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L'application de la charte africaine des droits de l'homme et des peuples

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par Blé Eddie Zakri
Université Catholique de l'Afrique de l'Ouest- Unité Universitaire d'Abidjan (UCAO-UUA) - Master 2 Recherche Droit public fondamental 2014
  

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Paragraphe 2 : Les textes de nature réglementaire hostiles à la Charte

« Acte de portée générale et impersonnelle édicté par les autorités exécutives compétentes »66(*), le règlement se divise en trois catégories : les décrets67(*), les arrêtés68(*) et les ordonnances69(*). Généralement, le règlement pris par les autorités publiques en Afrique noire francophone ne reconnaît pas, de manière initiale, les droits de l'homme. Il se borne, à l'instar de la loi, à interpréter les droits préalablement consacrés par les textes constitutionnels, conventionnels, ou législatifs, ou à assurer leur application.

Cependant, certains actes réglementaires violent, de façon flagrante et délibérée, les normes prescrites par la Charte africaine. Les exemples ne manquent pas en la matière. Faute de les citer tous, on se bornera à en rapporter quelques exemples.

Le premier est fourni par la Côte d'Ivoire qui, lors des élections générales de 1995, interdira, par le décret n°95-721 du 20 septembre 1995, les marches et autres manifestations « sur la voie et dans les lieux publics...sur l'ensemble du territoire national pendant une période de trois mois »70(*).

Le second exemple est donné par la Guinée, à propos de laquelle Amnesty International rapporte, parlant de l'année 1995, que « Les réunions publiques de l'opposition ont été interdites durant pratiquement toute l'année »71(*).

Ces textes portent atteinte incontestablement à un principe non moins fondamental, celui de la liberté de manifestation.

La démonstration ainsi faite est le signe que les autorités législatives et réglementaires ne semblent pas s'être beaucoup préoccupées de la CADHP. Quid des autorités judiciaires ?

CHAPITRE 2 : A LA LUMIERE DE LA JURISPRUDENCE NATIONALE

La protection des droits se conçoit difficilement sans la protection judiciaire. En effet, « N'a-t-on pas coutume de dire que la justice est le dernier rempart ou le dernier recours de l'individu ? »72(*) , Sans attendre de réponse à cette question, le Professeur Filiga Michel SAWADOGO affirmera que « sans elle, les droits subjectifs accordés aux particuliers resteraient lettre morte » et que « les droits les plus sacrés seraient constamment violés »73(*). Tout est donc dit pour reconnaître au juge son rôle de gardien des libertés74(*). Cette mission protectrice des droits par le juge permet de reconnaître à la jurisprudence une importance particulière dans l'application de la CADHP. Mais qu'entend-ton par jurisprudence ?

Le mot « jurisprudence » revêt deux acceptions : l'une large et l'autre restreinte. Lato sensu, il s'entend de l'ensemble des décisions des tribunaux ; stricto sensu, il désigne la solution générale donnée par les tribunaux à une question de droit. Les réflexions qui vont suivre ne pouvant être enfermées dans le sens strict, il convient de retenir la définition large.

Il est naturel qu'en présence de violations de la CADHP de la part des autorités législatives et réglementaires, le regard soit tourné vers les autorités judiciaires. Cependant, à l'image des autorités législatives et administratives, les cours et tribunaux internes n'appliqueront que faiblement la CADHP. Par conséquent, un survol de la jurisprudence nationale des Etats ne fait qu'apparaître une marginalisation du système africain de protection des droits de l'homme (Section 1) pour plusieurs raisons que nous tenterons de découvrir (Section 2).

Section 1 : Une jurisprudence nationale marginalisant le système africain de protection des droits de l'homme

En raison de la constitutionnalisation de la CADHP, la garantie juridictionnelle repose en grande partie sur la juridiction constitutionnelle. Mais le juge constitutionnel n'intervient pas seul puisque l'application de la Charte revient aussi au juge ordinaire. On le voit bien, les garanties se font par le biais du contrôle de constitutionalité75(*) et de celui de légalité76(*) lorsque le juge administratif contrôle l'action de l'exécutif et de l'administration. Malheureusement, tandis que la CADHPdemeure quasi absente des décisions de justice (Paragraphe 1), la jurisprudence des organes de contrôle est totalement ignorée par le juge interne (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Une Charte africaine quasi absente des décisions de justice

S'étant vu confiée par la constitution un rôle tout aussi important, celui non seulement de veiller généralement à l'application de la loi, y compris la loi fondamentale, mais aussi de veiller au respect des libertés individuelles, l'autorité judiciaire était attendu au carrefour dans l'application de la CADHP. Mais, celle-ci ne sera pas au rendez-vous. En témoignent la faible prise en compte de la Charte par le juge constitutionnel (A) et l'ignorance de celle-ci par le juge ordinaire (B).

A- La faible prise en compte de la Charte par le juge constitutionnel

En ce qui concerne les instances constitutionnelles, force est de noter que celles-ci prennent insuffisamment en compte la CADHP. Car dans les Etats de référence, seul le juge constitutionnel béninois, semble avoir fréquemment utilisé la Charte dans ses décisions.

En effet, la Cour constitutionnelle béninoise s'est référée à la Charte dans une multitude de décisions. A titre d'illustration, nous citerons quelques-unes.

La première décision est la décision DCC 96-046 du 6 août 1996, Fanou, Tonon, Accrombessi, Hountondji77(*). Dans cette décision, alors qu'elle fut saisie de quatre requêtes lui demandant de déclarer inconstitutionnel un arrêté ministériel portant suspension des fonctions des plaignants parce qu'il violait certains articles de la constitution béninoise ainsi que l'article 7 de la CADHP prévoyant le droit à un procès équitable. Bien qu'elle se fût déclarée incompétente pour connaître de la légalité de l'arrêté en question, elle n'en avait moins pas mentionné la CADHP dans l'un de ses considérants de sa décision :« Considérant que l'article 7 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples consacre le droit à la défense ; que dans les matières relevant du droit de la fonction publique, ce droit, en ce qui concerne les agents permanents de l'Etat, ne s'exerce pas que dans le cadre d'une procédure disciplinaire ; [...] qu'il ne résulte pas des pièces du dossier la mesure prise à l'encontre [du demandeur] présente un caractère disciplinaire ait été engagé, que, dès lors, il n'y a pas eu violation du droit à la défense ».

Il y a aussi la décision DCC 96-049 du 12 août 1996, Hounnougbo et Consorts78(*).Dans cette autre décision, alors qu'elle était appelée à prononcer l'inconstitutionnalité d'un arrêté ministériel portant fixation des modalités et des programmes du test de sélection des préposés des douanes, la Cour constitutionnelle béninoise avait considéré que « les dispositions de l'article 8 alinéa 2 de la Constitution et de l'article 13-2 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples proclament le principe de l'égal accès des citoyens aux fonctions publiques ; que ce principe emporte lui-même une conséquence, celle de l'égalité dans le déroulement de la carrière [...] qu'en faisant ainsi une distinction entre les fonctionnaires du ministère des Finances et ceux des autres départements ministériels, ledit arrêté crée une mesure discriminatoire non conforme à la Constitution ».

Comme autres décisions, l'on peut citer les décisions DCC 96-060 du 26 septembre 1996, Melo Gomez, épouse Bertran79(*) et celle DCC 96-055 du 29 août 1996, Etablissements Bénin Brillant Equipement80(*). Loin d'être exhaustive, cette liste d'arrêts de la Cour constitutionnelle béninoise se référant à la Charte ne cesse de s'allonger, démontrant ainsi l'attitude favorable du juge constitutionnel béninois à la CADHP81(*).

A part le Bénin, dans les autres Etats, les décisions constitutionnelles se fondant sur la Charte sont rares ou n'existent pas. C'est par exemple le cas du Sénégal et de la Côte d'Ivoire où le juge constitutionnel s'est rarement référé à la Charte. Au Sénégal, nous pouvons citer la décision intervenue dans l'affaire n°10-C-98 du 9 octobre 199882(*). Dans cette affaire, dix-neuf députés avaient saisi le Conseil constitutionnel sénégalais d'un recours en inconstitutionnalité contre une loi portant révision de l'article 196 du code électoral du 27 août 1998. Les requérants avançaient que cette loi en son « article L.196 viole des disposition de l'article premier, de l'article 2 alinéa 3, de l'article 7 de la Constitution qui posent le principe de l'égalité de tous les citoyens devant la loi, de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, de l'article 7 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et de l'article 3 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 ».

Le juge constitutionnel sénégalais, après avoir rappelé que dans l'une de ses décisions, en l'occurrence celle n°3-C-98 du 3 mars 1998, il avait reconnu l'inconstitutionnalité de certaines dispositions de la loi complétant le Code électoral et relative à l'élection des sénateurs, estima alors que « ces dispositions violaient le principes constitutionnels de l'égalité de suffrage (article 2, alinéa 3 de la Constitution), de l'égalité devant la loi (article premier et 7 de la Constitution, article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, article 3 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples) ».

En Côte d'Ivoire, on peut citer la décision N°CI-2009-EP-026/28-10/CC/SG83(*) par laquelle le conseil constitutionnel ivoirien invitait les candidats à l'élection présidentielle du 29 novembre 2010 à compléter leurs dossiers de candidature et dans laquelle il affirmait dans l'un de ses considérants que «... l'article 29 point 6 de la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples du 28 juin 1981, à laquelle se réfère solennellement le préambule de la Constitution ivoirienne du 1er août 2000, impose à chaque individu de s'acquitter des contributions fixéespar la loi pour la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la société ».

Comme nous pouvons le constater, hormis le Bénin, la CADHP ne connaît pas un réel succès auprès des juridictions constitutionnelles d'Afrique noire francophone. Cela est encore plus vrai s'agissant du juge ordinaire. Celui n'a apparemment jamais fait référence à la CADHP.

B- L'ignorance de la Charte par le juge ordinaire

Le juge ordinaire s'entend de tout juge, à l'exception du juge constitutionnel. Et si la justice constitutionnelle permet avant tout de limiter les abus, ce sont les tribunaux ordinaires qui demeurent protecteurs des droits et libertés de la personne. Leurs actions favorisent en effet la protection et l'enracinement de l'Etat de droit au quotidien. Le juge ordinaire, dans sa fonction administrative, assure le contrôle de l'exécutif et de l'administration, ceux-ci étant traditionnellement ceux que l'on soupçonne de porter fréquemment atteinte aux droits de l'homme.

Par ce contrôle, il oblige donc l'administration à se conformer à la légalité en censurant tous les actes portant atteinte aux droits de l'homme. Lorsqu'un acte administratif viole ainsi les libertés et droits fondamentaux, pour y remédier, des recours sont organisés. Il s'agit en premier lieu du recours en annulation et en second lieu de l'exception d'illégalité.

Mais dans l'Afrique en général, il est difficile de dénombrer les décisions des tribunaux ordinaires ayant faire appel à la Charte. Contrairement au juge constitutionnel qui s'est souvent référé à la CADHP dans certains Etats, le juge ordinaire, lui, ignore presque l'instrument africain de protection des droits humains. A part quelques Etats, tels le Botswana84(*), le Malawi85(*), la Namibie, ou encore le Zimbabwe dont les juridictions ordinaires ont, une ou deux fois, cité la Charte dans leurs jugements, aucune trace de l'instrument africain de protection des droits humains ne peut être relevée dans les décisions judiciaires des tribunaux ordinaires africains86(*).

Déjà, Jean Didier BOUKONGOU relevait que dans l'Afrique centrale toute entière, aucune décision de justice interne ne s'est fondée sur la Charte pour dire le droit. Aussi, le représentant tunisien, lors de la présentation devant la Commission ADHP, du premier rapport périodique de la Tunisie, affirmait n'avoir pas connaissance de jurisprudence nationale faisant application de la Charte.

Cette triste réalité s'étend malheureusement à tous les Etats d'Afrique noire d'obédience francophone où le juge ordinaire semble avoir oublié l'existence de la CADHP; de sorte que les tentatives visant à inventorier les décisions mentionnant la Charte se terminent très souvent par la déception ou encore la résignation. Le juge ordinaire, dans les Etats de référence, n'ayant jamais motivé ses décisions sur la base de la CADHP. Ilparaît malheureusement ainsi peu conscient ou non averti du parti qu'il pourrait tirer de la Charte. On le voit bien, la Charte souffre d'un grand déficit d'application dans les cours et tribunaux ordinaires.

L'indignation que peut créer cette situation est encore plus accrue face à l'inexistence de référence à la jurisprudence des organes de sauvegarde du système africain de protection des droits de la personne.

Paragraphe 2 : L'inexistence de référence à la jurisprudence des organes de sauvegarde

Au titre des mesures de sauvegarde, le système africain de protection a institué deux organes chargés de surveiller l'application de la Charte dans les Etats. Ce sont la Commission ADHP et la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples (Cour ADHP)87(*). Si la jurisprudence de la seconde n'est pas très développée en raison de sa jeune expérience, celle de la première est par contre fournie. En effet, la Commission ADHP, dans l'exercice de ses missions qui lui sont dévolues, a développé une ``jurisprudence'' conséquente susceptible d'inspirer les juges nationaux.

Pour illustrer nos propos, nous exposerons la communication n°231/99, Avocat sans frontière c/ Burundi, dans laquelle la Commission ADHP rappelle que le droit à un procès équitable nécessite certains critères objectifs, dont le droit à l'égalité de traitementainsi que le droit à la défense par un avocat, particulièrement lorsque l'intérêt de la justice le dicte.

En l'espèce, le sieur Gaëtan BWAMPAMYE était accusé en tant qu'auteur, co-auteur ou complice, d'avoir incité la population à commettre des crimes et d'avoir, dans les mêmes circonstances de lieu, organisé un attentat tendant à provoquer des massacres, fait ériger des barricades en vue d'entraver l'exercice de la force publique, toutes infractions prévues et punies par le code pénal88(*).

Le 13 juin 1997, la chambre criminelle de la Cour d'Appel avait clôturé l'audition des témoins et, eu égard au volume du dossier, elle avait décidé du renvoi de l'affaire opposant le sieur BWAMPAMYE au ministère public au 20 août 1997.

Au cours de l'audience du 20 août 1997, le ministère public avait refusé de prononcer son réquisitoire, arguant du fait qu'il lui fallait du temps afin d'étudier le contenu de la note de plaidoirie du conseil de l'accusé. La chambre criminelle avait alors décidé de reporter l'affaire au 25 septembre 1997. Ce jour-là, le conseil de l'accusé n'avait pas pu se présenter devant la chambre, pour cause de maladie. Malgré la demande insistante du sieur BWAMPAMYE pour que la chambre renvoie l'affaire à une date ultérieure, celle-ci a décidé d'entendre le ministère public et, contraignit le prévenu à plaider seul, sans l'assistance de son avocat. Le verdict le condamnant à mort a été rendu ce même jour au terme des plaidoiries.

Selon la CommissionADHP, « le juge aurait dû accéder à la demande du prévenu étant donné le caractère irréversible de la peine encourue. Ceci est d'autant plus impératif qu'au cours de l'audience du 20 août 1997, il a accepté les arguments du procureur de la République qui a refusé de prononcer son réquisitoire réclamant plus de temps pour étudier la note de plaidoirie écrite présentée par l'avocat du prévenu. La Cour Criminelle avait alors décidé de reporter le procès au 25 septembre 1997. » Pour cette raison, la Commission « considère qu'en refusant d'accéder à la requête de report, la Cour d'Appel a violé le droit à l'égalité de traitement, l'un des principes fondamentaux du droit à un procès équitable. »

Pareillement, la Commission ADHP a vivement rappelé que le droit à une assistance judiciaire est un élément fondamental du droit à un procès équitable. Ceci est d'autant plus vrai lorsque l'intérêt de la justice le dicte. Elle considère que dans le cas considéré, étant donné la gravité des allégations prononcées contre le prévenu et la nature de la peine à laquelle il a été condamné, il était dans l'intérêt de la justice de le faire bénéficier de l'assistance d'un avocat à chaque étape de son procès.

Malheureusement, comme la CADHPqui est rarement invoquée par les juges nationaux, la jurisprudence de la Commission ADHPn'a jamais inspiré ceux-ci. Au regard de tout ce que le système africain de protection des droits de l'homme peut apporter aux Etats en termes de protection de la personne humaine, c'est une situation déplorable. Une situation déplorable que nous tenterons d'expliquer.

Section 2 : Tentatives d'explication de la marginalisation du système africain de protection des droits de l'homme

Deux raisons principales peuvent expliquer le fait que la CADHP et la jurisprudence des organes de sauvegarde se retrouvent rarement invoquées ou ignorées par le juge dans les affaires à lui soumises. Il s'agit d'une part de la méconnaissance de la Charte (Paragraphe 1) et d'autre part, de l'inclination des juges nationaux à invoquer les instruments internes (Paragraphe 2).

Paragraphe 1 : Une faible référence à la Charte africaine en raison de sa méconnaissance

Aux termes de l'article 25 de la CADHP, les Etats parties doivent promouvoir et assurer, par l'enseignement, l'éducation et la diffusion, le respect des droits et libertés contenus dans la Charte, et de prendre des mesures en vue de veiller à ce que ces libertés et droits soient compris de même que les obligations et devoirs correspondants. Révélant un souci de socialisation de la Charte, cette disposition salutaire a pour but d'éviter que celle-ci ne reste que « le droit du J.O »89(*). Malheureusement, elle semble rester lettre morte. Car, la Charte reste méconnue non seulement par la population (A), mais chose encore plus grave, par les praticiens du droit (B).

A- La méconnaissance de la Charte par la population

L'obligation faite aux Etats de promouvoir la Charte semble rester lettre morte, tant l'on ne peut actuellement soutenir que la Charte a une grande réputation dans les Etats. Il est en effet « fréquent de constater, qu'en dépit des garanties offertes par les lois aux citoyens, la plupart d'entre eux ignorent les différents textes et mécanismes »90(*). Ce jugement d'Auguste René Ali YERIMA n'est certainement pas révocable lorsque l'on sait que la population est à majorité analphabète ou très peu scolarisée.

L'on conviendra alors avec nous qu'il y a une absence d'appropriation de cette Charte par la population. Cette absence d'appropriation pourrait également s'expliquer par le manque d'interaction entre les promoteurs et les destinataires de l'éducation aux droits de l'homme. C'est alors le développement d'une promotion de type élitiste ou verticale qui fait des populations bénéficiaires des acteurs passifs91(*). La Charte africaine reste en effet « peu connue au-delà des cercles minoritaires des thuriféraires du droit international des droits de l'homme et des activistes des Organisations Non Gouvernementales (ONG) de défense des droits de l'homme »92(*).

En outre, les problèmes de communication dans la socialisation de la CADHP peuvent être également relevés. L'on sait que c'est le droit écrit qui gouverne les droits de l'homme tels que consacrés au plan international, y compris par la CADHP. Ce qui apparaît comme opposé à la culture de l'oralité dominant en Afrique. Malgré les actions de certaines associations des droits de l'homme relativement à la vulgarisation de la Charte, les moyens de diffusion utilisés jusqu'à maintenant font la part belle aux livres et aux langues importées, c'est-à-dire le français et l'anglais.

Par conséquent, la communication qui devrait contribuer à l'instauration d'une culture des droits de l'homme, donc à la connaissance de la Charte se trouve déficitaire. Ce qui entraîne irrémédiablement une méconnaissance de la Charte par la population. Cependant, plus étonnant est encore la méconnaissance de la Charte par les praticiens du droit.

B- La méconnaissance de la Charte par les praticiens du droit

Il peut être surprenant de l'affirmer, mais les praticiens du droit, c'est-à-dire les professionnels, ceux qui sont dans la sphère du monde juridique, ne maîtrisent pas toujours les lois applicables. Tel est souvent le cas du droit international des droits de l'homme qui souffre d'une méconnaissance en Afrique. C'est un fait indéniable et récurent tant la pénurie du matériel entraîne chez les magistrats une faiblesse de connaissance de l'évolution du droit en constant développement à cause des flux internationaux93(*).

Cette méconnaissance se trouve aggravée d'autant plus que les juges et avocats font preuve d'une insuffisance de formation et d'information relative aux instruments de protection des droits de l'homme, y compris la CADHP. Certainement, cette situation ne peut être inévitable lorsqu'il existe plusieurs sources de droit comme dans les pays d'Afrique centrale. Ces Etats ont en effet de multiples sources du droit, tel le droit français et le droit anglo-saxon, pour le Cameroun en particulier, et le droit coutumier et le droit musulman pour le Tchad notamment94(*).

Cette méconnaissance dont souffre la CADHP entraîne indéniablement sa rare invocation dans les décisions de justice. Mais une autre explication réside dans l'argument selon lequel la Charte est victime de l'inclination des juges nationaux à invoquer les instruments internes.

Paragraphe 2 : Une faible référence à la Charte due à l'inclination des juges nationaux à invoquer les instruments internes

Selon Jean Didier BOUKONGOU, « l'invocation de la Charte africaine dans les procédures judiciaires n'est pas une préoccupation des acteurs de la justice : les juges, les avocats et les justiciables préfèrent faire confiance aux instruments internes plus connus et certainement plus précis »95(*).

Cette réflexion faite à propos de l'Afrique centrale peut être étendue au continent tout entier. Au reste, cette attitude paraît justifiée tant le monde de la justice est très incertain en Afrique au regard des pratiques de corruption, de vénalité et de méconnaissance des règles « modernes » à côté des pratiques « traditionnelles »96(*). Et les justiciables préfèrent faire confiance à des textes plus familiers qu'à une catégorie d'instruments, certes plus protecteurs.

L'autre raison est que le droit interne a très souvent l'avantage d'offrir dans pratiquement tous ses aspects, une réglementation claire et précise dont les modalités de mise en oeuvre sont très souvent mieux maîtrisées par les juges.

Par ailleurs, la plupart des questions abordées par le droit international sont parallèlement traitées par le droit interne. Ce qui met très souvent les normes de droit international en concurrence avec celles du droit interne. Cette concurrence est défavorable au droit international qui, à la différence du droit interne, brille très souvent par son imprécision et sa vacuité.Dans ce contexte, le droit international est perçu par certains juges comme un droit ésotérique et abstrait invoqué uniquement par des plaideurs n'ayant pas trouvé d'éléments probants dans le droit interne.

Même dans des matières dans lesquelles les juges se doivent d'invoquer d'office l'application des dispositions du droit international, tout est mis en oeuvre pour l'éviter.Formés le plus souvent aux techniques du droit interne et plus familiarisés à ce droit, ils ont une plus forte tendance à rechercher dans le droit interne les solutions aux litiges auxquelles aux ils font face.

* 66 Voir GUILLIEN (R.) et autres, Lexique de termes juridiques, op.cit., p.331.

* 67 Les décrets sont pris par le Président de la République soit en conseil des ministres, soit en dehors du conseil des ministres (décrets simples).

* 68 Les arrêtés sont pris par les ministres ou d'autres autorités administratives (Préfets, sous-préfets...) dans les limites de leur compétence. Néanmoins, le Président de la République peut prendre des arrêtés, notamment en matière d'organisation et de fonctionnement des services publics de la présidence.

* 69 Les ordonnances sont prises par le Président de la République. Elles interviennent dans les matières qui sont normalement réservées à la loi mais avec l'autorisation de l'Assemblée nationale. Il faut donc une loi d'habilitation pour que le Président de la République prenne l'ordonnance. Seules les ordonnances non ratifiées ont un caractère réglementaire.

* 70Cf. DEGNI SEGUI (R.), Les droits de l'homme en Afrique noire francophone : Théories et réalités, op.cit., p.271.

* 71Idem.

* 72SAWADOGO Filiga Michel, «  L'accès à la justice en Afrique francophone : Problèmes et perspectives. Le cas du Burkina Faso », Revue juridique et politique : Indépendance et Coopération, Vol 49, n°2, 1995, p.167.

* 73Idem.

* 74 Rôle qui lui est reconnu par la Constitution.

* 75 Technique juridique visant à assurer la conformité à la fois formelle et matérielle des règles de droit à la constitution considérée comme la norme supérieure. Il porte ainsi sur l'ensemble des normes internes, à savoir les lois émises par le Parlement et les règlements pris par le pouvoir exécutif.

* 76 Par ce contrôle, le juge administratif oblige l'administration à se conformer à la légalité en censurant tous les actes portant atteinte aux droits de l'homme.

* 77Décision DCC 96-046 du 6 août 1996, Fanou, Tonon, Accrombessi, Hountondji, http://www.cour-constitutionnelle-benin.org/doss_decisions/960846.pdf, page consultée le 19/12/13 à 10h49.

* 78Décision DCC 96-049 du 12 août 1996, Hounnougbo et Consorts, http://www.cour-constitutionnelle-benin.org/doss_decisions/960849.pdf, page consultée le 19/12/13 à 11h07.

* 79Décision DCC 96-060 du 26 septembre 1996, Melo Gomez, épouse Bertran, http://www.cour-constitutionnelle-benin.org/doss_decisions/960860.pdf, page consultée le 19/12/13 à 10h59.

Dans cette espèce, le juge constitutionnel béninois avait considéré que la rétention du passeport de la demanderesse, sans intervention de l'autorité judiciaire, est arbitraire et prive l'intéressé d'un droit fondamental, celui d'aller et venir, reconnu par l'article 25 de la Constitution béninoise et par l'article 12 alinéa 2 de la Charte africaine

* 80 Décision DCC 96-055 du 29 août 1996, Etablissements Bénin Brillant Equipement, http://www.cour-constitutionnelle-benin.org/doss_decisions/960855.pdf,page consultée le19/12/13 à 10h57.

Dans cette décision, le juge constitutionnel béninois affirmait que le respect des dispositions de l'article 15 de la Constitution béninoise et de l'article 6 de la Charte africaine, relatif au droit à la liberté et sécurité, s'impose à tout détenteur de la force publique dans l'exercice de ses prérogatives.

* 81 Il s'agit notamment des décisions DCC 96-089 du 16 décembre 1996 Degla , DCC 96-065 du 26 septembre 1996, Gouhouede, DCC 96-082 du 13 novembre 1996, Prince Agbodjan, DCC 96-084 du 13 novembre 1996, Hounkanrin, DCC 97-025 du 14 mai 1997, Maître Atita et DCC 97-025 du 13 août 1997, Pederson , toutes citées par Fatsah OUGUERGOUZ, « L'application de la Charte africaine des droits de l'homme été des peuples par les autorités nationales en Afrique occidentale », op.cit., p.186.

* 82 Affaire n°10-C-98 du 9 octobre 1998 cité par Fatsah OUGUERGOUZ, « L'application de la Charte africaine des droits de l'homme été des peuples par les autorités nationales en Afrique occidentale », op.cit., p.201.

* 83Décision N° CI-2009-EP-026/28-10/CC/SG, http://www.conseil-constitutionnel.ci/decision/13626543841.pdf, page consultée le 25/07/14.

* 84 Premièrement dans l'affaire Attorney-General of Botswana v. UnityDowp où le juge botswanais a affirmé que la discrimination fondée sur le sexe instaurée par la Loi sur la ctoyenneté de 1982 était inconstitutionnelle. La seconde affaire est l'affaire S. v. Petrus où la Cour d'appel déclare inconstitutionnels les châtiments corporels infligés à intervalles réguliers ou espacés.

* 85 Au Malawi, il s'agit de l'affaire ChafukwaChikana v. The Republic dans laquelle l'appelant avait été condamné après avoir mis en examen pour importation et recel de documents séditieux.

* 86 Pour une vue d'ensemble des décisions de justice des cours et tribunaux internes, voir VILJOEN (F.), « The application of the African Charter ou Human and People'Rights by domestic Courts in Africa », Journal of African Law, n°1, Vol.3, 1999, p.8.

* 87 A propos des deux organes, voir Chapitre 2 de la deuxième partie.

* 88 Voir les articles 212, 417 et 425 du code pénal burundais.

* 89 Expression empruntée à SAWADOGO Filiga Michel, « L'accès à la justice en Afrique francophone : Problèmes et perspectives. Le cas du Burkina Faso », op.cit., p.198

* 90 YERIMA (A. A. R.), « La lutte contre l'impunité : réflexion sur l'expérience du Bénin », Afrique Démocratie et Développement, n°11, Septembre, 1996.

* 91 MUBIALA (M.), « L'éducation aux droits de l'homme en Afrique centrale : du mimétisme à l'inculturation », Congo-Afrique, n°355, Janvier 2001, pp.279-280.

* 92 BOUKONGOU (J. D.), « L'application de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples par les autorités nationales en Afrique centrale », in FLAUSS (J-F), LAMBERT-ABDELGAWAD (E.) (dir.), L'application nationale de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, op.cit., p. 126.

* 93Ibidem, p.150.

* 94BOUKONGOU (J. D.),« L'application de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples par les autorités nationales en Afrique centrale »,op.cit., p.150..

* 95Ibidem, p.123.

* 96 BOUKONGOU (J.D), « L'attractivité du système africain de protection des droits de l'homme », http://www.chr.up.ac.za/chr_old/centre_publications/ahrlj/docs/BOUKONGOUfr.062.doc, consulté le 18/07/14.

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