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La gouvernance de l'ingérable: Quelle politique de santé publique en milieu carcéral ?


par Eric Farges
Université Lumière Lyon 2 -   2003
  

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CHAPITRE 3 : UN RENOUVEAU DU CONFLIT ENTRE SOIN ET DETENTION

« Le détenu est sous l'oeil du gardien, le gardien sous l'oeil du directeur, la prison sous l'oeil du peuple. »

Jeremy Bentham, « Le Panoptique »

La loi du 18 janvier 1994 ne semble pas avoir bouleversé le dispositif institutionnel sanitaire en milieu carcéral. Elle a principalement opéré un changement statutaire du personnel soignant qui est désormais rattaché au ministère de la Santé. La réforme a ainsi permis d'affranchir le service sanitaire du rapport de subordination qui le rattachait à l'administration pénitentiaire, lui garantissant ainsi une marge de liberté accrue. Cette transformation a cependant considérablement affecté les relations entre les différents acteurs. La réforme de 1994, apparemment symbolique, est à l'origine d'une recomposition du « système d'action concret » c'est à dire de l'assemblage formé par les rapports de pouvoir qui s'établissent au sein de l'institution pénitentiaire, dont il s'agit de souligner les implications.

1 La recomposition du système d'action concret

Les acteurs sanitaires se distinguent désormais nettement des personnels pénitentiaires, rattachés au ministère de la Justice. La loi du 18 janvier 1994 présente dès lors le risque de désarticuler une organisation établie depuis de nombreuses années en bouleversant les relations de pouvoir qu'entretiennent entre eux les différents personnels. La réforme de la médecine pénitentiaire peut, d'une part, être à l'origine d'une trop forte démarcation entre les services sanitaires et pénitentiaires pouvant être néfaste à la mise en place d'une collaboration pourtant nécessaire et elle peut, d'autre part, réactiver les oppositions entre surveillants et soignants et accentuer ainsi le cloisonnement de l'institution carcérale.

1.1 Les effets pervers d'une trop forte démarcation entre les services

Les soignants étaient auparavant sous l'autorité directe du chef d'établissement. Ceux-ci entretenaient donc nécessairement des liens directs, inévitablement satisfaisants, faute de quoi le contrat du personnel médical pouvait ne pas être reconduit. La réforme de 1994 a permis aux soignants d'acquérir une autonomie statutaire. La prise en charge des détenus requiert cependant une coopération fonctionnelle forte entre les services médicaux et pénitentiaires. Une démarcation trop nette peut ainsi s'avérer préjudiciable.

1.1.a Un modèle de régulation indirecte

L'histoire de la médecine pénitentiaire se résume fondamentalement à celle d'une lutte pour l'autonomie vis-à-vis de la tutelle de l'administration pénitentiaire. Les personnels sanitaires rencontrés semblent très attentifs à cette indépendance qui est considérée comme une condition nécessaire au soin, tel qu'en témoigne un médecin qui avait animé un groupe de parole en détention : « Cette confidentialité, c'était d'ailleurs un peu la condition de ces réunions. On avait promis aux détenus de ne rien transmettre à l'extérieur de ce qui nous avait été dit au sein du groupe de parole »437(*). En identifiant clairement les différents intervenants, la réforme de 1994 a permis au personnel soignant de disposer d'un statut spécifique au sein de la détention et mettre ainsi fin à une confusion des rôles438(*). L'indépendance est un progrès indéniable mais celle-ci présente le risque d'aboutir à un cloisonnement entre les différents services, comme l'a souligné un rapport IGAS-IGSJ : « L'institution judiciaire, l'administration pénitentiaire, les équipes médicales des UCSA et des SMPR, l'hôpital de rattachement [...] sont des interlocuteurs bien distincts, dont les logiques divergent mais dont la mission est commune. Améliorer le dialogue entre les différents acteurs est donc une nécessité qui est d'ailleurs clairement ressentie sur le terrain »439(*). La démarche de distinction des soignants hospitaliers peut les conduire à refuser tout contact direct avec le personnel pénitentiaire par peur d'être assimilé à une institution jugée trop répressive440(*). Une trop grande autonomie peut également aboutir à une « marginalisation d'une optique sanitaire » de la part de l'administration pénitentiaire de sorte que « tout se passe en fait comme si le service médical ne faisait déjà plus partie de la prison »441(*). Un premier effet pervers de la loi du 18 janvier 1994 semble être le manque d'implication des directions d'établissements qui étaient chargés auparavant de la gestion de la médecine pénitentiaire et qui auraient vu dans la réforme l'opportunité de se décharger d'un dossier parfois lourd à gérer:

« Et du côté des chefs d'établissement pénitentiaire [...] ils ont dit "Nous maintenant on ne s'occupe plus de rien". Alors que ça n'est pas du tout ça. Autant le rôle de la loi, c'est effectivement de confier le soin aux services hospitaliers mais nous on doit s'occuper de tout ce qui peut permettre aux détenus d'accéder aux soins et ça renvoi à l'organisation de la prison.»442(*)

La première réaction de l'administration pénitentiaire à la réforme du dispositif de santé semble être une « déresponsabilisation complète [...] en ce qui concerne les questions sanitaires »443(*). Cette réaction s'inscrirait peut-être, comme le suggère un psychiatre du SMPR de Lyon, dans un processus de redéfinition des missions de l'administration pénitentiaire. Tandis que celle-ci avait auparavant la responsabilité de la prise en charge globale du détenu, son action se limiterait de plus en plus à l'exercice de la fonction de contrôle, négligeant ainsi les autres dimensions : « On est passé d'une conception datant du 19ème siècle où l'administration pénitentiaire était responsable de la santé des détenus et de l'hygiène, où elle avait un certain nombres de devoirs, [à] la logique du service public des années 80 où ont fait notre prestation et le reste, on s'en fout, ça ne nous regarde pas »444(*).

L'administration pénitentiaire occupe pourtant une place importante dans la mise en place d'actions sanitaires au sein de l'institution. Une éducatrice estime que la direction de l'établissement est en mesure de « favoriser l'accès aux soins » de deux façons : « d'une part, de façon matérielle et, d'autre part, en mobilisant et en formant les agents pour les sensibiliser à ces questions et à ce type de problématique qui leur permettra de comprendre un petit peu mieux ce qui se joue et d'être peut-être plus parties prenantes. Et si ce n'est pas parties prenantes, au moins d'être moins hostiles »445(*). Elle remarque d'ailleurs que la coopération de la direction actuelle facilite considérablement la mise en place de projet : « Ça dépend beaucoup des personnes. Ça fonctionne très bien pour le moment car ces personnes là sont très sensibles à toutes les questions liées à la santé. Si demain, il y a une autre direction et qu'elle n'est pas du tout intéressée par ça, ça va être plus compliqué ». La mise en oeuvre de la réforme implique une coopération de l'administration pénitentiaire qui, si elle fait défaut, peut rendre difficile l'application de la réforme de 1994. Certains chefs d'établissements peuvent, par exemple, changer l'affectation d'un surveillant travaillant à l'infirmerie en faveur d'un poste de sécurité jugé plus important, perturbant ainsi le déroulement du soin : « Il ont tendance à piquer le poste de l'UCSA pour faire autre chose »446(*). Outre ces problèmes d'organisation, qui ne semblent pas propres au fonctionnement du dispositif sanitaire mais qui concernent également le travail ou l'éducation, les services pénitentiaires présenteraient des « résistances culturelles par rapport à la loi de 1994 »447(*). Le rôle de l'administration pénitentiaire est d'autant plus important que la coordination entre les différents acteurs a été confiée par la réforme de 1994 au directeur de l'établissement pénitentiaire, bien que celle-ci soit souvent déléguée au sous-directeur comme c'est le cas pour les prisons de Lyon448(*). Une réunion institutionnelle mensuelle y a été mise en place afin de rassembler la plupart des acteurs intervenant en détention449(*). Elle remplirait une fonction d'interface entre les services pénitentiaires et médicaux et constituerait une occasion pour faire circuler l'information entre les différentes structures et permettre éventuellement la résolution d'un conflit :

« Et dans ce cadre-là sont évoquées toutes les questions que les services peuvent avoir à poser sur le fonctionnement des uns et des autres et si on veut régler quelque chose on le fait tout de suite sur place et on n'a pas attendre des semaines et des semaines pour que cela se règle [...] La parole est assez libre, on laisse les gens s'exprimer. On fait circuler beaucoup d'information.»450(*)

Cette réunion de coordination semble faciliter les relations notamment entre l'administration pénitentiaire et le personnel médical, avec qui la sous-directrice déclare avoir de très bons rapports : « Je pense qu'ici on a un très bon fonctionnement avec les médecins. On a une très bonne collaboration car il suffit de décrocher le téléphone pour pouvoir discuter d'un problème avec un médecin. Il nous arrive de très nombreuses fois que les médecins, s'ils ont un souci de détention ou de comportement d'un détenu ou une difficulté, ils décrochent le téléphone»451(*). Un deuxième outil d'interface entre l'administration pénitentiaire et le service médical existe. Il s'agit du poste d'action sanitaire auprès de la Direction régionale des services pénitentiaires (DRSP) dont il a été question auparavant. La responsable de l'action sanitaire de cette structure semble constituer un lien très important entre l'UCSA et la sous-directrice des prisons de Lyon452(*), à qui elle communique notamment les dysfonctionnements rencontrés dans l'organisation de soins: « Elle est une intermédiaire par rapport à des dysfonctionnements dont quelqu'un a pu lui faire part et elle nous en informe pour qu'on voit ce qu'on peut faire. On a eu une discussion hier par exemple sur l'hygiène et sur les mesures qui ne sont pas faites. Elle me demande d'être plus attentive par rapport à ça »453(*). Il semblerait que le passage de l'information s'effectue en milieu carcéral selon des voies de transmission extérieures à l'établissement454(*). La communication directe entre la direction de l'établissement et les services sanitaires semble très réduite. Ceux-ci communiqueraient davantage, bien que cela semble moins vrai pour les prisons de Lyon, par le biais de leur administration respective que par relations directes. La régulation s'effectuerait non pas selon un schéma horizontal, mais selon un modèle hiérarchique vertical455(*). On peut supposer qu'il s'agisse là d'une conséquence de la réforme de 1994 qui, en rendant autonome chaque service, aurait contribué à accroître la distance entre les différents intervenants. Cette remarque semble également pertinente pour comprendre les relations qu'entretiennent les personnels soignants avec les services de réinsertion pénitentiaires.

* 437 Entretien n°7, Docteur Gilg, médecin à la Consultation de dépistage (CDAG) de l'Hôpital Edouard Herriot.

* 438 Le respect des positions respectives semble occuper une préoccupation chez chacun des acteurs sanitaire et pénitentiaire. La responsable de l'action sanitaire au sein de l'administration pénitentiaire régionale établit ainsi une limite nette dans son rapport avec les équipes médicales : « Moi, je n'interviens pas sur le contenu des soins. Ce n'est pas notre rôle. Ça c'est le rôle des autorités sanitaires [...] Et je leur rappelle aussi aux chefs d'établissement, la loi de 1994 a eu justement pour objectif de bien séparer et il faut veiller à ce que ce soit respecté, y compris de notre côté ». Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes. Un médecin inspecteur de la DDASS témoigne la même préoccupation à l'occasion des visites d'inspection sanitaires qu'elle effectue lieu de façon annuelle : « Je ne peux pas me permettre d'inspecter ce qui se passe dans la prison au niveau des surveillants par exemple, comment ils travaillent. Mon champ de compétences c'est le service médical ». Entretien n°13, Claire Cellier, médecin inspecteur de santé publique à la DDASS du Rhône.

* 439 IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.134.

* 440 C'est ce dont témoigne un directeur d'établissement : « J'ai été atterré par les gens que l'hôpital nous a envoyés : [...] des comportements de défiance vis-à-vis de l'administration pénitentiaire [...] Les médecins me disaient : « Nous, on n'a rien n'a voir avec vous, on se salue, bonjour-bonsoir, mais on veut même pas vous voir » [...] En gros, il y avait d'un côté, selon eux, un courant progressiste, humaniste, pour ne pas dire humanitaire, incarné par les gens du ministère de la Santé. Nous, on était les gardiens-chefs [...] Nous, on était les abrutis du milieu pénitentiaire et eux arrivaient avec la toute-puissance de la connaissance de la personne humaine ». Entretien cité in Lechien Marie-Héléne, « L'impensé d'une réforme pénitentiaire », art.cit., p.23.

* 441 Ce constat est celui qui est dressé par Marc Bessin suite à l'évaluation de la maison d'arrêt de Rouen qui figurait parmi les établissements pionniers où les protocoles avaient été signés dès 1992. Bessin M., L'hôpital incarcéré ? Modalité de cohabitation des logiques hospitalière et pénitentiaire, GRASS/IRESCO, juin 1994, 32p.

* 442 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 443 Bessin M., L'hôpital incarcéré ? Modalité de cohabitation des logiques hospitalière et pénitentiaire, op.cit., p.117.

* 444 Entretien n°17, Pierre Lamothe, médecin psychiatre responsable du SMPR de Lyon.

* 445 Entretien n°10, Mme Bouthara, éducatrice à l'Antenne toxicomanie des prisons de Lyon.

* 446 Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 447 L'interviewé se réfère au refus de certains agents de l'administration pénitentiaire de prendre en charge la part non remboursée par la sécurité sociale des actes médicaux (tels que les prothèses dentaires) pour les détenus indigents, procédure pourtant obligatoire depuis la circulaire de 1999 qui indique que la prise en charge du ticket modérateur s'effectue directement par l'administration pénitentiaire pour les personnes aux ressources faibles dont le traitement et les soins sont justifiés médicalement. Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 448 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 449 Cette réunion s'inspire de la de la commission de surveillance qui est prévue par l'article D184 du code de procédure pénale. Elle fut recommandée par le rapport IGAS-IGSJ en tant que rendez-vous institutionnel intéressant pour les différents acteurs. IGAS-IGSJ, L'organisation des soins aux détenus. Rapport d'évaluation, op.cit., p.135.

* 450 Entretien n°3, Mme Marié, directrice adjointe des prisons de Lyon depuis 1999.

* 451 Les rapports entretenus entre la direction de l'établissement et les services médicaux semblent cependant inégaux puisque la sous-directrice reconnaît avoir avec le SMPR « un rapport beaucoup plus direct qu'avec les UCSA ». Cette différence est liée en partie au fait que le SMPR dispose d'un service d'hospitalisation interne fréquemment utilisé pour les détenus en crise. Elle s'explique peut-être aussi par la meilleure implantation du SMPR dans l'établissement que de l'UCSA qui est arrivée plus récemment.

* 452 Celle-ci semble cependant occuper un rôle beaucoup plus important sur d'autres établissements de la région Rhône-Alpes où les relations entre la direction de l'établissement et les services médicaux sont moins entretenus qu'aux prisons de Lyon qui constitueraient une « exception ». Entretien n°9, Mme Demichelle, responsable du bureau d'action sanitaire de la DRSP Rhône-Alpes.

* 453 Ibid.

* 454 Ce constat est valable pour le fonctionnement des services pénitentiaires mais aussi pour les services de santé qui communiquent parfois davantage avec la direction de l'établissement par le biais du médecin- inspecteur DDASS que de façon directe.

* 455 Ce schéma renvoie de façon directe à l'analyse développée par Michel Crozier et Jean-Claude Thoenig au sujet du système politico-administratif départemental français. Ce système plus ou moins organisé est formé d'un très grand nombre d'acteurs qui restent très cloisonnés et très isolés les uns des autres. Le système est fondé sur une interdépendance d'ordre verticale plutôt qu'horizontale. La contrepartie en est un cloisonnement très rigide entre les différentes filières. Crozier Michel, Thoenig Jean-Claude, « La régulation des systèmes organisés complexes», Revue française de sociologie, 1975, pp.3-32.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld