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Le détroit de Malacca, enjeu asiatique et mondial majeur

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par Arnaud Menindes
Ecole des Hautes Etudes Internationales (EHEI) - Licence de Relations Internationales 2010
  

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B) Une importance asymétrique pour les Etats riverains

Les Etats riverains du détroit ne perçoivent pas le détroit de la même manière que les puissances mondiales qui en sont utilisatrices. Pour certains, cette utilisation est source d'activités et contribue à leur dynamisme économique. Mais au-delà, pour ces mêmes Etats, le détroit est un espace historique de vie et d'activités qui entre parfois en contradiction avec l'utilisation internationale de l'espace.

1) L'utilisation internationale : l'importance du secteur portuaire

Le commerce a toujours été une des activités principales dans le détroit de Malacca pour des raisons évidentes de positionnement géographique. Il fut d'abord encouragé par les commerçants en provenance du Moyen Orient qui par ce biais répandirent les croyances musulmanes dans la région. L'essor de sultanats puissants et tournés vers le commerce à partir des XVe et XVIe siècles démontrent bien de l'ancienneté du commerce dans la région. Mais le secteur portuaire atteint son importance actuelle avec l'établissement des empires coloniaux, spécialement l'empire britannique, le détroit étant en son sein un point de passage entre deux parties de l'empire sur lequel le soleil ne couchait pas. Aujourd'hui encore celui-ci domine dans un environnement mondialisé où le transport maritime a explosé. Il est aujourd'hui la voie privilégiée pour le transport des marchandises et du pétrole. Son volume est passé de 550 000 millions tonnes en 1950 à 5,5 milliards en 2002, 90% du commerce mondial empruntant la voie maritime27(*). Au sein de ce contexte favorable, la zone asiatique occupe une place de choix. Prédite comme futur moteur économique du monde, l'Asie est d'ores et déjà le coeur du transport maritime mondial. En effet, environ 50 % du tonnage de la flotte marchande mondiale passe dans les eaux territoriales appartenant à un pays d'Asie. Le trafic conteneurisé, outil privilégié du transport multimodal aujourd'hui favorisé, en particulier, offre l'exemple du poids de l'Asie : 42,2% des conteneurs manutentionnés dans le monde le sont en Chine, à Singapour, à Taiwan, en Corée du Sud, en Malaisie, aux Philippines, en Thaïlande et en Indonésie en 1997 (contre 21,7% en UE et 16,4% dans l'ALENA)28(*). Autre indicateur de l'importance de l'Asie, parmi les dix premiers opérateurs mondiaux pour le transport de conteneurs, six sont asiatiques dont le singapourien APL au 8e rang mondial soit 3,4% du trafic mondial. La carte des grands ports mondiaux révèle aussi cette prédominance asiatique : sur les vingt premiers terminaux conteneurisés, douze sont asiatiques et le premier s'avère être Singapour avec 24,8 millions d'EVP (Equivalent Vingt Pieds, unité de mesure des conteneurs) environ de débit par an en 2006, malgré la domination des grands ports chinois (Hong-Kong, Shanghai, Shenzen)29(*). Cette place du port de Singapour montre l'importance du détroit dans le transport maritime asiatique et explique la raison du développement des secteurs portuaires dans les autres pays riverains, malgré des situations fort différentes

La prédominance de l'Asie dans le transport maritime conteneurisé

a) Singapour, acteur dominant

« Une grande et noble cité » ainsi est décrite Temasek, la future Singapour, par Marco Polo au XIIIe siècle. Dés cette époque la fréquentation du port par des commerçants en provenance d'Arabie, de Chine ou d'Inde, est avérée par les historiens. Son âge d'or est atteint au siècle suivant lorsque, province du puissant sultanat de Melaka dominant les autres par son contrôle des détroits malais et des routes commerciales, elle devint le centre de gravité des échanges régionaux et l'objet de convoitise des puissances voisines puis européenne. En 1511, la chute du sultanat aux mains des portugais puis des hollandais en 1641 et enfin des anglais. S'ensuit deux siècles d'affrontement entre royaumes locaux électrisés par la nouvelle donne européenne. L'instabilité tend à réduire l'importance du commerce et Singapour se marginalise peu à peu. La fondation d'un comptoir britannique par Lord Stamford Raffles en 1819 marque le début de l'importance du port moderne. Il devient le point de sortie des ressources de l'arrière pays malaisien. L'ouverture du canal de Suez en 1869 place le détroit de Malacca sur la route la plus courte entre l'extrême Orient et l'Europe, décuplant l'activité. Pendant ce XIXe siècle prospère, la population chinoise (représentant les ¾ de la population totale) a développé ses propres réseaux commerciaux indépendant de ceux contrôlés par les colonisateurs et très compétitifs vis-à-vis d'eux. En un siècle Singapour a finalement écrasé ses rivaux du détroit (Malacca, Georgetown) et de la région (Manille, Saigon,...)

