa place ou l'exploiter pour atteindre ses objectifs : « La loi d'airain du pousse-toi pour que je m'y mette »126(*)), réside dans leur croyance en leurs capacités d'une part, et d'autre part, dans leur « foi au Divin qui sommeille en chaque être humain et n'attend que d'être réveillé  ». C'est « l'éveil de ce Divin », soulignait le « Mbombok A. », qui peut permettre à l'être humain de transformer la « connaissance du Bien et du Mal » qu'il possède depuis le « péché originel » en « sagesse du Bien et du Mal », c'est-à-dire, de comprendre enfin que : « il faut tout faire pour résister au Mal en se protégeant et en protégeant les plus faibles par l'entremise de Dieu ; et non pas lui céder quels qu'en soient les obstacles. D'ailleurs, n'est appelé(e) «  sage » que celui ou celle qui a su opter pour le Bien ».

La « voie théurgique d'ascension sociale », et c'est important d'insister sur ce point, oblige ceux et celles qui l'empruntent à respecter la Vie (la notre et celle des autres) au cours de leur commerce quotidien. En témoignent, en pays basaa notamment à Boumnyebel, les « techniques de protection et défense occultes » (mentionnées plus haut) qu'ils emploient : « Blindage simple », « Blindage avancé », etc.

Pour illustrer notre propos, prenons deux (2) exemples d'« ascension sociale » que nous qualifions de « théurgiques » à savoir : la carrière professionnelle du « Mbombok R. » et la carrière musicale du célèbre chanteur-musicien national et international, WES MADIKO.

En ce qui concerne l'« ascension sociale théurgique » du « Mbombok R. », nous nous réfèrerons au témoignage qu'il nous fit au cours de l'entretien de Décembre 2008. Selon ses déclarations, sa carrière professionnelle présente deux (2) périodes cruciales : la première va de 1980 à 1990 et la seconde va de 1990 à 2003. Pour faire court, nous pouvons retenir qu'il entre à la SONEL (Société Nationale d'Électricité du Cameroun), à Douala, vers 1980 en tant que Releveur et à cette époque, il était ce que les mystiques basaa appellent un « Bolè » (un ignorant des mystères du monde Invisible). En conséquence, il était dépourvu de « moyens de protection et de défense occultes », au même titre que sa femme et ses enfants. Ceci lui valu d'ailleurs plusieurs malheurs : il fut frappé par le « Likang » et faillit perdre son travail, ses deux (2) enfants furent assassinés par l'entremise du « Kong Babog » et sa femme faillit mourir d'une « intrusion occulte » (les sorciers avaient mystiquement inséré des écailles de poissons dans sa gorge ce qui faillit détruire totalement son système respiratoire. Quant à seconde période de sa carrière professionnelle, elle commence effectivement avec son initiation, auprès de son maître le « Mbombok B. », aux mystères du « Mbok Basaa » vers 1990. De 1990 (quand il devient lui-même un Mbombok) à 2003 (date de sa prise de retraite), le « Mbombok R. » est passé de simple Releveur à Cadre à la SONEL. Il est sorti miraculeusement vivant, avec une simple blessure à tête (blessure causée par un coup de crosse), d'un braquage armé perpétré à l'agence SONEL de Bonamoussadi, alors que les bandits avaient tiré plusieurs coups de feu sur lui. En fait, seuls ses vêtements avaient gardé les stigmates des balles, et à l'hôpital où il fut conduit ainsi que d'autres membres de la société, les médecins furent étonnés de voir que tous ses vêtements étaient troués sans qu'aucune partie de son corps ne soit pour autant perforée. Pour le « Mbombok R. » sans aucun doute, « Hilôlômbi », à travers les Ancêtres, lui avait accordé sa protection divine. En outre, il a été honoré de deux (2) médailles du travail et en attend une troisième. Aujourd'hui, malgré les difficultés, le « Mbombok R. » vit et fait vivre sa petite famille. Pour lui, tous ceux et celles qui suivent la « voie éclairée » ne s'égarent jamais. L'on n'a donc pas besoin de tuer des gens pour vivre et réussir socialement.

Nous tirons le second exemple d'« ascension sociale théurgique » d'une émission de la CRTV (Cameroon Radio Television) intitulée « Soirée Spéciale » et rediffusée le 25 Octobre 2008. Lors de cette émission, le journaliste camerounais, BILLY SHOW, fit un reportage sur un artiste camerounais connu et apprécié du public national et international, tant ses chansons font « vibrer le corps et l'âme de ceux et celles qui les écoutent » (« Mbombok A. »), le dénommé : WES MADIKO. Ce que nous avons pu retenir, en suivant ce reportage, de l'ascension musicale fulgurante de WES MADIKO, c'est que celle-ci, comme l'indiqua l'artiste lui-même, fut une « prédiction faite par les Ancêtres à travers la voix de mon frère avant sa mort ». WES MADIKO confia au reporter que, entre autres, le « message des Ancêtres » mentionnait qu'il allait devenir riche et célèbre et qu'il ferait connaître la « Grande Culture Camerounaise à travers le monde ». Par ailleurs, le « message ancestral » mentionnait qu'il « devait partager la richesse qu'il obtiendrait avec les plus démunis (les jeunes Camerounais qui constituent l'avenir de notre Patrie) ».

Ce qui nous a frappé chez ce « nouveau patriote » c'est notamment : l'énergie vivifiante que ses chansons dégagent (on a l'impression qu'elles proviennent toutes de l'Au-delà) ; sa grande simplicité ; son humilité ; son profond respect pour la Vie (humaine, animale et végétale) ; et surtout sa grande foi en « la puissance des Ancêtres », qui inspirent ses chansons et ses actes. « Auprès de mon Baobab, disait-il, accompagné de mon instrument fétiche, je me mets en communion avec la nature et les Ancêtres qui la peuplent ». WES MADIKO nous appert comme un exemple type du « patriote théurgien » qui a su allier en trouvant le juste équilibre la « modernité occidentale » et la « tradition ancestrale » dans la mesure où, vivant la plupart du temps à l'étranger (aux Etats-Unis notamment), il n'oublie pas ses « racines africaines et ancestrales » et vient de temps à autre se ressourcer sur la « Terre des Ancêtres ». D'ailleurs, il lança dans ce sens, au cours du reportage, un vibrant message aux Africains de la diaspora en les exhortant à revenir sur la terre de leurs Ancêtres.

Au vue de tout ce qui précède, nous pouvons donc affirmer sans prendre trop de risques que la « voie » (« occulte » en l'occurrence) qui semble cadrer le mieux, par exemple, avec notre hymne national (« Paix-Travail-Patrie ») -- où, comme le dit la chanson, « Nous (les Camerounais) nous combattons pour la Paix et nous travaillons pour la Patrie » -- est, sur le plan social, la « voie théurgique d'ascension sociale ». Laquelle (la seule), permet au « Nouveau Patriote », avec la bénédiction des « Vivants » et des « Morts », d'oeuvrer sans relâche pour la construction et le développement de la Patrie. Ceci dit, une question doit tout de même être posée ici à savoir : obtient-on, en fonction des différentes « voies occultes d'ascension sociale » susvisées, des « dominations-sociales-occultes » divergentes ? La réponse à cette question est le propos essentiel du paragraphe suivant (B).

B. LA « DOMINATION SOCIALE » PAR LE TRUCHEMENT DES FORCES OCCULTES

Tant il est vrai que « les chats ne donnent pas naissance à des chiens », nous avons essayé, dans ce paragraphe, de démontrer qu'il y une corrélation entre les types de « voies occultes d'ascension sociale » et les types de « dominations sociales »127(*) que nous qualifions donc ici d'« occultes ». En conséquence, le propos est de démontrer que : les « dominations-sociales-occultes », c'est-à-dire, l'emprise (funeste) ou l'attirance (bienfaitrice) que certains individus, par le biais de l'« Invisible », peuvent exercer sur d'autres, sont à l'image des « voies occultes d'ascension sociale ». En effet, à chaque « voie occulte d'ascension sociale » correspond un type spécifique de « domination-sociale-occulte ». Dans cette optique, la « voie goétienne d'ascension sociale » est intrinsèquement liée à la « domination-sociale-occulte-négative », tandis qu'a contrario, la « voie théurgique d'ascension sociale » débouche inéluctablement sur une « domination-sociale-occulte-positive ».

Une question mérite d'être posée d'emblée : qu'entendons-nous concrètement par « domination-sociale-occulte-négative » et « domination-sociale-occulte-positive » ? Pour répondre à cette double interrogation, nous nous sommes attelés, tour à tour, à l'analyse de ces deux (2) types de « dominations-sociales-occultes ».

1. LA « DOMINATION-SOCIALE-OCCULTE-NÉGATIVE »

Concept inspiré des formes de domination wébériennes (nous y reviendrons en détails au Chapitre 4), la « domination-sociale-occulte-négative » est l'une des deux formes de « dominations-sociales-occultes » que l'on pourrait observer au Cameroun et à Boumnyebel en particulier. Elle renvoie précisément, à l'« influence hégémonique néfaste » (la peur voire la terreur), sur les corps et sur les esprits, qu'un individu (« sorcier », « gourou ») ou qu'un groupe d'individus (sectes ésotériques, églises « réveillées ») peut exercer sur les membres de la société ou une partie des membres de la société.

Pour nous, la « domination-sociale-occulte-négative » n'est que le « résultat » de la « voie goétienne d'ascension sociale ». On se doute bien que lorsqu'un individu réalise son ascension sociale sur des cadavres et les souffrances infligées aux autres et ceci par le biais de l'« Invisible », la « domination-sociale-occulte », c'est-à-dire, l'« emprise » qu'il exercera sur la société, par des « moyens occultes », ne pourra être que délétère du moins eu égard à la terreur qu'il suscitera autour de lui. On peut ainsi voir des individus qui réussissent très vite et finissent même par avoir pignon sur rue tandis qu'autour d'eux et en même temps, d'autres individus meurent étrangement par dizaines. Même lorsqu'on ne croit pas aux forces de l'Invisible, de pareils cas entraînent, tôt ou tard, des interrogations voire la terreur. Nous pouvons également citer, dans le même ordre d'idées, la « domination sociale malsaine » de certaines églises dites « réveillées » et de certaines sectes ésotériques solidement implantées dans notre pays.  

Aujourd'hui, en effet, on voit un peu partout en Afrique ou en Occident, fleurir de nouvelles « églises réveillées » et de nouvelles « loges de sectes ésotériques » pour ne citer que celles-ci.

Dans le cas, en effet, des « églises réveillées » qui font fureur dans toutes les régions du Cameroun (et Boumnyebel ne semble pas en être épargné), on note de nos jours que la plupart d'entre elles causent de graves préjudices à la cohésion sociale et au développement (physique et spirituel) des individus. On peut ainsi voir des « êtres malfaisants » (« sorciers ») arborer des vêtements de moine et prétendre prêcher l'Evangile ou des « gourous » avides de pouvoirs et de richesses, entraîner toute une foule de personnes désespérées et crédules, au mieux vers la ruine et au pire vers une mort certaine. En témoignent, par exemple dans les pays voisins, les cas innombrables de « suicides collectifs » où des individus, sous l'ordre et la « domination maléfique » d'un « gourou », n'ont pas hésité à se donner la mort et à entraîner avec eux plusieurs membres de famille. Lorsque ce genre de drame se produit, disait le « Mbombok A.», on se demande toujours « mais, comment un seul individu a pu ainsi berner des centaines d'autres ? La réponse est souvent à rechercher du côté des divers processus occultes de contrôle et de domination physiques et spirituels ». En fait, pour établir son emprise, sa « domination » sur ses adeptes, le « gourou-sorcier », dans certains cas peut, à travers des cérémonies que lui seul connaît le sens, « posséder » ses fidèles en les plaçant sous son contrôle à l'aide, bien évidemment, des forces démoniaques qu'il sert. En exerçant ainsi, par « voie occulte », un contrôle et une « domination mystique » sur le psychisme de leurs ouailles, ces soi-disant « prêcheurs de la bonne nouvelle » réussissent parfois à isoler un grand nombre de personnes de leurs familles et de leurs proches en le rendant totalement dépendantes de la communauté dite des « frères et des soeurs en christ »128(*). On voit ainsi des personnes, des jeunes gens au chômage pour la plupart, qui (par cupidité ou par crédulité)129(*), du jour au lendemain, se transforment en des sortes de « pantins privés » de volonté et obéissant au moindre désir du « gourou » devenu depuis lors, à leurs yeux, non plus le « serviteur » de Dieu, mais ni plus ni moins qu'un « dieu » lui-même : à qui l'on doit donc donner tout ce que l'on possède (jusqu'à son âme) sans rien garder pour soi si l'on veut être riche et trouver le salut.

Par ailleurs, pour le cas de l'Occident, Jean-François MAYER (1988 : 18-19), souligne à propos de ces « églises réveillées » et autres sectes qu'il nomme globalement « nouveaux mouvements religieux », que leur développement doit être situé dans « le contexte plus vaste d'une nouvelle religiosité, marquée par un éclatement du religieux, un éloignement du christianisme établi et de fréquents emprunts à des spiritualités et cultures exotiques ». Selon J. - F. MAYER, les intellectuels occidentaux qui avaient escompté la « mort de la religion » en prônant la laïcité, la rationalité et le « désenchantement du monde », ont été surpris de constater que, parmi leurs étudiants les plus brillants, certains, en quête de spiritualité (et de prestige), avaient adhéré à des « sectes ésotériques » considérées comme dangereuses pour l'individu telles « l'église de la scientologie » ou encore le « mouvement raëlien ».

En ce qui concerne justement les « sectes ésotériques », on note qu'au Cameroun par exemple, leur influence sur la vie sociale (et politique) n'est plus à démontrer tant des rumeurs et parfois des aveux (officieux) en témoignent. On peut par exemple entendre, de façon sporadique, que l'une des principales conditions à remplir pour avoir accès à certaines entreprises commerciales de la place serait ni plus ni moins une adhésion au « Kong » (« goétie de la richesse »). Les sociétaires du « Kong » de part leurs immenses richesses, et donc, de leur puissance économique ont, aujourd'hui, une telle prégnance (une « domination-sociale-occulte ») qui « force » le respect et la convoitise de plus d'un. En fait, la misère et le manque criard d'emplois favorisent de nombreuses adhésions volontaires de Camerounais(es) à de telles sectes. Toutefois il appert que -- à l'instar d'autres sectes ésotériques qui sévissent en Europe (notamment « l'église de la scientologie ») -- le « Club des sociétaires du Kong », au sein duquel, faut-il le rappeler, on compte certains puissants hommes d'affaires et autres opérateurs économiques, enrôlerait plusieurs de leurs membres par des « méthodes dolosives ». Concrètement, il semblerait que de tels membres sont d'abord appâtés par le gain ou un poste important qu'on leur fait miroiter au sein de la société concernée et ce n'est que lorsqu'il n'est plus possible ou périlleux pour eux de s'en retirer qu'on leur révèle qu'en fait le contrat de travail qu'ils ont eu à signer n'était en réalité qu'un pacte passé avec le « Kong » et qu'ils doivent donc payer le prix des richesses reçues jusque-là, c'est-à-dire, sacrifier un ou plusieurs membres de leur famille sous peine de mourir eux-mêmes.

Dans cette même optique d'enrichissement rapide et de « domination-sociale-occulte-négative », il y a ce que les Camerounais (es) appellent « Le vivre heureux et mourir jeune » qui n'est qu'une autre forme de « Kong » consistant à céder une partie de son « potentiel de vie » (les jours de vie qu'on est censé posséder durant notre séjour terrestre) en contrepartie de toutes les richesses et autres avantages matériels qu'on désire : on vit donc apparemment heureux (se) tout en écourtant délibérément sa propre vie au profit de la secte. Cette alternative est aux yeux de certains démunis préférable : « S'il faut mourir, disent-ils parfois, quitte à vivre heureux et loin de la pauvreté ».

Par ailleurs, sur le plan académique, des rumeurs circulent également sur le fait que l'obtention (rapide) de certains diplômes universitaires prestigieux ou la nomination à des postes de responsabilité au sein de certaines institutions de l'enseignement supérieur, ne serait possible que par l'adhésion à des « Clubs fermés » dits « d'intellectuels » qui ne sont en fait que des sectes ésotériques déguisées. Cette croyance pousse d'ailleurs certaines jeunes personnes, au mieux à écourter leur parcours universitaire par crainte d'être enrôlé, et au pire à rechercher ardemment l'accession à ces sectes.

