3.3.3. Un fonctionnement spirituel fondamental
Théorie de la substance et théorie de
l'information
Si nous souhaitons faire de la monadologie le fonctionnement
sous-jacent du monde quantique comme de l'ensemble de la réalité,
nous devons faire abstraction de ses éléments les moins
admissibles pour les plus sceptiques des physiciens et des
épistémologues. La référence que Leibniz fait
couramment à Dieu est probablement la plus choquante pour ceux-ci. Un
tel usage de l'être infiniment parfait dans le système leibnizien,
est tout simplement inadmissible pour les athées, et peut même
s'avérer insatisfaisant pour les plus rigoureux des croyants et des
agnostiques. Cela est particulièrement gênant pour la
cohérence du système dans la mesure où c'est Dieu qui
garantit l'harmonie préétablie. D'autant plus qu'insister
à ce sujet introduirait des débats superflus dans notre
discussion portant sur la réalité. Pour satisfaire aux objections
fondées sur ce point, voyons comment la théorie de la substance
peut être modifiée pour se passer de ce parti pris
théologique. Le but de la présente section n'est pas d'expulser
Dieu du système leibnizien, car ce serait le trahir au-delà de
l'acceptable, mais de montrer que la théorie de la substance, qui fait
un appel trop exprès à Dieu tout en étant une partie
essentielle du système, peut conserver une cohérence interne en
faisant abstraction de la question de l'existence de l'être
suprême. Les preuves métaphysiques que Leibniz apporte au sujet de
l'existence de Dieu sont d'une pertinence qu'on ne peut écarter, de
même que l'usage qu'il fait de ce concept, cependant, comme tout le monde
n'est pas prêt à ce type de concessions, notre présente
entreprise semble justifiée. A cette occasion nous tenterons
d'éclaircir plus que nous ne l'avons fait la communication des
substances.
Le fonctionnement basique du monde, dans la
métaphysique leibnizienne, est l'entre-expression dont font preuve les
monades. Il ne s'agit donc pas d'une action proprement dite au sens physique
car aucune ne modifie les autres en quelque manière que ce soit. Au
contraire l'harmonie préétablie garantit à toutes les
substances une concordance parfaite calculée à l'avance. Cette
harmonie a pour conséquence, en ce qui concerne la réalité
empirique, de nous donner l'impression d'une influence mécanique des
corps entre eux à une certaine échelle, et d'une interaction
entre entités épistémologiquement
indéterminées à une échelle inférieure. Mais
pour ce qui est de la réalité indépendante, les substances
sont de la pure information et l'ensemble des règles qui rendent compte
de leurs rapports mutuels peut alors constituer une théorie de
l'information. Au sein de cette théorie, l'harmonie
préétablie devient logiquement équivalente à une
explication de l'interaction entre les monades par des transferts
d'information. Mais ces transferts doivent être conçus comme
antérieurs à toute matérialité, bref c'est une
communication sans support qui peut être envisagée pour
décrire les relations entre substances. L'ordre dans lequel est
habituellement définie toute communication est donc inversé, au
lieu de n'être envisagée que comme véhiculée par la
matière, l'information est conçue comme première et c'est
alors elle qui sert de support au monde physique. Ne pouvant être
expliquée par une communication de type physicaliste, l'entre-expression
leibnizienne peut être basée sur des transferts d'information
entre substances, indépendamment de tout véhicule.
Une perception, conçue comme fondamentale, n'a rien de
paradoxale si nous tirons, comme Leibniz, toutes les conséquences du
cogito cartésien. Phénoménologiquement, lorsque
quelque chose rentre en contact avec mon épiderme, en premier me
parvient une information qui, seulement dans un deuxième temps, est
interprétée comme signifiant la présence d'une
entité physique. Seul un renversement de cet ordre d'apparition des
phénomènes permet de supposer que c'est par des moyens physiques
que fut véhiculée l'information initiale. Nous n'avons cependant
pas la moindre expérience d'une entité physique qui ne se soit
pas toujours manifestée dans un premier temps comme une simple
perception. Supposer un véhicule matériel à toute forme
d'information parvenant à la consciente dénote d'un parti pris
ontologique qui ne découle pas rigoureusement de données
empiriques. Le fait que la matière puisse servir de support à une
communication ne peut pas être exclusivement interprété
comme signifiant que l'information doit lui être postérieur. Il
est tout à fait envisageable d'en conclure que la matière est
perméable à une information qui lui indépendante ;
cette option gagne en crédibilité si l'on remarque qu'une
même information peut demeurer parfaitement identique en étant
transférée d'un support physique à un autre. Limiter la
communication à la seule communication humaine, par l'anthropocentrisme
que cela implique, nous ferme la possibilité d'une théorie de
l'information à objectivité forte. Toute information que l'humain
est capable de communiquer nécessite un support matériel, mais
cela ne signifie pas que toute information subit ce type de contrainte. Et la
physique quantique va dans ce sens car elle permet de construire des moyens de
communication efficaces sans pour autant que l'usage du concept de corps
matériel ne soit tout à fait légitime à son
sujet.
Les substances ne connaissent cependant pas uniquement la
perception, elles sont également définies par une
appétition qui peut sembler très étrangère à
une quelconque théorie de l'information. Rappelons que, si elle
correspond, pour des être de notre complexité, à ce que
couvre habituellement un tel terme, concernant la substance simple en
général, l'appétition désigne la tendance naturelle
dont fait preuve tout être pour atteindre un plus haut degré de
perfection. Cette perfection, chez Leibniz, est définie par le principe
d'économie et consiste donc en une optimisation des moyens par rapport
aux fins. Une telle idée de la perfection est non seulement concevable
dans une théorie de l'information, mais elle lui est même
très liée. Si l'on conçoit le sens comme le but de la
communication et son contenu quantitatif comme son moyen, on peut dés
lors définir le degré de perfection d'une information par
l'optimisation du sens par rapport au contenu utilisé, autrement dit par
une maximisation du qualitatif, c'est-à-dire sa variété,
et une minimisation du quantitatif. Ce qui permet alors d'expliquer, dans cette
théorie de l'information, qu'une substance, malgré son
appétition, peut tendre vers une moindre perfection, c'est qu'elle peut
recevoir une certaine quantité d'information qui n'augmente que dans une
moindre mesure son contenu qualitatif. Dans ce cas le rapport du qualitatif sur
le quantitatif, qui détermine la perfection de la substance, est bien en
diminution. De plus, au sein de notre théorie, on peut retrouver le
principe de la théorie de la substance qui suppose que lorsque les
perceptions d'une monade gagnent en distinction, les perceptions d'autres
doivent tendre vers plus de confusion. En effet, lorsqu'une monade gagne en
perfection, son contenu augmentant qualitativement, la perception qu'en a une
autre monade doit perdre symétriquement en qualité car elle rend
de moins en moins bien compte de la variété croissante de la
première monade. Donc, lors du transfert mutuel d'information qui
s'effectue perpétuellement entre deux monades, l'une des deux doit bien
agir et l'autre pâtir, aux sens métaphoriques définis dans
la théorie leibnizienne de la substance.
On peut remarquer qu'un pur transfert d'information n'est pas
vulnérable aux critiques que peut connaître un modèle
mécaniste de communication entre les substances. En effet, l'information
présentant la particularité de pouvoir être
dupliquée à loisir, il est parfaitement envisageable qu'une
information soit transmise d'une monade à une autre sans que la
première n'ait à perdre quoique ce soit. Aussi, de la même
manière qu'un support matériel peut recevoir de l'information
sans être augmenté physiquement, la monade réceptrice peut
être considérée comme modifiée par le transfert
d'information, mais pas pour autant augmentée substantiellement.
Grâce à la théorie de l'information qui
vient d'être construite, nous pouvons proposer une nouvelle description
métaphysique de la réalité indépendante,
fidèle à l'esprit de Leibniz mais tout de même
amendée dans une importante mesure car elle abandonne l'harmonie
préétablie. L'univers est un réseaux de monades, celles-ci
sont en nombre infini et toutes connectées entre elles. Puisqu'elles ne
sont toutes que des points de perceptions et qu'elles communiquent toutes entre
elles, toute monade reçoit et transmet perpétuellement de
l'information pure à toutes les autres.
Théorie de l'information et formalisme
quantique
Voyons maintenant si la théorie de la substance,
modifiée sous la forme de la théorie de l'information que nous
avons construite, n'entre pas en contradiction avec le formalisme quantique. En
conséquence des sections précédentes, nous prendrons pour
acquis la nature composée des entités quantiques et l'accord du
système leibnizien avec l'abandon de l'espace tridimensionnel que
suscite la théorie quantique.
Nous avons déjà remarqué que les
entités considérées en physique quantique peuvent
davantage être considérées comme des outils
épistémiques concernant la réalité empirique que
des objets ontologiques peuplant la réalité indépendante.
Cela s'accorde non seulement bien avec la phénoménalité
qui caractérise tous les agrégats dans le système
leibnizien, mais les objets du formalisme quantique montre alors des
caractéristiques informationnelles inédites dans le monde des
corps. Un corps matériel est une perception confuse de l'infinité
des monades qui le peuplent et qui ne possèdent aucun caractère
corpusculaire ni matériel. A ce titre une particule constitue un bon
intermédiaire entre le monde des corps et celui des âmes, en se
montrant plus corpusculaire qu'une monade mais moins qu'un objet macroscopique.
Les champs de la théorie quantique relativiste s'avèrent
d'ailleurs encore plus appropriés pour rejoindre l'idée d'une
pure information car, quelques soient les notions corpusculaires que l'on
maintient dans la théorie, ils décrivent des probabilités
d'observation concernant diverses variables et ces données semblent plus
fondamentales que ces notions. Le fait même que le nombre et la nature
des particules d'un système ne sont que des informations contenues dans
des champs rejoint l'idée leibnizienne d'une information plus
fondamentale que la matière.
Nous avons vu que d'Espagnat suggère que la
théorie quantique des champs pourrait signifier que le monde n'est pas
atomisable mais qu'il est fondamentalement un. Il n'entend pas seulement cela
concernant l'atomisme philosophique, il étend cette négation
à toute théorie qui supposerait une multitude d'entités
composant le réel et qu'il appelle
« multitudinisme ». Notons cependant que
d'Espagnat envisage ce type de théorie avec une idée trop proche
d'un atomisme classique et qu'il ne traite pas un atomisme de type
informationnel comme celui de Leibniz. Il refuse la réalité aux
particules de la même manière que nous leur avons refusé la
substantialité, parce qu'elles sont expliquées par les
entités plus fondamentales que sont les champs quantiques. Mais les
substances de Leibniz sont des points d'informations et sont aussi
nécessaires à la réalité que les unités
à toute quantité. Il est nécessaire de prendre toute la
mesure de la quantité qui apparaît dans toute formulation de la
physique quantique : si la réalité est quantifiable dans une
certaine mesure, c'est qu'elle doit être multiple. Ce qui nous refuse
alors une connaissance de fait concernant la réalité
indépendante, c'est que nous ne pouvons quantifier l'infinité
qu'elle contient ; au contraire la finitude qui nous est accessible est
celle de notre perception particulière, et c'est donc elle qui
définie la réalité empirique. C'est pourquoi toute
entité dégagée empiriquement ne pourra jamais
prétendre à un statut ontologique.
Les champs quantiques, bien qu'encore plus
éloignés du régime des corps, constituent pourtant eux
aussi des agrégats mais des agrégats de points d'information,
cela ne leur suppose donc aucune corporéité. En
considérant sa remarquable efficacité prédictive et
descriptive concernant de très petites portions de la
réalité, la théorie quantique des champs constitue, selon
la définition que nous en avons donnée dans le cadre de notre
théorie de l'information, une perception particulièrement
distincte. Cela peut également se constater dans la structure
mathématique du formalisme quantique, celle-ci permet de couvrir une
étendue inédite de phénomène grâce à
un nombre assez limité d'outils, quoiqu'ils soient chacun d'une grande
complexité. Il faudrait cependant qu'une théorie fixe une
infinité de variables à l'infinité des points du
réel si elle souhaitait atteindre une perception parfaitement distincte
et décrire la réalité indépendante.
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