L'indépendance qui survient en 1965 marque une nouvelle étape de développement. La politique industrielle et commerciale, forgée par Lee, va s'efforcer de renforcer les liens avec les grandes puissances industrielles occidentales (Royaume Uni d'abord puis le reste de l'Europe et l'Amérique du Nord). Cette intégration de Singapour au « système monde », son acquisition d'un statut de « cité globale », selon le terme de S.Rajaratnam, ministre des affaires étrangères de 1965 à 1980, ne fit que rendre son rôle de port mondial plus proéminent. D'abord parce que le pays est une puissance exportatrice et importatrice de premier plan. Son commerce extérieur est en valeur, équivalent à celui de l'Espagne ou à celui de l'Australie et de la Nouvelle Zélande combinées30(*).). Dés lors le raccordement aux routes maritimes commerciales et la modernisation du port a été dans l'histoire économique contemporaine du pays un point primordial. Mais le marché intérieur étant par essence très limité, le port de Singapour a en parallèle développé une activité de transbordement, c'est-à-dire de réexportation des importations, qui représente aujourd'hui 90% du trafic conteneurisé entrant dans le port et dans laquelle il est passé leader mondial. Ces deux activités ont hissé le port au rang des premiers mondiaux

Les chiffres prouvent mieux que les mots cette centralité. Chaque année, ce sont environ 140,000 navires qui fréquentent le port, soit environ 400 millions de tonnes de marchandises manutentionnées. Sur celles-ci, trois cinquièmes sont conteneurisées. Singapour a en effet été à la pointe de la globalisation des plateformes logistiques et du transport multi modal. Le conteneur est l'élément de base de ce phénomène. Il permet le raccordement rapide du transport maritime aux autres voies de transports, terrestres cette fois. La qualité des services offerts par les infrastructures est de loin considérée comme la meilleure en Asie. Pour cela, Singapour est devenu le premier terminal conteneurisé au monde en 2005 et le deuxième pays développant de telles activités parmi les pays en développement, loin derrière la Chine et devant la Corée du Sud ou Taiwan. En sus, un tiers du trafic est représenté par les produits pétroliers, soit 150 millions de tonnes d'hydrocarbures en 200731(*)

Au regard de ces données, on comprend bien que le secteur portuaire est vital dans l'économie nationale. Car loin de se limiter aux services de manutention, il induit toute une gamme d'activités créatrices d'emplois et de revenus. Ceci est en lien avec la transformation des grands ports en plateformes logistiques. Ce secteur dont le but est d'amener un produit du fabricant au consommateur, regroupe quatre fonctions : le transport en lui-même, l'entreposage, la distribution et la gestion de l'information. Les compagnies de transport s'adaptant à la demande de leur client de chaine logistique transparente minimisant les risques, l'attente et les coûts. Or ces chaines s'appuient sur des systèmes d'information très pointus ainsi que sur de hautes technologies capables de planifier la production, de gérer les commandes, de prévoir les demandes. A côté, les sociétés de transport, comme les sociétés importatrices et exportatrices nécessitent des assurances pour leurs navires, pour les premières, et pour leurs marchandises pour les secondes, ainsi que l'intervention de services bancaires. Dans ce contexte renouvelé du transport, Singapour apparait comme bien armée pour répondre à la demande mondiale. Son niveau d'éducation est élevé, ses activités de recherches et développement dans les hautes technologies dépasse celui de la plupart des pays européens et son secteur bancaire et des assurances est depuis longtemps développé. Sur ces acquis, la cité-Etat a développé son statut de port mondial. En outre l'ensemble de ces activités relèvent de la sphère des services et sont donc adaptées à l'économie singapourienne de part leur faible consommation d'espace et de main d'oeuvre.

L'ensemble de ces secteurs, lié directement ou non à l'activité portuaire représente une part substantielle de la richesse de Singapour qui, en cas de chute précipiterait l'ensemble de l'économie dans la récession et la crise. Du point de vue industriel, la cité-Etat a été dépassée en ce qui concerne la fabrication de navires par le Corée du Sud et par la Chine. Mais, fortement dynamisée par les investissements dans l'industrie pétrolière, Singapour est devenue le troisième centre de raffinage au monde et ce secteur représente à lui seul 32% de la production industrielle. Les services cependant sont plus cruciaux pour l'économie singapourienne, ils représentent en effet 66% du PIB. Le secteur financier, fortement lié aux activités de trading induites par la fonction commerciale de la ville et qui englobe le secteur bancaire, le secteur des assurances et les activités des entreprises d'investissement, représente 15% du PIB du pays et emploie 5% de sa population active. Loin d'être exhaustif, ce rapide portrait des secteurs en rapport avec l'activité portuaire démontre son incorporation à l'économie globale du pays.

Cette importance induit une ligne politique et des priorités bien particulières. Singapour est un fervent militant du libre-échange du niveau international qui constitue, si on ose dire, le fond de commerce de son économie. La cité-Etat multiplie les accords de libre échange avec ses partenaires, et agit pour la levée des barrières douanières au sein des organisations internationales économiques comme l'OMC et, surtout pour la libre navigation sur les mers. Cette préoccupation l'a mise en contre courant vis-à-vis de l'Indonésie et la Malaisie qui se sont en effet longtemps opposés à la qualification du détroit comme international qui aurait limité leur souveraineté sur les eaux territoriales. Singapour au contraire, depuis son indépendance, est un farouche partisan à la libre circulation sur le détroit dans un double souci de favoriser son commerce extérieur mais aussi de permettre l'intervention de puissances extérieures dans les eaux afin d'assurer la sécurité d'une zone risquée. Car la sécurité du détroit est une deuxième préoccupation en lien direct avec l'activité portuaire. L'Etat est cependant incapable d'assurer la sécurisation du détroit du fait de l'étroitesse de ses eaux territoriales. Il doit donc faire appel à des puissances extérieures dont l'action n'est que peu souhaitée par les deux autres Etats riverains.

Si à l'échelle continentale, le port de Singapour est en voie d'être dépassé par celui de Hong-Kong avec lequel il se dispute la place de premier port mondial, mais aussi par ceux de Shanghai, Shenzen (Chine), Kaoshiung (Taiwan) ou Pusan (Corée du Sud), il demeure à l'échelle du détroit et même à l'échelle subrégionale du sud est asiatique écrasant pour ses concurrents malaisiens, thaïlandais, indonésiens ou philippins.

b) Les stratégies des challengers : Thaïlande, Indonésie et Malaisie

Face à cette position de force de la cité Etat méridionale, les autres Etats riverains du détroit ont adopté des stratégies bien différentes les uns des autres, liés à leur développement économique, à leurs aspirations politiques et à leur implication dans les activités propres au détroit.

Il est possible de regrouper la Thaïlande et l'Indonésie, en partie tout du moins, car ils partagent une stratégie commune. Le sud de la Thaïlande et la côte orientale de l'île de Sumatra ont ceci en commun d'être des zones périphériques au sein de leur territoire national. Les ports de ces espaces sont donc bien peu développés : Belawan et Songkhla, dont le trafic en conteneurs ne dépasse pas 0,2 millions d'EVP à l'année32(*), n'ont pas une importance suffisante pour justifier une escale des grands navires internationaux. Ils profitent donc de ce raccordement aux grandes routes maritimes internationales via Singapour et sans avoir à en assumer l'intégralité des coûts.

L'Indonésie dispose cependant d'une différence de taille vis-à-vis de la Thaïlande. Elle dispose entre ces nombreuses îles de deux détroits, ceux de Lombok et de La Sonde qui constituent des alternatives au passage par le détroit de Malacca. Le premier est déjà utilisé par les super tankers qui ne peuvent transiter par la voie la plus courte offerte par le passage via Singapour du fait de leur trop grand gabarie inadapté aux eaux peu profondes de Malacca. D'un point de vue un peu cynique, on peut imaginer qu'incidemment, la fermeture, le blocage ou la dégradation des conditions de navigation auraient pour effet d'augmenter le trafic dans ces détroits entièrement contrôlés par Jakarta. Les préoccupations en matière de sécurité sont donc bien moins importantes pour l'Indonésie qu'elles ne le sont pour Singapour ou même pour la Malaisie.

Situation des détroits de la Sonde et de Lombok

Celle-ci se trouve en effet dans une situation bien différente. Dans une perspective historique, il faut se rappeler que la Malaisie et Singapour ont pendant longtemps été gouvernés par la même administration (Londres puis pendant deux ans par le gouvernement fédéral de Kuala-Lumpur).

Le premier Etat a depuis, assez mal supporté la domination de son ancienne province dans le secteur portuaire et surtout son ravalement au rang d'acteur secondaire. Ses ports, comme celui de Penang notamment, sont en effet obligés de passer par la plateforme de Singapour pour pouvoir commercer (Singapour réexporte prés de 90% des exportations par conteneur de Penang33(*)).

Kuala-Lumpur a donc dans les dernières décennies, multiplié les efforts dans le but de se détacher de cette dépendance et a notamment engagé une politique de modernisation des infrastructures de Penang et Port Klang.

Au fil des années les ports malaisiens ont finalement réussi à s'imposer comme alternatives au hub méridional et ceci pour une raison simple : leur compétitivité. La haute technologie du port de Singapour surpasse ses rivaux régionaux, d'autant plus malaisiens. Mais celle-ci a un coût financier : le port de la cité Etat est devenu l'un des plus chers au monde. S'il reste incontournable dans le trafic d'hydrocarbures en raison de ses infrastructures, le trafic de marchandises a, dans une certaine mesure, migré vers les ports malaisiens. L'armateur français CMA a quitté Singapour pour port Kelang, quant à Maersk (10% du trafic conteneurisé à Singapour) et Evergreen, ils se sont installés à Tanjung Pelapas.

A l'arrivée, les ports malaisiens ont connu dernièrement une forte augmentation de leur activité. Port Klang est passé d'un trafic de 5,2 millions d'EVP en 2004 à 6,3 en 2006, devenant le 11e port de conteneurs en Asie. Le même ordre d'évolution a pu être observé à Tanjung Pelapas et dans une moindre mesure à Penang

La suprématie de Singapour dans le système portuaire du détroit34(*)

2) L'utilisation locale et nationale du détroit : une mer intérieure

L'importance internationale du détroit de Malacca tend souvent à faire oublier qu'il n'est pas uniquement une voie maritime internationale. Il est avant tout, un espace lié aux Etats qui lui sont riverains et qui y ont développé des activités économiques locales pouvant se trouver être en contradiction avec les intérêts du secteur portuaire. Soit qu'elles aient été historiquement présentes dans la zone, ou bien qu'elles se soient récemment développées, elles peuvent entrer en contradiction avec l'intensité de l'activité portuaire. Au-delà, c'est aussi un espace de peuplement assez uni ethnologiquement.

Cette pluralité de contacts entre les Etats et les régions infra étatiques au sein du détroit a poussé les pouvoirs publics centraux ou locaux à envisager des stratégies communes de développement économique et de coopération internationale ou interrégionale. Celles-ci sont désormais matérialisées par deux « triangle de croissance ».

a) Le détroit, un espace de contact

La surpuissance du port de Singapour, pourrait faire oublier que le détroit de Malacca est une zone économique de prime importance pour toute une variété de secteurs qui profitent des routes maritimes internationales ou qui au contraire les subissent. Ces préoccupations concernent surtout la Malaisie qui concentre sur la rive occidentale de la péninsule une grande proportion de ses activités économiques. En face l'Indonésie semble avoir quelque peu abandonné le développement économique de la côte orientale de l'île de Sumatra. Cet inégal développement entre les deux rives génère cependant d'autres flux, parfois informels

Sur les 26 millions d'habitants de la Malaisie, environ les trois quart d'entre eux se concentrent sur la bande littorale (d'environ 30 à 80 km) de la côte occidentale de la péninsule. Cette forte concentration de population sur la côte entraine une forte concentration des activités économiques et la présence de plusieurs secteurs d'activité vitaux pour le pays. La pêche est très développée dans la zone. Les eaux du détroit de Malacca représentent prés de 43% des captures halieutiques du pays, dans une mer territoriale pourtant bien plus réduite que celle bordant la côte orientale de la péninsule ou les provinces malaisiennes de Bornéo. Il s'agit donc d'un « espace vécu maritime, complété d'un espace vécu littoral », pour reprendre l'heureuse expression de Vincent Herbert, car le secteur emploie plus de 30.000 hommes. Leur regroupement au sein de villages de pêcheurs crée un réel attachement à cette activité traditionnelle. Au contraire de l'Indonésie cependant, où le secteur de la pêche dans le détroit est artisanale et familial, la Malaisie a su développer un secteur moderne et complet allant de la capture des ressources halieutiques à la vente en gros en passant par la transformation et la conservation. D'autres secteurs ont rencontré une croissance exponentielle sur la rive occidentale de la péninsule malaisienne. En premier lieu l'aquaculture qui depuis les années 1980 a reçu le soutien appuyé des pouvoirs publics et du secteur privé avec environ 300 millions d'euros investis entre 1996 et 2000, a une production de l'ordre de 100 000 tonnes par an. Soucieuse de se tourner vers le tertiaire et d'exploiter son potentiel touristique, la Malaisie a également fourni un grand effort dans la construction de stations balnéaires destinées aux clientèles locales ou étrangères Si le développement du tourisme a permis un enrichissement du pays, il a cependant pu entrainer, tout comme l'aquaculture, des conflits avec les populations locales de par les expropriations qu'ils ont pu entrainé. Conjugué à la constitution d'une marine de pêche exploitant à grande échelle, ce phénomène a pu avoir comme effet d'accentuer la précarité des petits exploitants.

Plus largement, l'ensemble des activités qui viennent d'être évoquées, ont accentué la réticence de la Malaisie à l'égard d'une intensification du trafic conteneurisé dans le détroit déjà fort conséquent. Malgré le développement de son propre secteur portuaire, la diversification des activités dans le détroit rend les pouvoirs publics particulièrement sensibles aux risques environnementaux et sécuritaires. Le risque de pollution, inhérent au trafic maritime incessant menace directement l'exploitation des ressources halieutiques qui deviendrait inconsommables paralysant par là même une part importante des 9,4% représenté par l'agriculture en proportion du PIB35(*). Le secteur touristique ne supporterait pas non plus l'endommagement du patrimoine par la pollution mais en outre, les risques de piraterie et surtout de terrorisme de plus en plus mis sur le devant de la scène médiatiquement inquiètent. L'importance mondiale du détroit du fait de son positionnement sur les routes maritimes attirant l'attention d'un terrorisme voulant frapper les intérêts occidentaux, rend Kuala-Lumpur très sensible aux projets de contournements par l'isthme de Kra ou par un oléoduc au Myanmar.

L'Indonésie qui a jusqu'à présent été peu mentionnée dans ce tableau des activités dans le détroit est en retrait. La côte orientale de l'île de Sumatra est assez délaissée. Les eaux bordant le versant occidental sont en effet riches en pétrole et Jakarta, qui souhaite profiter de la manne pétrolière pour s'imposer comme puissance régionale, se concentre sur leur exploitation. Ainsi le secteur indonésien de la pêche dans le détroit est à ce point limité, qu'alors que la Malaisie et la Thaïlande sur exploite leurs ressources au point d'avoir presque saturé les possibilités, les eaux bordant Sumatra sont encore très riches et attirent les appétits des voisins. S'agissant de l'aquaculture, le manque d'investissement empêche le réel développement d'un tel secteur à Sumatra comme dans le reste du pays. Enfin, Jakarta a par le passé privilégié des régions jugées plus sûres tel Bali36(*) pour son industrie touristique au détriment de Sumatra où les risques provoquée par l'activisme du mouvement indépendantiste d'Aceh auraient pu être compromettantes. Tout comme pour le secteur portuaire, l'Indonésie est donc en retrait vis-à-vis des intérêts du détroit.

Si elle est dans retrait dans l'exploitation économique des eaux et des rives du détroit, l'Indonésie occupe toutefois une place prépondérante dans l'évolution des flux illicites traversant de part en part le détroit. En premier lieu de par son importance, on trouve l'immigration observée entre les trois Etats riverains. Celle-ci répond à deux logiques. Elle s'inscrit d'abord dans l'unité ethnique qui existe de part et d'autre du détroit. Celui n'est devenu une frontière que récemment avec l'occupation coloniale. Auparavant, la péninsule et la partie occidentale de l'archipel étaient unies par leur appartenance conjointe au monde malais. Les puissances coloniales elle mêmes vont encourager les migrations, notamment Londres confrontée au manque de main d'oeuvre dans la péninsule.

Les indépendances successives des trois Etats vont quelque peu modifier la donne migratoire dans la région. Chacun se développe désormais en toute indépendance ce qui aboutit à creuser des fossés profonds entre les capacités économiques et les niveaux de vie des trois Etats riverains. Alors que Singapour et la Malaisie bénéficient d'un développement économique fort, l'Indonésie reste à la traine. Ainsi les PIB (2007) par habitant de Singapour et de la Malaisie s'élèvent respectivement à 49.700.USD et 13.300.USD contre tout juste 3.400.USD en Indonésie. Le haut taux de chômage en Indonésie, et le manque de main d'oeuvre en Malaisie accentuent d'autant plus le phénomène. Son ampleur est cependant difficile à mesurer par l'absence de chiffres officiels. Le passage illégal du détroit a de plus développé un secteur économique sous-terrain de passeurs à proximité des îles Riau et du port de Tanjung Balai du côté indonésien et dans une multitude de petit ports de pêche du côté malaisien37(*), chacun récupérant environ 250.USD par immigrant, ce qui en fait un secteur très rentable dans des pays où le salaire ouvrier est aux alentours de 100.USD. La récession qui a frappé la Malaisie depuis 1997 a cependant poussé Kuala-Lumpur à ouvrir les yeux sur ce phénomène et à prendre des mesures de restriction des migrations. Cependant, leur principal résultat a été d'ériger le sujet en pomme de discorde avec Jakarta, du fait du mauvais traitement lors des renvois au pays et de la dégradation des conditions de vie des travailleurs indonésiens dans la péninsule

Au-delà de l'immigration clandestine, d'autres flux illicites sont à signaler. Tout d'abord, la pêche clandestine exercée par les pêcheurs en provenance du sud est thaïlandais dans les eaux malaisiennes qui est cependant en net recul suite à une coopération accrue entre Bangkok et Kuala-Lumpur. Ensuite les flux de contrebande qui suivent les mêmes routes que ceux de l'immigration et concerne les produits interdits à l'exportation (rotin, bois brut) dans le sens Indonésie-Malaisie et les articles électroménagers et électroniques neuf ou d'occasion dans le sens Malaisie/Singapour-Indonésie.

Les flux commerciaux licites sont tout aussi présents autour du détroit. Si dans une première partie de l'après-seconde guerre mondiale, ils ont d'abord pris la forme d'alimentation de Singapour en produits agricoles et matières premières par la Malaisie et surtout l'Indonésie38(*) (de par ses ressources pétrolières), ils tendent à se diversifier. Ainsi la Malaisie et l'Indonésie qui ont longtemps eu des économies trop similaires pour se compléter voient leurs échanges s'élargir. La Malaisie reçoit ainsi 4% environ des exportations indonésiennes (pétrole notamment) et un peu moins de 6% des importations indonésiennes proviennent de la péninsule. Désirant à l'avenir relativiser la domination de Singapour dans les échanges commerciaux réalisés au sein du détroit, Jakarta et Kuala-Lumpur envisagent à leur actuelle un approfondissement des relations bilatérales au-delà du cadre de l'ASEAN. Une conférence devrait se tenir au mois d'octobre 2010 afin de décider d'une baisse de certains tarifs douaniers et d'encouragements aux investissements malaisiens en Indonésie39(*).

b) Les triangles de croissance : stratégie de développement ou entérinement des rapports de force économiques ?

Le détroit ne peut donc pas se résumer à l'accumulation des territoires de chaque Etats. Nombre de flux les transcendant structurent les rapports entre ceux-ci et Singapour, Jakarta et Kuala-Lumpur s'avèrent dépendant du territoire de leurs voisins afin de promouvoir son utilisation de l'espace à des fins stratégiques et surtout économiques. On se souvient des inquiétudes de Lee Kwan Yew et de la classe politique singapourienne au moment de l'indépendance de la cité Etat face au manque d'espace pouvant compromettre le développement industriel. Divers stratégies et politiques inter régionales sont donc venus répondre à ces préoccupations de l'ancienne Temasek et bientôt au désir de la Malaisie et de l'Indonésie de profiter du succès de la cité sinisée. Les « triangles de croissance » apparaissent aujourd'hui comme la stratégie la plus complète de réponse aux dépendances transfrontalières.

Il existe un paradoxe saisissant dans la stratégie de développement économique singapourienne. Ses dirigeants ont toujours privilégié les rapports de la cité Etat avec les grandes puissances mondiales, éloignés géographiquement, alors que celle-ci est fortement dépendante de son environnement immédiat. La province de Johore, à l'extrême sud de la Malaisie, frontalière de Singapour, assure la moitié de l'approvisionnement en eau tandis qu'entre 1980 et 1990, un quart des investissements dans la province proviennent de la cité Etat. Elle est aussi un lieu de délocalisation privilégié pour une économie qui privilégie désormais en son territoire les activités de haute technologie. Or si toute dépendance est un pari risqué pour un Etat, elle l'est d'autant plus pour un micro Etat qui n'a aucune source alternative d'approvisionnement. Les planificateurs singapouriens vont donc rapidement chercher une solution à ce danger d'étouffement de la ville. Dés les années 1970, les zones d'expansion de Singapour en dehors de ses frontières sont choisis, il s'agit en toute évidence de la province de Johor en Malaisie et des îles Riau (Batam et Bintan en tête car séparés de seulement quelques dizaines de kilomètres de l'île de Singapour). On assiste à un afflux des investissements, des usines d'entreprises singapouriennes ainsi que de banlieues d'habitation (à Johore surtout). Mais c'est en 1989 que Goh Chok Tong, vice premier ministre singapourien, va mettre en place et expressément nommer le triangle de croissance. Officiellement, cette organisation territoriale du sud de la péninsule malaise et de ses îles limitrophes doit être un moyen d'intensifier les rapports entre les trois provinces appartenant à trois Etats différents : Singapour, l'Etat de Johore en Malaisie et les îles Riau en Indonésie, d'où le surnom de triangle SIJORI. Dans les faits, loin d'être un triangle, SIJORI est plus un couloir entre Singapour et ses provinces frontalières et les relations sont bien plus bilatérales que trilatérales. Le triangle a pour vocation de stimuler la croissance de Singapour par la délocalisation d'activités consommatrice de main d'oeuvre et d'espace et de stimuler celle de l'Indonésie par la création d'un pôle d'attraction des investissements dans une région excentrée et jusqu'alors peu développée.

Le triangle de croissance SIJORI

Sur ce point le triangle est une réussite : les investissements privés dans l'archipel des Riau sont multipliés par quatre dans les cinq premières années d'existence du triangle, 75,000 emplois sont crées, de 3000 touristes singapouriens par an dans les années 1980, on atteint les 30,000 par an dans les années 1990, principalement sur l'île de Bintan40(*). L'île de Batam s'est quant à elle convertie dans le secteur industriel notamment dans le raffinage du pétrole. Mais derrière le vernis du miracle économique, une situation bien plus mitigée est à mettre en évidence. L'espace est directement géré par le pouvoir central à Jakarta et non par les autorités provinciales et municipales, provoquant ainsi une méconnaissance des réalités de terrain. Le résultat sur le tissu social est catastrophique : la construction en masse de résidences secondaires de bord de mer pour les habitants de la ville Etat a chassé de leur habitat traditionnel les pêcheurs de l'île vers l'intérieur des terres, les coupant ainsi de leurs outils de travail, et a entrainé une crise urbaine par manque de logement pour les locaux. Les créations d'emplois n'ont en outre pas permis la reconversion des pêcheurs ou la baisse du chômage au sein de la population locale, les nouveaux emplois étant réservés à une main d'oeuvre en provenance directe de Sumatra et Java aux qualifications bien supérieures. Enfin la dépendance à l'égard de Singapour est désormais totale, l'économie des îles Riau n'ayant aujourd'hui plus aucun lien avec celle du nord de l'archipel : les matières premières nécessaires aux entreprises majoritairement électroniques proviennent des importations effectuées par Singapour et les services financiers utilisés sont bien plus ceux de l'île Etat que ceux de l'Indonésie.

Du côté de Johore, le triangle n'a fait qu'intensifier des rapports anciens. Deux tiers des capitaux singapouriens investis en Malaisie le sont désormais dans cet Etat, deux ponts relient l'île au continent, 25,000 travailleurs font tous les jours le trajet entre Johore et Singapour, 7,5 millions d'excursionnistes profitent chaque année de la province méridionale malaisienne et le flux d'exportations alimentaires malaisiennes à destination de Singapour va en s'intensifiant. Johore est maintenant le deuxième Etat le plus riche de la Malaisie après le Selangor entourant la capitale Kuala-Lumpur. Le principal bénéfice tiré du triangle au niveau des relations Johore-Singapour a cependant été l'élimination du pouvoir central de Kuala Lumpur. Singapour a en effet profité de la forme fédérale de la Malaisie pour passer directement des accords avec l'Etat fédéré de Johore qui a lui gagné en autonomie vis-à-vis d'un pouvoir central. Le fonctionnement du triangle est ainsi complètement désinstitutionnalisé et confié aux acteurs privés afin d'éviter un quelconque recours juridique de la part du gouvernement fédéral. Ce dernier a dénoncé depuis sa création ce projet dans lequel il n'est qu'une instance secondaire. Kuala Lumpur voit en effet l'un de ses Etats les plus riches s'éloigner progressivement de son giron pour entrer dans celui de Singapour qui exploiterait le sud de la péninsule. La mésentente entre la province et le gouvernement fédéral est de plus accentuée par l'évolution de la composition ethnique de l'Etat qui réunit une part croissante de la diaspora chinoise en Malaisie.

Le pouvoir central malaisien n'est cependant pas resté inactif devant cette menace et a décidé de riposter avec la création de son propre triangle de croissance qui sur bien des points diffère de celui mis en place sous l'égide de Singapour. Opposé, il l'est déjà dans sa localisation puisque le premier ministre Mahatir décide de sa réalisation dans le nord de la péninsule en 1991. Il regroupe ainsi quatre Etats septentrionaux de la péninsule (Perlis, Perak, Kedah et Penang, cinq provinces méridionale de la Thaïlande (Satun, Songkhla, Pattani, Yala et Narathiwat) ainsi que les deux provinces du nord de l'île de Sumatra en Indonésie (Sumatra Nord et Aceh). Penang en est le point dominant. Opposé, il est ensuite dans les objectifs qui sont de développer dans chacun des pays des provinces périphériques en mal d'activités économiques. Dans ce cadre Penang doit jouer le rôle moteur. Opposé, le triangle l'est enfin dans son fonctionnement puisqu'il est piloté par des accords inter gouvernementaux entre Kuala-Lumpur, Bangkok et Jakarta ainsi que par une assistance de la Banque Asiatique de Développement. On voit bien ici la volonté du gouvernement malaisien de ne pas voir s'échapper un autre Etat moteur économique.

Dans les faits, on a assisté à une division du travail micro régionale. Le triangle IMT-GT a d'abord permis de désengorger la banlieue industrielle de Penang en délocalisant les usines vers les Etats limitrophes, Kedah en tête. Il a ensuite encouragé le recours à l'importation de produits agricoles et halieutiques en provenance de Sumatra41(*) aux prix bien plus compétitifs que ceux produits en Malaisie. Cela a également entrainé le développement d'un secteur agro-alimentaire autour de la ville indonésienne de Medan (province d'Aceh). Du côté de la Thaïlande, le triangle a désenclavé une région très excentrée et l'a intégré aux infrastructures énergétiques, logistiques et industrielles du nord de la Malaisie. Le sud de la Thaïlande est désormais aussi bien relié au nord de la Malaisie qu'à Bangkok et son économie est en lien direct avec le port de Penang42(*). Le sud de la Thaïlande et le nord de l'île de Sumatra n'ont quant à eux que peu de liens. Par bien des égards la situation de fait du triangle IMT-GT rappelle donc celle du triangle SIJORI dans le sens où l'organisation spatiale doit permettre au port de Penang une évolution vers une économie plus tertiaire et donc à terme vers une compétitivité accrue vis-à-vis du pôle singapourien.

Les triangles de croissance SIJORI (au sud) et IMT-GT (au nord)

Les triangles de croissance qui structurent l'activité économique dans l'espace du détroit de Malacca sont donc paradoxaux dans l'optique des liens qu'ils ont pu tisser entre les différents Etats riverains. On peut affirmer d'une part qu'ils ont entrelacé les économies locales, rendant dépendants et complémentaires des territoires qui avaient été séparés par les frontières modernes issues de l'époque coloniale. Mais à l'inverse, ils ont pu être à la source de désaccords entre la Malaisie et Singapour et surtout témoins de l'émancipation de l'Etat péninsulaire.

* 27 Géopolitique et géostratégie des mers et océans, Diplomatie Hors-série n°2, aout-septembre 2007, Aerion, p30

* 28 Containerisation International Yearbook, 1999

* 29 Etude sur les transports maritimes 2007, CNUCED, ONU

* 30 Konnick (De), Rodolphe, Singapour, La cité-Etat ambitieuse, 2006, Belin, p53

* 31 Demange, Jean-Marie (dir), L'essentiel d'un marché : Singapour 2009/2010, 2009, UbiFrance

* 32 Natahalie Fau, Intégrations Régionales en Asie Orientale, 2004, Les Indes Savante, carte p301

* 33 Natahalie Fau, Intégrations Régionales en Asie Orientale, 2004, Les Indes Savante, p 305

* 34 Source Nathalie Fau, 2003

* 35 CIA World Fact Book, 2009

* 36 Leur sûreté est bien entendu à fortement relativiser depuis les attentas de 2002 à l'encontre de stations balnéaires

* 37 Les rapports de la police malaisienne en ont estimé 150 d'après Nathalie Fau

* 38 chiffres

* 39 Indonesia, Malaysia expect trade to reach 15$ billions, 20 aout 2010, The Jakarta Post

* 40 Données de Nathalie Fau et Yoslan Nur dans Le pari des triangles de croissance SIJORI et IMT-GT, Hérodote, n°88, p 126

* 41 200 000 tonnes par an selon Nathalie Fau, Intégrations Régionales en Asie Orientale ,2004 p 310

* 42 A titre d'exemple, 30% des exportations de caoutchouc du sud de la Thaïlande transitent par Penang, contre 36% par Bangkok

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