2. APPROCHE TITROLOGIQUE DE Kiffe kiffe demain
Dans notre cas, le rôle du titre "Kiffe
kiffe demain" est complexe et, par conséquent, nous
examinerons sa fonction par rapport au texte du roman. A travers ce roman, nous
essayerons d'étudier la stratégie mise en place par le titre pour
reproduire indirectement le texte du roman.
En effet, avec le titre Kiffe kiffe
demain nous sommes en présence d'un énoncé
connotatif. Cependant l'originalité de ce titre réside au niveau
de sa structure, il serait alors intéressant de l'approcher aussi bien
sur le plan morphosyntaxique que sémantique. En effet, "le titre du
roman requiert une véritable analyse de discours, comme préalable
à son interprétation idéologique et
esthétique."1
Nous nous appuierons dans notre analyse sur les travaux de Leo
Hoek qui, comme le remarque Henri Mitterand, propose un modèle
sémantique qui consiste en un découpage " des monèmes
constitutifs du titre, appelés ici opérateurs, selon une
catégorisation qui distingue l'animé humain
(considéré pour sa condition, exemple La Demoiselle
d'Opéra, ses qualifications, sa situation narrative), l'inanimé
(opérateurs objectaux, par exemple les Gommes), la temporalité
(indications de durée et d'époque, par exemple Chronique du
règne de Charles IX ou La Semaine Chronique du règne de Charles
IX ou La Semaine Sainte), la spatialité (par exemple le labyrinthe ou
Notre-Dame de Paris), l'événement( ce qu'on pourrait appeler des
opérateurs "narratiques", ou encore factuels, par exemple La
Débâcle, La Curée)"2.
Au plan du dénoté le titre Kiffe
kiffe demain ne comporte pas d'opérateur spatial, non plus
d'opérateur objectal, ni d'opérateur évènementiel.
En revanche, il est constitué d'un syntagme verbal un peu particulier
car le verbe "Kiffer" est répété deux fois et
suivi d'un opérateur temporel "demain". Remarquons-le, cette
reprise du verbe n'est pas admissible au niveau de l'écrit mais reste
tout de même courante à
1 Mitterand, Henri, « Les titres des romans
de Guy des Cars », op.cit, p92.
2 Ibid. p93.
l'oral, comment peut-on alors interpréter cette
récurrence? Serait-il un énoncé articulé en
situation d'oral où la répétition représente une
forme d'insistance sur l'importance du mot répété? Ou
bien, cela ne serait-il qu'une sorte de jeu de mots pour faire allusion
à autre chose qu'au sens dénoté du mot?
Quant à l'opérateur temporel "demain",
il dénote un futur très proche et bien précis : la
journée qui suit "aujourd'hui". Cependant, ce même
opérateur sur le plan connotatif renvoie à l'Avenir dans son sens
large. Nous pouvons ainsi dire que l'action se passera dans un présent
aspirant à un lendemain. Mais la nature de ce "lendemain"
dépendrait du sens donné au syntagme verbal "kiffe kiffe
".
Revenons d'abord sur la signification du mot argotique
"Kiffer" : ce verbe est un néologisme qui a vite gagné droit de
cité dans le jargon des jeunes français et qui a pris le sens de
"aimer". Kiffe kiffe demain serait alors : "aime
aime demain", la répétition du verbe n'est pas alors
fortuite mais tout au contraire est utilisée à dessein pour
insister sur l'importance de garder l'espoir et d'avoir confiance en son
lendemain.
Cependant le jeu sur les sonorités nous oriente vers un
sens opposé en faisant allusion à l'homophone "kifkif"
qui veut dire "c'est exactement pareil". L'expression Kifkif est
à l'origine une expression arabe qui semble avoir été
importée en France au XIXe siècle par les soldats qui avaient
été envoyés en Afrique du Nord. Donc, cette expression
s'est introduite dans la langue française tout en gardant la même
signification "pareil" et a réussi à être admise dans le
dictionnaire. Cependant, l'expression "kifkif" n'est utilisée
qu'en langue familière et notamment entre jeunes. L'allusion à
une telle expression nous renseigne sur le genre de langue employée par
Faiza Guène.
La combinaison du monème "Kiffe kiffe"'(pris
ainsi dans le sens kif-kif) et l'opérateur temporel
"demain" témoigne d'un vide, d'un lendemain inconnu, d'une
perte, et par là même, d'une nécessité de
quête. Cela annonce clairement le contenu
du roman. D'ailleurs, les premières pages du roman nous
informant que la narratrice est abandonnée par son père annoncent
cette perte:
"...les profs, entre deux grèves, se sont dit que
j'avais besoin de voir quelqu'un parce qu'ils me trouvaient renfermée
(...) je crois que je suis comme ça depuis que mon père est
parti. Il est parti loin." (pp.9.10)
De plus, le monème «demain» précise la
nature de la perte et le terrain dans lequel les personnages de Guène
vont s'inscrire. En effet, l'histoire de la narratrice est celle de son
entourage, de toute une communauté beurette souffrant de :
l'acculturation, l'intégration, la différence, l'injustice etc.
Cet espace d'injustice entraîne un désespoir et du fait une perte
de confiance en soi et en son lendemain.
Le titre pris dans le sens de Kifkif demain
fonctionne sur une condition d'opérateur psychologique car il renvoie
à un état d'âme: le pessimisme et l'indifférence.
Claude Duchet propose à ce genre de titre le terme de "sème
pathétique"1
Cependant, si le titre est pris dans le sens de
"Kiffe kiffe demain", l'opérateur temporel
"demain" connoterait "l'espoir" et "le rêve d'un meilleur
lendemain". Ce titre réunissant les deux revers de la vie : amour
espoir/ pessimisme désespoir ne peut-il pas être
considéré comme un opérateur
évènementiel?
Remarquons également que dans Kiffe kiffe
demain le verbe est conjugué à l'impératif.
Rappelons-le ce temps est utilisé soit pour donner des ordres, soit pour
inciter quelqu'un à faire quelque chose et concernant notre titre, comme
on l'a vu plus haut, nous retenons cette dernière utilisation.
En outre, le verbe "kiffer" est conjugué à la
deuxième personne du singulier autrement dit cet énoncé
soit est adressé à quelqu'un de familier, soit il est
articulé en situation d'oral où la plupart des conversations se
tiennent souvent à la deuxième personne du singulier (le
vouvoiement est rarement utilisé). "La deuxième personne
1 C. Duchet cité par Mitterand, Henri, «
Les titres des romans de Guy des Cars », in C. Duchet,
Sociocritique, Nathan, 1979, p92.
peut désigner soit un locuteur déterminé,
soit une personne fictive"1, et dans ce titre la deuxième
personne interpelle tout lecteur averti. Ainsi, l'auteur a voulu dès le
début induire le lecteur en complice, c'est-à-dire l'impliquer en
instaurant cette atmosphère d'intimité. En effet, tout titre
"passe contrat avec le futur lecteur : c'est sa valeur illocutoire, sa valeur
contractuelle, ce qui en fait un acte de parole performatif. Il promet savoir
et plaisir."2
Le titre Kiffe kiffe demain est un
énoncé court, facile à mémoriser et "allusif" (il
ne dévoile pas tout). Nous décelons également une
exploitation extrême des traits prosodiques, de la polysémie et de
la symbolique des mots.
La séduction d'un titre varie d'un auteur à un
autre selon ses objectifs, son talent, les époques et le type de
lectorat visé. Cette forme d'attraction peut se faire aussi bien au
niveau du contenu qu'à celui de la forme. En ce qui concerne notre jeune
auteure, elle a choisi de renforcer cette séduction en jouant à
la fois sur les deux aspects. Nous remarquons d'abord un jeu sur les
sonorités (le titre offre des allitérations en "k" et "f") puis
une sorte d'ambiguïté produite par la signification connotative du
titre.
Cela dit, le titre "Kiffe kiffe
demain" réunit deux signifiés prenant une valeur
oxymorique (Kiffer et kifkif) d'où sa polysémie. Il a ainsi une
valeur métaphorique c'est-à-dire qu'il résume le contenu
du roman d'une façon symbolique. Leo Hoek propose pour ce genre de titre
résumant le sujet l'appellation " titre subjectal"3. En
effet, l'expression "Kiffe kiffe demain" est
polysémique et cela se confirme à la lecture du roman. Doria se
présente dès les premières pages du roman, après
avoir
1 Benviniste, E., «Structure des relation de
personnes dans le verbe», art. cité in Ph. Gasparini,
Est-il je? Paris, Seuil, 2004, p.173.
2 Mitterand, Henri, Les titres des romans de Guy
des Cars, in C.Duchet, Sociocritique, édit.Nathan, 1979,
p91
3 Leo Hoek cité in Mitterand,
Henri, Les titres des romans de Guy des Cars, in C.Duchet,
Sociocritique, Nathan, 1979, p91, Selon Leo Hoek il y a deux types de
titre: " le titre subjectal, qui désigne le sujet du texte (...) et le
titre objectal, qui désigne le texte en tant qu'objet,
c'est-à-dire en tant qu'appartenant à une classe donnée de
récits, exemples Aventures de..., Révélation sur...,
Histoire de etc. »
été abandonnée par son père, comme
une fille qui a une vision noire du monde et qui pense que son jour n'a plus de
lendemain, c'était pour elle alors Kif-kif demain (c'est pareil) :
"Quel destin de merde. Le destin c'est la misère
parce que t'y peux rien. Ça veut dire que quoi que tu fasses, tu te
feras toujours couiller (...) C'est comme le scénario d'un film dont on
est les acteurs. Le problème, c'est que notre scénariste à
nous, il a aucun talent. Il sait pas raconter de belles histoires
» (p19)
Vers la fin elle explique sa position :
(...) C'est ce que je disais tout le temps quand j'allais pas
bien et que Maman et moi on se retrouvait toutes seules : kif-kif demain"
(p. 192)
Mais petit à petit les évènements heureux
dans sa vie se succèdent et elle change d'avis vers la fin du roman et
préfère plutôt l'expression Kiffe kiffe Demain, et
retrouve alors l'espoir et commence même à aspirer à
beaucoup de choses :
" Avec tous les évènements de cette
année de toute façon, je me disais que la vie, franchement, c'est
trop injuste. Mais là depuis quelque temps, j'ai un peu changé
d'avis... Plein de choses sont arrivées qui ont changé mon point
de vue." (P.177)
" Maintenant, Kif-kif demain je l'écrirais
différemment. Ça serait kiffe kiffe demain, du verbe kiffer (...)
ils ont peut-être raison les gens qui disent tout le temps que la roue
tourne (...) Ici, y a plein de truc à changer...je mènerai la
révolte de la cité (...) ce sera une révolte intelligente,
sans aucune violence, où on se soulèvera pour être
reconnus, tous. "(p.1 93)
Ainsi, le titre Kiffe kiffe demain
et le texte du roman sont harmonieusement complémentaires "l'un annonce,
l'autre explique, développe un énoncé programmé
jusqu'à reproduire parfois en conclusion son titre, comme mot de la fin,
et clé de son texte."1 En effet ce titre est présent
au début, au cours et même à la fin du récit, il
oriente et programme l'acte de lecture. Autrement dit ce titre Kiffe Kiffe
demain
1 Achour Christiane, Bekkat Amina, Clefs pour la
lecture des récits, Convergences Critique II, Tell, Alger,
2002.p72
remplit une fonction conative en fonctionnant comme "embrayeur
et modulateur de lecture1."
La structure morphosyntaxique du titre s'écartant de la
norme grammaticale du français standard, ainsi que la connotation
sémantique nous renseigne sur le genre de langue employée par
Faiza Guène. Un titre original qui promet une langue bien imagée
et surtout soumise aux besoins linguistiques d'une classe sociale peu
favorisée. Signalons que cette rupture est un aspect de la
littérarité qui se croise dans ce titre avec la socialité.
En effet, le titre fait allusion au langage employé dans les banlieues
françaises habitées généralement par une classe
sociale marginalisée.
Le choix d'un tel titre veut certainement provoquer chez le
lecteur un sentiment d'inattendu et de ce fait stimuler sa curiosité.
Comme nous l'avons souligné plus haut, certains titres tentent d'attirer
le lecteur en le surprenant et surtout en le fascinant. Kiffe kiffe
demain en éveillant ainsi l'intérêt remplit
une fonction« apéritive ». En outre, il remplit une
fonction de "rupture" car il se présente comme une démarcation
par rapport aux titres habituels par sa formulation « atypique ».
Donc, Kiffe kiffe demain a bien
rempli son rôle d'accroche et c'est sans doute ce qui lui a valu la vente
de plus de 200 000 exemplaires et le tour du monde en étant traduit en
vingt-deux langues. Outre la formulation originale de Kiffe kiffe
demain il y a d'autres facteurs qui ont contribué à
son succès et à sa diffusion (entre autres le thème
d'actualité, de la vie sociale des "beurs" à un moment où
ce problème est soulevé publiquement en France et coïncide
avec les dernières émeutes, ce genre d'écrit n'est
sûrement pas passé inaperçu).
Cela dit, le choix d'un titre est primordial dans une oeuvre. On
a vu comment Guène annonce à la fois le contenu du récit
et le cheminement de l'écriture.
1 Achour Christiane, Bekkat Amina , Clefs pour la lecture des
récits, Convergences Critique II, op. cit., p.73
Récapitulons cette interprétation du titre à
travers ce schéma :
- Kiffer = aimer, adorer.
- Registre familier (Jargon des jeunes).
- Conjugaison à l'impératif : Incitation ou
obligation.
Kiffer
-Conjugaison à la deuxième Personne du singulier
Oral familiarité
Kiffe kiffe demain
Kiffe kiffe
Répétition du verbe = insistance
Homophone = Kif-kif
Demain = futur très proche
Demain
Demain = Avenir
Le titre "apparaît donc comme l'un des
éléments constitutifs de la grammaire du texte, et aussi de sa
didactique : il enseigne à lire le texte1."
1 Mitterand, Henri, « Les titres des romans de Guy des
Cars », in C.Duchet, Sociocritique, Paris, Nathan, 1979,
p.91.
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