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Le déni de grossesse: revue de littérature ; essai de réflexion sur la prise en charge de patientes en déni.

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par Laure SAINTE-ROSE FANCHINE
Université de Nice Sophia Antipolis IAE - Diplôme d'état de sage-femme 2012
  

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UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS
FACULTE DE MEDECINE

ECOLE DE SAGES-FEMMES DE NICE

Le déni de grossesse

Revue de littérature

Essai de réflexion sur la prise en

charge de patientes en déni

Mémoire présenté et soutenu pour l'obtention du
DIPLOME D'ETAT DE SAGE-FEMME 2012

Par Laure SAINTE-ROSE FANCHINE
Née le 3 mai 1989

à Aubergenville (Yvelines)

Le déni de grossesse Mémoire 2012

Aux patientes et aux soignants,

À tous ceux qui m'ont soutenue dans ce projet.

Un merci tout particulier à Mme Françoise Pons, pour ses conseils et sa gentillesse, et à ses collaboratrices rencontrées aux quatre coins de la France.

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

SOMMAIRE

INTRODUCTION 5

1 GROSSESSE PHYSIOLOGIQUE : DIMENSIONS PHYSIQUE, PSYCHIQUE ET

SOCIALE 9

1.1 Gestation psychique, l'autre facette de la grossesse 9

1.1.1 Vécu psychique de la grossesse : quelques notions de base 9

1.2 L'image du corps, un cheminement en trois temps 11

1.2.1 Premier trimestre : « l'état d'être enceinte » 11

1.2.2 Deuxième Trimestre : « l'attente d'un enfant » 12

1.2.3 Troisième Trimestre : « l'image des corps séparés » 13

1.3 La grossesse dans la société occidentale 15

1.3.1 Entre statut et symbole : le mythe maternel 15

1.3.2 La grossesse, entre statut recherché et symbole de liberté 16

1.3.3 Désir de grossesse, désir d'enfant ? 17

1.3.4 L'instinct maternel, une institution qui fait du tort 18

1.4 Conclusion 19

2 LE DENI DE GROSSESSE 21

2.1 « Un phénomène ancien, nouvellement découvert » 21

2.1.1 Quelques notions d'Histoire 21

2.1.2 Prise de conscience en France : l'affaire des « bébés congelés » 23

2.2 Le déni de grossesse, mécanisme de protection 24

2.2.1 Le concept de déni 24

2.2.2 Déni de grossesse : recherche d'un consensus 26

2.2.3 Les négations de grossesse : définitions et distinctions 28

2.2.4 Le déni de grossesse, altération de la représentation 29

2.2.5 Conclusion 30

2.2.6 Extrapolation : le déni psychotique de grossesse, une entité distincte 30

2.3 Epidémiologie du déni de grossesse au cours des dernières décennies 31

2.3.1 Deux études prospectives en Europe 31

2.3.2 Autres études prospectives et rétrospectives 32

2.3.3 Profil à risque : universalité du déni 33

2.4 Clinique du déni de grossesse 35

2.4.1 La grossesse en déni ou « grossesse blanche » 35

2.4.2 Le corps complice : de la grossesse nerveuse au déni de grossesse 39

2.5 Influences et feed-back sur le psychisme 40

2.5.1 Le déni, phénomène contagieux 40

2.5.2 Le milieu médical tout aussi désarmé 41

2.5.3 Facteurs favorisants observés dans la littérature 42

2.6 Conclusion 44

3 HYPOTHESES ETIOLOGIQUES DU DENI DE GROSSESSE 45

3.1 La grossesse, un fait médicalement impossible 46

3.1.1 Déni et contraception 46

3.1.2 Déni et diagnostic de stérilité 46

3.2 La grossesse, une souffrance psychique ou physique ancienne 46

3.3 La grossesse comme reflet d'une relation sexuelle 47

3.4 La grossesse, résurgence d'un évènement traumatique à caractère sexuel 48

3.5 Au-delà d'un traumatisme identifiable, une carence affective 49

3.6 Conclusion 50

4 LEVER DU DENI DE GROSSESSE 51

4.1 Plusieurs phases de gravité dans le déni 51

4.1.1 Déni partiel, une prise de conscience tardive mais avant l'accouchement 51

4.1.2 Déni total 52

4.2 Circonstances du lever 52

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4.3 Conséquences physiques et psychiques du déni partiel 53

4.4 Situation critique : le lever du déni à l'accouchement 54

4.4.1 Grossesse physiologique : les « mots de la naissance » 54

4.4.2 Déni total : conséquences psychiques à l'accouchement 55

4.4.3 Déni total : conséquences physiques et obstétricales 56

5 DENI DE GROSSESSE ET NEONATICIDE 57

5.1 Définitions - Etat des lieux 57

5.2 Facteurs pouvant favoriser un néonaticide 58

5.3 Psychisme de la mère néonaticide : différentes opinions 59

5.3.1 La notion d'état de choc 59

5.3.2 La difficulté à accoucher seule 60

5.3.3 Face à l'enfant 60

5.3.4 Une amnésie quant au passage à l'acte 62

5.4 Justice et déni de grossesse 62

5.4.1 Un contexte encore flou 62

5.4.2 Un cas parmi d'autres 63

5.4.3 Aspect médico-légal : le corps de l'enfant 64

5.4.4 Dans le cadre du déni : vers une réinvention de la terminologie ? 65

6 DENI DE GROSSESSE ET PRISE EN CHARGE 67

6.1 Pourquoi une prise en charge spécifique ? 67

6.1.1 Le déni, signe de souffrance latente 67

6.1.2 Le déni, une répétition logique 67

6.1.3 Le déni de grossesse : un problème de santé publique 68

6.2 Prise en charge actuelle face au déni de grossesse 69

6.2.1 Prise en charge médicale et sociale 69

6.2.2 Accompagner le déni : un travail psychique en accéléré ? 69

6.3 Essai de Réflexion : quelques repères de conduite face au déni de grossesse 73

6.3.1 Lever du déni : quels professionnels sont concernés ? 73

6.3.2 Sage-femme, médecin généraliste : face au déni partiel, que faire ? 75

6.3.3 Déni total : le lever en salle de naissance [25] 78

6.3.4 Accueil du nouveau-né en salle de naissance 80

6.4 En post-partum 81

6.4.1 Le séjour en maternité - Propositions 81

6.4.2 Retour à domicile 82

6.5 Devenir du couple mère-enfant : d'après une étude de l'AFRDG [17] 82

6.5.1 Les dénis levés avant 6 mois, « moins traumatiques » 83

6.5.2 Les dénis levés après 6 mois 83

6.5.3 Le déni total levé à l'accouchement 83

6.5.4 Quelques constantes relevées par l'étude 84

6.5.5 Un lien entre déni de grossesse et maltraitance ? 84

7 VERS UNE IDEE DE PREVENTION 85

7.1 Former les professionnels 85

7.2 Identifier les situations à risque 85

8 CONCLUSION 87

BIBLIOGRAPHIE I

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

INTRODUCTION

Histoire incongrue que celle retrouvée certain matin dans les pages des faits divers : une jeune femme, venue aux urgences pour une probable crise de colique néphrétique, a accouché quelques heures plus tard d'un petit garçon en bonne santé de 3 kilos... Une fois la mère et l'enfant hors de danger, la situation pourrait prêter à sourire, si un détail ne s'ajoutait pas à l'étonnant tableau : la femme en question ne se savait pas enceinte.

Telle est l'image déroutante - et de loin la moins sombre - que le grand public semble avoir aujourd'hui d'un phénomène méconnu : le déni de grossesse. Depuis quelques années, les médias reprennent régulièrement ces histoires un peu folles, certaines heureuses, d'autres à l'issue bien plus dramatique, de femmes qui dans l'ignorance de leur état de grossesse, mènent une existence en tout point normale, et ce parfois jusqu'à l'accouchement. Elles sont avocates, étudiantes, cadres, commerçantes, sportives de haut niveau ou militaires, mères de famille, en couple ou célibataires. Certaines viennent tout juste de se marier et ne songeaient guère à avoir des enfants avant plusieurs années, d'autres multipliaient les fausses couches et désespéraient de mener un jour une grossesse à terme. Dans la grande majorité des cas, elles ne présentent aucune psychopathologie et pas d'antécédents psychiatriques.

Pour beaucoup encore, le déni de grossesse se résume toujours à certains procès qui ont marqué la dernière décennie, mettant en scène une femme, parfois déjà mère, accusée d'avoir mené dans le secret une voire plusieurs grossesses à terme, d'avoir accouché seule pour se débarrasser ensuite de l'enfant nouveau-né. Des affaires complexes, exceptionnelles et souvent médiatisées à l'excès pour leur côté sordide et malheureusement vendeur.

Pourtant les cas de déni poursuivi jusqu'à la naissance de l'enfant, que certains nomment déni massif ou déni total, ne représentent que le sommet de l'iceberg. Plus rares encore sont ces accouchements inopinés donnant malheureusement suite, de manière intentionnelle ou faute de soins, au décès du nouveau-né. Bien plus nombreuses sont les femmes - entre 1500 et 2500 chaque année tous degrés de déni confondus - qui un jour consultent leur médecin, souvent pour un problème anodin telles une fatigue

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persistante, des douleurs gastriques ou abdominales, et qui se révèlent enceintes de quatre, cinq, six mois ou plus, sans même l'avoir envisagé.

Le déni de grossesse serait donc « le fait d'être enceinte sans avoir conscience de l'être ». Cette définition trouvée dans tous les dictionnaires récents résume en toute simplicité le phénomène, mais elle pose aussi d'innombrables questions : comment est-il seulement possible qu'une femme puisse porter un enfant pendant plusieurs mois sans en avoir la moindre conscience ? Comment a-t-elle pu passer à côté de ces signes de grossesse tels que les nausées matinales, l'absence de règles ou la prise de poids, si manifestes chez d'autres qu'ils en deviennent parfois gênants ? Comment celle-ci qui est interne en médecine et en déni à quatre mois de grossesse, n'a-t-elle pas compris bien avant ? Et cette autre quadragénaire, épouse aimante et mère modèle de trois enfants, comment a-t-elle pu se rendre compte qu'elle en attendait un quatrième qu'après huit longs mois de grossesse ? Et si elle ne s'était aperçue de rien ? Et si elle avait accouché seule chez elle... Qu'aurait-elle fait de cet enfant que personne n'attendait ?

Ainsi vont les questions sur les femmes en déni, jeunes et moins jeunes, seules ou en couple. Parce qu'il touche à l'affectif pur et au vécu de chacun, le déni de grossesse étonne, effraie, fascine ou révolte, mais ne laisse personne indifférent. Proies du scepticisme collectif, les femmes qui en souffrent sont souvent reniées : on les traite de menteuses, de dissimulatrices, on les accuse de folie furieuse ou d'idiotie caractérisée, de préméditation, de meurtre. Seuls quelques-uns pendant les débats animés que suscite une telle question, osent parfois élever la voix et dire : « Moi, j'ai connu quelqu'un à qui c'est arrivé. On n'avait vraiment rien vu. »

Même parmi les professionnels de santé, le phénomène est méconnu ou mis en doute. Quand le déni de grossesse est reconnu comme tel - ce qui n'est pas toujours le cas, surtout dans ses formes les plus « bénignes » - il est encore aujourd'hui remis en question, rejeté, désavoué. Le déni du déni parmi les professionnels est bien présent face à ces femmes qu'on qualifierait presque de « fantaisistes », et les questions muettes de planer, en consultation, en suites de couches : « Comment avez-vous pu ? Vous n'aviez vraiment rien su ? Tout s'est bien terminé, vous pouvez nous le dire, maintenant... ».

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Et lorsque le déni est connu, le phénomène est presque banalisé dans son impact psychique. On cherche au plus vite à normaliser la grossesse dite « de découverte tardive » sur les plans médical et social, tandis que le versant psychique est souvent négligé, minimisé. Mais une grossesse amputée de quelques premiers mois dans l'esprit d'une mère peut-elle se rattraper aussi aisément que la mise à jour tardive du dossier médical par quelques prises de sang ?

Comme le dit Sophie Marinopoulos, psychanalyste et psychologue clinicienne, le déni hors contexte de grossesse est observé chaque jour dans des « situations de souffrance psychique intense » [22] : chez le conjoint qui se refuse à voir les tromperies de l'autre tandis que tout l'entourage le sait et tente de l'alerter ; chez le parent dont l'enfant se drogue au vu et su de tous sauf du parent en question ; chez le patient qui vient d'apprendre qu'il est atteint d'un cancer et veut repousser l'intervention en urgence pour profiter d'un voyage à l'étranger [3]. Le déni protège de l'angoisse, sert le Sujet souffrant par la défense qu'il procure : c'est une protection coûteuse et qui peut conduire au drame, mais dont la présence ne doit pas remettre en question l'intégrité d'esprit du Sujet donné. Le déni de la réalité n'est pas un signe de psychopathologie, mais bien un mécanisme de défense.

Face à une grossesse dont l'idée est trop douloureuse et inacceptable pour des raisons que nous détaillerons, le psychisme menacé met en place le déni. Et la grossesse dans son existence psychique s'efface, tandis que son évolution physique se poursuit. La femme est enceinte, mais elle ne sait pas, ne peut pas savoir.

Ce mémoire a été initié pour répondre à plusieurs questions personnelles, posées après le visionnage de certains documentaires sur le déni de grossesse et la lecture d'articles de presse. Qu'en est-il de nos connaissances actuelles concernant un tel phénomène ? Pourquoi certaines femmes prennent conscience de leur grossesse tandis que d'autres restent dans le déni jusqu'à l'accouchement ? Savons-nous aujourd'hui expliquer pourquoi la grossesse est à ce point insoutenable, que leur esprit préfère rester dans l'ignorance totale et la plus trompeuse ?

A ces questionnements s'est ajouté celui de la prise en charge : que faisons-nous aujourd'hui face à une femme en déni partiel - c'est-à-dire levé en cours de

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grossesse ? Quel accompagnement, quelles conduites, quels mots utilisent les professionnels ? Qu'en est-il du suivi en post-partum et de la prise en charge des dénis massifs ? Et existent-ils des moyens de prévenir un tel phénomène ?

L'idée première était de pratiquer des recherches dans la littérature et de faire des entretiens auprès des professionnels, pour en finalité proposer un protocole d'accueil et de prise en charge des patientes en déni. Il est très vite apparu qu'un tel objectif était utopique voire même péjoratif et dangereux : le déni de grossesse est un domaine vaste et par trop méconnu, et parce qu'il touche à la dimension psychique de la maternité, il se refuse à tout semblant de catégorisation. Vouloir l'aborder en pratique de manière machinale et prédéterminée serait très probablement un tort.

Aussi, plus qu'un protocole, ce mémoire souhaite apporter des connaissances issues de la littérature récente et des anecdotes moins formelles, pour aboutir à des éléments de réflexion destinés à tout professionnel qui un jour, s'est demandé ce qu'il devrait faire - ou aurait pu faire - face à une patiente en déni de grossesse.

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1 GROSSESSE PHYSIOLOGIQUE : DIMENSIONS PHYSIQUE, PSYCHIQUE ET SOCIALE

Depuis des années, la littérature et les médias véhiculent quantité de renseignements, conseils, anecdotes, récits sur ce qu'est une grossesse et en quoi elle modifie le corps et la vie d'une femme.

Il n'est pas rare qu'une future/nouvelle maman interrogée fournisse volontiers des détails sur le déroulement physique de sa (ses) grossesse(s) - tels que le temps qu'ont duré les nausées ou celui passé en salle de naissance, ce qu'elle faisait quand elle a perçu les premiers mouvements du foetus, ses envies, ses dégoûts. En revanche, l'évocation du vécu psychique et émotionnel de cette période est souvent plus difficile, rarement spontané. La grossesse n'est pas seulement un phénomène physique comme beaucoup veulent encore le croire, et pour pouvoir envisager un phénomène tel que le déni de grossesse, il est apparu indispensable d'aborder en premier lieu et de manière succincte le contexte psychologique de la grossesse, ou encore appelé gestation psychique.

Pour éviter toute longueur ou répétition, le versant physique de la grossesse ne sera pas décrit dans l'immédiat. Il sera cependant évoqué en comparaison avec les manifestations cliniques du déni de grossesse, traitées dans un chapitre ultérieur.

1.1 GESTATION PSYCHIQUE, L'AUTRE FACETTE DE LA GROSSESSE

1.1.1 Vécu psychique de la grossesse : quelques notions de base

Tous les spécialistes s'accordent à dire que la grossesse, source de profonds changements physiques, est également une phase marquée de doutes et de questionnements. Expérience de maturation psychologique, voire même véritable crise identitaire pour certains, la gestation psychique est imprégnée de troubles de l'humeur physiologiques qui témoignent d'une grande vulnérabilité chez la femme enceinte.

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Dès 1858, Marce cité par Annie Gorre-Ferragu dans sa thèse de médecine [11] décrit la grossesse comme « un de ces états physiologiques dans lequel le système nerveux peut acquérir une mobilité et une impressionnabilité excessive ». Une hypersensibilité croissante pendant la grossesse, que Donald Winicott rattache à la préoccupation maternelle primaire, état psychiatrique très particulier qui après la naissance, permettra à la mère de comprendre et de répondre aux besoins de son enfant de la meilleure manière qui soit.

De même, A. Gorre-Ferragu [11] dans sa thèse de médecine dénote un fort mécanisme d'introversion propre à la grossesse : l'investissement psychique maternel pour le foetus est intense, au détriment de son intérêt pour le monde environnant professionnel, social, ou ludique. Cet hyperinvestissement mental, loin d'être pathologique, constituerait les prémices de la relation mère-enfant, mais il est relativement peu présent de manière spontanée dans le discours des futures mères. Cependant, selon la psychiatre psychanalyste Monique Bydlowski, l'anxiété maternelle entraîne l'effet inverse en cas de grossesse suivant un décès périnatal, et on assiste alors à une riche verbalisation du processus.

Les préoccupations anxieuses sont légion pendant la grossesse, diverses dans leur expression psychique voire somatique, mais toujours présentes et à différents degrés selon l'histoire de la patiente. Qu'elles s'expriment par la crainte d'une fausse-couche au premier trimestre ou de l'éventualité de malformations foetales au second, par la peur au troisième trimestre de complications à l'accouchement ou de ne pas savoir s'occuper du nouveau-né, toutes ces préoccupations sont centrées sur la grossesse et son déroulement.

En psychanalyse, le terme de « transparence psychique » est attribué à la grossesse, qui devient un temps de pensées et de désirs clairs, propice à un travail psychanalytique. Le psychisme maternel est soumis d'après M. Bydlowski à une « grande perméabilité mentale où des fragments de l'inconscient viennent à la conscience » [11]. Des conflits intrapsychiques et non résolus remontent à la conscience, synonymes souvent de douleur et d'angoisse. Par cette transparence psychique, la femme enceinte connaît un véritable « état de grâce », via lequel elle peut affronter son passé en revivant des expériences oubliées ou refoulées de l'enfance ou de l'adolescence, puis accepter et sublimer ces souvenirs. Si la patiente en analyse ou en

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suivi psychothérapeutique connaît donc une amélioration de son état psychique le temps de sa grossesse, il est également courant que cette vulnérabilité physiologique et psychologique puisse conduire à des décompensations voire des bouffées délirantes après l'accouchement.

Pour anticiper ce qui sera traité plus tard, la transparence psychique pourrait constituer l'un des mécanismes à l'origine du déni de grossesse : le déni en évitant l'idée de grossesse, évite la reviviscence d'un passé trop douloureux et donc considéré comme insoutenable pour le psychisme maternel.

1.2 L'IMAGE DU CORPS, UN CHEMINEMENT EN TROIS TEMPS

S. Marinopoulos, suite à ses nombreuses observations en maternité, a présenté la grossesse psychique comme rythmée en trois parties, que l'on peut relier chacune à un trimestre. [25]

1.2.1 Premier trimestre : « l'état d'être enceinte »

Dans ce premier temps, il n'est pas encore question de l'attente d'un enfant, mais plus d'un « état d'être ». La femme enceinte, dans cette absence de manifestations physiques de celui qui grandit en elle, n'élabore pas de représentation de cet enfant. C'est avant tout son corps psychique qui est chamboulé par l'idée devenue réalité de la grossesse : elle la pousse à revenir sur son propre vécu de l'enfance et de la relation aux parents et à la famille. Cette introspection réactualise de nombreux souvenirs paisibles ou moins heureux, et ce retour aux liens familiaux passés pose des questions laissées en suspens, réveille des conflits infantiles parfois douloureux. La notion d'ambivalence est par là même très présente, oscillant entre désir et peur : si les sentiments plus ou moins conscients d'amour sont bien acceptés, l'hostilité envers le foetus étranger, source d'angoisse, est inavouable et refoulée dans l'inconscient. Cette ambivalence entre acceptation et non acceptation de la grossesse est nécessaire et transitoire : la grossesse est synonyme d'un changement radical de statut tant psychique que social. Toute femme est confrontée à des expériences d'angoisse parfois dépersonnalisante, mais celles-ci doivent rester passagères pour s'avérer structurantes. [13]

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Ainsi concentrée sur les images du passé, la femme enceinte traverse donc une phase d'adaptation au futur enfant. Sorte de nidation psychique maternelle, ce processus la conduit à l'acceptation de sa grossesse et lui permet de se projeter dans une relation mère-enfant, non plus en tant que fille, mais bien en tant que parent.

Au cours de cette période d'ambivalence et de vulnérabilité, la femme exécute une véritable marche vers le « devenir-mère », dans un sens purement symbolique. [24]

1.2.2 Deuxième Trimestre : « l'attente d'un enfant »

Ce deuxième temps voit dans la grande majorité des cas la femme pleinement consciente de sa grossesse, état qu'elle a accepté consciemment et inconsciemment. Les « petits maux » et autres signes sympathiques ont pour la plupart disparu, souvent à la perception des mouvements foetaux : elle éprouve un étonnant bien-être physique, sensation de plénitude qui durera quelques semaines à quelques mois. Les modifications corporelles sont cependant franches, enfin révélatrices : elles permettent désormais une représentation de l'enfant, influencée également par le biais des interactions, des fantasmes et rêveries maternels. Ces moments sont synonymes d'une grande ambivalence chez les parents : pour certains, l'attente chargée d'impatience et de plaisir prédomine, chez d'autres la crainte de découvrir un être qui ne répond pas à leurs espérances est telle que seule l'image échographique leur permettra d'imaginer l'enfant avec sérénité.

Nourri par l'exploration échographique et les examens médicaux, le bébé virtuel fait son apparition, en lien étroit avec le bébé réel, « niché au creux du corps de sa mère » [22], invisible et muet, mais expressif et bien présent dès les premiers mouvements foetaux perçus.

Comme l'a décrit le psychanalyste Serge Lebovici cité par Cécile Grangirard dans son mémoire [13], on assiste à l'émergence de trois facettes du même enfant dans le psychisme parental :

? L'enfant imaginaire, « enfant rêvé » par ses parents qui lui ont déjà trouvé un prénom, préféré un sexe, imaginé telle ou telle ressemblance avec l'un

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d'entre eux. Il est le fruit du désir conscient de la grossesse, et s'inscrit en finalité dans la lignée familiale.

? L'enfant fantasmatique, qui lui émerge et demeure dans l'inconscient de chaque parent. Il prend vie à travers leur histoire individuelle et fait écho aux racines infantiles du désir d'enfant, réactivant transitoirement le complexe oedipien.

? L'enfant mythique, qui est un reflet culturel et médiatique propre aux parents. La culture mais aussi les mythes et idéaux familiaux modèlent cette représentation de l'enfant à naître et, plus tard, influenceront son éducation.

Ce deuxième trimestre, marqué d'un véritable processus d'anticipation de l'enfant à naître, est donc d'une importance certaine. Les représentations qu'il apporte préparent la mère mais aussi le couple à accueillir l'enfant dans le cercle familial et dans les meilleures conditions possibles.

Cette importance est davantage mise en lumière lors de grossesses marquées par une annonce de suspicion d'handicap, infirmée par la suite. Une telle rupture dans le lien imaginaire et fantasmatique traduit chez les parents un mécanisme de protection face à une éventuelle mauvaise nouvelle, voire à une pathologie pouvant nécessiter le recours à une IMG. Une fois le danger écarté, la rupture plus ou moins consciente persiste : le foetus, bien que normal, « a failli la confiance accordée » en décevant les espoirs de ses parents ; il perd à leurs yeux son statut de fils ou fille potentiel. Un clivage s'opère, et l'enfant réel se développe hors de la rêverie de ses parents ; chez la mère une telle effraction dans sa fantasmatique provoque un état de sidération, qui peut empêcher par la suite la mise en place d'une préoccupation maternelle primaire efficace.

C'est en finalité le lien à l'enfant réel qui en souffrira plus tard, avec des parents qui généralement sont en demande de soins psychiques en raison d'une relation difficile avec l'enfant. [25]

1.2.3 Troisième Trimestre : « l'image des corps séparés »

Dans ses derniers ouvrages, S. Marinopoulos met en scène un être à part, la dyade mèrenfant, hybride né d'une symbiose dont neuf mois de grossesse ont permis

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l'existence. Or le troisième trimestre, en abordant la question de la naissance, pose celle d'une séparation. Les mères savent, comprennent cet acte inéluctable et nécessaire, et elles expriment sans peine leurs craintes quant à cet évènement, inconnu et pourtant évoqué partout, porteur de douleur et d'efforts. Mais il est une autre angoisse, inavouable et inavouée qui les taraude : celle de perdre l'enfant, d'en être privée, de se retrouver seules et tel un corps à l'abandon, après des semaines de vie commune l'un dans l'autre. La « petite mort » de la dyade mèrenfant nécessite préparation, car elle n'est pas sans renvoyer à la propre expérience des mères, à l'angoisse archaïque de séparation que tout être humain a un jour dû traverser pour vivre et s'épanouir.

Ce travail mental que doit exécuter toute mère en vue de la séparation, s'orchestre simultanément à deux niveaux :

Tout d'abord, le processus se réalise dans l'intime des mères, confrontées dans les derniers mois à la différence de rythmes et de besoins biologiques entre elles et leur futur enfant : elles ne sont pas rares à formuler leur étonnement, parfois leur exaspération à sentir le foetus bouger quand elles cherchent le calme et le repos. Qu'elles le remarquent est un pas vers un véritable « défusionnement », progressif et nécessaire : l'enfant, comme s'il clamait déjà son indépendance, apparaît dans un statut d'être différent. [22]

De même, les cours de préparation à la naissance et à la parentalité renforcent cette prise de conscience, mettant en images la séparation tant redoutée par la démonstration d'une scène de naissance, mannequins ou dessins à l'appui. Par la discussion et ses questionnements, la mère met en mots l'image des corps séparés, confirmant ainsi son propre vécu intime de cette individualisation de l'enfant. Selon le psychanalyste Paul-Claude Racamier cité par C. Grangirard [13], la femme enceinte n'accède pleinement à son statut de mère qu'en acceptant cette séparation, et elle l'anticipe en imaginant la relation future avec son enfant. En se basant sur son vécu, elle choisit de reproduire certains aspects de sa relation avec sa propre mère, ou au contraire de se détacher de ces expériences.

De la qualité des images de séparation ainsi élaborées, dépendraient en partie les humeurs de la jeune accouchée. En cas d'altération de la représentation des corps séparés en fin de grossesse, le retour à l'équilibre serait plus difficile après la naissance.

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Les femmes en post-partum présentent différents degrés « d'être », allant du sentiment d'unité et d'apaisement à un état de choc, de morcellement de son être pour lequel la séparation était une image irreprésentable. Ces états de décompensation sont parfois interprétés de manière hâtive comme le baby-blues, mais ces patientes témoignant d'un sentiment de morcellement nécessitent un soin psychique immédiat et rapproché. [22]

1.3 LA GROSSESSE DANS LA SOCIETE OCCIDENTALE

1.3.1 Entre statut et symbole : le mythe maternel

Dans notre société moderne, la gestation psychique telle qu'elle vient d'être succinctement décrite n'existe pas : notre imaginaire collectif conçoit l'image d'une femme enceinte belle, sereine, enveloppée d'images harmonieuses et positives, comblée dans l'attente puis par les soins à son enfant, qu'elle réalise d'ailleurs avec une assurance telle que cela ne peut être que par instinct - instinct maternel. Ces représentations nous sont rassurantes, apaisantes, nous confortent dans nos préjugés sur la « bonne mère », aimante, universelle, pétrie d'instinct et opérationnelle dès la naissance. N'est-il pas difficile - voire effrayant - que d'envisager une grossesse synonyme de questionnements, de vulnérabilité et d'angoisse, une gestation marquée de réminiscences affectives et douloureuses ? [38]

Le mutisme collectif autour de la maternité psychique se poursuit jusque dans notre prise en charge de la femme enceinte dans le milieu de la Santé : alors qu'on surveille à grand renfort d'examens et d'échographies la grossesse physique, la gestation psychique est peu prise en compte, comme oubliée, déniée. A l'heure actuelle, on n'envisage la grossesse que dans sa dimension heureuse, publique ; on délaisse son intimité, changeante et ambivalente comme l'inconscient, cette entité dont elle se nourrit et dont elle hérite la tonalité scandaleuse, mystérieuse et obscure, intrigante, séduisante, cruelle.[24]

Un oubli dont les futures mères, déjà peu enclines à avouer ces turbulences émotionnelles et ambivalentes affleurant à leur conscience, s'accommodent comme elles peuvent depuis l'avant-grossesse jusque longtemps après dans le post-partum. Le

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déni de la vie psychique et de ses manifestations est déjà là, même dans des situations que nous, professionnels ou simples proches, ancrés dans nos croyances et nos certitudes, qualifierions de normales.

1.3.2 La grossesse, entre statut recherché et symbole de liberté

Dans nos sociétés, devenir mère est valorisant pour la femme en âge de procréer. Marque d'épanouissement et de normalité, avoir des enfants attire sur un couple la reconnaissance sociale et familiale, confère le statut jusque-là refusé de parent. Le désir d'enfant apparaît donc comme la valeur la plus naturelle et la plus universelle, à notre époque où entre la contraception, la Procréation Médicalement Assistée (PMA) toujours plus performante et la liberté de chacun, le maître mot semble être « Un enfant si je veux, quand je veux ». « Vouloir un enfant » est perçu comme un désir uniquement conscient, fonder une famille un choix librement consenti répondant à des idéaux culturels, familiaux et sociaux.

Et pourtant, il suffit de lire les faits divers ou d'observer notre entourage pour constater l'étrangeté dont sont pétries de nombreuses histoires familiales : abandon, mise à l'adoption, maltraitance, délaissement ou carence, abus sexuel [24]. On a tous entendu parler, peut-être dans notre entourage, a fortiori en tant que professionnel de santé, de cette femme qui après deux ans de PMA enfin couronnés de succès, passe de l'autre côté du mur pour se faire avorter en service d'orthogénie. Ou encore de ce futur père dont la compagne est enfin enceinte, réalisant ainsi un voeu appuyé et partagé dans leur couple, qui rompt soudain tout contact à l'orée du sixième mois de grossesse. Malgré nos représentations rassurantes de l'instinct maternel ou d'un besoin primaire de filiation, il est évident devant ces exemples qu'être parent ne va pas de soi.

On l'a vu précédemment, c'est la grossesse et par prolongation l'enfant qui entraîne la métamorphose psychique nécessaire pour devenir parent : on cesse d'être le fils de quelqu'un pour être le parent d'un autre. Cette transformation psychique renvoie au propre vécu de chacun et réveille des forces psychiques contradictoires jusque-là enfouies dans l'inconscient : de tels conflits s'ils ne sont pas dépassés peuvent entraver la construction d'un lien psychique de filiation. L'adulte reconnu comme père ou mère ne peut alors assumer cette naissance sociale, dans l'incapacité d'endosser le rôle qu'il semblait pourtant s'être choisi. [22]

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1.3.3 Désir de grossesse, désir d'enfant ?

Notre bon sens commun voudrait que le désir de la grossesse aille toujours de pair avec le désir d'un enfant. Or les exemples précédents décrivent ces patientes qui désirent être enceintes sans toutefois souhaiter un enfant, tandis que d'autres n'arrivent pas à se projeter dans l'enfant réel, donnant suite à des situations qui sans être aussi dramatiques qu'un déni de grossesse suivi ou non d'un néonaticide, peuvent s'avérer navrantes voire catastrophiques sur le long terme et dans le bon développement de l'enfant (maltraitance, délaissement, abus sexuel...). Désir de grossesse et désir d'enfant ne sont donc pas toujours corrélés.

Le désir de grossesse symbolise davantage la fonction reproductrice qu'une véritable volonté consciente de devenir parent. Pour certaines femmes, notamment celles sous contraception prolongée, la grossesse incarne plus ou moins consciemment un moyen de vérifier leurs capacités de fécondité, de s'assurer du caractère fonctionnel et intact de leur corps, de leur potentiel reproducteur sur un plan uniquement physiologique. Parmi les adolescentes, le désir voire même la préméditation d'une grossesse traduit surtout une recherche de leur féminité, elles qui sont aux prises avec une des crises identitaires majeures de leur existence. La grossesse permettrait d'acquérir à leurs yeux un autre statut social et psychique, et ce souhait reste coupé de toute volonté d'accueillir un nouvel individu à part entière, idée qu'elles n'ont souvent pas même envisagée.

Il peut y avoir volonté délibérée d'avoir un enfant, cet « enfant programmé » qui répond à l'idéal de la normalité et de l'épanouissement, mais avec absence de « l'enfant désiré », donc absence de désir d'enfant. Le désir d'enfant n'est par conséquent pas qu'une volonté consciente et exprimée de fonder une famille pour tendre à un idéal : il est avant tout lié à notre inconscient.

La psychanalyse freudienne conçoit l'idée d'avoir un enfant comme la réalisation d'un désir infantile de la fillette d'autrefois. Par ce désir elle peut s'accomplir en tant que femme, prolonge sa mère pour devenir en finalité sa propre mère. Le désir d'enfant nécessite pour se réaliser une image de référence, la mère idéale, d'où un processus d'idéalisation qui se met en place principalement chez la primipare, et cela même si elle a connu d'importants conflits avec sa mère.

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Pour M. Bydlowski [13], désirer un enfant, c'est « reconnaître sa propre mère à l'intérieur de soi ». Elle a observé que des femmes qui présentait des relations passées ou présentes difficiles avec leur mère, ont tendance à refouler leur désir d'enfant, d'où l'hypothèse de nécessité d'un attachement préoedipien suffisamment bon pour qu'elles souhaitent devenir mère à leur tour.

Le désir d'enfant est donc un processus complexe, qui prend sa source dans les voeux conscients mais aussi dans les représentations inconscientes de chaque parent, issues de sa propre histoire. Parce qu'il dépend du contexte historique et social de chacun, de sa représentation de la mère et de l'identification de l'adulte à ses propres parents, le désir d'enfant est dans un devenir imprévisible à l'avance. Il implique de mentaliser de futures images parentales à partir du vécu, de conceptualiser au sein du couple un enfant en tant qu'individu distinct et qui prendra en finalité sa place dans l'arbre de filiation.

Dans cette optique, la grossesse n'est qu'un « passage nécessaire » [11]. Toute conception et gestation constituent l'incarnation d'un désir sexuel et d'un projet en un développement biologique tangible : l'enfant à naître, l'individu qu'il sera.

1.3.4 L'instinct maternel, une institution qui fait du tort

Parmi les croyances qui entourent la grossesse, la notion d' « instinct maternel » est l'une des plus tenaces : une nouvelle mère deviendrait dès la naissance, dès le premier regard, une mère « adaptée », sans faille, vivant un épanouissement salvateur et total auprès de son enfant. Or tous ceux qui ont déjà travaillé en compagnie des parturientes et des accouchées savent que c'est loin d'être une constante. Pour ces mères qui n'ont pas « le déclic », l'effet est parfois psychiquement dévastateur : cette absence du « bien-être instantané » promis sape toute leur confiance et les plonge dans un état de tension psychique vite intolérable, qui ne leur permet pas de se consacrer sereinement à leur enfant. Elles sont stigmatisées par cet instinct qu'elles n'ont pas, en échec avant même d'avoir pu expérimenter leur vie de mère. [21]

« On ne nait pas femme, on le devient » ont dit tour à tour Elisabeth Badinter et Simone de Beauvoir, en désaccord avec la notion d'instinct maternel. Le professeur Israël Nisand et le docteur Sophie Marinopoulos ont poursuivi leur pensée dans leur dernier ouvrage [25], remplaçant le concept d'instinct maternel par le « sentiment

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maternel ». Dotée d'une préoccupation maternelle primaire qui s'est développée tout au long de sa grossesse, la nouvelle mère à la naissance est dans une disponibilité psychique qui potentialise son envie d'apprendre et de comprendre. C'est douée de cette confiance qu'elle peut expérimenter les premiers gestes et soins à son nouveau-né, installant peu à peu dans les minutes, les heures, les jours et les semaines qui suivent une relation adaptée et en évolution constante avec l'enfant. Pour la mère, à l'image du père, « chaque naissance est une adoption, un temps de surprise et d'adaptation ».

Les plus rapides donnent l'illusion d'un instinct en lequel il ne faut plus croire, au risque sinon de pénaliser les mères qui ne présentent pas cette adaptation fulgurante.

Cette notion de temporalité est primordiale : à la naissance, rien n'est ni acquis ni inaccessible. Encore une fois, on ne nait guère parent, on le devient. Le sentiment maternel a ses origines qui remontent bien avant la grossesse, il prend sa source dans le passé et le maternage reçu. Et tout comme le sentiment paternel, il se construit au jour le jour : « la maternité est toujours adoptive [...], pas instinctive, mais historique ». [25]

1.4 CONCLUSION

Si la grossesse physique aboutit à la naissance d'un enfant, la gestation psychique, en un ensemble de métamorphoses psychiques progressives, pousse la femme enceinte à mobiliser toutes ses capacités d`adaptation : elle la plonge dans un état de grande vulnérabilité face à l'environnement présent mais aussi et surtout face à son passé. Ce travail psychique lui permet ainsi d'accéder à un équilibre psychoaffectif nouveau incluant désormais l'enfant. On a d'ailleurs plusieurs fois attribué à la grossesse le terme de « crise maturative », la plaçant au même niveau que des périodes à grands bouleversements somatiques, psychologiques et hormonaux tels que l'adolescence ou la ménopause. Comme l'a si bien dit C. Grangirard dans son mémoire, « on construit un bébé dans son corps, on construit une mère dans sa tête ».

Après cette rapide présentation, on ne peut qu'imaginer les efforts psychiques conscients comme inconscients que demande une telle métamorphose. La question désormais se pose quant aux obstacles supplémentaires que peuvent générer une

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manque de connaissance de soi ou de confiance en soi, ou encore un évènement traumatisant dans l'enfance ayant un lien direct avec la grossesse ou la féminité.

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2 LE DENI DE GROSSESSE

2.1 « UN PHENOMENE ANCIEN, NOUVELLEMENT DECOUVERT »

2.1.1 Quelques notions d'Histoire

Lors de son exposé « Déni de grossesse : de l'incrédulité au désarroi » [37] donné le 25 novembre 2011 à l'occasion du 3e Colloque Français sur le déni de grossesse, J. Series, professeur à l'Université de Valencia, a narré une anecdote peu connue du grand public : en 1500, la reine Jeanne de Castille, déjà mère d'une petite fille, se désespère de donner un jour un héritier mâle à son époux Philippe de Habsbourg. Un soir de banquet, la reine se trouvant indisposée se précipite aux latrines sous l'oeil moqueur des courtisans. Quelques minutes plus tard, ses suivantes, alertées par des halètements incongrus, rejoignent la reine et se précipitent juste à temps pour rattraper un nouveau-né et son placenta, sur le point de tomber dans les latrines. Cet enfant tant espéré, dont la grossesse est pourtant passée complètement inaperçue, sera connu quelques années plus tard sous le nom de Charles Quint, roi d'Espagne et empereur du Saint-Empire.

Au-delà de cet exemple de déni de grossesse présumé mais jamais authentifié, l'Histoire et sa littérature médicale regorge d'écrits et d'observations qui démontrent que le phénomène de la grossesse ignorée n'est guère d'apparition récente.

Au XVIe siècle, le terme de « recel de grossesse » définit les grossesses non déclarées, renvoyant par sa note péjorative à la possibilité d'infanticide, monnaie malheureusement courante à l'époque. [11]

Au XVIIe siècle, le gynécologue Mauriceau décrit le cas de plusieurs femmes présentant des saignements menstruels persistants au cours de leur grossesse, phénomène qui, selon lui, aurait pu les conduire à méconnaître leur état. [11] [13]

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Le XIXe siècle est marqué par de grandes avancées en gynécologie-obstétrique, qui par ailleurs est la première discipline médicale à voir le jour en France [11]. En 1838, le psychiatre Esquirol fait l'observation d'une mère infanticide qui d'après ses dires « ne connaissait pas sa grossesse ». En 1858, son élève Marce, prenant en charge des femmes enceintes hospitalisées pendant leur grossesse, découvre que certaines dissimulent leur état par honte de l'acte sexuel qu'il suggère. Il fait la distinction parmi ces femmes entre celles qui cachent délibérément leur grossesse mais confectionnent les layettes en grand secret, et celles qui prises « d'un état maniaque ou mélancolique », semblent ignorer jusqu'au fait qu'elles sont enceintes. Le terme de « grossesse méconnue » est avancé. [11] [12]

Tardieu, médecin légiste, mentionne en 1874 dans son Traité de médecine légale le cas de femmes ayant accouché clandestinement qui affirmaient « ne pas s'en être aperçues ».

En 1898, Gould fait l'étude de 12 patientes présentant une « grosseur » de l'abdomen qu'elles assimilaient à une tumeur et qui attribuaient les douleurs du travail à des problèmes lombaires ou intestinaux. Il est vraisemblablement le premier à émettre le terme de « grossesses inconscientes », les différenciant ainsi des grossesses dissimulées. Dans une tentative d'élaboration d'une entité clinique, il dénote un certain polymorphisme, ces femmes étant pour moitié des multipares, jeunes ou non, une seule s'avérant délirante. Toutes mariées, elles ne reconnaissaient pas les douleurs du travail et de l'enfantement comme telles. Le monde scientifique persiste cependant à attribuer ces grossesses inconscientes à des états de folie transitoire ou de simulation, les reliant donc à une forme de maladie mentale. [11] [13]

Sigmund Freud, père de la psychanalyse, définit en 1924 le terme de « déni » comme un « mode de défense consistant en un refus de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante » [13], contrairement à la dénégation où le sujet formule un désir, pensée ou sentiment mais continue de s'en défendre en niant qu'il lui appartient.

En 1949, le médecin Deutsh décrit des femmes en lutte contre une grossesse non désirée, qui présentent une « attitude psychique si arrêtée que la grossesse est psychologiquement inexistante ».

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C'est durant la fin du XXe siècle, et notamment à partir des années 1970, que le déni de grossesse obtiendra enfin une existence clinique dans la littérature médicale : de symptôme exclusivement observé chez la femme souffrant de pathologies mentales et notamment de psychose, les études de plus en plus rigoureuses et nombreuses l'étendront peu à peu à tous les types de population. Le déni de grossesse reste cependant peu ou mal connu en France même des professionnels de santé, du fait de son absence de définition claire dans les dictionnaires de psychiatrie, de psychanalyse ou de gynécologie-obstétrique.

2.1.2 Prise de conscience en France : l'affaire des « bébés congelés »

C'est vraisemblablement avec l'affaire Courjault que le déni de grossesse, qui hantait pourtant les faits divers depuis plusieurs décennies, se retrouve propulsé en première page sous sa forme la plus frappante et la plus dramatique : l'accouchement à domicile, suivi du décès de l'enfant - et, dans ce cas particulier, de la conservation de son corps par sa mère.

En juillet 2006 à Séoul, la découverte de deux cadavres de nouveau-nés dans un congélateur défraie la chronique. Le couple incriminé, Véronique et Jean-Louis Courjault, nie farouchement sa responsabilité et invoque l'hypothèse d'un complot, jusqu'à ce que les tests ADN authentifient les deux corps comme étant leurs enfants. L'affaire prend une tonalité internationale lorsque les autorités françaises reprennent l'enquête et aboutissent aux mêmes conclusions que leurs homologues sud-coréens. C'est finalement près de trois mois plus tard que Véronique Courjault avoue avoir accouché clandestinement, puis tué et congelé les deux bébés en 2002 et 2003, ainsi qu'un autre enfant en 1999 alors qu'elle résidait encore en France. Un non-lieu est prononcé pour Jean-Louis Courjault, tandis que son épouse est condamnée en 2009 à huit ans de prison pour les trois infanticides, puis bénéficie d'une mise en liberté conditionnelle en 2010.

Depuis 2006, les affaires de déni de grossesse se multiplient dans les médias, et le phénomène, qui tour à tour sidère, révulse et fascine, est désormais connu d'un public toujours plus large. Cependant, cette médiatisation que l'on pourrait qualifier de démesurée ne reflète guère la réalité : l'accouchement inopiné à domicile suivi de la

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mort - accidentelle ou provoquée - du nouveau-né ne représente, nous le verrons plus tard, qu'une mince proportion des cas de dénis de grossesse.

2.2 LE DENI DE GROSSESSE, MECANISME DE PROTECTION

2.2.1 Le concept de déni

Avant de détailler le phénomène du déni de grossesse, il nous est apparu nécessaire de définir le terme de « déni », concept largement utilisé aujourd'hui mais dont les définitions peuvent s'avérer parfois floues ou méconnues.

Le verbe « dénier », issu du latin « denegare », est apparu selon les historiens au XIIe siècle. Le sens général du mot « déni » a été attesté en français un siècle plus tard, et se déclinait à l'époque en deux définitions :

? Action de dénier ;

? Refus de la part du juge de remplir un acte de fonction (en Droit) ; Aujourd'hui dans le langage courant, le déni dans le Petit Robert peut prendre deux significations :

? « refuser de reconnaître quelque chose » (une responsabilité, un fait...) ; ? « refuser d'accorder quelque chose qui est dû » (un droit...)

Le déni dans son sens psychanalytique a été établi par Freud [11] comme un « mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d'une perception traumatisante ». Théodore Dorpat en 1983 prolonge la thèse psychanalytique en présentant le déni comme un mécanisme de défense s'orchestrant en quatre phases :

1. « Evaluation préconsciente de la présence d'un

danger/traumatisme », ou « signal anxiety » comme l'avait déjà décrit Freud en 1926 : le Sujet fait une première analyse d'une situation à risque, de manière préconsciente voire même consciente ;

2. « Affects tristes et réactions défensives » : le sujet a déterminé la tonalité déplaisante de ce qui l'assaille et met en oeuvre une action

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défensive. La plupart des stimuli sont enregistrés à un niveau inconscient ;

3. « Arrestation cognitive » : les informations menaçantes sont exclues, refoulées, et ne remontent donc pas à la connaissance consciente. L'attention du sujet est reportée ailleurs ;

4. « Comportement écran » : pour combler le vide formé par la phase précédente d'arrestation cognitive, le psychisme mobilise les fantasmes et affects de l'individu pour créer une histoire de surface, qui rend l'information tronquée crédible et consistante.

Ainsi selon T. Dorpat [12], le déni est « tel un jury qui rend un verdict avant que les preuves ne soient présentées » : il intercepte les données qui seraient douloureuses et donc insoutenables pour la conscience, les refoule dans l'inconscient et ne fait remonter à la conscience qu'une version acceptable, modifiée.

Pour quelques autres auteurs cités par C. Grangirard [13], le déni serait davantage un processus cognitif. Dans l'exemple d'une réaction à un diagnostic de maladie grave, le déni pourrait être perçu comme une stratégie d'adaptation à un stress intense (stratégie de coping qui vient du verbe « to cope », « faire face »). Le déni n'altérerait alors pas la relation de la personne à son environnement mais tente d'en modifier sa perception, dans l'attente que le sujet reprenne pied et adopte une stratégie plus élaborée et mieux adaptée.

Le processus cognitif du déni s'observerait notamment chez une personne qui se refuse à se reconnaître une addiction, par exemple l'alcoolisme. Pris en tenaille entre deux faits contradictoires ou cognitions - « le fait d'être alcoolique », et « le fait que les alcooliques ne sont pas des personnes de valeur » - le sujet expérimente un conflit d'ordre psychique. Le déni pourrait permettre de rejeter l'une des cognitions dérangeantes, par exemple « le fait d'être alcoolique », et ainsi éviter cette « dissonance cognitive » source d'inconfort et d'angoisse inconsciente.

Ainsi au fil du temps, le concept de déni s'est décliné comme mécanisme de défense dans différentes écoles de pensées (approches développementale, quantitative-comportementaliste ou encore cognitiviste du déni) que nous ne développerons pas ici,

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mais qui aggravent la confusion concernant le terme de déni. Même s'il est par ailleurs fréquemment cité en psychiatrie (par exemple dans le déni de la maladie chez les patients cancéreux ou présentant des comportements addictifs), aucune définition précise ne figurait dans les dictionnaires consultés.

Devant la richesse et le nombre des références théoriques et psychopathologiques évoquées, il s'est avéré difficile de choisir une définition unique pour le déni. Naïma Grangaud dans sa thèse [12] a proposé une définition plus large compilant toutes ces approches, en nommant déni toute « tentative de désavouer, [de] renier l'existence d'une réalité déplaisante ».

Le déni se manifeste donc par une non-prise de conscience des faits, un refus catégorique face à une réalité externe pouvant être appréhendée par autrui. Ce mécanisme de défense massive, extrêmement fort et prenant sa source dans l'inconscient, s'active à l'insu du sujet. Il permet d'éviter une menace, de protéger ainsi le Moi de l'angoisse qu'entraîne une souffrance psychique indicible, en remettant en question le monde extérieur et non le sujet lui-même.

Dans le cas plus spécifique d'un déni de grossesse, la gestation et ce qu'elle symbolise - l'acte sexuel, l'arrivée d'un enfant - sont perçus comme des faits menaçants, et le psychisme maternel s'en préserve par un certain nombre de protections pour la plupart d'origine inconsciente.

2.2.2 Déni de grossesse : recherche d'un consensus

Le terme de déni de grossesse a fait son apparition en 1976 dans la littérature médicale. Par convention, il incarne aujourd'hui le fait pour une femme enceinte de ne pas avoir conscience de son état gravidique. Selon Catherine Bonnet, pédopsychiatre, l'existence d'un déni de grossesse est envisageable si cette non-prise de conscience persiste au-delà de la fin du premier trimestre [41], notion reprise par les autres spécialistes.

Dans la littérature actuelle, on différencie volontiers déni « partiel » et déni

« total ».

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Le déni partiel est par définition levé avant l'accouchement. La prise de conscience de la grossesse se ferait plus fréquemment au 2e trimestre, et laisserait supposer d'un degré d'intensité moindre du déni, puisque la femme a été en mesure de - ou a été conduite à - lever ce mécanisme de défense. Certains spécialistes considèrent les demandes d'IVG tardives ou à délai dépassé comme une éventuelle forme partielle de déni de grossesse, et qui devraient donc bénéficier d'une analyse voire d'une approche thérapeutique allant dans ce sens [11] [23] [25].

Le déni total, ou déni massif, désigne le déni s'étendant jusqu'à l'accouchement et parfois au-delà dans le post-partum [28]. Il est potentiellement d'une gravité accrue, car hormis le fait qu'il implique un mécanisme de défense psychique suffisamment puissant pour recouvrir toute une grossesse, il entraîne des situations à risque élevé pour la mère et l'enfant : pathologies gravidiques non suivies, prématurité, accouchement inopiné à domicile ou sur le lieu de travail, souffrances psychiques et physiques, décès du nouveau-né, hémorragies maternelles...

Les notions de déni total et de déni partiel seraient nées d'une volonté de simplification des journalistes et sont aujourd'hui remises en cause par certains spécialistes car bien trop caricaturales [23].

Aujourd'hui encore, le déni de grossesse ne dispose d'aucune définition précise dans les dictionnaires de psychiatrie, psychologie et de gynécologie-obstétrique, ce malgré l'intérêt croissant qu'il suscite. Une proposition avait été faite d'inclure le déni de grossesse dans le DSM ou « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders », manuel de référence classifiant et catégorisant des critères diagnostiques et recherches statistiques de troubles mentaux spécifiques. Cette demande a été refusée, mais elle n'avait par ailleurs pas fait l'unanimité des spécialistes, qui craignaient une stigmatisation du déni de grossesse comme pathologie psychiatrique. Or pour beaucoup d'auteurs, le déni de grossesse n'est pas une pathologie à part entière, mais bien un « symptôme psychique » : il ne fait pas le diagnostic d'une pathologie mentale particulière, mais recouvre un ensemble de situations psychiques. [11]

Une approche de définition avait été émise par Jacques Dayan dans son abrégé de psychopathologie de la périnatalité paru en 1999 : « l'expression de déni de grossesse regroupe toutes les formes de négation de grossesse à participation

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principalement inconsciente, conduisant la femme souvent tardivement et brutalement à la reconnaissance pleine et entière de son état, généralement lors du travail, voire seulement de la naissance. »

Par le terme général de négation de grossesse, il rassemblait les trois situations affectant la reconnaissance par la femme de son état gravidique : la dissimulation, la dénégation, et le déni.

2.2.3 Les négations de grossesse : définitions et distinctions

Sur l'éventail des manifestations caractérisant le refus ou l'incapacité de la femme enceinte à se reconnaître comme telle, la dissimulation de grossesse se situe à l'extrémité consciente du psychisme maternel. La grossesse est ici connue et ressentie, mais face à un contexte social, familial, professionnel ou culturel particulier, la femme choisit de dissimuler son état à son entourage. La grossesse cachée est donc consciente, et conduit généralement à l'accouchement sous X et à l'abandon de l'enfant. Le concept est parfois trompeur pour le grand public, car la dissimulation peut faire suite à une dénégation ou un déni partiel, lorsque la femme enceinte, prenant véritablement conscience de son état, est si mortifiée qu'elle n'ose pas révéler cette grossesse à son entourage. [13] [23]

La dénégation de la grossesse est un phénomène qui se prête moins à la description, car il oscille entre conscient et inconscient. La femme peut reconnaître certains signes de grossesse mais se refuse à les interpréter comme tels car ils symbolisent un fait inacceptable : ils sont donc refoulés, occultés. Il y a bien prise de conscience de la réalité dans un premier temps, mais elle est suivie d'une annulation, d'un véritable « gommage ». S. Marinopoulos parle d'un phénomène de clivage dans la personnalité maternelle : une partie est consciente de la réalité, tandis que l'autre persiste à l'ignorer [23] [24]. La grossesse, représentation gênante pour le psychisme maternel, est éliminée, la femme refuse de considérer son état comme un fait tangible qui la concerne. « Je sentais bien quelque chose » diront certaines, « mais ça ne se pouvait pas, c'était impossible, ça n'était pas moi » ; « je l'ai su, mais ce n'était pas le bon moment... et le lendemain, j'avais oublié ». [26]

Le déni de grossesse est situé à l'extrémité inconsciente du psychisme maternel. Une grossesse constitue pour ces femmes une réalité externe inacceptable -

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pour d'hypothétiques raisons que nous aborderons ultérieurement. La gestation, qui devient source d'une souffrance psychique indicible, inavouable et souvent inconsciente, est une idée insurmontable, non métabolisable sur le plan psychique, et elle entraîne alors un phénomène de refus qu'est le déni [24]. Contrairement à la dissimulation et à la dénégation, il n'y a alors aucun signe, aucun ressenti quelconque d'une grossesse. Toute réalité liée à une perception dérangeante est niée [13].

2.2.4 Le déni de grossesse, altération de la représentation

Pour la psychanalyste Sophie Marinopoulos et le Professeur Israël Nisand, qui multiplient les écrits et les conférences sur le sujet depuis quelques années, le déni de grossesse est par cette non-prise de conscience de la réalité le signe d'un trouble grave de la représentation [23] [29].

Usuellement la vie psychique et affective se construit à partir d'émotions corporelles, de sensations et de perception du monde extérieur : dans le cas du déni, tout affect ou représentation ne correspondant pas à ce que le sujet peut accepter de la réalité, est exclu de sa conscience. Si le phénomène source d'angoisse et donc de souffrance massive est la grossesse, alors le déni efface toute pensée de ce que est vécu dans le corps : sans ces perceptions la femme enceinte est privée de tout accès à une représentation psychique de sa grossesse. Recluse dans un simulacre de bien-être, elle ne se sait pas et ne peut pas se sentir enceinte. « Le déni de grossesse est impensable, un état d'être enceinte qui ne se pense pas. » [25]

Comme il l'a été dit plus tôt, il ne peut y avoir de grossesse psychique et donc plus tard de représentation d'enfant sans cette formulation et cette intégration de l'idée de grossesse [24]. Les spécialistes tendraient actuellement à regrouper ces troubles ou absence de la représentation sous le terme général de « grossesse blanche » [25][26]. Les phénomènes de déni, de dénégation et de clivage conduisent à une même manifestation pathologique, soit une grossesse physique qui se développe dans l'inexistence de grossesse psychique. Ce « décalage » peut donc s'observer de manière discontinue dans le cas de la dénégation (« il y a des signes mais non, ce n'est pas possible, je ne suis pas enceinte »), de manière continue concernant le déni (« je suis enceinte puisque vous me le dites »), et de manière isolée pour le clivage.[25]

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La conséquence de cette absence de représentation, si elle persiste jusqu'à la naissance comme dans le cas du déni massif, serait un risque accru d'infanticide, la mère ne pouvant considérer le nouveau-né comme un être vivant et individualisé. [11] [25]

Cette notion d'infanticide sera plus amplement développée dans un chapitre

ultérieur.

2.2.5 Conclusion

Si sa définition peut paraître encore vague et sujet à controverse, on peut cependant retenir dès maintenant la notion de déni de grossesse comme un signe de souffrance psychique intense. Le Pr. Nisand le compare à la fièvre : le déni de grossesse serait un symptôme, « un indice sur l'état psychique de la femme ». Il n'est pas caractéristique d'une seule pathologie mais implique plusieurs diagnostics différentiels de pathologies psychiques, avec des causes et des modalités différentes [30].

C'est avant tout un mécanisme de protection, inconscient et donc irrationnel, déployé par le psychisme maternel pour faire barrage à la souffrance intense qu'entraîne l'idée de la grossesse. A la différence d'autres manifestations de déni - déni de la maladie, déni de l'addiction - le déni de grossesse prend un nouveau tour tragique dans son ignorance irrationnelle du terme de la grossesse. Dans les cas les plus graves, l'accouchement constituera un lever du déni brutal et profondément traumatisant pour la mère jusque-là inconsciente de son état.

2.2.6 Extrapolation : le déni psychotique de grossesse, une entité

distincte

Certes le déni de grossesse se rapproche du fonctionnement des personnalités psychotiques par son « annulation » de la réalité, mais la ressemblance semble s'arrêter là. Sa composante transitoire en atteste - le déni se lève le plus fréquemment au deuxième voire troisième trimestre de grossesse - et les résultats des études les plus récentes le vérifient : si une patiente psychotique a, du fait du contexte psychiatrique, plus de risques de présenter un déni de grossesse [11], l'inverse n'est pas vérifié, et une femme peut être victime d'un déni de grossesse sans qu'aucun signe de psychopathologie ne soit retrouvé ni dans ses antécédents ni par la suite.

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2.3 EPIDEMIOLOGIE DU DENI DE GROSSESSE AU COURS DES

DERNIERES DECENNIES

Parce que le déni de grossesse est encore un phénomène peu connu et reconnu, il est difficile d'avoir des chiffres exacts quant à sa prévalence dans une population. Les enquêtes épidémiologiques réalisées au cours des dernières décennies donnent des résultats jugés approximatifs par leurs investigateurs car probablement sous-estimés du fait de leurs biais de sélection :

? Un déni partiel peut ne pas être pris en compte si la grossesse est découverte dans des circonstances jugées normales ou à un terme considéré comme assez précoce [12] ;

? Toutes les enquêtes n'usent pas des mêmes critères de sélection quant au terme minimal pour un déni de grossesse, bien que de plus en plus d'études posent leur terme de sélection à 20 semaines d'aménorrhée [43] ;

? Il est très probable que chaque année, des dénis massifs suivis d'accouchement clandestin se soldent d'un infanticide sans que jamais rien ne soit découvert [11] ;

Cela étant, malgré ces biais probables, les différentes études menées en France comme à l'étranger ont révélé au fil des années des chiffres très similaires concernant l'incidence des dénis partiels et massifs.

2.3.1 Deux études prospectives en Europe

Les maternités françaises de Denain et Valencienne [32] ont procédé pendant 7 ans au recensement de cas de méconnaissance plus ou moins active de grossesse après le début du 5e mois, cas s'étant ou non poursuivis jusqu'à l'accouchement voire au-delà. Sur un pool total de 28 066 naissances, 2550 femmes ont été sélectionnées et rencontrées lors d'entretiens psychothérapeutiques : 56 cas de déni de grossesse ont été ainsi retrouvés, ce qui fait une prévalence de 2/1000, soit de 1/500 tous types de dénis confondus - prévalence probablement sous-estimée d'après les auteurs en raison des biais mentionnés auparavant :

? parmi ces 56 patientes, 27 femmes présentaient un déni partiel, levé entre cinq et huit mois de grossesse ;

·

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les 29 autres cas étaient des dénis massifs, ce qui donne une prévalence de 1/1000 : 12 d'entre eux se sont soldés d'un accouchement à domicile, dont 4 ayant conduit au décès de l'enfant.

Une autre étude prospective dans 19 cliniques berlinoises [43] a été conduite sur une période d'un an en usant de critères similaires (sauf pour le terme du premier diagnostic médical de grossesse porté après la 20e SA). 62 cas de déni ont été ainsi recensés sur un total de 29462 naissances, ce qui donne une prévalence de 1 sur 475 tous types de déni confondus (soit 2,1/1000). Les dénis massifs ont été estimés à une prévalence d'1/2455.

2.3.2 Autres études prospectives et rétrospectives

Si l'on compare les résultats précédents à ceux d'autres études dans la littérature, les estimations sont également très proches :

· Etude rétrospective au Pays de Galles [43] : le taux de déni total est estimé à 1/2475 (contre 1/2455 à Berlin)

· Etude de BERNS à Indianapolis en 1982 [11] : taux de dénis de grossesse estimé à 2/1000, soit 1/500 (contre 1/475 à Berlin)

· Etude de BEIER en Allemagne en 2000 [11] : prévalence estimée à 0,5/1000

· Etude rétrospective à Cleveland [43] : 2/1000 pour tous les dénis confondus (1/475 à Berlin)

· Etude de BREZINKA à Innsbruck en 1994 [43] : 27 cas recensés pour un taux évalué à 1/340 pour tous dénis confondus soit l'équivalent d'environ 3/1000

· Etude de Friedman aux Etats-Unis : 1/515 soit 2/1000 pour tous types de dénis confondus

Quel que soit le pays où a lieu l'étude, le taux de dénis de grossesses tous types confondus oscille donc entre 0,5 et 3 pour 1000, avec une moyenne de 1 sur 500. Pour comparaison, les naissances gémellaires sont de l'ordre de 1/85 (soit 11,7/1000), les placentas praevia et les HELLP syndromes sont estimés à 1/250-280 (soit 3,77/1000), et les crises d'éclampsie à 1/2500 (soit 0,4/1000) par l'OMS.

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Selon ces mêmes études, le déni massif ou total est lui estimé entre 1 et 2,5 sur 2500. Le risque de décès néonatal est de 1/8000 [13].

Selon les observations de A. Gorre-Ferragu pour sa thèse de médecine [11], ces chiffres sont stables depuis les années 1970 et semblent indépendants de la couverture sociale proposée.

Il apparait donc que loin d'être un phénomène rare et fluctuant, le déni de grossesse constitue un véritable problème de santé publique, d'autant plus préoccupant qu'il est encore largement ignoré du grand public mais aussi du monde médical et judiciaire [13]. Malgré un début de prise de conscience au cours des dernières années, principalement dû au retentissement médiatique de certaines affaires citées auparavant, le déni de grossesse serait encore fréquemment étiqueté comme « grossesse non suivie non déclarée », et traité uniquement dans ses dimensions médicales et sociales [32] [43] [8].

2.3.3 Profil à risque : universalité du déni

Si la prévalence estimée du déni de grossesse est relativement similaire d'une étude à l'autre, les résultats sont en revanche beaucoup moins en accord en ce qui concerne le type de population à risque de faire un déni de grossesse.

Les femmes en déni de grossesse font encore l'objet de nombreux préjugés [43] : la croyance populaire les imagine jeunes ou immatures, infantiles, irresponsables, sexuellement inexpérimentées. Issues d'un milieu socialement défavorisé, elles seraient pour la plupart dotées d'une intelligence moindre, ou mentiraient sur leur état. Probablement primipares, vivant seules ou chez leurs parents, elles présenteraient souvent une pathologie psychiatrique préexistante...

Les études citées précédemment ont démenti ce profil très éloigné de la

réalité.

Concernant l'étude prospective des maternités de Denain et Valenciennes[32], la moyenne d'âge est de 26 ans tous dénis confondus, les âges extrêmes étant 14 et 46 ans. Sur les 56 patientes sélectionnées, 26 étaient des

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multipares. La majorité était en couple avec le père de l'enfant. Tous les milieux socio-économiques étaient représentés.

L'étude berlinoise du gynécologue Jens Wessel [43] a révélé une moyenne d'âge identique chez les femmes en déni soit de 26 ans, toutes les tranches d'âge étant représentées et avec des extrêmes allant de 15 à 44 ans. Seules 3% d'entre elles étaient encore scolarisées, 14% n'avaient aucun diplôme, et 34% présentaient un niveau d'étude moyen voire haut. 56% d'entre elles étaient multipares, 12% avaient vécu au moins une grossesse auparavant (IVG, FCS), et seulement 21% d'entre elles ont présenté un déni pour leur toute première grossesse. 4 patientes présentaient une grossesse gémellaire. La plupart (83%) était dans une relation de couple stable. Enfin, seules 3 patientes sur les 66 étaient atteintes d'une pathologie psychiatrique (schizophrénie).

L'étude de Friedmann en 2007 aux USA [18] révèle des résultats assez différents avec seulement 18 % de patientes âgées de plus de 30 ans, et 20% de femmes en déni vivant en couple. En revanche, 74% d'entre elles avaient déjà des enfants, réfutant comme les autres études l'idée que les femmes en déni sont essentiellement primipares. De même, l'influence de la consommation de drogues ou l'existence de troubles psychiatriques ne concernent respectivement que 8% et 2% des patientes, et ne semblent donc pas être des facteurs récurrents dans le déni de grossesse.

Ces résultats témoignent d'un véritable polymorphisme du déni de grossesse, qui ne suivrait aucun modèle théorique précis. Si les préjugés considéraient le déni comme plus fréquent chez des femmes jeunes, célibataires, primipares, étudiantes ou sans emploi, les études récentes ont prouvé qu'il touche au contraire des femmes de tous âges et de tous les milieux sociaux, qu'elles aient ou non déjà vécu l'expérience de la maternité, qu'elles vivent seules ou en couple.

La survenue d'un déni de grossesse chez des femmes déjà mères laisse également supposer que ce symptôme n'appartient pas à une structure mentale générale, mais qu'il serait plutôt dû à un état ponctuel du psychisme de la femme [13].

