INTRODUCTION
Depuis la nuit des temps, les populations autochtones de
l'Afrique orientale, telles les Batwa forestiers du Rwanda et du Burundi, les
Maasai du Kenya et de la Tanzanie, les Iks du Nord-Est de l'Ouganda ou les
autres acteurs locaux des ressources forestières de ces pays, avaient
(ou ont) leur mode de vie de gestion « traditionnel » des
ressources naturelles suivant les rapports qu'ils entretenaient (ou
entretiennent) avec leur environnement. Ainsi, plusieurs activités de
survie, telles que la recherche du miel, la recherche des plantes
médicinales, la cueillette des fruits sauvages, les diverses
activités artisanales de transformation du bois en meubles, etc., se
faisaient (ou se font) dans le respect des règles traditionnelles
(rituelles ou non) de gestion de l'environnement.
A l'aube du 20ème siècle, un autre
mode de gestion « moderne », importé par la
colonisation européenne, fut d'un coup infligé à ces
populations. Dès lors, la cohabitation de ces deux modes de gestion de
l'environnement n'a pas été bien négociée par ces
populations. Au contraire, il s'en est suivi une dégradation presque
totale du fonctionnement de leurs systèmes sociaux puisque ce nouveau
mode de gestion s'est traduit sur le terrain par la création des parcs
nationaux et réserves analogues. Comme le modèle de protection de
ces espaces a suivi celui des américains tel que
réglementé et mis en oeuvre à la fin du 1 9ème
siècle, c'est-à-dire la forte limitation, voire dans plusieurs
cas, l'interdiction des activités humaines à l'intérieur
des aires nouvellement protégées; la création de ces
espaces a entraîné l'expulsion des populations ci-haut
mentionnées sur leurs territoires.
A l'avènement des indépendances, les
autorités des Etats nouvellement indépendants n'ont rien
arrangé en faveur des populations chassées de leurs terres. Au
contraire, elles ont bien gardé, voire renforcé, le
système de conservation laissé par leurs anciens maîtres
grâce, d'une part, au maintien de la quasi-totalité des espaces
créés lors de l'administration coloniale, et d'autre part, suite
à la création de nouveaux sanctuaires en excluant bien sûr
de nouveaux paysans. Le résultat de tous ces efforts a été
le développement du tourisme lié à la faune sauvage dans
la région, ce qui a permis à ces Etats d'augmenter leurs revenus.
C'est ainsi par exemple que le secteur touristique occupe aujourd'hui la
première ressource des recettes annuelles du Kenya et la
troisième au Rwanda malgré les conséquences des
événements de 1994.
Cependant, même si ces Etats ont une bonne
réputation en matière de conservation grâce au tourisme
international en plein essor depuis un certain temps, les décideurs
politiques de ces pays (y compris les professionnels de la conservation) ne
doivent pas oublier que ces progrès ont été atteints au
détriment des intérêts des acteurs locaux pour qui les
espaces protégés sont toujours considérés comme
leurs terres ancestrales. Aujourd'hui, il sied de noter que les effets de cette
nouvelle politique de gestion de l'environnement bousculent sérieusement
leurs habitudes locales en entraînant des conséquences
socio-économiques et écologiques dramatiques. D'une part, on
assiste à une dépossession socio-économique et
foncière de ces populations, et d'autre part le mécontentement
que celles-ci manifestent à l'égard de ces espaces se traduit le
plus souvent par des actes de vengeance tels que le braconnage, l'abattage des
animaux, les feux de brousse, le défrichement massif des forêts,
etc.
En dehors du problème des populations chassées
de leurs terres lors de la création des aires protégées en
Afrique orientale, l'autre problème pertinent que rencontre la politique
de conservation dans cette région est celui de la pression de plus en
plus croissante qu'exercent
les populations locales sur les espaces en question. L'exemple
le plus connu est celui du Rwanda et du Burundi là où les
densités physiques en milieu rural dépassent 250
habitants/km2, voire plus de 400 dans certaines communes rurales
riveraines des espaces protégés; sans oublier certaines zones
très peuplées des hautes terres kenyanes, tanzaniennes ou
ougandaises qui jouxtent les aires protégées de ces pays. Il faut
noter que dans toutes ces paysanneries le problème de manque de terres
cultivables est souvent responsable de la misère quotidienne que
subissent les populations locales. Face à cette politique de dichotomie
spatiale entre les aires protégées et les zones
surpeuplées, les réactions des populations locales se traduisent
le plus souvent par le grignotage sauvage de ces espaces. Comme
conséquence, ce grignotage peut entraîner à son tour la
dégradation de l'environnement dans les zones concernées, ce qui
va ainsi à l'encontre des objectifs visés par les associations de
protection de la nature et les Etats ci-haut mentionnés.
En définitive, on constate que les aires
protégées constituent aujourd'hui un enjeu
socio-économique, écologique et même politique de plusieurs
acteurs. Pour l'acteur-Etat, cet enjeu est à la fois «
économique » parce que le développement de
l'industrie touristique lui apporte beaucoup de devises (nécessaire au
bon fonctionnement de l'administration) mais aussi « politique
» parce que, dans certains cas, ces espaces lui permettent de bien
contrôler le territoire et les populations qui y habitent. Pour l'acteur
communautaire (populations locales), cet enjeu est «
socio-économique » parce les aires protégées
sont considérées comme leur mère nourricière.
Enfin, pour l'acteur international (anciens pays colonisateurs et organisations
de protection de la nature), ces espaces sont considérés comme le
« patrimoine génétique et environnemental »
à conserver contre la tragédie des communaux1 dans le
but de préserver une planète viable pour les
générations actuelles mais en songeant aux
générations à venir.
Sur ce, il sied de signaler que plusieurs études
(rédigées en français) ont été menées
dans ce sens dans les différents pays mais quelquefois dans des
disciplines autres que la géographie.
On peut citer par exemple l'oeuvre de Colin Turnbull
intitulé « Les Iks: survivre par cruauté. Nord
Ouganda » (1987), connu sous le titre original «The mountain
people» (1973), où l'auteur retrace le calvaire vécu
par le peuple Iks du Nord-Est de l'Ouganda quelques années après
leur expulsion dans la vallée de Kidepo; on peut citer également
un article de X. Péron (1994) mais surtout de son ouvrage paru en 1995
intitulé « L'occidentalisation des Maasai du Kenya:
privatisation foncière et destruction sociale chez les Maasai du Kenya
» où l'auteur décrit l'odyssée des peuples
Maasai du Kenya depuis l'époque coloniale jusqu'à nos jours. En
outre, on songe également aux différentes publications de F.
Constantin (1989, 1994, 1999) sur le parcours triste des Maasai de la Tanzanie;
sans oublier enfin les deux travaux de J.B. Mbuzehose (1995, 1999)
consacrés aux problèmes des Batwa forestiers du Rwanda et du
Burundi même si un accent particulier a été mis sur ceux du
Rwanda. En ce qui
Carte n° 1: Présentation
générale de l'Afrique orientale
(Kenya, Ouganda et Tanzanie, plus le Burundi et le Rwanda)
concerne le problème des rapports
populations/ressources au Rwanda et au Burundi, plusieurs travaux ont
été publiés là-dessus mais nous allons nous appuyer
sur le récent ouvrage de Hubert Cochet (2001), intitulé «
crises et révolutions agricoles au Burundi », là
où l'auteur explique en long et en large les enjeux de gestion de
l'espace dans ces deux pays (le Burundi en particulier) depuis l'époque
coloniale (et même avant) jusqu'à nos jours. Cet ouvrage
résume bel et bien la situation socio-économique, politique et
spatiale dans laquelle se trouvent les deux pays après les
événements douloureux qu'ils ont traversé (ou traversent)
depuis plus d'une dizaine d'années1.
Les auteurs de ces publications évoquent en
général les problèmes rencontrés par les
populations locales étudiées mais ils ne traitent pas à
fond les conséquences socio- économiques et même
écologiques qui découlent de cette politique de conservation. De
surcroît, les mêmes auteurs ne proposent pas des nouvelles
méthodes envisageables pour l'avenir à la fois de ces populations
et de celui des aires protégées compte tenu des politiques en
cours au niveau mondial (proposées par les instances internationales)
qui privilégient le mariage entre la conservation et le
développement ou tout simplement des expériences de gestion de la
faune sauvage en associant les populations locales telles que
réalisées avec succès en Zambie et au Zimbabwe.
Notre travail aura donc comme tâche principale de relever
ce défi en se consacrant sur
les méthodes d'utilisation de l'espace et de ses
ressources compte tenu des logiques et des
stratégies des acteurs en jeu. Pour y arriver, les trois
principaux objectifs sont visés:
- Retracer le rôle de l'administration coloniale et
post-coloniale dans
l'expulsion des populations locales lors de la création
des aires protégées;
- Dégager les atouts et les défis que
présentent les aires protégées en Afrique
orientale;
- En s'inspirant des orientations actuelles de la politique de
conservation dans
le monde et des expériences de conservation
participative réalisées en Afrique australe, proposer quelques
pistes de solutions en vue de faire associer convenablement les populations
locales de l'Afrique orientale à la gestion des aires
protégées.
Par ailleurs, nous constatons que cette étude va sans
doute nous mettre dans une recherche idéologique
caractérisée par une confrontation de deux modes de
pensée: l'un qui prêche la conservation des espaces
protégés en Afrique de l'Est comme une arme première de
protection de l'environnement, et l'autre, pour qui, la mise en valeur de ces
espaces, tout en assurant leur protection, est l'une des meilleures solutions
de combattre la pauvreté des populations locales, et par voie de
conséquence d'atteindre le développement local.
Face à cette dichotomie, et pour mieux aborder notre
thème de recherche, trois principales hypothèses ont
été formulées:
- Les problèmes de dépossession
socio-économique et territoriale dont
souffrent les populations vivant aux alentours des aires
protégées sont liés à la politique d'exclusion
longtemps menée par les autorités coloniales et post- coloniales
dans la région. Cependant, des différences subsistent entre les
Etats de l'Afrique orientale ex-anglaise et ceux de l'Afrique orientale ex-
belge.
1 Vous pouvez aussi consulter la thèse de
J.E.Bidou (1994) sur le Burundi ou les articles de F. Imbs (1997), F. Imbs, F.
Bart et A. Bart (1994), G. Rossi et all. (1998c) ou la thèse de X.
Amélot (1998) sur le Rwanda
- Les espaces protégés constituent aujourd'hui un
enjeu socio-économique,
politique et écologique majeur entre les
intérêts des acteurs locaux, ceux de l'acteur-Etat, ceux de
l'acteur international représenté par les ONG de protection de la
nature. Après plus d'un demi-siècle de leur création, on
constate que les intérêts des plus forts (Etat et ONG)
écrasent ceux des populations locales.
- La politique de conservation participative, à l'instar
des expériences réalisées
au Zimbabwe et en Zambie, est la meilleure solution aux
différents obstacles auxquels sont confrontés les professionnels
de la conservation en Afrique de l'Est. Outre la régression des menaces
qui pèsent actuellement sur les aires protégées, cette
participation pourra entraîner la diminution de la pauvreté des
populations riveraines de ces espaces.
Enfin, en vue de mener à bien ce travail, la
méthode d'exploitation des sources écrites a été
privilégiée. Cette bibliographie a été
complétée par des entretiens menés auprès des
personnes travaillant dans des projets et/ou des institutions internationales
de recherche sur la conservation ou des personnes ayant des connaissances
particulières sur la politique de conservation dans l'un ou l'autre pays
qui fait partie de l'Afrique de l'Est (voir annexe n° 4). Dans le souci
d'argumenter et/ou d'illustrer le travail au travers des études des cas,
un accent particulier a été mis sur les exemples des aires
protégées terrestres du Kenya, le pays le plus avancé en
matière de conservation dans la région, et sur ceux du Rwanda, le
pays le plus peuplé de l'Afrique orientale, et par voie de
conséquence là où la politique de conservation serait
probablement remise en cause.
Pour terminer, il sied de dire que cette étude a pour
objet de porter à la connaissance des décideurs politiques des
pays ci-haut cités (et même dans le monde entier), des milieux
scientifiques de diverses disciplines (anthropologie, écologie,
géographie, économie, etc.), et des professionnels de la
conservation la réalité du problème des populations
expulsées de leurs terres ou vivant à proximité des aires
protégées, et qui sont aux prises avec les enjeux que
représentent ces espaces à l'échelle locale, nationale et
internationale.
Pour structurer notre démarche, nous avons
divisé notre travail en trois parties dont chacune est divisée,
à son tour, en deux chapitres. La première partie est
consacrée à une analyse des acquis historiques et
théoriques qui ont donné naissance à l'idée de
création des aires protégées dans le monde en essayant de
montrer leurs origines, leurs fondements, ainsi que leurs
réalités actuelles. Nous avons essayé également
d'approfondir cette analyse en jetant un coup d'oeil sur l'impact historique et
géographique des politiques coloniales de protection de la nature qui se
sont succédées en Afrique Orientale depuis le début du
20ème siècle.
Après avoir vu l'impact des politiques coloniales de
conservation, la deuxième partie se bornera sur les changements
opérés par les Etats nouvellement indépendants en la
matière et leurs enjeux sur la situation socio-économique de
chaque pays. Enfin, à partir des expériences de l'Afrique
australe, nous avons tenté dans la troisième partie d'apporter
notre point de vue sur les nouvelles orientations qu'il faudrait mettre en
oeuvre en vue d'une meilleure gestion des espaces protégés dans
tous les pays de l'Afrique orientale.
Après une conclusion générale, nous
présenterons une bibliographie de tous les documents utilisés.
Elle portera sur les aires protégées dans le monde, en Afrique et
surtout en Afrique de l'Est. En ce qui concerne cette dernière zone,
quelques ouvrages généraux en
rapport avec l'environnement, l'écologie, le
développement, la démographie, l'économie, le
système politique et surtout la politique environnementale ont
attiré notre attention pour mieux aborder notre sujet.
La grande partie de la documentation est disponible ici
à Bordeaux (UFR de Géographie et d'Aménagement /
Université de Bordeaux III, Centre de documentation UMR
REGARDS/CNRS-IRD, Centre de documentation de l'Institut d'Etudes Politiques/
Université de Bordeaux IV). Dans le souci de compléter notre
bibliographie, nous nous sommes rendus, au mois d'avril dernier, au Centre de
documentation de l'UNESCO à Paris, puis au Service du Patrimoine naturel
de la même institution. Nous ne pouvons pas oublier enfin les
différents sites visités et qui, tout au long de notre recherche,
nous ont permis d'actualiser nos recherches.
|