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Récit lovecraftien et cinéma - de la transposition à l'enrichissement du mythe

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par Fabien Legeron
Université Paris est - Master 1 2007
  

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LOVECRAFT (PRESQUE) SANS LOVECRAFT - IN THE MOUTH OF MADNESS (1994)

C'est ainsi que John Carpenter évoque son film le plus ouvertement lovecraftien : « Je n'avais pas dix ans que je lisais déjà The Dunwich horror1 dans mon lit. Et j'étais glacé jusqu'à l'os de terreur. J'ai d'ailleurs carrément cité Lovecraft texto. Quand Linda Styles lit des passages du nouveau livre de Cane, passage que Trent va voir se matérialiser devant ses yeux, elle lit en fait des citations presque exactes de livres de Lovecraft, Des rats dans les murs2 notamment. » Carpenter ne cache pas (ici dans une interview sur sa carrière3) sa passion pour Lovecraft, ni le désir qu'il a depuis le début de sa filmographie de se colleter directement avec le matériau lovecraftien, comme il en trouve l'occasion sur In the mouth of madness, qui démarque avec une grande efficacité l'univers et les préoccupations de la mythologie.

Pourtant, In the mouth of madness n'est pas, à la base, un script de Carpenter mais de Michael de Luca, un temps président de New line films et depuis devenu producteur au sein de Dreamworks. Un script qui, d'ailleurs, n'a rien de lovecraftien dans sa mouture originale. C'est un récit qui participe de ce mouvement ouvertement méta-textuel, qui s'affirme dès le début des années 1990, de films et de romans traitant de l'irruption du fictionnel dans le réel : on citera à ce titre la saga La tour sombre de Stephen King4, A vos souhaits de Fabrice Colin5, Des nouvelles du bon dieu (1996) de Didier Le Pêcheur6, Candyman de Bernard Rose7 (1992) ou même Fight Club de Chuck Palaniuk et son adaptation au cinéma par David Fincher8 (1999). Le récit en lui-même se présente comme une longue gnose où John Trent, enquêteur pour une compagnie d'assurances, part à la recherche de l'écrivain d'horreur à succès Sutter Cane. Ce dernier s'est retiré dans une ville qui s'avère être sa création, Hobb's end. Trent finit par apprendre qu'il est lui aussi une création de Cane et que sa fonction est d'amener dans le monde réel le dernier livre de celui-ci, destiné à causer l'apocalypse. La fin du film le voit, en pleine fin du monde, s'échapper de l'asile où il a été interné, pour retrouver, au cinéma, le film de ses propres aventures (en fait une adaptation du roman de Cane).

1 The Dunwich Horror , 1928

2 The rats in the walls 1923

3 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 - John Carpenter, p.22

4 The Dark Tower, cyle publié entre 1982-2004. Roland, pistolero héros de la saga, rencontre Stephen King lui-même et lui suggère par hypnose de terminer la rédaction de ses aventures. Plus tard, il sauve l'écrivain d'un accident de voiture pour sauvegarder sa propre réalité.

5 A vos souhaits, Bragelonne, 2000, où le protagoniste rencontre son propre auteur sous la forme d'un jeune garçon affublé d'un masque de cochon.

6 Ce film voit ses personnages tenter d'interpeller Dieu pour finalement le rencontrer : c'est un romancier raté et cynique. Accessoirement, c'est Jean Yanne.

7 Une brillante parabole sur la légende urbaine. Sur un script de Clive Barker, le film pose le personnage d'un fantôme meurtrier armé d'un crochet, qui ne vit littéralement qu'à travers la rumeur autour de ses exactions.

8 Tyler Durden y est une création mentale du héros, Jack, qui le submerge avant d'affirmer son statut fictionnel.

Carpenter n'accepte ce film en 1994, après deux refus, qu'à la condition de pouvoir le remanier dans un sens lovecraftien. C'est-à-dire, y ajouter une dimension panthéiste et des éléments directs de la mythologie (en l'état, Cane étant aux ordres de ce qui apparaît comme les Grands Anciens, Hobb's end en tant que lieu fictif coupé du reste de la Nouvelle Angleterre, ainsi que diverses citations qui caviardent le métrage : Mme Pickman en référence au peintre de goules d'une nouvelle éponyme, les couvertures des livres de Cane - voir figure 9 page suivante, etc.), et surtout, comme le fait remarquer Stéphane Moïssakis1, .x l'accorder à l'esprit cartésien (de Carpenter), dont toute la filmographie est basée sur la nécessité de construire un film-univers crédible et cinématographiquement logique >>. On reconnaît ici le matérialisme qui constitue le principal point commun entre l'oeuvre de Carpenter et celle de Lovecraft, un centre de gravité solide sur lequel se développent dynamisme formel pour le premier et lyrisme pour le second.

C'est ainsi, bien que le film développe sa propre storyline, indépendante totalement des écrits de Lovecraft ou des autres auteurs du mythe, que In the mouth of madness constitue sans doute le récit lovecraftien au cinéma le plus concluant en termes de rendu d'ambiance, d'imagerie et de structure narrative. Ainsi la construction même du récit, son arc narratif, se fait sur une base éminemment lovecraftienne : Le protagoniste, John Trent, est placé en psychiatrie et raconte son histoire à un visiteur. Ainsi l'on pourrait dire, à l'instar de Philippe Rouyer, .x le doute sur la réalité des évènements rapportés est caractéristique de Lovecraft : soit le héros est un fou soit il dit vrai et ce qu'il a vécu relève du fantastique >>2. L'optique, par trop todorovienne, semble toutefois réductrice3.

1 In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 - John Carpenter, p.94

2 Rouyer, Philippe, Hommages et Pillages -sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in H.P. Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, Dervy 2002

3 Jean Fabre, dans Le miroir de sorcière, remarque en effet que Todorov .x réduit le fantastique à une solution ambiguë, hésitation entre une solution réaliste et une solution surnaturelle motivée >>. Fabre, Jean, Le miroir de sorcière - essai sur la littérature fantastique, p.98, José Corti, 1992

Le motif de l'asile est, chez Carpenter comme chez Lovecraft, un exhausteur de goût et d'imagerie. C'est ici le réel lui-même qui est interrogé (à la manière de ce final littéralement fou, qui voit Trent regardant le film de ses propres épreuves, film réalisé par... John Carpenter) via la

dimension pirandellienne du personnage de Trent, soulignée par la mise en scène : tout le prologue (l'asile donc) montre des situations et des décors bigger than life alors que nous sommes censés nous situer dans le cadre référent de l'histoire : à défaut d'un meilleur terme, le réel. Carpenter en pro fite au contraire pour jeter le doute sur les éléments de véracité de tout ce que l'on voit et entend, jusqu'à s'inviter lui-même dans la diégèse avec un gag sur son propre nom (une musique d'ascenseur est diffusée dans l'hôpital et Trent, reconnaissant le groupe de country mielleuse qui passe dans les hautparleurs, gémira << non, pas les Carpenters ! >>). Plus tard la limite entre réel et fictionnel est encore floutée via une séquence où Trent rêve qu'il s'éveille d'un cauchemar (séquence vertigineuse qui nous montre Trent se réveiller en sursaut deux fois coup sur coup suite à la lecture des romans de Cane : à son premier réveil, il se trouve nez à nez avec le policier zombifié de son premier cauchemar, et se choc le réveille une seconde fois de ce rêve dans le rêve, qui trouvera écho dans le final montrant un film dans le film), et la nature fictionnelle de Trent est discrètement induite avec ce plan où Trent, ayant pris des notes avec un stylo-plume, se rend compte que ce dernier fuit après s'être pressé l'arête nasale dans un geste de fatigue ; Trent, au contact de Cane, montre sa nature : littéralement, de l'encre.

De plus, le récit est traité ouvertement, bien que sans annuler le traitement "premier degré" de l'histoire, comme une comédie (Carpenter, mais plus encore Sam Neil, l'interprète de Trent, ne s'en cachent pas : les mimiques de Trent lorsqu'au bord de la folie, le final sur un éclat de rire, la relation très bourrue avec Styles, digne d'un buddy movie1, certains raccords brutaux comme Styles approchant tout sourires de Trent et ce dernier traversant une porte2, ou la controverse de l'église byzantine...). C'est ici presque le dévoiement, voire l'antithèse d'un conte initiatique qui nous est donné à vivre puisqu'un personnage rationnel va devoir remettre en cause sa connaissance du monde (en d'autres termes désapprendre), et finalement passer de sujet à objet dans un processus qui mène à l'anéantissement supposé du monde. Autant de déconstructions du récit qui estompent la limite entre réel et fictionnel en exposant, au sein du film mais surtout par le film lui-même, les mécanismes de la suspension d'incrédulité sur son personnage et sur le spectateur. L'effet en est double, puisque le spectateur, invité à considérer de manière extérieure l'artificialité du récit (c'est l'histoire d'un monde de fiction qui contamine le monde réel, mais ce monde n'est "réel" qu'au sein

1 Sous-genre de la comédie policière : le récit montre deux personnages aux idiosyncrasies différentes voire contraires, obligés de cohabiter par les circonstances ou une tierce personne, et exploite les évolutions de leur relation, généralement de l'inimitié à la solidarité.

2 Raccord cut, sans transition explicative, qui illustre ce principe bergsonien du rire : << entre la cause et l'effet il faut qu'il y ait disharmonie >>.

d'une autre fiction : le film lui-même !), est amené à s'interroger sur le statut même de la création1, mais dans le même temps à se sentir coupable d'avoir regardé un film (celui de Carpenter) qui contribue à l'Apocalypse. En termes de maturité de la démarche sur le matériau, Carpenter se pose ici en continuateur de Lovecraft : là où le premier jette son alter ego, Trent, cartésien qui ne croit pas (au sens fort)2, dans une gnose où il prend conscience de sa propre nature fictionnelle, le second pose comme dernière épreuve à sa propre projection, Randolph Carter, de se souvenir qu'il rêve, et que conséquemment ses aventures ont été sa propre création, une fiction dans laquelle il a failli se perdre à moult reprises3. C'est cette analyse que mène avec brio Jean-Pierre Picot dans sa communication Randolph Carter, frère d'Ulysse l'avisé et de Sinbad le marin 4. En effet le questionnement que menaient Lovecraft et ses continuateurs sur la nature du monde5, effleurée par le passé par des travaux comme La vie est un songe de Pedro Calderón de la Barca, De l'autre côté du miroir de Lewis Caroll, mais réellement amorcée dans les années 30 par la fameuse théorie évoquée plus haut de la "réalité créée par celui qui l'observe", ce questionnement s'est vu dépassé par la suite avec le doute sur le réel lui-même : par exemple les réflexions de Philip K. Dick6 - on pensera particulièrement à Total Recall - et plus tard le Cyberpunk lancé par William Gibson et son Neuromancer. C'est précisément la pierre qu'apporte Carpenter à la mythologie avec In the mouth of madness, le questionnement cosmique se prolongeant ouvertement dans la métaphysique, dans une optique méta-textuelle qui était déjà en germe chez des auteurs (Lovecraft et son cercle de correspondants) n'hésitant par exemple pas à se mettre en scène dans leurs récits7. Ce questionnement du film dans le film, on le voit, prolonge une thématique sous-jacente à la mythologie lovecraftienne, et qui est partie intégrante de cette mythologie de par sa nature même.

1 L'enjeu de base qui motive la recherche de Sutter Cane à sa disparition, c'est que ses fans impatients causent des émeutes dans tout le pays (ultimement, la sortie du livre que ramène Trent de Hobb's end, In the mouth of madness, donnera à ces émeutes leur raison d'être : la fin de la race humaine dans la folie de masse et/ou des mutations atroces). Un éditorialiste télévisuel pose ainsi explicitement la question : à quel moment la fiction devient-elle une religion ? (<< When does fiction become religion ? >>)

2 << Je ne crois pas au surnaturel. La seule place où il existe, c'est sur un écran. >> John Carpenter, interview In Mad movies hors-série, collection réalisateurs n°1 - John Carpenter, p.18

3 A la fin de la longue nouvelle Dreamquest for Unknown Kadath, Carter rencontre Nyarlathotep, messager des Grands Anciens, qui lui affirme qu'il a trop bien rêvé et l'enjoint à rejoindre sa cité du couchant, le précipitant dans un piège d'où il ne peut se sortir qu'en ignorant le chant des sirènes de sa propre rêverie pour se souvenir que ses visions sont générées par lui et qu'il est donc, encore, sujet et non objet.

4 In Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Colloque de Cerisy p 233, Dervy 2002

5 Ce questionnement se fait bien entendu jour à travers le mythe Cthulhien, mais surtout avec les aventures de Randolph Carter, qui, après avoir rencontré "l'Être" entité omnipotente qui lui délivre les secrets de l'existence dans A travers les portes de la clé d'argent, explore un monde onirique à la fois persistant (il le partage avec d'autres personnages du monde de l'éveil comme Pickman ou le roi Kuranès) et assujetti à sa propre imagination dans sa quête de Kadath, cité des Dieux.

6 Chez Dick, ce questionnement était motivé par la paranoïa : Julien Sévéon rappelle que la certitude qu'avait Philip K. Dick de vivre une réalité tronquée, vient d'un jour où, entrant dans sa salle de bain, il tenta de tirer une ficelle pour allumer la lumière... Ficelle qui n'avait jamais existé. Sévéon, Julien, Dick n'est pas mort !, in Mad movies n° 189. 7 On citera l'amusante lettre de Lovecraft à Robert Bloch, l'autorisant à le représenter et à le tuer dans sa nouvelle Le visiteur venu des étoiles. Cette lettre est reproduite ici : Marigny, Jean, Robert Bloch et le Mythe de Cthulhu, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 363, Dervy, 2002

Car ici, on ne badine pas avec la mythologie, et le moindre des défis que relève le film n'est certes pas la mise en place d'une réalité alternative qui permet une visualisation concluante du "folklore" lovecraftien. En effet, toutes les tentatives en ce sens, et a fortiori celles évoquées dans cet opuscule, mettent au jour le même problème plastique et structurel : la visualisation physique, c'està-dire conférer une existence cinématographique à ce jeu de références de l'imagerie lovecraftienne (peuples, créatures, divinités, mais aussi lieux, péripéties ou modes narratifs particuliers comme l'extension ou la contraction de la temporalité) est une difficulté cruciale. Ici, la construction même pose traduit d'une manière très efficace le caractère fugitif et parcellaire de l'apparition de l'élément surnaturel : Ainsi l'argument de base de l'histoire contée est le retour de divinités occultes (on reconnaît les Grands Anciens sans que leur identité soit explicitement déclinée) via les créations d'un auteur qui leurs servent de ciseau pour pénétrer notre plan de l'univers. On voit bien là la reprise de la thématique de la menace hors d'âge qui revient en s'annonçant par des créations ou des activités humaines (on pense bien entendu aux sculptures et aux cultes de L'appel de Cthulhu, aux peintures de Pickman (Pickman's model, 1926) dans la nouvelle éponyme, mais aussi dans une certaine mesure aux expériences scientifiques diverses qui ont pour effet de permettre une pénétration plus ou moins prolongée des déités dans notre monde : Les chiens de Tindalos 1 par exemple, ou encore le diptyque de nouvelles Celui qui hantait les ténèbres 2 et L'ombre du clocher 3).

En termes d'imagerie pure, Carpenter pose une singulière et pertinente troisième voie entre inflation des effets numériques4 et suggestion totale5 : il utilise de manière quasi exclusive les effets spéciaux sur plateau (effets mécaniques, prothèses, miniatures, animatronique, marionnettes) du studio KNB, ce qui confère aux créatures, notamment, une présence physique tangible dans l'univers dépeint (et une menace mécaniquement plus prégnante via la possibilité d'une interaction corporelle "réelle" avec les personnages), mais dose leur monstration en les ramenant à une bienvenue portion congrue : ainsi les déités qui sortent du trou dans le "réel" pratiqué par Cane (c'est le seul effet numérique ostensible du métrage, ce qui souligne bien la virtualité de ce réel dans l'économie de la narration du film : Ce réel est envisagé comme une surface plane, et de l'autre côté, on voit ce qu'il est réellement, c'est-à-dire le texte d'un livre. L'univers auquel appartient ce livre, est "invisualisable"

1 Long, Frank Belknap, The hounds of Tindalos, 1929, traduit de l'américain par Claude Gilbert, Christian Bourgeois, Les chiens de Tindalos, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

2 Lovecraft, Howard Philips, The haunter of the Dark, 1935,Celui qui hantait les ténèbres, in LOVECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

3 Bloch, Robert,The shadow from the steeple, 1950, traduit par Claude Bolland-Maskens, éd? Marabout L'ombre du clocher, in LO VECRAFT tome 1, collection Bouquins, ed. Robert Laffont, sous la direction de Francis Lacassin

4 Une pratique qui se généralise à partir du Jurassic Park de Steven Spielberg en 1993.

5 Philippe Rouyer remarque lui aussi « Tout suggérer relevant pour lui de la supercherie, il trouve un juste milieu en ne faisant apparaître ses monstres que fugitivement à l'écran ». Rouyer, Philippe, Hommages et pillages, sur quelques adaptations récentes de Lovecraft au cinéma, in Lovecraft, fantastique, mythe et modernité, p. 415, Dervy, 2002

et n'est donc pas montré1) pour poursuivre Trent ne sont visibles qu'à travers de très bref plans de coupe, très parcellaires et cadrés en longues focales, et un seul plan large de moins d'une seconde. L'aspect fugitif de ces visions constitue un choix qui émane strictement de la mise en scène ; on enjoindra le lecteur à revoir la séquence de l'effrayante transformation de Mrs Pickman en monstre tentaculaire armé d'une hache : cinq plans y suffisent, alors que le story board original prévoyait une scène plus longue où Mrs Pickman tentait d'attraper Trent2. Cette fugacité les rend d'autant plus efficaces qu'elles participent d'une crédibilisation globale de la menace innommable : ce qui a été montré ne peut plus être nié (la visibilité directe confère une réalité dans l'économie du film), mais son contour conceptuel reste peu défini du fait de sa brièveté et, de fait, contamine le reste du récit par son caractère "partiellement innommé", selon ce principe de la mythologie lovecraftienne qui consiste à esquisser un univers dont la crédibilité de l'ampleur - et le caractère intrinsèquement inquiétant de cette ampleur - vient du fait de n'en décrire qu'une infime fraction qui évoque plus qu'elle ne montre, car ce qu'elle montre implique un certain nombre de conjectures.

Ici, c'est par les diverses péripéties se déroulant à Hobb's end, et dont Trent et Styles sont alternativement témoins, que l'univers (celui de Cane, de Carpenter, des Grands Anciens) est esquissé de la sorte. Comme on l'a évoqué plus haut (voir figure 9, p.74) certaines de ces péripéties font explicitement l'objet de récits précédents de Cane. Mais c'est surtout leur intervention apparemment décontextualisée qui jette la confusion quant à la temporalité et au hors-champ. Car l'intervention des éléments se fait touj ours avec un sens de l'évocation à la fois fluide et prégnant : les enfants courant après le chien au ralenti, ces mêmes enfants zombifiés accompagnés du chien ayant entre-temps perdu une patte, le cyciste vieilli et sa phrase sibylline « J'peux par partir, ils veulent pas que je parte », le motif de l'éolienne, filmé de manière à souligner une signification lourde d'un sens qui nous échappe (et qu'on imagine sortie des livres de Cane), Styles qui embrasse passionnément un Sutter Cane affublé d'un homoncule monstrueux dans son dos, ou encore l'intense confrontation entre les villageois et Sutter Cane à l'église ; l'un des villageois réclame son fils à Cane, mais ni ce villageois, ni l'enfant, ni la raison de la rétention de l'enfant, ni même Cane d'ailleurs, n'ont été introduits physiquement au préalable à ce point du métrage . Lorsque de telles séquences sont introduites, cela ne fait qu'augmenter à l'impression de prendre en marche le train d'une histoire plus vaste que celle qu'il nous donné de suivre : Styles désignant les villageois et assurant Trent qu'ils sont armés avant même qu'ils soient descendus de voiture, le père de famille qui se suicide dans le bar (cet acte extrême prouve à Trent que ce qui se passe dans cette ville ne

1 Voir p.14

2 Le story board original de cette séquence est visible en ligne sur le site officiel de John Carpenter : http://www.theofficialjohncarpenter.com/pages/themovies/mm/mmbts/mmbtssb01.html

et http://www.theofficialjohncarpenter.com/pages/themovies/mm/mmbts/mmbtssb02.html (dernière consultation Septembre 2007)

relève pas de la supercherie), la sous-intrigue de Mrs Pickman qui séquestre son mari avant de le démembrer et qui possède un bien étrange tableau montrant ce que deviendra le genre humain suite au retour avéré des Grands Anciens1 (cette intrigue est même contextualisée de manière explicite dans le film puisqu'il y est dit clairement qu'il s'agit de la Mrs Pickman de Horreur à Hobb's end)... Une telle mise en abyme thématique crédibilise un univers fantasmatique tout en jetant le doute sur le statut de cet univers par rapport à la réalité, quelle qu'elle soit.

In the mouth of madness constitue une étape importante dans la symbiose entre la mythologie lovecraftienne et les media audiovisuels, en particulier le cinéma. Ici, c'est par cet art intelligemment dosé de la suggestion thématique et plastique, un art du partiellement montré et non du caché, que Carpenter reprend, avec des instruments techniques (le cinéma) et conceptuels (le questionnement dickien, comme on l'a vu, du réel en tant qu'entité et que notion, la meta-textualité, mais aussi des éléments plus anecdotiques comme l'ajout de données économiques2 dans la thématique du récit) différents de ceux qui ont vu la naissance de la mythologie (la littérature), la même musique : celle d'un monde plus vaste et plus étrange qu'on ne le perçoit, ampleur et étrangeté qu'on ne peut appréhender, de manière prospective, que par la théorie intellectuelle (par l'extrapolation scientifique et philosophique) et la poésie (ici, l'association d'idées par un découpage, une imagerie, et un montage séquentiel à la fois évocateurs et déroutants). Le film de John Carpenter prolonge ainsi la mythologie de manière respectueuse mais sans faire l'économie de partis pris affirmés, qui posent un pont avec des procédés narratifs modernisés (on évoque d'ailleurs nommément Stephen King, grand rénovateur de la littérature de genre). Un film sans aucun doute parmi les plus lovecraftiens, au sens où le folklore de la mythologie y est rendu de manière très convaincante, mais surtout parce qu'il offre de ressentir le fameux effroi des espaces extérieurs cher au reclus de Providence. Tout en étant un récit aux résonances universelles : l'homme face au monde, à l'oblitération possible de son existence physique, intellectuelle ou spirituelle, à sa marge de manoeuvre et aux forces écrasantes de la nature et de l'esprit. Tout panthéisme considéré, la peur de Lovecraft, et celle de Carpenter, sont les nôtres.

1 L'on revient ici à un innommable qui ne se peut appréhender que par une représentation parcellaire, ou subjective - ici l'interprétation d'un peintre hypothétique : lorsque Trent sort de l'hôpital, à la fin du film, la radio fait état de transformations étranges chez certains émeutiers à travers le pays, dont on imagine (rien n'est sûr) qu'elles sont celles du tableau de Pickman. Dans les deux cas, il ne nous sera pas donné de voir directement ces mutations, mais toujours via la description d'une tierce personne.

2 Le dialogue fait ouvertement référence à Stephen King en termes de tirages et de lectorat : Cane vend énormément, il est beaucoup lu, donc la menace qu'il représente est d'autant plus prégnante. L'économie n'est, avant ce film, pour ainsi dire pas un élément de la mythologie lovecraftienne.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein