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L'acte anormal de gestion et l'abus de bien social

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par DEGDEG Sana
 -  2008
  

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A. Les limites de l'utilisation de l'intérêt social

1) Les limites théoriques

a) Le principe de non-immixtion en droit fiscal des affaires

En donnant la possibilité à l'administration fiscale d'écarter des décisions de gestion en se fondant sur leur contrariété à l'intérêt social, les juges ont entendu doter les services fiscaux d'armes contre les excès. Pourtant, cette théorie n'est pas un blanc-seing accordé à l'administration fiscale qui est tenue de ménager un autre grand principe de la fiscalité des entreprises : le principe de sa non-immixtion dans la gestion de l'entreprise1.

Pourtant, loin de se sentir limitée par ce principe, la jurisprudence n'a pas hésité à empiéter sur ce terrain en admettant qu'un simple risque excessif pour l'entreprise puisse être considéré comme anormal2. L'audace de cette position contrevient très clairement au principe de liberté de gestion du chef d'entreprise et cet empiètement nourrit l'incohérence générée par le critère de « l'intérêt de l'entreprise ». En effet, la notion d'intérêt social s'en trouve élargie et amputée de l'élément intentionnel qui la distinguait de l'erreur de gestion.

Le risque, qui était jusqu'alors considéré comme une erreur de gestion, devient un acte anormal de gestion. Cette évolution fragilise le principe de liberté de gestion et rend la théorie de l'acte anormal de gestion instable. L'abus de bien social connait ce même problème alors même que la loi impose la légalité des peines pénales.

1 CE, 3 décembre 1975, req. n° 89412 : Dr. Fisc. 1976, comm. p. 467 : l'administration fiscale ne peut pas critiquer une décision de gestion de l'entreprise.

2 CE 17 octobre 1990 Loiseau, req. n° 83.310, ANNEXE n° 1

b) Le principe de légalité des délits et des peines en droit pénal

Selon l'article 111-3 CP : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi »1. Cet article a deux conséquences : d'une part le principe de la nonrétroactivité des lois pénales plus sévères et d'autre part, l'interprétation stricte de la loi pénale qui interdit au juge d'étendre une incrimination à des faits non prévus par le législateur. Ce dernier point signifie que la jurisprudence ne peut pas étendre un délit à des faits ne réunissant par tous les éléments constitutifs prévus par la loi.

Les éléments constitutifs du délit d'abus de bien social sont clairement définis par les articles L. 241-3 à 242-6 C.com. Or, les juges se montrent parfois très laxistes avec l'exigence du dol spécial (le dirigeant doit en effet abuser des biens de la société « à des fins personnelles »). Cette bienveillance s'explique aisément par la volonté de moraliser le monde des affaires mais ne respecte pas parfaitement l'exigence de légalité des peines. Certains auteurs s'interrogent finalement sur la pertinence de ce dol spécial qu'ils jugent « superfétatoire »2. L'éventuelle disparition du dol spécial aurait pour avantage de mettre le droit en conformité avec le principe de légalité des peines mais également de rapprocher l'abus de bien social de l'acte anormal de gestion qui n'exige pas un tel élément.

Malgré l'incohérence à laquelle l'exigence d'un tel élément aboutit, les différentes réformes n'ont pas conduit à son éviction des éléments constitutifs du délit.

2) Les limites pratiques

a) La notion d'erreur de gestion et l'acte anormal de gestion L'intégration de la notion de risque dans le domaine de l'acte anormal de gestion a abouti à élargir le domaine d'application de la théorie de l'acte anormal de gestion. Étudier à la lumière de la notion d'intérêt social, ce « transfert » conduit à deux interrogations : d'une part, que devient l'élément intentionnel, principal signe distinctif entre l'acte anormal de gestion et l'erreur de gestion ? D'autre part, est-il permis de penser que la frontière entre les deux notions est devenue si floue qu'elle n'est plus pertinente ?

1 Article 111-3 CP : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi, ou pour une contravention dont les éléments ne sont pas définis par le règlement. Nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi, si l'infraction est un crime ou un délit, ou pour le règlement si l'infraction est une contravention »

2 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires, DALLOZ, 6ème éd., p. 378 : « L'examen de toutes ces décisions conduit à s'interroger sur la rationalité de l'exigence d'un dol spécial pour l'abus de biens sociaux. Tout mobile étant pris en considération, cela ne revient-il pas en définitive au caractère superfétatoire du dol spécial et de ce fait à un rapprochement inattendu avec l'abus de confiance ».

L'erreur correspond à une écriture comptable erronée, effectuée de manière involontaire ce qui l'exclut d'emblée de la catégorie des décisions qui sont nécessairement volontaires1. Pour différencier les deux notions, l'administration fiscale examine si l'auteur de l'acte a entendu agir dans l'intérêt de la société, en d'autres termes, elle procède à un examen de la « bonne foi » du chef d'entreprise.

Or, depuis 1990, le risque excessif pris par un chef d'entreprise est devenu un acte anormal de gestion. Cette évolution est née du besoin de ne pas laisser s'échapper des pertes financières mais apparait bancale du point de vue théorique. En effet, le risque excessif est certes souvent le fruit de la gestion fantaisiste d'un chef d'entreprise déraisonnable, mais rien ne prouve son intention d'agir à l'encontre de l'intérêt social. Une fois encore, la jurisprudence utilise le critère de la contrariété à l'intérêt sociale de façon cavalière : l'accompagnant dans un premier temps d'un élément intentionnel, elle s'accommode depuis 1990 de l'absence de mauvaise foi du chef d'entreprise.

b) La confusion d'intérêts

Aussi bien dans la théorie de l'acte anormal de gestion que dans le délit d'abus de bien social, la principale difficulté réside dans un conflit d'intérêts : intérêt de la société et intérêt du dirigeant ou des tiers2. Il s'agit de protéger l'intérêt de la société face aux intérêts considérés comme « nécessairement » divergents et nuisibles des autres membres de l'entreprise ou des tiers.

Cette dissociation entre ces différents intérêts constitue un postulat dans l'une et l'autre des notions. Pourtant, elle n'est pas forcément vraie et ne tient pas compte des « combinaisons » d'intérêts que peuvent constituer certains actes.

Citons un exemple : un dirigeant peut être amené à acheter des vêtements de luxe pour lui et son épouse afin de maintenir un certain « prestige » non pas dans son intérêt, mais pour celui de la société. Ces achats pourront être vus comme des actes anormaux de gestion si l'administration fiscale les juge excessifs. Mais ils pourront également faire l'objet d'une condamnation pour abus de bien social.

1 DAVID (C.), FOUQUET (O.) et PLAGNET (B.), Les Grands Arrêts de la Jurisprudence Fiscale, DALLOZ, 2003, 4ème éd., p. 569

2 L'intérêt au profit du dirigeant social est un des éléments constitutifs du délit d'abus de bien social.

Cette dissociation basée sur la suspicion envers les dirigeants et actionnaires apparait extrême1 et conduit à nous interroger sur la possibilité d'une autre issue qui restaure une certaine confiance : la corporate governance. Le sénateur Marini, auteur du rapport du même nom écrivait à ce propos : « (...) l'on peut se demander si l'intérêt social, censé transcender les intérêts des actionnaires, n'est pas devenu l'alibi d'un nouveau despotisme éclairé »2.

B. L'alternative de la « corporate governance »

1) La définition

a) Réorganisation du pouvoir dans les entreprises : composante essentielle

La Corporate Governance est habituellement traduite en français par la « gouvernance d'entreprise » et désigne une nouvelle forme d'organisation du contrôle et du pouvoir au sein des entreprises qui met l'accent sur l'implication active des actionnaires. Le besoin d'un rééquilibrage s'est d'abord fait sentir dans les pays anglo-saxons dans les années 1990 à la suite du scandale « ENRON », mettant en scène un conseil d'administration ayant abusé de son indépendance3. Ces scandales financiers ont eu pour conséquence non pas d'alourdir le système répressif mais de réinstaurer une confiance entre actionnaires et dirigeants sociaux en impliquant les premiers dans le système décisionnaire et en limitant les frénésies spéculatives des seconds. A la répression « externe » (judiciaire), les systèmes anglo-saxons privilégient la répression « interne » (actionnaires).

Cette réorganisation encourage la transparence et l'octroi de nouvelles prérogatives aux actionnaires qui sont chargés de seconder les décisions des dirigeants et non plus seulement de les contrôler.

Cette nouvelle vision de la direction d'entreprise a donné lieu à plusieurs « codes de conduite » au Royaume-Uni notamment4 et à une loi aux Etats-Unis en 20025. Elle a vite été considérée comme un moyen de sauver l'économie de marché contre l'opacité du système. La Corporate Governance a commencé à intéresser les entreprises françaises dès les années 1990.

1 Il s'agit d'une spécificité française selon MM. Richard et Miellet : MIELLET (D.) et RICHARD (B.), La dynamique du gouvernement d'entreprise, 2003, Ed. D'organisation

2 Rapport Marini sur la modernisation du droit des sociétés, p. 13

3 MIELLET (D.) et RICHARD (B.), La dynamique du gouvernement d'entreprise, 2003, Ed. D'organisation, p. 3 : selon les auteurs, le scandale ENRON est en partie du à une « multiplication des conflits d'intérêt entre les administrateurs et la société »

4 Code of best practices de Sir Adrian Cadbury en 1992

5 Corporate Accountability Act du 30 juillet 2002, dite « Loi Sarbannes-Oxley »

b) La Corporate Governance à l'épreuve du système français

Le modèle français issue de la loi du 24 juillet 1966 se fonde sur une vision institutionnaliste de la société : cette dernière est une véritable personne qui possède des intérêts propres, différents de ceux des actionnaires ou des dirigeants. La jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation a eu l'occasion de réaffirmer à maintes reprises la dissociation entre intérêts des actionnaires et intérêt social1. Seul l'intérêt de la société importe et le délit d'abus de bien social entend protéger les intérêts de l'entreprise à l'exclusion de tout autre. Dès lors, le système « institutionnaliste » français considère que les intérêts des actionnaires ne peuvent être contraires aux intérêts des associés, mais se garde bien de définir clairement quels sont les intérêts de la société.

Or, la Corporate Governance insiste sur la combinaison d'intérêts : l'intérêt des actionnaires est le même que celui de la société qui y ont investi leur argent, leur temps et leur confiance. Cette conception n'est pas sans rappeler la théorie de la société-contrat2 que la loi de 1966 est venue remettre en cause. De ce fait, la Corporate Governance entend privilégier la régulation interne de la société et écarter l'implication du législateur dans les affaires sociales. Au lieu de porter plainte pour abus de bien social, les actionnaires sont invités à intervenir directement dans l'organe décisionnaire de la société. Le délit deviendrait en quelque sorte un problème de gestion interne au même titre que l'acte anormal de gestion.

Cette approche typiquement anglo-saxonne a vite semblé difficilement applicable aux entreprises françaises, pourtant, des commissions ont subrepticement amené les débats en pointant du doigt l'incohérence de l'intérêt social.

2) Le régime à la lumière de l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social

a) Les percées de la Corporate Governance en France

Deux Commissions se sont penchées sur la modernisation de la vie des affaires et ont eu
l'occasion de s'intéresser à la notion d'intérêt social. La première d'entre elles est la Commission
Viénot I de 1995 : elle admet qu'un rôle actif doit être donné aux actionnaires mais insiste sur le

1 Crim. 5 novembre 1963, Bull. Crim. n° 307 ; D. 1964, p. 52 : la justification prise de l'accord des actionnaires concernant l'acte litigieux est inopérante. Application récente : Crim. 22 septembre 2004, Dr. Pén. 2004, comm. 177, obs. J.-H. Robert

2 Cf. Infra, p. 23

fait que leurs intérêts sont différents de ceux de la société1. Un an plus tard, la Commission Marini sur la modernisation du droit des sociétés va plus loin. S'appuyant sur l'obsolescence de la loi de 1966 et de la conception « société-institution », elle fustige clairement l'utilisation de la notion d'intérêt social dans la vie des affaires2 et milite pour une réforme sur ce point.

Ces deux rapports n'ont pas abouti à une réhabilitation de la « société-contrat » et ceci principalement en raison de l'importance que revêt en France la répression judiciaire des délits commis par les dirigeants. Définir l'intérêt de la société par rapport aux intérêts des actionnaires reviendrait à ignorer les autres acteurs s'impliquant malgré eux dans la vie de l'entreprise : administrateurs, salariés, dirigeants et Fisc.

b) Les avantages et les inconvénients d'une régulation interne de la société

Du point de vue de l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social, le principal avantage d'une telle conception serait de définir l'intérêt de la société. La nécessité d'une définition se fait âprement sentir tant en droit fiscal qu'en droit pénal et conduit à une insécurité juridique. De plus, définir l'intérêt de la société par rapport aux intérêts des actionnaires aurait pour conséquence d'assouplir la gestion de la société voire même de diminuer le contentieux puisque les actionnaires auront un regard sur la prise de décision.

Les inconvénients de la Corporate Governance sont les mêmes que ceux reprochés à la conception « société-contrat » : considérer l'entreprise comme une succession de contrats est réducteur puisqu'est ignoré le caractère d'ordre public du délit d'abus de bien social. Par ailleurs, une réorganisation de la gouvernance n'aboutira pas nécessairement à la résolution des problèmes propres à la théorie de l'acte anormal de gestion qui relève d'une matière totalement

1 Rapport Viénot 1, 1995, Documentation Française, p. 5 : « L'intérêt social peut ainsi se définir comme l'intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c'est-à-dire de l'entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d'assurer la prospérité et la continuité de l'entreprise. Le Comité considère que l'action des administrateurs doit être inspirée par le seul souci de l'intérêt de la société concernée. »

2 Rapport Marini 1996, Documentation Française, p.13 : « La loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales a trente ans. Elle privilégie une approche institutionnelle dans laquelle la société est porteuse d'un intérêt social distinct de celui des associés. Elle comporte de ce fait une forte proportion de règles d'ordre public sanctionnées par un arsenal répressif très développé. Le cadre qui en résulte est certes garant de la sécurité juridique, mais il est également particulièrement rigide. Aujourd'hui, les impératifs de l'ouverture internationale et la nécessité pour nos entreprises d'évoluer dans un cadre juridique compétitif appellent à une remise en question de ce modèle afin de laisser plus de place à la liberté contractuelle. Une telle démarche apparaît d'autant plus nécessaire que l'on peut se demander si l'intérêt social, censé transcender les intérêts des actionnaires, n'est pas devenu l'alibi d'un nouveau " despotisme éclairé ". »

autonome. Certains ajouteront qu'une telle conception de l'intérêt social aboutrait à une crainte pour l'administration fiscale : voir les actionnaires agir contrairement à l'intérêt du Trésor Public.

« L'administration des sociétés expose leurs dirigeants à certaines tentations auxquelles la pratique démontre qu'il n'est pas rare qu'ils succombent »1. Cette réalité constitue le coeur du problème qui nécessite d'assainir la gestion des sociétés.

La théorie de l'acte anormal de gestion et le délit d'abus de bien social sont liés par la recherche d'un même objectif : la préservation de l'intérêt social soit pour protéger la société elle-même contre ses dirigeants, soit pour protéger l'administration fiscale contre les évasions financières excessives. Véritable socle commun des deux notions, l'intérêt supérieur de la société est présent dans les deux définitions et en constitue un des éléments essentiels. Pour autant, ce point d'ancrage est fragilisée par la nature protéiforme de l'intérêt social et par l'absence de définition précise qui rendent difficile une théorisation de son utilisation. Les lacunes de cette notion qui constitue l'unique point commun entre acte anormal de gestion et abus de bien social militent pour une définition législative de l'intérêt social ou une substitution de la notion.

Ces lacunes nous conduisent à penser que l'intérêt social est une base fragile et insatisfaisante. Ces difficultés se trouvent accentuées par les dissensions propres aux matières pénale et fiscale qui consomment la rupture entre acte anormal de gestion et abus de bien social.

1 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires, 2006, Dalloz, p. 368

2ème partie

L'irrémédiable dissension entre les visions fiscaliste et

pénaliste de l'intérêt social

L'intérêt social constitue donc le principal point d'ancrage de la théorie de l'acte anormal de gestion et de l'abus de bien social. Comme nous avons pu le constater, ce point d'ancrage ne dispose pas de définition ce qui en fait une notion fragile voire dangereuse pour la solidité de la théorie de l'acte anormal de gestion et d'abus de bien social.

Le caractère intrinsèquement fragile et polymorphe de la notion d'intérêt social (pouvant à la fois être vu sous un angle « économique » ou sous un angle « moral ») conduit nécessairement à un risque de divergences entre acte anormal de gestion et abus de bien social. Ce risque est en réalité bien concret puisque ces incompréhensions de départ concernant l'intérêt social sont accentuées par les dissensions originaires entre les matières fiscale et pénale.

En raison de l'absence de définition de l'intérêt social, les principales sources sont jurisprudentielles. Elles nous montrent que dans une même situation, le juge fiscal et le juge pénal ne concluront pas à la même solution et ce, en raison d'une appréciation divergente de l'intérêt que peut représenter l'acte pour la société. Cette discordance trouve son origine dans le réalisme du droit fiscal qui contraste avec le moraliste pénal (Section 1). Mais le domaine où les différences sont les plus palpables reste la sanction infligée : là où le juge fiscal tente de corriger une anormalité, le juge pénal punit un comportement (Section 2).

Section 1 : Une appréciation discordante de l'intérêt social : le réalisme du droit fiscal face au moralisme du droit pénal

La protection de l'intérêt social est fondamentale, tant dans la théorie de l'acte anormal de gestion que dans le délit d'abus de bien social. Pourtant, cette protection ne recouvre pas la même réalité suivant qu'elle est vue par le juge fiscal ou suivant son appréciation par le juge pénal. Les raisons de cette dissonance sont à rechercher au-delà des simples notions étudiées, elles sont le fruit d'une incompréhension beaucoup plus profonde entre le droit fiscal et la matière pénale. Là où le fiscaliste ne recherche que l'intérêt financier d'une entreprise, le pénaliste ne peut faire fi de la dimension morale de l'intérêt social. C'est pour cette raison que

face à un acte illicite (I.) et face à un groupe de société (II.), les solutions divergent et prouvent encore une fois que l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social ne sont pas des notions symétriques.

I. Illicéité et intérêt social : la conception amorale du droit fiscal

Si la mission du juge répressif est de départager le licite et l'illicite conformément à la loi, le juge fiscal ne s'embarrasse guère de moralisme. L'adage si cher aux civilistes « Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »1 ne rencontre que de lointains échos en droit fiscal. Il s'agit donc de l'une des principales sources d'incompréhension entre l'acte anormal de gestion et l'abus de bien social (A.) qui conduit une appréciation différente de mêmes faits. (B.)

A. Illicéité et intérêt social : les raisons de l'incompréhension
1) L'approche exclusivement comptable de l'anormalité
a) Les scrupules du juge fiscal

La dure réalité du monde des affaires peut conduire certains dirigeants à user de méthodes interdites par la loi non pas à des fins personnelles mais pour l'intérêt de leur société. Ces dépenses sont à la fois illicites et bénéfiques pour la société (et pour l'administration fiscale). Le juge fiscal s'est donc retrouvé face à un dilemme : un acte illicite est-il nécessairement anormal (et donc, devant être écarté de la déduction) ? A travers cette question, deux visions s'opposent : la vision gestionnaire et la vision moraliste, à l'imperturbable réalisme de la première s'oppose les scrupules moraux de la seconde.

Longtemps, le juge fiscal s'est laissé tenter par la conception moraliste, refusant systématiquement de déduire les dépenses conformes à l'intérêt social, mais contraires à la loi. L'illustration la plus probante de ce courant moraliste est l'arrêt rendu par le Conseil d'État du 10 décembre 19692, un chef d'entreprise offrait divers cadeaux aux gestionnaires de collectivités territoriales dans le but d'obtenir des marchés. Cette méthode efficace était motivée par l'intérêt de la société mais s'apparentait à de la corruption de fonctionnaire. Voulant déduire ces dépenses, le chef d'entreprise s'est vu opposer un refus de l'administration fiscale justement en raison du caractère illicite de ces « cadeaux ». Le Conseil d'État confirma cet arrêt : les dépenses ne furent pas déduites du bénéfice et furent imposées par l'administration fiscale.

Cette position est restée inchangée tout au long des années 1970 et jusqu'au début des années
1980. L'administration fiscale refusait par exemple de déduire les amendes pénales infligées au
dirigeant3 ou les charges financières résultant d'une clause d'indexation illicite4. Ce courant fut

1 « Nemo auditur propriam turpitudinem allegans » : Nul n'est recevable à invoquer sa propre turpitude

2 CE, 7ème et 9ème sous-sect., 10 décembre 1969, req. n° 73973 : Dr. Fisc. 1970, n° 50, comm. 1429, concl. SCHMELTZ. Encore d'actualité aujourd'hui car on estime que le paiement de ces amendes est le fruit d'une gestion anormale. Le dirigeant peut toutefois apporter la preuve du contraire.

3 Rép. Min. n° 27181 à M. Braconnier, JO déb. Sénat 14 décembre 1978, p. 4740

4 CE, 7ème, 8ème et 9ème sous-sect., 8 mai 1981, req. n° 8294 : Dr. Fisc. 1981, n° 29, comm. 1477, concl. VERNY

fortement critiqué par la doctrine1 et le commissaire du gouvernement Léger ne manqua pas d'affirmer : « Cette conception, qui fait de toute illicéité un acte de gestion anormale et qui doit être celle du juge pénal comme elle l'est du confesseur, doit-elle être celle du juge fiscal ? Nous ne le pensons pas »2.

b) La conception gestionnaire du juge fiscal

L'année 1983 constitue un tournant puisqu'elle marque la fin du courant moraliste au profit du courant réaliste : l'illicéité d'un acte ne le rend plus automatiquement anormal à condition qu'il ait été réalisé dans l'intérêt de l'entreprise. Une affaire jugée le 11 juillet 19833 est venue mettre un terme à la jurisprudence de 1969 : un épicier, afin d'attirer la clientèle, usait de procédés publicitaires réprimés par la loi (en l'occurrence la vente avec prime). Les services fiscaux lui refusèrent la déduction fiscale des dépenses occasionnées par ces techniques illicites au motif qu'elles seraient contraires à une loi de 1951.

Cet arrêt a été l'occasion pour le Conseil d'État d'opérer un revirement important : bien que les dépenses opérées fussent illicites sur le plan juridique, elles sont déductibles dès lors qu'elles ne sont pas contraires à l'intérêt social. Cette nouvelle position fut initiée par le commissaire du gouvernement, qui mit en exergue trois incohérences dans ses conclusions4 : d'une part, le maintien d'un moralisme affaiblit la notion d'intérêt social puisqu'un acte illicite peut être conforme à celui-ci. D'autre part, le pouvoir donné à l'administration fiscale de juger du licite ou de l'illicite est excessif et n'appartient qu'au juge pénal. Enfin, M. Léger estime que cette nondéductibilité des dépenses illicites aboutit à sanctionner injustement le chef d'entreprise alors même qu'aucun texte ne le prévoit.

Le courant réaliste l'emporte et avec lui la conception strictement gestionnaire et économique de la mission des services fiscaux. Ce réalisme fiscal est incompris du juge pénal dont la principale mission est de sanctionner les comportements contraires à la loi.

1 COZIAN (M.), Illicéité et normalité, Dr. Fisc. 1995, n° 51, p. 1837 : « Toute cette jurisprudence, d'inspiration moralisatrice, est très critiquable ; si une dépense ou une perte est subie dans le cadre de la gestion d'une entreprise il faut en admettre la déduction, à moins qu'un texte ne l'interdise de façon expresse ».

2 Sous CE, 7ème et 9 ème sous-sect., 11 juillet 1983, req. n° 33942 : Dr. Fisc. 1984, n° 16 comm. 813, concl. LEGER

3 Cf. Supra, note n° 2

4 Cf. Supra, Concl. LEGER, p. 39

2) L'approche fortement morale de l'abus de bien social

a) Un acte illicite ne peut pas être fait dans l'intérêt social pour le juge pénal

Il est difficilement admissible pour le juge pénal, qu'un dirigeant commette une infraction dans
l'intérêt de la société. L'essence répressive de sa mission s'oppose à une vision strictement
économiste de la gestion du dirigeant : « tout acte contraire au droit pénal - qu'il expose ou non la

personne morale à des sanctions pénales - ne peut qu'aller à l'encontre de l'intérêt d'une sociétéqui ne saurait prospérer en marge de la loi »1. L'assertion peut paraitre abrupte, mais elle apparait

en cohérence avec le rôle répressif du juge pénal qui ne peut « ignorer » l'illicite au nom de l'intérêt économique de la société. Il faut se rappeler que le juge pénal accorde une attention quasiment exclusive à l'aspect moral de l'intérêt social. Peu lui importe l'aspect économique qui relève du juge fiscal. Cet aspect est méconnu du droit fiscal qui admet parfaitement que des actes illicites puissent être imposés ou déduits et qui refuse de voir au-delà de l'aspect strictement financier.

Le moralisme du droit pénal conduit donc à une position différente du droit fiscal : un acte illicite ne peut être considéré comme conforme à l'intérêt social. Cette affirmation qui semble pourtant évidente, a donné lieu à de nombreuses péripéties jurisprudentielles dans les années 1990 au cours desquelles, les juges de la chambre criminelles furent tentés par l'approche réaliste du droit fiscal. Est-ce à dire que le droit fiscal est à l'origine de cette « tentation » du réalisme ? Il n'est pas exagéré de le penser.

b) La tentation du réalisme

Deux types d'actes illicites commis par les dirigeants de société sont récurrents : la corruption active et la constitution de « caisse noire ». Ces comportements réprimés par la loi peuvent être considérés comme relevant d'une gestion normale par le droit fiscal à condition qu'ils ne soient pas contraires à l'intérêt social. Le juge pénal fut tenté d'adopter la même position « amorale », ce qui donna lieu à une série d'hésitations jurisprudentielles en trois étapes.

Dans un premier temps, la chambre criminelle considéra que la corruption commise par le
dirigeant constituait automatiquement un usage abusif. La position choqua beaucoup de
commentateurs qui reprochaient à l'arrêt son « ton péremptoire »2, son absence d'explications,

1 JEANDIDIER (W.), Droit pénal des affaires, DALLOZ, 6ème éd., p. 374

2 DALMASSO (Th.), L'arrêt Carignon : retour à la rigueur ?, PA.1997, n° 146, p. 32

allant même jusqu'à qualifier la décision de « dévoiement » du délit d'abus de bien social1. Il apparaissait en effet étonnant aux yeux de ces auteurs que le juge pénal puisse considérer qu'un acte illicite est nécessairement contraire à l'intérêt social, alors même que la corruption peut avoir pour but la sauvegarde de la société. La ligne de conduite controversée des juges fut abandonnée quatre années plus tard par un arrêt dit « Rosemain »2 dont la formulation laissait penser que l'utilisation d'une caisse noire à des fins sociales n'était pas forcément constitutive d'un abus de bien social. Ce revirement de jurisprudence reçu un accueil positif3 par les auteurs qui se réjouissaient de cette audace. Cette position fut réaffirmée dans un arrêt « Mouillot-Noir » de 19974. Ainsi, la Cour de cassation cesse de soumettre l'acte illicite à une présomption irréfragable de contrariété à l'intérêt social et admet qu'une opération, même contraire à la loi, puisse avoir été réalisée conformément à l'intérêt social.

Cette jurisprudence si proche de la position fiscale posait quelques problèmes « éthiques ». Comment justifier qu'un juge pénal, dont la principale mission est de sanctionner les actes non conformes à la loi, puisse admettre l'idée d'un délit bénéfique pour l'entreprise. Cette incohérence a pris fin avec un arrêt du 27 octobre 1997 « Carignon »5. Dans cette décision, la chambre criminelle revient à la jurisprudence « Carpaye » de façon claire6. Elle met ainsi un terme à sa période amorale et s'éloigne de la position prise par le Conseil d'Etat.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault