Intéressons nous à la situation linguistique du
mouvement punk/hardcore dans 2 autres pays : l'Allemagne et le Brésil.
Ensuite nous approcherons le cas de deux langues régionales de France,
le basque et le breton.
Encore une fois, du fait du manque de données et de
recherches fiables sur la question, nous n'avons
pas choisi ces pays et ces zones là parce qu'ils
offrent des situations particulièrement intéressantes par rapport
à d'autres, mais parce que nous les connaissons bien après des
voyages et grâce à des contacts sur place.
Notre objectif ici est surtout de voir si, là-bas aussi,
l'anglais s'est imposé dans les habitudes des musiciens.
1) Le cas de l'Allemagne
En Allemagne le punk/hardcore est beaucoup plus populaire
qu'en France. Il suffit pour s'en rendre compte de regarder la liste
impressionnante de festivals de ce style pendant tout l'été,
outre-rhin, avec des têtes d'affiches de grande renommée :
- « Force attack festival » à Rostock, trois
jours, environ cinquante groupes, la majorité
allemands.
- « Punk & Disorderly » à Berlin, trois
jours et une cinquantaine de groupes également.
- « Spirit from the street », Magdeburg, trois jours,
trente groupes, la majorité allemands
- « With full force », près de Leipzig, trois
jours, environ soixante groupes (dont beaucoup de
métal), majorité de groupes non allemands.
Sans compter certains festivals où le punk/hardcore
est mélangé avec d'autres styles comme le ska ou le psychobilly.
En France, le seul festival digne de ce nom est le Hellfest mais c'est avant
tout le métal qui est à l'honneur là bas. En festivals
punk à proprement parler, on peut citer « les 24 heures du punk
» dans le Sud Ouest (la location change d'une année sur l'autre) ou
le « Kanivo Chaos » à Montréal dans l'Yonne, mais ils
sont beaucoup plus confidentiels : les festivals allemands attirent chacun
entre 7000 et 15000 spectateurs chaque année...
Maintenant, qu'en est-il de la langue utilisée par les
formations ? Comme partout ailleurs, l'anglais s'est imposé chez
certains groupes parmi lesquels Mad Sin, Bonehouse, Stage Bottles ou Cut my
skin, mais il existe également un nombre important de groupes qui ont
choisi l'allemand : Die Toten Hosen, Dritte Wahl, Normahl, Die Schnitter...
La particularité du punk/hardcore en Allemagne
réside surtout dans un phénomène que l'on ne retrouve que
très rarement ailleurs : un très grand nombre de formations qui
chantent tantôt en anglais, tantôt en allemand : Terrorgruppe,
Slime, Eight Balls, Wizo, Commandantes (qui chante aussi quelques morceaux en
espagnol et en français). Nina Hagen, LA figure internationale du punk
allemand pour plusieurs raisons (notamment parce qu'elle est là depuis
1977 et originaire de Berlin-
Est), fait partie de cette catégorie.
Certains d'entre eux mélangent parfois les deux langues
dans le même morceau, voire dans le même vers comme Mad Minority ou
Bubonix !
En voici d'ailleurs un exemple frappant, refrain du morceau
« Irrational Autoscooter » de Mad Minority :
« Kein Plan - feel my feelings! - weiss nur
nicht wohin damit!
My hear is an emotional Achterbahn
Verhaltensweisen - irrational, aber doch konsequent! My
heart is an emotional Achterbahn. »
Le groupe Dritte Wahl, qui chante exclusivement en allemand,
a entièrement réenregistré son album « Auge um Auge
» (« OEil pour oeil ») en anglais et l'a appelé
«Tooth for tooth » (« Dent pour dent »).
Ainsi, dans une approche « écologique » (cf
Calvet) des langues, on a là un contact bénéfique de deux
langues pour la création artistique avec un plurilinguisme
assumé, et duquel on s'amuse. L'échange entre l'anglais et
l'allemand, le mélange même qui en est fait par les groupes permet
une « mutualisation » des mots et donc du message, avec une
portée plus grande en terme d'audience. Phénomène
particulièrement intéressant « sociolinguistiquement »,
car l'alternance de code linguistique (ou « code switching »)
effectué ici par les locuteurs n'est pas dû à un contact de
langues en présence dans la même aire géographique ou
à une diglossie. L'allemand est la langue du pays et l'anglais la langue
du style musical, un code vient de la culture nationale et l'autre de la
culture musicale adoptée par les artistes (d'où l'idée du
punk/hardcore comme « supraculture »).
Bien sûr, cette situation a lieu en Allemagne mais pas
en Angleterre (où les groupes chantent uniquement en anglais), mais aux
Etats-Unis par exemple, l'espagnol fait de plus en plus son apparition dans les
paroles des formations américaines, de la même manière que
l'anglais « pénètre » l'allemand dans les compositions
punk/hardcore. Le groupe The Casualties a eu la même démarche que
Dritte Wahl en réenregistrant son album « On the front line »
en espagnol pour donner « En la linea del frente ». Toujours le
même but : rendre facilement accessible le message au plus grand
nombre.
2) Le cas du Brésil
Le documentaire « Botinada : a origem do punk no Brasil
» s'ouvre sur ces mots de Chico Buarque (un des plus grands artistes de
musique brésilien) : « Se o punk é o lixo, a miséria
e a violência, entâo nâo precisamos importa-lo da Europa,
pois jà somos a vanguarda do punk em todo o mundo. »
En effet, la naissance du punk/hardcore au Brésil est
bien différente de ce que l'on a connu en Europe puisqu'elle est
arrivée sous un gouvernement autoritaire et dans des conditions de
misère et de violence autrement plus graves que ce pour quoi les jeunes
anglais s'étaient révoltés... Les brésiliens
n'avaient donc un accès que très limité à
l'actualité du mouvement dans les pays du Nord (« Para você
conseguir um vinil era o pagamento do mês », Mineirinho, du groupe
Punk-SP) et se sont donc créé une identité propre.
Dès le début du mouvement, aucun groupe ne
chante en anglais. Voici la liste des formations punks brésiliennes que
dresse Antonio Bivar dans « O qué é Punk » en 1982 :
« As primeiras bandas datam de 1978 e tinham nomes como AI-5,
Condutores de Cadàver, Restos de Nada. Hoje elas nâo mais
existem, mas muitos de seus membros formaram outras bandas como a
Inocentes, Desequilibrio, Estado de Coma e a Hino Mortal.
[...] Além das citadas, os grupos Olho Seco, Colera, Fogo Cruzado,
Lixomania, Mack, Suburbanos, Ratos de Porâo, Desertores, Passeatas, [...]
e as bandas femininas Skizitas, Zona X e A Banda sem Nome - para citar apenas
metade delas. »
Cette longue énumération ne contient pas de nom
anglosaxon, et le chant en portugais apparaît aujourd'hui encore comme
l'évidence au Brésil. En effet la grande majorité des
groupes brésiliens (et même les formations de hardcore, genre dans
lequel, on l'a vu, l'anglais est encore plus répandu que dans le punk)
chantent en portugais, y compris celles qui s'exportent le plus à
l'international !
Voici ce qu'on peut lire sur le site officiel du groupe
Agrotoxico (
http://www.agrotoxicohc.com.br)
: « While they were trying to promote the CD, three Agrotóxico
members got an offer to join Fabio Sampaio to reform the legendary Olho Seco.
Naturally they took the offer and Marcos, Jeferson and André began to
jump from one band to the other between shows, a marathon that very few could
take... The first Olho Seco gig was at a sold out Hangar 110, with support
bands Phobia and Discarga. After that there were several local gigs until they
got their first European tour in their 20-year history! It was a tour that
covered 9 countries, among them some dodgy places like Amsterdam, Utrecht and
The Hague (Holland), Bilbao and Burgos (Spain), Lisbon and Loule (Portugal)
Lubjiana (Slovenia), Berlin, Leipzig, Hannover and Hamburg (Germany) Stockholm
(Sweden) etc. »
De même pour le groupe Ratos de Porâo : pour
commémorer le trentième anniversaire du groupe,
ils ont tourné dans de nombreux pays d'Europe dont la
France (entre autre le 13/07/2007 pour un festival à Callac (22), avec
notamment Heyoka) mais aussi la Pologne, la République Tchèque,
l'Allemagne, l'Espagne...
Autre exemple significatif de la vitalité de la langue
portugaise dans le punk/hardcore brésilien, le groupe Porcos Cegos.
Cette formation de l'état de Sao Paulo s'est effectuée en 1993
sous le nom anglais de Blind Pigs, puis a décidé en 2006 de
traduire son nom en portugais et de ne plus chanter que dans cette langue. Il
m'a été impossible de trouver la raison de ce choix.
Malgré le peu de ressources disponibles sur la
question, il est très simple de constater que l'immense majorité
des groupes brésiliens chantent en portugais (une brève recherche
sur internet confirme ce sentiment). Est-ce dû à
l'éloignement géographique du Brésil avec les pays
anglophones ? A l'envie de diffuser le portugais ? A un certainement
ressentiment vis à vis des Etats-Unis ?
Difficile de répondre à cette question, mais
cela nous permet au moins de dire qu'il est possible de chanter dans une autre
langue que l'anglais, de faire de la musique de qualité et de tourner au
niveau international.
3) Le cas du basque et du breton
Musique contestataire par excellence, le punk/hardcore a
trouvé chez les militants indépendantistes de France un terrain
fertile, et certains n'hésitent pas à le mélanger à
la musique traditionnelle pour rajouter au côté régional et
identitaire. Instauré par les irlandais The Pogues, le « Celtic
punk » (mélange de rock et de musique traditionnelle) a fait des
émules d'abord aux Etats-Unis puis en Europe. C'est notamment le cas en
Bretagne.
Il existe un grand nombre de groupes bretons, grâce
notamment à la présence de deux des plus grands labels
français en la matière : Mass Productions (depuis 1996) et
Enragé Productions (depuis 1995), mais la plupart chantent en anglais
(Mass Murderers, Burn at all, Nevrotic Explosion...) ou en français
(Tagada Jones, Core Y Gang, La Zone...). Toutefois quelques uns ont choisi de
s'exprimer en breton quand la cause régionaliste leur semble importante.
Le plus connu de ces groupes est : les Ramoneurs de Menhirs, grâce
à la présence du Loran, ex-guitariste de Bérurier Noir.
On peut également citer Trouz An Noz, Tri Bleiz Die...
La Bretagne est donc une région
particulièrement fournie en formations de punk/hardcore, mais la cause
bretonne reste marginale dans l'ensemble du mouvement, même si
l'avènement des Ramoneurs de Menhir a ramené le débat sur
le devant de la scène, au propre comme au figuré.
Le punk basque a choisi de marquer sa différence en
nommant (puisque « nommer c'est faire exister ») ce style « le
rock radical basque ». Principaux groupes : Kortatu, Eskorbuto, Skunk,
Negu Gorriak, Berri Txarrak... (NB : on ne fait pas de différence entre
les groupes basques côté français et ceux du
côté espagnol, tout simplement parce qu'il est parfois impossible
de le savoir !). Certains d'entre eux ont connu un grand succès à
l'international (et pas seulement au Pays Basque, en France et en Espagne).
Voici d'ailleurs un extrait d'article du magazine Punk Rawk
n° 34 à propos de Berri Txarrak: « Quand on est basque
signé sur un petit label, et que l'on défend la langue d'Euskadi,
difficile d'imaginer que l'on partira un jour à travers l'Europe avec un
groupe de la stature de Rise Against (célèbre groupe
américain, ndr).. [...] « Les premiers groupes que j'ai
aimés gamin étaient Negu Gorriak et Kortatu car ils chantaient
dans notre langue » se souvient le chanteur guitariste Gorka. «
Je suis fier d'effectuer cette tournée européenne avec Rise
Aigainst en chantant en basque. On nous dit souvent que si on chantait en
anglais, nous aurions plus d'ampleur. C'est peut être vrai mais le basque
est le fondement de Berri Txarrak (Mauvaises Nouvelles en VF). Notre
action dans ce sens est militante. »
Adeline Nguefak de l'université de Yaoundé a
étudié linguistiquement la chanson camerounaise et la place du
français dans celle-ci, au milieu des nombreuses langues nationales
présentes dans ce pays. Et voici ce qu'elle nous dit : « Lorsque
les chansonniers sont compétents dans leur langues locales et qu'ils les
utilisent dans leurs chansons, le choix de celles-ci répond alors
à deux logiques. La première est d'ordre identitaire. Elle
conduit les auteurs à affirmer leur identité ethnique ou
nationale en préférant les langues nationales véhiculaires
ou en leur accordant une place notable dans le répertoire. [...] Leur
usage permet au chansonnier d'affirmer son identité par rapport aux
groupes sociaux en présence, d'impliquer d'avantage les membres de ce(s)
groupe(s) dans le combat qui doit être mené dans et hors de la
chanson. [...] La deuxième logique est commerciale : il s'agit
d'utiliser le français ou l'anglais exclusivement, davantage ou au moins
autant que les langues nationales véhiculaires pour s'adresser à
un public international et inscrire ses productions dans une perspective de
carrière professionnelle »
Ces deux logiques peuvent également s'appliquer au rock
basque, et la deuxième démarche, celle
d'ordre commercial qui vise à toucher un public
international, peut même s'appliquer aux groupes francophones chantant en
anglais, comme on a pu le constater dans les interviews :
Heyoka :
« Donc pour toi c'est un argument défendable
d'écrire en anglais parce que ça sonne mieux sur la musique ?
Défendable, si tu vas jouer à l'étranger.
»
Pour revenir aux langues basque et bretonne, on a là une
analogie frappante avec ce que dit Adeline Nguefak des chansonniers
camerounais.
Pour conclure ce sujet, on peut dire que ces groupes de
langue régionale ont compris l'intérêt du fonctionnement
punk pour diffuser leur message via leur propre langue : possibilité
accrue de tourner plus que localement, public réceptif à un
message anti-autorité et pro-minorités.