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La démocratie dans les politiques d'Aristote

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par Valentin Boragno
Université Paris X Nanterre - Master 1 2006
  

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3.2.2. Les paradigmes aristotéliciens (III, 11, 1281 a 40 - b 21)

Lorsque des hommes s'assemblent, la compétence du groupe est-elle supérieure ou inférieure à celle de n'importe quel individu ? Le pouvoir de décision du groupe est-il divisé ou multiplié par le nombre de membres ? Pour Platon, il est divisé : « Tenons pour être débile sous tous les rapports le gouvernement de la multitude, pour être impuissant à rien faire qui soit un grand bien, ni un grand mal ; [...] pour cette raison que l'autorité y est répartie par menues parcelles entre un grand nombre d'individus.179(*) » Pour Aristote, dans certaines conditions, il peut être multiplié.

« Ce qui concerne les autres prétendants au pouvoir, sera l'objet d'une autre discussion. Mais qu'il faille que la masse soit souveraine plutôt que ceux qui sont les meilleurs mais qui sont peu nombreux, cela semblerait apporter une solution qui certes fait aussi difficulté, mais comporte aussi sans doute du vrai. 180(*) »

Que sous-tend cette opposition entre les positions platonicienne et aristotélicienne ?

Quatre comparaisons sont ici convoquées : la masse souveraine est comparée à une tablée de convives, à un corps géant, à un spectateur et à une oeuvre d'art.

- le convive, ou le paradigme de l'acte commun

« Car il est possible que de nombreux individus, dont aucun n'est un homme vertueux , quand ils s'assemblent soient meilleurs que les gens dont il a été question, non pas individuellement mais collectivement, comme les repas collectifs sont meilleurs que ceux qui sont organisés aux frais d'une seule personne. 181(*) »

Le premier argument en faveur de la masse milite pour les qualités collectives d'un groupe, alors même que ces individus ne sont pas des hommes vertueux. Il faut changer de point de vue sur la masse, en considérant ses éléments non pas individuellement mais dans leur ensemble ( ï?÷ ?êáóôïí ?ëë' ó?ìðáíôáò). On peut interpréter cette analogie de la façon suivante. Les repas à frais collectifs ( ô? óõìöïñçô? äå?ðíá) sont meilleurs, non parce qu'il y a plus à manger, non parce que les aliments y sont de meilleure qualité, mais parce qu'on le goûte mieux. La sensation éprouvée par chacun est meilleure, parce que plusieurs personnes sont orientées vers le même acte. La sensation est en effet acte commun du senti et du sentant. Dès lors qu'il y a plusieurs êtres sentants, plus de facultés en puissance passent dans l'acte commun, ce que chacun a son échelle individuelle éprouve. A l'inverse, lorsque le repas est donné, il ne demande pas de qualités de la part du mangeur, qui reste passif. L'image de la nourriture n'est pas choisi au hasard. Elle convoque en effet davantage les sens que l'intellect. Nous partageons tous l'usage des sens, et avons tous une expérience de la vie, alors que nous maîtrisons le langage d'une manière très variable. C'est par l'expérience que la masse peut accéder à un droit de juger.

- l'homme polypode ou le paradigme de la mise en commun

« Au sein d'un grand nombre, en effet, chacun possède une part d'excellence et de prudence, et quand les gens se sont mis ensemble de même que cela donne une sorte d'homme unique aux multiples organes, aux multiples mains et avec beaucoup d'organes des sens, de même en est-il aussi pour les qualités éthiques et intellectuelles.182(*) »

Le peuple forme donc une sorte de surhomme, plus apte que n'importe quel individu à la vie politique. En mêlant qualités et défauts individuels, on obtient une unité d'un autre ordre. Le corps est ainsi constitué sur le modèle du puzzle. Chacun y met sa part ( ì?ñéïí) d'excellence et de prudence. Chaque homme possède certes une part mauvaise, mais chaque homme porte aussi du bon, et le plus mauvais des individus a toujours une petite part à apporter à la communauté. Il ne faut donc pas considérer la justice sous l'angle de l'individu, car non, cet individu n'est pas « égal » à l'homme vertueux, mais sous l'angle de la totalité, car oui, cet individu, au même titre que l'homme vertueux a quelque chose à apporter à la cité. Il est donc juste que tous participent au pouvoir, il est en revanche injuste que tous se voient attribuer la même quantité de biens.

Pourquoi sont-ce les vertus qui forment puzzle et non les vices ? Pourquoi cet ordre de la totalité est-il généralement supérieur, et non inférieur à celui des hommes individuels ?

L'image du corps renvoie à une conception organique de la cité. La cité est une agrégation naturelle de familles, elles-mêmes composées de manière naturelle. « Toute cité est naturelle puisque les communautés premières le sont aussi.183(*) » Il ne faut pas voir l'association humaine comme le fruit d'une décision rationnelle, commune à différents partis. La cité n'est pas le fruit d'une convention, ou d'un contrat. Elle est une communauté naturelle, comparable à un corps indivisible. L'homme vivant à l'état de nature n'est pas un homme. C'est pourquoi on ne peut analyser la cité comme une somme d'éléments individuels, qui se plierait aux opérations mathématiques. Nous sommes à l'opposé de ce que sera le libéralisme moderne, qui voit la société formée par agglomération d'individus égoïstes184(*).

Cet homme géant n'est pas seulement doté de grandes qualités intellectuelles. Il possède toutes les facultés de l'âme. Ce n'est pas aux seuls philosophes d'avoir le pouvoir. L'âme humaine n'est pas uniquement intellective. La fonction intellective repose en effet et dépend des fonctions sensitives et végétatives. Avec la réunion des membres de la masse, et donc des diverses professions, qualités et cultures, la cité devient cette sorte d'âme unifiée. Le gouvernement n'est pas seulement la tête d'un peuple, de la même façon que l'âme n'est pas seulement la tête d'un corps. Même dans les activités purement rationnelles, comme le jugement, les diverses expériences concourent à un résultat meilleur. C'est pourquoi les philosophes, à la différence de chez Platon, ne gouvernent pas, ils éduquent les futurs citoyens. Aristote est un précepteur, pas un gouvernant.

- le spectateur ou le paradigme du jugement commun

« ...C'est aussi pourquoi la multitude est meilleur juge en ce qui concerne les arts et les artistes : en effet, les uns jugent une partie, les autres une autre, et tous jugent le tout. 185(*) »

Le point de vue du spectateur n'est pas tout à fait le même que celui du convive, car il fait intervenir l'âme intellective et non plus seulement l'âme sensitive. Il ne fait pas qu'apprécier, car, dans les concours « musicaux », il débat, juge et vote. Il confronte son point de vue à celui des autres. C'est là un aspect important du bon gouvernement selon Aristote. Il doit y avoir des parties adverses. La mise en commun de point de vue est d'autant plus riche que les partis sont divers. « La délibération sera meilleure si tous délibèrent en commun, le peuple avec les notables, ceux-ci avec la masse.186(*) »

Comme l'intellection, la perception est acte commun du senti et du sentant. Dans le jugement, la chose senti et le spectateur actualisent leur puissance jugeante dans un même acte. Le jugement collectif consiste donc en l'actualisation d'un nombre plus grand de puissances. Il est plus actuel, et donc plus réel.

- l'oeuvre d'art ou le paradigme de l'être commun : de l'âme

« Les hommes vertueux, par contre, l'emportent sur chacun des individus de la foule, de la même manière dont on dit que les gens beaux l'emportent sur ceux qui ne sont pas beaux, et les personnages peints sur leurs modèles réels: par le fait que des traits épars sont rassemblés en un seul individu, puisque si on prend ces traits séparément ils seront plus beaux dans la réalité qu'en peinture, l'oeil chez un tel, une autre partie chez tel autre. 187(*) »

Aristote inverse l'analogie précédente de l'oeuvre d'art. La foule se trouvait devant une oeuvre d'art, elle est désormais l'oeuvre d'art. Celle-ci se compose de chacun des jugements, qui précisément s'appliquaient à estimer l'oeuvre précédente. En effet, l'oeuvre tire sa supériorité de la liberté de composition avec laquelle elle réunit différentes parties188(*), et pourtant il peut y avoir des modèles réels qui présentent des parties plus belles que les personnages peints ( ô? ãåãñáìì?íá). Mais parce que la peinture est composition de belles parties, elles sera plus belle que le modèle. La cité est à l'homme ce que l'oeuvre est au modèle, au sens où tous deux sont plus achevés. La cité est aussi à l'homme ce que l'âme est au corps, au sens où l'âme est harmonie des facultés en puissance du corps. De même, le bon groupe harmonise les différentes puissances de chacun de ses membres. De par cette nature plus proche de l'âme que du corps, le gouvernement collectif présente enfin un dernier avantage : l'indifférence aux passions.

- la masse comme un plat assaisonné : le paradigme de l'indifférence aux passions : (III, 15, 1286 b 5)

La masse est présentée comme plus difficilement corruptible qu'un individu. Elle est en effet moins intéressée, et d'une manière générale, moins sujette aux passions.

« En effet, quand ils sont tous réunis, ils possèdent une juste perception des choses, et mélangés aux meilleurs ils sont utiles aux cités, comme un aliment impur mélangé à un aliment pur rend le tout plus profitable qu'une trop petite quantité d'aliment pur. Par contre, pris individuellement chacun a un jugement imparfait. 189(*) »

Alors que les qualités de la foule sont multipliées, ses défauts sont divisés. Lorsqu'un individu est mauvais, son vice est comme noyé dans la masse. Bien plus, il apporte quelque chose de bon à la masse, comme une goutte de vinaigre qui fait prendre un plat, et le rend ainsi meilleur.

Le grec ne dit pas exactement que chaque jugement est « imparfait », il dit qu'il est « sans fin » ( ?ôåë?ò). Seul l'homme libre sait se fixer sa propre fin. L'homme de la masse a besoin de la collectivité pour avoir une fin à ses actions et à ses jugements, pour les finaliser.

« De plus, la multitude est plus difficile à corrompre : comme l'est une plus grande quantité d'eau, la masse est plus difficile à corrompre que des gens peu nombreux. Or quand un individu est dominé par la colère ou quelque autre passion de ce genre, il est nécessaire que son jugement soit altéré, alors que dans l'autre cas c'est toute une affaire pour que tous ensemble se mettent en colère et se trompent.190(*) »

La masse n'est pas soumise aux mêmes défauts que les individus. Panique, conformisme, lâcheté, il semble pourtant qu'elle ait des défauts graves. Les passions concernent les individus dans leur particularité. Elles s'annulent si le groupe présente de la diversité. S'il est unité composé d'une multitude, alors elles s'additionnent. C'est pourquoi, toute masse n'est pas bonne.

- ces comparaisons s'appliquent à une certaine sorte de masse

Le chapitre III, 11, est souvent considéré comme un passage-clé, notamment par ceux qui font d'Aristote un démocrate. Pour F. Wolff, la souveraineté de la masse est la solution au problème de la bonne constitution : « Tous les prétendants à la souveraineté viennent d'être déboutés au cours du chapitre précédent. La souveraineté populaire serait-elle la solution ? Oui, répond Aristote, en avançant ce que nous appelerons l'argument fondamental (1281 a 42 - 1281 b 15) : la masse, prise en corps, est supérieure aux individus même les meilleurs. »191(*) Oui, la masse est supérieure aux individus, mais, faudrait-il ajouter : si elle présente certaines qualités. De la même façon qu'il existe des beaux tableaux et des laids, et que ceux-ci seront inférieurs aux modèles, alors que ceux-là seront supérieurs, de la même façon, il existe des bonnes et des mauvaises masses.

« Qu'une différence de ce type existe entre la foule et un petit nombre de gens vertueux existe pour tout peuple et pour toute masse, ce n'est pas évident, et dans certains cas, par Zeus, c'est sans doute impossible (car le même argument s'appliquerait aussi aux bêtes sauvages http://www.perseus.tufts.edu/cgi-bin/morphindex?lang=greek&lookup=a%28rmo%2Fseie&bytepos=205191&wordcount=1&embed=2&doc=Perseus%3Atext%3A1999.01.0057, et, en vérité, en quoi certaines foules diffèrent-elles pour ainsi dire des bêtes sauvages?). Mais rien n'empêche que ce que nous avons dit soit vrai, mais vrai d'une certaine sorte de masse. 192(*) » 

Il faut ne pas confondre n'importe quelle sorte de masse ( ð?í ðë?èïò) à une certaine sorte de masse ( ô? ðë?èïò). Il existe des sortes de masse qui en effet se rapprochent plus de l'animal que de l'homme. L'animal n'est pas capable de percevoir le bien ou le juste. « Or avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille et des cités. 193(*) » La cité ne fonctionne qu'avec des citoyens qui sont pleinement hommes. Ceux-ci doivent pouvoir percevoir le juste et le bien, afin de mener des actions collectives. Si la masse est servile, ou animale, alors l'assemblée ne formera pas un « tout », mais bel et bien un « tas ». Pour certains peuples, les bons, des individus sans aucune compétence peuvent accéder à des fonctions importantes. Ces fonctions sont malgré tout définies et délimitées. Toutes ne sont pas ouvertes aux incompétents.

« C'est pourquoi , au moyen de ces considérations, on pourrait résoudre la difficulté exposée plus haut et celle qui la suit : sur quoi les hommes libres, c'est-à-dire la masse des citoyens - tous ceux qui ne sont ni riches ni pourvus d'aucun titre à aucune excellence- doivent-ils être souverains? 194(*) »

* 179 Platon, Le politique, 303 a

* 180 Politique, III, 11, 1280 b 38 6

* 181 Politique, III, 11, 1281 b 1 - 42

* 182 Politique, III, 11, 1281 b 4 - 7

* 183 Politique, I, 2, 1252 b 32

* 184 Lefebvre, R., Politique d'Aristote, Paris, Ellipses, 1997, p. 44

* 185 Politique, III, 11, 1281 b 8 - 10

* 186 Politique, IV, 14, 1298 b 20

* 187 Politique, III, 11, 1281 b 10 - 15

* 188 Pellegrin, note 5 p. 241.

* 189 Politique, III, 11, 1281 b 34 - 37

* 190 Politique, III, 15, 1286 a 22 - 37

* 191 Wolff, p. 110.

* 192 Politique, III, 11, 1281 b 15 - 22

* 193 Politique, I, 2, 1253 a 17

* 194 Politique, III, 11, 1281 b 22 - 26

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams