Conclusion
L'Etat d'Haïti entant qu'ancienne colonie
française a apporté une contribution décisive à une
époque importante au développement du capitalisme. Son
itinéraire est jonché de contradictions qui ont permis des
résultats atteints par chance ou erreur. Comme presque toutes les
grandes constructions historiques, les luttes entre intérêts
opposés, ambivalents ont permis la disparition de la structure coloniale
et la formation d'une nouvelle structure. Haïti est le résultat
hasardeux d'actions posées dans un cadre contraignant tant du point de
vue externe qu'interne. En ce sens, il s'agit bien d'un Etat Sérendipe.
Une fois parvenu à cette conclusion nous avons essayé de
déceler les principaux mécanismes qui ont pu bloquer ou
accélérer la construction ou l'émergence de l'Etat. Si
dans une société les motivations et intérêts
relativement simples influencent grandement la formation des structures
sociales, les actes d'arbitrage en tant que politique constitutive (normes
régissant le fonctionnement du pouvoir), redistributive, normative ou
distributive qu'entreprennent les élites dirigeantes ne sont pas sans
incidences sur le devenir de la société.
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En ce sens nous pouvons faire nôtre cette assertion de
Machiavel : « On peut appeler heureuse la république à qui
le destin accorde un homme tellement prudent, que les lois qu'il lui donne sont
combinées de manière à pouvoir assurer la
tranquillité de chacun sans qu'il soit besoin d'y porter la
réforme. /.../ Au contraire, on peut considérer comme malheureuse
la cité qui, n'étant pas tombée aux mains d'un sage
législateur, est obligée de rétablir elle-même
l'ordre dans son sein. Parmi les villes de ce genre, la plus malheureuse est
celle qui se trouve plus éloignée de l'ordre ; et celle-là
en est plus éloignée, dont les institutions se trouvent toutes
détournées de ce droit chemin qui peut la conduire à son
but parfait et véritable, car il est presque impossible qu'elle trouve
dans cette position quelque événement heureux qui
rétablisse l'ordre dans son sein »188
Les tensions sociales qui règnent à
Saint-Domingue, l'exploitation industrielle capitaliste de l'esclavage des
noirs, la structure des classes sociales et les antagonismes de classes/races
mettent la société dans une situation d'incertitude où les
moindres efforts de révolte sont susceptibles de provoquer le chaos. Un
chaos qui accélèrera la décomposition de la structure
coloniale en vue de la formation de nouvelle structure. Le fait que les
problèmes de classe sont sans cesse greffés sur des
problèmes de race aggrave la situation mais rend paradoxalement moins
probable l'alliance entre les factions de classe. Ce climat très
mouvementé sert de socle d'accumulation de capitaux À
économique, social, politique et symbolique À aux élites,
ce qui allait avoir de profondes incidences sur la direction de la colonie et
sur l'Haïti qui allait naitre.
La manière dont la métropole gère,
à travers ses administrateurs coloniaux, les décrets, et tout
autre acte d'arbitrage À qui ne sont pas souvent cohérents, la
distance accentue davantage l'incohérence À entre des
intérêts et des valeurs qui ne sont pas constamment compatibles,
la colonie attise les tensions. L'ensemble de ces facteurs ont
accéléré l'émergence de l'Etat d'Haïti qui
pourtant a toujours été imprévisible.
Si la conjoncture (structure) internationale a permis la
constitution d'une colonie aussi riche et prospère au profit de la
France d'une part, elle a d'autre part favorisé l'indépendance
(blocus maritime des anglais aux français, soutient des Etats-Unis, les
guerres franco-espagnoles, anglo-espagnoles, anglo-françaises,
anglo-hollandaises, hispano-hollandaises et franco-
188 Nicolas de Machiavel, Discours sur la première
décade de Tite-Live (1531), Paris, Gallimard, 2004, P.7
hollandaises qui ont eu des incidences sur toute
l'Amérique). Une fois l'Etat d'Haïti émergé, la
conjoncture internationale ne lui est guerre favorable car elle est la remise
en cause par excellence de l'ordre esclavagiste mondial, donc du mode de
production capitaliste. L'esclavage étant considéré comme
un moyen de production.
Cette conjoncture défavorable ajoutée a d'autres
facteurs tels que la « gouverne-mentalité imposée » par
les pères fondateurs qui ont pour corollaire la corruption (refus de
l'idée que les gouvernants doivent rendre des comptes), l'inscription de
Saint-Domingue dans la continuité de l'habitus colonial (raciste,
travail forcé, etc.), l'impossibilité pour la
société haïtienne d'atteindre « l'ataraxie sociale
» à cause d'une peur perpétuelle d'un retour offensif de
colons agresseurs, sa non-admission dans le concert des nations, le manque
criant de ressources humaines et de capitaux, la confusion entre secteur public
et privé, etc. ont bloqué le développement du pays et
l'épanouissement du capitalisme. Le niveau de développement d'une
société et le mode de production en vogue dessinent le type
d'Etat.
Nous avons essayé en partant des typologies classiques
de l'Etat (Weber, Elias, Bloch, Hintze, Médard...) de faire une
considération qui se veut a-normative en ayant soin de ne pas
définir l'Etat d'Haïti en fonction de ce qui lui manque ou qu'il a
en excès par rapport aux autres Etats mais le définir comme la
possibilisation d'organisation institutionnelle et juridique d'une
société. Nous avons défendu l'idée que l'Etat
haïtien est serendip, ce qui est probablement le cas de beaucoup de grande
construction historique. Cette posture permet d'évacuer la dimension
ethnocentrique qui jalonne certaines analyses sociohistoriques de l'Etat. Si on
a affaire à un ensemble de résultats atteints par chance ou
erreur on sera obligé de se garder de toute hiérarchisation des
types d'Etat. Ce qui permet une analyse plus ou moins conforme à son
objet.
On n'a pas de forme achevée de ce qu'est et ce que doit
être l'Etat. Les formes d'organisation sociale se métamorphosent
avec le temps et chaque organisation sociale donnée ouvre la
possibilité à de nouvelles formes d'organisations sociales. Ainsi
l'Etat « post-féodal » qui a émergé en Europe
semble, a travers l'Union Européenne, sur le point de se transformer
pour donner une structure inédite, car on n'a affaire ni à un
Etat classique, ni un Etat fédéral, ni confédéral,
ni associé, pour ne citer que ceux-là. Ainsi la réflexion
débouche sur ces interrogations : Etant donné que l'Etat est
« un résultat atteint par chance ou erreur », il y a-t-il
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des stratégies, un agir collectif permettant de parvenir
à un résultat historique donné ? Sinon quel est le sens de
l'action au-delà de ce que peuvent lui attribuer les actants ou les
analystes ?
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