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Exclu-e-s du livret de famille : les parents sans statut, se raconter au sein d'une pluriparentalité

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par Elodie Regnoult
Université de Bretagne Occidentale - Master 2 2011
  

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1.6 La matérialisation de l'histoire : les photos120

Quand Lisa me raconte l'histoire de sa parentalité, elle m'explique qu'il lui apparaît comme une cruelle évidence, dès la maternité qu'elle va devoir créer sa parentalité envers et contre tou-te-s. Les flashes crépitent, elle est présente et heureuse mais personne ne songerait à la photographier. Au troisième jour et parce qu'elle l'aurait exprimé, elle est prise en photo avec Thibault. Mais de photo avec Véronique, il n'y en aurait jamais eu aucune.

118 Dans « La matérialisation de l'histoire : les photos »

119 MUXEL Anne, op cit.

120 MUXEL Anne (1996), Individu et mémoire familiale, Paris, Armand Colin.

Dès le premier mail de notre rencontre, Lisa m'envoie deux photos prises en Grande-Bretagne, l'été précédent l'entretien. Sur la première, Thibault, un garçon souriant au premier plan, défiant l'objectif. Ses cheveux blonds sont recouverts d'une capuche de sweet shirt. A l'arrière plan, une maison avec un escalier de pierre, et une femme en anorak s'avançant vers Thibault, les cheveux courts. Il s'agit de la compagne de Lisa. Sur la seconde, un green, Thibault pose, une main sur le club, l'autre sur la hanche, en jean et en sweet jaune. Lisa aime bien ce double visage de Thibault. Ces photos montrent bien selon elle où il en est en ce moment, entre la spontanéité de l'enfance, quand il bondit vers l'appareil (la première), et le sens de la mise en scène de soi, le captage du regard, un peu de frime aussi, de l'adolescence (la seconde). Pour elle, il s'agit du moment où on commence à hésiter à courir comme un « gamin » vers ses parents, et qu'on reste un peu sur son quant-à-soi, qu'on maintient une petite distance personnalisante. A chaque âge sa singularité, conclut-elle.

Les photos sont socialement importantes. Elles servent de construction d'une mémoire commune, on voit en image le baptême, l'anniversaire auxquels nous n'avons pas pu assister. Nous pouvons ensuite le décrire et le raconter comme si nous y étions allé-e-s. De la même manière, nous avons les images de nos parents, grands-parents, plus jeunes, avant notre naissance. Ces photos participent donc grandement à la construction d'une mémoire familiale et nous intègre dans une histoire commune au-delà de notre vécu individuel. Elles sont le support, les illustrations de ce que racontent les membres de notre famille. Comme Annie Ernaux, qui dans Les années121, part des pages d'un album photo qu'elle tourne. Elle décrit les photos et raconte, en faisant le lien avec ses souvenirs, l'époque, le contexte socio-historique.

M'envoyer deux photos de Thibault est pour Lisa important. Comme on montre la photo de son enfant dans son portefeuille, pour elle, me montrer ces photos, c'est dire qu'il est son fils. Ne pas être prise en photo à la maternité, c'est ne pas être reconnue comme parent. Car dans notre société, l'album de naissance d'un enfant est composé des photos du nourrisson dans les bras de ses parents. Par ailleurs, c'est la preuve en image d'une histoire, celle des vacances en Grande-Bretagne, du temps partagé, du fait qu'elle le voit toujours. La preuve du lien aussi, car Thibault court vers l'objectif, puis pose, ce qu'elle traduit par la relation qu'un adolescent entretient avec ses parents. Ce qui suppose qu'elle est parent.

De plus, à travers la description et l'interprétation qu'elle fait de la photo, elle montre qu'elle connaît Thibault, son « évolution », ses aptitudes développées.

121 ERNAUX Annie (2008), Les années, Paris, Gallimard, Collection « Folio ».

Quand Lisa choisit de me montrer ces photos en particulier, ce n'est évidemment pas pour me dire qu'elle est partie en Grande-Bretagne, ni qu'elle a passé ses dernières vacances avec sa conjointe, ni qu'elle a fait du golf. L'histoire qu'elle raconte à ce moment-là est celle de sa relation avec Thibault.

Pour aller plus loin, les photos ont un autre effet sur notre interprétation. C'est que nous avons tous et toutes le même type de photos de notre enfance - au sein de notre génération. En regardant une photo étrangère de quelqu'un-e que nous ne connaissons pas, nous reconnaissons et projetons une scène que nous avons vécue. Et nous interprétons la photo à partir de ce souvenir. J'ai l'exemple en tête d'une photo avec laquelle je m'amuse souvent. On y voit mon grand-père, un gros bonhomme aux cheveux et à la moustache grise, des lunettes, penché à table à la fin d'un repas (il reste la tasse de café, la serviette en papier chiffonnée, la bouteille d'eau vide) au dessus une petite règle jaune qu'on discerne mal, avec des trous au milieu pour dessiner des formes. Il tient un crayon, dessine ces formes et semble concentré. A sa gauche, penché au dessus de son dessin, un petit garçon de sept ans, attentif, habillé en bleu et une petite fille, accoudée à la table, le visage caché par la main, sur laquelle elle repose sa joue, tournée vers le dessin aussi, habillée toute en rose, une queue de cheval retenue par un chouchou rose. Toutes mes amies ont eu l'impression de voir la photo idéale d'un grand-père et de ses petits-enfants, le grand-père sage, calme, qui raconte des histoires.

En réalité, pour avoir été présente durant cette scène, il était en train de jurer et de prononcer toutes les grossièretés possibles en langue française parce qu'il ne comprenait pas comment marchait ce « truc » et comme d'habitude, il parlait très fort.

Cette anecdote me permet d'avancer que la réalité que nous avons l'impression de voir à travers les photos, n'est en fait qu'une interprétation projetée à partir de notre propre univers, nos propres souvenirs. Tout comme lorsqu'on voit une jeune femme avec un bébé dans les bras et qu'on en déduit qu'elle est sa mère (alors qu'il s'agit de la nourrice). Ou encore quand nous lisons un livre et que nous avons l'impression d'en avoir des images précises et qu'au moment de les confronter (avec un-e autre lecteur/lectrice ou une mise en scène cinématographique), nous sommes surpris-e-s de constater que nous n'avons pas tou-te-s vu les mêmes choses - ni retenu les mêmes choses.

Les photos ne représentent donc pas la réalité mais servent plusieurs histoires, une histoire par personne qui montre ces photos et une histoire par personne qui les regarde. Le socle commun à ces histoires est ensuite construit par la parole et des références communes. « Car que cherche-t-on en se penchant sur une photographie dite de famille ? A coup sûr un supplément d'identité, mais aussi le support d'une narration de sa propre histoire, enfin une

inscription dans une temporalité. »122 Ce n'est pas l'histoire telle qu'elle a été vécue qui intéresse, mais telle qu'elle est racontée communément par tout-e-s celles et ceux qui la reconnaissent comme ayant existé.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery