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Formation de la personnalité des enfants de la rue à  Port-au-Prince

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par Dieuveut GAITY
Université d'Etat d'Haiti - Licence en Psychologie (Bachelor Degree) 2009
  

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CHAPITRE II : LA PROBLEMATIQUE

1- La société Haïtienne7(*) et ses réalités multiples

L'île d'Haiti se trouve dans la mer des Antilles, près de Porto- Rico, de Jamaïque et, plus précisément à l'Est de Cuba. Elle est divisée en deux états indépendants : la République Dominicaine à l'Est et la République d'Haiti à l'Ouest. L'île entière est de 78 250 Km2, par contre la partie haïtienne de l'île occupe 27 750 km2, soit un peu plus du tiers de la superficie globale. Elle a une population de huit millions d'habitants, son économie est à prédominance agricole et accuse un taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB), marqué par une contraction continue, s'établissant à 0,9% en 1999-2000, moins de 0,5% en 2001-2002 et 0,4% en 2002-2003. Ces taux sont nettement inférieurs au taux de croissance de la population estimé à environ à 2% par an.

De là, les dernières enquêtes sur les conditions de vie en Haiti concluent que sur une population de 8,1 millions d'habitants, 4,4 millions de personnes, soit 55% sont des ménages vivant en dessous du niveau de pauvreté extrême de 1 dollar US par personne et par jour ; 71%, soit environ 6,2 millions d'habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté de 2 dollar US par jour8(*). En outre, selon certains économistes, la pression fiscale en Haïti accuse une réduction extrême d'année en année à cause des déficits budgétaires enregistrés pour chaque gouvernement, aboutissant à une accélération incontestable du taux d'inflation pour les périodes respectives allant de 1989 à 2006.

En Haiti, la pauvreté et la misère battent leur plein. A partir des idées de DOURA, F., plus de 75% des haïtiens n'ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins et 50% des enfants haïtiens de moins de 5 ans souffrent de malnutrition. Entre 60 et 80% de la population haïtienne se trouve en situation de chômage et de sous emploi9(*). Et, nous devons rappeler qu'en Haïti la moitié des haïtiens adultes, soit 55%, est analphabète. En fait, en Haiti, dans presque toutes les institutions publiques ou privées, la corruption est très répandue, ce qui paralyse de plus en plus la distribution des services sociaux, politiques et économiques que la population a le droit de bénéficier.

Dans le milieu rural, la grande majorité de la population vit en dessous de la ligne de la pauvreté de 2 dollars US par jour. L'inaccessibilité de cette population dite rurale aux services sociaux de base tels que l'éducation, la santé, l'eau courante et potable, l'électricité et l'assainissement, aggrave davantage la situation de misère dans ce milieu assez important pour notre société, avec plus de 4,7 millions d'habitants environ, soit 59,58% de la population globale10(*). Les principales sources de revenus des ménages en milieu rural sont la production agricole, la pêche et le commerce ; cependant, il y a d'innombrables conditions et toute une série de contraintes qui limitent le développement de ces secteurs d'activités économiques sur lesquels repose la vie des habitants. Parmi ces problèmes nous comptons : le manque d'opportunités ou d'alternatives, un faible accès au crédit, des infrastructures délabrées ou non existantes, un environnement dégradé et un appauvrissement des terres les rendant moins fertiles tout en compromettant la production agricole, des droits de propriétés mal définis et, en dernier lieu, un manque de mécanisme de résolution de conflits fonciers. En fait, depuis 1804, passant par le code rural (1826), l'occupation américaine (1915) et jusqu'à nos jours, les problèmes du monde rural haïtien restent presque inchangés. Sa structuration, la logique de la distribution de la terre et les inégalités attisent davantage les oppositions, les antagonismes et les contradictions dans ce milieu et, aussi, ses conséquences affectent la société toute entière. A ce sujet, Gérard Pierre-Charles11(*) a dit que la question agraire constitue le noeud du problème national. Elle détermine, à son avis, le caractère du commerce extérieur, la gestion et la marche des finances publiques, les rapports entre les hommes et les rapports de classes au sein de la production et, en dehors de celle-ci, dans les institutions politiques.

Ceci étant dit, la réalité socio-économique des régions rurales a de fortes incidences sur tout le reste du pays, particulièrement sur les centres urbains et toutes les grandes villes. Cependant, l'aire Métropolitaine, parmi tous les autres centres urbains, est la région la plus touchée par l'augmentation de la paupérisation du rural depuis 1950-197112(*) jusqu'à maintenant, qui a engendré un déplacement massif des personnes qui vivaient dans les milieux ruraux vers la capitale à la recherche de meilleures conditions de vie. Ce qui contribue en réalité à l'accroissement du nombre des personnes vivant dans des conditions difficiles dans la région métropolitaine et qui engendre de graves problèmes sociopolitiques dûs aux déficiences et à l'incapacité de l'Etat à offrir des services qui puissent répondre à cette croissance rapide et non planifiée de la population. D'où des problèmes majeurs tels que : bidonvilisation, chômage renforcé, cherté du coût de la vie, insécurité sur toutes les formes, violence, drogue, délinquance juvénile, déscolarisation, viol, analphabétisme, prostitution, maladies (MST), enfants domestiques, enfants de rue, etc. font surface et sont établis irrémédiablement dans les régions urbaines, en particulier dans la zone Métropolitaine et, en général, dans la société toute entière en ce 21e siècle.

2- Le problème étudié

La situation de précarité et d'insécurité dans laquelle se trouve la société haïtienne est le résultat d'un ensemble de problèmes sociaux, politiques, économiques et culturels qui paraissent un peu insolubles aux yeux de la population.

A ce propos, nombreux sont les problèmes que, d'un côté, nous percevons et nous sommes conscients de leur impact sur la société ; nombreux sont ceux dont nous ignorons la portée et le poids dans les situations chaotiques du pays tout entier. De l'autre côté, il existe des problèmes que nous n'avons jamais abordés avec les outils théoriques qu'il faut, on ne sait pas pourquoi. De ce fait, nous avons toujours tendance à réfléchir sur les problèmes les plus visibles pour y apporter des solutions pendant que nous faisons fi de certaines catégories de problèmes, si petites soient-elles, qui sont des sources de troubles sociaux et qui, à notre avis, méritent aussi d'égales réflexions et solutions. En ce sens, ces problèmes en Haïti doivent faire l'objet de questions sociologiques, psychologiques, etc. sur lesquelles nous devons réfléchir et intervenir pour assurer un possible équilibre dans les conditions de vie jusqu'à la transformation de cette structure sociale et économique en Haïti.

Parmi tous les problèmes sociaux de la société, la situation des enfants de la rue s'émerge comme étant un phénomène multi varié et multidimensionnel qui fait l'objet des préoccupations les plus courantes de la population. A ce niveau, beaucoup de chercheurs ont déjà réalisé des études concernant ce phénomène sous des angles divers pendant les 20 dernières années.

Sauveur Léger,13(*) dans ses travaux sur le phénomène de la mendicité à Port-au-Prince, a élaboré un chapitre sur la situation des enfants des rues. Il a étudié le cas de ces enfants dans leur situation de vie sur les plans social, économique et culturel par rapport à l'expansion du phénomène de la mendicité.

Roth Pierre,14(*) de son côté, a étudié le profil psycho-social des enfants des rues à travers des études de cas concernant leurs espaces de socialisation. L'auteur, à partir de cette recherche, a fait une description assez importante de cette catégorie d'enfants en tentant de déterminer les causes de leur autonomie précoce dans la rue pour obtenir des résultats qui vont contribuer à l'élaboration d'un plan d'action de réinsertion sociale et d'un plan de prévention de réinsertion familiale qui serviront à l'avancement de la recherche dans ce domaine en Haiti.

Josué Vaval15(*) a réalisé des travaux de recherche sur la maturité socio-affective chez les enfants des rues. Les résultats de sa recherche ont démontré que, malgré les situations de misère dans lesquelles vivent les enfants des rues qui sont de nature à susciter chez eux de la méfiance et de la haine, ils sont capables de faire preuve de solidarité dans des actions d'entraide et de support mutuel qui définissent, selon ces indicateurs, leur degré de maturité socio affective.

Yanick Apollon Thomas16(*) a fait un travail de recherche exploratoire pour déterminer l'existence de l'agressivité chez les enfants de la rue et mettre en évidence les manifestations et les tendances agressives de ces jeunes : formes, cibles, intensités, motivation et étendue du phénomène.

Jean Jorel Janvier17(*) a fait une étude sociologique des catégories d'enfants appelés « Kokorat ». Ce travail a été réalisé, affirme-t-il, pour déterminer les causes et les conséquences de ce phénomène dans le contexte haïtien, déterminer les raisons de cette appellation, leur profil, leurs attitudes, leurs comportements et les impacts de leurs activités sur la société.

D'autres recherches ont été réalisées sur la prise en charge de ces enfants par des institutions (UNICEF, SAVE THE CHILDREN, LAKOU, LAKAY) et par d'autres groupes de chercheurs, toujours dans le but de comprendre la réalité des enfants de rue et d'y trouver des pistes de solution.

Cependant, malgré tout ces efforts, la situation des enfants des rues reste presque inchangée et la compréhension de leur réalité psychosociale demeure grandement limitée. Car, à plusieurs niveaux, les recherches susmentionnées ne suffisent pas à rendre plus intelligible le phénomène pour deux raisons fondamentales.

En premier lieu, ces recherches, ainsi réalisées, ne touchent aucunement à l'essence de ce phénomène réel ; ce qui empêcherait, encore plus, la compréhension des comportements sociaux ou anti-sociaux des enfants des rues. En étudiant l'agressivité, la maturité socio- affective, l'intelligence, leur prise en charge, etc., les recherches ne font qu'aborder un ensemble de formes d'expressions psychologiques des enfants des rues qui sont superficielles et flottantes, si nous tenons compte des dynamiques de leur situation de vie, qui sont configurées dans la structure de la société et qui méritent des réflexions globales et plus profondes.

En second lieu, dans ces différents travaux, tous les aspects que les auteurs ont abordés sont pris en dehors de la réalité sociohistorique de laquelle ils font partie ; ils sont étudiés comme étant des éléments isolés. Sans tenir compte de la dialectique dans laquelle ces aspects s'imbriquent et se développent pour être ce qu'ils sont réellement aujourd'hui, nous n'en sortirons jamais avec les résultats escomptés.

En dépit de tout cela, ces travaux de recherche ont laissé de larges pistes pour d'autres chercheurs de continuer et de faire progresser la même logique. Par contre, de notre côté, nous aurons à profiter de ces premiers travaux, non pas dans la logique d'une continuité, mais plutôt dans un effort de dépassement qui nous aidera à aborder ce même phénomène sous un autre angle et dans un autre paradigme, qui sera le matérialisme historico-dialectique.

Ainsi, notre premier effort de dépassement nous permettra d'inscrire l'enfant de la rue et de l'étudier dans ses rapports avec le temps et dans l'espace. Un second niveau de dépassement réside dans notre effort à aborder l'enfant de la rue dans ses logiques de personnalisation et d'y faire ressortir les empreintes socio-économiques dans lesquelles il s'interagit. C'est-à-dire que, non seulement nous posons le problème de la formation de la personnalité de l'enfant de la rue qui n'est pas encore étudiée, mais nous allons aussi faire ressortir les rapports de domination qui, matériellement, la déterminent et qui, sans cesse, la contraignent dans des pratiques de reproduction sociale.

Donc, puisque nous sommes exactement à notre champ d'intérêt scientifique, nous devons encore présenter, avec plus de précision, nos directives de recherche en formulant l'intitulé de notre étude ainsi : «  La formation de la personnalité des enfants de la rue entre 10 et 12 ans à Port-au-Prince. » Ce travail est fondé sur une question de recherche fondamentale sur laquelle nous allons réfléchir pour comprendre et expliquer ce problème. Elle peut bien se formuler de la façon suivante : «  Comment la personnalité des enfants qui vivent de la rue de Port-au-Prince se forme-t-elle ?

Provisoirement, nous allons répondre à cette question par cette hypothèse de recherche qui s'énonce comme suit : « La personnalité des enfants de la rue se forme dans leurs conditions matérielles d'existence qui, du même coup, orientent constamment leurs comportements dans des logiques de reproduction sociale. »

3- Le sens du problème étudié

Ces enfants dits de la rue, selon la définition de l'UNICEF,18(*) sont ceux qui considèrent la rue comme leur foyer où ils trouvent abri et nourriture. Ce sont leurs compagnons de survie qui leur donnent un certain sens de la famille, car les rapports avec leur famille biologique sont plutôt lointains, sinon inexistants ; ils se réfèrent, pour s'identifier, au groupe auquel ils appartiennent plutôt qu'à une famille.

Leur nombre, selon les résultats de l'enquête de l'Université Quisqueya,19(*) varie entre 1500 et 2000, et nous les retrouvons dans différentes zones de la capitale, comme dans certaines provinces. A ce titre, ces enfants sont considérés comme des mineurs vulnérables et en difficulté vivant dans des conditions de vie infrahumaines ; alors que, nous le savons bien, ces conditions jouent un rôle important dans leur développement psychosocial, quand elles les contraignent dans des logiques objectives de déterminations socio-culturelles. A quoi ces contradictions vont- elles rimer ?

A ces propos, les modes de vie réels de ces enfants nous ont donné une idée de la réalisation de ce travail et, implicitement, des enjeux sur lesquels nous devons miser et qui, à certains égards, assigneront sens et signification à cette recherche de la façon suivante.

D'abord, sur le plan juridico-politique, l'enfant de la rue jusqu'à aujourd'hui n'arrive pas à jouir pleinement de ses droits fondamentaux. Ni les textes de loi de la convention relative aux droits de l'enfant (1994),20(*) ni la convention américaine relative aux droits de l'homme (1979), ni le pacte international relatif aux droits civils et politiques (1990), encore moins la constitution haïtienne (1987) ne permettent à l'enfant, dans un cadre légal, d'être protégé et de jouir de ces privilèges sociaux et culturels. Ce qui fait que le phénomène des enfants de la rue entrave non seulement, la politique sociale de la protection de l'enfance en Haïti, mais il devient aussi un défi pour tous ceux (individus, groupes, ONG, institutions publiques ou privées) qui veulent prendre en charge cette catégorie d'enfants. D'où l'émergence d'une question assez actuelle : comment prendre en charge les enfants de la rue sans comprendre leur personnalité dans le contexte haïtien?

Ensuite, sur le plan socioéconomique, nous considérons le phénomène des enfants de la rue comme le produit des rapports sociaux inégalitaires de la société ; d'ailleurs il est l'un des problèmes concrets engendrés par cette formation sociale et économique dans laquelle nous vivons. Donc, il faut bien que nous comprenions les rapports sociaux de production au sein de notre société pour mieux aborder ce phénomène. Car, l'enfant de la rue porte d'emblée en lui-même les méfaits du système social et économique dans lequel il vit, et qui le contraint constamment dans des conditions de vie matériellement déterminées. Si nous prenons le temps de bien observer, nous remarquerons que dans chaque enfant de la rue, il y a le produit de l'ensemble des problèmes fondamentaux de la société. Donc, puisqu'il en est ainsi, en quoi l'enfant de la rue, dans ses interactions, participe-t-il au renforcement de ces problèmes ?

Enfin, sur le plan psychosocial, le problème du développement sociohistorique et psychologique de l'enfant de la rue le met directement face au schéma classique des théories de la socialisation21(*) qui, à notre avis, ne correspond pas au contexte et aux modes de vie réelle, concrète et matérielle de cette catégorie d'enfants. Sans doute, cela veut bien dire que ces enfants entrent en interaction avec d'autres agents, d'autres situations socialisatrices et ils créent leurs propres réseaux d'affiliation sociale qui, d'une façon ou d'une autre, les accompagnent dans la production des logiques identitaires. Plus précisément, dans les processus psychosociaux qui déterminent et orientent leur perception de soi, leur perception du monde extérieur et leur perception à l'égard d'autrui.

Donc, ces enjeux définissent en quelque sorte tout le sens du problème que nous étudierons pendant tout le déroulement de cette recherche, eu égard au phénomène des enfants de la rue dans la formation de leur personnalité. Sur ce, une présentation de l'émergence de ce problème sera d'une grande importance dans le cadre de cette recherche ; alors, nous la présenterons dans les pages ci- après indiquées.

4- Emergence historique du problème

Partout dans le monde, nous retrouvons le problème des enfants de la rue. Cependant, à notre avis, c'est un phénomène qui diffère d'un espace socioéconomique à un autre, suivant la structure, la construction, le niveau de vie, les modes de production de cette société, et suivant les dynamiques dans lesquelles se développe cette société.

Mises à part les assises socioéconomiques sur lesquelles se pose le phénomène des enfants de la rue, en Haïti, les dynamiques sociohistoriques donnent une ampleur plus considérable à ceci. Ce qui fait que dans notre société, non seulement ce phénomène est distinct d'ailleurs, mais il est aussi distinctif quant au registre social et historique qui le caractérise et qui le fait émerger en son essence. Ceci veut bien dire que ce phénomène d'enfants de la rue, conçu comme problème aujourd'hui, fait surface à un moment donné de notre histoire, dans un contexte social, politique, économique et culturel ; et avec une dénomination qui est liée à des pratiques sociales spécifiques. Aussi avons-nous remarqué que ce phénomène, dans son dynamisme, peut se changer, se renforcer, se transformer suivant le contexte événementiel du moment. Donc, essayons-nous maintenant de retracer les lignes historiques de l'émergence de ce phénomène suivant deux points de vue.

Dans des séries d'entrevues22(*) avec les psychologues Jean Robert CHERY et Danielle St PAUL, ils nous ont donné une explication de cette émergence en cinq périodes.

D'abord, de 1971 à 1986, sous le régime dictatorial des DUVALIER, il y avait un exode rural économique manifestement accéléré à Port-au-Prince depuis Papa Doc jusqu'à l'arrivée des premières manufactures de sous-traitances en Haïti sous le régime de Baby Doc ; une désorganisation de la famille paysanne dans les provinces devient une concentration de cette même catégorie de familles dans la capitale que l'on appelait à l'époque la « population secondaire » et qui constituait la première montée de nos bidonvilles à Port-au-Prince. A ce moment, les enfants de ces bidonvilles sans surveillance parentale ont commencé à se constituer des bandes en fonction de leur âge, de leur proximité et de leurs besoins ; aussi, ils ont commencé à créer petit à petit leurs espaces de regroupement clandestin, soit devant les églises, devant les salles de cinéma, sur les places publiques, dans les marchés, etc., parce qu'à cette époque, il y avait une instance de contrôle du bien-être social ( CHALAN) et le groupe des volontaires de la sécurité nationale (VSN / Macoutes)23(*) qui empêchaient ces enfants vagabonds non encore dits de la rue, ou du moins non encore définis en tant que tels, de se regrouper librement dans la rue.

Ensuite, de 1986 à 1990, il y avait un renversement politique en Haïti caractérisé par la fin d'une longue dictature ; puis survenait un exode politique interne et externe siégeant à Port-au-Prince d'une vague d'immigrants se sentant libérés sous le poids de cette longue période de dictature. C'était la période d'une seconde montée de nos bidonvilles dans la capitale, et aussi c'était le moment où le pouvoir politique était beaucoup plus militaire que civil. Pour être plus clair, c'était une période où les institutions publiques d'Etat étaient faibles et elles n'avaient aucun contrôle des situations qui se déroulaient à l'époque ; encore moins des groupes d'enfants qui deviennent de plus en plus visibles dans les rues avec des étiquettes identitaires de « SAN MANMAN » ou de « SE LAVI » , et avec des pratiques statutaires comme la mendicité, le lavage des voitures, des vaisselles et le lavage des pieds des commerçants à la Croix des Bossales.

Egalement, de 1990 à 1994,24(*) l'ancien prêtre Jean Bertrand ARISTIDE devient président d'Haiti ; passant quelques mois au pouvoir, un coup d'Etat militaire venait terrifier d'un côté les aspirations du nouveau président et, de l'autre côté, l'espoir de la population. Le chaos s'installait à nouveau. A cette période, nous étions en face d'une dictature militaire avec tous les dangers que cela implique ; par exemple, la formation d'une nouvelle force de répression (FRAPH : Front pour l'Avancement et le Progrès d'Haiti), 25(*)des vols, des crimes et des assassinats. Un embargo économique a été imposé à Haiti, durant cette même période, suivi d'une invasion militaire américaine (les MARINES) dans le but de pacifier le territoire, d'y instaurer la démocratie et qui, du même coup, servira à faciliter le retour de l'ancien président exilé. Vu l'atrocité de cette situation, les enfants de la rue continuent à lutter pour la vie ; malgré tout, ils recherchent les traces de la vie dans les poubelles des MARINES américaines. A cet effet, il n'y avait pas d'autres manières plus descriptives de les identifier à l'époque que de les appeler « KOKORAT ».

Outre ces années précédentes, la période allant de 2000 à 2004 était caractérisée par de graves bouleversements sociopolitiques en Haïti. Plusieurs catégories sociales et politiques de cette époque se regroupaient pour protester contre la mauvaise gestion du pouvoir par le régime en place, alors que les partisans de ce régime résistèrent avec tous les moyens dont ils disposaient pour protéger les intérêts du gouvernement et les leurs. Vols, corruption, crimes politiques, incendies, pillages, kidnapping sont les principaux actes manifestant la résistance des partisans de ce régime connus à l'époque sous le nom de « RAT PA KAKA » ; puis le diminutif semble être attribué aux enfants de la rue comme étant des « TI RAT ».

Enfin, de 2004 à nos jours, une seconde invasion militaire transnationale arrive en Haïti. Rien n'a vraiment changé. Après examen, un gouvernement de transition a été établi, les bouleversements restent inchangés ; il n'y a plus de trêve. Suite à l'élection présidentielle en 2006, un nouveau régime est au pouvoir, s'efforçant de travailler à l'éradication de quelques problèmes qui bouleversent la société. Par contre, le coût de la vie s'élève et la hausse des prix a contraint la population à manifester en revendiquant ses droits à la nourriture et en protestant contre le chef du gouvernement... Cependant, les enfants de la rue vivent quotidiennement l'aigreur du coût de la vie ; leur situation reste et demeure une vie de grappillage, ce qui a actualisé leur existence comme étant aujourd'hui des « GRAPYAY ».

A l'état actuel, au niveau national, le nombre des enfants de rue varie entre 1500 et 2000. On les retrouve dans presque tous les recoins du territoire, spécialement à Port-au-Prince dans les localités comme Champs de Mars, Delmas, Pétion-ville, etc. Dans les rues, ces enfants vivent, grandissent et travaillent ; ils s'adonnent à toutes sortes de pratiques, rémunérées ou pas, qui leur permettent de satisfaire les besoins les plus fondamentaux tels que : manger, boire, se vêtir, se loger et se soigner dans une lutte incessante qui doit garantir la survie. A Port-au-Prince, la visibilité de ces groupes d'enfants est manifeste. Sur les trottoirs, dans les marchés, sur les places publiques, devant les églises, ils s'y affichent jour et nuit sans le moindre signe de fatigue. Ils sont des candidats potentiels à l'espérance, au mépris, au rejet, à la violence ; ce qui fait qu'il porte le nom de Selavi, Kokorat et Grapiyay

Au niveau international, le phénomène des enfants de rue est bel et bien visible. De Mexico à Madrid, de Brasilia à Hanoi, de Kinshasa au Sud de l'Italie, on retrouve des enfants qui vivent de la rue ; sous alimentés, exploités, malades, maltraités, abandonnés, ces enfants habitent et survivent dans les rues où ils sont contraints à travailler, à mendier, à se prostituer dans une quête incessante pour trouver de quoi subsister. Dépendamment de la culture, ils portent des noms différents qui aident à les identifier plus facilement ; par exemple, suivant les pays, on les appelle : Sin casa, Streetkids, Sem casa, Niños de calle, Strasskinder, Homeless, etc. Ces enfants représentent approximativement entre 50 et 120 millions de la population mondiale.

Tableau 1.- Présentation de l'émergence historique du phénomène des enfants de rue

 

Contexte

 

Identité

 

Pratiques

1971-1986

· Dictature des Duvalier

· Exode rural économique

· Arrivée des premières manufacture de sous-traitance

· Désorganisation de la famille paysanne

· Première montée des bidonvilles.

ENFANTS VAGABONDS

Mendicité

1986-1990

· Fin de la dictature

· Renversement de la situation politique en Haïti

· Exode politique: vague d'immigrant dans la capitale

· Seconde montée des bidonvilles

· SAN MANMAN

· SE LAVI

Mendicité, lavage des voitures, vaisselles et des pieds des commerçants à la Croix des bossales, Etc.

1990-1994

· Coup d'état militaire: dictature militaire.

· Formation de la FRAPH

· Embargo économique

· Invasion militaire: les MARINES américaines

· Retour du président exile

KOKORAT

Mendicité, lavage des voiture, vols, etc.

2000-2004

· Bouleversement politique en Haïti

· Protestation contre le gourvernement en place

· Resistance des partisans du gourvernement

· Principaux actes des partisans du gouvernement: vols, crimes politiques, Kidnapping, etc.

· RAT PA KAKA

· TI-RAT

Mendicité, lavage des voitures, vols, Conflits armés, éclaireurs, rançonneurs, etc.

2004 à nos tours

· Invasion militaire transnationale

· Gouvernement de transition

· Election présidentielle

· Protestation contre la hausse des prix: le phénomène (KLOROKS, ASID, TINÈ)

GRAPYAY

Mendicité, lavage des voitures, vols, Conflits armés, éclaireurs, rançonneurs, etc.

5- Provenance de l'enfant de la rue

En réalité, le phénomène des enfants de la rue n'est pas un problème assez sectoriel ayant seulement de rapport, en toute évidence, aux régions Métropolitaines, notamment Port-au-Prince et ses environs. Il est foncièrement lié à la précarité de notre société à tous les points de vue et, par ailleurs, il est un problème qui est engendré, nous le savions clairement, à cause de la paupérisation du milieu rural haïtien. Ce qui veut dire, en d'autres mots, que la présence des enfants de la rue à Port-au-Prince n'est que le résultat des inégalités sociales, politiques et économiques qui affaiblissent notre société, particulièrement nos provinces, et qui rendent possibles ce genre de phénomène, en l'occurrence les enfants de la rue.

Les enfants de la rue sont, pour la plupart, fils de paysans venant de régions diverses du milieu rural pour s'établir à Port-au-Prince. Minime est le nombre des enfants qui vivent de la rue et qui sont nés dans la capitale ; ainsi l'effectif de ceux qui proviennent de nos provinces est davantage plus élevé quant aux résultats de l'enquête de l'Université Quisqueya en 2002 à ce sujet. Des enfants dans la rue, on en retrouve dans presque tout le pays ; dans le Nord, dans le Sud, dans l'Artibonite, dans la Grand' Anse, dans le Centre, ils sont présents régulièrement. Fuyant la misère de leur milieu, ces enfants entreprennent de longs voyages à destination de Port-au-Prince en quête incessante de survie. Donc, suivant précisément, à l'aide de cette figure ci-dessous, la provenance et les trajets de ces derniers en direction de Port-au-Prince.

Graphique 1.- Provenance géographique des enfants de la rue

6- Mobilité spatiale de l'enfant de la rue

Une fois que les enfants rentrent à Port-au-Prince, ils créent des points de regroupements, des activités spécifiques qui correspondent d'une manière ou d'une autre à leurs besoins de survie. En d'autres mots, ces enfants créent des indices concrets (travail, jeux, modes de vie particuliers) sous l'influence des conditions objectives de vie pauvre dans lesquelles ils viennent pour en profiter à Port-au-Prince afin de rester en vie. En effet, ces indices matérialisent l'existence de ces enfants, mobilisent leurs actions et leur assurent une certaine visibilité de près ou de loin dans chaque espace qu'ils investissent.

Parlant d'espace, l'enfant de la rue de Port-au-Prince fait montre d'une mobilité continuelle quant au nombre de sites qu'ils ont à disposition de leurs pratiques sociales, culturelles et économiques. Ce qui fait que, dans cette logique de mobilité, nous pouvons aujourd'hui même rencontrer un enfant de la rue à un endroit X donné, demain nous le retrouverons à un endroit Y. Cette dynamique est assurée, pour le peu que nous sachions, par le caractère apparemment illimité de la rue, par le type de l'enfant (ses besoins, ses influences, son champ de déambulation, etc.) et, aussi, à cause des situations de conflits de rue. Parmi les espaces dans lesquels les enfants de la rue sont régulièrement actifs à Port-au-Prince nous retenons à l'aide de ce schéma ci-dessous :

Graphique 2.- Mobilité spatiale de l'enfant de la rue

En somme, la problématique qui accompagne le phénomène des enfants des rues nous a permis de comprendre non seulement ce dit phénomène, mais aussi la société et le contexte historique qui l'ont accouché. Dans une société où la majorité de la population vit dans une situation d'extrême pauvreté, où les problèmes sociaux, politiques et économiques battent leur plein, il est possible de constater l'émergence de certains phénomènes comme celui des enfants des rues.

Pour comprendre ce phénomène, plusieurs recherches ont été réalisées par des individus groupes et institutions. Pour nous autres, ce phénomène se revêt de certains sens qui sont de l'ordre juridico-politique, socioéconomique et psychosocial qui nous ont permis de situer la question de la protection de l'enfance en Haiti, de comprendre les méfaits de la structure socioéconomique au détriment de l'enfant des rues et de suivre les traces ou les trajectoires de l'enfant des rues depuis leur lieu de provenance jusqu'à port-au-Prince.

DEUXIEME PARTIE : CADRE THEORIQUE

* 7 _Cf. Température : Moyenne annuelle variant entre 21° et 33°C

Langues parlées : Français, Créole

Religion : Vodou, Catholicisme, Protestantisme

Monnaie Nationale : Gourde

Salaire minimum : 70 gourdes par jour

Monuments historiques : La Citadelle Henry Christophe, Le Fort-Jacques et Alexandre, Le Palais de Sans-Souci

* 8 _ Cf. Gouvernance et corruption en Haiti, Résultats de l'enquête diagnostic sur la gouvernance, Janvier 2007, BRIDES, IBM, ULCC

* 9 _ CF. Fred Doura, Economie d'Haiti : dépendances, crise et développement, Montréal, t 1, 2001

* 10 _ Cf. Carte de pauvreté d'Haiti, version 2004, Ministère de la planification et de la coopération externe

* 11 _ Cf. Gérard Pierre- Charles, La radiographie d'une dictature, nouvelle optique, Montréal, 1973

* 12 _ Cf. 1950 : après l'occupation américaine de 1915

1971 : après la présidence de François Duvalier

* 13 _ Cf. Sauveur Léger, Le phénomène de la mendicité à Port- au- Prince, FE, p.60

* 14 _ Roth Pierre, Etude psychosociale des mineurs de 12 à 18 ans vivant dans la rue de Port-au-Prince, FE, p.11

* 15 _ Josué Vaval, Etude sur la maturité socio affective des enfants de la rue, FASCH, p.p.3-11

* 16 _ Yanick Apollon, L'agressivité chez les enfants de la rue : étude de cas sur les mineurs de 6 à 12 ans, p.59.

* 17 _ Janvier Jean Jorel, Port-au-Prince et les enfants de rues : le phénomène des Kokorat, p. 7

* 18 _ UNICEF /MAST, Plan National de protection : enfance en situation difficile et de vulnérabilité, Nov. 2005 p. 12

* 19 _ Op. Cit. p.p 12-13

* 20 _ UNICEF, La convention relative aux droits de l'enfant, 1994

* 21 _Cf. Considérée comme une filière de médiation dans laquelle est passée toute personne vivant dans une société donnée, elle est un processus d'apprentissage qui participe à la construction de la personnalité et de l'identité de l'individu à partir des modèles normatifs de la société. (Cf. Boudon- Bourricaud, dictionnaire critique de la sociologie, PUF, P.p 527-534). A cet effet, ce processus d'apprentissage se fait en deux étapes qui, sur plusieurs angles, ne définissent pas conceptuellement notre objet d'étude, en l'occurrence les enfants de la rue dans les rapports qu'ils entretiennent avec la société tenant compte de leurs modes de vie. Selon, T. Luckmann et P. Berger, ces deux étapes sont :

1) La socialisation primaire qui est maintenue par des instances comme la famille, l'école, les médias, etc., qui vont déterminer, dans l'enfance, l'intégration sociale de l'individu.

2) La socialisation secondaire est plus largement maintenue par d'autres instances comme les associations, les entreprises, clubs de sport, etc., qui contribueront à la structuration de ses manières de penser et d'agir en consacrant des statuts sociaux à l'individu, depuis la fin de l'enfance. (Cf. Peter Berger et Thomas Luckmann, construction sociale de la réalité, Paris, 1986, P.p 177-189).

* 22 _Cf. Une première série d'entrevues a été déroulée au centre GHESKIO le 14 Mars 2008 avec la psychologue Danielle St PAUL, responsable d'études psychologiques des enfants en situations difficiles. Une autre série a été réalisée à la C.E.P (Centre d'Education Populaire) avec le psychologue Jean Robert CHERY, le 27 Mars 2008.

* 23 _ A l'époque des Duvalier, le « CHALAN» surveillait les enfants qui vagabondèrent dans la rue, pieds nus, qui sont mal vêtus; il les ramassait, les enfermait dans un centre de correction pour mineurs (centre d'accueil de Carrefour). Les Macoutes, á l'époque, assuraient la sauvegarde du régime en place ; ayant des profils de policiers, ils étaient chargés également d'empêcher le vagabondage social et politique dans les rues de Port-au-Prince.

* 24 _ Robert Debs Heinl, Written in blood / the story of the Haitian people 1492-1995. University Press of America, 2005, p.p 669-724

* 25 _ FRAPH: Front of Advancement and progress of Haiti. Op. Cit. p. 709

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle