Conclusion chapitre I
Au XVIe siècle, le roi de France est
communément admis, notamment par les juristes, comme le seigneur des
fleuves et rivières navigables de son royaume. De cela, découle
un certain nombre de conséquences. En effet, le roi dispose de
différentes prérogatives sur ces rivières telles que le
droit de péage ou la règlementation de la pêche. Son
pouvoir sur les cours d'eau croît au XVIe siècle
puisqu'en plus des rivières en elles-mêmes, il s'approprie leurs
îles et leurs rivages. Cela est affirmé et effectif dès
1572 mais l'on peut penser que ce n'est que la généralisation
d'un état de fait ; comme l'affirme Frantz Mynard, les décisions
royales de la période moderne ne doivent pas être perçues
de façon tranchée comme des actes fondateurs48 mais
plutôt comme les aboutissements du processus d'affirmation et de
définition du pouvoir royal.
Les prérogatives dont le roi dispose lui permettent de
réguler, au moins de manière indirecte, les usages des cours
d'eau et particulièrement la très développée
navigation commerciale. Pour cela, il s'appuie sur une administration
hiérarchisée et autonome d'un point de vue judiciaire : les Eaux
et Forêts. Les agents royaux qui en dépendent sont donc les moyens
humains d'application d'une politique fluviale à l'échelle du
royaume. Les préoccupations de celle-ci diffèrent du « souci
romain de disposer d'une eau potable en ville » ou de
l'intérêt médiéval pour « l'accès aux
ressources protéiniques ou énergétiques fournies par les
milieux aquatiques »49 selon Patrick Le Louarn, qui voit la période
moderne comme la période du développement prononcé de la
prise en charge politique des cours d'eau. Néanmoins, nous l'avons
montré, la crainte d'une pêche excessive des poissons existe
encore, mais elle semble en effet en marge par rapport à des enjeux plus
politiques et économiques.
48 MYNARD, « Le fleuve... », op.
cit., page 179.
49 LE LOUARN, Patrick, « L'eau, bien commun
culturel ? », in LE LOUARN, Patrick (dir.), L'eau ; sous le
regard des sciences humaines et sociales, Paris, L'Harmattan, collection
Logiques sociales, 2007, page 18.
Chapitre II : Droits et autorités sur la
Saône à Lyon
En nous intéressant à l'intérêt
porté par les rois de France aux cours d'eau du royaume et donc à
la gestion fluviale au niveau national, l'importance d'une prise en charge
politique des rivières et des fleuves et les enjeux qu'elle comporte
sont clairement apparus. Nous allons réduire le cadre
géographique pour affiner notre analyse de ce thème en nous
intéressant à la rivière de Saône, et plus
précisément, à la Saône dans la ville de Lyon. Le
cadre urbain multiplie le nombre d'autorités qui, potentiellement,
prennent part à la juridiction de l'eau. En effet, il est « un lieu
de pouvoirs, de concentration des pouvoirs, de l'exercice des pouvoirs, de
conflits de pouvoir »1. Ainsi, il s'agit de définir les
différents pouvoirs qui s'exercent sur la rivière de Saône,
ses rives et les édifices fluviaux.
Pour cela, nous nous pencherons sur la juridiction de ce cours
d'eau, puis, dans un deuxième temps au droit de voirie dans la ville de
Lyon. Enfin, une étude de cas d'une affaire judiciaire au sujet du pont
de Saône illustrera les conflits d'autorité qui peuvent
apparaître lorsqu'il est question de la prise en charge politique d'une
rivière, particulièrement dans la ville de Lyon.
1 DUMONS, Bruno, ZELLER, Olivier (dir.), Gouverner
la ville en Europe, du Moyen Age au XXe siècle, Paris,
L'Harmattan, collection Villes, 2006, page 5.
A. La juridiction de la Saône
Si l'on se réfère aux éléments,
présentés dans le premier chapitre, qui permettent de
définir les droits qui s'exercent sur un cours d'eau, le premier aspect
à mettre en avant est la possibilité ou non de naviguer sur
celui-ci. En ce qui concerne la Saône, cela ne fait aucun doute, c'est
une rivière navigable et, par conséquent, elle est placée
sous la protection des rois de France. Une cérémonie affirme
d'ailleurs cela : chaque année, le jour de l'Ascension, une procession
qui remonte la Saône jusqu'à l'île Barbe (juste au nord de
Lyon) est effectuée. Cette procession est conduite par des
représentants du roi, notamment par le maître des ports. Claude de
Rubys nous explique qu'ils vont « à l'Ile Barbe par eau, armez et
embastonnez, avec l'enseigne et les tambourins, poser l'escusson et les
armoiries du Roy de France dans la riviere de Saosne, en signe qu'elle
appartenoit au Roy de bord en bord et ostoyent l'escusson du Duc de Savoye, que
les officiers de Bresse y posoient d'ordinaire la nuict precedente
»2.
Bien que la signification de cet évènement
récurrent semble clairement politique, eu égard à la
position frontalière de la ville de Lyon, Jacques Rossiaud
précise qu'il « peu être ritualisé parce qu'il n'est
plus très aigu [...] au moins depuis 1467 »3 et, de
plus, « en 1536, la Bresse [est] occupée ; mais le rituel des
panonceaux demeure pratiqué ». Cela mis à part, cette
cérémonie est donc également l'illustration du pouvoir que
détiennent les souverains sur la Saône, pouvoir que
possédaient déjà les empereurs allemands au Moyen Age
lorsque la ville de Lyon était intégrée dans le Saint
Empire romain germanique. De telles célébrations, avec de
similaires affirmations du pouvoir royal, existent dans d'autres villes
à la période moderne. C'est le cas, par exemple, dans l'estuaire
de la Loire, à Nantes, où, durant des fêtes nautiques, on
« célèbre l'emprise royale sur les cours d'eau [...] Le
souverain se présente à chaque fois en gardien des eaux, au
2 RUBYS, Claude de, Histoire véritable de
la ville de Lyon, Lyon, imprimeur Bonaventure Nugo, 1604, page 503.
3 ROSSIAUD, Jacques, « Fleuve et cité,
fête et frontière : la sensa lyonnaise des années
1500 », in BRAVARD, J.-P., COMBIER, J., COMMERCON, N. (dir.),
La Saône, axe de civilisation, Actes du colloque de Mâcon
(2001), Presses universitaires de Lyon, 2002, page 404.
nom du bien public »4. Cela confirme que les
célébrations lyonnaises que nous venons de présenter ne
sont pas un particularisme dû à la position frontalière de
la ville ; elles constituent bien sûr le rappel que Lyon est dans le
royaume de France mais elles affirment aussi les droits qu'ont les rois sur la
rivière de Saône.
Cependant, le roi de France n'est pas la seule autorité
concernée par la juridiction de la Saône, dans la ville de Lyon.
L'archevêque et le chapitre Saint-Jean sont les comtes de Lyon donc les
seigneurs temporels de la ville et peuvent ainsi avoir des prétentions
juridictionnelles sur la rivière. Même si « l'existence des
juridictions seigneuriales ne constitue en aucune façon une exception
à cette suprématie royale »5, l'on a
montré que les droits sur l'eau, même d'une rivière
navigable, peuvent appartenir à des seigneurs, soit par une concession
du roi soit par la légitimité d'une possession ancienne ; ce qui
ne remet absolument pas en cause l'autorité suprême que
possèdent les souverains. C'est d'ailleurs le cas pour les seigneurs de
Lyon et « les princes reconnaissent leurs droits et composent avec leurs
détenteurs mais affirment leur supériorité
juridictionnelle sur le grand cours de l'eau »6, par des
rituels tels que ceux précédemment présentés.
Un dossier des Archives municipales de Lyon7,
probablement constitué à la fin du XVIIe siècle
ou au début du XVIIIe siècle, regroupe un certain
nombre de documents, ou des copies de ceux-ci, qui présentent
l'évolution des différentes prérogatives de
l'archevêque et des chanoines-comtes de Lyon depuis le XIIe
siècle. Parmi ceux-ci, il est fait mention d'une bulle d'or de 1157 par
laquelle l'empereur Frédéric Ier aurait donné
de nombreux droits à l'archevêque de Lyon, notamment sur les cours
d'eau et les passages. Jacques Rossiaud complete cette information puisqu'il
écrit que « l'archevêque de Lyon en 1190 se proclame ainsi
maître de la « decize » grâce aux privilèges
obtenus de Frédéric Barberousse »8. Le terme de
« decize », au sens variable, a ici une portée juridique et
« permet de départager les droits du souverain et ceux des
seigneurs riverains »9. Ainsi, dès le XIIe
siècle,
4 MYNARD, Frantz, « Le fleuve et la couronne :
contribution à l'histoire du domaine fluvial (1566 - 1669) »,
in LE LOUARN, Patrick (dir.), L'eau ; sous le regard des sciences
humaines et sociales, Paris, L'Harmattan, collection Logiques sociales,
2007, pages 182-183.
5 BELY, Lucien (dir.), Dictionnaire de l'Ancien
Régime, Paris, PUF, Quadrige, 2006, page 709.
6 ROSSIAUD, « Fleuve et cité... »,
op.cit., page 405.
7 AML, DD 316, pièce 1.
8 ROSSIAUD, « Fleuve et cité... »,
op.cit., page 405.
9 ROSSIAUD, Jacques, Dictionnaire du Rhône
médiéval (1300-1550), Tome 2, Grenoble, Centre Alpin et
Rhodanien d'Ethnologie, 2002, page 110.
l'archevêque de Lyon dispose de la juridiction sur la
Saône. De plus, en 1307, Philippe le Bel confirme cela, et va même
plus loin, puisqu'il reconnaît à l'archevêque et aux
chanoines-comtes du chapitre Saint-Jean toute juridiction dans la ville de
Lyon, en précisant toutefois que celle-ci est « sous les garde,
ressort et superiorité du Roy »10.
Par ailleurs, les rois de France n'interfèrent pas dans
l'administration des seigneurs de Lyon, au moins pour ce qui est du
XVe siècle. Une décision royale du 14 août 1444,
par exemple, illustre cela. En effet, elle « ordonne par provision que le
maitre des eaux bois et forests n'exercera aucune juridiction sur les terres
eaux bois et forests des archeveque et chapitre de Lyon »11.
Charles VII choisit donc que les agents royaux des Eaux et Forêts
n'interviendront pas dans le comté de Lyon. Cela signifie alors que
l'archevêque et les chanoines-comtes de Lyon sont entièrement
responsables de la gestion fluviale, de l'application des décisions
royales sur le fait des Eaux et Forêts mais aussi de la répression
des délits dans le territoire qui est sous leur juridiction et notamment
de la Saône dans Lyon.
Néanmoins, cet état de fait n'est que provisoire
puisque « depuis 1543, la juridiction des Eaux et Forêts s'exerce
dans la ville mais la compétence et les droits de chacun ne sont
vraiment déterminés que depuis 1669 »12. Ainsi,
cela nous montre une évolution théorique dans la juridiction de
la Saône à Lyon, au cours du XVIe siècle.
Cependant, les sources ne semblent pas révéler de changement
notable dans la seconde moitié du siècle. De plus, la seule
sous-série13 qui concerne la Maîtrise des Eaux et
Forêts aux Archives départementales du Rhône ne contient que
des documents de la fin du XVIIe siècle ainsi que du
XVIIIe siècle. D'ailleurs, « en 1768, la maîtrise
des Eaux et Forêts réclame la police du Rhône et de la
Saône à l'intérieur de Lyon »14 ce qui
confirme que celle-ci n'avait, de toute façon, pas de
prérogatives dans la ville, ou de façon très
limitée et ponctuelle, au XVIe siècle. Cela ne remet
pas en cause la juridiction fluviale exercée par l'archevêque et
les chanoines-comtes de Lyon durant la période qui nous
intéresse.
10 AML, DD 316, pièce 1.
11 AML, DD 316, pièce 1.
12 BAYARD, Françoise, CAYEZ, Pierre,
PELLETIER, André, ROSSIAUD, Jacques, Histoire de Lyon des
origines a nos fours, Lyon, Editions lyonnaises d'Art et d'Histoire, 2007,
pages 450-451.
13 ADR, sous-série 5 B : Maîtrise des
Eaux et Forêts (1673-1790).
14 BAYARD, CAYEZ, PELLETIER, ROSSIAUD, Histoire de
Lyon«~ op. cit., page 457.
Les rois de France tentent tout de même
d'interférer dans les prérogatives des seigneurs de Lyon. Il est
d'ailleurs bien connu qu'ils se saisissent des pouvoirs judiciaires de
l'archevêque de Lyon, de façon définitive en
1562-156315 (le chapitre Saint-Jean avaient perdu les siens
dès 142416). Dans ce processus d'affermissement de la tutelle
royale, « le Procureur du Roy en la Cour de Parlement de Paris, demanda
que les isles du Rhosne, et de la Saone fussent reunies au Domaine du Roy, et
tous les moulins à bled, les Pesches et autres droicts qui estoient
establis en l'une et l'autre rive de ces deux Rivières, contre
l'Archevesque et Clergé de Lyon »17. Cette demande,
évoquée par René Choppin, fait immédiatement suite,
selon lui, à un conflit opposant des représentants du roi et les
clercs d'Avignon, au sujet des îles du Rhône, en 1493. Choppin
explique plus loin que « la Cour ordonna sur une si grande affaire,
qu'elle verroit les tiltres et en delibereroit plus amplement ».
Cette affaire n'est réglée que plus de quarante
ans après. Tout d'abord, le 27 août 1534, l'archevêque et
les chanoines-comtes de Lyon comparaissent devant le sénéchal de
Lyon, « a ce deputé par la venerable court de parlement
»18 pour justifier de leurs titres de possession. Il est
précisé que les « ysles, broteaulx, peages, molins, bennes,
pescheries, barrages et autres choses estans en et sur les fleuves et rivieres
du Rosne et de la Saosne es environs de lad. ville de lyon [...] ont
esté saisies et mises soubz la main du Roy a la requeste dudit procureur
». Cela nous montre que les îles, les berges et les autres
éléments de la Saône ont été, au moins
provisoirement, remis au roi. Le principal argument des seigneurs de Lyon,
développé dans ce même document est l'ancienneté de
leurs droits « tant par terre que par eaue »19,
prérogatives qui n'ont jamais été remises en cause par les
souverains. Le 2 octobre 1536, un arrêt du Parlement de
Paris20 confirme les comtes de Lyon dans la possession de tous leurs
domaines ainsi que les droits dont ils disposent dessus. Cela rétablit
donc la situation juridictionnelle telle que était à la fin du
XVe siècle.
15 KLEINCLAUSZ, Arthur, Histoire de Lyon, des
origines à 1595, (tome 1), Genève, Laffite Reprints, 1978,
page 464.
16 MISSOL-LEGOUX, Bernard, La voirie lyonnaise du
Moyen Age à la Révolution, Lyon, Thèse de doctorat en
droit, 1966, page 78.
17 CHOPPIN, René, Trois livres du domaine
de la couronne, Paris, Michel Sonnius, 1613, page 169.
18 ADR, 10 G 1824, troisième liasse, document
du 27 août 1534.
19 ADR, 10 G 1824, troisième liasse, document
du 27 août 1534.
20 ADR, 10 G 1824, quatrième liasse,
arrêt du 2 octobre 1536.
Enfin, un procès-verbal dressé par le lieutenant
général de la sénéchaussée de Lyon le 21
janvier 1539 clôt l'affaire. En effet, il signifie la prise de possession
par le pouvoir royal des îles, rives et structures fluviales de la
Saône et du Rhône, « hors et excepté les dessus dittes
des archevêque doyen et chapitre de Lyon »21. Finalement,
le roi de France s'est donc saisi de la juridiction de la Saône et du
Rhône comme il l'escomptait mais à l'exception notoire de ces
cours d'eau dans le territoire des seigneurs-comtes de Lyon et donc à
l'exception de la Saône dans la ville de Lyon intra muros.
Néanmoins, nous l'avons montré dans le chapitre
précédent, la déclaration royale du 7 juillet 1572 semble
régler définitivement la question puisque le roi de France
s'attribue la juridiction des îles, des berges et des entreprises qui y
sont faites dans l'ensemble du royaume de France. Pourtant, les droits dont
disposent les seigneurs de Lyon semblent quant à eux se maintenir
puisque un édit d'avril 1683 leur confirme à nouveau « la
propriété, possession et jouissance des isles, islots,
atterrissements, peages, passages, bacqs, batteaux, ponts, moulins et autres
ediffices et droits sur les rivieres navigables, mesme de justice
»22 dans la limite de leur territoire.
La complexité juridictionnelle sur la Saône entre
le pouvoir royal d'une part et l'archevêque et les chanoines-comtes de
Lyon est donc importante. Bernard Missol-Legoux l'exprime clairement dans sa
thèse23 : les comtes de Lyon, par leur pouvoir seigneurial
ancien et donc légitime, disposent des prérogatives sur la
Saône mais, si l'on considère cette rivière comme un «
grand chemin », elle relève en effet de l'autorité royale.
C'est d'ailleurs par une référence au juriste Charles
Loyseau24, précédemment évoqué, que
Bernard Missol-Legoux en arrive à cette conclusion. La seule trace du
pouvoir royal dans la ville de Lyon, en lien avec la gestion fluviale, est le
maître des ports. Nicolas de Nicolay présente cela : « le roi
a estably en lad. ville de Lyon un maistre des portz, ponts et passaiges, et 17
gardes officiers qui sont tenuz demeurer par chacun jour es portes de ladite
ville »25. Le
21 ADR, 10 G 1824, huitième liasse,
procès-verbal du 21 janvier 1539, ou AML, DD 316, pièce 1 (pages
16-17).
22 AML, DD 316, pièce 1, page 17.
23 MISSOL-LEGOUX, La voirie lyonnaise~ op. cit.,
pages 116 à 118.
24 LOYSEAU, Charles, Traité des
seigneuries, Paris, Abel l'Angelier, 1608, page 213.
25 NICOLAY, Nicolas (de),
Généralle description de l'antique et célèbre
cité de Lyon, du païs de Lyonnois et du Beaujolloys selon
l'assiette, limites et confins d'iceux païs, Lyon,
Société de Topographie historique de Lyon, 1881 (édition
du manuscrit de 1573), page 131.
rôle de ces agents royaux se résume au
contrôle des marchandises qui affluent à Lyon, par voie de terre
comme par voie d'eau. Ainsi, ils ne concernent que peu le sujet de ce travail,
puisque leur rôle reste mineur en ce qui concerne les usages et la
gestion de la Saône, mais il était nécessaire de mentionner
leur présence dans la ville. Celle-ci ne modifie par pour autant les
modalités des droits sur la Saône.
En effet, les seigneurs de Lyon, c'est-à-dire
l'archevêque et les chanoinescomtes, ont la juridiction sur la
rivière de Saône dans les limites de la ville, et même
au-delà, malgré la levée provisoire d'une partie de leurs
prérogatives dans les quarante premières années du
XVIe siècle. Leur autorité est légitimée
par l'ancienneté de leurs droits même si le roi de France
possède tout de même une autorité supérieure de
fait, puisqu'il est considéré comme le seigneur des
rivières navigables. L'archevêque et les chanoines-comtes de Lyon
représentent donc, en théorie, l'autorité principale pour
tout ce qui concerne la Saône dans la ville mais, concrètement,
une partie de leur pouvoir est confiée à la municipalité
et particulièrement, ce qui relèvent des infrastructures
fluviales.
B. La voirie, une prérogative consulaire
La voirie est un des aspects de notre sujet puisque les
infrastructures urbaines telles que les ports, les ponts et
l'aménagement des berges font partie de ce domaine. Bernard
Missol-Legoux définit la notion de voirie comme l'entretien des «
voies »26 donc des espaces qui permettent de circuler ; ainsi,
cela regroupe les rues et les chemins terrestres et donc les ponts, mais aussi
les rivières et l'accès à celles-ci (embarcadères,
ports, rampes d'accès etc). Selon Charles Loyseau, le terme «
voirie » relève du droit de police qui « consiste proprement
à pouvoir faire des réglemens particuliers, pour tous les
citoyens de son distroit et territoire »27. Pour ce juriste, la
voirie dépend donc du pouvoir de police, détenu en
général, selon lui, par le roi ou par un seigneur. Cette
définition, très théorique, semble inadaptée
à notre analyse puisqu'elle ne distingue pas la juridiction de la
gestion concrete. Nous entendrons donc ici le terme de « voirie »
à la manière de Bernard Missol-Legoux ; d'autant plus qu'il ne
semble pas nécessaire de revenir sur les questions juridictionnelles
à propos de la Saône.
Cependant, comme le remarque justement Bernard Missol-Legoux,
luimême, la voirie entre dans la catégorie des
éléments fonciers et semble donc, de ce point de vue,
dépendre de la justice et des droits domaniaux28. La voirie
peut alors parfois relever de l'autorité seigneuriale, voire royale s'il
s'agit d'un cours d'eau navigable. Comme nous l'avons montré,
l'autorité seigneuriale principale qui prend part dans notre champ
d'étude est l'archevêque de Lyon ainsi que les chanoinescomtes du
chapitre Saint-Jean. S'ils disposaient d'un rôle dans la « voirie
fluviale », celui-ci serait essentiellement le financement des
infrastructures puisque les droits de péage leur reviennent du fait de
la juridiction qu'ils possèdent et parce que « toutes les coustumes
qui autorisent les peages, chargent par expres les seigneurs, qui les levent de
l'entretien des chemins, ponts... »29. Cependant, une lettre
patente de Louis XII, du 21 avril 150330, supprime tous les
impôts et taxes pour les marchands « frequentans les rivieres du
Rhone, de la Saone, et autres rivieres
26 MISSOL-LEGOUX, La voirie lyonnaise~ op.
cit., introduction.
27 LOYSEAU, Traité~ op. cit., page
213.
28 MISSOL-LEGOUX, La voirie lyonnaise~ op.
cit., introduction.
29 LOYSEAU, Traité~ op cit., page 220.
Cela est affirmé par l'édit de septembre 1535 (cf Chapitre I, A,
note de bas de page 22).
30 AML, CC 4047, pièce 4, décision
royale du 21 avril 1503.
navigables cheans en icelles »31.
L'archevêque de Lyon dispose tout de même de droits de péage
sur la Saône mais en dehors de Lyon, comme le montre la lettre qu'il
adresse à ses « peageurs, censiers et fermiers de noz peaiges par
la riviere de Saonne »32 en 1511. Ces droits ont probablement
été maintenu du fait de leur ancienneté, mais, quoi qu'il
en soit, sont extérieurs à la ville de Lyon.
De plus, il semble que dans la charte de 1320,
l'archevêque et les chanoines comtes ont reconnu que la voirie
relève de la compétence de la municipalité de
Lyon33. D'ailleurs, Eugene Courbis rappelle que « dès
les temps les plus anciens, les opérations de voirie ont
été faites par la ville. En 1309, nous voyons déjà
les syndics-procureurs donner l'autorisation de bâtir un arc sur le pont
de pierre construit sur la Saône »34. Lorsque Olivier
Zeller évoque la fonction des municipalités dans les villes
d'Europe pendant la période moderne, il confirme que « de longue
date, la voirie était une préoccupation constante » et que
celles-ci « devaient entretenir, améliorer ou édifier les
équipements urbains »35. Ainsi, il semble certain que la
voirie est un domaine qui est généralement géré par
les municipalités. C'est aussi le cas pour la ville de Lyon, que ce soit
justifié par l'usage ou effectivement par un document juridique.
Dans le cadre de la ville de Lyon, « les mesures
concernant les fortifications, le tracé des rues, la
sécurité et la salubrité des habitations, dont est
responsable le consulat, relèvent de la « voirie » et sont
confiées à un « voyer », officier municipal
»36. Le consulat est l'assemblée qui possède le
pouvoir municipal à Lyon sous l'Ancien Régime. Il est
composé de douze échevins (ou conseillers) depuis
144737, élus pour deux ans avec un renouvellement annuel par
moitié (soit six nouveaux échevins élus chaque
année). Les conseillers sont chargés de traiter
31 PARADIN DE CUYSEAULX, Guillaume,
Mémoires de l'histoire de Lyon, Roanne, Editions Horvath, 1973
(1e éd. en 1573), page 281.
32 ADR, 15 H 6, lettre du 8 janvier 1511 (date
actualisée).
33 MISSOL-LEGOUX, La voirie lyonnaise~ op. cit.,
page 78.
34 COURBIS, Eugène, La municipalité
lyonnaise sous l'Ancien Régime, Lyon, Imprimerie Mougin Rusand,
1900, pages 143-145.
35 ZELLER, Olivier, "La ville moderne", in
PINOL, Jean-Luc (dir.), Histoire de l'Europe urbaine, de
l'Antiquité au XVIIIe siècle, tome 1 (pages 595
à 857), Paris, Editions du Seuil, Collection L'Univers historique, 2003,
page 819.
36 BAYARD, CAYEZ, PELLETIER, ROSSIAUD, Histoire de
Lyon~ op. cit., page 348. 37BEGHAIN, Patrice, BENOIT, Bruno,
CORNELOUP, Gérard, THEVENON, Bruno, Dictionnaire historique de
Lyon, Lyon, Editions Stéphane Bachès, 2009, page 333.
toutes les « affaires communes »38 de la
ville ce qui leur confère un rôle politique mais aussi
économique, social ; en bref, un rôle d'administration au sens
large. Les désaccords financiers mis à part, Arthur Kleinclausz
considère qu'il n'y a que peu de conflits entre l'Eglise et le
consulat39. Il justifie cela par le fait que l'archevêque de
Lyon souhaite surtout maintenir son pouvoir judiciaire sur lequel le consulat
n'a aucune prétention. Chacun semble donc exercer son autorité de
façon distincte et la gestion de la voirie est prise en charge par la
municipalité lyonnaise.
En effet, depuis 149240, le pouvoir municipal
lyonnais nomme un préposé à la voirie, le voyer. Avant que
ce poste ne soit défini, le consulat « qui, au début du
XIVe siècle, exerçait déjà dans la ville
le « droit de voirie », chargeait à l'origine, un ou plusieurs
conseillers [...] de visiter les édifices en construction ou en
réparation, d'inspecter les ponts, portes, rues et remparts
»41. Ainsi, dès la fin du Moyen Age, même s'il
n'existait pas d'agent municipal dévoué à la voirie, des
conseillers exerçaient ponctuellement cette charge. Celle-ci est donc
constituée de deux aspects : tout d'abord de la surveillance des
édifices pour prévenir des nécessités, notamment de
réparation, mais aussi d'un rôle de maître de chantier
puisqu'il s'agit de surveiller les travaux d'édification ou de
réfection des infrastructures. Nicolas de Nicolay, contemporain,
décrit le rôle du voyer lyonnais au XVIe siècle
: celui-ci a « la sur-intendance sur la santé de ladicte ville,
pavissement et nettoyement des rues, demolition des maisons et bastiments
ruineux, reparation et entretenement des rues, portz, ponts et passages
»42. La principale précision que nous apporte cet auteur
est que le voyer est responsable de l'entretien des rues c'est-à-dire
à la fois de leur propreté mais aussi de l'entretien de leur
pavement afin qu'elles soient aisément carrossables. Enfin, ce commis
à la voirie peut décider de la destruction des édifices en
ruines ou qui représente un danger au vu de leur délabrement.
Le voyer est donc l'agent du consulat en matière de voirie
tout au long du siècle qui nous concerne. Cependant, son statut a
évolué au milieu du XVIe siècle
38 Citation des textes qui instituent les
échevins, relevée dans BAYARD, CAYEZ, PELLETIER, ROSSIAUD,
Histoire de Lyon..., op. cit., page 433.
39 KLEINCLAUSZ, Histoire de Lyon..., op. cit.,
page 481.
40 BAYARD, CAYEZ, PELLETIER, ROSSIAUD, Histoire de
Lyon..., op. cit., page 457.
41 VIAL, Eugène, "Les voyers de la ville de
Lyon", in Revue d'Histoire de Lyon, Tome 10, année 1911, Lyon,
A. Rey et Compagnie (imprimeurs-éditeurs), 1911, page 180.
42 NICOLAY, Généralle
description..., op. cit., page 142.
suite à la création, à Lyon, par un
édit de novembre 1549 d'un poste de « voyer en chef en titre
d'office »43. Eugène Vial, dans son article très
complet sur les voyers de Lyon, présente cette affaire qui ne comporte
pas de conséquences importantes, mais qu'il est utile de mentionner.
Henri II confia ce nouvel office à un marchand lyonnais, Guillaume
Chazottes, « mais le consulat fit opposition à cette nomination qui
portait atteinte à l'un de ses privileges les plus anciens, sa
juridiction de voirie, et réclama le droit de nommer son Voyer
»44. L'affaire, selon Eugene Vial, n'est réglée
qu'en 1557, après plusieurs années de procédure judiciaire
et la démission de Chazottes. Pendant ces huit années, Humbert
Gimbre, voyer de la ville nommé par le consulat, puis son fils, ont
continué d'exercer leur charge.
En 1557, le consulat est confirmé dans son pouvoir de
nomination d'un voyer pour la ville. Eugène Vial explique que, depuis
cette affaire, le voyer fait « partie du corps consulaire comme «
officier de Ville » »45. Concrètement, à
part le costume porté par ce personnage et les privilèges dont il
dispose en tant que nouveau membre du pouvoir municipal (éléments
confirmés par le consulat dans la seconde moitié du
siècle), la charge de voyer reste la même. Elle consiste donc en
l'inspection des bâtiments de la ville et en la direction des travaux qui
sont réalisés, de la volonté de la municipalité
lyonnaise. En effet, le consulat, nous l'avons montré, est le
responsable de la voirie à Lyon au XVIe siècle.
43 VIAL, « Les voyers... », op.
cit., page 182.
44 Ibid., page 182.
45 Ibid., page 183.
C. Chevauchement d'autorités ; l'affaire
Pierrevive
L'archevêque et les chanoines-comtes de Lyon
possèdent la juridiction de la Saône et des structures qui en
dépendent au XVIe siècle à Lyon. Cependant, les
questions de voirie ont été déléguées et
sont gérées par la municipalité lyonnaise. En
théorie, ces rôles semblent définis mais une affaire
judiciaire les opposant met au jour les conflits d'autorité qui
découlent d'un partage de prérogatives si peu tranché.
Le 7 février 1528, Françoise de Pierrevive, veuve
Piochet, demande à
l'archevêque l'autorisation de rebâtir sa maison,
détruite par un incendie. Sa maison
« estoit sur la pille dud. pont [de Saône] au coing
dicelluy devers leglise Saint
Jehan »46. Cette maison était donc sur le
pont de Saône ; en effet, de longue date,
des maisons y étaient installées. Léon
Boitel l'explique : « Quoique ce pont fut très
étroit, on avait toléré, sans doute en
faveur des citoyens qui y avaient des droits par
la générosité de leurs dons pour
l'achèvement de l'entreprise, la construction de
maison assises sur les piles à chaque
extrémité du pont »47. Il fait donc remonter la
présence de maisons, sur le seul pont jeté sur la Saône,
à la fin du XIe siècle ou au début du
siècle suivant. L'affaire judiciaire qui nous intéresse concerne
donc une de ces maisons, situées à l'extrémité
sud-ouest du pont de Saône et représentées sur le
plan48 ci-contre.
46 AML, DD 003, pièce 39.
47 BOITEL, Léon (dir.), Lyon ancien et
moderne, tome 2, Lyon, éditeur Léon Boitel, 1843, pages 439
à 445.
48 Extrait d'un planche du plan
scénographique de 1550, tiré de CHAMPDOR, Albert, Plan
scénographique de la ville de Lyon au XVIe
siècle, Trévoux, Editions de Trévoux, 1981, planche
XIII.
Donc, suite à l'incendie de sa maison, Françoise
de Pierrevive, le 7 février 1528, demande à l'archevêque
qu'il « lui soit loisible de reedifier et de parachever tout ainsi que a
commencé en luy donnant faculté, puissance et liberté de
ce faire »49. Sa requête est donc très claire :
les travaux ont débuté mais elle demande une autorisation
officielle de les continuer. La raison de cette demande n'est pas
identifiée ; aucun des documents consultés ne montre qu'on lui
ait suggéré de la formuler. Un acte du conseil de
l'archevêque de Lyon et du chapitre Saint-Jean, du 21 février
1528, lui fournit une réponse : sa requête est acceptée
« dung commun consentement tant quil touche mond. seigneur l'arcevesque
seigneur naturel, temporel et spirituel dud. lyon et a cause de son contat dud.
lyon ayant la directe seigneurie de la maison de lad. suppliante
»50. L'autorisation fournie est ainsi justifiée par le
pouvoir temporel de l'archevêque et du chapitre Saint-Jean ; c'est en
tant que comtes de Lyon qu'ils ont l'autorité sur cette question.
Malgré la légitimité qu'ils se donnent,
ces seigneurs nomment deux membres de leur conseil « pour empescher par
tous les moiens deuz, justes et raisonnables que lad. Dame [...] ne soit
empeschée de faict et induement au bastiment et parachevement de sad.
maison »51. Les deux commis sont Hugues du Puy, procureur
général et représentant de l'archevêque et Annemond
Chalan, « docteur es droiz, Juge de la cour des appeaulx des chasteaulx et
places »52 de l'archevêque également. Ceux-ci sont
donc chargés de s'assurer de l'application de la décision du
conseil et, par conséquent, de la reconstruction de la maison de
Françoise de Pierrevive. Leur mission est précisée plus
loin dans le même document : ils doivent aller voir « monsieur
Pomponne de Tremoille lieutenant de monSeigneur le gouverneur pour le Roy notre
souverain seigneur en la ville de lyon et pays de lyonnois pour lui supplier et
requerir que son plaisir soit ne donner ne faire empeschement à lad.
dame ». Hugues du Puy et Annemond Chalan doivent ainsi aller voir le
lieutenant du gouverneur du Lyonnais c'est-à-dire le «
représentant suprême de l'autorité royale
»53 dans la région pour confirmer la permission
accordée à Françoise de Pierrevive. Cette demande de
confirmation de leur décision est assez surprenante : il faut
peut-être la lier à la suspension
49 AML, DD 003, pièce 39.
50 AML, DD 003, pièce 40.
51 AML, DD 003, pièce 40.
52 AML, DD 003, pièce 40.
53 KLEINCLAUSZ, Histoire de Lyon..., op.
cit., page 464.
provisoire de la juridiction des seigneurs de Lyon jusqu'en
1539 au profit du roi54. Aucun document trouvé ne mentionne
cette entrevue avec le gouverneur mais comme les comtes de Lyon ne reviennent
pas sur leur décision, l'on peut penser qu'ils ont obtenu une
réponse favorable du gouverneur.
En dépit de cela, les échevins saisissent la
sénéchaussée de Lyon c'est-àdire la principale
autorité judiciaire. Les dates précises de ce recours en justice
et des démarches qui l'accompagnent ne sont pas mentionnées dans
les documents trouvés aux Archives municipales de Lyon ; cependant,
comme le désaccord semble définitivement tranché autour du
5 juillet 1528, l'on peut sans doute affirmer que l'instruction de l'affaire se
déroule entre la fin du mois de février 1528 et le mois de
juillet de la même année. Les conseillers de la ville de Lyon
réagissent donc négativement à la décision prise au
conseil de l'archevêque le 21 février 1528 mais aussi à une
« complainte » formulée par ce dernier, qui, selon eux, «
nest recevable »55. Il s'agit probablement de la demande faite
auprès du gouverneur par les représentants de l'archevêque
et du chapitre Saint-Jean de ne pas aller à l'encontre de la
décision qu'ils ont prise en faveur de Françoise de Pierrevive.
Les arguments développés par le consulat devant la
sénéchaussée contestent l'autorité des comtes de
Lyon en la matière. En effet, selon les échevins, « led.
seigneur arcevesque pretend usurper et entreprendre contre les droitz du Roy
tant par eaue que par terre »56. Ainsi, ils considèrent
que l'archevêque et son conseil ne sont pas les personnes
désignées pour prendre ce type de décisions et même
que, ce faisant, ils vont à l'encontre du pouvoir du roi.
La défense de l'archevêque (qui s'exprime aussi
au nom des chanoinescomtes de la ville) va directement à contre-courant
de ce qui lui est reproché par le consulat. En effet, il
considère « que a cause de leglise et conté de lyon Il a
plusieurs beaulx, droictz, preheminances, auctoritez et prerogatives [...] tant
par eaue que par terre en toute la ville et cyté de lyon », mais il
rappelle que c'est « soubz toutesfoys le ressort et souverainté du
Roy »57. Il est donc ici encore question du pouvoir du roi ;
adroitement, l'archevêque ne le nie pas et place même son
autorité comme légitime puisque justement conférée
par les souverains.
54 Cf Chapitre II, A.
55 AML, DD 310, pièce 24.
56 AML, DD 310, pièce 24.
57 AML, DD 310, pièce 25.
D'ailleurs, le simple recours à l'avis du gouverneur,
prévu en février 1528, montre qu'il tient compte du pouvoir
royal. L'archevêque ajoute qu'il détient la juridiction sur les
maisons de la ville et « mesmement sur les crenes, forgets, avancemens et
accroissemens des maisons estans et assises le long du rivaige de la riviere de
saosne tant sur le pont de ladite riviere que sur les pont qui ont esté
faictz et se font »58. L'archevêque considère donc
qu'il agit dans son droit puisque les maisons de la ville, le pont de
Saône et, par conséquent, les maisons qui sont sur ce pont
dépendent de son autorité. Dans le même document, il
précise que personne ne peut construire d'édifice sur la
Saône sans l'autorisation du chapitre Saint-Jean et de luimême.
Gependant, les deux parties qui s'opposent dans cette affaire,
disposent d'autres arguments en leur faveur. Tout d'abord, le consulat s'oppose
aux prérogatives revendiquées par les seigneurs de Lyon sur les
infrastructures saôniennes. Ainsi, les échevins se sentent
usurpés dans leurs droits : « nous voullons dire que le pont est de
la ville et quelle lentretient en toutes reparations et quil nest loysible a y
bastir sans la permission de la ville »59. Gette fois, sans
remettre en cause le pouvoir seigneurial, ils affirment tout de même que
l'autorisation de construire relève de leur autorité. En effet,
ils rappellent leur droit de voirie et donc qu'ils sont responsables de la
gestion concrète des édifices de la ville et, de ce fait, ce sont
eux qui détiendraient le pouvoir d'autoriser une telle reconstruction.
L'archevêque et les chanoines-comtes, quant à eux, affirment
à plusieurs reprises que la permission qu'il ont donnée à
Françoise de Pierrevive de rebâtir sa maison sur le pont de
Saône, n'a pas été décidée « contre le
droit d'autruy mêmement de la chose publique »60 mais
seulement parce que leur seigneurie leur confère le droit d'autoriser ou
non des constructions dans la ville.
Get argument touche probablement au fond du problème :
« la chose publique ». En effet, peu à peu au cours du
XVIe siècle, lorsqu'il s'agit de construction, « le
consulat oppose des arguments nouveaux fondés sur la notion d'espaces
« publics » donc inappropriables. Les rues et les places de la
cité ne sont
58 AML, DD 310, pièce 25.
59 AML, DD 310, pièce 27.
60 AML, DD 256, pièce 41, acte du conseil de
l'archevêque du 16 juin 1528.
plus, aux yeux des échevins, des territoires dont
chacun peut se rendre maître "61. Le pont de Saône
n'échappe pas à la règle : le consulat craint que les
maisons empiètent sur cet axe de circulation, déjà
étroit à l'origine. Le 9 mars 1516, lors d'une réunion du
consulat, François Deschamps rapporte « le bruist qui court que le
Roy a donné à monsieur de Maugiron permission de appensionner le
pont de saone et y faire des maisons tant dun costé que dautre
"62. Cette rumeur inquiète le consulat qui considère
que ce « seroit grant dommaige interestz a ceste ville " et qu'il faut
« y obvier par tous les moyens que pourra "63. Au moins
dès 1516, les échevins craignent donc qu'une personne puisse
construire des maisons sur le pont de Saône et l'on peut penser que c'est
une motivation importante de leur opposition aux travaux que veut effectuer
Françoise de Pierrevive. L'autre aspect intéressant de cette
rumeur, est que l'autorisation de construire aurait été
donné par le roi, ce qui n'étonne pas le consulat.
Ainsi, le roi peut intervenir ponctuellement en matière
de voirie à Lyon. C'est d'ailleurs par une intervention d'un
représentant du roi que l'affaire qui oppose l'archevêque et les
chanoines-comtes d'une part, au consulat d'autre part, est
réglée. Une délibération consulaire du 5 juillet
1528 donne les conclusions du différend. Tout d'abord, Mme de
Pierrevive n'a pu reconstruire sa maison car « elle auroit
été empêchée par auctorité de justice
"64 ce qui laisse sous-entendre que les échevins ont
été reconnus dans leurs prérogatives ; ils
réaffirment dans ce document qu'il leur « appertient led. droit de
permission et cognoissance des bastiments et édiffices et sur iceux
bailler et prendre mesures pour obvier que la rue ne soit usurpée sur la
chose publique ". Il est ensuite précisé que Françoise de
Pierrevive a renoncé à la permission obtenue du conseil de
l'archevêque et demande, cette fois, l'autorisation de
réédifier sa maison au consulat.
Celui-ci, malgré les oppositions qu'il a
formulées jusque-là, accède à sa requête, lui
permettant donc de reconstruire sa maison sur le premier arc du pont de
Saône. Néanmoins, cette volte-face surprenante n'est pas
simplement motivée par des questions de juridiction : ce n'est pas parce
que la décision lui revient que le
61 MONTENACH, Anne, Espaces et pratiques du
commerce alimentaire à Lyon au XVIIe siècle, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble, Collection "La Pierre et l'Ecrit", 2009,
page 144.
62 AML, BB 035, f°129 v°,
délibération du dimanche 9 mars 1516.
63 AML, BB 035, f°129 v°.
64 AML, DD 003, pièce 43.
consulat donne cette autorisation, qui va à l'encontre
de ses propos sur l'espace « public » et de sa volonté de
permettre une circulation aisée sur le pont. Il est expliqué
à ce sujet, dans la délibération consulaire, que les
échevins lui ont conféré la permission de construire
« à la demande et priere de très illustre prince Monseigneur
François Conte de Saint-Pol, lieutenant general pour le Roy nôtre
sire, conduisant presentement l'armée dud. Seigneur en Italie
»65. Cette intervention, difficile à appréhender,
peut probablement s'expliquer de diverses façons comme, par exemple, par
des liens qui pourraient exister entre les familles de Pierrevive et de
Saint-Pol ou par une requête de l'archevêque à ce
représentant du roi. Cependant, la qualité en laquelle celui-ci
peut intervenir n'est pas définie et sa demande semble impromptue.
Finalement, face à ce grand personnage, lieutenant
général du roi, le consulat a cédé et l'affaire se
conclut donc à l'avantage de Mme de Pierrevive et donc de
l'archevêque. Néanmoins, cette affaire complexe confirme chaque
autorité dans son rôle : l'archevêque et les
chanoines-comtes possèdent la juridiction de la Saône mais la
gestion concrète relève du pouvoir consulaire. Par ailleurs, le
roi reste l'autorité principale, en dernier recours, par le biais
notamment de son gouverneur ou de la sénéchaussée de Lyon.
Enfin, comme le présente Yann Ligneureux, en ce qui concerne le
XVIIe siècle, lorsqu'il évoque le pouvoir du consulat
: « le plus ancien pont de la ville, celui jeté sur la Saône,
dépendait de son autorité directe »66.
65 AML, DD 003, pièce 43.
66 LIGNEREUX, Yann, Lyon et le roi ; de la "bonne
ville" à l'absolutisme municipal (1594-1654), Seyssel (Ain),
Editions Champ Vallon, Collection Epoques, 2003, page 651.
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