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L'Etat de droit: entre la domination et la rationalité communicationelle

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par Raphaël BAZEBIZONZA
Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza - Maîtrise 2007
  

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I.3. Le concept wébérien de rationalisation et la domination

S'il n'est pas hors de doute que Marx soit le père des concepts de rationalité et de rationalisation, il est du moins indéniable qu'il en a introduit et systématisé l'usage dans la théorie sociale14(*). Chez Weber, le concept de rationalité désigne la forme capitaliste de l'activité économique, la forme bourgeoise des échanges au niveau du droit privé et la forme bureaucratique de la domination15(*).

La domination fait chez Max Weber l'objet d'une appréhension tout à fait rigoureuse. Weber entend par domination la chance pour des ordres spécifiques de trouver obéissance de la part d'un groupe déterminé d'individus. Comme le précise R. Aron, elle représente avant tout une « situation dans laquelle il y a un maître » et signifie donc « la chance pour un ordre de rencontrer une docilité ». Cet ordre peut alors être dit légitime en ceci qu'il se « fonde sur la validité que lui accordent les agents ». La domination n'est donc nullement une exploitation par laquelle un individu ou un groupe s'imposerait à la tête de la collectivité au moyen de la violence ; et c'est là que réside toute sa force : la domination se présente presque nécessairement comme stable et durable pour l'ensemble du groupe. Grâce à cette dimension plurielle et cette tendance à la pérennité, la domination se révèle donc avant tout par sa dimension politique. Présentée comme un idéaltype, elle est soigneusement distinguée de la puissance qui demeure, elle, plus ponctuelle : la puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance. Le propre de la domination est qu'elle consacre un pouvoir politique ou une autorité de telle sorte que ceux qui y sont soumis reconnaissent la validité et la justification de ce pouvoir. Cette reconnaissance est spécifiée et explicitée comme fondement de la domination, c'est la légitimité16(*). En fait, toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en leur « légitimité ». Mais, selon le genre de légitimité revendiquée, le type d'obéissance de la direction administrative destinée à le garantir et le caractère de l'exercice de la domination sont fondamentalement différents. Et avec eux son action. Par conséquent, il faut distinguer les formes de domination suivant la revendication de légitimité qui leur est propre.

Dès lors, distinguant trois formes de légitimité, Max Weber distingue trois types de domination : la domination légale ou rationnelle, « reposant sur la croyance en la légalité »17(*), la domination traditionnelle, reposant sur « le caractère sacré des dispositions transmises par le temps »18(*), et la domination charismatique, reposant sur la reconnaissance irrationnelle des qualités extraordinaires d'un chef. Or, cette typologie wébérienne n'est pas purement théorique : il s'agit, pour le sociologue allemand, d'être à même d'en faire une grille de lecture efficace de la réalité qu'il entend décrire. En effet, Weber met un soin particulier à demeurer fidèle aux impératifs de la science qu'il pratique et qu'il s'est efforcé de définir. L'analyse wébérienne se retourne donc vers cette réalité qui en constitue le coeur, la modernité : « la forme de légitimité actuellement la plus courante consiste dans la croyance en la légalité, c'est-à-dire la soumission à des statuts formellement corrects et établis selon la procédure d'usage »19(*). Cette forme de légitimité caractérise bien sûr la gestion administrative des Etats modernes : « Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'Etat consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime [...]. L'Etat ne peut exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs »20(*). Ce monopole de l'usage de la violence légitime illustre bien les différentes caractéristiques de la domination : sa reconnaissance nécessaire par tous, sa prétention à la stabilité et son caractère résolument politique.

Ainsi, la position wébérienne semble-t-elle au moins aussi radicale que celle de Marx ; en fait, elle va même plus loin. En effet, alors que Marx envisage une société, le communisme, abolissant l'exploitation par le travail et/ou la domination, Weber en fait un idéaltype du rapport politique. « Ce qui caractérise le groupement politique, outre la possibilité d'utiliser la violence pour garantir ses règlements, c'est le fait qu'il revendique la domination de sa direction administrative et de ses règlements sur un territoire et qu'il la garantit par la violence »21(*). Et comme tout concept sociologique wébérien, la domination a donc un statut qui est double. Comme idéaltype, elle rend compte, d'une forme de la relation sociale, une relation qui serait la relation politique primordiale ; d'autre part, comme « fait », elle livre une part de cette réalité politique à laquelle pourtant on reste toujours étranger.

Comme le montre le titre du dernier chapitre de Economie et Société, la sociologie politique de Weber s'identifie à une « sociologie de la domination ». Cependant, pour être analytique, cette sociologie n'en demeure pas moins historique, elle est liée chez Weber à la situation historique dans laquelle il a vécu : vouloir saisir la dynamique évolutive des sociétés modernes, c'était surtout vouloir saisir leur présent. Or, le fait majeur qu'y dégage Weber, c'est la rationalisation.

Chez Weber, le terme de rationalisation est souvent employé, mais il n'est pas rigoureusement défini. Deux conceptions peuvent être dégagées. 

1ère conception : elle vise à rendre compte de la maîtrise croissante du monde par les humains en Occident où la modernité ne laisse plus de place à des « puissances mystérieuses et imprévisibles interférant dans la vie sociale »22(*).

2ème conception : elle met l'accent sur le développement privilégié des activités sociales déterminée « de façon rationnelle en finalité »23(*).

En effet, Weber distingue quatre types d'activité. Toute activité, y compris l'activité sociale peut être déterminée : a) de façon rationnelle en finalité, par des expectations du comportement des objets du monde extérieur ou de celui d'autres hommes, en exploitant ces expectations comme « conditions » ou comme « moyens » pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies, qu'on veut atteindre ; b) de façon rationnelle en valeur, par la croyance en la valeur intrinsèque inconditionnelle - d'ordre éthique, esthétique, religieux ou autre - d'un comportement déterminé qui vaut pour lui-même et indépendamment de son résultat ; c) de façon affectuelle, et particulièrement émotionnelle, par des passions et des sentiments actuels ; d) de façon traditionnelle, par coutume invétérée.

« Agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d'après les fins, moyens et conséquences subsidiaires et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles. En tout cas, celui-là n'opère ni par expression des affects (et surtout pas émotionnellement) ni par tradition. La décision entre fins et conséquences concurrentes ou antagonistes peut, de son côte, être orientée de façon rationnelle en valeur : dans ce cas, l'activité n'est rationnelle en finalité qu'au plan des moyens »24(*).

Cependant, ce concept de rationalité comporte clairement deux éléments distincts : d'une part, une rationalité instrumentale ou matérielle qui caractériserait l'emploi technique de moyens en vue d'une fin visée ; d'autre part, une rationalité formelle portant sur le choix des cette fin elle-même. Le processus de rationalisation peut dans ces conditions être analysé de façon différenciée sous l'aspect de l'emploi des moyens ou sous celui de la fixation des buts ; néanmoins ces deux processus demeurent liés, rattachés à la rationalité téléologique. Weber identifie alors une autre forme d'action rationnelle apparue au cours de l'institutionnalisation des deux précédentes : la constitution de l'Etat bureaucratique moderne impose une différenciation entre la gestion administrative et la « décision » politique. Cette dernière est alors dite « rationnelle par rapport à une valeur » :

« Celui qui agit de façon purement rationnelle en valeur [wertrational] est celui qui agit, sans considération des conséquences prévisibles, au service de sa conviction, telle que celle-ci lui est dictée par ce que semble lui commander le devoir, la dignité, la beauté, les directives religieuses, la piété ou l'importance d'une cause quelle qu'en soit la nature »25(*).

Cette autre forme d'action relève donc d'une rationalité qui demeure pratique, bien que sa rationalisation reste indépendante de celle de l'action téléologique. Au total, le processus de l'évolution des sociétés occidentales modernes peut donc, selon Max Weber, être appréhendé selon trois points de vue :

· le progrès scientifique et technique désenchante le monde : point de vue socio-économique,

· l'établissement d'une domination légitime : point de vue politique,

· l'émergence d'une rationalité pratique : point de vue épistémologique.

C'est exactement sur ce bilan que se greffe la critique de Habermas. Pour lui, seuls les deux premiers points de l'analyse wébérienne peuvent être reconduits. Le procès de désenchantement de l'histoire et de la religion, celui-là même qui doit réaliser les conditions internes nécessaires à l'avènement du rationalisme occidental, Weber l'analyse en recourant à un concept de rationalité complexe, bien que largement non élucidé ; en revanche, lorsqu'il analyse la rationalisation sociale telle qu'elle s'effectue à l'âge moderne, il se guide sur une notion de rationalité restreinte à la rationalité par rapport à une fin. Mais ce reproche, s'il se rapporte au concept de rationalité dégagé par Max Weber, ne se limite pas seulement à lui. En effet, si Habermas débroussaille et éclaircit pour nous ce qu'il appelle la « problématique de la rationalité », c'est que celle-ci est pour lui constitutive de « toute sociologie qui prétend à une théorie de la société ». Plus précisément, fort de l'héritage de Weber, Habermas réoriente la réflexion autour de ce concept de rationalité selon trois niveaux : l'élaboration des concepts d'action dominants, l'établissement d'une grille de compréhension du sens et la perception de la modernité comme rationalisation. C'est dans le cadre de cette réflexion que doit donc s'intégrer l'appréhension de la domination. Il s'agit d'élucider le lien qu'il est possible d'établir entre celle-ci et la rationalité pratique. Autrement dit, il faut analyser de façon conséquente la corrélation entre l'établissement de l'Etat moderne - fondé sur la domination légitime - et le processus de rationalisation. L'enjeu est d'importance car la confirmation de cette corrélation peut déboucher logiquement sur une remise en cause de ce processus et donc sur une critique de la raison elle-même. Mais il faut pour cela d'abord se fonder sur un concept de rationalité valide.

Or, dans la critique habermassienne, le déficit de la théorie wébérienne apparaît sur deux plans : d'une part, dans cet écart entre un concept de rationalité formelle, demeurant flou et indéterminé, pour caractériser le désenchantement du monde et une notion restrictive de cette même rationalité pour désigner l'institutionnalisation du progrès scientifique et technique ; d'autre part, dans les concepts restreints d'action et d'activité sociales tels que Weber est amené à les définir au sein de cette rationalisation. En fait, Habermas impute et reproche à Weber une « position ambivalente par rapport au rationalisme occidental » ; ceci l'amène alors à discréditer son concept de raison pratique, subsumé sous cette catégorie de rationalité formelle se rattachant en fait plutôt à une « théorie de la culture ».

Ainsi, de Marx à Weber, la critique habermassienne pose-t-elle une seule et même question : si la domination s'est révélée comme le fait politique majeur des sociétés capitalistes modernes, quel statut épistémologique peut-on lui accorder tout en demeurant conséquent avec une pensée politique et historique effective - pensée qui se veut théorie de la connaissance, théorie de l'action et théorie de la société - ?

I.3.1 Herbert Marcuse : la rationalisation comme domination

L'optique de Herbert Marcuse est avant tout celle d'une remise en cause, d'une critique radicale des sociétés capitalistes avancées, tant dans les manifestations matérielles de l'exploitation que dans leurs modes de légitimation. L'analyse politique ne s'opère donc pas ici en termes de démocratie ou de liberté des citoyens, mais en termes de répression et de domination car c'est la société technologique capitaliste dans son fonctionnement même qui est visée ici.

Pour Marcuse, la rationalisation de la société, telle qu'envisagée par Max Weber, ne concourt point à la libération de l'homme. Il y voit plutôt, affirmée sous prétexte de rationalité - mais une rationalité instrumentale -, une « forme de contrôle et de domination sociale », une forme déterminée de domination politique inavouée. Si la rationalité, telle que définie par Max Weber, consiste à opérer des choix judicieux entre stratégies multiples ou à aménager des systèmes en fonction des buts fixés, elle relègue pourtant dans l'ombre les intérêts macro-sociologiques dans lesquels s'opèrent les choix, s'organisent les techniques et s'ordonnent les systèmes. La rationalité ainsi entendue relèverait de la manipulation technique et des faits, impliquerait la domination sur la nature et la société26(*). Le moteur, l'instrument et la source de cette domination se concentrent donc dans la rationalité technologique, c'est-à-dire dans le progrès scientifique et technique permettant la maîtrise de la nature : « Le progrès technique renforce tout un système de domination et de coordination qui à son tour dirige le progrès et crée des formes de vie et de pouvoir qui semblent réconcilier avec le système les forces opposantes »27(*).

La démonstration de Marcuse est claire : l'activité rationnelle par rapport à une fin dégénère en un exercice de contrôle, et la rationalisation des conditions de l'existence devient l'institutionnalisation d'une domination. Le concept de rationalisation peut être soupçonnable, mais la technique et la science, médiums de son effectuation, sont elles aussi floues, chargées de domination. Ainsi, Marcuse en vient à affirmer :

« Peut-être le concept de raison technique est-il lui-même idéologie. Ce n'est pas seulement son utilisation, c'est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur les hommes), une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante [...] La technique, c'est d'emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce qu'une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses. Cette finalité de domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme même de la raison technique »28(*).

Marcuse, comme nous le voyons clairement, fait sauter la nature dominatrice de la raison technique. Bien loin d'être apparente, la domination de la science et de la technique est une vraie peste. Elle s'atteste dans le crédit davantage accordé aux systèmes politiques dont la légitimation réside dans l'augmentation des forces productives obtenues grâce à l'opérationalisme scientifico-technique alors qu'ils minimisent les charges et frustrations imposées aux individus. Les conséquences politiques sont immédiates : au fur et à mesure que cette maîtrise s'accentue, le pouvoir qu'elle représente se concentre encore un peu plus entre les mains de ce qu'il convient alors d'appeler une « classe dominante » détentrice des moyens de production.

La référence à la maîtrise de la nature et la productivité génératrices des conditions d'une existence libérée de l'emprise du naturel éternisent la domination. Le système capitaliste a créé un espace de régulation et de légitimation qui lui donne de perdurer malgré ce caractère violent et répressif devenu, lui, institutionnel, caché :

« Les principes de la science moderne ont été structurés a priori d'une manière telle qu'ils ont pu servir d'instruments conceptuels à un univers de contrôle productif qui se renouvelle par lui-même. A l'opérationalisme pratique correspond enfin de compte un opérationalisme théorique. Ainsi, la méthode scientifique qui a permis une maîtrise toujours plus efficace de la nature en est venue à fournir aussi les concepts purs de même que les instruments pour une domination toujours plus efficace de l'homme sur l'homme au moyen de la maîtrise de la nature (...) Aujourd'hui la domination se perpétue et s'étend non seulement grâce à la technique mais en tant que technique, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir politique qui prend de l'extension et absorbe en lui toutes les sphères de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit aussi à l'absence de liberté de l'homme sa grande rationalisation et démontre qu'il est techniquement impossible d'être autonome, de déterminer soi-même sa propre vie. Car ce manque de liberté [...] se présente bien plutôt comme la soumission à l'appareil technique qui donne plus de confort à l'existence et augmente la productivité du travail. Ainsi la rationalisation technique ne met pas en cause la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l'horizon instrumentaliste de la raison s'ouvre sur une société rationnellement totalitaire »29(*)

Mais c'est dans une dynamique de l'évolution et de la reproduction des structures économiques, sociales et politiques que Marcuse construit sa critique de la domination capitaliste. Dès lors, son cheminement croise inévitablement la pensée de Max Weber et sa théorie de la rationalisation. Analysant les liens qui unissent capitalisme, rationalité et domination, Marcuse en vient à affirmer que la clef de l'évolution a échappé à Weber : en fait de rationalisation, l'évolution du capitalisme et l'industrialisation culminent en aboutissant à un « sommet irrationnel ». Ici la rationalité formelle du capitalisme est identifiée comme rationalité politique matérielle et s'avère alors domination de l'homme sur l'homme.

Pour Marcuse, la rationalité formelle de la prévision par le calcul est exactement celle de l'entrepreneur capitaliste qui a dans l'entreprise la responsabilité et le pouvoir ; celui-ci libère alors l'extension d'une « domination de l'homme par l'homme »30(*). Quand la rationalité formelle se subordonne, en vertu de sa propre rationalité interne, à une rationalité différente (celle de la domination), elle est déterminée « de l'extérieur » par autre chose qu'elle-même, elle devient matérielle. Dès lors Marcuse recentre son analyse sur le médium qui a permis ce glissement historico-politique : la technologie, la machine, ou plus précisément et plus profondément la raison technique. « Le concept de raison technique relève peut-être lui-même de l'idéologie. Avant même d'être utilisée, la technique est une domination (sur la nature et sur l'homme), domination méthodique, scientifique, calculée et calculante (...). La technique est à chaque fois un projet historique et social »31(*). Le concept de projet est ici, comme s'en explique Marcuse32(*), tiré du langage de la phénoménologie sartrienne ; son explication est l'aboutissement de la démonstration :

« Ce que j'essaie de montrer c'est que la science, à cause de sa méthode et de ses concepts, a fait le projet d'un système dans lequel la domination sur la nature est restée liée à la domination sur l'homme et qu'elle a favorisé cet univers à se développer et ce lien menace d'être fatal à cet univers dans son ensemble (...) S'il en est bien ainsi, un changement de la direction du progrès qui briserait ce lien fatal affecterait aussi la structure de la science elle-même - le projet scientifique. Sans perdre leur caractère rationnel, les hypothèses de la science se développeraient dans un contexte expérimental essentiellement différent (celui d'un monde pacifié) ; et par conséquent, la science aboutirait à des concepts essentiellement différents et serait en mesure d'établir les faits essentiellement différents »33(*)

Mais cette conclusion, même avancée avec prudence, va très loin, trop loin aux yeux de Jürgen Habermas. En effet, arrivée à ce point, l'analyse marcusienne a en fait opéré « une fusion entre technique et domination », entre rationalité et oppression34(*). Aux yeux de Habermas, la négation de la technique, telle que l'effectue l'analyse de Marcuse, demeure abstraite en ceci qu'elle se fonde sur l'idée d'une autre possibilité d'envisager le rapport à la nature. Tout se passe comme si la relation de l'homme à la nature, cette activité instrumentale était l'objet d'un choix, d'une décision35(*). Il y aurait alors une alternative à la relation violente et dominatrice qu'ont établie les sociétés capitalistes modernes, une attitude conciliatrice, attentive, qui serait comme un partenariat, presque une communication, une interaction.

Or, ce n'est pas cette conception, cette spéculation pourtant quasi-utopique que remet en cause Habermas, mais en fait bien plutôt les moyens d'y parvenir et les conditions pour l'envisager. Plus encore, il est même séduit par « l'idée qu'il y a dans la nature une subjectivité encore enchaînée qui ne pourra pas être délivrée avant que la communication des hommes entre eux ne soit libre de toute domination »36(*).

La position de Habermas vis à vis de Marcuse se trouve donc d'abord caractérisée par trois points de convergence : la relation instrumentale à la nature est violente et répressive ; la domination politique altère les relations entre les hommes ; il faut s'orienter et tendre vers des rapports pacifiés tant entre les hommes que vis-à-vis de la nature. Cependant les liens établis entre ces trois points ainsi que leur interprétation respective vont révéler tout ce qui sépare en fait les deux hommes.

* 14Ibid., p. 3.

* 15 Ibid.

* 16 M. WEBER, Le Savant et le Politique, p. 101.

* 17 Ibid., p. 102.

* 18 Ibid.

* 19 Ibid.

* 20 Ibid., p. 101.

* 21 Ibid., p. 100. Légèrement modifié.

* 22 D. MARTUCELLI, Sociologie de la modernité, p. 187.

* 23 Ibid., p.188.

* 24 M. WEBER, Economie et société, p. 55.

* 25 Ibid.

* 26 Marcuse a devant les yeux une « société industrielle avancée », celle de la croissance, du confort et de la démocratie ; sa critique est d'autant plus vive que la domination est devenue plus insidieuse : avec le temps, le système capitaliste a établi un réseau de régulations et de légitimations qui lui permet de perdurer malgré ce caractère violent et répressif devenu, lui, institutionnel, caché. Ce qui semble soutenir la critique de Marcuse, c'est donc la constatation que la société industrielle avancée est bloquée, enfermée dans un ordre qui se reproduit jusqu'à la permanence contre les possibilités de transformations qu'elle devrait générer.

* 27 H. MARCUSE, L'homme unidimensionnel, p. 19.

* 28 H. MARCUSE, Industrialisation et Capitalisme, cité par Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 5-6.

* 29 Id., L'homme unidimensionnel, Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, p. 181-182.

* 30 Ibid., p. 182.

* 31 H. MARCUSE, Op. cit., p. 5-6.

* 32 Ibid., p. 23.

* 33 Ibid., p. 189.

* 34 H. MARCUSE, Industrialisation et Capitalisme, cité par Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme « idéologie », p. 11.

* 35 C'est là un thème cher à beaucoup de penseurs allemands (comme Schelling, Bloch ou Benjamin) et hérité de la mystique juive et protestante.

* 36 Ibid., p. 15.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon