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Le détroit de Malacca, enjeu asiatique et mondial majeur

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par Arnaud Menindes
Ecole des Hautes Etudes Internationales (EHEI) - Licence de Relations Internationales 2010
  

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B) Des risques sécuritaires accrus

Si les problématiques se sont apaisées dans les années 1990, cette période a vu l'explosion d'une menace plus diffuse mais tout aussi dangereuse : la piraterie. En outre, les attentats du 11 septembre 2001 et l'émergence de l'extrémisme islamiste fait désormais craindre un attentat maritime de grande ampleur qui pourrait paralyser le commerce international.

1) La piraterie : constance et renouveau

La piraterie est une notion du droit de la mer bien connue du grand publique. La littérature ou le cinéma s'en emparent depuis maintenant des siècles, propageant une image romantique et aventureuse de ces crimes et délits perpétrés en mer.

Pourtant, loin de ce folklore, la piraterie représente un enjeu majeur du XXIe siècle concernant le droit de la mer mais aussi les relations internationales en général. Dans un monde globalisé, où prés de 80% du commerce s'effectue par voie maritime, sa gestion constitue un défi pour les grandes puissances et pour les Etats côtiers. Et le détroit de Malacca constitue aujourd'hui, avec le golfe d'Aden, une zone clé.

Avant de s'intéresser plus précisément au problème que représente la piraterie en Asie du Sud Est, il est tout d'abord nécessaire de définir ce que l'on entend par ces termes afin de comprendre, au-delà des mythes l'essence de cette problématique. La circonscription juridique de la notion n'est pas aisée, plusieurs interprétations officielles étant disponibles. La première, chronologiquement et par ordre d'importance, sur laquelle il est nécessaire de se pencher est celle donnée par la convention de Montego Bay de 1982, aussi dénommée convention internationale du droit de la mer, pierre angulaire de ce droit. Elle est donnée à l'article 10147(*) qui est particulièrement restrictif vis-à-vis de la notion. Il applique trois critères à ce qui peut être désigné comme acte de piraterie. Le premier est d'ordre spatial, pour être acte de piraterie, l'attaque doit avoir lieux en haute mer, définie négativement par l'article 86 de la même convention comme toute zone de la mer ne relevant pas de la souveraineté d'un Etat, ou dans la zone économique exclusive (ZEE) d'un Etat, soit « la zone située au-delà de la mer territoriale et adjacente à celle-ci, d'une largeur maximale de 200 miles, où l'Etat côtier exerce des compétences en matière de gestion des ressources biologiques ou non biologiques, d'installation d'îles artificielles, de recherche scientifique marine et de protection de l'environnement »48(*). Le deuxième veut qu'il y ait la présence de deux navires. Le troisième impose que l'acte soit guidé par des motifs privés. Cette définition exclut donc bon nombre de forfaits. Tout d'abord ceux occurrent dans les eaux territoriales, qui faute de pouvoir être compris dans la notion de piraterie, sont dénommés banditisme maritime par l'organisation Maritime Internationale, dépendante des Nations Unies et appliquent donc la convention de Montego Bay. Le second critère exclut quant à lui les actes de mutineries à bord des navires et le troisième les actes de terrorisme, nécessairement guidés par des motifs d'ordre politique. Cette définition a donc tendance à amoindrir l'importance de la piraterie en excluant nombre d'actes de violences maritimes. Dans le détroit de Malacca par exemple, seules 19 attaques sur les quarante et une enregistrées lors du premier trimestre 2004 ont eu lieu en haute mer49(*). Les rapports de l'OMI déforment donc la réalité du risque de piraterie.

Le Bureau Maritime International (BMI), organisme de la Chambre Internationale de Commerce, a donc recours à une définition cofondant la piraterie et le banditisme maritime dans le sens que leur donne l'OMI. Pour lui, la piraterie consiste en «  tout acte d'abordage contre un navire avec l'intention de commettre un vol ou tout autre crime et avec la capacité d'utiliser la force pour l'accomplissement de cet acte ». La définition englobe donc aussi les simples tentatives d'abordages. Il s'agit donc de faire particulièrement attention aux sources lorsqu'il est question de consulter les statistiques relatives à la piraterie afin de savoir à quelle définition il est fait référence. Dans l'analyse qui suivra, la définition du BMI sera privilégiée dans un souci de globalité de l'approche.

S'il est en tout cas un point sur lequel se rejoignent ces approches fort différentes, c'est le poids du sud est asiatique et en particulier du détroit de Malacca et des eaux indonésiennes dans le phénomène de la piraterie dans le monde depuis la fin des années 1990. En 2000, sur les 469 attaques ou tentatives d'attaque de navire répertoriées dans le monde, 242 avaient eu lieu en Asie du Sud Est, dont 75 dans le détroit de Malacca et cinq dans le détroit de Singapour50(*). En 2009, suite aux efforts des Etats riverains et de puissances extérieures, sur les 406 incidents de piraterie et vol armé en mer reportés, seuls deux avaient eu lieu dans le détroit de Malacca et neuf dans celui de Singapour51(*). La responsabilité de chaque acteur dans cette baisse fera l'objet des parties suivantes. Malgré la diminution du volume des attaques, le problème reste crucial dans la région et ne peut être considéré comme réglé.

L'ampleur du phénomène répond à plusieurs ordres de facteurs. On compte tout d'abord ceux d'ordre géographiques ou historiques qui inscrivent l'activité comme « naturelle » ou tout du moins logique dans l'environnement du détroit. Ceux d'ordre socio-économiques ou politico-stratégiques peuvent quant à eux expliquer la recrudescence de ces actes depuis vingt ans. Enfin l'insuffisance de la réponse des Etats riverains à ces actes explique le peu d'évolution de la situation.

a) Une menace venue de « la banlieue du miracle asiatique »52(*)

La piraterie dans le détroit est loin d'être le fruit du hasard. Sa présence historique et sa recrudescence contemporaine sont à attribuer à un ensemble de facteurs qui, conjugués les uns aux autres, rendent sa présence logique.

Au premier ordre des facteurs explicatifs se trouve la géographie de cet espace maritime. Le détroit est par nature étroit car limité par deux rives. Dans le cas de Malacca, l'étroitesse est une caractéristique majeure, la largeur étant comprise entre 37 et 74 km.

A l'extrême sud, dans le détroit de Singapour, certains passages entre des ilots ne dépassent pas les 14 km. La présence des ces îlots et de ces passages resserrés sont très favorables à la prospection par les pirates de leurs cibles potentiels ainsi qu'à la rapidité de l'abordage du navire. Les multiples mangroves et îlots inhabités constituent aussi de parfaits repères pour les criminels qui les utilisent comme base pour leurs actes.

En outre, la faible profondeur (entre 25 et 50 mètres) due notamment aux nombreux bancs de sable, oblige les navires à une navigation très prudente et donc assez lente. Ceci facilite d'autant plus les actes de piraterie.

Largeur du détroit à différents points53(*)

Ces caractéristiques géographiques permettent de mettre à jour l'ancienneté de cette activité dans le détroit. Elle est cependant tout autant due à la fonction historique de voie de commerce du détroit. Jusqu'à la colonisation européenne, la piraterie entretient avec l'organisation politique de l'espace un lien très fort. Les royaumes puis sultanats sont alors de véritables thalassocraties qui fonde leur pouvoir sur le contrôle des eaux les bordant et qui usent de la piraterie comme moyen de contrainte vis-à-vis de navires de commerce voulant éviter leurs ports. La piraterie constitue alors pour certaines communautés la source première de revenus et celle-ci est politiquement et socialement acceptée. Les colonisateurs eux-mêmes vont subir l'action des pirates pendant tout le temps de leur présence dans la zone, malgré une accalmie certaine du à leurs nombreux efforts. On peut donc inscrire la piraterie comme une activité « traditionnelle » dans le détroit. Cependant limiter l'explication de sa résurgence à ces facteurs historiques conduit à une approche assez déterministe et occulte les explications d'ordre socio-économiques et politiques, primordiales dans la compréhension du phénomène

On a en effet constaté une certaine diminution de la piraterie durant la guerre froide, suivie d'un rebond correspondant plus ou moins à l'implosion du monde soviétique au début des années 1990. Cette simultanéité ne peut être attribuée au simple hasard. La fin de la guerre froide marque l'entrée dans un monde dé bipolarisé et donc sujet à l'incertitude et aux tensions. Plus précisément, en Asie du Sud-est, la fin de la guerre froide a pour conséquence un retrait partiel de la présence militaire américaine, notamment navale, et donc une baisse des patrouilles en mer. Les pirates profitent de cette sécurité déficiente pour reprendre leurs activités. Ceux-ci sont d'autant plus motivés que le détroit est devenu une artère majeure du commerce internationale ce qui a augmenté le nombre de navires l'empruntant et donc le nombre de cibles potentielles. Et ces cibles plus nombreuses sont en outre plus intéressantes car elles appartiennent à des entreprises riches qui vont être plus enclines à verser de larges sommes d'argent afin de préserver leur précieuse cargaison. Mais au-delà de la richesse occidentale, l'expansion asiatique a aussi son rôle à jouer dans le retour de la piraterie. Certes l'Asie a connu un essor économique sans précédent mais celui-ci s'est fait à des vitesses bien différentes. L'Indonésie ne connait pas la même opulence que Singapour ou même que la Malaisie ou la Thaïlande. La nécessité des populations entraine l'envie vis-à-vis des riches voisins et, parfois, le passage à l'acte criminel. Plus frappant encore, les régions indonésiennes qui ont pu profiter du dynamisme singapourien, îles Riau et Batam en particulier, ont laissé une large frange de leur population sur le bas chemin du développement. L'arrière pays insulaire de la cité Etat est en effet dans une situation sociale et urbaine explosive54(*) : les bidonvilles côtoyant les riches villas d'été des gens de la ville se sont multipliés et en leur sein vit une population pauvre spectatrice du miracle économique asiatique. Celle-ci quand elle ne survit pas grâce à la prostitution, se tourne vers la piraterie pour subvenir à ses besoins.

A partir de l'énoncé de ces causes de la piraterie contemporaine, il est possible de dresser une carte de la piraterie dans le détroit. Comme il est logique de le penser, celle-ci provient de la côte orientale de l'île de Sumatra et est le fait de populations locales. Il ne faut cependant pas croire dans la spécialisation extrême de cette activité. S'il existe bien des groupes spécialisés dans la piraterie, un nombre non négligeable de ces actes est dû à des pêcheurs ou à des conducteurs de bateau-taxi qui complètent leurs faibles revenus par des actes de piraterie. Les réseaux de piraterie sont eux bien plus organisés. Leur mode opératoire est souvent le même. L'attaque survient de nuit, souvent sans lune lorsque la visibilité est mauvaise, et est menée à partir de la côte ou d'îlots à l'endroit où le détroit est le plus étroit, c'est-à-dire dans sa part méridionale, et donc dans les eaux territoriales de l'un des trois Etats riverains. A bord d'un bateau très léger et rapide, au nombre de sept ou huit et simplement armés de machettes, ils abordent le bateau par l'arrière, y grimpent à l'aide de grappins et subtilisent le coffre, molestant au passage le capitaine ou les membres d'équipage en cas de résistance. Bien souvent, l'équipage est ligoté avant leur retour vers leur « port d'attache » afin que celui-ci ne signale pas immédiatement l'acte. Cette stratégie s'avère efficace car les forces de l'ordre arrivent bien souvent plusieurs heures après le départ des criminels. Il est aussi à noter les vols à quai qui sont comptabilisés dans les statistiques du BMI.

Cette activité illicite a entrainé l'émergence de zones de non droit, notamment sur l'île de Batam où prostitution et jeux d'argent illégaux permettent aux pirates de dépenser leur butin, dans l'indifférence au mieux, mais plus souvent avec l'aval de la police indonésienne locale, notablement corrompue.

La piraterie est donc une menace très sérieuse pour les Etats riverains et notamment pour Singapour et la Malaisie, toutes deux économiquement très dépendantes du détroit. Un accroissement des risques sécuritaires s'avère très néfaste à leurs activités. En premier lieu, le transport maritime. Dans un secteur où la logique de chaine logistique veut que la durée du trajet et sa sécurité soit assuré, la persistance de la piraterie est un handicap majeur. Toute attaque pirate signifie une perte de temps de par l'enquête qui doit être menée par les autorités locales. Les sociétés d'assurance, en premier lieux desquels la Lloyds, mesurent les risques du trajet emprunté par un navire et en fonction de ceux-ci, voient à la hausse ou à la baisse les primes qui doivent leur être versées. La classification du détroit comme zone à risques, comme cela a été le cas en 2005, aurait donc pour conséquence d'accroitre les coûts d'assurance et donc de retirer l'avantage compétitif que peut détenir la voie la plus courte entre l'océan Indien et Pacifique. Dans un tel scénario, les ports de Singapour, Penang, Port Klang ou Tanjung Pelapas verraient leur fréquentation chuter et les économies nationales en seraient profondément affectées. Le tourisme aussi, en plein développement surtout du côté malaisien ne peut souffrir de l'image de « nid à pirates ».

Face à ces intérêts impérieux, la réponse des Etats riverains du détroit devrait être forte. Or, c'est aujourd'hui la faiblesse qui prévaut.

b) Insuffisance des stratégies de réponse des Etats riverains

Dans la déficience avérée de gestion du risque sécuritaire dans le détroit de Malacca, une explication blâmant l'Indonésie pour son inaction est privilégiée. Quoi que probante, elle s'avère être un peu simpliste et c'est aujourd'hui le manque de coopération qui est mis en évidence.

Parent pauvre du détroit, l'Indonésie est classiquement considérée comme le noeud du problème maritime qu'est la piraterie. Deux phénomènes en lien direct avec la pauvreté viennent expliquer cette explication : d'une part le manque de moyens, d'autre part la corruption des autorités.

Le manque de moyens est une cause évidente. Selon l'enquête d'Eric Frécon55(*), la marine locale ne dispose que de huit navires ayant moins de dix ans. Les capacités de poursuite de ces forces s'avèrent en outre très limitées. Depuis quinze ans environ, ils ont été supplantés par les pirates en termes de technologie. Il est vrai que la sécurisation des eaux bordant la rive orientale de Sumatra n'est pas une priorité pour Jakarta qui est déjà bien occupé par les turbulences induites par la province d'Aceh au nord de l'île mais aussi par l'avènement de prétentions du même genre en Papouasie Occidentale.

La corruption en second lieu s'avère presque plus dangereuse. La police locale protège souvent les pirates dans les repères de l'île de Batam, percevant une somme d'argent en échange de leur silence et de la fermeture de leurs yeux. Pire, encore, ces forces de l'ordre censées faire respecter la loi, sont parfois eux-mêmes à l'origine d'actes de piraterie. Selon Eric Frécon encore, de nombreuses victimes ont témoigné avoir été arraisonnées par des hommes en tenue militaire.

La Malaisie et Singapour se sont souvent retranchées derrière cette incapacité indonésienne pour justifier de la piraterie dans la zone. Cette explication un peu simpliste a, il est vrai l'avantage, de garantir l'image de marque des deux Etats qui apparaissent comme victimes d`un phénomène qu'ils ne peuvent que subir. Cependant, étant plus capables que leurs voisins d'assurer la sécurité dans le détroit, la responsabilité d'envisager des stratégies plus globales de réponse aux risques leur revient. Et cette responsabilité n'a longtemps pas été assumée.

Les pirates en effet ne sont pas de simples « têtes brulées » commettant aveuglément leur forfait. Ils ont parfaitement conscience des vides et lacunes juridiques leur permettant de se maintenir. L'article 111 de la convention de Montego Bay est la principale niche dans laquelle repose la piraterie. Celui-ci prévoit que la chaude poursuite56(*) cesse dés lors que le navire pris en chasse par les autorités d'un Etat rentre dans les eaux territoriales d'un autre. Dans le contexte du détroit de Malacca où les eaux territoriales des trois Etats se jouxtent, il est aisé pour les pirates de commettre leur crime dans les eaux de la Malaisie par exemple avant de fuir vers celles de l'Indonésie, semant ainsi rapidement leurs poursuivants.

Jusqu'à présent les réponses à ce problème de taille n'ont été que sporadiques. Face à ce risque typiquement transnational, les Etats se sont paradoxalement repliés sur leur souveraineté nationale et sur le principe selon lequel ils sont les seuls à disposer de « l'usage légitime de la force » sur leur territoire. Certes des exercices de patrouilles conjointes ont pu être mis en place57(*), mais le manque de volonté et d'enthousiasme des autorités, couplé à leur trop grand espacement dans le temps les ont rendu inefficace. Le renouvellement de ces accords en 2004 avec les patrouilles conjointes aux trois Etats dénommés MALSINDO ou la mise en place de la stratégie « Eyes in the Sky » de patrouilles aériennes ont eu le même manque d'effets sur le volume d'actes de piraterie.

Le mot d'ordre de la coopération entre les trois Etats est bien plus la coordination que la coopération. La coopération signifierait une mise en commun profonde des moyens de lutte contre la piraterie dans le détroit. Or actuellement, seule une coordination est à l'oeuvre. Elle permet un échange d'informations et quelques patrouilles communs via les initiatives qui viennent d'être citées. Mais elle ne règle pas le problème profond de la lutte contre la piraterie, celui de la chaude poursuite. Les patrouilles des gardes côtes restent donc bloquées par l'entêtement souverainiste des trois Etats riverains grâce auquel la piraterie peut prospérer.

2) Le terrorisme : présent et impalpable

a) Causes du risque terroriste en Asie du Sud-est

Le terrorisme est un phénomène qui touche l'ensemble de l'Asie du Sud-est et non les seuls pays riverains du détroit. Si les facteurs qui expliquent la radicalisation islamiste dans la sous région sont applicables à l'Indonésie, celle-ci en présente certains beaucoup plus particuliers. En outre le terrorisme dans le détroit est virtuellement bien plus dangereux et ses conséquences plus globales.

Le sud-est asiatique a vu se développer une montée du radicalisme religieux qui se trouve au bord d'exploser, notamment aux Philippines, en Thaïlande ainsi qu'en Malaisie et en Indonésie. Cette montée du radicalisme est telle qu'au lendemain de la défaite des talibans lors de la courte phase d'affrontement traditionnel, nombre de haut responsables des organisations islamistes clandestines implantées en Asie centrale ont pu trouvé refuge dans ces pays. Les raisons pour un tel développement sont diverses. Tout d'abord ce sont des Etats fortement touchés par la crise économique de 1997 au cours de laquelle la bulle spéculative asiatique avait explosé ce qui avait paralysé le développement des économies et sociétés de ces pays toujours relativement pauvres (avec des situations cependant bien différentes selon les pays et même selon les régions composant ceux-ci). Ensuite ces Etats sont dans leur grande majorité incapables de faire respecter la loi et l'ordre sur l'ensemble de leur territoire du fait notamment du mal développement. Enfin la politique discriminatoire mené par certains Etats à l'égard d'une minorité musulmane est source de radicalisation régionale. On peut citer à titre d'exemple l'attitude de Bangkok à l'égard des populations musulmanes du sud du pays ou celle de Manille vis-à-vis des musulmans vivant dans la province de Mindanao en proie à un mouvement autonomiste très actif. Ces traitements inégalitaires ont logiquement tendance à radicaliser ces populations et à favoriser l'apparition de groupements clandestins extrémistes. En outre, ils ont un effet de radicalisation sur l'ensemble des populations des Etats de la région qui s'insurgent, à juste titre contre la discrimination exercée par l'Etat58(*). Pour ces raisons, l'Asie du Sud-est est un terreau prometteur pour un groupement extrémiste tel Al-Qaida et ses nombreuses mouvances qui ont trouvé un grand écho à leurs thèses anti occidentales dans ces pays.

La plupart de ces explications s'appliquent dans le cas de l'Indonésie qui est à l'heure actuelle le pays sur lequel se concentrent les craintes de dérives d'un islam radicalistes. Ce statut est cependant surprenant. Cet Etat archipélagique présentait en effet l'image d'un pays pluri confessionnel, exemple typique des promoteurs d'un islam modéré et pacifique. Les facteurs du changement de situation sont nombreux. L'armée, qui traditionnellement depuis l'indépendance assurait un rôle de contrôle de la société aussi sécuritaire que politique, vit se développer les luttes intestines entre fraction opposée au régime de Soeharto et celles prônant le radicalisme- les « généraux verts »- stratégiquement soutenues par le pouvoir dictatorial. En difficulté, Soeharto s'appuya ainsi sur des thèses de plus en plus radicales et permit une montée en puissance des mouvements qui les promouvaient. Lorsque vint la crise économique de 1997, on eut tôt fait d'accabler la communauté chinoise (4% de la population), qui il est vrai détenait une part importante de la richesse du pays. Plus profondément encore des conflits interconfessionnels éclatèrent entre chrétiens, accusés de longue date de prosélytisme et musulmans dans la région du Sulawesi et des Moluques. La chute du régime de Soeharto en 1998 et la période de transition qui s'en suivit furent logiquement marqués par une faiblesse du politique grâce à laquelle les mouvements extrémistes enclins au terrorisme purent prospérer.

Ces mouvements étaient il est vrai préexistants. Déjà lors de la lutte contre les colons néerlandais, des groupes de résistance imprégnés d'un certain radicalisme étaient apparus. Malgré leur mise au pas par le pouvoir central de Jakarta, ils survirèrent et purent mener des luttes contre les guérillas communistes ou même contre la dictature. Mais la réelle menace terroriste n'émergea que plus tard, dans le courant des années 1970. Les organisations terroristes contemporaines furent d'abord favorisés par la montée en puissance du prosélytisme saoudien, qui doté d'importants moyens depuis le choc pétrolier de 1973, put largement s'implanter et développer ses thèses extrémistes et anti occidentales en Indonésie. Nombre de jeunes indonésiens et plus largement de jeunes gens d'Asie du Sud Est furent ainsi formés sur le terrain afghan dans le contexte de l'invasion soviétique et furent incités au djihad dans leur pays d'origine. De cette expérience initiatique émana la Jemaah Islamiyah en 1993, qui depuis les attentats de Bali en 2002 et de l'hôtel Marriott à Jakarta en 2003, concentre les inquiétudes occidentales. Lié à Al Qaeda de par leur origine afghane conjointe, son influence à travers la région du Sud-est asiatique est un danger. Si on ne peut prêter à la Jemaah Islamiyah un rôle de coordination régionale, il est avéré que l'organisation est implantée sur les deux rives du détroit de Malacca et dans l'île de Singapour. La Malaisie est depuis les années 1980 un lieu de recrutement de la nébuleuse où les thèses d'Etat islamique trouvent de plus en plus d'écho. Singapour, elle, vit depuis 2000 déjà dans la perspective d'un attentat terroriste qui ne proviendrait non pas de sa propre communauté musulmane modérée, mais bien de la nébuleuse de la Jemaah Islamiyah. L'arrestation en 2002 de trente sept membres du réseau, a démontré son implantation dans la cité Etat. On a pu aussi prouver et heureusement déjouer à temps la commission d'attentats visant des intérêts occidentaux, américain surtout. Car Singapour est la cible prioritaire pour les attentats du fait de l'intérêt et des liens politiques qui la lie au monde occidental.

Le scénario envisagé par les services de renseignement serait catastrophique. Il consisterait à transformer un méthanier ou un navire transportant du pétrole en bombe flottante et à la projeter sur un autre ou sur les infrastructures portuaires. Dans un tel scénario, outre les pertes humaines et matérielles colossales, le détroit pourrait rester fermé pendant des mois et paralyser le commerce international

Cette éventualité est d'autant plus probable qu'un rapprochement entre les pirates et les intégristes a pu être observé. Les « banlieues du miracle économique asiatique », îles Riau, côte orientale de Sumatra et la pauvreté mêlé de frustration y régnant constituent le terreau de la piraterie comme de l'embrigadement au terrorisme. Et les volontaires au djihad semblent s'inspirer des techniques pirates afin de planifier leurs actions. Un mélange entre ces deux activités, bien que forcément purement pragmatique, est néanmoins un des pires scénarios qui puisse être imaginé.

b) Réponses apportés par les Etats du détroit

Comme dans le cadre de la lutte contre la piraterie, la réponse donnée par les Etats riverains du détroit peut apparaitre asymétrique et à l'arrivée insuffisante

Allié traditionnel des Etats-Unis et cible première du terrorisme dans le détroit, Singapour s'est engagé dés 2001 dans la guerre contre le terrorisme. Le gouvernement ainsi que les services de sécurité de la cité Etat ont ainsi multiplié les stratégies de lutte contre ce risque. Ainsi la coopération entre les différentes agences de sécurité nationale a été grandement améliorée, effaçant la démarcation entre sécurité intérieure et extérieure, via l'établissement du Homefront Security Center, du Joint Counter-Terrorisme Centre et du National Security Secretariat qui ont mis en place des exercices d'opération contre terroriste. La sécurité de la frontière avec l'Etat de Johore a aussi grandement été améliorée. Au niveau de la sécurité maritime, Singapour a été l'un des premiers Etats au monde à strictement appliquer les exigences du code International Ship and Port Security (ISPS) et de la Convention SOLAS (Safety of Life at Sea) mises en place l'OMI qui permettent un meilleur contrôle du mouvement, de la provenance et respect des consignes de sécurité des navires et de leur équipage. La marine nationale singapourienne escorte ainsi les navires à risques, tels les tankers transportant du pétrole lors de leur passage dans les eaux territoriales.

Malgré l'exemplarité de ces mesures, celles-ci pourraient s'avérer bien insuffisantes. Singapour ne maîtrise en effet qu'une part très limitée des eaux du détroit et sans une coopération et un effort sur les deux rives, les risques d'une attaque perdurent.

Du côté indonésien en effet les réponses apportés sont loin d'avoir été suffisantes et ceci pour plusieurs raisons. La principale est le manque de moyen du secteur militaire, ce qui rappelle la théorie de l'Etat faible qui, de ce fait, ne peut que se laisser se développer les risques. L'armée indonésienne ne compte que 30,000 hommes, qui plus est assez mal équipés59(*). Mais surtout, on compte en leurs rangs nombre de généraux éprouvant une certaine sympathie voir convertis aux thèses radicalistes notamment au sein des Kopassus, les forces spéciales de l'armée de terre chargées de la lutte anti-terroriste. Leurs liens sont établis avec le Bureau Indonésien pour la Propagation de la Foi (Dewan Dakwah Islamiyah Indonesia, DDII), considéré comme la matrice de l'islam radical contemporain, on peut donc sérieusement s'interroger sur l'aptitude de l'armée à mener des enquêtes et des collectes d'informations sur les organisations illégales et dangereuses liées au terrorisme. Mais au-delà des piètres outils mis à la disposition de la lutte anti terroriste indonésienne, le gouvernement doit aussi compter avec des contraintes politiques. L'opinion publique indonésienne, de plus en plus acquise aux thèses radicales populistes, accepte en effet difficilement la participation des autorités politiques à une lutte globale contre le terrorisme qui a tendance à stigmatiser chaque jour un peu plus l'islam aux yeux du monde. La popularité de certains « guides spirituels » radicaux, la grande médiatisation de leurs positions, oblige le gouvernement à agir à une ampleur très mesurée dans la lutte contre le terrorisme.

De ce fait la coopération régionale dans la lutte contre le terrorisme reste à un niveau insuffisant. Malgré la coopération accrue entre les forces armées de l'Indonésie et de la Malaisie, les partages d'informations plus fréquents, chacun de ces deux Etats restent dans une position assez timide. Le parti du premier ministre malaisien, l'Umno, est lui-même politiquement menacé par le Parti Islamique de Malaisie (PAS) qui, bien que ne pouvant être qualifié d'extrémiste, a amené la place de l'Islam dans l'organisation de l'Etat sur le devant du débat politique et accuse régulièrement le parti au pouvoir de trahison vis-à-vis des musulmans pour l'accabler. Dans une préoccupation purement politiste, le premier ministre  Najib Tun Razak ne peut donc se permettre d'afficher une trop grande détermination dans la lutte contre le terrorisme. Des initiatives mettant en contact les trois pays ont pourtant été prises, mais calquant celles prises à l'encontre de la piraterie, ou se greffant tout simplement sur elles, elles s'avèrent de nouveau insuffisantes.

* 47 Article 101 UNCLOS III : Définition de la piraterie : On entend par piraterie l'un quelconque des actes suivants :a) tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l'équipage ou des passagers d'un navire ou d'un aéronef privé, agissant à des fins privées, et dirigé :

i) contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord, en haute mer;

ii) contre un navire ou aéronef, des personnes ou des biens, dans un lieu ne relevant de la juridiction d'aucun Etat;

b) tout acte de participation volontaire à l'utilisation d'un navire ou d'un aéronef, lorsque son auteur a connaissance de faits dont il découle que ce navire ou aéronef est un navire ou aéronef pirate;

c) tout acte ayant pour but d'inciter à commettre les actes définis aux lettres a) ou b), ou commis dans l'intention de les faciliter.

* 48 Définition de Philippe Vincent dans Droit de la Mer, 2008, Larcier, p91

* 49 Frecon, Eric, L'Asie-Pacifique des crises et des violences, 2008, PUPS, p103

* 50 Ong-Webb, Graham Gerard (éd), Piracy, Maritime Terrorism and Securing the Malacca Straits, 2006, ISEAS Publishing, p 9-12

* 51 International Chamber of Commerce, International Maritime Bureau Piracy Reporting Centre, rapport de 2009 sur internet

* 52 Expression d'Eric Frécon dans L'Asie-Pacifique des crises et des violences, 2008, PUPS, p 123

* 53

* 54 Cf supra

* 55 L'Asie-Pacifique, des crises et des violences, 2008, PUPS, p117

* 56 Traduction de hot pursuit

* 57 En 1992 par l'Indonésie et Singapour avec la création d'un système de surveillance commun, la même année entre la Malaisie et l'Indonésie avec la mise en place du Maritime Operation Plan Team

* 58 Facteurs énoncés par John Gershman dans le numéro de juillet-aout 2002 de Foreign Affairs

* 59 La Fin de l'Innocence, 2006, IRASE-Les Indes Savantes, p 54

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