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La gouvernance, Etat des lieux et controverses conceptuelles

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par Cheikh NDIAYE
Université du Littoral - Doctorat 2008
  

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5. QUELQUES CRITIQUES DE LA GOUVERNANCE

Les critiques les plus répandues sont d'ordre méthodologique. Dans ses définitions englobantes, la gouvernance se préoccupe d'à peu près tous les enjeux de la vie politique, perdant ainsi sa portée heuristique. En revanche, lorsque la rigueur sémantique est au rendez- vous, la multiplicité des acceptations apparaît rédhibitoire, sauf à préciser contextes et références. La critique se fait aussi idéologique. Soit que l'on accuse la gouvernance de servir de masque aux doctrines libérales, ce qui s'avère souvent vrai ; soit que l'on comprenne l'instance sur les techniques de management comme une façon de ne pas parler de pouvoir. Mais les charges les plus intéressantes sont d'ordre scientifique, parce qu'elles aident à poser de bonnes questions. Pourtant un diagnostic de la complexification de l'action publique (de plus en plus d'acteurs liés par de plus en plus d'interactions) et formalisant un mode opératoire de «policy network», la gouvernance fait du réseau à la fois un problème et une solution. Au constat d'une fragmentation mettant à mal la conduite des politiques publiques répond l'atout d'une «mise en réseau» des acteurs. La tautologie n'en reste pas moins stimulante, provoquant l'interrogation : qu'est-ce qui motive les spécialistes du réseau qui construisent l'action collective par ses interactions renouvelées ?

A qui tout cela profite-t-il ? Fameuse question qu'on retrouve dans la sociologie urbaine marxiste des années 60-70. Patrick Le Galès ne disait pas autre chose, en évoquant dans son article séminal de 1995 la nécessité de « mettre l'accent sur les régulations sociales et politiques locales ». La gouvernance, dernier avatar technocratique en date. Tel est le deuxième type de critique souvent développé. Faisant de l'efficacité l'ambition ultime de l'action publique, la gouvernance à l'évidence confond les genres. Quid du politique, s'il s'approprie les normes de fonctionnement du monde technico-administratif ? A quelle aune mesurer la productivité décisionnelle ? L'efficacité fait-elle désormais office de légitimité ?

En conséquence, les controverses sur la gouvernance sont généralement enfermées dans deux discours contradictoires. Pour certains auteurs il faut la bonne gouvernance pour faire face aux problèmes actuels socioéconomiques et écologiques, et qui aura donc comme vocation à se substituer aux politiques publiques traditionnelles considérées comme dépassées. Pour d'autres, au contraire, la gouvernance est le problème - et non la solution - car elle ne fait que renforcer l'impuissance collective face à des défis de plus en plus ingouvernables. Dès 1995, au balbutiement de la gouvernance, William D. Sunderlin, dans un article portant sur le

25 Dont notamment David Easton, Analyse du système politique, A. Colin, Paris, 1974, et Richard Rose et Guy Peters, Can Government Go Bankrupt?, Basic Books, New York, 1978.

changement global26, mettait en évidence l'éclatement des réflexions des chercheurs autour des trois catégories «paradigmatiques»: d'un coté, ceux qui ont une vision essentiellement managériale de la «gouvernance»; de l'autre, ceux qui insistent sur les évolutions ou les différenciations culturelles; et enfin, ceux qui ont une vision «agonistique», en terme de «rapports de force», du problème, et considèrent que les solutions passent nécessairement par des changements structurels improbables (gouvernement mondial, leadership européen...).

5.1. Imperfections de la dimension normative et prescriptive de la gouvernance

Les premières critiques sur la dimension normative de la gouvernance ont porté sur l'ethnocentrisme de ce terme et sur la faiblesse des catégories politiques qu'il mobilise. La gouvernance est d'abord ancrée dans une idée spécifiquement européenne du bien politique (Pagden A 1998). C'est le modèle politique libéral tel qu'expérimenté par les pays occidentaux qui en est le fondement principal. La construction historique de ce dernier est aujourd'hui l'objet de relectures multiples par certains chercheurs qui sont intrigués par les contradictions existantes entre, d'une part, le discours libéral du «peu d'Etat» et, d'autre part, les pratiques politiques dites libérales qui ont montré la croissance exponentielle des pouvoirs de l'administration et de l'Etat sur les individus, la société et l'économie (Gauchet M. 1980). De même, il convient de s'interroger sur les traditions politiques et étatiques propres aux PVD (Badie B. 1998), Le Roy E 1983). Pour De Senarclens P, la gouvernance occulte les conflits d'intérêts, les contradictions et l'hégémonie ; elle occulte, de plus, le fait que le politique soit d'abord une culture et une histoire. Elle met l'accent sur le consensus et elle ne constitue pas une réflexion sur le pouvoir mais sur les modes les plus efficients de «gestion» de la société.

La deuxième série de critiques a porté sur les relations entre la gouvernance, la mondialisation, la démocratie et le développement. Pour plusieurs auteurs, cet avènement d'un temps mondial marqué par la fin du totalitarisme et l'avènement de la démocratie est loin d'être évident. Pour eux, la mondialisation signifie plutôt une société capitaliste sans bornes ni frontières et il n'est pas étonnant que la manifestation de ce «temps mondial» se soit accompagnée d'une remontée de «temps locaux» qui le contredisent. Ce «localisme» lié à de nouvelles revendications identitaires, religieuses ou «ethniques» et à l'apparition de nouvelles solidarités se substituant aux solidarités nationales (Latouche S, 2004. Williams J-C, 1998 ; Badie B 1998 ; Zaoual H 1999)

De même, la concentration des grandes décisions économiques aux mains de certaines institutions financières et capitales occidentales ne fait qu'accroître la dépendance des pays du Sud. Il est faux de croire que les politiques d'ajustement structurel qui conduisent à l'affaiblissement de la légitimité des Etats Nationaux, conduisent à une dissolution des prérogatives politiques. Celles-ci sont en fait transférées à des experts à qui on reconnaît compétence et indépendance face aux pressions et pouvoirs locaux (de Alcantara C.H, 1998). Enfin, la liaison entre démocratie et développement sous jacente à la «bonne gouvernance» n'est pas prouvée. Certains pays sont arrivés à se développer malgré l'autoritarisme de leur système politique et inversement la démocratie libérale dans le monde occidental a montré qu'elle était accompagnée de phénomène d'exclusion (William J-C 1998).

Il en est de même pour les postulats sur lesquels se base la gouvernance. Est-il vrai qu'il
existe une crise de la gouvernabilité et que l'Etat n'a plus que l'apparence du pouvoir, les
marchés internationaux étant les véritables arbitres ? La globalisation impose-t-elle vraiment

26 W. D. Sunderlin, « Global environmental change, sociology and paradigm isolation». Global environmental change, Vol. 5, Number 3, June 1995.

une pression telle sur les Etats-providence que ceux-ci sont dans l'obligation de s'adapter ou de périr? Ces propos rejoignent les réflexions de Bertand Badie qui montre que, face à sa remise en cause, l'Etat se défend et reconstruit sa domination sur de nouvelles bases. La crise de la territorialité atteint les Etats mais ne les abolit pas. Les Etats savent capter la déterritorialisation pour se créer de nouveaux avantages. (William J-C, 1998 Merrien F-X, 1998 Badie B.1998). Enfin, est-il vrai qu'il y a une crise de légitimité de l'Etat-providence et peut-on dire que les mesures de bonne gouvernance sont plus adaptées au contexte ?

Les théories économiques du développement ont fréquemment échoué à prendre en compte le «facteur étatique» dans toute sa complexité et la théorie de la gouvernance n'échappe pas à ce constat. Elle repose, elle-aussi, sur une figure mythique de l'Etat à l'instar de la figure de «l'Etat développeur», acteur unique du décollage économique des années 1950 et à l'instar du mythe de «l'Etat fantoche» des années 1960-70, du fait de sa dépendance par rapport aux pays occidentaux. Le mythe propre à la gouvernance repose sur celui de «l'Etat modeste libéral». (Ben Nefissa, 2000) Cette théorie n'est-elle pas remise en cause par le fait que certains pays nouvellement industrialisés comme les dragons (Corée du Sud, Taiwan, etc.) ont disposé d'Etats qui avaient beaucoup de pouvoirs. Cette offensive antiétatique ne peut-elle pas produire dans certains PVD son contraire par l'érosion des ressources fiscales de l'Etat qui pourrait affaiblir le secteur privé en supprimant un certain nombre de ses ressources publiques (Petiteville F 1998) ?

Enfin, l'apologie du néolibéralisme et des vertus du marché sous-jacente à la notion de gouvernance valorise de manière naïve les autres acteurs en dehors de l'Etat et les vertus du secteur privé. Ce dernier vise principalement le profit et peut parfaitement s'accommoder d'un Etat hégémonique. Quant aux capacités régulatrices et gestionnaires des ONG, elles ont plusieurs limites. Les ONG n'ont en fait que des visions sectorielles, elles sont parfois très liées aux Etats et elles-mêmes sont traversées par les phénomènes de pouvoir et d'inégalité sans oublier que leurs activités sont généralement «palliatives». La fragilisation des Etats dont est porteuse la notion de gouvernance peut conduire à de très graves problèmes sociaux, notamment pour les PVD. L'irruption des ONG, experts, bureaucrates transnationaux, réseaux locaux et régionaux est loin de résoudre la question de la participation politique et du contrôle des instances de pouvoir. De toutes les manières, les Etats sont toujours présents et les conflits inhérents à l'essence du politique n'ont aucune chance de se dissoudre durablement dans une gouvernance technocratique et administrative (de Senarclens P op cit, Leca J op cit).

Au regard de cette évolution, Il n'est donc pas étonnant de constater que le concept de gouvernance est au centre de la réflexion théorique, sur les plans politique et économique des pays de l'OCDE, de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international ou du groupe de la Banque africaine de développement. Il est encore moins étonnant de relever que le contenu théorique qu'elles déclinent à la gouvernance, traduit une vision du monde, leur vision du monde, c'est-à-dire une conception philosophique, politique et économique de l'Etat lui- même. Ceci conduit Marie Smouts à souligner : « Quoi qu'il en soit, pour les spécialistes d'économie politique internationale, le concept de gouvernance est lié à ce que les grands organismes de financement en ont fait : un outil idéologique au service de l'Etat minimum» (Marie Smouts 1998). Dans cette même lignée de pensée, Cynthia Hewitt de Alcantara considère que « le concept de gouvernance est venu à point nommé en ce qu'il a permis aux institutions financières internationales d'abandonner l'économisme et de revenir aux questions sociales et politiques essentielles que posait le calendrier des restructurations économiques. Il permettait de surcroît de ne pas s'opposer trop ouvertement à des gouvernements qui, en général, n'aimaient guère que des prêteurs leur donnent des leçons sur

des points sensibles de politique intérieure et d'administration. En parlant de «gouvernance» plutôt que de «réforme de l'état» ou de changement politique ou social, les banques multilatérales et organismes de développement, ont pu aborder des questions délicates susceptibles d'être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d'être libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d'être soupçonnés d'outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques d 'Etats souverains » (1998, p. 3).

Ainsi, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), considère la gouvernance comme étant l'exercice de l'autorité économique, politique et administrative en vue de gérer les affaires d'un pays. Elle englobe les mécanismes, les processus et les institutions par le biais desquels les citoyens et les divers groupes expriment leurs intérêts, exercent leurs droits juridiques, assument leurs obligations. Dans cette acception, la société civile et le secteur public deviennent des institutions de gouvernance au même titre que l'Etat lui-même. Cette définition traduit une vision du monde où l'Etat devient moins régalien, où la société civile prend une part active dans l'élaboration, l'exécution, le suivi et le contrôle des politiques et programmes de développement, où l'organisation économique est d'essence libérale. Lorsqu'on examine le rôle de chacune de ces institutions dans une perspective historique et dynamique, on constate que dans la majeure partie des sociétés en développement il n'existe encore ni de société civile forte, indépendante, représentative et constitutive de véritable contre pouvoir, apte à susciter, voire à imposer aux dirigeants des politiques faites de transparence, de responsabilité et d'imputabilité, ni de réel secteur privé productif, promouvant la croissance économique et le développement humain durable.

Comment donc les pays en développement pourront-ils réaliser la bonne gouvernance dans les termes fixés par les institutions financières, au stade actuel du développement des forces productives et des rapports actuels socio-économiques de production de ces pays ? En faisant de la bonne gouvernance, aux conditions édictées par ces institutions financières, une condition du soutien financier, ne risque-t-on pas de condamner à la misère des millions d'humains de notre planète ? Dans les pays industrialisés où ces processus ont été générés par l'histoire, on ne peut négliger la part prépondérante prise par l'Etat occidental lui-même dans le développement, l'organisation et l'expansion des enseignements primaire, secondaire, supérieur, de la recherche, de la formation, autant d'éléments, combinés avec le combat pour le respect des libertés fondamentales qui ont généré, entretenu et soutenu le développement d'opinions nationales et donc de sociétés civiles organisées et conscientes, jouant le rôle de contre pouvoir. C'est également l'Etat dans les pays industrialisés qui a organisé, soutenu, impulsé, le secteur public certes, mais aussi le secteur privé, par l'encouragement des initiatives privées, la définition des cadres juridiques, institutionnels et fiscaux incitatifs, le soutien financier à l'investissement, l'incitation à la création des industries et des emplois, la protection de la production nationale, la recherche de marchés extérieurs (combien de chefs d'entreprises des pays membres de l'OCDE accompagnent leurs chefs d'Etats dans les visites de travail à l'extérieur, à la recherche de marchés ?), la création d'emplois, ou la mise en oeuvre de politiques de sécurité sociale. C'est encore l'Etat qui a soutenu et encadré les politiques en matière agricole et de sécurité alimentaire, en matière de santé, ou de stratégie énergétique. Combien d'Etats occidentaux accordent des subventions au domaine de l'agriculture, de l'élevage, aux petites et moyennes entreprises, etc. ? Or, voici que, pour de nombreux pays en développement, on voudrait éloigner l'Etat de la gestion et du soutien à des secteurs stratégiques, à l'image d'une cellule qui perd ainsi son noyau central.

Voici que l'on définit la bonne gouvernance comme résultant de l'interaction de trois
institutions distinctes qui dans bien des cas demeurent inefficientes, structurellement et

fonctionnellement inaccomplies dans les pays en développement caractérisés en particulier par :

· des Etats aux prérogatives et compétences amoindries ;

· des sociétés civiles en balbutiement et dans beaucoup de cas inféodées aux pouvoirs en place ou aux partis politiques d'opposition ;

· des secteurs privés dont la production est dans de nombreux pays insignifiante, car structures largement informelles, qui contribuent de manière insuffisante à la croissance, à la création d'emplois et à la fiscalité. Le tissu industriel existant, de part son caractère excentré alimente davantage l'économie externe que la croissance interne.

Par ailleurs, on oublie surtout, que la démocratie est d'abord démocratisation, et donc processus qui s'inscrit dans l'histoire et la durée. En imposant aujourd'hui à l'Afrique de réaliser ici et maintenant la bonne gouvernance pour accéder aux ressources financières nécessaires à promouvoir son développement, et ce en l'absence même des institutions et conditions historiques nécessaires à celle ci, ne condamne-t-on pas l'Afrique et les pays en développement en général à végéter dans la misère et le sous-développement ? En vérité, comme nous l'avons évoqué, si la construction de l'Etat, ainsi que des nations dans les pays industrialisés d'Occident, constitue une résultante d'un processus historique endogène, il en est tout autrement dans la majeure partie des états africains où les processus obéissent, par le fait de la domination, à des impulsions exogènes, pour prendre la forme de greffons ou de transplants dont les processus de gestation, de maturation et d'évolution sont plus souvent a- historiques qu'inscrits dans la genèse naturelle et évolutive de ces sociétés elles-mêmes.

Il s'ensuit que, si l'Etat colonial ou néocolonial africain était déjà de structure et de fonction exogène, la conception et la définition de la gouvernance rendue à l'examen de la réalité africaine d'aujourd'hui par les institutions financières internationales répondent d'avantage à des préoccupations et des intérêts externes qu'à des évolutions générées par les processus internes, fruits d'une évolution historique propre au continent. (Yenikoye 2002). Ainsi que le relèvent M. Bratton et D. Rothchild, « cette abdication partielle de la souveraineté en Afrique quant aux décisions politiques entre les mains de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international a plutôt miné la légitimité politique des élites de l 'Etat en exercice qu'elle ne l'a favorisée ». (1993, p. 377) Lofchie pour sa part, renchérit sur le même ton en soulignant que « dans les pays africains, le pouvoir de décider de la distribution des ressources repose en réalité entre les mains des grandes institutions de prêt internationales qui peuvent dicter à leur gré les termes des diverses politiques d'ajustement économique «. (1989, p. 20).

Peut-on donc raisonnablement, dans le contexte de la mondialisation, de la constitution de vastes ensembles régionaux interdépendants, mais plus encore des relations entre les pays en développement (pour l'usage desquels le concept de bonne gouvernance semble s'adresser en priorité) et les puissances économiques et financières occidentales, définir la bonne gouvernance dans ses seuls effets internes, et occulter les influences externes souvent déterminantes sur les actions internes de gouvernance elles-mêmes ? Or, les approches faites ici et là du concept, et principalement par les institutions financières internationales qui se sont appropriées le terme, oublient opportunément de relever une telle dimension qui mettrait vite en cause la réalité de leur pouvoir de décision et de contrôle en matière de politique, programme et plans d'action des pays en développement.

Plus qu'un alibi, le concept de «gouvernance» constitue aujourd'hui, par la mise en avant du
qualificatif «bonne gouvernance», élevé au rang de conditionnalité économique, financière et
politique, le moyen le plus sûr d'interférer dans la marche de l'histoire des pays en

développement pour en déterminer la destinée et imposer une conception de l'Etat, une forme d'organisation politique, économique et sociale tournée davantage vers la satisfaction des intérêts du capital international. En effet, en éclatant l'Etat en trois institutions distinctes dont la réalité et l'effectivité historiques paraissent bien inaccomplies à ce jour dans les pays en développement, en préconisant l'Etat minimum, en conditionnant toute forme de soutien à l'adhésion et la mise en oeuvre de politiques d'ajustement structurel où le social est bien souvent mis au ban de l'analyse et de l'action, en imposant un ultralibéralisme dont les effets et contre-effets sont sans commune mesure avec les capacités d'action et de réaction de sociétés civiles en balbutiement, en imposant une philosophie de la libre concurrence dans un environnement économique où prévaut en réalité la loi du monopole, en déstructurant le secteur des entreprises publiques stratégiques par une privatisation sauvage dont la conséquence résulte dans leur reprise en main par les multinationales et les capitaux extérieurs, et tout ceci a contrario de toutes les conditions historiques ayant secrété, généré et entretenu le développement économique et social de l'Occident, les institutions financières internationales finissent, à terme, par se substituer aux Etats des pays en développement eux- mêmes, pour décider et agir à leur place, au bénéfice des intérêts bien compris du capital international. Il doit appartenir donc, aux pays en développement et aux citoyens de ces Etats d'en avoir conscience, non pas pour rejeter le concept de gouvernance lui-même, qui constitue aujourd'hui un fait établi, mais pour concevoir les instruments par lesquels la réflexion, l'analyse et l'action sur la gouvernance se révéleront porteuses d'un Développement humain durable au profit des populations déshéritées d'une humanité soumise au principe de rotation et d'évolution à deux vitesses.

Pour revenir sur les controverses globales de la gouvernance, nous pouvons dire en résumé, que les critiques se structurent autour d'une double opposition: pour certains auteurs, ce sont les conditions de mise en oeuvre qui sont critiquables; pour d'autres ce sont, au contraire, les objectifs eux-mêmes. Ce qui est pour les uns une question de transition, est vu par les autres comme une inadaptation structurelle. Ce qui signifie que pour le premier groupe, largement majoritaire, ce sont essentiellement les conditions dans lesquelles les politiques délibératives sont mises en oeuvre qui incitent au pessimisme : un accès au débat encore trop inégal, le pluralisme non respecté, une autonomie réduite des acteurs consultés, l'équivalence des intérêts mal garantie, une interaction entre parties prenantes beaucoup trop faible, des procédures marginalisées, des conclusions non publiées ou sans suite opératoire. Mais jusque là on reste un scepticisme modéré car on est dans le registre des dysfonctionnements pour lesquels il existe, en principe, des solutions managériales27.

Dans un second registre beaucoup plus pessimiste, ce ne sont pas les procédures qui sont mises en cause, mais plutôt l'existence des conditions culturelles nécessaires pour les faire fonctionner. L'hypothèse d'un activisme de la société civile, d'une mobilisation spontanée des acteurs est fortement questionnée. On lui oppose le constat d'une très large indifférence démocratique comme tout ce qui relève des problèmes globaux. Le point faible de tous les espoirs placés dans la gouvernance, comme le souligne Theys est en effet que ceux-ci reposent sur le présupposé de transformations culturelles importantes : l'existence d'acteurs intéressés à s'engager dans l'action collective, une sensibilité suffisante au problème posé, un minimum de connaissance et de confiance réciproque. Or l'expérience historique a clairement montré, qu'en dehors des problèmes locaux, cette transposition vers «l'autorégulation»

27 Tout un ensemble de travaux s'attache en effet à définir les "règles du jeu" d'une participation efficace. Voir par exemple Patrice DURAN, (opus cité), mais également Pierre LAS COUMES: «Information, consultation expérimentation; les activités et les formes d'organisation au sein des forums hybrides», CNRS, 1997, programmes " Risques collectifs et situations de crise", Paris.

réussie pouvait prendre souvent un temps très long. Si la circulation de l'information est aujourd'hui d'une accessibilité presque immédiate, il n'en demeure pas moins de se rendre compte des difficultés de passage entre l'opinion publique et la connaissance scientifique; et l'importance décisive du «knowledge gap», considéré par Robert DAHL comme le principal obstacle à la démocratie. Il y a donc clairement un risque que la participation arrive toujours avec un «train de retard» - ce qui rejoint le problème de l'inanité.

Dans une troisième perspective critique, les échecs de la gouvernance s'expliquent par l'inadéquation de ses objectifs. Ce qui est mis en cause ici, c'est une certaine dérive libérale et néo-corporative de la gouvernance qui tend à en faire un substitut des formes classiques d'action publique; l'illusion d'une «pilotless policy» - dont parlait Norton LONG en 1958-, sans mandat d'autorité, sans hiérarchisation des intérêts, sans institutions de contrôle. L'idée, aussi, que la participation - dans un contexte de crise - pourrait efficacement remplacer les formes électives de la démocratie. Dans cette troisième perspective, qui donne la priorité aux structures de gouvernabilité, le risque majeur par exemple en matière d'environnement apparaît en effet moins celui d'un manque de légitimité des décisions publiques que celui d'un affaiblissement des institutions - en particulier aux niveaux international et local; d'une absence de leadership face à des rapports de force défavorables; d'une dilution des responsabilités liée, par exemple, à la multiplication des partenariats ou à une décentralisation mal maîtrisée; et finalement d'une impuissance de la démocratie représentative face à un double phénomène de polarisation, autour des relations producteurs - consommateurs, et autour des phénomènes de «glocalisation» (convergence des réseaux locaux et supranationaux d'action publique)28. Ce n'est donc pas l'ambition d'une plus grande ouverture démocratique qui est critiquée, mais plutôt la tentation de faire de la gouvernance un nouveau mythe politique se substituant aux autres.

A cela s'oppose une quatrième et dernière position, encore plus radicalement pessimiste, qui met, elle, directement en doute à travers la notion de gouvernance la capacité même des démocraties à prendre en compte leurs responsabilités à long terme - en particulier dans le domaine de l'environnement. S'appuyant sur Hans Jonas et son «Principe responsabilité», certains mouvements écologistes opposent en effet à «l'indifférence démocratique» la nécessité d'une prise en charge par une élite éclairée de l'avenir à long terme de la planète. Exprimé de cette manière, l'argument est difficilement acceptable. Mais dans un registre plus modéré, certains experts, comme Giandomenico Majone, plaident pour le développement d'institutions non majoritaires29 ou d'autorités indépendantes, capables de garantir le respect d'objectif à long terme en s'affranchissant des incertitudes de la démocratie élective. C'est dans cette même lignée que s'inscrivent Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe en contestant dans leur ouvrage30, le monopole des scientifiques dans la marche de nos sociétés surtout dans un contexte où les problématiques de la participation des citoyens ou encore de la gouvernance occupent de plus en plus les discours politiques. Ils tentent à travers la «démocratie dialogique» de donner un fondement et une légitimité théorique aux aspirations des citoyens à s'immiscer dans les processus de décision technique et scientifique ; tendance constatée par la multiplication de situations problématiques difficilement gouvernables ces dernières années (déchets nucléaires, gaz à effet de serres, OGM...). Pour eux ces situations ont pour point commun de combiner incertitude scientifique et stratégies

28 Source: Jan VAN TANTENHOVE: «Political modernization and environmental policy», in Jacques THEYS: L'environnement au XXI siècle, Editions GERMES, 1998.

29 Giandomenico MAJONE: " Temporal consistency and policy credibility: Why democracies need non
majoritarian institutions?"
, in Jacques THEYS (ed) The environment in the 21th century, GERMES, Paris, 1998.

30 « Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique », Le Seuil, Paris, 2001.

divergentes d'acteurs, de groupes concernés mobilisés, créant une situation de controverse, que les auteurs appellent «controverse sociotechnique» ; «Les controverses engendrées [...] vont bien au-delà des seules questions techniques. Un de leurs enjeux est [...] d'établir une frontière nette et largement acceptée entre ce qui est considéré comme indiscutablement technique et ce qui est reconnu comme indiscutablement social. [...] Reconnaître sa dimension sociale, c'est redonner une chance [à un dossier] d'être discuté dans des arènes politiques.» (p. 45, 2001).

En effet, les controverses socio-techniques, se multiplient sur fond d'incertitudes, et mettent à mal le monopole des scientifiques sur les questions de choix techniques. Ce monopole à dire la vérité des choses, des lois de la nature, et la séparation classique science (faits) / politique (valeurs), est fondé sur ce que Bruno Latour appelle une «Constitution», modèle métaphysique séparant la nature transcendante et la société31. Les scientifiques acquièrent ainsi un pouvoir politique gigantesque (Latour parle de «la plus fabuleuse capacité politique jamais inventée [...] faire parler le monde muet, dire le vrai sans être discuté», op. cit., 1999,

p. 28) sous couvert de la « neutralité de la science « puisqu'ils ont le pouvoir d'imposer de nouveaux objets dans la société et de faire taire les oppositions des autres acteurs sociaux, des « profanes « ; en effet, toutes les décisions techniques prises par le politique s'appuyant sur la légitimité du savoir scientifique, celles-ci échappent au débat démocratique bien qu'elles engagent notre mode de vivre ensemble. La sociologie des sciences a pourtant bien établi que la production de connaissances n'est pas aussi désintéressée, pure de tout enjeu de pouvoir et de société, que les représentations classiques de la science (la recherche de la vérité...) le prétendent. Ce modèle métaphysique apparaît alors illégitime d'un point de vue épistémologique et démocratique.

Ces premiers apports théoriques de «délégitimation» du monopole des scientifiques et experts dans l'orientation des choix techniques du politique effectué par Latour, semblent soutenir les essais de Callon, Lascoumes et Barthe de «légitimation» de la possibilité pour les «profanes» (il peut s'agir de riverains, d'élus, d'acteurs associatifs, comme de scientifiques issus de disciplines non prises en compte dans un projet technique...) de participer aux débats et aux prises de décision sociotechniques aux côtés des scientifiques et des experts. Cette réflexion s'inscrit dans une perspective sociologique constructiviste et se fonde sur l'étude de différents exemples de controverses sociotechniques récentes. Ces controverses issues de la mobilisation des acteurs autour d'incertitudes pour faire entendre leur point de vue, en se constituant en groupes concernés, aptes à débattre des mesures à prendre dans ces situations avec les décideurs politiques et les scientifiques. Si la question reste technique, elle est confisquée par les scientifiques et les experts. Or, observent les trois auteurs, ces controverses se multiplient dans des espaces qu'ils appellent des «forums hybrides» ; des espaces « ouverts où des groupes peuvent se mobiliser pour débattre des choix techniques qui engagent le collectif» ; des forums «hybrides» car ces groupes engagés et leurs porte-parole sont hétérogènes (experts, profanes, hommes politiques...), ainsi que les questions et les problèmes soulevés, qui vont des domaines purement scientifiques et techniques aux questions économiques, éthiques (pp. 35-36). Un modèle de «démocratie dialogique» serait ainsi en construction dans les pratiques32.

31 Bruno Latour, 1999, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte.

32 Cette idée de "démocratie dialogique" s'inscrit dans le cadre plus général de réflexion sur les formes de la démocratie, de la délibération et de la participation. Voir par exemple le n°57 (vol.15, juin 2002) de la revue Politix, "Démocratie et délibération"; ainsi que : C.R.A.P.S./C.U.R.A.P.P., 1999, La démocratie locale. Représentation, participation et espace public, Paris, PUF.

Les trois auteurs mettent ainsi en évidence différentes situations de controverse sociotechnique posant un problème de gouvernabilité, en exposent et analysent dans chaque cas le processus d'émergence, de constitution de forums hybrides et de coopérations entre experts et groupes concernés «profanes». Les controverses sociotechniques entraînent ainsi une «prolifération du social», c'est-à-dire une multiplication des groupes concernés par différentes questions ou décisions techniques auxquelles ils tentent de participer pour y défendre leurs intérêts. Au cours de l'échange réciproque, de l'apprentissage commun produit pendant la controverse, ces groupes concernés participent à «l'élaboration du monde commun», qu'il soit micro-local ou plus vaste. Cette prolifération du social pose la question de la représentation des minorités dans ces controverses sociotechniques qui constituent des activités pleinement politiques. Le modèle dialogique tel qu'il s'expérimente ainsi au sein de différentes procédures depuis une trentaine d'années constitue selon les auteurs une alternative qui pourrait faire l'objet d'une transposition vers des questions politiques qui ne sont pas de l'ordre de la démocratie technique, pour repenser la question de la représentation des minorités. C'est en effet dans le sens où la démocratie dialogique refuse toute forme de majorité pour au contraire favoriser l'échange, l'apprentissage réciproque et l'empathie des acteurs, dans une dynamique progressive, qu'elle apparaît complémentaire de la démocratie représentative (ou «délégative»). Il ne s'agit pas de remettre en cause les procédures de représentation par le vote, mais d'atténuer la «tyrannie de la majorité», en enrichissant la logique délégative par les apports de la démocratie dialogique, telle qu'elle apparaît à l'oeuvre, émergente, dans les forums hybrides. Il ne s'agit pas de supprimer la démocratie délégative mais de la compléter par des procédures participatives particularisantes permettant une action mesurée à la place de décisions unilatérales s'imposant de manière hétéronome, comme il ne s'agissait pas de nier la science et son difficile accès, mais de lui refuser le monopole du savoir. La représentation des minorités constitue selon les auteurs une des innovations procédurales des forums hybrides et de la démocratie technique, la plus à même d'enrichir la démocratie délégative, de réduire les logiques majoritaires abstraites au profit de la prise en compte de l'existence des groupes concrets.

Comme nous le constatons à la diversité des propos précédents, les perspectives ouvertes par la gouvernance suscitent donc beaucoup de controverses et pas mal d'interrogations. Cette perplexité traduit sans doute la difficulté d'articuler démocratie et complexité, démocratie et expertise. Mais elle témoigne aussi de la vivacité du débat qui, autour du thème de la gouvernance, oppose différentes conceptions alternatives de la démocratie. Ainsi, du point de vue pragmatique, au lieu d'opposer une conception idyllique de la bonne gouvernance à un pessimisme sans borne, il est urgent de construire des passerelles entre ces différentes positions; et de se placer non pas dans une logique de substitution des formes démocratiques de gouvernance aux modes classiques d'action publiques - mais plutôt dans une perspective de complémentarité et de nouvelle «distribution des tâches» entre l'Etat et la société civile, entre la démocratie représentative et la démocratie délibérative, et même démocratie dialogique ; entre l'innovation managériale et la crédibilité institutionnelle. Cela revient à mettre la gouvernance à l'épreuve des réalités, ou à l'épreuve de la gouvernabilité (et de ses contradictions).

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote