CONCLUSION
L'enseignement special destine aux « debiles
legers » se presente aux familles comme une remediation aux retards
scolaires. Les echecs scolaires y sont interpretes comme les signes d'une
deficience intellectuelle a laquelle l'enseignement va remedier en s'adaptant a
cet handicap.
Le verdict scientifique verbalise dans l'attestation
du centre psycho-medicosocial (PMS) qui contient le diagnostic du « type
d'anormalite » dont souffre l'enfant detient le pouvoir de sceller son
destin scolaire, et donc social, des l'age de 8-9 ans. Lorsque l'objectif de
remediation n'est pas atteint, et c'est generalement le cas, l'echec sera
egalement impute aux deficiences psychologiques -- intellectuelles ou
caracterielles -- de l'enfant.
Les criteres qui president a l'orientation vers
l'enseignement special sont, a peu de choses pres, ceux qui ont ete etablis au
debut du 20eme siecle par ses fondateurs, notamment Alfred BINET et
Theodore SIMON.
Ils voyaient le resultat d'une deficience
intellectuelle dans le retard scolaire et/ou l'indiscipline a l'ecole.
L'institution de l'ecole obligatoire, en donnant acces a l'ecole aux enfants
des couches les plus populaires de la societe avait revele qu'un grand nombre
d'enfants etaient incapables de suivre l'enseignement qui leur etait
dispense.
L'interpretation, par ces auteurs, de l'echec scolaire
dans une perspective pathologique en termes d'anormalite aura une importance
considerable sur les developpements ulterieurs des classes pour « anormau
x d'ecole ».
Les distinctions terminologiques et les
classifications qui en decoulent se retrouvent aujourd'hui encore, a quelques
« modernisations » pres, dans le discours des professionnels de
l'enseignement special.
Les problematiques inherentes a la classification en
termes d' « anormaux d'ecole » fondent toujours l'enseignement
special. Les directrices d'ecoles revelent, selon nous, la nature ideologique
de la notion de debilite legere. C'est en termes medico-psychologiques qu'elles
justifient et fondent le processus de remediation. L'influence du milieu social
sur l'orientation vers cette filiere est integree dans cette pespective. Il y
aurait, selon les directrices, de « meilleurs types », autrement dit
des enfants ayant un quotient intellectuel plus eleve, dans les ecoles des
quartiers aises. De plus, dans ces milieux les enfants recoivent plus
d'attention en ce qui concerne leur scolarite.
Ce qui e xpliquerait, selon elles, que les
remediations des quartiers aises soient differentes et correspondent aux «
possibilités financieres et aux niveaux » des familles.
La notion de debilite legere mise en question dans ce
travail comprend les types 1, 3 et 8 mais nous avons accorde une attention
particuliere au type 8 parce qu'il s'est avere etre un bon indicateur du
fonctionnement effectif de l'enseignement special en matiere de
remediation.
Alors que les autres types de « debiles legers
» sont orientes, en secondaire, dans la continuite de cette filiere. Les
enfants categorises type 8 a l'intelligence « normale », sont senses
« reintegrer l'enseignement ordinaire, soit en cours de scolarite
primaire, soit a l'entree du secondaire91 » car il n'existe
pas, au niveau du secondaire, d'enseignement special qui leur soit
destine.
Le cas de ces enfants nous parait particulierement
revelateur des mecanismes de relegation. De maniere presque generale, le
Certificat d'Etude de Base (C.E.B) ne leur est pas accorde ce qui les relegue,
en definitive, vers l'enseignement professionnel. Or, « en realite, le
professionnel remplit le role d'instance scolaire ultime de relegation pour le
general et le technique. On observe de plus cette meme permanence dans la
faible proportion de diplomes par rapport aux nombres d'inscrits au debut du
cycle92 ». Cela revient a « produire » -- au niveau
social a « reproduire » -- des candidats au sous-emploi
La conclusion de Mateo ALALUF s'applique parfaitement
a nos constatations sur l'inscription economique des debouches de la filiere
d'enseignement special : « la frequentation de l'ecole professionnelle
permet aux eleves d'acquerir des savoir-faire utilisables pour l'industrie,
alors que l'absence de certificat rend les demandeurs d'emploi moins exigeants
et plus vulnerable sur le marche de l'emploi. Si bien que l'on peut considerer
comme rationnel par rapport a son environnement economique, un systeme
d'enseignement professionnel dont la fonction consisterait aussi, en raison du
grand nombre d'echecs scolaires, a produire des savoir-faire non reconnus
socialement, parce que non certifies officiellement. Ces formations produiront
alors des travailleurs utilisables a bas salaires93 ». Bref,
les « anormaux d'ecole » deviennent des « anormau x d'emplois
».
En meme temps que l'entree en remediation,
l'institution scolaire nous parait imposer aux membres des classes populaires,
une perception d'euxmemes comme anormaux. Par l'utilisation d'un langage
medicopsychologique l'ecole donne, en quelques sortes, aux remediations qu'elle
impose, satut et force de prescription medicale. Il est par consequent
extremement difficile aux familles populaires de mettre en question
les
91Prospectus de presentation
d'une des ecoles oil nous avons enquête
92 ALALUF M., Le temps du
labeur. Formation, emploi et qualification en sociologie du travail , Institut
de Sociologie, Sociologie du travail et des organisations, Editions de
l'Universite Libre de Bruxelles, 1986, p.94
93 ALALUF M., op.cit.,
p.94
decisions des « experts du champ de l'enfance
inadaptee ». Completement demunies face au verdict de la Science, elles
l'acceptent et finissent par l'interioriser comme une confirmation de leur
« inferiorite » et de leur « anormalite ».
L'anormalite conferee aux « mauvais eleves »
les cantonne dans des structures de prise en charge des « malades »
qu'ils sont devenus.
Leur origine sociale a ete transformee en deficience
psycho-pathologique. Cette transformation constitue un plantureu x fond de
commerce pour ceux qui, en vertu de leur « intelligence superieure »,
sont habilites a les soigner et a leurs « administrer la discipline
industrielle94 »
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