Dans la même optique, il est également intéressant de souligner avec P. GESCHIERE (1995 : 9), qu'en Afrique, dans le domaine footballistique aussi, « tout match de football s'accompagne de rumeurs selon lesquelles l'équipe qui reçoit a « blindé » le terrain de telle sorte que la victoire ne pourra lui échapper ». Par ailleurs, des équipes de football en déplacement préfèrent souvent être hébergées par les missions européennes (héritage colonial oblige et surtout terreur quant à l'action occulte néfaste des sorciers), parce que, pensent-ils, la « magie des Blancs » serait plus puissante et offrirait par conséquent, « une protection au moins relative contre les attaques occultes des maîtres sorciers ». Pour le cas du Cameroun notamment, P. GESCHIERE souligne qu'au début de l'année 1993, la « Radio Trottoir » de Yaoundé annonça que le chef de l'État lui-même pour préserver notre équipe nationale de football (les Lions indomptables), sans doute contre cette « domination occulte délétère » des sorciers, avait désigné un « marabout ». Des exemples de « domination-sociale-occulte-négative » de ce genre fusent, aucun plan de la vie sociale (et politique) n'est épargné. Ceci est indubitablement préjudiciable au développement local et national du Cameroun dans la mesure où cette « domination occulte malsaine » va même parfois jusqu'à dissuader certaines élites (du Littoral, du Centre, du Sud, ou de l'Est) à investir dans leur région : certaines d'entre elles ont en fait peur de se faire mystiquement « dévorer » ou « vendre » par les grands maîtres sorciers. De plus, lorsqu'on admet qu'une telle « domination occulte » serait également capable de faire pièce aux projets de développement du gouvernement, il nous semble opportun de faire preuve de bon sens en lui opposant son alter ego : la « domination-sociale-occulte-positive ».

2. LA « DOMINATION-SOCIALE-OCCULTE-POSITIVE »

La « domination-sociale-occulte-positive » qui se définit par opposition à la précédente (la « domination-sociale-occulte-négative »), renvoie à l'attirance, au respect et à l'espoir qu'un individu ou qu'un groupe d'individus peut, à travers des « réalisations constructives » et par le biais de l'« Invisible », susciter dans son environnement social. C'est la seule, à nos yeux, qui soit logiquement capable d'enrayer ou de faire obstacle à la « domination délétère » des sorciers et autres membres des sectes les plus pernicieuses du moment. La « domination-sociale-occulte-positive » se veut, en droite ligne de la « voie théurgique d'ascension sociale », constructive et bienfaisante pour l'individu et pour la Communauté toute entière. Toutefois, cette « domination bénéfique » n'est possible et efficiente que si : premièrement, l'on prend réellement conscience des implications (plus souvent négatives) des forces de l'Invisible dans la vie sociale (et politique) en évitant par-là même de se voiler la face en faisant comme si la sorcellerie ne constituait ni plus ni moins qu'une « chimère dangereuse »130(*) ; deuxièmement, l'on garde à l'esprit que « chaque maladie a un remède, chaque obstacle peut être surmonté soit en le franchissant, soit en le contournant. Le plus difficile étant de trouver la « technique » adéquate » (« Mbombok A. »).

La « domination-sociale-occulte-positive » suppose donc que l'individu bienveillant (le « Nouveau Patriote »), ayant pris conscience de la dangerosité (« occulte » en l'occurrence) de son environnement social, n'ait pas pour autant baissé les bras pour se ranger du côté des « plus nuisibles et mystiquement puissants », mais ait délibérément et résolument choisi de trouver des « moyens alternatifs » de mener le combat du développement. C'est dans ce sens que le « Mbombok R. » soulignait qu'en association avec les autres « techniques de protection et de défense occultes » (déjà étudiées en amont), la technique qui peut permettre à un individu de dominer positivement son environnement social (et politique) par le truchement de l'« Invisible » est appelée chez les Basaa de Boumnyebel « Kombè ».

Le « Kombè »131(*) ou « Dominateur », pour être plus efficace (et nous insistons sur ce point) doit être impérativement associé aux « techniques occultes de défense et de survie » mentionnées plus haut. En effet, il semble évident que pour « dominer » (de surcroît positivement), pour s'élever au-dessus de la mêlée (constituée en grande partie d'individus mystiquement dangereux), il faut être « d'abord » soi-même hors d'atteinte de toute « attaque occulte ».

Eu égard à son mode opératoire occulte, le « Dominateur », selon le « Mbombok R. » peut être appréhendé comme un « champ de force rayonnant » qui inhibe non pas les facultés positives des personnes autour (comme le fait le « Dôme-mystique-captateur »), mais leur « capacité de nuisance ». Autrement dit, le « Kombè » agit comme une sorte de « sédatif occulte » qui vise à calmer, à « endormir les malveillants », donc à pacifier l'environnement social. Le « Mbombok R. » disait que, lorsqu'un individu possédant ce « Dominateur » arrivait dans un lieu hostile ou « empreint d'animosité mystique », sa seule présence était capable d'apaiser, du moins momentanément, les « esprits les plus belliqueux ». Cette « domination charismatiquement occulte » (nous y reviendrons largement dans le quatrième chapitre), est nécessaire pour qui veut conduire et diriger les hommes qui ne perçoivent pas toujours l'intérêt général de la société ou refusent de le percevoir. En fait, il semblerait que :

« Qu'importe les dissensions, quand l'individu possédant le « Kombè » prend la parole et dicte une conduite positive à suivre, cette conduite est appliquée. De tels individus sont généralement de grands rassembleurs et des tribuns d'une éloquence remarquable. Leur forte présence et leur « parole » peuvent séduire, éclairer et redonner espoir à des personnes qui avaient perdu toute volonté de sortir d'une « crise » majeure » (« Mbombok R. »).

À nos yeux, c'est de ce type d'individus que le Cameroun et Boumnyebel, dans l'ensemble, ont besoin pour « casser » l'influence et la « domination occulte néfaste » des « ennemis de la Mère-Patrie » ; des individus capables de redonner espoir à la Communauté, à travers les actions positives qu'ils posent et l'usage social bénéfique qu'ils font des forces de l'Invisible. Grâce à leur concours, les gens cesseront probablement de nier les implications de « l'Invisible » ou mieux encore de croire que, « l'Invisible » ne peut être mobilisé que dans le but « d'exploiter » et de « détruire » autrui.

Tout au long de ce Chapitre, nous avons essayé d'analyser l'usage qui peut être fait des forces de l'Invisible sur le plan social. Nous avons souligné à cette occasion que cet usage restait ambivalent dans la mesure où les forces occultes pouvaient servir (négativement) d'une part à « exploiter » et à « détruire » mystiquement les autres pour établir une « ascension » et une « domination » sociales : c'est ce que nous avons respectivement nommé « voie goétienne d'ascension sociale » et « domination-sociale-occulte-négative ». D'autre part, nous avons aussi souligné que toutefois, à cette « ascension » et à cette « domination » occultes néfastes, il faudrait opposer un autre usage de l'« Invisible », positif cette fois, que constituent : la « voie théurgique d'ascension sociale » et la « domination-sociale-occulte-positive » où il s'agit, dans la lutter pour le développement, de veiller à sa survie et d'utiliser ses talents sans faire ombrage ou nuire aux autres (à l'exception des sorciers).

Dans la suite de notre travail (et nous avons délibérément choisi de garder le meilleur pour la fin), nous convenons avec P. GESCHIERE (1995 : 9) que les faits montrent pertinemment qu'en Afrique en général, et au Cameroun en particulier, il y a un lien quasi ombilical non seulement entre le « social » (carrière professionnelle, carrière académique, sport...) et les forces de l'Invisible, mais également entre la politique et ces dernières (notamment la sorcellerie). En effet, à Boumnyebel en l'occurrence, les implications des forces de l'Invisible, ne se limitent pas seulement à la sphère sociale (que nous venons d'étudier), mais actuellement, elles débordent pour se retrouver avec plus d'acuité et d'envergure dans le champ politique. Nous soulignons donc au Chapitre quatre (le dernier de notre étude) que quand il s'agit de transformer son « capital social » en « capital politique » donc de se lancer dans la vie politique en « arrachant », pour paraphraser M. WEBER, la « chance » d'introduire ses doigts dans les rayons de la roue de l'histoire, le recours à l'« Invisible » entre, plus que jamais, en ligne de compte.

CHAPITRE IV

LE RECOURS AUX PUISSANCES MYSTIQUES COMME « VIATIQUE OCCULTE » DE « SUCCÈS POLITIQUE »

Il y a de cela quelques décennies aujourd'hui, tout au plus, qu'on avait voulu établir, au forceps, une stricte scission entre le « Temporel » et le « Spirituel » ; l'« Église » et l'État ; le « Traditionnel » et le « Moderne » ; la Politique et la Religion. Mais, de nos jours, cette scissiparité est devenue inopérante puisque, les dirigeants politiques Africains, Européens, Asiatiques, ne cachent plus vraiment leurs accointances avec certains ordres religieux ou mystiques. Au Japon par exemple, on a pu à maintes occasions voir l'ex-premier ministre nippon, KOIZUMI Junichiro, se rendre au sanctuaire shintoïste132(*) du « Yasukuni », malgré les démêlés diplomatiques et les critiques que ses pèlerinages incessants suscitaient à l'encontre du voisin chinois. Par ailleurs au Togo voisin, ce que l'on a appelé le « culte Eyadéma », nous appert comme une parfaite illustration de cette « imbrication instrumentale » et hétéroclite du politique et du religieux à des fins politico-stratégiques de « monopolisation totale du champ social » (J.-F. BAYART, 1993 : 278). En effet, comme le souligne J.-F. BAYART (1993 : 277) :

« Le culte Eyadéma procède d'un syncrétisme remarquable entre des pratiques religieuses endogènes (vodu, sorcellerie, culte des ancêtres, etc.) et des apports exogènes (le christianisme et ses prostaglandines : la franc-maçonnerie et le rosicrucianisme). À force de manipulations, le pouvoir Eyadéma en est arrivé à se produire et à se manifester comme une religion, comprise comme « un instrument de communication et [...] comme un médium symbolique à la fois structuré [...] et structurant,... » ».

Le Cameroun (Boumnyebel en l'occurrence), en matière de relation symbiotique entre le politique et le religieux, comme nous avons essayé de le démontrer dans ce dernier Chapitre, ne constitue pas une exception : en témoigne le fait que le Président Paul BIYA (il ne semble pas être le seul dans ce cas), soit considéré comme un « très mystique président » (J.-F. BAYART, 1993 : 307) de surcroît initié « aux arcanes de la Cabale » (Op. Cit.). En outre, il est de plus en plus fréquent aujourd'hui de voir à Boumnyebel par exemple, des acteurs politiques camerounais, participer avec entrain à certaines cérémonies traditionnelles publiques ou faire officieusement des pieds et mains pour rencontrer des autorités « mystico-traditionnelles ». Or à une certaine époque (au lendemain de l'indépendance notamment), une telle démarche était généralement frappée d'anathème, puisque perçue comme relevant d'un passé qu'on se devait d'abolir. L'époque contemporaine montre à suffisance que la « politique moderne  africaine » (camerounaise notamment) -- nous entendons par là, celle où les éléments de la « modernité politique occidentale » (élections, suffrage universel, multipartisme...) cohabitent ou essaient, tant bien que mal, de cohabiter avec ceux de la « traditionalité politique africaine » (l'onction ancestrale, le recours à l'Invisible dans l'exercice du pouvoir politique...) -- est étroitement liée voire même tributaire des religions (religions « importées », religions traditionnelles, sectes...). Mieux, comme dans nos sociétés traditionnelles, cette politique dite « moderne » semble donc indissociable de l'action des forces de l'Invisible qui, elles-mêmes en tant qu'« atouts secrets », tendraient en même temps à la renforcer et à la consolider. Comment cela est-il devenu possible ? Succinctement dit, comment les forces de l'Invisible opèrent-elles pour assurer la « réussite » et la « domination » dans l'« arène  politique » ? Pour répondre à cette interrogation, nous sommes volontairement partis du constat selon lequel la « sphère politique », à l'instar de celle sociale, n'échappe pas à l'« action » des forces ésotériques, loin s'en faut. D'ailleurs, ne dit-on pas çà et là que chaque homme politique (leaders de partis politiques, membres du gouvernement...) a, quelque part, son « maître de l'Invisible133(*) qui le conseille et agit dans l'ombre, à moins d'en être un lui-même » ? (« Mbombok A. »).

Dans ce dernier Chapitre, nous avons donc cherché à démontrer que : la politique, le « pouvoir politique », mieux, leur plus parfaite incarnation, c'est-à-dire, l'homme politique, l'homme d'État chargé de veiller aux destinées de la « Mère-Patrie » se devrait aujourd'hui, non seulement de détenir le monopole de la « contrainte physique légitime », mais également et surtout bénéficier de l'« onction ancestrale » qui engage sa responsabilité devant les « Vivants » et devant les « Morts » (« Mbombok A. »). Eu égard à la tâche immense qui lui incombe (la gestion harmonieuse de la « Terre ancestrale »), l'acteur politique à Boumnyebel en l'occurrence, a plus que jamais et plus qu'aucun autre acteur sociétal, besoin de ce « viatique occulte » que sont les forces de l'Invisible. Notre démonstration présente en conséquence, deux (2) principales articulations. Dans la première, nous tentons de montrer que sur le plan de la « lutte politique », les forces occultes peuvent aussi être appréhendées comme « des mécanismes de survie politique » (I). Dans la seconde, il s'agit pour nous de démontrer que les forces de l'Invisible jouent également un rôle majeur dans la « réussite politique », c'est-à-dire, l'« ascension » et la « domination » politiques (II).

I. LES FORCES DE L'INVISIBLE COMME « INSTRUMENT OCCULTE » DE « SURVIE » ET DE « LUTTE » POLITIQUES

Il est crucial de comprendre de prime abord qu'à Boumnyebel, la « survie » (aux multiples menaces et périls « visibles » et « invisibles ») et la « lutte » politiques renvoient (de notre strict point de vue) respectivement à la « présence » et la « capacité d'action et de réaction » dans l'« arène politique », que les forces de l'Invisible sont censées concéder ou permettre à l'Homme politique. En outre, il convient de garder en mémoire que Lorsqu'il s'agit de « politique », les croyances aux forces de l'Invisible s'expriment, plus spécifiquement, par des rumeurs et des allusions. Rien d'étonnant à cela puisque, les accusations directes ou les confessions ouvertes (encore moins) sont rares et difficiles à obtenir puisque, chacun cherche des « moyens » de se dissimuler tout en gagnant en « puissance ». Qu'à cela ne tienne, cette difficulté, à notre sens, ne doit pas enrayer la recherche, mais plutôt la stimuler, puisque, l'on ne cache, le plus souvent, que ce qui « existe » et surtout constitue un facteur de « gêne » (notamment la sorcellerie).

Par ailleurs, nous savons que par définition, les « forces occultes » se cachent et se font insaisissables. Mais cela ne devrait pas pour autant nous pousser à conclure trop hâtivement à leur « inexistence », à considérer tout de go qu'elles ne sont que des superstitions. Avec Éric de ROSNY (1992 : 112-113)134(*), nous pouvons d'ailleurs, souligner que des êtres malfaisants, des « sorciers », existent même en politique et surtout en politique. Il convient donc de prendre également au sérieux l'utilisation funeste des forces de l'Invisible dans le domaine politique. Ceci tombe sous le sens si nous admettons avec Max WEBER (1963 : 125) que la « politique » est « l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État ». Pour aller dans le sens du « maître » WEBER, nous dirons pour notre part qu'aujourd'hui plus qu'hier, la « politique moderne camerounaise », à travers l'exemple de la localité de Boumnyebel, semble se présenter comme l'ensemble des efforts visibles et invisibles ; naturels et surnaturels que les hommes et les femmes politiques font afin de « survivre » dans un environnement sociopolitique empreint de morbidité et de destruction d'une part (A), et d'autre part, afin de « lutter » pour avoir l'opportunité de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir au sein du triangle national (B).

A. LES FORCES ÉSOTÉRIQUES ET LA « SURVIE POLITIQUE »

L'analyse de la « présence » de l'acteur politique (sa « survie politique ») dans une scène politique où la mortalité est anormalement surélevée, exige de prendre en compte un certain nombre de considérations. Premièrement, nous devons garder à l'esprit que les acteurs politiques à l'instar des acteurs sociaux mentionnés au Chapitre précédent, sont soumis aux mêmes « dangers occultes » à la seule nuance que ces derniers semblent être outrancièrement amplifiés dans l'« arène politique ». Deuxièmement, cette amplification des « dangers occultes » semble découler d'une part, de l'étroitesse de l'« aire du combat politique » par rapport au champ social, puisqu'il y a beaucoup d'acteurs politiques ambitieux, mais peu d'espace à occuper, peu de postes politiques à pourvoir ; d'autre part, elle est liée aux possibilités (et aux risques énormes) que la « vocation politique » offre aux acteurs notamment en matière de « gestion » de la Patrie au plus haut niveau de l'État (celui du pouvoir politique). Nous conviendrons donc avec P. GESCHIERE (1995 : 14) que « dans une telle optique, il est clair qu'une prise en compte de la sorcellerie devient inévitable. Presque partout en Afrique, le discours sur le pouvoir continue d'être marqué par des références multiples et directes à celle-ci -- ou aux « forces occultes »,... ». Parfois, l'association entre « pouvoir politique » et « forces de l'Invisible » paraît davantage se renforcer que s'affaiblir. Dans un environnement où le politique s'est transformé en « nécro pouvoir », en pouvoir dont le but principal est de détruire, de ruiner et de corrompre ; tout homme et toute femme politiques véritables qui nourriraient le désir ardent de défendre et de développer la Patrie, se devraient de prendre conscience des dangers que véhicule la « goétie ».

En fait, la scène politique étant simplement un pan du champ social et étroitement imbriquée à lui, les « techniques d'attaque et d'assassinat invisibles » (« cannibalisme mystique » etc.) ainsi que les « techniques occultes de protection et de survie » (« Défense Absolue Ancestrale » ou « Kòn »...) opèrent dans ces deux (2) espaces avec une intensité variable. Sans revenir en détails sur les « techniques goétiennes » et « théurgiques » déjà étudiées au Chapitre précédent, nous avons essayé, ici, d'illustrer notre propos en nous servant d'autres exemples de « procédés occultes maléfiques » et « bénéfiques » qui, respectivement, rendent très hostile la scène politique (en menaçant l'existence de l'acteur politique) et, tentent toutefois d'équilibrer la « balance des forces » en préservant cette « survie politique ».

Dans un premier mouvement, nous avons donc fait mention des « procédés occultes maléfiques » et dans un second mouvement, nous nous sommes efforcés d'analyser leurs « pendants bénéfiques ».

1. LES « PROCÉDÉS OCCULTES MALÉFIQUES » DE L'« ARÈNE POLITIQUE »

L'attrait immodéré du pouvoir conduit parfois à Boumnyebel notamment, certains dirigeants politiques désireux de se « débarrasser » coûte que coûte de leurs « ennemis politiques » (ou de toute personne considérée comme tel), à recourir aux « pratiques occultes des plus diaboliques ». Dans ce petit paragraphe, nous allons essayer d'en analyser quelques unes des plus prisées à savoir : la « goétie d'empoisonnements », la « goétie des talents » et la « goétie de manipulation ».

1.1 LA « GOÉTIE D'EMPOISONNEMENTS » OU « BONG »

Dans la société traditionnelle basaa, il convient de se le rappeler, à partir du moment où l'on met son « intelligence » et ses « connaissances » au service du mal (pour nuire à autrui), on est appelé « sorcier » ou « sorcière » même si notre capacité de nuisance ne repose pas ipso facto sur la « manipulation de l'Invisible » (sur l'ultime appel au Prince des Ténèbres). C'est d'ailleurs pour cette raison que nous avons considéré ici, les « attaques aux poisons » (« ordinaires » et « mystiques ») comme des « goéties ».

La « goétie d'empoisonnements » (« Bong » en Basaa) consiste à réduire au silence en la « détruisant de l'intérieur », toute personne considérée comme un ennemi politique. Cette « pratique maléfique » présente, toutefois, deux (2) formes notables : l'une « ordinaire » et l'autre « mystique ».

S'agissant de la « goétie d'empoisonnement ordinaire », elle consiste à verser furtivement dans la boisson ou dans la nourriture de l'ennemi désigné en l'occurrence l'acteur politique, une substance ou une poudre issue de restes humains ou provenant de plantes ou de tous autres produits hautement toxiques et létaux. L'ingestion d'un tel produit peut entraîner chez l'individu une « mort quasi instantanée » (« poison rapide ») ou une « mort lente et douloureuse » (« poison lent »). Le poison dit « lent », par rapport à son homologue le « poison rapide », a ceci de particulier qu'il détruit très progressivement les organes internes de l'individu (estomac, foie, rate, coeur...) ; la mort ne survenant parfois que plusieurs années plus tard après l'empoisonnement : « Ceci permet de brouiller les pistes dans la mesure où par « voie normale » (sans divination ou « Ngambi »), il est pratiquement impossible de remonter jusqu'à l'auteur du forfait » (« Mbombok A. »). Dans une perspective plus générale on peut se référer à « l'assassinat au thallium » du nationaliste camerounais, MOUMIÉ (A. EYINGA, 1991 : 128-129).

  La « goétie d'empoisonnement mystique », quant à elle présente un mode opératoire d'une redoutable efficacité puisqu'il semblerait que personne n'en soit complètement à l'abri. La « goétie d'empoisonnement mystique » se pratique soit le « Jour » soit la « Nuit ».

Le « Jour », à l'aide d'un insecte (abeille, mouche...)135(*), d'une petite bourrasque (provoquée mystiquement) ou encore par « transmutation mystique » (« Mbombok A. »), le sorcier peut empoisonner sa victime à son insu. Aux dires du « Mbombok R. », la « goétie d'empoisonnement mystique » a déjà fait des ravages à Boumnyebel et dans d'autres localités du Groupe basaa. Nous pouvons par exemple citer le cas d'un « Notable basaa » habitant aux confins des forêts de Boumnyebel. Selon le « Mbombok R. », ce notable avait été empoisonné par « transmutation mystique » à l'aide d'une sorte de cola appelée « mbida-cola ». En fait, un membre de sa famille (une sorcière spécialisée dans ce type de pratique), lui avait offert ce petit apéritif traditionnel, le fameux « mbida-cola » qui n'était en réalité qu'« un morceau de la chair humaine transmuté mystiquement en mbida-cola, c'est-à-dire, présentant l'apparence de cet apéritif traditionnel » (« Mbombok R. »). Le pauvre « Notable », saisi d'une toux sévère et aiguë (qui détériora progressivement ses poumons), mourut peu de temps plus tard.

La « Nuit », pendant son sommeil (quand il rêve), l'« individu-cible » peut également être empoisonné : il s'agit dans ce cas d'espèce de ce que l'on nomme le « poison de nuit » (« Bong Djú ») dont la capacité de destruction est redoutée dans la mesure où l'action se déroule au « niveau subtil » (le poison est introduit dans le « corps astral » de la victime par le biais d'un « repas de nuit »). Le « Mbombok B. » a eu à s'occuper d'un tel cas. Il s'agissait en fait d'un acteur politique de la place qui avait fait un rêve dans lequel, un membre de sa formation politique (de surcroît un ami) lui servit un repas copieux. À son réveil, il constata que son ventre était non seulement ballonné, mais surtout que de violents maux de ventre le faisait atrocement souffrir. Selon le « Mbombok B. », les plats que ce monsieur avait consommés dans son sommeil, avaient été tous « mystiquement empoisonnés », non pas par cet ami, mais par un sorcier qui avait pris l'apparence de ce dernier pour endormir la méfiance du monsieur d'une part et d'autre part, pour semer la discorde entre eux.

En somme, la « goétie d'empoisonnements » (« ordinaire » et « mystique »), quand elle n'entraîne pas la mort de l'acteur politique (ce qui en soi constitue déjà un miracle divin), laisse généralement des séquelles graves au niveau des organes internes : « On ne s'en remet presque jamais totalement » (« Mbombok A. »).

1.2 LA « GOÉTIE DES TALENTS »136(*)

La « goétie des talents » est une autre variante du « Kong » où il s'agit précisément de « capter » mystiquement les « talents », c'est-à-dire, les dons naturels d'une personne : l'intelligence, l'ingéniosité, la créativité, l'inventivité, le dynamisme...Les acteurs politiques qui subissent une telle « ponction cérébrale et mentale mystique »137(*) deviennent à coup sûr des inaptes, des handicapés mentaux, insusceptibles d'assumer leur fonction politique. L'on pourrait donc du jour au lendemain, voir un individu brillant jusque-là, devenir subitement une sorte de « momie vivante », de « légume », totalement à l'opposé de ce qu'il fît et fût dans un passé récent. Peuvent en témoigner par exemple les tribulations d'un « Jeune militant », dont le dynamisme politique et l'intelligence ont, paraît-il, suscité la convoitise et la jalousie d'une tante enrôlée dans une secte. Cette tante, semble t-il, voulait « s'approprier les talents de son neveu (qui aurait sombré à coup sûr dans la folie) pour assurer sa propre ascension politique » (« Mbombok A. »). Il semblerait que les « talents » ainsi « extraits », soient mystiquement transmis aux membres de la « confrérie maléfique » (confréries de sorciers, sectes diaboliques...) ou à la progéniture du sorcier (ou sorcière) et servent à accomplir d'autres desseins ainsi qu'à asseoir leur domination sur les « ennemis (les non adhérents) de ces ordres funestes et maléfiques » (« Mbombok A. »). Cette « pratique occulte » appert donc également comme un moyen efficace d'éliminer subrepticement des « ennemis politiques » tout en bénéficiant de leurs attributs sui generis.

1.3 LA « GOÉTIE DE MANIPULATION »

Nous avons vu dans le cadre du « Kong Babog » au Chapitre 3, que le sorcier ou la sorcière pouvait se servir d'un « fantôme » pour assassiner ceux et celles qu'il considère comme des ennemis. Cette pratique lui permettait de bénéficier d'une grande furtivité même à l'égard de ceux qui ont « quatre yeux ». La « goétie de manipulation » est assez proche de ce « procédé maléfique » sauf qu'ici, il ne s'agit pas de se servir d'un « fantôme » ou de tout autre esprit démoniaque, mais notamment d'une « personne vivante ». Le « Mbombok A. » disait à ce propos au cours de l'entretien de Septembre 2008, que l'expression « On l'a armé d'une machette », renvoie à cette forme d'assassinat occulte où :

« Le ou les sorciers décident d'éliminer une personne, en l'occurrence à la machette, en se servant d'un quidam (ou d'une personne proche de la victime) qui exécutera, tel un zombie, l'ordre sans toutefois se rendre compte à ce moment précis de l'ampleur de son acte. Il s'agit en fait ici d'un procédé rodé de contrôle mentale et psychosomatique où l'individu (corps et esprit) auteur de l'acte n'est qu'un simple instrument de mort dans les mains des véritables commanditaires de l'homicide qui eux, restent tapis dans l'ombre ».

Comme exemple pouvant illustrant ce type « manipulation maléfique », nous pouvons citer l'assassinat d'un autre « Notable basaa » qui, avec la « complicité mystique » de certains autres acteurs politiques locaux, « fut décapiter avec sa propre machette par un individu, certes violent de nature, mais manipulé mystiquement » (« Mbombok R. »). Une fois de plus, il semblerait que ce soit par convoitise et par jalousie que ses propres frères orchestrèrent son assassinat : « Ce notable avec la réputation de posséder des dons de voyances prodigieux » (« Mbombok R. »).

Par ailleurs, il convient de mentionner que parfois, c'est un objet appartenant à la victime (une voiture par exemple) qui est ensorcelé. Semblent en témoigner de nos jours, des accidents de voitures spectaculaires sanglants et meurtriers « inexpliqués » que l'on déplore çà et là.

Cependant, cette létalité de la scène politique est tant bien que mal pallier par des « procédés de survie » non moins « occultes ».

2. LES « PROCÉDÉS ÉSOTÉRIQUES » DE « SURVIE » DANS

L'« ARÈNE POLITIQUE »

Pour survivre dans cette « arène politique » les choix entre acteurs politiques divergent : les uns s'allient les services de « sorciers », les autres de « Mbombok » ou, de façon générique, de « théurgiens » (ceux qui cherchent à se concilier les forces occultes bénéfiques, Dieu) et d'autres encore n'hésitent pas à payer des sommes colossales pour adhérer à des loges ésotériques.

2.1 LA « SURVIE » PAR LE BIAIS DES « MAÎTRES SORCIERS »

La « règle » qui semble primer ici, est des plus simples : « Tuer avant d'être tué ; être le chasseur pour ne pas être la proie. Bref, faire mourir autrui pour vivre » (« Mbombok A. »). C'est cet état d'« esprits meurtriers » qui semble d'ailleurs justifier, comme nous l'avons souligné plus haut, l'énorme létalité de cette scène politique exiguë où : même si les urnes nous ont été par exemple favorables, un quidam malveillant, peut toujours, par le biais de la sorcellerie ruiner cet atout du choix démocratique qu'est l'élection. De même par convoitise, il peut le faire soit en éliminant physiquement ses ennemis (le cas des deux notables basaa tués cités plus haut), soit en essayant de les vider de leurs talents (cas du jeune militant), soit encore en « assassinant mystiquement » un membre de la famille de l'ennemi pour dissuader ce dernier de faire la politique (le cas d'un homme politique très actif à Boumnyebel qui, après avoir perdu un de ses descendants, a du se protéger lui-même grâce à l'appui des Ba Mbombok pour ne pas abandonner sa carrière politique). Dans la même perspective, nous pouvons également citer :

« [...] les mésaventures du président Soglo au Bénin, un des rares à avoir été élu démocratiquement et qui a failli ne pas assister à sa propre intronisation à cause du çakatu et qui, par la suite, a essayé en vain de consolider sa position par le biais des prêtres vodun... » (P. GESCHIERE, 1996 : 82).

En effet, en 1991, le nouveau président Nicéphore SOGLO a failli ne pas assister à sa prestation de serment, parce que, dit-on, il aurait été « ensorcelé » par ses adversaires politiques.

Des exemples de ce type peuvent être notés (officieusement) un peu partout au Cameroun.

2.2 LA « SURVIE » PAR LE TRUCHEMENT DES « MBOMBOK » OU « THÉURGIENS »

Ici, on peut s'en douter, il s'agit de « Vivre et de faire vivre » (« Mbombok A. »). Ceci n'étant possible que si l'on est soi-même à l'abri d'une éventuelle destruction ; que si l'on réussit soi-même à préserver sa propre vie dans cet espace de combats sanglants et violents. Par conséquent, ce second choix nécessite l'emploi de « techniques occultes de survie et de protection » disponibles tant sur le plan social que sur le strict plan politique. Ces « procédés bénéfiques » (indissociables de la « foi aux Ancêtres, au Divin »), permettent donc aux prêtres (traditionnels et occidentaux) « [...] de défendre les hommes contre les sorciers et d'assurer leur santé, mise en péril par ces derniers » (S. MAPPA, 1998 : 122).

Comme exemple de personnes ayant opté à Boumnyebel pour les « Ba Mbombok » et autres théurgiens afin d'assurer leur « survie » dans l'« arène politique », nous pouvons citer l'« Ambassadeur camerounais » (qui consulte de temps à autre le « Mbombok R. ») ou encore le « Jeune militant » mentionné plus haut qui a échappé à la folie grâce au concours du « Mbombok R. ». En outre, nous pouvons également mentionner le cas du Sous-préfet M. NDONGO L., qui, en fervent chrétien, sollicite de temps en temps les prêtres catholiques ainsi que les Ba Mbombok (quand cela s'avère nécessaire).

2.3 LA « SURVIE » PAR L'ENTREMISE DES « SECTES ÉSOTÉRIQUES »

Aujourd'hui, il est admis que le développement des « pouvoirs paranormaux » (J. PAGE, 1988 : 13) ou « occultes » semble être l'un des objectifs des puissantes sectes telles que la franc-maçonnerie et la rose-croix. J. PAGE, franc-maçon lui-même, écrit que l'homme est en quête perpétuelle, depuis la chute d'Adam, du « pouvoir magique » que Dieu lui avait confié sur toute la création, c'est-à-dire, « le nom secret, le nom caché, essentiel d'une chose [...] offre donc le pouvoir de commander cette chose ». Dans l'« arène politique », cette quête par le biais des Loges sectaires, semble d'ailleurs criarde. En effet, l'incertitude quotidienne, la précarité qui règne sur la scène politique, le souci légitime et quasi-obsessionnel de « survivre » (de « lutter », de « dominer ») et de se prémunir à tout prix contre des « attaques occultes » adverses, conduisent, semble t-il, certains acteurs politiques à dépenser (au mieux) des sommes faramineuses afin d'assurer leur initiation au sein de ces grandes sectes et d'évoluer rapidement. C'est ainsi que certains d'entre eux se livrent sans vergogne au pillage de notre rente pétrolière « pour des opérations occultes ou [...] ésotériques, sectaires...» (M. KOUNOU, 2006 : 117). Par ailleurs (au pire), nous pouvons évoquer le cas mentionné plus haut, de la « Tante jalouse » des talents de son neveu (le « Jeune militant » en l'occurrence) et qui a failli causer la folie de ce dernier. Mention doit aussi être fait des meurtres rituels qui seraient liés aux rosicruciens, proches du régime Biya (P. GESCHIERE, 1996 : 82). Nous pensons aussi à l'influence actuellement considérable de certaines sectes protestantes (d'influence nord-américaine ou plus autochtones) non seulement à l'échelon local (comme à Boumnyebel), mais dans la vie politique camerounaise au niveau le plus élevé (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 91). Par ailleurs, pour certains observateurs et média notamment Jeune Afrique (30 Juillet - 5 Août 1992), ce serait le retour du multipartisme au Cameroun (avec environ 200 partis politiques) qui entraînerait une incertitude croissante et donc de plus en plus « un recours à l'Invisible » dans l'« arène politique ».

Toutefois, ce recours aux forces occultes en politique ne semble pas se limiter uniquement à la « survie », mais interviendrait aussi lorsqu'il s'agit de « tenir la lutte politique au niveau où elle se mène et où les enjeux en terme de développement harmonieux, en terme de préservation de la Terre ancestrale se perçoivent le mieux : l'Invisible » (« Mbombok A. »).

B. LES FORCES DE L'INVISIBLE DANS LA « LUTTE POLITIQUE »

Faire de la politique à notre sens, nécessite non seulement de « survivre » (d'être « présent » dans l'« arène politique »), mais aussi et surtout de posséder d'une part, une « capacité d'action » suffisante pour atteindre les buts politiques que l'on s'est fixés (enrichissement et gloire personnels ou amélioration des conditions de vie des gouvernés) ; d'autre part, une « habilité et une vision réactives » optimales pour se défendre et résister (parfois de manière préventive) aux « forces » adverses.

Dans ce second paragraphe (B), nous avons essayé d'analyser tour à tour ces deux (2) « aspects » de la « lutte » politique.

1. L'« ASPECT ACTIF » DE LA « LUTTE POLITIQUE »

Nous rejoignons ici l'idée déjà émise par MALINOWSKI (1954 : 24) selon laquelle il existe un lien étroit entre la « magie » et l'« action », en l'occurrence, le pragmatisme politique. Dans cette optique, nous pouvons convenir avec M. ROWLANDS et J.P. WARNIER (1988 : 118-132) que l'impact des forces de l'Invisible sur la pratique politique nationale au Cameroun, est devenu plus manifeste au cours des dernières décennies. En effet, en 1960, à l'époque de l'indépendance, il n'était pas monnaie courante d'entendre ou de parler des forces occultes dans la vie publique ; ceci constituait un secret réservé aux seuls « initiés », aux membres du sérail. Mais à partir des années 1970 et encore davantage aujourd'hui, c'est devenu une lapalissade d'affirmer que la plupart des hommes politiques emploient les ressources de l'Invisible dans leur lutte pour la conquête, l'exercice et la préservation du pouvoir politique. Par conséquent, il semble désormais, de plus en plus difficile de ne pas se préoccuper de cet état de fait d'autant plus que les forces de l'Invisible offrent des « moyens secrets » de s'approprier le pouvoir politique.

Toutefois, il est indispensable de garder en mémoire que, le lien entre les forces de l'Invisible et l'action politique à Boumnyebel en particulier, au Cameroun général, n'est pas facile à établir : c'est un lien volatile et contradictoire. En effet :

« Le rapport entre sorcellerie et action est riche de paradoxes. D'une part, le caractère sournois de la sorcellerie sert à dissimuler les acteurs. Celle-ci semble cacher les personnages et leurs actions derrière des voiles de rumeurs et de mystère. Elle se pratique par définition en cachette, [...], et, par conséquent, il est souvent impossible de savoir exactement qui a fait quoi [...] Il s'agit donc de représentations qui portent l'accent sur l'action humaine, mais soustraient à la fois les acteurs et leurs actes à l'observation » (P. GESCHIERE, 1995 : 31-32).

Ce qui nous semble convenable de déplorer au sujet de la « dimension active » de cette « lutte politique », c'est qu'au lieu de permettre une amélioration des conditions de vie des gouvernés (tant sur le plan local que sur celui national), celle-ci se mène généralement et paradoxalement au détriment du reste de la population des « non initiés ». En fait, le recours à l'Invisible dans la pratique politique moderne, camerounaise en l'occurrence, semble davantage doter les « professionnels de la politique », c'est-à-dire, ceux qui ont fait de la politique leur profession, de « moyens nouveaux et subtils » de s'accaparer « discrètement » le pouvoir politique pour leur seul profit ou encore au profit du groupe auquel ils appartiennent (notamment les réseaux...). En conséquence, le devenir des « autres », c'est-à-dire, ceux qui ne sont pas du groupe (les opposants) importe peu puisque : « Ceux qui ne sont pas comme nous (les non initiés), ceux qui ne sont pas avec nous (les anti-sorciers), sont ipso facto à la marge et contre nous ; et en tant que proies et ennemis, ils n'ont pas droit à la vie » (« Mbombok A. »). Cette conception funeste de l'« action » du « pouvoir politico-mystique », ce « nécropouvoir » au sens de A. MBEMBE, semble étayer, entre autres : « Les multiples accidents sanglants (notamment de circulation et en fin d'année) provoqués mystiquement afin d'offrir en holocauste des vies humaines aux puissances démoniaques » (« Mbombok A. »). Il appert en effet que la « puissance mystique » dont sont dotés certains acteurs politiques camerounais en général, soit proportionnelle au nombre de sacrifices humains qu'ils font à leurs « démons gardiens ». C'est le « sang » qu'ils consentent à verser au nom des forces obscures, qui semble leur fournir la « puissance maléfique » nécessaire pour rester « présents » et « agir » le plus longtemps possible dans l'« arène politique ». Par conséquent, nous pouvons affirmer avec le « Mbombok A. » que :

« Les politiciens actuels, dans leur grande majorité, ne luttent pas dans le sens de la construction de notre pays. C'est ce qui, notamment, explique pourquoi une grande frange de la population se désintéresse de la politique locale (et nationale) et n'accorde le plus souvent aucun crédit aux partis politiques qui prétendent apporter le « changement » en luttant contre l'immobilisme du pouvoir en place. Mais ce que l'on note le plus souvent c'est que, dans l'ensemble, les groupements politiques se comportent uniquement comme des instruments d'accession au pouvoir et ne se posent que rarement comme de véritables instruments politiques dotés d'un projet de changement et des moyens pour le réaliser ».

En fait, même l'« action » des membres des partis dits de « l'opposition » par exemple, ne semble pas être probante puisqu'ils se contentent généralement de se « poser en s'opposant au lieu de s'opposer en proposant » (« Mbombok A. »). Dans un tel contexte de faux semblants, la pratique politique (qu'elle soit à l'échelle locale comme à Boumnyebel ou même nationale) de même que la « lutte politique » (qu'elle soit « visible » ou « invisible ») restent pour l'essentiel, conflictuelles, prédatrices et éminemment destructrices. En conséquence, l'« action politique » sera soit dirigée contre ceux qui détiennent les leviers du pouvoir politique (afin de prendre uniquement leur place), soit orientée contre les autres acteurs politiques des groupements politiques adverses ou appartenant au même parti. Il appert donc que tant que cette passion immodérée pour le pouvoir n'est pas mise à distance et reconnue à Boumnyebel en particulier et au Cameroun en général, et que celui-ci (le pouvoir) n'est pas problématisé, il est improbable que des processus d'unification, de pacification et de construction d'un État souverain véritable soient mis en oeuvre (S. MAPPA, 1998 : 198).

2. L'« ASPECT RÉACTIF » DE LA « LUTTE POLITIQUE »

La « dimension réactive » de la « lutte politique » semble nécessiter soit d'« attaquer furgitivement » les « ennemis » politiques (« représailles goétiennes » notamment), soit de trouver des « parades subtiles » aux multiples « assauts occultes » des « adversaires » politiques dont s'expose tout acteur de l'« arène politique ».

Sans toutefois revenir sur les « attaques occultes » déjà étudiées précédemment, prenons deux (2) exemples de « parades occultes » très prisées en politique pour essayer d'illustrer l'« aspect réactif » de la « lutte politique ». Le premier, portant sur les « parades occultes aux empoisonnements », nous a été suggéré en écoutant l'« Ambassadeur camerounais » rencontré en compagnie du « Mbombok R. ». Le second est relatif aux « informations sur l'avenir » -- possibilité non négligeable d'empêcher un mal prévisible donc d'amplifier la capacité de « réaction » -- que la « connaissance occulte » peut permettre d'acquérir.

À propos des « parades mystiques aux empoisonnements », l'«Ambassadeur camerounais » en s'adressant au « Mbombok R. » dit ceci : « Je souhaiterais vraiment que lorsque je saisis un verre empoisonné par exemple, que celui-ci éclate instantanément ». Le « Mbombok R. » souligna qu'une telle capacité de « réaction mystique », un tel pouvoir de « détection occulte des poisons » ne pouvait s'acquérir que lorsque l'on s'initiait notamment au Ngué138(*) dont la spécialité est justement de « traiter les affections consécutives aux empoisonnements ». Dans la même optique, le « Mbombok A. » soulignait :

« Certains grands chefs traditionnels ont le plus souvent l'habitude, pour éviter des empoisonnements lors des banquets ou des collations publiques, de poser une main sur la table où sont posés les plats. Ce geste tactile leur permet de savoir si les plats ou l'un des plats est empoisonné. Le cas échéant, la table se met à trembler et les plats se renversent ».

Ce qui nous paraît essentiel de retenir ici, c'est que les « parades occultes aux empoisonnements », tel que l'illustrent les deux (2) cas ci-dessus, peuvent permettre à l'acteur politique de « réagir mystiquement » en évitant de se faire empoisonner et de permettre à ceux de son entourage (les « faibles » ou « Bolè » en Basaa) d'en être également épargné.

S'agissant de la « réaction politique » à partir des « informations sur l'avenir », il semblerait qu'à Boumnyebel en l'occurrence, elles puissent s'obtenir par des « procédés divinatoires » ou « Ngambi » (la « divination par le biais l'araignée sacrée »). Le « Mbombok A. » soulignait opportunément que :

« En politique, l'information la plus précieuse que l'on puisse convoiter et détenir est celle qui porte sur l'avenir, sur les évènements dont la « matérialité » ne s'opèrera que dans le futur. Pour le « visionnaire », l'« anticipation habile » (la réaction préventive) est donc un atout majeur et indispensable pour avoir, parfois, une longueur d'avance sur ses adversaires ainsi que ses ennemis éventuels. Connaître à l'avance les actions ennemies est un privilège que la manipulation de l'Invisible peut concéder aux acteurs politiques ».

D'ailleurs, l'on peut noter que certains acteurs politiques camerounais en général et mêmes occidentaux, n'hésitent pas à subordonner leurs actions politiques aux consultations, conseils et autres observations obtenues auprès des « devins ». Au XIXeme Siècle, par exemple, cartomanciennes et voyantes ont proliféré à Paris, et Napoléon était, paraît-il, un de leurs assidus clients (J. PALOU, 2002 : 111). Nous pouvons également souligner les cas de l'ex-président américain Ronald Wilson REAGAN (1981-1989) et de l'ancien chef du gouvernement indien Indira GANDHI (1966-1977 et 1980-1984), qui consultaient régulièrement un astrologue (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 85). Nous savons par ailleurs aujourd'hui que, pour les Basaa de Boumnyebel notamment, en consultant un « Mut Ngambi » (devin traditionnel), on peut s'enquérir sur l'avenir et « réagir » à l'avance contre les périls auxquels tout « acteur politique véritable »139(*) s'expose en menant la « lutte » dans l'« arène politique ».

Les forces de l'Invisible, comme sur le plan social, semblent également permettre aux acteurs politiques de « réussir politiquement », c'est-à-dire, de « gravir » les différents échelons de la scène politique et de « dominer ». C'est le propos de la dernière articulation (II) de cette étude.

II. LES FORCES OCCULTES COMME « INSTRUMENT D'ASCENSION » ET DE « DOMINATION » POLITIQUES : « THÉURGIES » OU « GOÉTIES »

Ce qui nous semble important de souligner d'entrée de jeu, c'est que, à nos yeux, l'« ascension » et la « domination » politiques par l'entremise de l'Invisible, doivent être appréhendées ici comme une « continuité potentielle » de l'« ascension » et de la « domination » sociales. En conséquence, la question du choix à opérer entre la « théurgie » ou la « goétie » se pose également ici avec nettement plus d'acuité (la gestion des hommes au plus haut niveau de l'État oblige). À partir de là, nous pouvons considérer que, si l'« ascension » et la « domination » sociales ont été « goétiennes » (acquises par la pratique de la sorcellerie), alors l'« ascension » et la « domination » politiques consécutives ne peuvent être que « goétiennes ». Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'à Boumnyebel en l'occurrence, pour se positionner en « acteur politique », il semble essentiel d'avoir d'abord été un « acteur social » (économique, financier, intellectuel...) et d'avoir réussi par un processus de « politisation individuelle » (G. HERMET, B. BADIE, P. BIRNBAUM, P. BRAUD : 2001 : 242-243) à convertir ce « capital social » (les acquis économiques, financiers, intellectuels...) en « capital politique » (les ressources nécessaires pour se constituer un électorat ou se faire une place dans l'« arène politique »). Dans cette « arène exiguë », l'« ascension » et la « domination » politiques apparaissent donc, non seulement comme étant liées, mais également concomitantes, puisque chaque progression (chaque pas vers le sommet de l'État) ne semble être possible que par la « neutralisation des adversaires » (« voie théurgique ») ou la « destruction des ennemis » (« voie goétienne »). Comme le souligne le « Mbombok A. » : « Dans l'arène politique camerounaise, chaque acteur politique doit toujours surveiller ses arrières et vérifier qu'il ne foule pas un terrain vaseux ou truffé de pièges visibles et surtout invisibles ».

Par ailleurs, il faudrait aussi se rappeler que la renommée des politiciens camerounais en général et de Boumnyebel notamment, est étroitement liée à leur « réussite politique », c'est-à-dire, aux postes politiques qu'ils occupent dans le gouvernement. Ceci peut se comprendre si l'on considère que parfois, c'est grâce à leurs interventions au sein du gouvernement que certains projets de développement sont réalisés dans leur région ou leur village d'origine. Cependant, il convient de souligner qu'à Boumnyebel en l'occurrence, la « réussite » ou la « défaite » d'un acteur politique ne semble pas toujours s'expliquer par le soutien ou l'absence de soutien de l'électorat, mais aussi et surtout, par les appuis que ledit acteur dispose ou ne dispose pas dans le « monde de l'Invisible ». En fait, il appert que ce soit grâce à l'« action occulte », peu ou prou efficace des « maîtres de l'Invisible », que certains acteurs politiques camerounais doivent leur « succès politique ». C'est dans cet ordre d'idées que P. GESCHIERE (1995 : 16) souligne qu' :

« À cet égard, il y a des correspondances inattendues entre l'Afrique et l'Europe : dans les deux contextes, l'intervention de spécialistes bardés de connaissances ésotériques semble éloigner le pouvoir des gens du commun. Raison de plus pour prendre la sorcellerie au sérieux en tant que « mode de faire » politique ».

D'ailleurs, il arrive souvent à Boumnyebel notamment que l'acteur politique ait une telle confiance en son « maître de l'Invisible », qu'il en vienne à croire que les gens du commun ne lui soient pas si indispensables que cela tant qu'il bénéficie des « pouvoirs occultes » que lui confère ledit « maître »140(*). En effet, selon une certaine « croyance mystique », avec ce type de pouvoirs, les « gens du commun » sont censés lui être entièrement acquis. Dans la même optique, l'on peut également noter que parfois, certains dirigeants camerounais en général recourent volontiers à tout un lexique susceptible d'évoquer des liens avec le surnaturel et à même de leur conférer, d'une moins dans l'esprit des populations, la détention de pouvoirs redoutables qu'ils ne possèdent pas toujours (P. CHABAL et J.- P. DALOZ, 1999 : 86).

Concrètement, dans cette seconde articulation, nous avons dans un premier temps essayer d'analyser l'« action » des forces de l'Invisible au niveau de l'« ascension politique » (A) et dans un second mouvement, nous nous sommes évertués à montrer leur implication dans la « consolidation de la domination politique » (B).

A. LES FORCES DE L'INVISIBLE COMME « VOIE ALTERNATIVE ET COMPLÉMENTAIRE » D'« ASCENSION POLITIQUE »

À partir du village de Boumnyebel, nous pouvons également soutenir l'idée selon laquelle la « culture politique camerounaise » en général, est de plus en plus marquée par un enchevêtrement de la « tradition » et de la « modernité » (G. L. TAGUEM FAH, 2003 : 285). D'ailleurs, l'évolution sur le plan politique à Boumnyebel semble passer par une juxtaposition de la « voie visible » (la voie électorale ou de nomination en l'occurrence) et de la « voie invisible » (celle des forces occultes issues notamment de la tradition ancestrale).

Toutefois, il convient de mentionner qu'en règle générale, à Boumnyebel notamment, les élites ont, quoiqu'elles puissent penser, tout de même besoin d'un « capital social » si elles veulent renforcer leur « capital positionnel et / ou relationnel » (G. L. TAGUEM F., 2003 : 284) d'où parfois l'utilité d'être ce que les trois (3) auteurs M. A. Van BAKEL, R. R. HAGESTEIJN et P. Van DE VELDE (1986), appellent un « Big-Man ». En anthropologie, le terme « Big-Man », rappelons-le, est une notion heuristique qui désigne toute personne capable de concentrer un certain nombre de ressources (richesse matérielle notamment) entre ses mains et de les redistribuer, le cas échéant, aux populations pour des besoins de calcul politique ou simplement de popularité. Dans le contexte sociopolitique de la localité de Boumnyebel en l'occurrence, entamé par la crise économique, on note que l'« origine » des ressources matérielles -- c'est-à-dire que, même si l'argent redistribué est issu du « Kong » par exemple --, importe peu. En fait ce qui semble essentiel c'est que le « Big-Man » redistribue ses richesses à un électorat potentiel ; d'ailleurs comme le dit l'adage « L'argent n'a pas d'odeur ».

Par ailleurs, nous pouvons convenir avec le « Mbombok A. » que :

« Sur le plan politique, deux (2) éléments peuvent contribuer à l'« ascension politique ». Le premier, relevant de la « sphère visible », est l'adhésion ou la création d'un groupement ou un parti politique. Le second est lié à l'« Invisible ». C'est l'association de ces deux (2) éléments qui permettent parfois, à l'acteur politique camerounais, d'être soit nommé (par le Président de la République), soit « élu » (par la population), à des hauts postes de responsabilité ».

C'est pour cette raison, paraît-il, qu'en période de nomination ou électorale, certains acteurs politiques camerounais en général et de Boumnyebel en particulier, se livrent à des cérémonies et des rituels de sorcellerie ou de théurgie destinés à leur apporter la bonne fortune et à leur faire gagner les élections. En effet, il ne faut pas oublier que : « outre les accusations de fraudes directes (bourrage d'urnes, faux électeurs, etc.), il est courant au Sud du Sahara de faire référence à des influences occultes » (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 89-90). Il semblerait que certains « rituels de sorcellerie » en l'occurrence, permettent, par exemple, de « falsifier mystiquement » les élections en faisant appel aux démons ou aux « animaux totems »141(*). Comme nous l'avons mentionné au Chapitre précédent, s'agissant du « Kong » ou « Sue » ou « Famla », à l'aide d'esprits maléfiques notamment, il semble possible de commettre des vols, en l'occurrence de changer le contenu des urnes lors des élections. N'oublions pas que : « le « sue » est partout...» (L. KAMGA, 2008 : 60). Dans la même optique, on parle aussi des « Morts-vivants qui viennent également participer aux élections lorsqu'ils sont sollicités par des sociétaires du Kong » (« Mbombok A. »).

Quant aux « rituels théurgiens » pratiqués pendant les élections, nous pouvons d'emblée noter qu'ils permettent aux « Ba Mbombok » de contrer les pratiques de « goétie » et de juguler les éventuels troubles dans le pays. Par ailleurs, d'autres rituels peuvent avoir une portée beaucoup plus individuelle et montrent à suffisance, lors des élections ou des nominations notamment, le rôle politique des « Maîtres de théurgie », c'est-à-dire, « Mbombok », « Nganga », « Chamanes », « Visionnaires ». À ce propos, D. VAZEILLES (1991 : 36-37) souligne à juste titre que : « les visionnaires sioux, « rêveurs » et voyants-guérisseurs, ont toujours joué un rôle politique important grâce aux pouvoirs surnaturels obtenus des esprits ». Il ajoute d'ailleurs que : « tous les leaders sioux du siècle dernier étaient de grands visionnaires, en particulier Sitting Bull qui « vit », plusieurs mois à l'avance, le déroulement de la bataille de Little Big Horn contre le général Custer ». Ce qui est encore plus intéressant c'est que D. VAZEILLES (Op. Cit.), mentionne également que : 

« Des rituels chamaniques, yuuipi et inipi-sweat-lodge, sont organisés en vue des élections ou pour essayer de résoudre les problèmes économiques et sociaux à l'échelle des réserves. Robert Burnette, un sioux ex-président de la Réserve de Rosebud au Sud-Dakota et ex-sénateur américain, l'a reconnu publiquement dans un de ses ouvrages (1971) ».

  Dans le même courant de pensées, M. TAUSSIG (1987), souligne à propos des chamanes indiens de la forêt amazonienne du Sud-Est colombien que, le discours sur les forces de l'Invisible intervient de manière remarquable dans la gestion des incertitudes modernes. L'auteur souligne d'ailleurs que le succès des projets de développement des institutions de Bretton Woods (la Banque Mondiale notamment), semble dépendre des forces occultes de ces chamanes qui doivent « blinder » les acteurs désireux de participer à ces projets contre les « agressions surnaturelles » des individus malveillants de leur entourage.

Au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, les mêmes inquiétudes, vis-à-vis du « mauvais oeil », subsistent. Le « Mbombok R.» soulignait dans ce sens qu'en période électorale, faire un « Salga » (rituel public) ou un « Njooba nyuu » (rituel privé) peut donc s'avérer très utile pour l'« acteur politique théurgien ».

Le « Salga », doit être entendu ici (en période électorale ou des nominations) comme une cérémonie lors de laquelle l'acteur politique en l'occurrence, offres nourritures et boissons aux « vivants » et aux « morts » (les ancêtres). Ce « rituel propitiatoire théurgien » (« Mbombok A. »), est censé permettre à l'acteur de bénéficier des largesses divines dans son entreprise politique et même de rendre cléments les éléments (la pluie notamment) lors des discours de campagnes électorales tenus par exemple en plein air.

Le « Njooba nyuu » ou « Ngang nyuu » quant à lui, est un « rituel théurgien » un peu plus privé censé, entre autres, apporter à l'acteur politique des bénédictions (nettoyer son « étoile du bonheur ») ; le purifier et éloigner le mauvais sort. Un coq est habituellement sacrifié au cours de ce rituel. Le « Mbombok R. » précisait ici que : « pour guérir ou apporter des grâces à l'Homme, on peut sacrifier des animaux au nom des Ancêtres et de Dieu, mais jamais des êtres faits à l'image du Créateur. Seuls les sorciers prennent des vies humaines pour accroître leurs forces par l'entremise des démons ».

Cependant, nous convenons avec P. CHABAL et J.-P. DALOZ (1999 : 89-90) qu'il ne faudrait pas perdre de vue que :

« L'incapacité à admettre toute défaite électorale montre bien quels usages politiques on peut produire de ces croyances ancestrales en la manipulation surnaturelle [...] L'on comprend aisément quel parti peut être tiré de la référence instrumentale à l'invisible pour tenter de survivre à l'humiliation d'une défaite ou pour jeter le doute sur un leader. C'est ce que nous subsumons sous l'appellation d'« apprivoisement de l'irrationnel à des fins politiques ». On aimerait ainsi que les exégètes des élections multipartisanes en Afrique sortent quelques peu de leurs schémas occidentalocentristes et prennent sérieusement en considération les effets de ce genre de croyances, qui s'imposent en fin de compte tant aux élites politiques qu'à leurs supporters ».

Les forces de l'Invisible, en intégrant dans la pratique politique de « nouveaux moyens » de gérer « l'incertitude », « l'inattendu », « l'inopiné », semblent donc rester au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, des « idiomes », des « médiations » privilégiés pour interpréter les changements modernes et pour trouver des « moyens secrets » d'agir, positivement ou négativement, sur ceux-ci. Dans cette logique, l'« ascension politique » (la « réussite politique »), qu'elle soit fulgurante ou nettement plus lente, ne doit pas toujours être appréhendée et analysée comme résultant nécessairement d'« une manipulation diabolique des forces occultes, mais devrait aussi être comprise comme le  résultat d'un savant mélange entre les efforts personnellement nobles et les largesses divines pour ceux qui ont la foi en Hilôlômbi, Dieu » (« Mbombok A. »). En fait, dans toutes les régions du Cameroun (du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest), les forces de l'Invisible font partie intégrante de la vie sociopolitique. C'est cette omniprésence, cette « quotidienneté » qui fait qu'aujourd'hui, on n'est pratiquement plus surpris (quand on s'en donne la peine) d'entendre un acteur politique dire qu'il aurait consolidé sa « domination » sur le plan politique, en s'allouant (discrètement) les services de « grands intercesseurs de l'invisible » (P. CHABAL et J.-P. DALOZ, 1999 : 86) qui, par ailleurs, le guideraient dans ses prises de décisions. C'est cette idée que nous avons tenté de développer dans le paragraphe ci-après (B).

B. LES FORCES MYSTÉRIEUSES COMME « MOYENS SECRETS » DE CONSOLIDATION DE LA

« DOMINATION POLITIQUE »

À cette fin des siècles, nous constatons que les Basaa de Boumnyebel en particulier et les Camerounais en général, continuent d'inventer leur propre modernité en « dialoguant avec Dieu » (J.-F. BAYART, 1993 : 12) ou avec le « Prince des Ténèbres ». En effet, tandis que d'un côté les populations les plus pauvres et celles appartenant à la « classe moyenne » essaient de s'organiser religieusement pour mieux encaisser les coups de la crise économique, de l'autre les personnalités camerounaises les plus nanties et les plus puissantes (notamment les coteries présidentielles) semblent avoir pour souci majeur la consolidation de leur « domination » en recourant aux ressources de l'invisible et en se constituant en sectes ésotériques.

La « survie » et l'« ascension politiques » à Boumnyebel semblent donc, in fine, être tributaires de la capacité de l'acteur politique à « dominer » l'« arène politique » par le biais de l'Invisible, c'est-à-dire, à asseoir une « domination politique » que nous qualifions en conséquence d'« occulte ». Avant d'aller plus loin dans notre démonstration, il est important pour nous de souligner que ce concept de « domination politique occulte » nous a été inspiré par les travaux de M. WEBER.

En effet, avant de construire la typologie des « formes de domination » Max WEBER (1971) a d'abord établi une dichotomie intéressante entre la « puissance » et la « domination ». Pour cet auteur, la « puissance » doit être entendue comme la « chance » de faire triompher sa propre volonté dans une relation sociale, malgré les résistances -- qu'elles soient « visibles » ou « invisibles » pouvons-nous ajouter pour abonder dans le sens du maître -- que l'on peut rencontrer. Quant à la « domination », elle renvoie à la « chance » de trouver des personnes « déterminables » prêtes à obéir à un ordre. À partir des enquêtes de terrain effectuées à Boumnyebel, la « domination politique occulte » nous semble s'inscrire dans ce cadre dans la mesure où, la « chance » en question est préservée et surtout consolidée par le truchement de l'Invisible. N'oublions pas qu'à Boumnyebel, les Ba Mbombok (prêtres traditionnels basaa) estiment aussi que chaque descendant de la « lignée ancestrale » est doté d'un « stock de chance individuelle acquis depuis le berceau » (L. KAMGA, 2008 : 25) qu'il convient de bien gérer à travers des rituels traditionnels adéquats.

Ce que nous pouvons déjà retenir ici, c'est que la « chance » semble jouer un rôle crucial autant dans l'obtention de la « puissance » que de la « domination ». Mais dans l'« arène politique », comme le soulignait Niccolo MACHIAVELLI dit MACHIAVEL, la « chance » seule ne suffit pas à conquérir et à exercer le pouvoir politique, elle doit être associée au « talent ». En effet, dans son ouvrage, Le Prince (Il Principe)142(*), où il développa une « nouvelle conception du pouvoir politique », MACHIAVEL souligna que l'objet principal du « Prince » (du dirigeant politique) est de rechercher les moyens de « passer d'homme privé à prince », c'est-à-dire, de conquérir le pouvoir politique et de se maintenir au pouvoir. Une telle prouesse dépend, selon l'auteur, de deux (2) facteurs importants à savoir : la « virtù », c'est-à-dire, le « talent » de gouverner, de gérer les affaires publiques et la « fortune », c'est-à-dire, la « chance » et la capacité de la saisir. À partir du cas de Boumnyebel, nous admettons à la suite MACHIAVEL, qu'aucun dirigeant politique digne de ce nom ne peut ni conquérir ni espérer se maintenir au pouvoir s'il ne possède ni le « talent » ni la « chance ». Le modèle que MACHIAVEL donna pour étayer son propos est celui de César de BORGIA143(*), dont il affirme qu'il est à imiter en tout.

Ce qui est par ailleurs intéressant de noter ici, c'est que MACHIAVEL établit un lien étroit entre le « talent » et la « chance » d'une part, et d'autre part, qu'il estime qu'aussi grand que soit le « talent », la « chance » a toujours le dernier mot (supériorité de la « chance » sur le « talent »). Nous partageons largement cette opinion puisque, si un individu, de surcroît un acteur politique n'a pas de « chance » ou en est privé, il ne pourra jamais mettre en exergue l'étendue de son « talent », tout simplement parce qu'il n'aura jamais l'occasion, l'opportunité, la chance de le faire. Toutefois, il faut mentionner que l'erreur pour l'homme politique serait de croire excessivement en la « fatalité » (la malchance), c'est-à-dire, de croire qu'il ne peut rien faire contre elle dans la poursuite de ses affaires publiques, alors qu'en fait, il ne faut lui accorder, comme le souligne MACHIAVEL, tout au plus que la maîtrise « de la moitié de nos oeuvres ». Qui plus est, telles des « rivières », la « fatalité » peut aussi être « domptée » notamment, en recourant à l'Invisible comme nous l'avons déjà souligné.

Aujourd'hui, comme le mentionne le « Mbombok A. », il appert donc que la « domination politique occulte » (celle obtenue par le biais de l'Invisible) doit être prise en compte dans l'analyse des « rapports de forces » entre acteurs politiques dans la mesure où il semblerait qu'elle tend même à « consolider » les trois (3) formes wébériennes de domination : « légale-rationnelle », « traditionnelle » et « charismatique ». En effet, les forces de l'Invisible intervenant partout à Boumnyebel en l'occurrence, elles semblent naturellement consolider à la fois la « domination légale-rationnelle », la « domination traditionnelle » et la « domination charismatique ». Pour ce qui est de la « domination traditionnelle » qui repose sur la « tradition » donc sur le « savoir mystique ancestral », c'est évident que l'Invisible intervient dans sa consolidation (« Mbombok A. »). Il en est de même en ce qui concerne la « domination légale-rationnelle » (qui repose sur le « Droit ») et la « domination charismatique » (qui repose sur le « charisme »). Dans une perspective politologique, l'on admet couramment que le « Droit » n'est rien d'autre que la codification d'un rapport de « forces » à un moment donné et seul le plus « fort » (physiquement et spirituellement) des acteurs politiques en jeu est à même d'établir une telle codification généralement avantageuse pour la réalisation de ses desseins (« Mbombok A. »). Quant au « charisme », sur le plan métaphysique, il renvoie à l'ensemble des dons spirituels et occultes extraordinaires octroyés, en l'occurrence à l'acteur politique, par Hilôlômbi à travers les Ancêtres. Ce sont ces « grâces », ces « largesses divines » qui permettent à l'agent politique de réaliser des exploits extraordinaires dignes du charisme d'un UM NYOBE ou d'un OUANDIÉ (« Mbombok A. »).

Par ailleurs, nous pouvons souligner qu'à Boumnyebel notamment, la « domination politique occulte » appert comme une « puissance mystique » dans la mesure où, reposant sur la « force » physique et surtout spirituelle, sur le « visible » et surtout « l'Invisible », elle peut à la fois « contraindre et attirer »144(*). On entend ainsi, des individus dire qu'ils auraient pris une décision ou obéit à un ordre sans réellement savoir pourquoi : manipulation mentale ou ascendant spirituel ? L'on peut se poser la question, mais toujours est-il que l'action invisible n'est jamais loin.

Il est également essentiel de noter que les acteurs politiques camerounais à Boumnyebel en l'occurrence, subissent des pressions diverses (physique et métaphysique) et multidirectionnelles qui semblent ne pouvoir être surmontées que par la « domination politique occulte ». Tout d'abord, l'on note ainsi qu'au sein de leur propre organisation politique, la « domination politique occulte » semble permettre de s'élever au-dessus des autres membres. Ensuite, entre les différents partis politiques concurrents, elle est censée assurer un meilleur positionnement à même de garantir l'accession aux leviers du pouvoir. Enfin, entre les élites politiques et le reste de la population locale et nationale (les gouvernés), la « domination politique occulte permet aux acteurs politiques basaa d'entretenir en permanence les habitants (les séduire et obtenir leur soutien) tout en évitant de se faire mystiquement éliminer par les plus dangereux d'entre eux » (« Mbombok A. »). C'est dans cet ordre d'idées que P. GESCHIERE (1996 : 86) relevait par ailleurs qu'à l'Est du Cameroun (dans le pays Maka), en 1971 :

« À l'époque tout le monde était d'accord, par exemple, qu'il y avait une explication simple à ce que M. Malouma, déjà député de la région depuis plus de dix ans, réussisse encore et toujours à déjouer ses rivaux et à accumuler toutes les positions importantes dans le parti unique pour cette région : il s'était assuré des services du meilleur nganga (« féticheur ») de l'Est ; et c'est pour cela que toutes les attaques de ses concurrents et tous leurs efforts pour le rendre suspect auprès du sommet du parti, afin d'être « investi » à sa place, étaient en vain. En effet, il y avait une compétition féroce entre politiciens ambitieux pour monter dans la hiérarchie du parti, la seule voie d'ascension politique possible. Et ces confrontations violentes étaient généralement expliquées par des complots de sorcellerie -- pour lesquels les nganga jouaient un rôle clef ».

En fait, pour les villageois Maka, il était donc évident que l'« ascension » et la « domination » politiques des élites étaient liées, d'une manière ou d'une autre, à l'influence occulte du « djambe ». P. GESCHIERE souligne d'ailleurs que le député MALOUMA lui-même, ne manquait aucune occasion de faire allusion aux forces extraordinaires de son « Nganga ».

Toutefois, il semblerait que la recherche effrénée de l'« ascension » et surtout de la « domination » politiques par « voie occulte » puisse causer de terribles désagréments aux acteurs politiques. Au Bénin par exemple, l'affaire CISSÉ est à ce sujet, très édifiante. Maurice CHABI (1993)145(*), souligne que Mohammed CISSÉ était, dans les années 1990, le « marabout » du Président de la République du Bénin, Matthieu KÉRÉKOU. Conseiller spécial à la Présidence, il avait acquis des « pouvoirs exorbitants » qu'il utilisa pour détourner des sommes d'argent colossales. La mise à nu de ces pratiques douteuses par la presse privée, suscita un scandale national et international qui précipita d'ailleurs la chute du régime KÉRÉKOU. Peu après, l'une des premières actions du nouveau « régime démocratique » a consisté à intenter un procès contre le « marabout » du « dictateur » chassé du pouvoir, Matthieu KÉRÉKOU. D'ailleurs, « Au cours du procès, le « magicien » a menacé en termes peu voilés d'exercer ses pouvoirs occultes contre ses juges » (P. GESCHIERE, 1995 : 13).

Au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, cette obsession de « dominer » à tout prix les autres acteurs politiques dans l'« arène politique », pousse parfois, selon les rumeurs, certaines élites politiques à la pratique de ce que l'on nomme trivialement « l'homosexualité sectaire » qui renvoie aux « pratiques goétiennes magico-annales des sectes ésotériques » (« Mbombok A. »). Pour une compréhension plus affinée du phénomène, une dichotomie doit être faite entre l'« homosexualité sectaire » et l'« homosexualité ordinaire ». L'« homosexualité ordinaire » (au sens propre), est une orientation sexuelle qui consiste à éprouver une attirance sexuelle pour les personnes de son sexe : une femme homosexuelle (lesbienne) est attirée sexuellement par d'autres femmes, tandis qu'un homme homosexuel (pédéraste) l'est vis-à-vis des autres hommes. Par contre, dans le cas particulier de l'« homosexualité sectaire » -- « pratique occulte » qui semble causer beaucoup de mal à la Mère-Patrie -- il ne s'agit pas d'attirance sexuelle, mais plutôt d'un « processus magico-démoniaque d'absorption énergétique et d'assujettissement individuel » (« Mbombok A. »), visant à permettre à l'acteur politique ambitieux d'accumuler, par la « voie sexuelle », un « pouvoir dominateur maléfique » (le « Kombè » en Basaa dans une perspective négative). Ce « procédé maléfique de domination » permettrait à certains politiciens d'avoir, entre autres, un ascendant considérable sur leurs homologues devenus de facto « leurs femmes » et ou « leurs réserves d'énergies » : c'est ainsi que l'on peut entendre se murmurer que tel ou tel acteur politique serait dans l'ombre la « femme » de tel autre (« Mbombok A. »).

Mais ce qui nous semble important de rappeler à partir du cas de Boumnyebel, c'est que, qu'importe la violence du combat politique, l'acteur politique, le « Nouveau Patriote théurgien du politique » (« Mbombok A. »), ne doit jamais perdre de vue, d'une part, que « [...] le pouvoir est comme de l'alcool. S'il n'est pas porté par une âme humble, il ouvre le chemin à toutes sortes de maux... »146(*). D'autre part, il doit savoir que, faire de la politique, c'est s'exposer à la tentation de se compromettre « [...] avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence » (M. WEBER, 1963 : 216). Cette prise de conscience lui permettrait de garder la tête froide en sachant intelligemment -- si son objectif, bien évidemment, est de construire et non de détruire -- s'opposer au mal par la force, s'il ne veut pas être responsable de son triomphe (M. WEBER, 1963 : 204). Nous convenons donc avec M. WEBER (1963 : 219) que le « véritable acteur politique » se doit d'être un individu dépassionné du pouvoir (capable donc de s'en défaire le cas échéant) d'une part ; d'autre part, il doit être un individu qui a su allier l'« éthique de conviction » et l'« éthique de responsabilité » :

« [...] je me sens bouleversé très profondément par l'attitude d'un homme mûr -- qu'il soit jeune ou vieux -- qui se sent réellement et de toute son âme responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l'éthique de responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : « Je ne puis faire autrement. Je m'arrête là ! » Une telle attitude est authentiquement [echt] humaine et elle est émouvante. Chacun de nous, si son âme n'est pas encore entièrement morte, peut se trouver un jour dans une situation pareille. On le voit maintenant : l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre et constituent ensemble l'homme authentique, c'est-à-dire un homme qui peut prétendre à la `vocation politique' ».

Aujourd'hui, nous pouvons en somme souligner qu'à Boumnyebel en particulier et au Cameroun en général, plusieurs parallèles et articulations peuvent être relevées entre « les logiques » des forces occultes et « les façons modernes » de faire la politique. Pour le cas du village de Boumnyebel en l'occurrence, l'on peut observer que les « transformations » postcoloniales révèlent que la perception du pouvoir en terme de « manipulation de l'Invisible » s'articule très bien avec l'essor de l'État moderne -- certes « importé d'Occident », mais aussi et surtout « réinventé »147(*), quoiqu'en apparence, maladroitement intégré dans un contexte sociopolitique et géographique nouveau et différent (ce qui constitue d'ailleurs, pour certains auteurs tels P. CHABAL et J.-P. DALOZ, un « désordre ») -- et les « nouvelles relations de domination » qu'il suscite. Les forces ésotériques semblent donc s'épanouir grâce aux incertitudes que provoque la « politique moderne ». En fait, les décisions abruptes et imprévisibles du « noyau dur » (du pouvoir central), le manque de transparence et de « traçabilité » dans la gestion des deniers publics, les emprisonnements et les décès « inexplicables », mènent à un « traumatisme psychosomatique » qui semble engendrer à Boumnyebel notamment, un véritable « tsunami » (raz de marée) de rumeurs et de pratiques occultes de toute sorte. Tous ces discours, même s'il est parfois difficile d'obtenir (officiellement) des éléments plus concrets pour les corroborer, doivent davantage éveiller notre prise de conscience sur les « mystères » de l'environnement sociopolitique camerounais.

CONCLUSION GÉNÉRALE

POUR UNE PRISE DE CONSCIENCE SÉRIEUSE ET SEREINE

DE L'INFLUENCE (NÉFASTE ET POSITIVE) DES « FORCES DE

L'INVISIBLE » DANS L'ENVIRONNEMENT SOCIOPOLITIQUE CAMEROUNAIS

Tout au long de notre travail, nous avons essayé de démontrer, à travers le cas de la localité de Boumnyebel (peuplée en majorité de Basaa), que : les forces de l'Invisible, que ce soit avant (dans le passé), pendant ou après la colonisation (à l'époque moderne), ont toujours joué et jouent encore un rôle prépondérant à la fois positif et négatif dans l'environnement sociopolitique du Cameroun. Notre démonstration a donc consisté à nous astreindre à montrer qu'hier et surtout, qu'aujourd'hui la mobilisation des « forces de l'autre monde » (monde de l'Invisible) est indubitablement ambivalente. En effet, elle peut être positive lorsqu'elle assume la protection, mais aussi négative, voire destructrice, dès lors qu'elle privilégie la sorcellerie (« magie négative »), d'où l'ambiguïté des « pratiques magiques ». Ba Mbombok (prêtres et guérisseurs traditionnels), Mut Ngambi (devin) et autres officiants théurgiens basaa sont ceux qui agissent pour une « magie positive ». Généralement, ils prennent en charge d'une part, les maladies physiques, mentales et spirituelles (« mystiques ») ; d'autre part, certains rites liés à la mort et aux cultes des ancêtres. Ces théurgiens, par le biais des « forces de l'Invisible bénéfiques », doivent en outre combattre les « puissances occultes néfastes ». En conséquence, ces hommes et ces femmes théurgiens -- elles sont moins nombreuses à remplir ces fonctions -- se distinguent des « sorciers » et « sorcières » (Ba emb ») craints et abhorrés. En fait, « sorciers » et « sorcières » utilisent leurs connaissances mystiques pour jeter des sortilèges et des maléfices ou encore pour empoisonner et provoquer la mort  (C. FALGAYRETTES-LEVEAU, S. PRESTON BLIER, Y. TATA CISSÉ, V. BOULORÉ, A. P. BOURGEOIS, 1996 : 9-11).

Dans cet ordre de pensées, nous avons, en outre, voulu souligner que, le Cameroun, « Terre de nos Ancêtres ou (« Lon Basôgôl ») » est sans aucun doute une « Terre des forces de l'Invisible ». Ici, comme ailleurs, elles semblent proliférer. Les « forces occultes » occupent indistinctement l'« univers » ou « Mbok », l'espace « sauvage » comme l'espace « civilisé » ; l'« esprit » ainsi que l'imaginaire du Camerounais (du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest). Rien ne semble donc se faire sans elles (activité sociale, pratique politique...) ; rien de fondamental ne s'apprend qui ne leur soit d'une manière ou d'une autre lié. Les « forces ésotériques » sont au Cameroun, notamment à Boumnyebel, associées : à la « Parole » (« Li Mporôl ») -- qui est au commencement de tout (du « Nson Basaa » ou « missile occulte », du « Kòn » ou « Défense absolue ancestrale »...) -- ; aux « forces vitales » -- qui animent les choses autant que les êtres -- ; à la « lutte sociale et politique » (« San Kundè ») ; à la « guerre » (« Gwet bi Kundè ») ; à la « survie », l'« ascension » et la « domination » sociopolitiques. Pour les Basaa de Boumnyebel, ces forces de l'Invisible (en particulier l'Être Suprême ou « Hilôlômbi ») se situent à l'origine de tout ce qui existe et donc, avec les « Ancêtres », à la source de la « tradition ancestrale ». Celle-ci s'exprime d'ailleurs, en grande partie, par des « mythes », des « rites », des légendes et des proverbes, et se transmet (par l'« initiation ») de génération en génération, c'est-à-dire, des « Bagwal » (« Ascendants ») aux « Balal » (« Descendants ») tout en restant ouverte aux apports extérieurs. En effet, la « Tradition Ancestrale » qui semble être à la base du recours aux forces de l'Invisible au Cameroun en général et à Boumnyebel en particulier, constitue notre génie propre et représente la totalité de l'expérience accumulée par les générations successives. Cette « tradition » « se veut à l'instar de l'eau vivifiante de la source, une liberté créatrice d'hier, d'aujourd'hui et de demain, à la fois fidèle à elle-même et prête à s'ouvrir aux expériences extérieures et aux situations nouvelles... » (T. MAYI-MATIP, 1990 : 99).

Notre étude nous a par ailleurs, permis de noter que, dans la vie sociale et surtout dans la pratique politique camerounaise, tout se joue en fonction du « rapport des forces », selon l'affrontement incessant et continuellement renouvelé, des facteurs d'ordre (de construction et de vie) et des facteurs de désordre (de déconstruction et de mort). La présence des forces de l'Invisible dans l'activité sociale et politique peut donc se comprendre comme une lutte contre le désordre (contre le « retournement létal » de l'environnement social et politique), par le moyen des symboles, des pratiques, des techniques et des « rites secrets » de protection qui, pour le cas des Basaa de Boumnyebel, sont liés au « Mbok Basaa ». Il en résulte deux (2) conséquences majeures : d'une part, l'étroite connexion du « pouvoir politique » et du « pouvoir occulte » (du politique et du religieux), et d'autre part, l'usage généralement malveillant des forces de l'Invisible (la sorcellerie) qui est générateur de désordre et de destruction. Nous avons ainsi souligné que, le Camerounais se posera volontiers en homme d'affaires ou en acteur politique, affichant son téléphone portable et tenant des discours dignes des « rationalistes » les plus invétérés, tout en restant étroitement en contact avec les « esprits protecteurs des Ancêtres de son village ». En effet, entretenir des relations avec les Ancêtres, en les honorant, semble occuper une place généralement très importante dans les croyances et les pratiques dans la mesure où, à Boumnyebel notamment, l'on considère que : « entre le « royaume des défunts » et le monde des « vivants » aucune césure ne peut exister, car les Ancêtres peuvent exercer une forte influence sur notre vie sociopolitique » (« Mbombok A. »).

Au vu et au su de tout ceci, nous pouvons en définitive soutenir qu'au Cameroun : la « réussite sociale et politique » passe incontestablement par le recours aux forces de l'Invisible. D'ailleurs, ceux qui ont intégré cette « réalité » semblent mieux vivre et, affrontent mieux les « dangers mystiques » ainsi que les incertitudes de la vie quotidienne. Tandis que ceux qui persistent à croire que le mauvais usage des forces de l'Invisible (la sorcellerie) ne constitue qu'une « superstition répugnante », se font facilement laminer et leur discours semblent même parfois causer la perte de ceux qui les écoutent, dans la mesure où au lieu d'éveiller les consciences, ils tendraient à les endormir.

Pour nous en effet, il est primordial que l'« acteur social » et surtout, l'« acteur politique » camerounais en général, prennent sereinement conscience des forces diaboliques qui opèrent dans notre environnement sociopolitique afin de trouver des « moyens » alternatifs susceptibles de les aider à développer la Mère- Patrie en s'opposant délibérément au mal. Ne perdons pas de vue que, en tant qu'Africains :

« Pour vivre en symbiose avec d'autres civilisations sans briser nos oeufs, restons fidèles à notre identité culturelle dans la consolidation de la conscience de notre être et non de notre paraître. Cela suppose, entre autres choses, le recours à la tradition ancestrale dans le développement » (T. MAYI-MATIP, 1990 : 102).

À nos yeux, notre « Indépendance véritable » et le développement sociopolitique harmonieux de notre pays passeront automatiquement par la compréhension des aspects « visibles » et « invisibles », « positifs » et « négatifs », « physiques » et « métaphysiques » de notre environnement. En effet, nous pensons qu'au Cameroun en l'occurrence, l'« action politique » ne saurait être efficace et apporter des résultats probants dans la société si elle n'est pas en phase avec ce répertoire de pratiques, de techniques (protectrices et destructrices), de forces cosmiques (maléfiques et bénéfiques), bref, si elle ignore l'influence le plus souvent néfaste de la manipulation de l'Invisible. Seule cette prise de conscience sereine de l'influence des forces de l'Invisible pourrait nous permettre de conquérir notre « [...] liberté politique par la conquête de la liberté spirituelle... »148(*), et surtout de trouver en nous-mêmes, « des certitudes stables et des permanences morales » indispensables pour une bonne gouvernance. Des exemples tirés d'autres pays nous confortent dans cette pensée.

Au Japon par exemple, les dirigeants politiques nippons ont réussi à fixer les bases d'un développement politique et spirituel en préservant, à la fois, les aspects bénéfiques de leur connaissance millénaire (leur culture ancestrale) tout en important de l'étranger tout ce qui semblait leur faire défaut. En effet, le Pays du soleil levant, a su bâtir son développement autour du respect et de la compréhension de son environnement sociopolitique peuplé par les « huit cents (800) myriades de divinités » de la tradition shintoïste (F. MACÉ, 1988 : 182). C'est en préservant l'essence même de leur être à travers le « Shintoo » (religion nationale du Japon, proche de nos « cultes ancestraux »), que les dirigeants japonais, depuis la fin XIXeme Siècle (avec la Révolution Meiji de 1868) ont pu, en conciliant leur tradition à la « modernité technologique occidentale » notamment, atteindre un niveau économique et militaire satisfaisant et remarquable.

Pour pousser plus loin l'analyse sur l'impact des forces de l'Invisible dans l'environnement sociopolitique des États, il serait à cet égard, par exemple intéressant de faire une étude comparative sur : « Le rôle du `Culte des Ancêtres' et celui du `Shintoo', respectivement, dans le développement sociopolitique du Cameroun et du Japon ». Dans une telle étude, il serait notamment judicieux d'appréhender le « Culte des Ancêtres » comme un « idéal-type » dans la mesure où au Cameroun, il n'y pas un seul culte des Ancêtres, mais plusieurs qui, certes divergent du point de vue des pratiques (des rites), mais cependant, restent très proches (dans leur essence) de part leur conception de l'« Ancêtre illustre », de l'« Univers » et de « Dieu ».

Cette étude pourrait davantage nous permettre de prendre conscience de deux (2) paramètres importants. Le premier, se rapporte au fait que sans être officiellement érigé en religion nationale comme au Japon, le « Culte des Ancêtres » est ce qui semble exprimer le mieux notre « camerounéité ». Le second a trait au constat selon lequel :

« Le développement intégral, c'est-à-dire, matériel et spirituel des Camerounais ne sera possible que si nous, Camerounais, cessons de faire « la politique de l'autruche » en cherchant à tout dissimuler dans les ténèbres. Le développement harmonieux de la Terre Ancestrale ne se fera que si nous acceptons d'affronter courageusement les problèmes « visibles » et « invisibles » qui se posent dans notre contexte sociopolitique en essayant de ne jamais perdre de vue que : le Cameroun n'appartient pas à un Camerounais ou à un groupe de Camerounais, mais à tous les Camerounais et Camerounaises du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Par conséquent, sa destruction ou sa restructuration adéquate relève de la responsabilité de tous ces fils et filles » (« Mbombok A. »).

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BIRAGO DIOP, Leurres et Lueurs, Présence Africaine, 1960, in L'Anthologie Africaine II, monde noir, Tours, 2003, P. 54 - 55.

BOLYA (BAENGA), L'Afrique à la japonaise. Et si l'Afrique était mal mariée (Nihon fu no Afurika, ou Le défi d'un continent !), Éditions Nouvelles du Sud, 1994.

Cite Internet : http : // www.litenlibasaa.com.

GUCHET (Yves), Histoire des idées politiques, Tome 1 De l'Antiquité à la Révolution française, Armand Colin Éditeur, Paris, 1995.

KOUNOU (Michel), Pétrole et pauvreté au sud du Sahara. Analyse des fondements de l'économie politique du pétrole dans le golfe de Guinée, Éditions CLÉ, Yaoundé, 2006.

LÉVI-STRAUSS (Claude), Race et histoire, UNESCO, Paris, 1961.

NKOT (Pierre Fabien), Usages politiques du droit en Afrique. Le cas du Cameroun, collection « Droits, territoires, cultures », Bruylant, Bruxelles, 2005.

PRICE-MARS (J.), Ainsi parla l'oncle, Paris, Imprimerie de Compiègne, 1928, in L. HURBON, op. Cit., P. 20.

SEGOND (Louis), Nouveau Testament et Psaumes, Traduction d'après le texte grec, GEDEON, 1975.

* 1 Pour plus amples explications, voir 2ème Partie, Chapitre 3, Section 1, Paragraphe 1 (« L'hostilité exponentielle de l'environnement social »).

* 2 Dans la société traditionnelle Basaa, le « Mbombok » est le prêtre, le guérisseur et le devin par excellence. Voir le Chapitre 1 pour plus de détails.

* 3 Soulignons qu'il semble que, sur ce second plan, il ne s'agisse pas réellement d'une innovation en la matière, mais d'une accentuation du phénomène (ladite contraction). Le « Mbombok A. » nous disait d'ailleurs que les « esprits » n'ont pas attendu ces nouvelles technologies pour être maîtres du temps et de l'espace : « Dans le monde Invisible, disait-il, le temps et la distance physique importent peu, puisque tous les déplacements astraux sont instantanés, c'est-à-dire, obéissent à la volonté spirituelle. Par exemple, je veux aller à Douala alors que je suis à Boumnyebel ; dès que cette pensée traverse mon esprit, j'y suis à l'instant même ».

* 4 L'auteur mentionne qu' : « au sud du Sahara, en effet, vie sociale, culture et religion sont intimement mêlées [...] La plupart des mythes encore conservés dans les mémoires posent, au point de départ de l'humanité, la transgression d'un interdit, à la suite de laquelle le créateur se retire [...] On ne recourra à lui que dans des situations très graves. Restent en place, sur la scène du monde, l'ancêtre suprême, sorte d'hypostase de Dieu, parfois accompagné de plusieurs jumeaux, et une multitude d'êtres, invisibles à l'homme, qui constituent ce que Gabriel Le Bras appelait « la démographie de l'au-delà » [...] Chaque rituel est, en quelque sorte l'occasion de reconstituer l'ordre, toujours menacé, de ce monde. On a appelé le « do ut des » (« je te donne pour que tu me donnes » ce commerce permanent des hommes avec les êtres auxquels ils font allégeances ».

* 5 Propos du « Mbombok A. » au cours de l'entretien de Septembre 2008.

* 6 Louis SEGOND (1975).

* 7 Concept que nous empruntons de l'ouvrage de Luc SINDJOUN (2002). Selon cet auteur il n'y a pas que l'Etat qui ait été importé d'occident et introduit en Afrique, il y a aussi les religions occidentales qui ont, d'ailleurs, été introduites en Afrique avant l'érection de l'Etat.

* 8 Le Petit Larousse Illustré, 2004.

* 9 Notion philosophique complexe qui s'entend par opposition au « phénomène » (à ce qui se laisse facilement voir ou observer). Ici, elle peut être comprise comme l' « Invisible » ou Dieu.

* 10 Ces notations sont faites par nous.

* 11 « Ensemble des pratiques visant à s'assurer la maîtrise des forces invisibles, immanentes à la nature ou surnaturelles, et à les faire servir aux fins qu'on se propose ».

* 12 Source Le Petit Larousse Illustré, 2004.

* 13 Il arrive aussi qu'on appelle « politique » ce qui nous paraît abscons.

* 14 Nicolas MACHIAVEL conseillait, ne l'oublions pas, au dirigeant politique de ne reculer devant aucun « moyen » adéquat, pourvu qu'il soit utilisé avec discernement.

* 15 Parti politique au pouvoir au Cameroun. Pour plus de détails voir le Chapitre 2 de la 1ère Partie de ce travail.

* 16 Voir le Chapitre 3 de la 2ème Partie.

* 17 Selon l'auteur, « Les vivants [les « simples citoyens » et les « acteurs politiques »] sont, dans leur commerce quotidien [dans leurs activités respectives] avec leurs semblables au contact avec les esprits positifs et négatifs. Certains esprits négatifs sont supposés détenir la faculté de capter l'énergie et la chance des autres. On se retrouve ainsi devant certaines victimes innocentes qui marchent à la traîne de la société alors que tout semblait les prédestiner au peloton de tête ».

* 18 Cité par J. PALOU (2002 : 48-49).

* 19 Cité par Ludovic LADO in Ébénézer NJOH-MOUELLÉ et Émile KENMOGNE (2006 : 384). 

* 20 Cité par J. PALOU, Op. Cit., P.110.

* 21 M. GRAWITZ (2001 : 355).

* 22 Voir le Chapitre 2 de la présente étude.

* 23 Selon T. OBENGA (1989 : 7) « Le berceau primitif immédiat et commun à tous les peuples bantu est désormais fixé avec sûreté dans la région comprise entre le Nigéria oriental et le Cameroun occidental, celui des Grassfields ».

* 24 Mgr. T. MONGO cité par E. WONYU (1975 : 10).

* 25 E. WONYU (1975 : P.21) en se servant des notes de Mgr. Raponda WALKER du Gabon, souligne que entre 500 et 1500 de notre ère, les forêts Babimbi, Édéa, Yabassi et Kribi étaient peuplées par des Fang ou Bulu qui furent chassés par des « sauvages guerriers » de MODE SOP et BILONG BI NLEP. Dans la tradition orale des Basaa, dans leurs chansons de geste, ils racontent eux-mêmes comment ils chassèrent les « Libii » (Fang) des forêts de Sakbayémé, Makak et Kribi.

* 26 Les portugais, avec le marin FERNAO DO PO, sont les premiers Européens qui débarquèrent sur cette côte en 1472.

* 27 Voir au début de cette introduction générale, la carte du même nom.

* 28 Voir au début de l'introduction la carte de localisation des Basaa au Cameroun (le groupe Bassa). Sur cette carte on remarque que : les Basaa sont délimités au Sud par les groupes Ngumba et Evuzok ; à l'Est par les Ewondo ; au Nord-Est par les Eton et les Yambassa ; au Nord par les Bandem et les Nyokon ; à l'Ouest et au Nord-Ouest notamment par les Bakweri, les Balong, les Bakossi, et les Bakaka ; et au Sud-Ouest par les Douala et les Malimba.

* 29 On trouve certaines couches de population qui portent le nom Basaa au Libéria, en Sierra Léone, au Togo (Nord), au Nigéria, au Zaïre, en Mozambique et au Kenya (E. WONYU : 1975 : 22). En fonction de la distance et du contexte sociopolitique qui les séparent des couches restées au Cameroun, on peut penser que les liens sont tenus, mais la pensée d'appartenir au même lignage (celui de l'Ancêtre fondateur) semble demeurer dans quelques esprits.

* 30 Extrait du cite Internet consacré au peuple Basaa : http : www.litenlibassa.com.

* 31 Sur le plan du langage par exemple, malgré quelques variations dans la prononciation ou dans le lexique, l'on admet que les Basaa, Mpo'o et les Bati parlent tous la langue Basaa, sont localisés dans le « groupe basaa » et essaient tant bien que mal de coexister en ressoudant les liens familiaux qui se sont quelque peu distendus avec le temps.

* 32 Idem.

* 33 UM NYOBE, nationaliste camerounais et pilier de l'U.P.C d'avant l'indépendance (voir le 2ème chapitre de la 1ère Partie de cette étude), est précisément né à Song-Peck, un petit village situé à quelques kilomètres (6 à 9 km environ) à l'intérieur de Boumnyebel.

* 34 L'Animisme que WONYU appelle le « Nyambéisme », de « Nyambè » ou « Hilôlômbi » (Dieu), chez les Basaa.

* 35 Madeleine GRAWITZ (2001 : 496-498).

* 36 Pour plus de détails sur la notion de « Mbombok » chez les Basaa, voir la Première Partie (Paragraphe 1) de notre travail.

* 37 « Le libre arbitre est cette capacité que Dieu a doté à chacune de ses créatures faites à son image de choisir entre le Bien et le Mal, selon ses aspirations, ses desseins » (« Mbombok A.»).

* 38 Ce fut le cas d'une « Dame » que nous avons rencontrée chez un Mbombok et qui souffrait du « Likang » (une affection occulte qui attaque les membres inférieurs). Pour plus de détails voir la seconde partie de notre travail.

* 39 J. F. BAYART (dir.) (1993).

* 40 Extrait de La Bible (1988 : 1016).

* 41 Dans le christianisme c'est quelque peu l'inverse, puisque Dieu, après avoir créé les cieux, la terre et tout ce qui devait les peupler, décida de créer l'homme à son image puis la femme (Genèse 1 : 1 à 27) in Bible (1973 & 1988).

* 42 Mot que nous retrouverons plus tard quand nous parlerons du « San Kundè ».

* 43 Ce rôle n'est que premier et non exclusif, car, entre autres rôles nécessaires à l'harmonie de la communauté, la femme, si les circonstances l'exigent (comme nous le verrons dans le Chapitre 2), peut également se battre au côté de l'homme.

* 44 Le chiffre 9 comme le soulignait le « Mbombok B. », renvoie également aux 9 orifices qui composent le corps de l'Homme.

* 45 In Présence Africaine, n° 66, P. 98 - 111.

* 46 BIRAGO DIOP (1960) in L'Anthologie Africaine II (2003 : 54 -55).

* 47 Chez les Basaa, lorsqu'une femme a vécu assez longtemps pour voir son arrière petit fils, elle doit obligatoirement subir une cérémonie traditionnelle prophylactique destinée à la prémunir contre la « maladie du Dandi » dont les principaux symptômes sont les suivants : noircissement de la peau, prise anormale de poids, cécité ou surdité (jamais les deux en même temps), le gonflement des genoux, le tremblement des membres... (« Mbombok R. »).

* 48 Léon KAMGA (2008 : 70) parle aussi de ce type de conversion chez les Bamiléké en soulignant que : « aussi paradoxal que cela puisse paraître, les « mtioum » (vampires) jouent, en certaines circonstances et dans des conditions précises, un rôle de protection [...] Aussi nous est-il revenu que par un rite dont nous n'avons pas eu les détails, il était possible, pour les titulaires de « totems », de tuer la faculté de nuire chez un « Dioum » tout en lui conservant la faculté de se métamorphoser ».

* 49 Ce fut, par exemple, le cas à Eséka du Chef et grand Mbombok MATIP MA NDOMBOL, le père de l'homme politique, nationaliste camerounais et Mbombok lui-même MAYI MATIP Théodore.

* 50 E. WONYU (1975 : 44).

* 51 ZENKER est connu chez les Basaa sous le nom de « Seke ».

* 52 Terme que nous empruntons à Frantz FANON (1961).

* 53 L. HURBON (1972).

* 54 L'intronisation par exemple du Chef de la communauté (le « Kingè »).  

* 55 L. HURBON (1972).

* 56 Louis SEGOND (1975 : 11-12).

* 57 Cette ligne ferroviaire, il faut ce le rappeler, était, pour l'essentiel, destinée au transport de matières premières, du pays basaa vers la capitale. Et la matière première était ensuite acheminée vers le pays colonisateur, la France.

* 58 La Mission dite « civilisatrice » dont s'étaient arrogés les Européens.

* 59 Tout comme les Basaa en tant qu'Africains « primitifs », sont simplement considérés comme « occidentalisables ».

* 60 Cité par Yves GUCHET (1995 : 397).

* 61 François MACÉ (1988 : 182-183).

* 62 « Panthéon des ancêtres illustres, des bienheureux ».

* 63 Les « Ba Mbombok » ou grands prêtres.

* 64 Il s'agit de « l'alternance » qui doit être assurée pour éviter tout risque d'immobilisme donc de « mort ». Mot à mot l'expression renvoie aussi à ceci : le « monde qui tombe doit se relever » ou encore là où les générations précédentes ont failli, les générations suivantes se doivent de combler (modestement) la faille.

* 65 Dans la Bible (op. Cit.), on peut aussi lire dans Exode (20 : 12) la « Loi Divine » suivante : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le SEIGNEUR, ton Dieu ». Comment comprendre alors que les Européens, qui prétendaient apporter la « civilisation », refusèrent aux Basaa de Boumnyebel le droit d'honorer leurs « Ascendants » sur la terre qui leur a été donnée par  « Hilôlômbi » à travers ces derniers ?

* 66 Comme l'on fait les colons européens dès leur arrivée.

* 67 Le Père biologique et par ricochet l'Ancêtre et in fine « Hilôlômbi » (Dieu).

* 68 Il va au « Ndoa » ou Enfer, car il n'a rien fait de positivement probant pour mériter une place dans le « Grand Conseil des Ancêtres Illustres de l'Au-delà » (« Mbombok A. »).

* 69 Appelé Wouri par les Duala.

* 70 Concept de nous empruntons à A. MBEMBE in J. - F. BAYART, A. MBEMBE, C. TOULABOR (1992 : 149-256).

* 71 Parmi ces pères fondateurs A. EYINGA (Op. Cit.), cite : ASA'ALE Charles, BAGAL Guillaume, MOUME-ETIA Léopold, NGOM Jacques, BOULI Léonard, ETOUNDI Joseph-R, HONDT Guillaume, NGOSSO Théodore, YAP Emmanuel, MANGA MADO H-R, YEMI Georges, BIBOUM Jacques-René.

* 72 Extrait des STATUS DE L'UPC Tels que définitivement établis au Congrès d'Eséka, 1952, in A. EYINGA (1991 : 166-172).

* 73 En effet, le gouverneur René HOFFHER, nous rapporte A. EYINGA (1991 : 29), dans un télégramme adressé à BAGAL G. précise qu'il n'avait pas approuvé la constitution de l'U.P.C, mais avait simplement « accusé réception des statuts, ce qui ne signifie pas approbation. Agissements ultérieurs de cette association restent pleinement responsables devant tribunaux ». Le parti nationaliste avait donc une épée de Damoclès sur la tête, mais cela n'arrêtera pas l'ambitieux projet de ses meneurs.

* 74 Le « Kundè » renvoyait à l'époque à la « Réunification », pour rassembler et consolider les forces des fils et filles du Kamerun, et à l'« Indépendance », pour pouvoir s'auto gérer sans immixtion étrangère.

* 75 Pour ce qui est de la transcendance spirituelle de la parole, elle trouve son illustration la plus achevée dans le « secret ». Nous développerons cette idée dans la seconde section de ce chapitre.

* 76 Parti politique, on s'en doute bien, qui ne luttait pas vraiment pour l'évolution sociale du Cameroun, mais plutôt pour la stagnation sociale, le maintien du statu quo colonial.

* 77 Ces deux (2) hommes étaient entièrement acquis au Gouvernement français. AUJOULAT partagea les responsabilités du Gouvernement comme Secrétaire d'État au ministère des Colonies. DOUALA MANGA BELL, fut nommé Chef Supérieur de Bali avec l'arrière-pensée de devenir un jour roi du Cameroun.

* 78 S'agissant du délai de cette préparation, l'U.P.C avait proposé dès 1949, une période de préparation de dix (10) ans, à courir à partir de la date de conclusion des accords de tutelle (1946). Selon cette proposition, le Cameroun devait accéder à l'indépendance en 1956. Mais le Mouvement était resté ouvert à toute autre proposition raisonnable, qui n'est jamais venue, comme l'avait souligné UM NYOBE lors de son discours à l'ONU en 1952.

* 79 Dans la pratique traditionnelle basaa, c'est ainsi que procédaient (et procèdent encore) les Mbombok ou les Chefs traditionnels pour trancher un litige entre des individus en conflit.

* 80 A. MBEMBE (1992 : 171).

* 81 UM NYOBE, au cours de « la palabre de l'indépendance », s'est rendu à l'ONU à plusieurs reprises notamment : en 1952, en 1953, et en 1954.

* 82 A. EYINGA (1991 : 80).

* 83 Ainsi, MOUMIÉ (médecin) venu de Maroua, et OUANDIÉ (instructeur) de Batouri, ont rejoint à Douala leurs autres camarades.

* 84 In A. EYINGA (Op. Cit).

* 85 Voir Chapitre 1.

* 86 Texte de l'arrêt du Conseil d'État et des conclusions du Commissaire du gouvernement M. HEUMANN dans la « Revue juridique et politique de l'Union Française », n° 4 d'Octobre - Décembre 1955 ; P. 809 à 818 ; in A. EYINGA (Op. Cit.).

* 87 Le « Mbombok A. » soulignait que les patriotes de la trempe de UM NYOBE étaient conscients du fait que la « guerre » ne résolvait jamais rien. Elle profite plus aux « forces diaboliques » et à leurs utilisateurs, qu'à la communauté dans son ensemble. La guerre, disait-il, « est un des multiples moyens utilisés par les esprits maléfiques pour s'abreuver de la souffrance et du sang des victimes innocentes ».

* 88 Le « Mbombok A. » nous faisait remarquer que UM NYOBE, en sa qualité de «  Mporôl », disposait non seulement du soutien des populations, mais surtout de celui des Ancêtres (« Basôgôl »). Ceci lui permettait de jouir d'un grand charisme et d'une « aura mystique » tout à fait particulière.

* 89 Cette connaissance, il convient de le souligner, était utilisée dans un but constructif ; elle conférait à UM NYOBE et à ses compagnons un « biopouvoir », un pouvoir destiné non pas à détruire ou à répandre la mort (« nécro pouvoir ») mais à consolider et à libérer la Terre des Ancêtres.

* 90 Nom donné aux patriotes camerounais qui luttaient dans les « maquis » pour obtenir le « Kundè ».

* 91 Le caractère « absolu » de cette technique tient au fait qu'elle est l'ultime technique de défense occulte (la plus efficace) d'une part et d'autre part, qu'elle est censée protégée, des « attaques mystiques », à la fois son possesseur et le plus proche entourage de ce dernier. Nous y reviendrons dans la seconde Partie de ce présent travail.

* 92 Voir la présentation des différents types de « Ba Mbombok » faite par le « Mbombok R. » au Chapitre 1 (Paragraphe 1. Cosmogonie et organisation religieuse des Basaa).

* 93 Pour plus de détails sur le concept de Dieu chez les Basaa, se référer au Chapitre 1.

* 94 Voir aussi le « retournement du Mbok Basaa » (Chapitre 1 du présent travail).

* 95 Pendant cette période de l'histoire du Cameroun, les assassins ne se contentaient pas seulement de tuer les patriotes, mais pour s'assurer que la victime était, bel et bien décédée, d'une part et d'autre part pour avoir un trophée de guerre, on la décapitait. Cette pratique était aussi due à la croyance au pouvoir de « blindage » que le « Kòn » (déjà cité plus haut) conférait aux « maquisards ».

* 96Au niveau « verbal » de la parole, au niveau « physique » du corps, et au niveau « Invisible » des forces occultes.

* 97 A. MBEMBE (1987 : 15).

* 98 Les populations, tous âges confondus, sont de plus en plus conscients de l'impact des forces de l'Invisible sur leur vie quotidienne. Cette « vulgarisation » est aussi due aux nombreuses informations, sur l'action des forces occultes, que diffusent les mass média (la télévision, la radio, la presse...). Certains maîtres d'ésotérisme sont souvent volontaires pour en parler sur les antennes. Le plus connu d'entre eux étant Patrick NGUEMA NDONG, qui anime d'ailleurs une émission à ce sujet sur les antennes d'Africa numéro1. Au Cameroun, nous pouvons citer le Mbombok Benoît BITONG, qui intervient parfois sur la Chaîne STV2.

* 99 Support fondamental à toute activité politique.

* 100 Pour nous, le « nouveau patriote » est celui ou celle qui, sans se voiler la face, affronte, avec tous les « moyens » disponibles, courageusement les dangers de son époque tout en oeuvrant pour le développement de la « Terre » qui l'a vu (e) naître et pour le bien-être de ses semblables. Pour reprendre les mots du « Mbombok A. » : « Le nouveau ou la nouvelle patriote est un (e) théurgien (ne) dans la mesure où il (elle) sait faire appelle à la Force Suprême, à « Hilôlômbi » (Dieu) qu'il (qu'elle) s'est choisi (e) comme Maître ».

* 101 Voir Chapitre premier pour plus de détails sur la conception du monde (le « Mbok ») chez les Basaa.

* 102 Le «  Mbombok R. » soulignait que : « c'est ce « soufflé igné » qui retourne vers « Hilôlômbi » (Dieu) lorsque le « digne fils », c'est-à-dire, celui qui a bien accompli son devoir durant son séjour terrestre, décède ».

* 103 Le corps humain, enseigne t-on, aux élèves de l'école primaire, comprend trois (3) parties principales : la tête, le tronc et les quatre (4) membres (deux supérieurs et deux inférieurs).

* 104 Comme le coeur, il constitue l'un des principaux centres énergétiques de l'Homme, au niveau duquel se concentrent notamment toutes les forces et les énergies.

* 105 Arrondissement voisin de Ngok-Mapubi.

* 106 Il semblerait que les sorciers ne s'attaquent qu'aux plus faibles, rarement à ceux qui ont des moyens de défense.

* 107 Littéralement « la manducation de nuit » en langue basaa.

* 108 Voir aussi chez les Bamiléké, le rôle des « Metchouo'o » (spécialistes en extraction) mentionné par Léon KAMGA (2008 : 66).

* 109 Cité par J. PALOU (2002 : 14-15).

* 110 Voir aussi RETEL - LAURENTIN Anne (1974).

* 111 La ficelle peut être faite à partir d'une plante appelée « Hilèl - Ngwo » ou à partir de feuilles de « Nkoko - Mback ».

* 112 Voir Chapitre 2 du présent travail.

* 113 Pour plus de détails sur le mode opératoire de cette « technique occulte » voir aussi le Chapitre 2.

* 114 Voir la typologie des « Ba Mbombok » esquissée par le « Mbombok R. » au Chapitre 1 de la présente étude.

* 115 Pour plus de détails sur la technique, voir Chapitre 2.

* 116 Nous reviendrons sur l'usage des forces de l'Invisible fait par les acteurs politiques dans le Chapitre 4 du présent travail.

* 117 Et politique comme nous le montrerons au Chapitre 4.

* 118 Nous n'analysons ici, que l'aspect destructeur et nuisible de cette technique qui semble être plus répandu.

* 119 Il semblerait que la possibilité, par ce « procédé occulte », de vider les urnes ou d'en changer le contenu lors d'élections ne soit pas une simple vue de l'esprit. Nous y reviendrons dans le Chapitre 4.

* 120 Nous reviendrons un peu plus en détails, au Chapitre 4, sur l'influence du concept de « chance » dans l'activité politique

* 121 L. KAMGA (2008 : 25).

* 122 D'où Les expressions Basaa « Bom làm » (« avoir un bon front, c'est-à-dire, de la chance ») et « Bom bè » (avoir un mauvais front, c'est-à-dire, de la malchance »).

* 123 Le plan politique sera abordé au Chapitre 4 de la présente étude.

* 124 Nous reviendrons amplement, dans le Chapitre 4, avec M. WEBER, sur ces deux (2) types d'éthiques qui fondement l'Homme politique véritable.

* 125 Ou « richesse satanique » pour reprendre la formule de Charles ATEBA EYENE (journaliste camerounais).

* 126 Propos extrait de l'entretien de Septembre 2008 avec le « Mbombok A. ».

* 127 Nous reviendrons, au Chapitre 4, avec M. WEBER sur la notion de « domination » sur le plan politique.

* 128 Des rumeurs courent même que dans ces « églises », des « frères et des soeurs en Christ » se livrent sans vergogne à d'immenses orgies. Un autre « moyen », d'ailleurs, qui permet au « gourou » de capter les énergies et de contrôler les esprits ainsi que les corps.

* 129 Nous avons pu noter, aux détours de certaines conversations, que certains Camerounais entraient dans de telles « églises » non pas par « foi », mais parce qu'ils voulaient faire partie d'un certain « réseau » d'individus nantis et puissants sur le plan social ou politique.

* 130 Pierre Meinrad HEBGA (1982).

* 131 Il constitue également l'une des nombreuses « techniques occultes de protection et de défense » qui font partie intégrante du « Kòn » (la « Défense absolue ancestrale »).

* 132 Soulignons avec François MACÉ (1988 : 98-99) que pour les tenants du Shintoo (shintoïsme), celui-ci est « la religion nationale du Japon, l'essence même de la japonéité [...] et serait le fondement de l'« être japonais » ».

* 133 « Maîtres de l'Invisible » est un concept plus englobant. Il renvoie d'une part aux « sorciers » et d'autre part aux « Ba Mbombok » qui utilisent les forces de l'Invisible de manière différente et diamétralement opposée.

* 134 Un prêtre qui a réussi à se faire initier, à Douala, dans le monde des « maîtres de l'Invisible » (nganga ou guérisseurs).

* 135 Le sorcier lui-même peut se transformer en insecte et transporter le poison dans les nutriments de sa cible : « Il associe donc ici les techniques de métamorphose et d'empoisonnement » (« Mbombok A. »).

* 136 Nous reviendrons, un peu plus tard, avec N. MACHIAVEL sur cette notion de « talent » cardinale en politique selon lui.

* 137 « Mbombok A. ».

* 138 Pour plus de détails sur ce savoir occulte du « Mbok Basaa » voir aussi la typologie des « Ba Mbombok » élaborée par le « Mbombok R. » au Chapitre 1.

* 139 Au sens de M. WEBER, c'est celui qui est capable de concilier « l'éthique de conviction » et « l'éthique de responsabilité ». Nous y reviendrons.

* 140 Comme nous avons essayé de le démontrer un peu plus loin, il semblerait que par « voie occulte » il soit possible de se constituer un électorat ou des supporters.

* 141 Même si à Boumnyebel, les Ba Mbombok admettent cette possibilité, ils préfèrent éviter de donner des exemples et des cas précis.

* 142 Yves GUCHET, Op. Cit., P.209-220.

* 143 Le destin de César de BORGIA est marqué par une « extraordinaire et extrême malignité de fortune ». Ayant acquis ses États « par le moyen de la fortune de son père », le pape ALEXANDRE VI, la situation politique de C. BORGIA au départ était très précaire. Il fera pourtant preuve de « talent » en brouillant un jeu politique défavorable et en imposant une nouvelle donne des cartes. Cette habilité politique lui permit : de susciter des antagonismes là où ils n'y en avaient pas ; de dissimuler ses sentiments véritables en se réconciliant avec des adversaires afin de mieux les abattre ensuite. Mais lorsque le pape meurt -- et c'est là qu'intervient la « chance »--, BORGIA lui-même est très gravement malade et est incapable d'empêcher l'élection de JULES II. Pourtant, aucun de ses adversaires politiques ne profite de cette situation favorable pour l'abattre : telle était sa « puissance dominatrice » qui résultait donc d'un mélange subtil de « talent » et de « chance ».

* 144À ce propos, Marshall SINGER (1972 : 59), considérait à juste titre que : «  la puissance repose aussi bien, sinon plus, sur la capacité d'attirer qu'elle ne repose sur la capacité de contraindre ». C'est d'ailleurs en s'inspirant des réflexions de cet auteur, que Joseph NYE a développer le concept ce « soft power » ou « puissance douce » qu'il opposa à la « hard power » ou « puissance dure ».

* 145 Cité par Richard BANÉGAS in Christophe JAFFRELOT (dir.) (2000 : 509-541).

* 146 Propos du Cardinal MALULA, archevêque de Kinshasa, cité par J.-F. BAYART (1993 : 130).

* 147 Luc SINDJOUN (2002).

* 148 Propos extrait du discours du Président Gabonais El Hadj Omar BONGO prononcé le 5 Juillet 1982, cité par T. OBENGA (1989 : 21).






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