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

2.4 CLINIQUE DU DENI DE GROSSESSE

2.4.1 La grossesse en déni ou « grossesse blanche »

Si le déni de grossesse ne cesse de surprendre aujourd'hui encore, c'est probablement par les signes ou plutôt l'absence de signes qui accompagnent le phénomène. Tronquée de toute grossesse psychique, la grossesse physique existe et se poursuit, à l'insu de tous et surtout de la future mère, que l'absence ou le peu de signes de grossesse peut renforcer dans son déni.

2.4.1.1 Signes sympathiques de grossesse

Les nausées, l'hypersomnie, la tension mammaire sont des manifestations liées aux importantes modifications hormonales engendrées par la grossesse. Usuellement inconstants dans leur survenue et leur importance d'une femme à l'autre, ces signes sympathiques sont le plus souvent inexistants chez les patientes en déni de grossesse. Celles qui les remarquent les attribuent à une autre cause, les amenant à poursuivre ainsi leur vie quotidienne comme si de rien n'était. Certaines font du sport de manière intensive jusque très tardivement dans la grossesse, ou accomplissent des tâches fatigantes dans leur travail sans en ressentir la moindre gêne.

2.4.1.2 Aménorrhée et saignements vaginaux

L'arrêt de menstruations est un fait pleinement connu dans le grand public, et constitue donc pour la plupart des grossesses débutantes le signe d'appel d'un test de grossesse ou d'une consultation de contrôle chez un médecin.

Dans le déni de grossesse, lorsque l'aménorrhée est effective et constatée, la femme lui attribue une cause tierce telle qu'un stress important (au travail ou dans sa vie sentimentale), un nouveau régime alimentaire, un changement de contraception qui aurait déréglé ou momentanément arrêté ses cycles menstruels, ou encore un début de ménopause si son âge concorde. Cette rationalisation de l'aménorrhée est d'autant plus fréquente voire fondée si la patiente présentait déjà des cycles irréguliers avant cette grossesse.

D'après les études menées, l'aménorrhée n'est pas une constante dans les cas de déni. La question de saignements vaginaux persistants et pouvant être assimilés à des

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menstruations a longtemps constitué un sujet de débat concernant le déni de grossesse : de nombreuses femmes après leur déni parlent spontanément de leurs cycles irréguliers maintenus pendant la première partie voire durant toute leur grossesse, et qui les auraient ainsi induites en erreur. Selon l'étude du Pr. Christoph Brezinka, 12 patientes interrogées signalaient des saignements irréguliers et ce jusqu'au huitième mois de grossesse pour certaines, 4 autres avaient des saignements réguliers ressemblant en tout point à des règles. Seules 7 patientes sur 27 étaient en aménorrhée, et 2 d'entre elles pensaient débuter la ménopause.

J. Wessel dans une nouvelle étude conduite en 2005 [18] a soumis des patientes à des dosages hormonaux après l'accouchement faisant suite à leur déni de grossesse. Sur les 28 patientes s'étant prêtées à l'expérience, 6 n'avaient jamais saigné, 22 avaient saigné au moins une fois au cours de leur grossesse déniée, et 7 disaient présenter des saignements comparables aux règles. Leurs dosages de TSH, DHEA, oestradiol, progestérone et testostérone n'ont révélé aucune différence notable comparés à ceux réalisés chez 126 autres femmes ayant vécu une grossesse normale, ce qui ne permet pas pour le moment d'expliquer ou d'authentifier leurs propos quant à des cycles persistants pendant leur grossesse déniée.

Outre des étiologies encore floues de décollement placentaire ou de pathologies associées pendant ces grossesses ignorées, la persistance de saignements vaginaux est aujourd'hui scientifiquement expliquée chez les patientes sous contraception orale. Celles-ci commettent une erreur dans la prise du contraceptif, et continuent leur contraception dans l'ignorance de la grossesse débutante. La desquamation périodique de l'endomètre s'effectue toujours dans le canal cervical malgré la grossesse sus-jacente, donnant ainsi lieu à une hémorragie de privation que toute femme sous contraceptif oral connait généralement, et qui dans le contexte de déni de grossesse entretient l'illusion d'absence de gestation [23] [25].

2.4.1.3 Statut pondéral et prise de poids

L'idée d'un surpoids préexistant pouvant favoriser un déni de grossesse a été avancée, mais si un certain embonpoint pourrait constituer un facteur favorisant de déni (en particulier concernant l'entourage), les femmes en déni de grossesse sont loin d'être toutes en surpoids : d'après l'étude de C. Brezinka, sur 27 patientes, seules 9 d'entre

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elles souffraient d'obésité, les autres présentant une constitution normale voire même une insuffisance pondérale.

Quant à la prise de poids, celle-ci s'avère minime voire parfois absente dans les cas de déni de grossesse, et ne constitue donc guère un signe d'appel. De même si elle est significative et constatée, elle est attribuée à un changement d'habitudes hygiéno-diététiques, à un stress intense (déménagement, rupture sentimentale, décès d'un proche, travail, examens...) ou encore à des variations de poids habituelles.

2.4.1.4 Taille de l'abdomen

Le peu voire l'absence de modification de volume de l'abdomen est peut-être l'aspect le plus frappant d'un déni de grossesse. Le plus souvent la femme en déni n'a pas besoin de changer de taille de vêtements et ne modifie donc aucunement ses habitudes vestimentaires - contrairement à la grossesse cachée évoquée précédemment, où la femme met des vêtements amples dans le but conscient de dissimuler son état. Ainsi, Mme Courgeault aurait été vue et photographiée en maillot de bain alors qu'elle était enceinte de plus de six mois et cela sans que nul n'ait eu le moindre soupçon. Une jeune femme de 19 ans rencontrée dans le cadre de nos recherches, membre très actif d'une équipe de basket, jouait en tournoi et se changeait avec ses collègues au vestiaire la veille encore d'une consultation qui révéla une grossesse évolutive de près de huit mois.

S'il y a une faible prise de ventre, elle est sans rapport avec le terme de la grossesse déniée, et est souvent assimilée à l'âge ou la parité ou encore une fois à un changement de mode de vie. Dans la littérature, on a dénoté certaines femmes persuadées qu'elles avaient une tumeur ou un fibrome à l'origine de cette augmentation discrète de tour de taille.

Cette absence de modifications physiques, pourtant évidentes lors d'une grossesse normale, est d'autant plus étonnante que les foetus et nouveau-nés issus d'une grossesse déniée s'avèrent le plus souvent d'un développement staturo-pondéral et morphologique dans les normes [43]. Ce phénomène a été expliqué par le Professeur Nisand dans le documentaire d'Andrea Rawlins-Gaston, « Déni de grossesse : ces bébés clandestins ». Lors d'une grossesse normale, le foetus en développement fait peu à peu pointer l'utérus vers l'avant, et la proéminence du ventre devient de plus en plus

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évidente. Dans le cas du déni de grossesse, les muscles de l'abdomen et en particulier les grands droits se renforcent progressivement tout au long de la gestation, et l'utérus ainsi retenu ne peut s'antéverser : le foetus n'a d'autre choix que de se développer longitudinalement, en parallèle à la colonne vertébrale de sa mère, refoulant les viscères vers le haut et se logeant ainsi sous ses côtes vers la fin de la grossesse. Sa croissance est donc normale, mais le profil physique maternel reste trompeusement inchangé.

Ce phénomène est d'autant plus criant qu'il s'estompe la plupart du temps dans les heures voire les minutes qui suivent la prise de conscience de la grossesse : la sangle abdominale se relâche, et le ventre prend une apparence en corrélation avec la grossesse et son terme estimé. Ainsi Isabelle Moulin dans son témoignage décrit sans fard ce changement radical en elle, survenu à la révélation par le médecin de son état :

...comme une bascule, comme un mouvement extrêmement important, [...] et tout d'un coup quelque chose qui se déployait à l'intérieur de moi, et qui prenait place. Et tout d'un coup, mon ventre était comme ça, et j'étais effectivement enceinte de sept mois, en quelques minutes. Pour moi c'était effarant, j'avais si peur... [29]

De même pour la jeune basketteuse citée plus haut, dépistée à huit mois de grossesse lors d'une échographie rénale pour recherche de kyste, qui décrit l'instant en quelques mots simples mais révélateurs : « ...je l'ai su à dix-sept heures. Et le soir, il bougeait, j'avais un ventre... »

2.4.1.5 Mouvements actifs foetaux

Alors que dans une grossesse physiologique, les mouvements actifs foetaux sont incontournables, pendant le déni de grossesse ils ne sont pas reconnus, non ressentis ou bien assimilés au péristaltisme digestif, chez la primipare comme la multipare. Ils peuvent parfois constituer le déclencheur d'une prise de conscience chez la femme en déni, mais cela se fait tardivement dans la grossesse, usuellement au-delà du cinquième mois [11].

Pour la psychiatre S. Marinopoulos, c'est la mère en devenir qui interprète les perceptions des mouvements foetaux comme tels, cela à travers le lien fantasmatique

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qu'elle construit avec son futur enfant [22]. Tenue à l'écart de toute perception corporelle par le mécanisme de déni, la femme en déni de grossesse reste à l'abri de toute conscience et d'interprétation de ces mouvements en elle. L'absence de perceptions engendrées par le déni entraîne une nouvelle fois l'absence de représentation de la grossesse et plus tard de l'enfant. « L'enfant n'est et ne peut naître vivant que s'il est pensé par sa mère ».[23]

Ce tableau clinique du déni de grossesse se révèle donc à la mesure du phénomène : pas de grossesse psychique, et une grossesse physique bien présente mais invisible, silencieuse. I. Nisand le définit comme l'envers de la grossesse nerveuse, qui schématiquement se traduit par une grossesse psychique en l'absence de toute grossesse physique.

2.4.2 Le corps complice : de la grossesse nerveuse au déni de grossesse

Le phénomène de la grossesse nerveuse est encore plus rare que le déni de grossesse, mais paradoxalement il semble davantage connu et reconnu du grand public et du monde médical. La compréhension de ce mécanisme inverse peut aider à saisir l'essence même du déni de grossesse.

Dans le cas de la grossesse nerveuse, des signes sympathiques de grossesse ainsi qu'une aménorrhée peuvent être observés. La silhouette de la femme se modifie, se cambre tandis qu'un ballonnement abdominal réel, dû à une rétention de gaz digestif, s'installe progressivement et mime l'apparition d'un utérus gravide mais pourtant vacant. Certaines femmes vont jusqu'à ressentir des mouvements foetaux au cinquième mois de leur « grossesse ». Ces manifestations confondantes d'une grossesse physique pourtant absente est la preuve de la mainmise du psychisme sur le corps humain. Chez les femmes en grossesse nerveuse, le désir d'enfant est tel qu'il provoque les changements corporels nécessaires à la réalisation de ce désir : elles vivent comme si elles étaient enceintes, et ce en quoi elles croient devient leur réel. On assiste à un véritable décalage entre grossesse physique inexistante et grossesse psychique pleinement vécue, tableau symbolique inverse de ce qu'est le déni de grossesse.

Cette emprise du psychisme sur le corps apparaît donc bien réelle, et dans le cas du déni les spécialistes parlent de connivence somato-psychique. Le corps soumis

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au déni se fait complice de cette non-prise de conscience, et la grossesse passe inaperçue : les signes sympathiques sont étouffés ou ignorés, la stature et le profil de la femme en déni restent inchangés. « Le bruit de la grossesse débutante devient un silence » [25] : le foetus se fait passager clandestin dans le corps de sa propre mère, et les quelques signes qui pourraient révéler sa présence sont non reconnus, ignorés ou relativisés : la mère aux prises du déni leur attribue des causes qui lui seront toujours plus supportables et acceptables que l'idée de la grossesse. Ces rationalisations ou « interprétations écran » maintiennent le déni en place, aux yeux de la patiente comme à ceux de son entourage. [22]

2.5 INFLUENCES ET FEED-BACK SUR LE PSYCHISME

A la lumière des exemples précédents, il est plus aisé de comprendre à quel point la psyché peut contrôler le corps humain, son apparence et son ressenti. Certes les modifications corporelles sont présentes, mais souvent infimes ou non spécifiques d'une grossesse. Par les interprétations écran que lui impose son psychisme, la femme persiste dans son déni et suit un véritable cercle vicieux : elle n'est pas et ne peut pas être enceinte, son corps s'y soumet et fait silence autour du foetus ; et face à cette vision de normalité qui lui est renvoyée, le déni se retrouve renforcé. La grossesse est impensable.

2.5.1 Le déni, phénomène contagieux

Lors d'une grossesse physiologique, la femme enceinte se construit via ses ressentis et par la relation charnelle et fantasmatique avec son enfant, mais c'est aussi le regard de l'autre - le conjoint, la famille, les proches - qui lui permet de se sentir enceinte, de se réaliser socialement comme future mère et porteuse d'un enfant.

Dans ce cadre particulier du déni, la cécité face à la grossesse ne se limite pas à la femme concernée, et fréquemment l'entourage reste dans l'ignorance la plus totale de ce qui se trame. Les quelques personnes, observatrices, qui dénoteront une légère prise d'embonpoint et oseront en faire la remarque à l'intéressée, seront facilement détrompées, flouées par une réponse négative pleine d'assurance ou par les rationalisations de la femme quant à son état.

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Le conjoint lui-même est vite inclus dans le phénomène de déni, abusé par l'apparente normalité de corps et d'esprit de sa compagne avec qui il a pourtant d'après l'étude de C. Brezinka des relations sexuelles jusqu'à très peu de temps avant l'accouchement. Contrairement aux idées reçues le conjoint est présent dans 50% des dénis partiels répertoriés en France et dans 86% des dénis totaux ; sa participation au déni est donc indéniable. Mais si dans certaines situations il a quelques soupçons, il est la plupart du temps facilement convaincu de l'absence de grossesse : après tout, sa compagne n'est-elle pas la mieux placée pour savoir si elle est enceinte ou non ?

Cette propagation du déni à l'entourage traduit la notion de « contagiosité » reprise par de nombreux auteurs. I. Nisand parle d'un jeu de dupes orchestré par le corps féminin, soumis au déni qui trompe l'entourage et se renforce d'autant plus que personne ne manifeste son étonnement, son incrédulité [30]. C. Bonnet voit dans cette contagion de la grossesse impensable « le reflet de difficultés particulières, voire d'un dysfonctionnement de la famille qui ne peut penser, elle aussi, que cette femme là puisse être enceinte ». Cette contagiosité est d'autant plus frappante qu'à l'image du déni de grossesse, elle est retrouvée dans tous les milieux sociaux, dans toutes les constructions conjugales et toutes les tranches d'âge [22]. La notion-clé semble être ici « ne pas voir, ou alors voir et l'oublier très vite » : l'entourage se défend d'une situation invivable, et comme la femme en déni, il reste hors de toute pensée d'une grossesse. Par cela même il renforce encore le déni.

2.5.2 Le milieu médical tout aussi désarmé

Les professionnels de santé eux-mêmes sont régulièrement pris en défaut par le déni de grossesse : selon l'étude de Denain et Valenciennes [32], un médecin généraliste sur trois face à ces patientes en déni a évoqué des troubles urinaires, intestinaux ou encore une tumeur, parfois même un début de grossesse alors qu'elles étaient pour certaines d'entre elles presque à terme.

Le cas de « Julie » relaté dans l'enquête de Gaelle Guernalec-Levy [14] est emblématique de ces confusions : jeune femme de 18 ans sous contraception orale, Julie consulte deux fois à un mois d'intervalle pour des douleurs abdominales, mais n'obtient pour toute explication qu'une suspicion de gastro-entérite. Deux semaines plus tard elle est hospitalisée en urgence pour ce qu'on croit être une crise de colique néphrétique,

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puis une fausse-couche. Ce n'est qu'après une nuit marquée de douleurs abdominales réfractaires à tout traitement, qu'elle apprendra d'un troisième médecin consulté qu'elle est sur le point d'accoucher : naitra une petite fille à terme, en bonne santé et de 3300g [14].

S. Marinopoulos considère ces diagnostics erronés comme excusables, car basés sur des symptômes décrits par une patiente dans l'incapacité de penser sa grossesse, altérant ainsi par ses rationalisations le jugement du professionnel [23]. L'impensé des mères devient l'impensable médical.

Ces erreurs ont un double impact car non seulement elles peuvent conduire une femme à rentrer chez elle, empêchant une nouvelle fois toute prise en charge effective de sa grossesse, mais elle conforte aussi dans leur déni la patiente et son entourage, rassurés par la parole d'un professionnel.

2.5.3 Facteurs favorisants observés dans la littérature

A défaut d'obtenir un profil type de la patiente à risque de faire un déni de grossesse, les études récemment conduites ont permis d'établir une liste de facteurs renforçant ce phénomène.

2.5.3.1 Persistance de saignements vaginaux

Comme il a été dit précédemment, la survenue pendant la grossesse déniée de saignements réguliers, ou irréguliers mais perçus comme similaires aux menstruations, peut retarder voire empêcher la prise de conscience d'une grossesse en cours.

Comme cela a déjà été dit, le phénomène peut être entretenu notamment par une contraception oestroprogestative orale à l'origine d'hémorragies de privation assimilées aux menstruations.

2.5.3.2 Présentation en siège

La présentation en siège entraîne cliniquement une augmentation moindre du volume de l'utérus. Or selon l'étude de Brezinka en 1988, près de la moitié des femmes présentaient un foetus en siège au cours de leur grossesse déniée jusqu'à l'accouchement.

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2.5.3.3 Diagnostic précédent d'incapacité à procréer

La littérature fait état de nombreux cas de dénis de grossesse chez des femmes qui ne se croyaient pas ou plus capables de tomber enceinte. On dénote donc comme facteurs favorisants des antécédents de fausse couche à répétition, des échecs répétés en PMA, des patientes déclarées stériles ou supposées ménopausées.

G. Guernalec-Levy [14] rapporte également le cas d'une patiente, « Cathy », marquée par une précédente grossesse difficile et accouchée prématurément à 5 mois de gestation du fait de son utérus bicorne. Durement éprouvée par son parcours d'infertilité, cette grossesse à haut risque et par le long et incertain séjour de sa première fille en réanimation néonatale, Cathy s'était persuadée qu'elle ne voulait et surtout ne pouvait plus tomber enceinte à cause de sa malformation utérine. C'est pourtant dix mois plus tard qu'elle accouchera inopinément, après un déni total et sous contraception, d'une deuxième fille en parfaite santé de 3,4 kilos.

2.5.3.4 Ages extrêmes

La grossesse adolescente, contexte oblige, fait encore moins souvent l'objet d'études concernant le déni de grossesse. D'après Emmanuelle Godeau [10], médecin de santé publique, le déni chez la jeune fille est majoritairement lié à une méconnaissance de son propre corps et des signes de grossesse.

Chez la femme de plus de 40 ans, une perturbation ou un arrêt des cycles menstruels entraînerait un certain scepticisme quant à une grossesse débutante, faisant plutôt croire à l'entrée en ménopause.

2.5.3.5 Isolement social

L'éloignement familial et l'absence de conjoint constitueraient un facteur

favorisant.

2.5.3.6 Facteurs de stress psychosociaux

Ces facteurs très divers peuvent être considérés comme aigus (séparation d'avec le conjoint, décès brutal d'un proche en période périconceptionnelle ou à distance) ou bien chroniques (conflits de couple, départ du foyer parental...).

Le déni de grossesse Mémoire 2012

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2.6 CONCLUSION

Victime de sa propre psyché, prise dans un mécanisme de défense qui refoule un fait considéré comme déstructurant et intenable, la patiente en déni reste dans l'ignorance de sa grossesse pendant plusieurs mois, parfois jusqu'au terme.

Le corps maternel, soumis à cette puissance barrière psychique, se fait le complice du déni et étouffe tout ce qui pourrait éveiller les soupçons de la femme mais aussi de son entourage. Véritable « passager clandestin », le foetus se développe dans le vide d'une grossesse psychique absente, s'épanouit au coeur d'une grossesse physique en apparence inexistante.

Le déni de grossesse Mémoire 2012

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

3 HYPOTHESES ETIOLOGIQUES DU DENI DE GROSSESSE

Il a été dit précédemment que la grossesse et par extension l'enfant se construisaient d'abord dans le psychisme maternel. Le « devenir mère » est un processus complexe, qui fait appel au vécu parental, à l'enfance et aux souvenirs conscients ou non du sujet, réactivant ainsi des conflits intrapsychiques jusque-là demeurés en attente. De même, la future mère nécessite le regard des autres - le conjoint, la famille, l'entourage - pour se structurer en tant que telle, signant ainsi le triptyque fondamental de la grossesse qui ne se construit pas sur le seul versant physique, mais également psychique et social.

Il apparaitrait donc logique que le déni de grossesse, grossesse physique amputée de sa grossesse psychique et sociale, soit le signe d'un dysfonctionnement qui prendrait sa source dans le désir même de grossesse et d'enfant.

Du fait de son extrême polymorphisme, il s'avère difficile même à la lumière des récentes études d'identifier les causes d'un déni de grossesse. Pour de nombreux spécialistes, il pourrait y avoir autant de dénis que de patientes, toutes différentes dans leur culture et leur passif, dans leurs situations socio-économiques, familiales, conjugales et psychoaffectives.

Le déni de grossesse est rappelons-le un symptôme non spécifique d'une pathologie, mais caractéristique d'un ensemble de configurations ayant en commun l'ambivalence du désir d'enfant. Pour J. Dayan [8], un tel phénomène témoigne de l'incapacité du sujet à gérer l'ambivalence que toute femme éprouve envers l'idée de grossesse. Il serait l'expression d'une hostilité refoulée, du caractère insoutenable de la représentation de l'enfant à naître. Le déni serait en fin de compte le signe d'un rapport dysfonctionnel à la sexualité et/ou à la filiation.

A défaut de modèles théoriques précis, la littérature de plus en plus fournie a permis d'élaborer plusieurs hypothèses étiologiques, dont quelques-unes parmi les plus récentes qui seront citées ici.

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3.1 LA GROSSESSE, UN FAIT MEDICALEMENT IMPOSSIBLE

3.1.1 Déni et contraception

Il a déjà été abordé ci-avant le caractère trompeur d'une grossesse se développant sous contraception, de manière idiopathique ou suite à une erreur d'utilisation de ladite contraception (changement de pilule, mauvaise observance, non-absorption d'un comprimé suite à des troubles digestifs...). Parce que la patiente se pense protégée, la grossesse lui semble inenvisageable, conviction renforcée si les hémorragies de privation persistent malgré la grossesse.

3.1.2 Déni et diagnostic de stérilité

Certaines femmes, après avoir recherché pendant plusieurs années à tomber enceinte sans résultat, peuvent commencer une grossesse alors qu'elles s'étaient persuadées de leur infertilité. Le déni de cette grossesse pourtant si attendue - mais aussi redoutée comme dans le cas de « Cathy » cité précédemment - pourrait constituer une protection contre une déception éventuelle.

A l'inverse, certaines patientes à qui on avait formellement interdit toute grossesse pour raison médicale - comme par exemple des antécédents lourds d'asthme - ont présenté des dénis partiels à lever très tardifs, voire même un déni total avec accouchement inopiné. L'enfant est généralement bien accueilli du fait du caractère inespéré de sa naissance. Dans ce cas, l'hypothèse serait que la grossesse était considérée comme possible et permise, mais seulement si on l'occultait.

3.2 LA GROSSESSE, UNE SOUFFRANCE PSYCHIQUE OU PHYSIQUE ANCIENNE

Un certain nombre de dénis de grossesse serait consécutif à une précédente grossesse traumatisante (avortement, mort foetale ou interruption médicale de grossesse...) ou à un accouchement difficile (accouchement prématuré, extraction instrumentale traumatique, césarienne en urgence pour sauvetage maternel ou foetal, réanimation néonatale lourde, décès dans les premiers temps de vie...). La grossesse,

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directement à l'origine de souffrance psychique intense, de douleurs, de déception et d'angoisse, est immédiatement refoulée dans l'inconscient pour éviter de réactiver des souvenirs pénibles et insurmontables.

Dans le cas de fausses couches à répétition ou de mort foetale inexpliquée, on pourrait supposer une certaine volonté plus ou moins consciente de la patiente de conserver une « intimité » autour de sa grossesse, d'échapper à une médicalisation similaire à celles des autres grossesses, médicalisation éprouvante et synonyme d'échec. Le « On verra bien » semble être l'impression générale émanant du discours de ces patientes, et sonne comme une « crainte superstitieuse », se traduit par une véritable prise de distance inconsciente et protectrice face à la grossesse et le monde de la maternité.

3.3 LA GROSSESSE COMME REFLET D'UNE RELATION SEXUELLE

Dans certaines familles très rigides, le plus fréquemment religieuses et pratiquantes (protestante, catholique ou musulmane), la question de la sexualité hors mariage est un tabou. Les connaissances des jeunes filles quant à leur anatomie génitale sont très sommaires voire inexistantes, et elles ont souvent leurs premières relations sexuelles sans avoir d'idée précise sur la contraception et les processus de reproduction. Par cette ignorance la grossesse est reconnue souvent tardivement, parfois même seulement à l'accouchement d'où le risque élevé de complications. De même, si les relations sexuelles hors mariage sont proscrites au sein de la famille, l'attente d'un enfant constitue une source d'angoisse et de honte telle qu'elle fait le lit du déni et de la dénégation. [13]

Dans le cas où la gestation pourrait être issue d'une relation extraconjugale, le déni en masquant la grossesse permettrait également de fuir la honte et la crainte d'être rejetée par le conjoint, de repousser indéfiniment le conflit qu'entraînerait la découverte de cette liaison.

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

3.4 LA GROSSESSE, RESURGENCE D'UN EVENEMENT TRAUMATIQUE A CARACTERE SEXUEL

Pour certains spécialistes dont Catherine Bonnet, le déni de grossesse peut avoir pour origine des histoires de maltraitance récentes ou anciennes, subies dans l'enfance ou à l'adolescence. Les violences sexuelles, quels que soient leur contexte et leurs formes cliniques (agressions sexuelles physiques ou verbales ; émotionnelles à propos du corps sexué, de la sexualité ou de la maternité ; grossesse issue d'un viol ; inceste ; etc...) n'ont pu être dévoilées ou ont été minimisées, voire niées ou même ignorées par l'entourage : la réalité traumatique et les émotions négatives qui y étaient liées ont alors été réprimées, enfouies au plus profond de l'inconscient dans l'espoir d'étouffer la souffrance indicible qu'elles causaient [4]. Contrainte au silence, la victime n'a pas eu d'autre choix que ne plus y penser, de « vivre sans » et non d'en faire son deuil, ce qui aurait permis d'accepter et de dépasser le traumatisme.

C'est un véritable clivage qui s'est ainsi réalisé dans la psyché de la femme, parenthèse latente dans son fonctionnement psychique qui a persisté des années durant. Lorsqu'une grossesse s'annonce, la transparence psychique qu'elle engendre réactive ce vécu traumatique et veut le faire remonter à la conscience : pour éviter cette souffrance indicible, la psyché n'a pas d'autre choix que « d'annuler » l'élément activateur, soit la grossesse et tous les signes qui pourraient la révéler. [4]

Le témoignage d'Isabelle Moulin [29] corrobore cette hypothèse : victime des attouchements sexuels de son frère ainé, elle aurait été surprise par une tante qui non seulement n'était pas intervenue, mais aurait de plus reporté la faute sur elle, âgée alors d'à peine sept ans. Presque trente ans après son déni partiel, Mme Moulin reconnaîtra au cours d'une thérapie le terrible impact qu'avait eu un tel évènement sur la perception de son corps et de sa féminité. Se sentant trahie par son entourage, mortifiée par son propre corps qu'elle percevait comme honteux et souillé, elle aurait dès cet instant préféré ignorer tout ce qui pouvait s'y rapporter... dont l'existence de sa première grossesse, déniée jusqu'à près de huit mois.

Dans ces traumatismes à connotation sexuelle, ce n'est pas seulement la grossesse et ce qu'elle symbolise qui est renié : la femme est en pleine négation de son être et de sa capacité à procréer, ce qui peut expliquer le déni, mais aussi une absence de

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contraception - et souvent même de préoccupations à ce sujet - cela malgré une vie sexuelle active.

3.5 AU-DELA D'UN TRAUMATISME IDENTIFIABLE, UNE CARENCE

AFFECTIVE

L'idée générale qui a pu se dégager des précédentes statistiques est que « tout le monde peut faire un déni de grossesse ». Si effectivement les chiffres ont prouvé que le déni se retrouvait dans toutes les catégories de population, dans tous les milieux socio-économiques et dans toutes les situations conjugales, il faut cependant préciser que le phénomène ne touche pas non plus n'importe qui.

Au cours de leurs observations, I. Nisand et S. Marinopoulos ont constaté que le déni de grossesse se trouvait bien souvent précédé d'une autre forme de déni, celui-ci étendu à la majorité de la famille : « le déni de la vie corporelle et affective (...) dans une famille où justement les émotions ne se parlent pas » [25]. Définir en quelques mots un environnement familial en pauvreté affective n'est pas simple : ce peut être des proches trop peu démonstratifs ; une éducation stricte se refusant à évoquer des sujets sensibles comme la sexualité mais aussi à exprimer les plus simples gestes d'amour ou d'affection ; ce pourrait être des figures d'autorité parentale déficientes car absentes - une mère dépressive, un père physiquement absent ? - ou effrayantes. Ce peut être une famille marquée par le décès d'un enfant, pour qui le silence et l'absence d'émotions est le seul moyen d'endiguer la souffrance. [7]

Les besoins d'un enfant ne se résument pas à manger et dormir à heures fixes : c'est par les interactions qu'il a avec son entourage que l'humain se construit, ressent et évolue, c'est dans son contact avec l'autre qu'il bâtit son Moi et son corps psychique. C'est avec l'amour et l'attention que sa mère puis ses proches lui prodiguent à chaque instant qu'il apprend à ressentir, à exister par lui-même, à décoder ses propres affects et à vivre en société : son corps sensoriel évolue au fil de ses rencontres émotionnelles et affectives.[22]

Mais si sa mère est indisponible psychiquement, se limitant à combler ses besoins d'ordre physique, alors l'enfant grandit et perdure tout en restant en manque de

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« nourriture affective ». Las de rechercher des émotions, de l'attention auprès d'un entourage qui ne peut les lui fournir, l'enfant se renferme peu à peu, apprend à « ne pas ressentir pour survivre ». C'est son Moi psychique qui souffre derrière une apparente normalité. Il mène une existence qui semble tout à fait banale et qui en réalité, est marquée d'un effroyable vide, émotionnel, sensoriel, affectif.

Au-delà d'un passé de violence ou d'agressions sexuelles, le traumatisme réside ici en ce « déni de la vie affective de l'enfant », vécu comme une véritable amputation silencieuse de son Moi psychique. Ces enfants livrés à la pauvreté affective de leur milieu se font discrets, sans exigences : des années plus tard ils sont ces gens qu'on dit « sans histoires », « agréables », « aimés de tous », en réalité effacés et insaisissables, prisonniers d'un contrôle massif de leurs affects installé dès leur plus jeune âge, dans un contexte familial où l'expression émotionnelle est réduite, voire inexistante. [22]

C'est ainsi que des mères de familles « tout à fait banales », considérées comme « sans histoires », aimantes et « s'occupant bien de leurs enfants », se révèlent victimes de déni de grossesse et responsables d'un voire plusieurs néonaticides. Emmurées des années durant dans le silence de leur vie affective et sensorielle, souvent encore victimes de la même pauvreté affective dans leur relation à leur conjoint, elles n'ont pas su reconnaître leur état de grossesse, n'ont pas pu exécuter le travail psychique qui accompagne normalement toute gestation physique, les conduisant ainsi au déni total et au drame de l'accouchement inopiné. [23] [25] [29]

3.6 CONCLUSION

Quelle que soit la théorie envisagée, le déni semble être la manifestation psychique d'une souffrance intime, profonde, indicible [22]. Signe d'une altération de représentation de la grossesse [25] ou mécanisme de protection face à une douleur psychique, toutes ces suppositions semblent se recouper et se compléter : elles interpellent par la suspicion d'une détresse psychique latente, souvent ancienne, qui nécessite qu'on s'y attarde lors d'une consultation psychothérapeutique.

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4 LEVER DU DENI DE GROSSESSE

...L'annonce est une fracture, une béance, un temps infime qui se prononce en trois mots, « vous êtes enceinte ».

...Parfois l'annonce de la vie à naître déclenche la perte d'une autre vie... [25]

4.1 PLUSIEURS PHASES DE GRAVITE DANS LE DENI

4.1.1 Déni partiel, une prise de conscience tardive mais avant

l'accouchement

Le déni partiel a été défini plus tôt comme le fait pour une femme enceinte de ne prendre conscience de sa grossesse qu'au-delà de la fin du premier trimestre, mais avant l'accouchement. Il serait pour certains spécialistes une manifestation de gravité moindre du déni, puisque grâce à l'entourage, au conjoint ou de manière spontanée, la femme enceinte a pu prendre conscience de sa grossesse et commencer un travail psychique en relation avec l'évènement. Certains spécialistes comme S. Marinopoulos voient dans le déni partiel une éventuelle connotation positive, par le fait qu'il protège l'enfant d'impulsions violentes réactivées depuis l'enfance ou l'adolescence par la grossesse. C. Bonnet après ses études sur les femmes accouchées sous X, estime que le déni est alors un mécanisme inconscient de protection de l'enfant face à l'interruption volontaire de grossesse. Cette hypothèse est confirmée chez ces femmes par le fait qu'une fois la grossesse révélée mais trop avancée, elles ne tentent pas non plus d'aller à l'étranger pour se faire avorter. [13] [23]

Le déni partiel serait dans ces cas précis un moyen pour elles de protéger l'évolution de la grossesse.

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4.1.2 Déni total

Le déni total symbolise l'absence de prise de conscience de la grossesse depuis la conception jusqu'à l'accouchement. Il a une connotation plus péjorative : le mécanisme de défense qu'est le déni s'est avéré suffisamment puissant pour oblitérer toute perception de la grossesse, aux yeux de la future mère comme à ceux de son entourage. Son pronostic est également plus sombre car il est facteur de pathologies gravidiques non prises en charge, de complications à l'accouchement, en post-partum immédiat et voire même sur le plus long terme.

4.2 CIRCONSTANCES DU LEVER

A l'image du déni de grossesse, les circonstances du lever et le terme auquel il s'effectue sont extrêmement variés.

La grossesse est découverte le plus fréquemment avant l'accouchement, au cours du deuxième trimestre de grossesse, et généralement de manière fortuite. Les patientes peuvent consulter pour des douleurs abdominales ou une augmentation de volume de l'abdomen, des troubles digestifs, des saignements vaginaux intempestifs ou plus rarement une aménorrhée persistante depuis peu, des sciatalgies ou lombalgies, des oedèmes des membres inférieurs. Une patiente en déni qui consulte car elle perçoit des mouvements foetaux semble être une situation excessivement rare.

Lorsque la grossesse n'est pas mise en lumière au cours de cette première consultation - la plupart du temps effectuée par un généraliste - elle est révélée lors d'examens diagnostiques telle une échographie ou une radio de contrôle. Dans ce cadre, une complication obstétricale peut donc être à l'origine du lever du déni.

Dans d'autres cas, ce peut être un proche qui en exposant ses soupçons et en dialoguant avec la femme en déni, l'aide à faire face, à penser l'impensable. Plus rarement, le déni peut se lever de manière spontanée aux alentours du 5e mois ; la patiente fait le lien entre ses symptômes et une éventuelle grossesse, et vient consulter dans cette optique. Ces femmes qui doutent ont cependant une idée très sous-estimée de leur terme.

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4.3 CONSEQUENCES PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DU DENI PARTIEL

La révélation de la grossesse, qu'elle soit du fait de la patiente ou d'un tiers, est toujours synonyme d'une profonde stupeur. La surprise est telle qu'elles restent choquées, sidérées, éprouvent parfois des sentiments d'insécurité ou de dépression sur une courte période [12]. Incapables d'évaluer ce que signifie le terme parfois très avancé de leur grossesse, beaucoup se raccrochent à l'espoir d'obtenir une interruption volontaire de grossesse (IVG). Parallèlement, d'autres s'inquiètent de leur conduite au cours des derniers mois qui aurait pu faire souffrir l'enfant, tels le tabagisme, la prise de médicaments ou la pratique d'un sport dangereux. Cette prise de conscience de leurs conduites à risque s'ajoute plus tard à leur culpabilité et leur honte de « n'avoir rien vu », ce qui exige des professionnels une approche particulière et un suivi de fin de grossesse attentif et compréhensif que nous aborderons plus tard.

De même sur le plan physique, la découverte de la grossesse entraîne une métamorphose que l'on qualifierait aisément de spectaculaire. Une fois le verrou psychique du déni levé, on observe dans les jours voire même les heures qui suivent l'apparition des signes de grossesse qui jusque-là faisaient défaut : l'utérus libéré de la sangle musculaire abdominale bascule en avant, présentant enfin un volume en rapport avec le terme. Les mouvements foetaux sont brusquement ressentis, à tel point qu'elles se sentent envahies dans leur intimité, submergées par un être intrus et dangereux qu'elles ne peuvent encore imaginer comme un enfant, leur enfant ; certaines parleront de porter « un alien » dans leur ventre tant la sensation de ne plus s'appartenir leur est impérieuse. Les douleurs abdominales semblent se préciser et prendre le tour de véritables contractions utérines, la prise de poids jusque-là peu voire pas du tout effective est manifeste au fil des jours, et certaines patientes vont jusqu'à éprouver des signes sympathiques de grossesse malgré le terme excessivement avancé. Comme si la grossesse jusque-là étouffée s'exprimait enfin librement, et s'effectuait de manière accélérée, libérée du joug du déni. [25]

De telles modifications physiques ont des conséquences dévastatrices sur le psychisme maternel : livrée à la réalité insupportable de la grossesse que le déni lui épargnait jusque-là, la future mère connaît transitoirement un risque majeur d'explosion

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interne de sa psyché. Ainsi Isabelle Moulin a-t-elle décrit cette véritable tempête émotionnelle, trente ans après son déni partiel révélé à près de 8 mois de grossesse :

...Je me sentais envahie, c'était vraiment comme un viol. Tout à coup, quelqu'un avait pénétré à l'intérieur de moi, il n'avait absolument pas demandé l'autorisation, et maintenant il était là, il était installé, il était super gros, et je ne savais pas du tout comment j'allais faire sortir ça de moi. J'avais excessivement peur [...]. La seule chose à laquelle j'ai pensé, c'est « je veux mourir »... [...] « Et là, tout s'arrêtera, ce sera fini »... [29]

La révélation d'une grossesse déniée est toujours suivie d'une période d'extrême fragilité, détresse qui dans l'urgence de la prise en charge médicale et sociale de cette patiente, ne semble pas toujours bien prise en compte à l'heure actuelle. [23] [30]

Quelques-unes de ces femmes, pour qui le lever du déni entraîne une souffrance extrêmement brutale, peuvent se retrouver amnésiques de cet instant critique. En proie à un stress aigu potentiellement déstructurant, le déni transitoirement dissolu se reconstitue une fois le médecin quitté, et « efface » de la conscience maternelle la grossesse et les souvenirs liées à sa révélation. Dans ce cas et en l'absence de suivi, le déni de grossesse peut aisément se poursuivre jusqu'à l'accouchement.

4.4 SITUATION CRITIQUE : LE LEVER DU DENI A L'ACCOUCHEMENT

4.4.1 Grossesse physiologique : les « mots de la naissance »

Que ce soit en accompagnateur d'une parturiente ou en tant que professionnel de santé, toute personne ayant déjà côtoyé une salle de naissance a certainement pu se rendre compte du climat particulier qui y règne. L'attente mêlée d'impatience et d'inquiétude, qui a habité chaque future mère tout au long de sa grossesse, semble enfin aboutir et prendre corps à l'approche de l'accouchement, moment imaginé, rêvé,

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fantasmé et redouté de la séparation. A l'issue de ces fatidiques neufs mois, la femme achève ce travail mental difficile, pénétré de questionnements et d'ambivalence, qui de fille de quelqu'un, l'a faite future mère d'un autre. La peur de la douleur et de l'inconnu se disputent à l'impatience quand commencent ces ultimes épreuves que sont le travail et l'accouchement.

Inquiétudes, angoisses, douleurs et efforts accompagnent ce travail tant psychique que physique. Avec la succession des contractions utérines, l'ouverture du col et la « descente du foetus dans le bassin », images peut-être bien mystérieuses pour les non-professionnels, c'est la dyade mèrenfant qui meurt peu à peu. L'accouchement est en soi une épreuve tant dans le corps que dans la tête d'une femme, un véritable morcellement de son être construit pendant neuf mois et dont elle doit faire le deuil à la naissance. Une autre facette plus ou moins cachée de la maternité.

Or, chaque professionnel de la naissance sait que même lors de ces accouchements pleinement attendus et préparés, il peut y avoir une part de déraison subite et violente au moment crucial. Il n'est pas si rare qu'une mère sur le point d'expulser, à bout de douleur ou d'angoisse, s'écrie soudain qu'elle veut rentrer chez elle, qu'elle veut la césarienne, ou même « [qu'elle] n'en veut plus, de [cet] enfant ». Ces mots de la naissance, cruels et durs, paraissent fous, sont totalement déconnectés de ce qui est vécu. Cette « irresponsabilité transitoire » peut survenir aux instants critiques d'un accouchement, là où l'on souhaite la coopération la plus totale de la parturiente, et chaque professionnel se fait alors rassurant, enveloppant envers cette femme littéralement dépassée par ce qu'elle traverse. [25]

Il suffit de garder à l'esprit cet éventuel « déraillement » d'une patiente pleinement consciente de sa grossesse, pour se rendre compte de la détresse que peut ressentir une autre en plein déni.

4.4.2 Déni total : conséquences psychiques à l'accouchement

La femme qui n'a eu aucune conscience de sa grossesse se retrouve totalement démunie lorsque survient l'accouchement. Les douleurs abdominales, qu'elle assimile à des troubles digestifs et non à des contractions - puisqu'elle n'est pas enceinte - s'avèrent vite inhumaines, la plongent dans un état de morcellement, d'incompréhension et de panique qui la dépasse. Sidérée, souvent elle ne cherche pas à

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appeler à l'aide. Grippe intestinale ? Règles douloureuses ? Une infection urinaire carabinée ou bien une autre colique néphrétique ? Peut-être le « fibrome qui sort » ? Persuadée qu'elle va mourir, elle s'accroche désespérément à ces rationalisations et lutte véritablement pour sa survie, contre cette perte d'elle-même qu'est en réalité l'accouchement. Elle qui n'a pas pu se représenter sa grossesse, peut encore moins envisager l'enfant qui naît comme un être vivant. Sa réalité prend figure de cauchemar. Elle est seule face à sa douleur, et agit en conséquence : lorsque la tête de l'enfant paraît, elle s'en saisit d'instinct et tente par tous les moyens même les plus extrêmes de s'en défaire, de se libérer de cette souffrance insurmontable qui la disloque.

« L'épreuve de la naissance est un danger réel pour la vie de la femme et un danger pour sa vie psychique, du fait des éprouvés de démantèlement et de désorganisation ». [25]

4.4.3 Déni total : conséquences physiques et obstétricales

Peut-être du fait du déni qui va jusqu'à occulter les premières contractions, le travail semble beaucoup moins long et bien moins douloureux, cela même et surtout chez la primipare comme l'observait déjà Marcé. Dans l'étude de Denain et Valenciennes [32], la grande majorité des naissances suite à un déni total avait eu lieu à domicile ou aux urgences. Les patientes acheminées à temps en salle de naissance par le SAMU arrivaient pour la plupart à une dilatation cervicale supérieure à 5 cm, parfois même sur le point d'expulser.

Ces accouchements dits foudroyants, ajoutés à un tel contexte de déni, entraînent de nombreuses complications : hémorragies vaginales, dilacération du col, rétention placentaire et hémorragies de la délivrance...

Si la plus grande complication de l'accouchement inopiné après un déni total - soit le décès maternel - est fort rare, le décès du nouveau-né dans de telles conditions est malheureusement beaucoup plus fréquent.

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

5 DENI DE GROSSESSE ET NEONATICIDE

5.1 DEFINITIONS - ETAT DES LIEUX

Fait le plus dramatique et le plus aisément véhiculé par les médias, le néonaticide est heureusement l'une des conséquences les plus rares du déni de grossesse.

Philippe Resnick, psychiatre, a défini en 1970 le néonaticide comme « le meurtre ou l'assassinat par sa mère d'un enfant âgé de moins de 24 heures ». Il se distinguerait selon lui du filicide, le meurtre d'un enfant âgé de plus de 24 heures, notamment de part les antécédents de la mère, son diagnostic psychiatrique, le motif d'un tel geste et les circonstances dans lesquelles il se réalise.

Malgré l'évolution des modes de contraception, la réglementation de l'accouchement sous X et de la remise à l'adoption, le taux de néonaticides en France serait stabilisé à une moyenne de 70 cas par an depuis plus de 30 ans. Il est cependant difficile d'établir une estimation exacte, certains accouchements clandestins suivis de néonaticide n'étant probablement jamais découverts. [11]

Le néonaticide est sujet classiquement à deux distinctions :

? Le néonaticide passif, traduisant usuellement la mort par omission de soins, par négligence ou par abandon : le nouveau-né décède des suites d'un traumatisme crânien consécutif à la naissance ou à une chute directe après l'expulsion ; se noie dans la cuvette des toilettes où une femme en déni a souvent le réflexe de se rendre au ressenti des contractions ; meurt asphyxié, d'hypothermie...

? Le néonaticide actif, qui connote le fait de donner la mort par un acte agressif direct, soit une détermination subite de « supprimer » l'enfant : le nouveau-né meurt par étouffement avec la main ou un gant, par étranglement à mains nues ; dans des cas plus rares, on observe des coups de couteau ou de ciseaux, un arrachement du cordon...

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A noter que les accouchements inopinés faisant suite à un déni ont fréquemment lieu à domicile ou dans des endroits isolés en milieu public comme les toilettes ; cela serait dû à la stimulation du mobile foetal en progression sur la région anale, provoquant ainsi une sensation de défécation - bien connue du personnel accoucheur, qui en temps normal guette cette sensation pour évaluer la descente du foetus dans le bassin maternel, et éventuellement commencer les efforts expulsifs. Face à cette sensation impérieuse, les femmes en déni et en proie de surcroît aux douleurs de l'accouchement ont souvent le réflexe de se rendre aux toilettes, où elles accouchent dans les minutes qui suivent.

Suivant les différentes situations, le corps du nouveau-né peut être retrouvé conservé au congélateur ou dans un sac plastique dans le garage, inhumé dans le jardin, dans une poubelle, incinéré...

Le lien entre déni de grossesse et néonaticide n'a pas été formellement démontré, les études menées s'avérant jusque-là discordantes dans leurs résultats [13] [18] [43]. On peut cependant constater que le risque de néonaticide est plus élevé - estimé par certains spécialistes à 4 néonaticides pour 5 dénis totaux - si l'accouchement a lieu de manière brutale et inopinée, a fortiori si la femme en déni total reste seule tout au long de l'expulsion et du post-partum immédiat.

5.2 FACTEURS POUVANT FAVORISER UN NEONATICIDE

Dans ses recherches pour sa thèse de médecine [12], N. Grangaud a rassemblé les facteurs considérés à l'unanimité par les auteurs comme ayant un impact positif dans la survenue et/ou la psychodynamique d'un infanticide :

? Le non-désir d'enfant ;

? La grossesse blanche sous toutes ses formes, depuis la dissimulation jusqu'à la dénégation et le déni de grossesse, entrainant à divers degrés une absence d'élaboration psychique de la grossesse, de l'enfant, de l'accouchement et de la filiation ;

? Une passivité face à la grossesse ;

·

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Un accouchement subit, inopiné ;

· La solitude au moment de l'accouchement ;

· L'obnubilation somato-psychique entraînée par l'accouchement ;

· La panique provoquée par la réalité prenant corps, et entraînant ainsi un acte impulsif dans le but de supprimer une preuve de sexualité ;

· Une dynamique familiale particulière, soit des moeurs paternelles très rigides, une relation à la mère lointaine ou bien hyper-protectrice mais n'intercédant pas correctement entre père et fille ;

· Un géniteur absent.

5.3 PSYCHISME DE LA MERE NEONATICIDE : DIFFERENTES OPINIONS

Les études, ainsi que les observations en pratique des spécialistes, placent l'absence d'élaboration psychique de la grossesse - comme dans le déni total - comme un facteur de risque majeur de néonaticide. Lorsque vient le moment de l'accouchement, la femme en déni doit exécuter ce travail psychique primordial à toute représentation de l'enfant, pour pouvoir ensuite le considérer comme un être vivant et différencié d'elle à la naissance. Si la femme fait face seule au traumatisme de l'accouchement, sa réalisation psychique ne peut s'accomplir ; et la douleur et l'incompréhension peuvent la conduire à des actes inconsidérés et irréfléchis, parfois brutaux, sur la personne de l'enfant qu'elle ne peut identifier comme tel.

Diverses hypothèses ont été émises quant au pourquoi du néonaticide, en particulier lorsque le décès de l'enfant est dû à des causes non naturelles (étranglement, coups de ciseaux...). Nous ne citerons que quelques-unes parmi les plus générales et les plus récentes.

5.3.1 La notion d'état de choc

C'est un fait prédominant : les mères en proie au déni total accouchent dans la douleur et la sidération [15]. Toute pensée quant à une grossesse leur ayant été épargnée, elles n'ont aucune idée véritable de ce qui leur arrive, et lorsque l'enfant paraît, elles sont victimes d'une confusion extrême, qui les conduit à « enlever » l'objet

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de leur douleur, à s'en saisir pour faire cesser leur souffrance par tous les moyens - un véritable cauchemar dans lequel elles se débattent de manière désordonnée.

5.3.2 La difficulté à accoucher seule

Tout professionnel de naissance aguerri sait que l'expulsion d'un foetus, même dans les conditions optimales, nécessite de la patience et un parfait contrôle de la progression de l'enfant dans la filière génitale. D'abord en retenant la tête de l'enfant pour minimiser les dégâts périnéaux, puis une fois la tête expulsée, en opérant sur elle un mouvement de rotation puis de légère « traction » vers l'arrière, afin de favoriser l'engagement des épaules foetales l'une après l'autre dans le bassin maternel et ainsi optimiser l'expulsion du reste du corps de l'enfant.

Ces processus primordiaux à toute naissance non traumatique - décrits ici de manière volontairement succincte - constituent ce qu'on nomme la mécanique obstétricale dans le jargon médical. Dans le contexte d'une naissance en solitaire, cette mécanique est impossible à mettre en place [25]. La mère ne peut exécuter seule ces gestes techniques qui la plupart du temps « débloquent » la sortie du foetus : ce n'est souvent qu'après des efforts violents et d'une durée excessivement longue qu'elle pourra expulser l'enfant, par un véritable mouvement d'arrachement occasionnant sur elle comme sur lui des lésions graves voire irréversibles. Le plus fréquemment, l'enfant après ce travail rapide et cette naissance délétère ne présente pas ou très peu de signes de vie : dit « en état de mort apparente », il ne peut recevoir les soins salvateurs - désencombrement des voies aériennes, oxygénation, massage cardiaque - qu'incomberait la naissance traumatique en maternité. Cet état peut renforcer la femme sidérée dans son déni et l'amène à considérer l'enfant non comme un être vivant et différencié, mais comme « un bout de chair » sorti d'elle [15].

5.3.3 Face à l'enfant

Une fois l'enfant expulsé, la mère en état de choc agit la plupart du temps de manière incohérente. Le vécu de la naissance est comme un « trou noir » dans le témoignage de certaines, et a posteriori celles qui se souviennent des minutes consécutives à la naissance ne se reconnaissent pas dans leurs propres actes. Dans l'incapacité de s'occuper de l'enfant, certaines restent sidérées des minutes ou des

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heures durant, laissant l'enfant mourir par omission de soins, ou noyé dans les toilettes où elles s'étaient réfugiées. D'autres ressentent le besoin de « le faire disparaître » mais ont dans leur état de choc des comportements que le sain d'esprit qualifierait d'absurdes ou de déraisonnables : elles cachent l'enfant silencieux dans un sac poubelle, le stockent dans un seau dans le garage ou au congélateur, vont le déposer sur le trottoir avec les ordures devant chez elles. [14]

Un cas pour exemple : une jeune femme envoyée par son médecin traitant pour de violentes douleurs abdominales, arrive en salle d'attente de la maternité et accouche seule dans les toilettes quelques minutes après. Malgré la proximité des professionnels, elle est dans un état de sidération tel qu'elle « enroule ce qui lui est sorti du ventre » dans du papier toilette et quitte la maternité sans consulter. L'enfant, mort, sera retrouvé chez elle quelques heures plus tard. [25]

Si l'enfant crie à la naissance ou présente des signes de vie qu'elle parvient à identifier, la femme se trouve dans une situation de détresse extrême, de dépersonnalisation profonde : elle peut alors être sujette à des pulsions très violentes. En étouffant ou en étranglant l'enfant, soit en le faisant taire, elle annule l'épouvantable réalité qui la dépasse, efface la douleur et l'incompréhension qui l'ont morcelée le temps du travail et de la naissance. Les auteurs de « Elles accouchent et ne sont pas enceintes » [25] parlent d'une éventuelle « folie éphémère », d'une « période d'irresponsabilité passagère spontanément résolutive dans les quelques heures qui suivent l'accouchement » ; c'est probablement une réaction intimement liée à l'irresponsabilité transitoire évoquée plus tôt dans la naissance en contexte physiologique, réaction favorisée par les douleurs et les variations hémodynamiques liées à un utérus en travail. L'abolition du discernement est telle chez ces femmes en déni qu'elles peuvent même vouloir « se venger de la douleur qui a été occasionnée sur ce qui vient de sortir [d'elles] », d'où certains cas relevés où l'enfant a été plusieurs fois poignardé ou encore étranglé avec son cordon.

Anne-Laure Simonnot, dans ses recherches sur le déni de grossesse chez l'adolescente [39], conçoit que la grossesse n'ayant pu exister dans l'imaginaire maternel, le lien mère-enfant précoce n'a pas pu s'établir non plus : dans ces circonstances, le geste meurtrier à la naissance perd de sa valeur négative, puisque « l'enfant n'existe pas ».

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Dans son étude sur 4 mères infanticides, C. Bonnet considère la découverte du foetus comme la preuve d'une relation sexuelle, qui entraîne par sa présence le retour à la conscience d'un vécu traumatique. Pour sa survie psychique, la femme prolonge l'action du déni en bloquant les affects négatifs, soit « court-circuite » la résurgence du traumatisme en éliminant l'enfant.

5.3.4 Une amnésie quant au passage à l'acte

Si rien n'est découvert, la femme peut reprendre le fil de ses activités comme s'il ne s'était rien passé.

Très fréquemment, les femmes interrogées dans les premiers temps de la découverte de l'accouchement clandestin et/ou du corps de l'enfant, n'ont que peu de souvenirs quant à leur passage à l'acte. De pareilles réactions de violence - tels que deux cas de femmes ayant jeté leur enfant par la fenêtre - suivies d'amnésie faisaient suspecter à Claude Brzozowski un épisode psychotique bref lié au lever brutal du déni. C. Bonnet s'oppose à cette théorie et considère l'amnésie consécutive au passage à l'acte comme une remise en oeuvre du déni, qui toujours dans son rôle de mécanisme psychique de défense, viendrait recouvrir l'accouchement et la mort de l'enfant, vérités non métabolisables sur le plan psychique. [13] [23] [41]

5.4 JUSTICE ET DENI DE GROSSESSE

5.4.1 Un contexte encore flou

L'infanticide, soit le « meurtre ou l'assassinat d'un enfant nouveau-né », est un terme qui a été supprimé du Code Pénal le 1er mars 1994. Le néonaticide tel qu'il a été défini plus tôt par P. Resnick, est depuis considéré comme un « homicide sur mineur de moins de 15 ans » dès l'instant où il est prouvé que le nouveau-né a vécu.

Cet acte est passible de la réclusion criminelle à perpétuité. Il donne obligatoirement lieu à une expertise médico-légale des circonstances de la mort de l'enfant, afin de déterminer si oui ou non il était vivant à l'expulsion. Une expertise psychiatrique est également systématique, et suivant ses résultats la peine peut être

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allégée voire annulée, car « n'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte au moment des faits d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ». [13]

En pratique, le déni de grossesse n'ayant encore en France aucune existence juridique ou psychiatrique, les condamnations pour des néonaticides varient de l'absence de peine jusqu'à la réclusion à perpétuité, de par l'aspect hétéroclite des situations et les débats qu'elles peuvent engendrer.

5.4.2 Un cas parmi d'autres

Le cas de « Jessica » en Belgique en 2009 a permis une nouvelle prise de conscience par l'opinion publique, tout comme dans le milieu médical et judiciaire.

Le 23 novembre 2008, le compagnon de Jessica découvre dans leur appartement le cadavre d'un nouveau-né, conservé dans un sac poubelle, et appelle aussitôt la police. Jessica, déjà mère d'une petite fille Jodie issue d'une première union, éclate en sanglots à l'évocation du corps retrouvé. Ses propos incohérents et étayés en plusieurs versions conduiront à son arrestation et à sa mise en examen pour homicide.

A l'expertise, l'enfance de l'accusée se révèle douloureuse, houleuse, avec une relation à la mère vécue comme très conflictuelle par Jessica mais minimisée par son père et ses frères. Une tentative de suicide du père, empêchée par Jessica alors qu'elle n'avait encore que 14 ans, noircit davantage le tableau qui allègue de plus en plus une éventuelle carence affective à l'origine du déni et du néonaticide, sans compter que Jessica présente une personnalité considérée comme immature, fuyante des problèmes de la vie courante.

Les antécédents obstétricaux de Jessica semblent également évocateurs : celle-ci avait déjà fait une IVG dans sa jeunesse, et sa précédente grossesse déclarée (Jodie) n'avait été découverte qu'à 7 mois de gestation, à la surprise de Jessica comme de son entourage. De telles circonstances laissent supposer un déni partiel de grossesse, qui n'a pourtant jamais donné suite à une consultation avec un psychologue, et constituent un point d'appui pour la Défense.

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Le 30 janvier 2009, soit presque trois mois après son arrestation et quelques jours avant son procès, Jessica accouche en prison et à la stupeur de tous d'un petit garçon à terme. La quatrième grossesse de Jessica - déni total - n'avait été dépistée ni par les médecins, ni par les experts, ni même par sa compagne de cellule, reproduisant par là même les circonstances dans lesquelles elle avait accouché inopinément et commis son infanticide.

Jessica fut acquittée.

5.4.3 Aspect médico-légal : le corps de l'enfant

L'examen anatomopathologique semble être le nerf de l'accusation de néonaticide, puisqu'il doit mettre ou non en évidence le fait que la mère a mis délibérément fin aux jours de son enfant à peine né. En pratique l'examen et ses observations sont souvent discutés.

Le décès par asphyxie est la cause la plus souvent identifiée, la présence d'air retrouvé dans les poumons du nouveau-né ayant souvent fait le lit de l'accusation lors d'anciennes affaires : les mères étaient alors accusées d'avoir étouffé l'enfant après son premier cri. Les experts ont cependant admis qu'au cours de la naissance traumatique, alors que la tête est déjà expulsée, le foetus peut sous la stimulation de la douleur avoir des pseudo-mouvements inspiratoires même si le thorax est encore dans la filière pelvienne. L'enfant après cette naissance longue et traumatique est en état de mort apparente, et s'enfonce peu à peu dans l'asphyxie.

Les blessures au visage voire même les fracas faciaux parfois retrouvés sur le corps du nouveau-né, qui donnaient accusation à des violences maternelles, seraient en réalité dus aux efforts de traction de la mère, alors en grande détresse psychique et physique, pour expulser l'enfant.

L'arrachement du cordon, cause éventuelle d'un arrêt cardiaque réflexe immédiat ou à l'origine d'une hémorragie, est également réfuté comme argument d'accusation, car il peut résulter d'une volonté désordonnée de se séparer du corps du nouveau-né, le placenta n'étant jamais expulsé de suite après le foetus.

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Le décès par traumatisme crânien ou noyade, est lui aussi expliqué par le fait que l'enfant une fois expulsé fait fréquemment une chute dans les toilettes, et peut y être laissé par sa mère qui sidérée ne songe même pas à le récupérer.

D'autres marques de violence létale prêtant moins à controverse - comme des coups de ciseaux ou des signes de noyade délibérée - devraient selon les auteurs interpeller par leurs deux causes éventuelles :

? Ces marques pouvant être la conséquence d'une perte passagère de discernement, comme évoquée précédemment, et posant donc la question d'une grossesse sous déni total ;

? Ces marques pouvant être la conséquence d'une décompensation psychotique grave, qui nécessite davantage encore une expertise psycho-médicale afin d'identifier d'autres symptômes voire une éventuelle psychopathologie.

5.4.4 Dans le cadre du déni : vers une réinvention de la terminologie ?

Devant le déni du déni et la sévérité accrue des peines appliquées aux mères plusieurs fois néonaticides - assimilées à des criminelles en série, les spécialistes du déni de grossesse souhaitent l'élaboration d'une nouvelle terminologie et de peines plus adaptées à la situation quelque peu extraordinaire du néonaticide. Les différents termes pourraient être :

? Le néonaticide, soit le meurtre commis par le parent sur un nouveau-né, et qui se réfèrerait à toute la psychopathologie de la grossesse et de l'accouchement, prenant donc en compte l'extrême vulnérabilité psychique de la femme enceinte et l'altération ponctuelle de son discernement par le déni, lors de l'accouchement ;

? Le filicide, comme le meurtre commis par le parent sur l'enfant, cela à distance de la naissance ;

? L'infanticide, soit le meurtre commis sur un mineur de moins de quinze ans par une personne ayant autorité.

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La question de la peine encourue fait toujours l'objet de débats animés, qui nécessiterait un traitement au cas par cas, appuyé sur les connaissances et les observations faites dans les dernières études.

Ne pas sanctionner reviendrait - nous en convenons - à participer au déni du déni. Mais sanctionner avec les moyens juridiques actuels équivaut à oublier l'irresponsabilité transitoire de la femme en train d'accoucher. Egalement [...], nous souhaiterions que, en l'absence de violence faite au nourrisson, le bénéfice du doute s'applique. [25]

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

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6 DENI DE GROSSESSE ET PRISE EN CHARGE

6.1 POURQUOI UNE PRISE EN CHARGE SPECIFIQUE ?

6.1.1 Le déni, signe de souffrance latente

Au cours de nos recherches, il nous est apparu comme évident que le déni de grossesse était un mécanisme de protection, symbole de lutte contre une perception traumatisante que la grossesse tend à faire ressurgir. Pour se préserver d'un conflit psychique profondément douloureux et déstructurant, la psyché maternelle a été jusqu'à oblitérer complètement la notion de grossesse, et ce parfois jusqu'à l'accouchement. Cette mainmise du psychisme sur le corps humain, soumis et silencieux, est un signe d'appel criant quant à la souffrance latente qu'éprouvent ces femmes. La littérature qui ne cesse de s'enrichir sur le sujet est la preuve qu'il n'existe pas de profil type ou de portrait-robot de la femme en déni : par conséquent il convient aux professionnels de s'adapter à chacune d'entre elles, quelles que soient les origines et les modes d'expression du déni.

6.1.2 Le déni, une répétition logique

Le déni de grossesse interpelle aussi dans le fait qu'il est potentiellement reproductible et souvent d'une gravité accrue d'une grossesse à l'autre. De nombreuses affaires de néonaticides à répétition dans les médias en sont un exemple parlant, et selon I. Nisand, tous les cas de néonaticides qu'il a pu examiner présentaient un parcours obstétrical similaire, avec des antécédents de déclaration de grossesse tardive, de déni ou de dénégation de grossesse qui n'avaient alors pas bénéficié d'une quelconque prise en charge psychologique [30].

Le fonctionnement psychique obéit à une logique : s'il n'est pas remis en question, il ne changera pas de lui-même, d'autant plus s'il est question de réflexes de protection face à une réalité traumatisante. Si la cause d'un déni partiel n'est pas envisagée, questionnée, mise en mots et acceptée lors d'une psychothérapie adaptée, les

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mêmes mécanismes de défense se mettront en place face à une situation similaire ultérieure, telle qu'une nouvelle grossesse, et plus intensément encore si l'on en croit certains cas cliniques. [12] [25]

Pour ne donner qu'un exemple, les deux premières grossesses de Mme Courjault auraient été déclarées de plus en plus tardivement, sans qu'aucune explication ne soit exigée par la famille ni donnée au milieu médical. Ses trois grossesses suivantes, dénis totaux ponctués d'un néonaticide, interpellent les spécialistes et marquent le risque à banaliser toute dénégation ou déclaration de grossesse tardive.

Dans cette optique, C. Bonnet et de nombreux autres experts suggèrent d'accorder la plus grande attention aux femmes en déclaration tardive de grossesse, mais aussi à celles souhaitant accoucher sous X et aux demandes d'IVG tardives ou en délai dépassé, qui pourraient être le signe éventuel d'une grossesse commencée sous déni partiel.

6.1.3 Le déni de grossesse : un problème de santé publique

Les études évoquées précédemment, dont les résultats sont significativement proches, présentent le déni de grossesse comme un phénomène non isolé, largement répandu dans tous les pays et populations étudiés. Trois fois plus fréquent que les révisions utérines (1/1500) et jusqu'à cinq fois plus fréquent qu'une crise d'éclampsie (1/2500) [43], le déni de grossesse constitue plus que jamais un souci de santé publique : avec une prévalence de 1 sur 500 naissances, on estime sa survenue à 1600 cas chaque année en France tous degrés de gravité confondus.

Le phénomène est d'autant plus alarmant qu'il est universel et touche tous les types de population, qu'il est sous-estimé par le personnel soignant peu formé, et qu'il peut donner lieu à d'importantes complications médicales (pathologies gravidiques non suivies...), obstétricales (fausse-couche tardive, mort foetale in utero, accouchement inopiné, néonaticide...), psychiques et sociales (sidération, décompensation psychique ; exclusion du cercle familial, incarcération...). Selon J. Wessel [43], il n'est pas d'autre phénomène aussi dangereux et qui soit aussi peu considéré à l'heure actuelle : bien que le déni de grossesse n'ait jusque-là pas permis de classification dans le DSM, il est tout à fait possible d'élaborer une prise en charge adaptée.

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6.2 PRISE EN CHARGE ACTUELLE FACE AU DENI DE GROSSESSE

6.2.1 Prise en charge médicale et sociale

Face à un déni de grossesse tout juste levé, le premier réflexe en maternité est de déclencher un plan d'urgence : le dossier médical et obstétrical est complété au plus vite, dans le but justifié de rattraper le retard et d'assurer la meilleure prise en charge possible au cas où une complication serait dépistée. Au coeur de cette agitation, la patiente se sent pourtant plus seule et malmenée que jamais : autour d'elle on parle de foetus, de date de début de grossesse, de sérologies, d'échographies, mais bien qu'on lui ait déjà dit plusieurs fois qu'elle était enceinte, elle n'est souvent pas encore apte à accepter la réalité. « Je suis enceinte puisque vous le dites », semblent penser certaines, de plus en plus fermées [12]. L'état de sidération qui suit tout lever d'un déni dure plusieurs heures et souvent même plusieurs jours ; dans l'idéal il faudrait restreindre tout examen clinique ou paraclinique, et laisser à cette « nouvelle mère malgré elle » le temps de se reprendre, de réaliser.

Dans de telles situations où la santé de la patiente et de son enfant priment avant tout, il est évident qu'il est difficile d'être efficace sans être interventionniste. Les professionnels sont souvent partagés entre l'urgence à protéger le foetus négligé et la nécessité de laisser à sa mère le temps d'accepter la réalité. Il serait donc intéressant de faire, pour chaque patiente et en équipe multidisciplinaire, la balance entre les bénéfices d'une prise en charge en urgence, les risques encourus par la grossesse non suivie, et le profit psychologique d'une approche moins traumatique.

6.2.2 Accompagner le déni : un travail psychique en accéléré ?

Dans son article « Accompagner le déni de grossesse : de la grossesse impensable au projet de vie pour le bébé » [4], Catherine Bonnet pédopsychiatre et psychanalyste pose les principes d'une prise en charge psychologique du déni partiel à peine levé.

L'accompagnement d'un déni de grossesse, hors de tout contexte de psychose, se doit d'être pluridisciplinaire pour répondre aux différentes facettes des

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grossesses déniées : un suivi social et médical à installer, avec en parallèle un soutien psychologique adapté et de préférence souhaité par la patiente.

6.2.2.1 Déni de grossesse : une approche repensée

L'attitude du thérapeute, même si d'inspiration psychanalytique, nécessite une certaine réflexion, une remise en question face au déni de grossesse. Si dans d'autres prises en charge l'écoute est silencieuse pour ne pas biaiser le discours du patient, l'écoute de la femme sortante du déni se doit au contraire d'être active, car le silence est telle une répétition de ce qu'elles ont vécu. Le premier entretien laisse souvent un sentiment d'étrangeté chez les professionnels, déstabilisés par un manque d'émotion chez la patiente qui n'est que l'expression du déni encore présent.

Souplesse d'esprit, verbalisation des faits, faire montre de ses émotions sont alors des éléments primordiaux : c'est enfin face au regard de l'autre, face à son ressenti, que la femme en déni va pouvoir à son tour mettre des mots, des émotions sur ce vide psychique et émotionnel qu'elle traverse depuis des mois. Elle expose les rationalisations qui expliquaient son état (« j'avais grossi mais je mangeais plus que d'habitude », « j'étais partie en vacances et je pensais que les voyages pouvaient expliquer mon retard de règles »). Le thérapeute lui explique ce qu'est le déni, en quoi il la protégeait, et la déculpabilise de sa non-prise de conscience.

6.2.2.2 Un accompagnement souhaité, au rythme de la patiente

Il importe avant tout d'installer une relation de confiance, et pour cela il ne faut pas hésiter à reconnaître les tourments d'une patiente et à nommer sa détresse, cela avant même de mentionner l'enfant qu'elle porte. Le but des premiers entretiens est d'aider la femme à accepter la grossesse comme n'ayant pas d'autre issue qu'un accouchement ; cela par anticipation d'éventuelles conduites à risque, favorisées par l'état d'extrême fragilité psychique dans lequel elle a été plongée lors du lever du déni.

Dans cette même optique, il faut éviter de parler trop tôt (dès le premier entretien) de l'enfant. Comme cela a été traité en début de mémoire, le travail psychique de la grossesse s'effectue d'abord dans l'acceptation de l'état d'être enceinte, et seulement ensuite par la représentation d'un enfant. Il est par conséquent logique d'attendre d'une patiente jusque-là en déni de suivre le même cheminement psychique.

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Il est fréquent que la patiente dans les premiers temps de ce travail exprime des fantasmes négatifs voire violents à l'encontre de l'enfant. Impulsifs, d'intensité variable, ils provoquent en elle un profond sentiment de culpabilité, d'angoisse et voire même un état de panique, dans la crainte qu'elle a de ne pas pouvoir se contenir et de passer à l'acte. L'écoute de ces fantasmes violents lui permet d'évacuer cette colère et ces sentiments négatifs, qu'on pourrait envisager comme étant intimement liés à la cause quelle qu'elle soit du déni de grossesse. La question du compagnon et celle de l'environnement familial sont également abordées lors de ces entretiens.

6.2.2.3 Garde ou abandon : envisager l'enfant

Une fois que les remaniements psychiques ont pu permettre l'élaboration puis l'acceptation de l'idée de la grossesse, le foetus cesse d'être assimilé au vécu traumatique, et peut enfin être accepté, imaginé. Certaines femmes commencent à bâtir un projet de vie avec leur enfant, tandis que d'autres considèrent malgré tout comme impossible un lien avec lui.

La décision est évidente pour certaines, alors que d'autres tergiverseront ou sembleront en apparence indifférentes - c'est notamment le cas de mineures ou de très jeunes adultes encore financièrement dépendantes de leur entourage : la famille peut alors se sentir obligée de décider à leur place.

D'après C. Bonnet et quelle que puisse être la situation, il semble primordial pour les professionnels de maintenir à l'écart leurs propres mouvements émotionnels concernant la garde de l'enfant, en particulier si la patiente reste ambivalente quant à sa décision. Il n'est pas approprié, dans le cadre de la relation soignant-patient, de forcer à créer un lien mère-enfant ou au contraire de recommander une séparation.

Que les futures mères acceptent de garder l'enfant ou qu'elles choisissent de le remettre en vue d'une adoption, elles nécessitent toutes un accompagnement prénatal approprié en vue de préparer au mieux le moment délicat de la naissance.

C. Bonnet et de nombreux autres spécialistes recommandent la poursuite du travail psychique après la sortie de la maternité, en particulier pour celles qui ont vécu un déni total, qui ont été forcées par leur entourage à garder l'enfant, ou encore qui s'en

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sont séparé avant de se rétracter. Le travail en réseau avec la Protection Maternelle et Infantile (PMI) prend tout son sens tant dans le suivi prénatal que dans le post-partum.

6.2.2.4 L'autre en déni : un mot sur le conjoint

Il a été vu précédemment le rôle probable que tient le compagnon dans le déni de grossesse. S'il a participé ne serait-ce que par sa cécité à la survenue et au maintien d'un tel phénomène, il reste évident qu'il doit également s'y confronter.

Pour le compagnon qui n'a rien vu, l'annonce de la grossesse est tout autant synonyme de choc. Cette sidération, proche d'un morcellement pour certains, s'accompagne de réactions de refus parfois très violentes de panique, d'agressivité, de peur. Projeté tout comme sa compagne dans la soudaine perspective d'être parent, il le vit et le formule volontiers comme « un cauchemar » : d'autorité une telle situation lui paraît impossible, impensable. Il faut bien tenir compte de ce « sursaut de déni » comme une tentative désespérée pour lui de rester lucide face à la souffrance psychique indicible qu'entraîne la révélation de la grossesse.

« On peut ne pas voir, mais on ne peut pas ne pas sentir » [23] : ainsi s'exprime souvent le compagnon, qui prend instinctivement ses distances avec la notion impensable et angoissante qu'il n'a rien vu venir. Sidéré, il accuse sa compagne de trahison, de mensonges, elle qui « a bien dû comprendre, à un moment ou un autre, mais qui n'a rien dit, rien fait ». L'enfant n'est jamais l'objet de sa haine, considéré comme innocent ; c'est sa compagne la fautive, celle « qui lui a volé cette grossesse » qu'il espérait tant [14] ou qui lui a fait « un enfant dans le dos » [30].

En pré comme en post-natal, il est du devoir du professionnel de soutenir le père - mais aussi l'entourage - dans cette épreuve source de sidération massive. Il faut prêter une oreille attentive à son discours sidéré, et l'informer du caractère non unique de sa situation. Savoir « qu'ils ne sont pas les seuls », que le déni existe, qu'il laisse certes des marques mais aussi et surtout qu'on s'en relève, lui permet de dépasser la pensée blanche du déni et de se projeter dans cette paternité imprévue. Tout comme avec la patiente sortante du déni, il importe d'identifier avec le compagnon les éventuelles causes d'une telle situation, de l'amener à se poser les bonnes interrogations, certes douloureuses et à risque d'effondrement de son propre

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fonctionnement psychique, mais primordiales pour dépasser le déni et éviter la répétition d'un tel phénomène, ou la minimisation de son importance par l'entourage.

Malgré ces mesures, le conflit est inévitable - et semble par ailleurs essentiel pour la résolution du problème [22]. Mais si certains couples parviennent à dépasser l'épreuve du lever du déni, d'autres ne se remettent jamais d'un tel évènement. Le plus souvent dans ces cas précis, le père rompt toute relation avec l'enfant comme avec sa mère, incapable de surmonter le sentiment d'incompréhension et de trahison qu'elle lui inspire.

6.3 ESSAI DE REFLEXION : QUELQUES REPERES DE CONDUITE FACE AU DENI DE GROSSESSE

La littérature française actuelle s'étant révélée assez pauvre sur la question d'une attitude pratique face au déni de grossesse, cet essai de réflexion tient ses sources de nos propres observations en maternité et de discussions avec des sages-femmes territoriales ou exerçant en milieu hospitalier, des médecins, des psychiatres et des psychologues. Cet essai s'inspire également et à de très nombreuses reprises du dernier ouvrage en date de Sophie Marinopoulos et Israël Nisand, « Elles accouchent et ne sont pas enceintes », qui ont consacré au sujet un chapitre entier au titre parlant : « Aider les femmes ».

Comme les idées présentées dans leur ouvrage, les lignes de conduite proposées ci-après souhaitent ouvrir le dialogue, permettre un temps de réflexion entre les différentes disciplines du monde de la Santé.

« Aussi ne chercherons-nous pas à vous dire comment faire », écrivent S. Marinopoulos et I. Nisand, « mais seulement à vous donner quelques repères pour faire cet accueil dans les meilleures conditions ». [25]

6.3.1 Lever du déni : quels professionnels sont concernés ?

Curieux paradoxe, il est apparu dans nos observations et la littérature que les personnes les plus aptes à prendre en charge le versant psychique du déni de grossesse -

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psychiatres et psychologues - sont aussi les derniers à être mis en contact avec une patiente en déni. A l'inverse, il semble qu'à l'heure actuelle, ce soit les professionnels les plus susceptibles de découvrir un déni de grossesse chez une patiente, qui soient aussi les moins bien formés dans l'appréhension du phénomène.

Parce qu'une femme en déni consulte souvent au cours de sa grossesse pour des maux divers qu'elle attribue à d'autres causes, les médecins généralistes sont en première ligne mais ne soupçonnent pas toujours l'existence d'une grossesse (1 médecin sur 3 consultés selon l'étude de Denain et Valenciennes [41]). Les diagnostics différentiels s'avèrent variés, pouvant aller d'une simple gastroentérite ou des troubles urinaires, à une suspiscion de kyste rénal, de tumeur ovarienne, de myome utérin... Le manque d'informations sur le sujet mais aussi les rationalisations exprimées par les mères semblent y être pour beaucoup dans ce déni du déni.

Il en va de même pour les spécialistes en imagerie, à qui le médecin adresse une patiente pour complément de diagnostic. La visualisation directe de la grossesse, souvent très avancée, est un véritable choc pour le praticien comme pour la patiente, qui sans le moindre préavis voit le déni voler en éclats, avec une violence qui peut égaler celle d'une prise de conscience à l'accouchement.

Les sages-femmes en consultation de planification familiale ou en PMI sont aussi concernées, même si les patientes consultent pour des problèmes peut-être un peu plus ciblés (« Depuis que j'ai changé de contraception, je n'ai plus de règles/mes règles sont différentes/j'ai pris du poids », « j'ai des pertes blanches différentes depuis quelques temps »). Les professionnels du monde de la maternité ont peut-être plus facilement le réflexe - et le matériel à disposition - pour vérifier l'existence d'une grossesse, mais ils se sentent souvent démunis dans leur manque de formation sur le sujet et, face à la patiente qu'ils soupçonnent de déni, ne savent pas toujours comment organiser leur approche sans être brutal.

Tel est le témoignage d'une sage-femme, qui à l'époque exerçait depuis déjà sept ans lorsqu'elle avait eu affaire à son « premier » déni de grossesse. La patiente, une jeune femme de 17 ans venue pour une aménorrhée de près de 4 mois sous contraception oestroprogestative, n'avait aucun doute quant à son état, et ne présentait par ailleurs aucun signe d'appel hormis une légère prise de ventre - qui ne l'empêchant

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pas de porter un jean moulant, était sans commune mesure avec sa grossesse, estimée par la suite à plus de 6 mois. La sage-femme, de plus en plus soupçonneuse au fil de son anamnèse, avait alors directement utilisé un doppler foetal, « pour être sûre » : à l'entente soudaine des bruits du coeur foetal, la patiente avait fondu en larmes, partagée entre l'infondé d'une telle situation (« c'est pas possible ») et le bruit retentissant du coeur de son enfant.

Parce que le déni de grossesse est considéré - à tort nous l'avons vu - comme un phénomène rarissime, les professionnels les plus à risque d'avoir à y faire face ne sont pas ou peu formés à le reconnaître et à le dévoiler. Dans cette absence de formation et d'informations, c'est peut-être bien le déni de la vie psychique de la femme enceinte qui transparaît, déjà évident dans notre pratique actuelle où la grossesse psychique est sous-estimée dans son importance et son ambivalence. [22]

D'après le témoignage de la sage-femme précitée, qui avec le recul et l'expérience avait pris conscience de la violence de son geste, il apparaissait nécessaire et même urgent que tous les professionnels soient sensibilisés à la reconnaissance du déni et à une approche aussi douce que possible.

6.3.2 Sage-femme, médecin généraliste : face au déni partiel, que faire ?

6.3.2.1 « Encadrer » le lever, « accompagner » la sidération

Face à une patiente qui consulte pour un symptôme non spécifique mais qui, au fil de l'anamnèse, paraît de plus en plus suspecte, il est souvent difficile d'aborder la situation dans le calme. Pour certains il est parfois même utopique de prendre son temps quand on connait tous les risques que peut encourir une grossesse avancée jamais suivie.

Dans l'idéal, lorsque les premiers soupçons surviennent au cours de la consultation, il conviendrait de diriger l'interrogatoire sans pour autant être péremptoire ni culpabilisant : depuis quand ressent-elle ces signes qui l'ont conduite à consulter, n'y en aurait-il pas d'autres qu'elle n'aurait pas mentionnés ? La patiente est-elle sous contraception ? A-t-elle eu des rapports sexuels au cours des derniers mois ? D'une manière ou d'une autre (absence ou refus de contraception, oubli ou retard de prise de

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pilule, gastro-entérite ayant entraîné des vomissements et la non-absorption de sa pilule, doute quant à la contraception locale utilisée), ces rapports auraient-ils pu être fécondants ? Sachant cela, n'y aurait-il pas une éventualité pour elle d'être enceinte ? Souhaite-t-elle s'en assurer ici, avec l'appui du professionnel ?

L'intérêt de ce exemple d'interrogatoire - très théorique et schématique il est vrai - ne répond qu'à un seul principe qu'il faudrait idéalement garder à l'esprit en toute circonstance : ne pas devancer la personne dans son raisonnement. Dans le processus lent et difficile visant à faire tomber le déni, il faut aider la patiente à se poser les bonnes questions, l'amener à cheminer pas à pas dans la bonne direction, en bref exécuter avec elle les prémices de son travail psychique jusque-là entravé : formuler l'éventualité que « oui, elle pourrait bien être enceinte ».

Il faut cependant rester réaliste : même dans les meilleures conditions d'accompagnement le lever du déni reste synonyme de sidération et de profonde détresse psychique. Tous les professionnels se doivent alors d'être présents, à l'écoute et bienveillants, enveloppants, mais certainement pas moralisateurs ou incrédules ; il est pour certains spécialistes question d'abandonner quelque peu l'attitude du « soignant qui sait », pour davantage montrer à cette patiente une émotion face à ce qui la submerge et l'étouffe, mentionner peut-être notre manque de savoir et justement s'ouvrir à ce qu'elle vit, affirmer qu'on veut comprendre et travailler avec elle dans ce but ; montrer nos émotions tout en restant doux et mesuré, pour qu'elle puisse à partir de là construire ses propres ressentis, combler le vide drastique de pensées et d'émotions qu'a entraîné le déni. Avant tout il faut la croire, car c'est en acceptant l'inacceptable qu'elle pourra à son tour s'y résigner, qu'elle pourra confier son mal-être à autrui, reprendre pied face à la sidération et enfin penser l'inconcevable : le fait qu'elle est enceinte.

Dans tous les cas de figure, si la révélation n'a pas lieu dans une structure médicale pouvant directement prendre en charge la grossesse non suivie, il est primordial de ne pas laisser repartir la femme sans un minimum de précautions : mortifiée, en pleine confusion suite à ce lever brutal du déni, submergée par l'angoisse voire la honte face à l'idée d'avoir négligé cette grossesse, elle risque de répéter les mécanismes de clivage psychique qui jusque-là la protégeaient de sentiments

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insupportables, et ainsi replonger dans le déni. En outre, il a déjà été vu l'état psychique instable engendré par le lever du déni : un passage à l'acte étant à craindre, il ne faut pas hésiter à faire venir un proche que la grossesse n'implique pas personnellement - a fortiori une amie - afin de lui expliquer posément la situation, pour que cette personne puisse ensuite épauler la patiente, l'accompagner dans cette épreuve et surtout s'assurer qu'elle ne retombera pas dans le mécanisme délétère du déni une fois le professionnel de santé quitté. [29]

6.3.2.2 Après le déni partiel : une vision pratique de

l'accompagnement

Une fois le déni levé, l'urgence est de cadrer cette grossesse physique jamais suivie et qui, souvent, est marquée de facteurs de risque surajoutés, dus au comportement de la mère en déni (prise de médicaments contrindiqués, pratique intensive de sport ou comportements à risque, consommation d'alcool voire de stupéfiants...). Dans cette optique de « rattraper le temps perdu », la patiente rencontre dans les heures voire les jours qui suivent une multitude de professionnels différents : sages-femmes, médecins anesthésistes, gynécologues obstétriciens, internes, pédiatres, échographistes, psychiatres, psychologues, infirmières, assistantes sociales... Autant de personnes à qui elle doit s'adapter, de gens qu'il faut à chaque fois informer - voire parfois convaincre - de la situation, ce qui très certainement surajoute au caractère déjà profondément déstabilisant de sa condition.

En pratique, pour limiter l'impression délétère de cette prise en charge nécessairement pluridisciplinaire et multi-professionnelle, il serait intéressant de prévoir dans le protocole d'urgence l'assignation d'un référent, qui accompagnerait à temps plein la patiente dans son parcours médical accéléré, au moins dans les premiers temps du lever. Ce professionnel pourrait suivre cette patiente d'un rendez-vous à un autre au sein de la structure hospitalière, constituerait ainsi un appui par sa présence récurrente et pourrait par ailleurs installer une relation de confiance complémentaire à celle créée avec le psychologue/psychiatre. En faisant le lien entre les différents intervenants, il épargnerait aussi à la patiente la difficulté d'exposer son dossier à chacun et permettrait ainsi une prise en charge moins brutale, plus adaptée, peut-être même plus rapide et efficace.

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Après réflexion, il nous est apparu qu'une sage-femme serait le professionnel le mieux indiqué pour cette tâche, cela en raison de ses compétences générales et multiples en gynécologie-obstétrique, anesthésie-réanimation et pédiatrie, mais aussi en regard de ses connaissances en psychologie et d'une certaine empathie acquise avec l'expérience. Il serait évidemment nécessaire d'avoir préalablement formé cette sage-femme, même sommairement, à l'approche et à l'accompagnement particulier que nécessite un déni de grossesse. Elle travaillerait ainsi en collaboration avec le psychothérapeute - psychologue ou psychiatre - accompagnant la patiente, et constituerait également un lien précieux avec l'équipe de PMI et les professionnels extérieurs à la structure hospitalière.

6.3.2.3 Suivi en extérieur : le rôle privilégié de la PMI

Une fois la grossesse cadrée en milieu hospitalier, il est nécessaire d'organiser un suivi en hôpital de jour si les conditions l'exigent - pathologie maternelle ou foetale - et sinon à domicile par les services de Protection Maternelle et Infantile. En collaboration avec l'équipe pluridisciplinaire, la sage-femme territoriale propose des rendez-vous à une fréquence régulière, généralement plus rapprochés si la grossesse est déjà bien avancée, et dans un milieu neutre de préférence (bureaux de la PMI). Plus qu'une surveillance, ce suivi doit être accepté et avoir valeur de soutien psychique et moral pour la patiente. La sage-femme territoriale ou libérale exerçant en partenariat avec l'équipe de PMI, procède à une surveillance clinique régulière ; elle peut ainsi aborder pas à pas les aspects pratiques de la fin de grossesse, de la naissance et de l'accueil du nouveau-né, de son retour à domicile si la future mère souhaite le garder. Par son regard sur l'entourage, l'environnement familial et sur la situation socio-économique et affective de la patiente, elle permet une prise en charge complète et globale incluant tous les acteurs de la PMI, soit un accompagnement en lien direct avec celui en milieu hospitalier exposé plus tôt.

6.3.3 Déni total : le lever en salle de naissance [25]

L'arrivée d'une femme en déni et sur le point d'accoucher est peut-être l'une des images les plus emblématiques du phénomène, mais aussi l'une des plus inquiétantes pour le personnel en maternité.

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Il importe avant tout et quelle que soit la situation, de garder à l'esprit que cette femme ne se sait pas enceinte, et a encore moins l'idée qu'elle va donner naissance à un enfant. Comme dans tout ce qui a été dit précédemment, il convient pour le professionnel - a fortiori la sage-femme - de se faire disponible, contenant, enveloppant avec cette femme que la douleur et la stupeur morcellent littéralement. Dans la mesure du possible, se présenter, expliquer qui on est et que l'on va s'occuper d'elle pendant les quelques heures du travail permet de poser les choses, d'établir un début de relation tout en incluant quelques notions de temporalité - certaines patientes étant persuadées qu'elles vont repartir tout de suite. [25] [36]

Dans ces situations d'urgence plus ou moins relative, il est difficile mais pourtant primordial de surveiller ses mots : il est possible et même nécessaire de pratiquer les gestes habituels - examen clinique, pose d'un monitoring silencieux - mais avec douceur, en expliquant ce qu'on fait mais en évitant tout propos pouvant inclure l'enfant, tel que « le bébé va bien » ou « je sens sa tête, il est encore haut ». Les mots « accouchement » ou « naissance » n'ont pas lieu d'être dans la conversation et seront inclus plus tard ; pour le moment c'est la patiente seule qui compte, son état d'être, ses sensations. Il faut relativiser, se montrer bienveillant et à l'écoute, dire « qu'on a encore du temps ». [25]

Si la patiente est sur le point d'expulser, il faut l'accompagner dans sa douleur, l'envelopper de nos gestes et toujours avec des mots neutres pour la garder consciente dans cette épreuve : « je vais vous demander de m'aider et de retenir votre respiration pour pousser » [25]. Décrire ce que l'on fait donne du sens à cette situation impensable et incohérente, et préserve cette femme de sombrer dans la panique du moment. [36]]

Il est nécessaire, au long des quelques heures fastidieuses qui entourent un lever du déni en salle de naissance, de garder un contact verbal enveloppant et le plus continu possible [25]. Comme le travail psychique au cours de la grossesse normale, c'est par les mots et les sensations que la future mère met en images ce qui lui arrive, et c'est seulement avec l'aide du professionnel qu'elle continuera de penser, ne perdra pas pied, ne sera pas submergée par la douleur, la sidération et le déni.

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C'est un accompagnement psychique et physique éprouvant, difficile à mettre en place et qu'il faut impérativement adapter à chacune. C'est dans ce climat que la patiente peut le plus facilement exécuter le travail psychique accéléré et peu à peu se projeter dans la grossesse, envisager l'évènement de la naissance, ébaucher son rôle nouveau de mère face à un enfant enfin réel et existant dans sa conscience.

6.3.4 Accueil du nouveau-né en salle de naissance

Avec l'enfant surgit le réel, et les réactions de la mère face à lui peuvent être aussi variées que surprenantes, allant de l'envie spontanée de « le » voir jusqu'au refus systématique. Encore une fois il est important de faire preuve d'une extrême souplesse face à cette patiente, de rester ouvert d'esprit et de ne pas hésiter à formuler les différentes possibilités qui s'offrent à elle : souhaite-t-elle le voir tout de suite ? Ou bien préfère-t-elle rester seule ? Veut-elle qu'on le pose sur son ventre ?

Il ne faut pas forcer le contact immédiat entre la mère et son enfant. Cependant, tant qu'il n'y a pas de symptômes graves de dissociation psychique ni de psychopathologie sévère - antécédents de psychose, etc... - la séparation par « crainte du néonaticide » est rigoureusement déconseillée, qui plus est infondée si la patiente est en confiance et contenue par toute l'équipe. [36]

Rappelons que cet essai se base sur quelques sources de littérature [25] [20] [36] et sur de nombreuses discussions avec les professionnels ayant déjà eu affaire à ce genre de situation. Cet écrit ne veut que proposer un état d'esprit, ouvrir un espace de réflexion sur la prise en charge des patientes en déni. Comme dans tout ce qui touche à la maternité psychique, il n'y a guère de protocole ou de recette à suivre : le temps de la naissance représente déjà pour la mère consciente de sa grossesse un haut risque de décompensation ; face à la patiente en déni, le professionnel et en particulier la sage-femme, élément pilier en salle d'accouchement, doit faire preuve de davantage encore de souplesse et d'adaptation, pour un accompagnement psychique et physique en douceur tandis que le déni se lève, et que l'enfant nait à sa conscience.

Le déni de grossesse Mémoire 2012

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

6.4 EN POST-PARTUM

6.4.1 Le séjour en maternité - Propositions

Dans la même logique qu'en salle de naissance, l'accompagnement en suites de couches se doit d'être un soutien et non une surveillance. La patiente, qui souvent se sent déjà fortement coupable de par le fait qu'elle a ignoré son état pendant des mois, ne doit pas percevoir l'entourage professionnel comme envahissant ou méfiant, mais au contraire sincère, honnête, davantage à l'écoute et ouvert à la discussion.

Dans le souci d'établir une relation d'écoute et de confiance plus que nécessaire dans ce contexte, il est apparu comme intéressant de réserver une chambre seule à ces patientes, pour favoriser leur intimité et éviter de les culpabiliser par la présence d'une voisine qui elle, a su reconnaître sa grossesse. Si plusieurs sages-femmes sont présentes dans le service, il paraît sensé que la patiente n'ait affaire qu'à une seule d'entre elles et toujours la même, dans le même objectif de favoriser le dialogue. Cette sage-femme, disponible, attentive, sensibilisée à sa situation et si possible formée à la prise en charge du déni, constituerait là aussi le lien avec les autres professionnels (pédiatre, médecin, PMI...).

Que la patiente ait choisi de garder son enfant ou soit dans un projet d'abandon, un accompagnement par un psychologue devrait être proposé dès le début du séjour, et permettrait ainsi de commencer un travail d'analyse de ce qui a pu causer le déni de grossesse. Dans l'idéal, afin de préparer au mieux le retour à domicile et d'éviter que le déni ne se reproduise, le thérapeute devrait également proposer ses services à l'entourage, à l'éventuelle fratrie et en particulier au conjoint, qu'il pourrait voir en consultation particulière et/ou avec sa compagne.

Le séjour en maternité est d'une importance prédominante, car il permet d'évaluer l'établissement du lien mère-enfant, de conseiller et d'aider la patiente comme n'importe quelle autre dans la réalisation des soins au nouveau-né ou dans la mise au sein. Fréquemment on observe deux mouvements distincts dans les interactions mère-enfant : une certaine « boulimie » maternelle dans sa relation à l'enfant, comme dans l'espoir de « rattraper le temps perdu », ou à l'inverse une forme de distance. Dans un cas comme dans l'autre la patiente nécessite un soutien de réassurance. [24]

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C'est par l'observation objective et discutée entre professionnels qu'il faudrait repérer d'éventuels signaux d'alerte ou un comportement maternel potentiellement agressif envers l'enfant [16], et déterminer si des actions doivent être mises en place au sortir de la maternité (signalement, mesures judiciaires, aides sociales...).

Par ailleurs, la question de la contraception doit être abordée au plus tôt, et avec davantage d'attention si une éventuelle erreur de contraception semble être à l'origine du déni de grossesse : une adaptation du moyen de contraception ainsi que des informations complémentaires sont à prodiguer.

6.4.2 Retour à domicile

Si la relation mère-enfant est évaluée comme satisfaisante - cas le plus fréquent - le retour à domicile avec l'enfant est souhaité. Un suivi en rapport avec les observations faites en maternité est vivement conseillé, par une puéricultrice de la PMI ou par la psychologue. Cependant un suivi au long cours de ces femmes n'est en pratique que rarement possible : une fois retournées dans leur famille, beaucoup d'entre elles prennent leurs distances avec le monde médical, sans pour autant que des dysfonctionnements ou violences à l'enfant ne soient signalés dans les mois ou les années qui suivent [17].

6.5 DEVENIR DU COUPLE MERE-ENFANT : D'APRES UNE ETUDE DE L'AFRDG [17]

Lors du 3e colloque français sur le déni de grossesse, Isabelle Jordana, cadre de santé officiant pour l'Association Française pour la Reconnaissance du Déni de Grossesse, a présenté une étude menée sur les dix dernières années, basée sur une centaine de questionnaires remplis par des patientes ayant fait un déni, partiel ou total. L'enquête visait en particulier à évaluer leur vécu à long terme de leur déni, de leur prise en charge par le système de santé, et de leur situation actuelle vis-à-vis de leur entourage ou de l'enfant concerné.

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6.5.1 Les dénis levés avant 6 mois, « moins traumatiques »

D'après les données recueillies, les dénis de grossesse levés avant 6 mois sont apparus comme les « moins traumatiques » : la révélation, source de choc et de panique, est cependant plutôt bien acceptée par la suite par la patiente comme par sa famille, dont la présence et le soutien permettraient une récupération plus facile. La relation mère-enfant s'établit de manière le plus souvent spontanée, dans les heures voire les jours qui viennent.

6.5.2 Les dénis levés après 6 mois

Les dénis de plus de 6 mois s'avèrent plus difficiles à accepter, et plus il est levé tard, plus le choc est grand : les cris et les pleurs sont majorés, la peur d'être quittée, traitée de folle ou de menteuse est plus marquée. Huit patientes sur dix acceptent pourtant la fin de la grossesse comme la majorité de leurs familles. Plus de la moitié de ces femmes tissent une relation mère-enfant dans les jours qui suivent la naissance. Une patiente sur dix avoue ne pas s'être remise de leur déni même des années après, et 20 à 30% d'entre elles cumulent les moyens de contraception dans la crainte de revivre pareille situation. Quelques-unes ont préféré « ne plus se souvenir de tout ça » et ont même coupé les ponts avec leur entourage.

6.5.3 Le déni total levé à l'accouchement

Il est synonyme d'après les réponses d'une très grande souffrance psychique, parfois encore d'actualité si la femme est livrée à elle-même dans sa reconstruction. Aucun abandon n'a été répertorié, même si un quart des interrogées confie qu'elles l'avaient envisagé. Le père, se sentant trahi et trompé, a parfois quitté le foyer familial. Une thérapie familiale peut être envisagée, et plus tard les explications données aux enfants du déni permettent souvent une croissance satisfaisante.

Dans les cas de déni total avec mort du nouveau-né, les questionnaires sont souvent revenus vierges, comme en signe d'une incapacité à se souvenir ou à en parler. Le déni semble être levé jusqu'à des mois voire des années après le drame, et l'intervention judiciaire ainsi que l'incarcération paraissent aggraver encore le traumatisme, contrairement à Blanche Massari qui avait observé l'intervention judiciaire comme ayant un rôle expiatoire et psychothérapeutique pour la patiente néonaticide.[28]

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6.5.4 Quelques constantes relevées par l'étude

La récupération semble beaucoup plus facile et rapide si la grossesse suivante a été conscientisée, certaines femmes ayant le sentiment « d'enfin comprendre ce qui s'était passé » seulement après avoir de nouveau enfanté dans des conditions normales.

Dans la plupart des cas, la mère expérimente une véritable relation fusionnelle avec son enfant, bien que très peu d'enfants du déni semblent informés de leur histoire.

Parmi les réponses envoyées, aucune femme n'avait eu recours à l'abandon.

La prise en charge psychologique est rarement proposée dès la maternité, ce qui semblait décevant pour certaines patientes. De même, il est apparu comme nécessaire d'organiser des espaces et des temps de rencontres à distance du déni entre les femmes qui en ont été les victimes. Si parler de leur vécu semble difficile, cela leur permettrait souvent de dépasser pleinement cette expérience, de la comprendre et de l'accepter, pour la reprise d'une vie plus sereine et évolutive. [1]

6.5.5 Un lien entre déni de grossesse et maltraitance ?

C. Brezinka ainsi que ses collaborateurs ont mené une étude [12] [16] sur le devenir de quatre enfants, deux ans après que leur mère ait accouché à terme après un déni total de grossesse. Trois des quatre enfants vivaient avec leur mère et la relation mère-enfant était évaluée comme tout à fait satisfaisante. La notion du quatrième enfant confié à ses grands-parents afin de permettre à sa mère de se réaliser sur le plan professionnel, n'avait pas été commentée. De même, J. Wessel dans son étude sur les maternités de Berlin [43] en a tiré des conclusions similaires : sur les 66 cas analysés, 77% des enfants et 50% des jumeaux étaient élevés par leurs parents, contre 15% remis à l'adoption. Cette étude ne faisait cependant pas une analyse ciblée de la relation mère-enfant dans les situations observées.

Le préjugé de la mère abandonnique dans le déni de grossesse semble donc erroné d'après ces observations.

Le déni de grossesse Mémoire 2012

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

Le déni de grossesse Mémoire 2012

7 VERS UNE IDEE DE PREVENTION

7.1 FORMER LES PROFESSIONNELS

Les psychologues et psychiatres sont déjà pleinement formés à l'accompagnement du déni de grossesse. Dans le but de favoriser la reconnaissance et la prise en charge multidisciplinaire du phénomène, il serait intéressant d'élargir cette formation à tous les professionnels susceptibles d'y avoir affaire dans l'exercice de leurs fonctions : sages-femmes titulaires et étudiants, médecins généralistes et internistes, spécialistes de l'imagerie, internes en médecine, gynécologues obstétriciens mais aussi les métiers de l'urgence : pompiers, ambulanciers, personnel des services d'urgence...

Sans avoir à être aussi complète que la formation des psychothérapeutes, cette formation pourrait prendre différentes formes : réunion d'informations, circulaires [5], exposés suivis de discussion et/ou de présentation de cas cliniques, articles dans la presse médicale [9] [19], formation continue sur le déni de grossesse...

L'un des objectifs principaux de ces formations serait avant tout la reconnaissance de l'existence et de la gravité potentielle du déni par un maximum de professionnels, pour d'une part une prise en charge plus efficace, et d'autre part une connaissance peu à peu plus précise, moins médiatisée du déni par le grand public.

7.2 IDENTIFIER LES SITUATIONS A RISQUE

Au vu des risques nombreux et pour certains dramatiques qu'il entraîne, il est désormais important d'élaborer des mesures de prévention face au déni de grossesse. Cependant, prévoir un tel phénomène, si complexe et si polymorphe d'une patiente à l'autre, tient peut-être de l'utopique, sans oublier que se fier à des repères de signalement pourrait dans ce contexte ouvrir la porte à des dérives non souhaitables ; un

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usage abusif du terme, lourd de sens d'une part, risquerait de plus d'entraîner une banalisation du phénomène.

Néanmoins, d'après les études et les observations précédentes, il est apparu trois signes récurrents du déni de grossesse [25], qui pourrait permettre la détection d'un contexte clinique susceptible de s'aggraver en l'absence de mesures adéquates :

? La déclaration tardive de grossesse, qui est la plus fréquemment retrouvée dans les antécédents des femmes en déni et qui, d'une certaine manière, pourrait déjà constituer une forme de déni partiel ; sa survenue doit donc interpeller le professionnel et devrait donner lieu à une prise en charge non plus uniquement sociale, mais aussi psychique avec la proposition d'une discussion avec un psychologue ;

? La demande d'interruption volontaire de grossesse tardive, soit entre 13 et 14 semaines d'aménorrhée, et plus précisément lorsqu'elle est la conséquence d'une découverte récente et tardive de cette grossesse ; cette situation d'urgence ne doit pas empêcher les professionnels et la patiente de s'interroger sur les raisons d'une prise de conscience aussi tardive, jamais anodine selon les spécialistes, qui peut être la conséquence d'un manque de perception de son état d'être et donc l'amorce d'un déni partiel ;

? Un voire plusieurs antécédents de déni, d'accouchements en urgence ou inopinés à domicile, dans un contexte de suivi de grossesse difficile ou inexistant, sans prise en charge psychologique proposée en post-partum.

Chacune de ces situations devrait interpeller le professionnel et l'amener à se questionner avec la patiente sur les raisons profondes de telles manifestations. Il en va de même pour les demandes d'interruptions volontaires de grossesse à terme dépassé, les accouchements sous X (pourquoi mener la grossesse à terme ? Une IVG avait-elle été demandée ?). Dans cette optique de recherche et de prévention, les entretiens prénataux précoces, dans le cadre de la grossesse de découverte tardive, pourraient constituer un élément de vigilance et de dépistage intéressant, d'où l'intérêt d'informer le professionnel sur le déni de grossesse.

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8 CONCLUSION

Décrit depuis des siècles dans la littérature médicale, le déni de grossesse ou « le fait d'être enceinte sans avoir conscience de l'être », est un problème ni récent ni même rare : selon les études retrouvées, il toucherait à divers degrés entre 1600 et 2000 femmes chaque année en France. Qu'il soit peu connu et reconnu jusque parmi les professionnels de santé, fait de ce phénomène un problème de santé publique qui ne cesse de prendre de l'ampleur. Facteur de risque de complications médicales et obstétricales, le déni même dans ses formes les plus « bénignes » marque durablement les familles et les esprits, par la découverte sidérante d'une grossesse que nul n'avait soupçonnée - quand ce n'est pas le drame du néonaticide qui devient révélateur du déni.

L'affaire « des bébés congelés », diffusée à outrance par la presse à sensations, aura cependant eu l'avantage de faire connaître le déni de grossesse : la dernière décennie a été riche en prises de conscience, et si le phénomène se résume encore fréquemment au néonaticide dans les mentalités, néanmoins son existence - comprise ou non - est désormais familière du grand public. De même, une telle médiatisation a déjà conduit de nombreux professionnels de tous horizons à se pencher, pour leur culture personnelle ou dans le cadre d'études épidémiologiques, sur le phénomène jusque-là ignoré du déni de grossesse.

Parce qu'il bouscule notre imaginaire collectif et touche à l'affectif de chacun, le déni de grossesse remet en question notre perception même de la maternité. Avant toute chose, il serait important de prendre en compte dans nos pratiques l'importance de la grossesse psychique, gestation non pas seulement plaisante et signe d'épanouissement, mais ambivalente et source d'angoisses.

Pour toute femme la grossesse est un moment d'ouverture vis-à-vis de son passé, de ses conflits et de ses traumatismes. L'essence même du déni provient de ce caractère puissant de crise maturative, et pour celle qui ne peut affronter ces souffrances psychiques latentes sous peine de voir sa psyché s'effondrer, l'effacement et l'oubli constituent une solution irrationnelle mais salvatrice. Telle est peut-être la notion la plus importante à retenir de cet exposé : le déni de grossesse est un véritable mécanisme de défense inconsciente, face à la souffrance muette et indicible que symbolise la gestation

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ou l'enfant qu'elle implique. Quelles que puissent être l'avancée de la grossesse en question ou l'attitude de la patiente à l'égard de son enfant, il est primordial de garder à l'esprit ce concept de souffrance : la femme en déni a besoin d'aide, d'écoute, d'expressions et d'émotions que son entourage n'a malheureusement pas pu lui fournir. À elle qui a vécu pendant des mois voire des années dans une profonde solitude psychique, l'équipe soignante doit fournir un appui, une oreille attentive et avant tout l'assurance qu'on la croit, qu'elle n'est plus seule face à sa souffrance bien réelle ; qu'il est important pour son entourage, pour son enfant et avant tout pour elle et son bien-être futur, de comprendre comment et pourquoi elle en est arrivée là.

Déclaration de grossesse tardive, demande d'IVG en urgence ou encore antécédent d'accouchement inopiné à l'issu d'une grossesse non suivie, le moindre signe évoquant le déni chez une patiente doit désormais alerter le professionnel de santé. Parce que le déni de grossesse est un phénomène encore mystérieux et déroutant, polymorphe dans ses expressions, il requiert tact, sensibilité ainsi qu'une adaptation et une remise en question de tous les instants. Cela incombe de former les étudiants à la prise en charge d'un pareil symptôme, d'informer les professionnels déjà expérimentés de l'existence d'un tel mécanisme de défense et des manières les plus adaptées - ou à défaut les moins traumatisantes - d'appréhender un sujet aussi sensible que celui qui conduit une femme à nier sa propre grossesse.

A la lumière des récentes études, il est aujourd'hui nécessaire d'adapter nos connaissances et nos conduites en tant que soignants. Le déni est un symptôme psychique qui se répercute sur tous les versants de la grossesse, physique, intime et social : il nécessite donc l'action concertée de tous les professionnels, des mesures adaptées, discutées et confirmées par chaque discipline médicale ou paramédicale. De par son rôle prépondérant dans le monde de la maternité, la sage-femme pourrait être l'un des interlocuteurs privilégiés et récurrents face à la patiente, devenant en partenariat avec le psychothérapeute le pilier d'une prise en charge qui mobiliserait chaque acteur en gynécologie-obstétrique, pédiatrie, anesthésie-réanimation, psychologie et psychiatrie, assistance sociale...

Le suivi idéal et pluridisciplinaire commence dès la révélation de la grossesse, accompagne le cheminement psychique et physique de la future mère, enveloppe les instants critiques de l'accouchement et du post-partum immédiat, et se

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poursuit longtemps après la naissance, dans un soutien au lien mère-enfant et dans la compréhension - et même le dépassement - de ce qui a fait le lit du déni.

Pour toutes ces femmes en qui la grossesse a révélé un mal-être profond et ignoré de tous, un accompagnement réfléchi et serein est primordial. Il faut songer désormais à organiser et planifier « l'après-déni » dans le cadre de nos compétences, afin de leur permettre de dépasser leur souffrance, de transformer les cicatrices du déni en appuis forts pour l'avenir.

Avec, pour objectif final, la possibilité pour ces patientes de se reconstruire.

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Le déni de grossesse Mémoire 2012

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UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS
FACULTE DE MEDECINE

ECOLE DE SAGES-FEMMES DE NICE
Année 2012

Mémoire présenté et soutenu pour l'obtention du Diplôme d'État de Sage-Femme
Par Laure SAINTE-ROSE FANCHINE

Titre : Le déni de grossesse - Revue de littérature

Essai de réflexion sur la prise en charge de patientes en déni (89 pages)

Le déni de grossesse a connu en France une médiatisation toute particulière au cours de la dernière décennie, notamment au travers de scandales tels que l'affaire Courjault dite « des bébés congelés ». Ces drames relayés par la presse sont pourtant peu représentatifs du phénomène, et concernent aujourd'hui moins de 5% des cas répertoriés.

Le déni de grossesse, ou « fait d'être enceinte sans avoir conscience de l'être », toucherait chaque année plus de 1500 femmes en France à divers degrés de gravité : le déni partiel, qui dénote la prise de conscience de la grossesse dans les mois voire les quelques semaines qui précèdent le terme, intéresserait une naissance sur 500 selon les plus récentes études ; le déni total, qui recouvre l'ensemble de la grossesse et conduit le plus souvent à un accouchement inopiné, représenterait 1 naissance sur 2500.

Comment ces femmes peuvent-elles ignorer leur état, quelles sont les dernières hypothèses quant aux causes d'un déni de grossesse ? Quelles seraient les populations les plus à risque ? Et quelle attitude avoir en tant que professionnel ?

Basé sur une revue de la littérature, ce mémoire s'adresse aux professionnels désireux de se documenter sur un fait peu commun mais certainement pas rare. A travers les constats des études les plus récentes et le témoignage de patients comme de soignants, il souhaite ouvrir un espace de réflexion, entre les diverses disciplines médicales et paramédicales, sur les moyens de prise en charge et de prévention du déni de grossesse.

The denial of pregnancy has repeatedly appeared in the French newspapers during the last decade, particularly when numerous scandals occurred, like the Courjault's case also known as the «frozen babies» case. Those dramas do not reflect the real phenomenon and represent only 5% or less of the listed cases.

The denial of pregnancy, or «the fact to be pregnant without having any consciousness of it», could at different levels of severity affect more than 1500 women every year in France. The partial denial, associated with the consciousness-raising of pregnancy during the last months or the few weeks before the term, could involve one birth over 500 according to the most recent studies. The total denial, which encompasses the whole pregnancy period leads most of the time to an unexpected delivery, would represent one birth over 2500.

How do those women ignore their real condition? What are the last assumptions concerning the causes of the denial of pregnancy? What would be the most exposed population? Wich attitude to adopt as a healthcare professional?

Based on the literature, this report is dedicated to the professionals willing to increase their knowledge about a specific event not occurring so often but still not so rare. Through the conclusions of the most recent studies and the testimonies coming from either the patients or the caring environment, this report would tend to achieve a new kind of thoughts and exchanges among the wide medical and paramedical field and to support the denial of pregnancy.






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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand