Les populations précaires: questions sociales et de santé( Télécharger le fichier original )par Pascal TSHIMANGA MUKOKA Université de Besançon - Licence Education et Promotion de la Santé et Social 2007 |
2.3.1.2 La pauvretéLe concept de pauvreté est tout aussi complexe à définir que celui de précarité, difficile à saisir et pourrait signifier plusieurs choses pour différentes personnes, à des endroits différents, à des moments différents et selon l'angle dans lequel son examen est envisagé. Les pauvres sont des personnes privées des nécessités élémentaires (aliments, vêtements, logement, énergie). En rapport avec le dénuement, la pauvreté peut être définie soit comme le manque de moyens (pouvoir d'achat) permettant d'éviter le dénuement, ou comme une situation en soi (le dénuement proprement dit)27(*). Townsend (1987) définit le dénuement comme « un état de désavantage observable et démontrable, par rapport à la communauté locale ou plus généralement, à la société ou la nation à laquelle un individu, une famille ou un groupe appartient ». Il définit le pauvre du 17ème siècle en Grande-Bretagne comme « toute personne ne pouvant pas s'offrir une veste en laine et une paire de chaussures en cuir, parce qu'autrement, apparaître en public serait risqué pour lui. »28(*) Il ressort un élément important auquel nous reviendrons dans les lignes subséquentes : la perception de la pauvreté par les individus. Toutefois, le concept de pauvreté, au sens plein du terme, peut être envisagé dans cinq dimensions principales : la dimension économique, la dimension sociale, la dimension culturelle, la dimension politique et la dimension éthique. Le professeur Elsa ASSIDON29(*) formalise ces dimensions (Tableau n°6), s'attachant à les articuler autour des formes de pauvreté d'accessibilité - manques et absence de satisfaction - et de pauvreté de potentialités - absence d'opportunité d'accumulation. Il est important de remarquer que les pauvres ne sont pas un groupe homogène de personnes. Il existe de grandes disparités dans le groupe en fonction de facteurs tels que l'âge, le sexe, l'appartenance ethnique, la religion, la profession, la zone géographique, l'éducation, la santé, et même le revenu30(*). Isabelle Parizot rend bien compte de cet aspect hétérogène des pauvres31(*) : « Les personnes concernées ne forment pas une communauté sociale, ni même un groupe statistique saisissable par des critères socio-économiques traditionnels. Elles sont confrontées à un ensemble hétérogène de situations, génératrices des difficultés diverses. Bien souvent, elles n'ont en commun que la forme de leur trajectoire, marquée par le cumul de handicaps et une dissociation progressive des liens sociaux. Aussi, faut-il envisager la pauvreté, non comme un état, mais comme un processus multidimensionnel susceptible d'écarter davantage de l'activité économique diverses franges de la population, et de conduire à la rupture du lien social. » Ces disparités, même en parlant des revenus - pauvreté monétaire - sont d'autant plus importantes qu'en République Démocratique du Congo et aux Etats-Unis, la ligne officiel de pauvreté n'est pas la même. L'administration du service de Sécurité Social (SSA) des Etats-Unis a fixé une ligne officielle de pauvreté sur la base de ce qu'il considère être le montant minimum d'argent requis pour un niveau de subsistance de la vie. Pour déterminer cette ligne de pauvreté, la SSA a calculé le coût d'une alimentation adéquate (a basic nutritionally adequate diet) qu'il multiple par 3. Ce multiplicateur est basé sur les conclusions d'une recherche du gouvernement américain qu'en 1955, les pauvres dépensaient le tiers de leurs revenus dans la nourriture. Depuis lors, le niveau de pauvreté a été réajusté par l'Index de Prix à la Consommation en vue de prendre en compte les tensions inflationnistes32(*) : $8.667 pour une personne âgée de moins de 65 ans, $13.032 pour un ménage de trois personnes et $17.184 pour un ménage de quatre personnes. En tenant compte de ce seuil officiel de pauvreté, 11,8% des américains (soient 32,3 million) étaient pauvres en 1999.Tableau n° 6 : les dimensions de la pauvreté
Source : Elsa ASSIDON - http://mapage.noos.fr/RVD/soutenabilisoc1.htm (consulté le 10 novembre 2005) A la différence des Etats-Unis, les dernières estimations de la ligne de pauvreté totale en RD Congo est évaluée à 153.265 Francs congolais par personne et par an en milieu urbain et 97.655 par personne et par an en milieu rural. Ce seuil est la somme des valeurs des estimations de la pauvreté alimentaire (123.070 Francs congolais en milieu urbain et 82.755 Francs congolais en milieu rural) et la moyenne des dépenses non alimentaires des ménages (30.195 Francs congolais par personne et par an en milieu urbain et 14.900 par personne et par an en milieu rural). La construction de la première ligne de pauvreté - la ligne de la pauvreté alimentaire -, a été obtenue en faisant l'évaluation de la valeur du panier de la ménagère de biens les plus consommés représentant environ 90% de la dépense alimentaire totale des ménages33(*). On se rend bien compte des différences dans l'acception de la pauvreté, selon que l'on soit ici ou là-bas, aux Etats-Unis ou en RD Congo, à différents moments, indexant l'indice de prix à la consommation pour prendre en considération le pouvoir d'achat des populations, etc. D'aucuns, pour qualifier objectivement le pauvre, considère que ses dépenses quotidiennes devraient être en déca de $1 (un dollar américain). Cependant, ce sont les pauvres eux-mêmes qui comprennent le mieux ce qui est la pauvreté, ainsi que l'illustrent les tableaux de perception de la pauvreté suivants (Tableau n° 7a et Tableau n° 7b). Il s'agit d'un profil de la pauvreté en milieux urbain et rural issue de l'analyse des consultations participatives réalisées par le gouvernement congolais, en partenariat avec quelques Organisations Non Gouvernementales (ONGs), laquelle a permis d'identifier une grille de 14 groupes de variables de référence. Le sondage d'opinion sur les perceptions de la pauvreté a permis d'appréhender le sentiment des populations sur chacune de variables. L'ensemble des résultats de ces deux méthodologies qualitatives a permis de dresser un profil de pauvreté dans l'optique du vécu du pauvre. Quelques citations ramenées du terrain mettent en évidence la nature de ce vécu. Tableau n°7a : Profil de pauvreté en milieu urbain
Source : Ministère du plan et de la reconstruction, DSCRP, juillet 2006, Kinshasa Tableau n° 7b : Profil de pauvreté en milieu rural
Source : Ministère du plan et de la reconstruction, DSCRP, juillet 2006, Kinshasa Théories de la cause de pauvretéIl existe deux différentes réponses à la question de la cause de pauvreté. L'une est que les pauvres sont dans cette condition parce qu'ils ont quelques déficiences : ils sont soit biologiquement inférieurs soit que leur culture les fait échouer en favorisant les traits de caractères qui font obstacle à leur progrès dans la société (Either they are biologically inferior or their culture fails them ...). L'autre réponse blâme la structure de la société : quelques personnes sont pauvres parce que la société a échoué d'offrir l'équité dans les opportunités d'éducation, parce que les institutions exercent la discrimination sur les minorités, parce les industries ont échoué de fournir assez d'emplois, parce que l'automatisation a rendu certains emplois obsolètes, etc.34(*) Théorie de la déficience I : Infériorité innéeEn 1882, le philosophe et sociologue Herbert Spencer vint aux Etats-Unis développer une théorie connue plus tard comme du Darwinisme Social. Il argumenta que les pauvres étaient pauvres parce qu'incapables (they were unfit). La pauvreté était une façon naturelle: « d'excréter ... les membres malsains, imbéciles, lents, vacillants, sans espoir de la société en vue de faire une chambre pour « ceux qui sont capables», ceux qui ont droit à la richesse. Spencer prêcha que les pauvres ne devraient pas être aidés à travers la charité publique ou privée, parce des tels actes interféreraient avec la voie naturelle de se débarrasser des faibles. (Cité dans Progressive, 1980:8) Le Darwinisme Social a généralement manqué de support dans la communauté scientifique pendant près de 50 ans, quand bien même il avait continué à alimenter les pensées de nombreuses personnes. Mais au cours des 25 dernières années, ce concept de Darwinisme Social refait surface dans le travail de trois scientistes. Ils suggèrent que les pauvres sont dans cette condition parce qu'ils ne parviennent pas à plus de savoir-faire dans leur dotation intellectuelle. Arthur Jensen, professeur du cours de Psychologie de l'éducation à l'Université de Californie, montre qu'il y a une forte possibilité que les Afro-américains soient moins dotés mentalement que les blancs. Ses recherches sur le Quotient Intellectuel (QI) ont conclu qu'approximativement 80% du quotient intellectuel est hérité, alors que le reste (20%) est attribuable à l'environnent. Parce que les américains d'origine africaine diffèrent significativement des blancs dans leurs résultats aux tests du quotient intellectuel et à l'école, Jensen déclare qu'il est raisonnable d'émettre l'hypothèse que les sources de ces différences sont aussi bien génétiques qu'environnementaux. A la suite, Richard Herrnstein, un psychologue d'Harvard, était d'accord avec Jensen que l'intelligence est largement héritée. Il fait un pas de plus, jusqu'à posé l'hypothèse de la formation des castes héréditaires basées sur l'intelligence (Herrnstein, 1971, 1973). Pour Herrnstein, la stratification sociale par les différences innées apparaît parce que (1) l'habileté mentale est héritée et que (2) le succès (prestige du travail et gains) dépend de l'habilité mentale. Ainsi, une méritocratie (classification sociale par habileté) se développe à travers un processus de tri (a sorting process). Ce raisonnement asserte que les gens qui sont proches, en parlant des habilités mentales, ont une propension à se marier et à procréer, et en conséquence, assurer la formation des castes par niveau d'intelligence. Selon cette thèse, « dans les jours à venir, et comme la technologie avance, la tendance de l'employabilité pourrait courir dans les gênes des familles aussi certainement que les mauvaises dents le font aujourd'hui » (Herrnstein, 1971 :63). Ceci est tout simplement une autre façon de dire que les personnes brillantes sont dans les classes les plus élevées et que les faibles sont dans le fond. L'inégalité est justement justifiée comme il y a quelques années, par les Darwinistes sociaux. Charles Murray, ensemble avec Herrnstein, écrivent The bell Curve (Hermstein et Murray, 1994), le plus grand réveil du Darwinisme. Leur assertion, une sorte de mise à jour des travaux de Herrnestein, est que les hiérarchies économiques et sociales reflètent une seule dimension - habilité cognitive, mesurée par les tests du quotient intellectuel. Malgré les lacunes dans la logique et dans l'évidence utilisées par Jensen, Herrnstein et Murray, nous devons considérer les implications de leur déterminisme biologique pour aborder le problème de la pauvreté. D'abord, le déterminisme biologique est un exemple classique de blâmer la victime. Le pauvre est mis en cause dans les écoles inférieures, dans les tests du QI culturellement biaisés, dans les salaires dérisoires, dans la réduction de la taille de l'entreprise, ou dans les barrières sociales de la race, de la religion, ou de la nationalité. En blâmant la victime, cette hypothèse met en relation le manque du succès et le manque d'intelligence. Cette relation ignore pourtant, les avantages et les désavantages des statuts assignés. Selon William Ryan, « Arthur Jensen et Richard Herrnstein confirme que les noirs et les pauvres sont nés stupides, et que les petits enfants riches deviennent des riches adultes, non pas parce qu'ils ont hérité le portefeuille de Papa, mais plutôt qu'ils ont hérité son cerveau » (W. Ryan, 1972 :54). Aux Etats-Unis, la thèse Jensen-Hernstein-Murray avait divisé les gens en faisant appel aux fanatiques. Elle fournit une « justification scientifique » dans leurs croyances en la supériorité raciale de certains groupes et en l'infériorité des autres. Ce faisant, elle légitime la ségrégation et de traitement inégal des soi-disant inférieurs. Une autre implication sérieuse du déterminisme biologique valide le test du QI comme une mesure légitime de l'intelligence. Le test du QI essaie de mesurer le potentiel inné, mais cette mesure est impossible parce que le processus du test doit inévitablement refléter quelques unes des habiletés qui se développent durant la vie de l'individu. Les réalisations scolaires sont, bien sûr, aussi associées à un groupe d'autres facteurs sociaux et motivationnels, comme l'observe Joanne Ryan. Une autre implication de cette thèse est que la pauvreté est inévitable. La survie de l'idéologie du capitaliste est renforcée, justifiant à la fois la discrimination du pauvre et le privilège continu aux avantagés. L'inégalité est tellement rationalisée que peu de chose est faite pour aider la victime. Hernstein et Murray dans The Bell Curve argumentent que les politiques publiques visant à améliorer la pauvreté sont une perte de temps et de ressources. « Les programmes destinés à altérer la dominance naturelle de l'élite cognitive (cognitive elite) sont inutiles, parce que les gènes de la classe subordonnée les entraînent invariablement dans l'échec » (Muwakkil, 1994 :22). L'acceptation de ces thèses a immanquablement des conséquences coûteuses sur les politiques de décision en rapport avec la pauvreté. Ces thèses suscitent des questions sérieuses auxquelles cette étude ne tente aucunement de répondre : l'intelligence est immuable ou est-il possible de stimuler le développement cognitif ? * 27 Organisation Mondiale de la Santé (OMS). La contribution de la santé à la réduction de la pauvreté dans la région africaine. Bureau régional d'Afrique, Division des milieux favorables à la santé et du développement durable, août 2001, p6 * 28 Organisation Mondiale de la Santé, Op. Cit.. * 29 ASSIDON E. Le paradigme du développement. Séminaire « développement financier » du DEA DESTIN. Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine. http://mapage.noos.fr/RDV/soutenabilsoc1.htm (consulté le 10 novembre 2005) * 30 Sen & Begun (1998) cité par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Ibid., p6 * 31 PARIZOT I. (1998)., Trajectoires sociales et modes de relation aux structures sanitaires, In LEBAS J., CHAUVIN P., Précarité et santé. Cité par BENTIRI N., Les représentations sociales de la santé des personnes en situation de précarité. Mémoire de Master en Psychologie sociale de la santé, Université d'Aix Marseille UFR de Provence, 2004/2005, p 13 * 32 Stanley Eitzen D. Bacazinn M. (2003)., Poverty, in Social problems, 9ème éd., Pears-Education, New York, p180 * 33 Ministère du Plan et de la Reconstruction. Op. Cit., p20 * 34 Stanley Eitzen D. Bacazinn M. Op. Cit., p197 |
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