PREMIERE PARTIE
Nécessité d'établir la
conformité de la foi avec la raison avant toute discussion
A - La raison en théologie, la polémique
en question, justifications.
Vouloir traiter de l'optimisme de Leibniz, c'est
obligatoirement passer par l'établissement de thèmes
métaphysiques chers a son système et par là même
cruciaux pour qui souhaite en déterminer l'essence: la liberté
(quels sont les réquisits qui font qu'une personne peut être dite
<< libre>>? Les choses peuvent elles être dites <<
libres >> ?), la nécessité (comment s'exerce-t-elle?
Peut-on la concilier avec la liberté? Sa distinction en
<<nécessité hypothétique>> et
<<nécessité absolue ou géométrique >>)
l'origine du mal (y a-t-il une <<substance>> du mal, un principe ou
n'est il pas plutôt une privation d'être? Qui est la cause du mal ?
Dieu ? L'homme ?).
C'est aussi se rendre compte que le 1 7e
siècle, dans lequel s'insère Leibniz (né en 1646 et mort
en 1716), est fait de religiosité et qu'on y débat sans cesse
autour de questions théologiques : la prédestination (chaque
individu semble destiné avant tout temps et hors de la
considération des bonnes et mauvaises actions, a la damnation ou au
salut, ce qui pose des problèmes quant aux raisons de Dieu dans
l'élection de ses créatures et laisse entrevoir une sorte de
fatalisme), la prédétermination (elle résulte de la
prescience de Dieu et de sa toute puissance et correspond a une
nécessité éternelle des évènements; il est
question ici des causes qui déterminent les créatures dans leurs
actions et est posée en ces termes: comment la détermination de
tout acte par des raisons antérieures peut elle se concilier avec la
liberté au présent qui exige que l'acte accompli soit du ressort
de la créature, du sujet ?), la grace (elle concerne aussi la
manière dont Dieu choisit ceux qui bénéficieront de son
aide et qui, parce qu'ils sont aidés, verront la vérité
comme personne et ce qui doit être fait pour réaliser le dessein
de Dieu), le péché originel (qu'a-t-il pour cause? Sa raison
d'être et sa place dans la détermination de Dieu a créer),
la querelle du pur amour (peut-on aller vers Dieu, l'aimer sans être
intéressé par les bienfaits dont il peut être la source,
l'amour de Dieu doit-il être nécessairement
désintéressé ?), la Trinité (cette question pose le
délicat problème de l'un et du multiple, de la
consubstantialité, donc de l'unité divine malgré sa
désignation dans les Ecritures en trois personnes distinctes: le
Père, le Fils et le Saint Esprit), la transsubstantiation (la
présence de Jésus-Christ dans l'eucharistie, c'est-à-dire
la transformation de la substance du pain et du vin en celle de son corps et de
son sang).
Cela étant, le 1 7e siècle est aussi
l'ère du rationalisme et de la mise en avant du pouvoir de la raison, de
ses prétentions a connaItre ce qui est dit << être >>.
Avec Leibniz, la raison est plus que jamais mise en première ligne, plus
que jamais celle-ci prétend encercler le domaine de l'être et du
connaissable, elle conquiert tout domaine oü la vérité peut
être trouvée a force de
réflexions. La philosophie de Leibniz est un
asservissement de tout ce qui est ou peut être au pouvoir de
rationalisation de l'esprit. Pour Leibniz, le domaine de l'être est en
droit, et en fait, analysable selon la méthode rationnelle que nous
divulgue le principe de raison suffisante. La formulation par Leibniz du
principe de raison - qu'Heidegger nous dit être la première et
véritable formulation, la <<naissance>> du principe de tous
les principes après le <<temps d'incubation>> qui lui a
été nécessaire afin de se révéler a la
pensée - est l'élément déclencheur et le point
central de la philosophie de Leibniz: si le principe de raison sert a Leibniz
pour l'édifice de son système et pour rendre compte de ce qui
est, il nous sert (a nous) pour montrer que la <<raison>> du
principe de raison (le principe de raison a-t-il une raison?) est l'exigence
même de raison qui se fait jour dans la pensée alors même
que cette exigence est demeurée enfouie pendant des millénaires.
Que dit le principe de raison? Ceci: <<rien n'est sans raison >>,
il assimile ainsi l'être et la raison - la raison pouvant être dite
distributive des perfections, on parle d'être tel ou tel ou encore
être dite existentielle auquel cas il s'agit de la possibilité
d'être ou de ne pas être. A. Robinet écrit dans ce sens:
<<Il y a deux modalités de la raison suffisante
[il fait du principe de la raison nécessaire et de la raison suffisante
deux principes distincts] : l'une qui concerne l'ordre distributif du tel ou
tel; l'autre qui décide de l'existence ou de la non-existence du tel ou
tel. >>1
et Heidegger:
<<D'une facon générale, c'est-à-dire
en règle générale, tout étant possède une
raison, quelle qu'elle soit, de ceci qu'il est et qu'il est tel qu'il est.
>>2
Le principe de raison suffisante encadre donc tout le domaine
du réel mais sa force réside également en ce que le
domaine du simplement possible c'est-à-dire de ce qui est pensable sans
contradiction est lui aussi tenu par l'appel du principe de raison a fournir la
raison des choses possibles en tant que telles. L'exigence du principe de
raison est posée au moyen d'une double négation << rien ne
... sans ... >>, l'existence d'exception, c'est-à-dire de choses
qui seraient sans raison, n'est même pas pensable, tout ce qui est
possède une raison d'être plutôt que de ne pas être et
d'être ainsi plutôt que autrement. La philosophie de Leibniz est un
Panlogisme, tout est
1 A. Robinet, Justice et terreur - Leibniz et leprincipe de
raison, Paris, Vrin, 2001, p.131 2M. Heidegger, Le principe de
raison, Paris, Gallimard, 1962, p.49
rationnel et intelligible a celui qui sait correctement percevoir
la série des raisons ainsi que leur enchaInement, tout est logique et
déductible des premiers principes:
<<Pour caractériser cette métaphysique d'un
seul mot, écrit Couturat, c'est unpanlogisme >>1
Nous disions que le principe de raison était le point
central de la philosophie de Leibniz, de sa métaphysique; il est en
effet présent dans chaque raisonnement que Leibniz fait, dans chaque
idée maItresse, il est comme le garant de la véracité des
assertions faites. Il sert ainsi a la démonstration de l'existence de
Dieu, a la compréhension de son essence, a l'explication du
mécanisme métaphysique qui s'exerce dans la création de
l'univers mais aussi a la compréhension de la création
elle-méme, du rapport entre elle et Dieu et nous informe en tant qu'il
prétend nous amener a une justification suffisante des actes divins. Le
principe de raison est le maître incontesté du système
leibnizien.
Cependant, alors méme que la raison prétend
pouvoir résoudre ces questions difficiles touchant Dieu et la
création (en s'exprimant a travers le principe de raison), une autre
puissance faisant autorité lui refuse toute légitimité et
prétend que les questions auxquelles elle certifie pourtant avoir droit
d'accès sont pour elles hors de portée et méme contraire a
son mode de recherche, qu'elle ne saurait trouver de vérités si
elle se lance sur ce chemin réservé. Il s'agit ici de la
confrontation de la foi avec la raison et plus généralement de la
philosophie avec la théologie, de la science avec la Religion.
En effet, ces questions ne sont elles pas du ressort de la
foi? Comment la raison pourrait-elle prétendre fournir des connaissances
sur des questions oü la Révélation a déjà
établi son autorité? Pour qu'il en soit ainsi, il faudrait que la
raison en ait les moyens et c'est, selon Leibniz, le cas. Nous l'avons dit,
c'est le principe de raison et par suite la raison elle-méme qui
s'immisce au sens propre du terme, elle intervient dans un domaine
déjà régit par la foi, donc dans un domaine qui est la
compétence d'un <<autre>> et se présente comme
investigatrice sur chaque question qui avant son <<entrée>>
relevait d'une autre puissance, d'un autre mode d'accès aux choses,
c'est-à-dire de la foi. Nous en voulons pour preuve (avec Leibniz) le
fait méme que le principe de raison soit indissociable de la preuve de
l'existence de Dieu, cela tient au fait qu'aucun des êtres
créés ne possèdent en lui-même sa raison d'exister,
par conséquent cette raison doit se trouver dans un être
nécessaire, raison de toutes choses.
1 L. Couturat, La logique de Leibniz, Alcan, 1901, Préface
p.11
<<Or nous n'avons point besoin de la foi
révélée, pour savoir qu'il y a un tel principe unique de
toutes choses, parfaitement bon et sage. La raison nous l'apprend par des
démonstrations infaillibles ; (...). >>1
Comment, dès lors que la raison nous mène a
Dieu, refuser qu'il soit légitime a celle-ci de s'attacher aux questions
de même ordre ? A regarder la philosophie de Leibniz, on ne peut s'y
opposer. Cependant, cette incursion de la raison pose le délicat
problème du rapport entre la foi et la raison et on a vite fait de
penser a un rapport conflictuel (dans la définition de la foi, on voit
déjà en quoi elle et la raison ne saurait s'entendre:
adhésion ferme de l'esprit, toute subjective - alors que la raison est
<<l'enchaInement des vérités>> selon Leibniz, menant
a l'objectivité - mais aussi forte que celle qui constitue la certitude,
elle est cependant incommunicable par la méthode démonstrative).
La foi est du domaine de la croyance, la raison du domaine du savoir, de la
connaissance.
Pourtant, la foi est loin d'être en total contradiction
avec la raison, M. Blondel écrit d'ailleurs a ce sujet:
<<Mais ce n'est pas a dire que la foi
<<s'oppose>> au savoir ou a la raison: la foi n'est ni
antiraisonnable ni a-raisonnable; elle ne méconnaIt ni ne renie le
savoir: elle se fonde sur des raisons qui sont telles que la raison, une fois
consultée, s'achève en une attestation de confiance dont il
serait ridicule et presque odieux d'établir les preuves par un
raisonnement en forme. >>2
Il y a donc certains sujets qui sont sans aucun doute
fondés en raison mais non sur des raisonnements logiques car, dans leur
cas, une simple confiance ferme est suffisante et l'expression sous forme
démonstrative, inutile et blessante pour la foi.
1 Leibniz, Essais de Théodicée, Discours de la
conformité de lafoi avec la raison §44, Paris, 1969, GF
2 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, art. <<Foi >>, Paris, 1926, PUF
- Le Discours sur la conformitéde lafoi avec la raison.
1/ La foi et la raison, deux sources de
vérités.
Il s'agit maintenant d'examiner comme il se doit la position
de Leibniz au sein de cette polémique tout en gardant a l'esprit le fait
que Leibniz va s'opposer a Bayle. Le début du Discours sur la
confor,nité de la foi avec la raison, texte précédent a
juste titre la Théodicée, nous invite a voir qu'en bon
conciliateur, Leibniz n'est ni pour les seuls partisans de la foi, ni pour les
seuls partisans de la raison. En effet, Leibniz fait de la foi et de la raison
deux sources de vérités, or comme les vérités ne
sauraient se contredire entre elles, il en sera de méme pour la raison
et la foi ; il les définit ainsi:
<<L'objet de la foi est la vérité que Dieu
a révélée d'une manière extraordinaire, et [que] la
raison est l'enchaInement des vérités, mais
particulièrement (lorsqu'elle est comparée avec la foi) de celles
oü l'esprit humain peut atteindre naturellement, sans être
aidé par les lumières de la foi. >>1
La raison est donc ici définie comme puissance capable
d'accéder a la vérité et ce quelque soit le type d'objet
auquel elle peut avoir affaire. Si vérité il y a a trouver dans
un domaine quelconque, la raison peut s'y exercer sans se voir reprocher des
prétentions qui lui sont contraires. La suite du texte nous conforte
dans cette direction en ce qu'elle établie une distinction et
méme une opposition entre la raison définie plus haut et une
raison productrice de vérités que nous pourrions appeler
<<mixtes>> étant le fruit des data de l'expérience et
de la réflexion de la raison. Leibniz définit donc initialement
une raison <<pure et nue >>, distincte de l'expérience,
trouvant par elle-méme des vérités c'est-à-dire par
la seule faculté de réflexion et par conséquent
différente de la raison que Leibniz rapproche de la foi,
elle-méme fondée sur l'expérience, c'est-à-dire sur
ceux qui ont vu les miracles et sur les Ecritures saintes transmis a travers
les siècles (la foi naissant a l'occasion de ces deux motifs).
On voit clairement ici que Leibniz entend aussi bien
défendre les droits de la raison que ceux de la foi car il reconnaIt
leur autorité individuelle. Cependant, étant donné que
c'est la raison qui, dans la polémique générale est prise
a mal du fait de son <<intrusion>> dans un domaine
réservé jusqu'alors a la théologie et a la foi, tous
partis confondus, Leibniz s'attache dans les
1 Discours, §1
paragraphes du Discours a justifier davantage le droit de la
raison dans les matières qu'il va être contraint d'aborder
étant donné sa Théodicée.
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