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L'encadrement de l'histoire par le droit dans les démocraties européennes

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par Pierre RICAU
Université Paul Cézanne Aix- Marseille 3 - Master de sciences politiques 2009
  

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B) Les garanties juridiques de l'histoire comme science et discipline

Si comme on la vu précédemment l'historien et l'histoire en général peuvent avoir un devoir de prudence et de non interférence avec l'autorité de la chose jugée dès qu'ils s'attèlent à l'étude du passé récent, préserver la libre recherche, le libre enseignement et la libre expression des chercheurs sont essentiels.

L'histoire comme science et comme discipline d'enseignement reste un savoir trop facilement susceptible de détournement et un outil critique indispensable pour la bonne marche de la démocratie dont on doit maximiser la liberté, c'est pourquoi le droit même s'il doit la concilier avec le respect et la libre expression des mémoires a pour vocation de rester avant tout un instrument de protections de toutes les libertés des professionnels de l'histoire.

1) Les libertés fondamentales première source de protection du travail des historiens

Pour reprendre une célèbre formule des commissaires du gouvernement du Conseil d'Etat français: « La liberté est la règle, la restriction [...] l'exception » 140 dans les démocraties libérales. Plusieurs libertés protègent le professionnel de l'histoire, on va maintenant les étudier avec leurs limites.

140 Cité par la quasi-totalité des manuels de droit administratif français, ici retrouvée dans Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, ed. 2005, p.290

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La liberté d'opinion et d'expression

Comme tous les citoyens, les historiens européens bénéficient d'une liberté d'expression protégée contre les intrusions du pouvoir. Celle-ci fait partie des libertés fondamentales reconnues par la Constitution de chaque pays européen et garantie au-delà de la diversité des systèmes nationaux par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950, sanctionnée par le contrôle juridictionnel de la Cour Européenne des Droits de l'homme (CEDH). On peut citer les deux paragraphes de cet article comme élément et exemple de la portée et en même temps de la limitation de cette liberté dans les systèmes juridiques européens:

« 1 Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations. »

« 2 L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

A ce texte la CEDH a tendance à donner une interprétation extensive comme le montre par exemple explicitement l'arrêt de 1999 Fressoz et Roire c. France, dans lequel la Cour déclarait:

« La liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme,

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la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels, il n'est pas de « société démocratique ». »141

La nécessité de combiner cette liberté avec les impératifs de la vie en société, est traduit par différents concepts: « ordre social », « ordre public », opposition avec d'autres

libertés fondamentales ou avec le « droit au respect de l'honneur personnel» pour reprendre les termes de l'article 5 de la Loi fondamentale allemande142.

Dans les cas d'espèces une première limitation de la liberté d'expression peut surgir

du principe de droit commun de responsabilité individuelle qui veut, comme l'exprime le code civil français à son article 1382, que « tout fait quelconque de l'homme, qui cause à

autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». L'élément susceptible d'engager la responsabilité d'un historien sur la base de ce principe est

l'existence d'une faute. Le juge français a par exemple estimé que bien qu'il ne soit aucunement de son devoir de trancher des controverses historiques il peut en revanche contrôler la méthode de travail de l'historien. Ainsi, dès un arrêt du 27 février 1951 dit

arrêt « Branly », la Cour de Cassation française a considéré que le métier d'historien impose de publier des ouvrages ou de donner une opinion sur la base d'une information

prudente et objective. C'est sur cette base que par exemple l'historien de l'empire ottoman Bernard Lewis, a été condamné, le 21 juin 1995 par le tribunal de grande instance de Paris.

Le tribunal, en l'absence même de reconnaissance du génocide arménien par les autorités françaises avait pu estimer que M. Lewis:

« ne pouvait passer sous silence des éléments d'appréciation convergents...révélant que, contrairement à ce que suggèrent les propos critiqués, la thèse de l'existence d'un plan visant à l'extermination du peuple arménien n'est pas uniquement défendue par celui-ci ».

De plus: « même s'il n'est nullement établi qu'il ait poursuivi un but étranger à sa

141 CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France, n°29183/95

142 Cité par Elise Durand, La liberté d'expression et le discours raciste, xénophobe et négationniste. Etude comparée: Etats-Unis, France, Allemagne, Autriche, Danemark, Cour Européenne des Droits de l'Homme, mémoire de Master II, année 2005-2006, Université Paul Cézanne Aix-Marseille III, p. 31

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mission d'historien (...) il a (...) manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuances, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs »143.

Toutefois les jurisprudences nationales face a une fronde des historiens soulevée par ce type de verdicts et aux risques qu'il entraine pour la liberté de recherche ont tendance a

abandonner ce type d'infraction, donnant à la liberté d'expression plus de poids comme l'a finalement fait la Cour de Cassation française dans deux arrêts d'Assemblée plénière du 12 juillet 2000 qui ont exclu l'application de l'article 1382 pour sanctionner les abus de la

liberté d'expression prévus par la loi sur la presse de 1881. Selon la Cour, « Les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil »144. Cette jurisprudence pousse à penser

que la responsabilité de droit commun pour faute pourra de moins en moins servir à

contrôler l'expression des historiens.

En ce qui concerne le respect de la vie privée, autre limite à la liberté d'expression issue des principes énoncés plus hauts, l'historien bénéficie en France d'une « immunité »

particulière qui lui permet de ressasser le passé sans être inquiété par le « droit à l'oubli » dès lors que les faits qu'il publie ou affirme ont été licitement révélés et sont justifiés par

un intérêt actuel. La jurisprudence admet aussi qu'un historien peut se pencher sur la vie privée d'un mort, même si cela peut atteindre celle de ses proches, dès lors que sa démarche est justifiée par l'éclairage apporté au personnage145.

L'historien voit aussi sa liberté d'expression limitée par les principes légaux qui dans tout les systèmes juridiques européens garantissent l'ordre public et l'honneur des

individus dans les publications et discours publics en se basant sur différents concepts juridiques: la diffamation, l'injure, la provocation à la haine raciale et l'apologie du crime,

la banalisation et la contestation des crimes contre l'humanité.

Toutes ses limitations éventuelles de la liberté d'expression sont rigoureusement

143 Jurisprudence cité par B. Accoyer, op.cit., p. 39

144 Jurisprudence cité par Ibid., p. 39

145 Repris de Ibid., p. 40, en référence à Carole Vivant, « L'historien saisi par le droit. Contribution à l'étude des droits de l'histoire », thèse pour le doctorat en droit de l'Université de Montpellier I, Dalloz, 2007

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définis par la loi et encadré par des procédures qui leur confèrent un délai de prescription court et garantissent pleinement les droits de la défense.

Enfin, l'article 17 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, utilisé pour rejeter les recours devant la CEDH des auteurs négationnistes, reprend une limite basé sur

un principe juridique de base: l'abus de droit. Il est définit ainsi:

« ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention

».

Finalement, la CEDH, dans un arrêt du 23 septembre 1998 rendu à propos de l'affaire Lehideux, a mis en place « un standard européen sur les limites au libre débat dans l'histoire »146. Elle distingue les « faits historiques clairement établis » tel que l'existence de l'holocauste, ne pouvant être contestés de bonne foi, et les faits non « réputés

incontestables » qui doivent faire l'objet d'un débat libre protégé par la liberté d'opinion. Le rapport de la Mission d'information sur les questions mémorielles de

l'Assemblée nationale française a préconisé l'abandon des lois françaises « qualifiant juridiquement des faits ou des processus historiques » en soulignant deux risques.

D'une part un risque de censure des historiens par la menace de poursuites qui même

si elles ont peut de chance d'aboutir portent atteinte à la libre expression des historiens tel que l'a montré le cas de l'assignation en justice en 2005 de l'historien Olivier Pétré-

Grenouilleau pour avoir considéré que l'esclavage ne pouvait être qualifier de génocide par le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais. Même si cette plainte a été retirée

et si le procès avait peu de chance d'aboutir, comme le déclarait Henry Rousso à la mission parlementaire:

« Le risque n'est pas de sombrer dans une sorte d'obscurantisme, mais que la parole savante se réfugie dans sa tour d'ivoire. Si vous travaillez sur l'histoire de la Résistance et que vous n'êtes pas « politiquement correct », que vous avez à faire à

146 B. Accoyer, op.cit., p. 41

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une figure de la Résistance qui n'a pas fait tout ce qu'on a dit qu'elle a fait, si vous intervenez dans le débat public, vous pouvez « en prendre plein la figure », sans que votre statut soit respecté pour autant. Pourquoi donc aller prendre des coups ? »147

« Bien que souvent non normatives, ces lois sont perçues et revendiquées comme telles par le public, qui les utilisera pour appuyer des actions fondées sur l'article 1382 du code civil ou des actions pénales fondées sur le délit d'injure »148 a long terme le risque

d'autocensure est considérable.

D'autre part, le risque de ces lois est la création de « délits d'opinions », selon la juriste Nathalie Mallet-Poujol, « les délits de négationnisme ou de banalisation risquent de

bousculer le fragile équilibre du droit de la presse en touchant à la subtile frontière entre des propos constitutifs d'une infraction et ceux qui restent une opinion » 149 . La loi « Gayssot » a créé un engrenage qui pousse les défenseurs de mémoires différentes et non-

soumises aux mêmes enjeux que celle de la Shoah ou des autres crimes contre l'humanité reconnus, à oeuvrer pour que le même type de protection pénale soit accordé à leur version

du passé. Françoise Chandernagor parle de « mimétisme mémoriel » à ce sujet et les cinq propositions de lois déposées à l'Assemblée nationale lors de sa douzième législature pour

étendre le dispositif de la loi Gayssot montrent l'importance et les dangers du phénomène. Il est donc important de bien cadrer l'intervention législative pour continuer à garantir la pleine liberté d'expression des professionnels de l'histoire.

La liberté professionnelle des enseignants et des chercheurs

Principe d'indépendance des enseignants et des chercheurs, leur liberté professionnelle est garantie différemment selon les pays européens.

Au niveau de l'enseignement, dans la majorité des pays européens, comme au

147 Henry Rousso lors de la Table ronde sur « Les questions mémorielles et la recherche historique » organisée par la Mission d'information sur les questions mémorielles de l'Assemblée nationale française, ibid., p. 306

148 B. Accoyer, ibid., p. 42

149 Cité par B. Accoyer, Ibid., p. 48

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Danemark, en Estonie, en France ou au Portugal la loi fixe les « grandes orientations » ou les « grands principes » de l'enseignement en général et le ministère de l'éducation définit des programmes scolaires assez précis. En Finlande ou en Grande Bretagne les systèmes éducatifs donne plus d'autonomie aux établissements, le ministère se contente de former des lignes directrices que les éditeurs et les professeurs sont libres d'interpréter. L'ambassadeur de France en Finlande a fait remarquer à la mission parlementaire de l'Assemblée nationale que « cette souplesse a permis aux débats sur les périodes les plus controversées de l'histoire finlandaise, autrefois taboues, de trouver un écho dans les salles de classe ». Il est dans tout les cas essentiel de préserver l'autonomie et la liberté d'initiative des enseignants à travers une délimitation stricte des rôles dans la définition des programmes scolaires et un statut professionnel protecteur pour les professeurs.

On peut ajouter que l'indépendance de l'enseignement de l'histoire passe aussi par la possibilité juridique mais surtout financière pour les professeurs ou les établissements de lancer des initiatives autonomes de commémorations et d'activités extrascolaires tels que des sorties scolaires et des visites de musées ou de mémoriaux, et de faire participer des intervenants extérieurs témoins, animateurs et associations notamment. Le fait de doter les établissements scolaires de budgets spéciaux pour ces activités ou la possibilité pour les autorités locales de les subventionner est donc primordial.

En France, la liberté des enseignants du primaire et du secondaire est garantie par un principe législatif de « liberté pédagogique » qui interdit aux programmes d'être trop précis sur les méthodes et les contenus des enseignements. D'autre part, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 janvier 1984 a dégagé le principe de l'indépendance des professeurs de l'enseignement supérieur et des chercheurs comme un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » ce qui en fait une norme à valeur constitutionnelle. Même si les enseignants du supérieur et les chercheurs sont des fonctionnaires chargés d'un service public et en tant que tels soumis à un statut, le Conseil a estimé que « par leur nature même, les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ».

La liberté des enseignants et des chercheurs doit donc aussi être garantie contre une responsabilité administrative et disciplinaire à l'intérieur du système éducatif en limitant

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la contrainte des programmes de recherche et en se gardant de toutes « orientations historiques » légales ou règlementaires. Si les dirigeants politiques veulent légitimement entretenir le rôle mémoriel de l'éducation ce n'est pas en contraignant les enseignants dans leurs méthodes et leurs analyses de l'histoire mais plutôt en fournissant à ces derniers les moyens, principalement matériels, leur permettant de sortir du cours classique d'histoire et d'animer des activités ludiques et des discussions capables d'intéresser les élèves d'eux même à la mémoire démocratique et européenne. Car, comme la souligné Bernard Eric Jensen tout au long de son intervention sur « L'histoire à l'école et dans la société en général » lors du symposium sur les détournement de l'histoire du Conseil150 de l'Europe, c'est en grande partie un manque de moyen face à des coups de plus en plus élevés qui limite les ressources pédagogiques des enseignants et la participation des cours d'histoire au développement d'une conscience civique et démocratique chez les élèves.

Les professeurs d'histoire et les historiens bénéficient donc de protections légales pour leur expression et leur travail qui doivent impérativement être préservées et éventuellement accrues. On va maintenant voir que la garantie d'une recherche historique efficace et autonome passe aussi par la protection de l'accès aux sources et à la connaissance historique.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand